L’Internationale, documents et souvenirs/Tome IV/VI,10

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L’INTERNATIONALE - Tome IV
Sixième partie
Chapitre X
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X


De janvier 1877 à la veille du 18 mars 1877.


En Espagne, il ne se passa rien d’important pendant les trois premiers mois de 1877. Je ne vois à relever que quelques passages d’une correspondance insérée dans le Bulletin du 4 février 1877 ; on y lisait : « Avant de terminer leur session, les Cortès ont voté la suppression du régime dictatorial ; comme conséquence, on eût dû mettre en liberté tous ceux qui avaient été arrêtés par ordre du gouvernement ; mais, malgré la loi, on n’a rendu la liberté qu’à un seul individu, à l’ex-favori de la mère du roi (Parfori). — À Ceuta seulement, il y a plus de 200 déportés catalans. Dans l’île de Fernando-Po (côte de Guinée) se trouvent aussi un nombre considérable de déportés : mais quoique ceux-là aient été amnistiés, le gouverneur de l’île leur refuse les moyens de revenir en Europe... — Le procès de nos compagnons d’Alcoy va bien lentement. Le 21 décembre, le juge a notifié aux accusés qu’ils eussent à choisir un défenseur dans le délai de dix jours ;... on comptait, pour la défense, sur l’ex-président de la République Pi y Margall : mais il a refusé, disant qu’on l’avait calomnié en voulant le rendre complice des événements d’Alcoy, et que, s’il se chargeait du rôle de défenseur, on ne manquerait pas d’y voir une confirmation de cette accusation calomnieuse. Pauvre homme ! Il est bon de prendre note de cette déclaration : il faut qu’il soit bien constaté que c’est en effet contre lui et contre ses agents que les internationaux d’Alcoy et d’ailleurs se sont soulevés. »


Le Conseil central du Parti socialiste de Portugal avait envoyé, comme on l’a vu (p. 103), une adresse de sympathie au Congrès de l’Internationale à Berne. Le 27 janvier 1877, ce Conseil écrivit au Comité fédéral jurassien une lettre signée de son secrétaire, Azedo Gnecco, pour lui annoncer que les 2, 3 et 4 février aurait lieu à Lisbonne le premier Congrès ouvrier socialiste en Portugal. Le Bulletin (28 janvier) publia la lettre, en la faisant suivre de ces mots : « C’est avec le plus vif plaisir que nous félicitons les socialistes portugais à l’occasion de leur premier Congrès ; nous espérons qu’il portera de bons fruits, et contribuera efficacement au développement de l’organisation ouvrière en Portugal ».

Par suite d’une interruption qui s’était produite dans la réception du journal portugais le Protesto, le Bulletin ne put rendre compte du Congrès de Lisbonne que dans son numéro du 22 avril. Ce Congrès avait réuni des délégués d’associations ouvrières d’Alcantara, de Lisbonne et de Porto, des délégués de six cercles ou groupes appartenant au Parti socialiste de Portugal, en formation, et des délégués de quatre associations coopératives de production. Ce Congrès constitua définitivement le Parti socialiste de Portugal, par l’adoption d’un programme et d’un règlement ; par 14 voix, contre 5 abstentions, le Congrès déclara que ce Parti entendait former une branche de l’Association internationale des travailleurs. À l’égard du Congrès universel des socialistes qui devait se tenir en Belgique, les socialistes portugais décidèrent de s’y faire représenter par un délégué ou un message, et se déclarèrent « solidaires, par leurs aspirations, des ouvriers socialistes du monde entier ». Le Congrès portugais avait reçu une lettre de félicitation de la Fédérations jurassienne, une autre de la Commission fédérale espagnole, une autre signée Karl Marx, F. Engels, F. Lessner, Paul Lafargue et Maltman Barry, et une autre venant du Comité central du Parti socialiste d’Allemagne.


En Italie, le Martello, le vaillant petit journal qui s’était publié successivement à Fabriano et à Iesi, avait dû suspendre un moment sa publication vers la fin de 1873 ; mais il annonça qu’il reparaîtrait le 6 janvier 1877, à Bologne cette fois, et il tint parole ; le programme de la nouvelle rédaction était signé par Andrea Costa, Augusto Casalini et Alceste Faggioli. Pendant la trop courte existence du Martello (il disparut après le 18 mars 1877), nous fûmes, grâce à lui, tenus régulièrement au courant du mouvement italien, de la formation des nouvelles sections, de l’activité de nos camarades. Parmi les faits caractéristiques qu’il signalait dans son premier numéro, je note celui-ci : « Les paysans de la commune de Mentana, province de Rome, avaient occupé des terrains abandonnés et incultes pour les cultiver en commun ; mais un escadron de carabinieri accourut bien vite ; on enleva aux paysans leurs bêches et leurs pioches, et plusieurs arrestations furent faites ».

À Florence, le 26 janvier, devait avoir lieu une grande démonstration en l’honneur du ministre Nicotera, l’ancien ami de Pisacane : les partisans du gouvernement avaient organisé un cortège qui, précédé d’une musique, devait parcourir les principales rues de la ville ; mais, au débouché de la Via dei Calzolai, une foule compacte accueillit les manifestants par les cris de À bas Nicotera! Vive le socialisme, vive le prolétariat, mort à la bourgeoisie ! La foule se porta ensuite devant la préfecture, demandant Du pain et du travail ! « La manifestation commencée en l’honneur de Nicotera, dit un correspondant du Martello, se trouva dissoute comme par enchantement au milieu des cris de la foule, qui ne voulait plus entendre parler de ministres, et criait À bas les charlatans de tous les partis ! »

Au commencement de janvier 1877 mourut Giuseppe Fanelli. Le Bulletin consacra à la mémoire de ce vétéran du socialisme italien, dont nous avions fait la connaissance personnelle au Congrès de Saint-Imier en septembre 1872, les lignes suivantes :


Fanelli avait d’abord combattu dans les rangs du parti mazzinien ; il prit part à l’expédition de Sapri, avec Pisacane, et à celle des Mille, avec Garibaldi ; mais ayant vu à quoi avaient conduit l’indépendance et l’unité de l’Italie, il embrassa le socialisme, sans renoncer à ses anciennes habitudes de conspirateur. Il fut avec Bakounine l’un des fondateurs de l’Alliance de la démocratie socialiste en 1868 ; il fit comme délégué de cette association un voyage de propagande en Espagne, et c’est à lui qu’est due la fondation dans ce pays des premières sections de l’Internationale. Dans ces dernières années, il s’était tenu à l’écart du mouvement actif, mais sans pour cela renoncer à ses principes. « Parmi nous autres Italiens, dit le Martello, il représentait en quelque sorte la prudence et la modération ; ses conseils et la connaissance qu’il avait des hommes ont été souvent utiles. Député au Parlement, il siégea à l’extrême gauche, mais il ne prit jamais de part active à la politique parlementaire. Austère et délicat en même temps, — délicat même au point d’en paraître quelquefois affecté, — il fut du petit nombre de ces députés qui répudièrent toujours tout commerce avec le pouvoir et n’intriguèrent jamais pour s’élever. Il avait sans doute aussi ses défauts : mais n’est-il pas dans la nature humaine d’en avoir ? » Fanelli repose maintenant dans le cimetière de Naples, à côté de Vincenzo Pezza, cet autre champion dévoué du socialisme italien, enlevé à la cause révolutionnaire en 1873.


Nos amis d’Italie avaient décidé la publication d’une biographie populaire de Michel Bakounine : ce fut Costa qui se chargea de l’écrire ; elle devait paraître eu livraisons, et former le premier volume d’une série intitulée « Biblioteca del Martello ». La première livraison parut à la fin de janvier (Bulletin du 4 février), et fut suivie de deux autres ; mais la saisie du Martello, motivée par son numéro du 18 mars, amena la disparition de ce journal, et, comme conséquence, le non-achèvement de la biographie de Bakounine.

Il parut également, en février ou mars, une traduction italienne de ma brochure Idées sur l’organisation sociale ; et le Risveglio, de Sienne, fut saisi pour en avoir publié un extrait (Bulletin du 18 mars).

Mais le groupe des intrigants dont j’ai parlé à plusieurs reprises continuait ses manœuvres. Le journal d’Ingegneros, le Povero de Palerme, publia contre nos amis un article anonyme qui fit scandale ; voici ce qu’on lit à ce sujet dans le Bulletin (numéro du 25 février) :


Un journal de Palerme, le Povero, a récemment écrit un article d’injures contre les socialistes italiens qui ont pris part aux mouvements insurrectionnels d’août 1874. Cette attaque, dictée uniquement par des arrière-pensées personnelles, a soulevé l’indignation des sections italiennes de l’Internationale ; nous trouvons dans le Martello du 17 février de nombreuses protestations contre la rédaction du Povero ; la Section de Florence entre autres s’exprime ainsi : « Le mode d’agir des rédacteurs du Povero n’est pas celui de socialistes honnêtes, mais bien celui de dignes imitateurs d’un Terzaghi, lequel, au moment où sévissaient les arrestations et les persécutions contre les socialistes italiens, s’est servi du même langage qu’emploie aujourd’hui le Povero ». Les tentatives qui ont été faites sur divers points de l’Italie pour faire dévier le mouvement socialiste révolutionnaire resteront impuissantes, nous en sommes certains : elles n’auront fait que discréditer leurs auteurs. Le prolétariat italien n’est pas de ceux que les ambitieux puissent exploiter au profit d’une candidature parlementaire : chez lui, l’instinct révolutionnaire est trop développé pour que les artifices de tous les diplomates puissent réussir à l’étouffer.


Dans son numéro du 11 mars, le Bulletin ajoutait :


L’article indigne du Povero a soulevé de toutes parts une véritable tempête de protestations ; le Risveglio, de Sienne, exprime son « profond mépris » pour le lâche qui a, dans un journal prétendu socialiste, insulté les vaincus du mouvement d’août 1874. « Les mouvements de 1874, dit le Risveglio, ont porté des fruits excellents. Qui oserait le nier ? Si les prisons étaient pleines de prisonniers politiques, le socialisme en revanche se propageait partout, était discuté dans les masses, et finissait presque toujours par être accepté. Nous ferons du tribunal une tribune, avait dit Costa ; et il a dit vrai. Les mouvements d’août 1874 furent utiles ; et la preuve, nous l’avons dans ce fait que, dans toutes les localités de la Romagne et de la Toscane, là où il n’y a pas une section de l’Internationale, il y a du moins un noyau socialiste.


Enfin, dans le numéro suivant (18 mars), le Bulletin publiait ceci :


Il paraît que l’article outrageant du Povero de Palerme — cet article dans lequel étaient lâchement insultés les socialistes qui ont pris part aux mouvements d’août 1874 — est dû à la plume de Benoit Malon[1] ! Le Martello du 10 mars, qui nous apprend cette nouvelle, contient en même temps une énergique réplique, dans laquelle il flétrit vivement l’hypocrite et odieuse conduite de Malon dans cette affaire. Pour nous, nous nous bornons à faire connaître le fait à nos lecteurs, qui sauront bien en tirer les conséquences[2]. Il y a longtemps que nous avons signalé les intrigues de ce petit groupe de vaniteux ou de mouchards, les Bignami, les Terzaghi, les Nabruzzi, les Ingegneros, qui, tout en se déchirant entre eux, s’unissent dans un touchant accord pour attaquer la Fédération italienne de l’Internationale.


Il s’était fondé en Lombardie, au cours de l’année 1876, à l’instigation de Bignami et de quelques autres, un groupement qui avait pris le nom de Fédération de la Haute-Italie ; c’était une machine de guerre destinée à battre en brèche la Fédération italienne. Un Congrès de délégués de ce groupement fut annoncé pour la fin de février 1877 ; la Section de Pavie, qui avait d’abord accepté de marcher avec ces gens-là, mais qui venait d’ouvrir les yeux, donna à son délégué un mandat dont les considérants disaient que « la Fédération de la Haute-Italie s’était mise, par sa marche tout autre que révolutionnaire, en contradiction avec les aspirations du prolétariat italien » ; le délégué devait proposer que le groupement fit immédiatement adhésion à la Fédération italienne, et, si la proposition était rejetée, il devait se retirer. Le Bulletin du 11 mars annonça que la proposition de la Section de Pavie avait été rejetée par le Congrès : « en conséquence, la Section n’a pas voulu rester davantage dans un groupe dont les directeurs, bourgeois déguisés en socialistes, répudient le programme révolutionnaire de la Fédération italienne ». Dans ce même numéro, un ouvrier lombard donnait des détails sur la misère qui régnait dans la région. Le pain était à 54 centimes le kilo ; par contre, la journée des ouvriers était de 1 fr. 20, et celle des terrassiers de 80 centimes. « Et pendant que le prolétariat de Lombardie gémit dans cette situation atroce, ces messieurs de la Plebe font des congrès socialistes, où des messieurs en gants noirs et en chapeau de soie parlent de la nécessité d’améliorer le sort du peuple par l’instruction, la coopération, le suffrage universel et autres blagues. »

Je l’ai déjà dit, ces « messieurs en gants noirs et en chapeau de soie » étaient eu coquetterie réglée avec le socialisme allemand. L’un d’eux adressa au Vorwärts une correspondance que ce journal publia ; le Bulletin du 25 mars releva le fait en ces termes :


Le Vorwärts du 16 mars a publié une correspondance d’Italie pleine de grossières injures contre des socialistes qui se permettent de penser autrement que Marx et son école. Cette correspondance ne fait honneur ni à ceux qui l’ont écrite, ni au journal qui l’a accueillie. C’est tout ce que nous avons à dire à ce sujet : on ne discute pas avec des insulteurs.


Le Vorwärts, à partir de ce jour, cessa l’échange avec le Bulletin[3].


En France, le maréchal Mac-Mahon supportait impatiemment le ministère Jules Simon, et on parlait d’un prochain coup d’État ; le maréchal déclarerait que, l’ « essai loyal » n’ayant pas donné les résultats désirés, l’expérience était terminée, et que la République avait vécu. « Il est certain, écrivait le correspondant parisien du Journal de Genève (13 mars), que le chef de l’État est l’objet des plus pressantes sollicitations... Les républicains se sont constamment abusés sur le compte du suffrage universel, oubliant que quand on le tient, en France, on peut, moitié par force, moitié par adresse, lui faire dire ce qu’on veut. »

Il n’y eut pas, comme quelques-uns s’y étaient attendus, un coup de force militaire : mais le 16 mai allait montrer bientôt le parti monarchiste et clérical jouant sa dernière partie.


La tournure prise par le mouvement ouvrier dans quelques régions de la Belgique attirait notre attention. On a vu que De Paepe s’était déclaré d’accord avec les pétitionnaires gantois. Cette modification dans ses idées sur la tactique n’altéra en rien nos rapports personnels, qui sont toujours restés ceux d’une franche camaraderie[4]. En janvier 1877, il m’écrivit une longue lettre pour m’expliquer sa façon de comprendre les choses, en ajoutant qu’il ne serait pas fâché d’en voir publier dans le Bulletin quelques passages, « avec ou sans critique ». Nous accédâmes très volontiers à son désir. Voici ce qui fut publié de sa lettre (Bulletin du 4 février) :


Si jamais mouvement est sorti spontanément des masses ouvrières, sans être venu d’un mot d’ordre quelconque, parti soit d’une coterie bourgeoise, soit d’un groupe de révolutionnaires, soit de quelques leaders (dirigeants) ouvriers, c’est bien ce mouvement-là. C’est de Gand que le premier mouvement est parti, et il y est né, comme je l’ai déjà dit au Congrès de Berne, à la suite de plusieurs accidents d’usines où des petits enfants ont été tués ou mutilés pendant le travail. Vous comprenez tout de suite qu’il y a là, en dehors de toute théorie socialiste ou autre, une double question qui a dû empoigner les ouvriers : une question d’humanité, envers les enfants mutilés, et une question d’intérêt, c’est-à-dire de salaire et de chômage, puisque ces enfants viennent dans la fabrique faire à vil prix, pour quelques centimes par jour, la besogne de l’ouvrier (en partie et imparfaitement).

Quant à nous socialistes, vieux membres de l’Internationale, nous savons bien — aussi bien que le Bulletin jurassien — que la réglementation du travail des enfants par voie législative ne serait qu’un palliatif. Et néanmoins, à l’exception de quelques Verviétois, nous avons tous, Flamands et Wallons, — à Gand, à Anvers, à Bruxelles, dans le Centre, dans le Borinage, à Huy, à Seraing, à Verviers, — pris la décision de seconder le mouvement. Pourquoi cela ? Je vais vous en dire les raisons :

1° Ce palliatif, s’il était appliqué (même imparfaitement appliqué), aurait des effets utiles, tant pour la génération nouvelle, qui serait moins rachitique et moins ignare, que pour les ouvriers adultes qui seraient moins mal payés, et pourraient plus facilement s’affilier à nos sections, acheter nos journaux et nos brochures, etc., sans compter que l’extrême misère abaisse les caractères, enlève toute énergie, et fait de nos masses ouvrières — nous l’avons vu trop souvent — de vils troupeaux de mendiants : la fièvre de famine, maladie qui a plusieurs fois régné épidémiquement dans nos Flandres, rend les populations imbéciles et leur ôte toute volonté, toute énergie ;

2° Ce mouvement en entraîne d’autres à sa suite ; nous y voyons le réveil de nos populations, dont l’abstentionnisme politique (à part chez quelques hommes de principes, anarchistes par conviction, et dont le nombre est rare chez nous) n’était au fond que de l’indifférence, que de l’apathie, que de l’indolence ;

3° Ce mouvement entretient dans le pays une agitation salutaire ; il donne lieu à des meetings, à des réunions de tout genre, à la formation d’associations nouvelles, etc. Dans ces meetings, dans ces réunions diverses, en même temps qu’on proteste contre le travail des enfants, on fait la propagande du socialisme, on parle à des gens qui sans cela ne vous auraient pas écouté ou ne vous auraient pas donné l’occasion de leur parler ; en deux mots, ce mouvement nous procure de nouveaux moyens de propagande et de groupement. Et notez qu’à ce point de vue, il importe peu que le mouvement réussisse, c’est-à-dire aboutisse à une loi ou non, car l’agitation, la propagande et le groupement auront eu lieu, quel que soit le résultat au point de vue législatif. Dans ce mouvement, à côté de citoyens qui, comme moi, désirent que la législation sur les fabriques et notamment sur le travail des enfants soit votée en Belgique, et qui le désirent à la fois dans l’intérêt des enfants et dans celui des ouvriers adultes, il y a d’autres citoyens qui sont contents que ce mouvement ait lieu, mais désirent que la législature bourgeoise fasse la sourde oreille, pour que le peuple soit encore plus irrité contre ses maîtres sans entrailles et devienne, par sa propre expérience, plus révolutionnaire, plus convaincu qu’entre la bourgeoisie et le prolétariat c’est une guerre sans merci, sans quartier.

Quant à la forme pétitionnement, elle n’est qu’un des divers moyens de ce mouvement, comme le meeting ou réunion publique, comme la discussion dans la presse, comme les manifestations publiques dans la rue, etc. Le pétitionnement est une indignité, a-t-on dit. Mais pardon, cela dépend du ton de la pétition. Si celle-ci est conçue en termes fiers et dignes, il n’y a pas d’humiliation ni d’indignité. Et puis, le droit de pétitionnement est inscrit dans la constitution belge à côté du droit de réunion, d’association, de presse, etc. Puisque nous ne croyons pas indigne de nous de faire usage de certains de ces droits octroyés par la révolution bourgeoise de 1880, pourquoi serait-il mauvais de faire usage des autres, si c’est pour un but louable, honorable, juste, humanitaire ?


Le Bulletin fit suivre la lettre de De Paepe des observations suivantes :


Une première observation se présente à notre esprit, à propos du dernier passage de cette lettre. Il nous paraît que l’assimilation établie entre ce qu’on appelle le droit de pétitionnement, d’une part, et la liberté de la presse et de réunion, d’autre part, est parfaitement inexacte. Quand des citoyens adressent une pétition à une autorité législative, ils se placent volontairement, vis-à-vis de cette autorité, dans la condition de sujets dociles, et leur acte est une reconnaissance officielle de la légalité de l’autorité à laquelle ils demandent la confection d’une loi. Mais quand des socialistes parlent, écrivent, s’assemblent, c’est bien autre chose : ils usent d’un droit naturel, non d’un droit octroyé ; les lois bourgeoises peuvent les laisser faire ; mais elles peuvent aussi les persécuter, et alors les socialistes n’en font pas moins ce que bon leur semble, à leurs risques et périls. Le pétitionnement, c’est du parlementarisme ; le fait de ne pas craindre d’exprimer sa pensée ou de former des associations, c’est un fait qui n’a, par lui-même, aucun caractère légal ou constitutionnel.

La lettre de De Paepe nous apprend une chose qu’il est bon de noter : c’est que, parmi les socialistes belges qui ont consenti à donner leur appui au mouvement, il en est qui désirent que le mouvement n’aboutisse à aucun résultat, que la législature bourgeoise fasse la sourde oreille, afin que le peuple devienne plus révolutionnaire.

Nous sommes heureux de constater que le sentiment révolutionnaire n’est pas éteint chez les ouvriers de Belgique, et qu’une partie d’entre eux, en prenant part au pétitionnement, croient travailler pour la révolution. Mais nous craignons qu’ils ne se fassent des illusions : une fois qu’on a mis le doigt dans l’engrenage parlementaire, il n’est plus facile de revenir en arrière. Les Flamands, au contraire, de chez qui le mouvement est parti, sont logiques ; ils veulent aller jusqu’au bout, et le pétitionnement n’est à leurs yeux qu’un premier pas pour arriver à faire élire à la Chambre des députés socialistes. Une lettre de la Section internationale de Gand, adressée l’autre jour au Vorwärts de Leipzig et publiée par ce journal, le dit clairement : « Nous, ouvriers de Belgique, lit-on dans cette lettre, nous voulons suivre l’exemple de nos frères allemands, et nous espérons, dès que nous aurons conquis le suffrage universel, commencer aussi chez nous la lutte contre la bourgeoisie » (dans le Parlement, évidemment).

Un membre de la Fédération jurassienne, le citoyen Élisée Reclus, auquel la lettre de De Paepe a été communiquée par la personne à qui elle est adressée, écrit à ce sujet : « La lettre intéressante de De Paepe ne m’a pas convaincu. Autre chose est d’observer un mouvement et de l’utiliser au besoin, autre chose est d’y prendre part. Quand on s’engage dans la voie du pétitionnement, il est difficile de rentrer dans celle de la Révolution. »

Naturellement, nous n’avons pas la prétention de faire la leçon à nos frères de Belgique ; nous reconnaissons pleinement leur droit de choisir eux-mêmes les moyens qu’ils croient les meilleurs pour arriver à l’émancipation du travail. Mais en même temps nous estimons avoir, de notre côté, le droit de dire toujours notre opinion, non seulement sur ce qui se fait chez nous, mais aussi sur le mouvement ouvrier des pays voisins ; et nous pensons que des discussions de la presse socialiste, pourvu qu’elles soient conduites dans un esprit de bienveillance réciproque, il ne peut sortir que du bien.


Lorsque Pierre Kropotkine, en janvier 1877, se rendit de Londres en Suisse, pour s’y joindre à la Fédération jurassienne (voir plus loin p. 140). il traversa la Belgique, et s’arrêta quelques jours à Verviers, où il avait des amis depuis son voyage de 1872[5]. Son but était d’apprendre quelles causes avaient pu éloigner les uns des autres les hommes qui avaient formé pendant des années le groupe du Mirabeau, et de tâcher de ramener l’union dans ce milieu où la discorde était entrée. Il revit les ouvriers avec lesquels il s’était lié cinq ans auparavant : mais il n’obtint pas un résultat immédiat ; le Mirabeau resta pour le moment sous l’influence de Sellier ; et ce fut seulement quelques mois plus tard que ceux des Verviétois qui s’étaient laissé égarer finirent par ouvrir les yeux.

Le Bulletin du 4 mars publia ce qui suit : « Nous voulons mettre sous les yeux de nos lecteurs quelques lignes que nous avons trouvées dans l’avant-dernier numéro du Werker d’Anvers, et qui nous ont paru assez curieuses. Ce journal a ouvert une souscription socialiste permanente, et il publie chaque semaine la liste des sommes versées. Les souscripteurs ont l’habitude, au lieu d’écrire leur nom, de joindre à leur offrande une devise ou une phrase caractéristique, que le journal imprime en regard de la somme versée, ce qui donne à la liste de souscriptions un aspect original, moins monotone que celui des listes ordinaires. Or, dans le Werker du 18 février, nous trouvons une liste de souscriptions venant toutes de Bruxelles, et voici ce que nous y lisons entre autres :

« Un internationaliste convaincu           fr.                     0,40
« L’Internationale, c’est la formule révolutionnaire           ——                     0,25
« Hors de l'Internationale point de salut pour le prolétariat, le mouvement politique aidant           ——                     0,25
« Vive la Commune et le pétrole !           ——                     0,25
Un fédéraliste           ——                     0,10
« Plus d’autorité !           ——                     0,10
« Plus de centralisation !           ——                     0,10
« Autonomie des groupes           ——                     0,10
Égalité et liberté pour tous           ——                     0,10
« Un communiste           ——                     0,10
« Plus d’anarchie, ni d’autorité, mais l’égalité et la liberté par l’organisation des groupes économiques et la législation directe           ——                     0,10
« Vive l’État populaire, délégation des Communes fédérées !           ——                     0,10

« Ce petit tableau nous paraît représenter assez bien l’état actuel des esprits au sein du mouvement ouvrier belge. Les uns sont restés anti-autoritaires et fédéralistes, et disent : Plus d’autorité, plus de centralisation, autonomie des groupes ! D’autres se déclarent franchement communistes, c’est-à-dire autoritaires et gouvernementaux, et veulent appeler le mouvement politique au secours de l’Internationale. D’autres enfin essaient une synthèse impossible entre des termes qui s’excluent : ils voudraient nous faire avaler l’État populaire en le représentant comme la délégation des Communes fédérées ; ou bien, repoussant à la fois l’anarchie et l’autorité, ils prétendent concilier l’organisation des groupes économiques (programme jurassien) avec la législation directe (programme de la Tagwacht).

« Cela prouve en tout cas que les têtes travaillent, que l’esprit révolutionnaire vit encore, et que le nouveau courant parlementaire et pacifique n’a pas encore tout entraîné avec lui. »


La lettre suivante de notre correspondant « D. » (Paul Robin) donne une caractéristique intéressante du mouvement ouvrier en Angleterre (Bulletin du 18 février) :

« La grande affaire des Trade Unions, maintenant, c’est l’échange de discours aimables avec un certain nombre de clergymen de l’Église « établie ». Nous verrons d’ici peu, comme preuve de bonne entente, des pasteurs daigner accepter les fonctions de présidents des Unions, et par leur haute autorité morale arriver à étouffer les mauvais germes d’impiété ou d’esprit révolutionnaire qui se sont parfois montrés. Messieurs les unionistes, déjà fort bien élevés pour la plupart, deviendront tout à fait gentlemen. Et ce sera au tour des vrais prolétaires à s’organiser et à démolir ce quatrième état[6] en même temps que les trois autres.

« Du reste, cela n’augmentera pas beaucoup la besogne ; ce quatrième état se dissout, et continuera à se dissoudre encore plus vite. Les meneurs et sous-meneurs entreront encore plus franchement dans la bourgeoisie exploitante. La plèbe, affaiblie par l’annulation de l’ouvrier en présence du perfectionnement des machines, par l’énervement résultant de l’invasion de la prêtraille, ira grossir le nombre des malheureux qui souffrent en silence — ou renforcer le groupe révolutionnaire.

« L’histoire présente des Trade Unions anglaises pourrait bien être l’histoire future de ceux qui les admirent de loin. Le gouvernement belge a toujours su juste à temps donner des preuves de sagacité. L’abaissement spontané du cens en 1848 et bien d’autres choses valurent au roi Léopold Ier le nom de Sage. Que les Flamands grondent un peu fort, on leur fabriquera quelque loi qui restera lettre morte, on leur donnera même le moyen d’avoir un ou deux représentants soi-disant sortis de leurs rangs. La question est de savoir si ces représentants conserveront leurs sentiments révolutionnaires ?

« Le Beehive, journal des Trade Unions, est mort ; mais, comme le phénix, il renaît de ses cendres. Le nouveau ressemble à l’ancien à s’y méprendre : même décence, même cordialité dans les rapports avec Messieurs les patrons, même horreur pour les moyens violents, pour les révolutionnaires. Il n’y a que deux changements : au lieu de Beehive, lisez Industrial Review : au lieu de un penny, lisez (et payez) deux pence. »

Le 4 mars mourut à Londres le cordonnier George Odger, qui avait joué pendant une vingtaine d’années un rôle assez marquant dans le mouvement ouvrier anglais. Lors de la fondation de l’Internationale, il fit partie, avec d’autres politiciens anglais, du Conseil général (sa signature figure au bas des statuts provisoires) ; mais il s’en retira ensuite, après la Commune, ses amis et lui trouvant les théories de l’Internationale « trop avancées ». Son but était d’arriver à se faire élire à la Chambre des communes comme candidat ouvrier : trois fois il affronta les chances du scrutin, trois fois il échoua. Lorsqu’il était encore membre de l’Internationale, il vint au Congrès de la paix à Genève, en 1867, avec son collègue Cremer, comme délégué de la Reform League (voir tome Ier, pages 41, 42, 43, 54).

Le mercredi 10 janvier eurent lieu en Allemagne les élections pour le Reichstag. Au premier tour, neuf socialistes furent élus : à Berlin, Fritzsche et Hasenclever ; en Saxe, Auer (Auerbach-Reichenbach), Bebel (Glauchau-Meerane), Demmler (Leipzig-campagne), Liebknecht (Stollberg-Schneeberg), Most (Chemnitz), Motleler (Zwickau-Crimmitschau) ; dans la principauté de Reuss, branche aînée, Blos. Hasenclever fut également élu à Altona ; il opta pour Berlin ; et au second tour de scrutin, le siège d’Altona fut perdu pour les socialistes.

Au scrutin de ballotage, Rittinghausen fut élu à Solingen, et le charpentier Kapell à Heichenbach-Neurode (Silésie); Bebel fut élu une seconde fois, à Dresde : il opta pour cette ville, et Bracke le remplaça à Glauchau-Meerane. Par contre, trois des députés socialistes au Reichstag précédent, Geib, Hasselmann et Vahlteich, ne furent pas réélus.

Les socialistes avaient obtenu douze sièges, tandis qu’aux élections de 1874 ils n’en avaient eu que neuf. Le gain n’était pas considérable ; mais le nombre des voix données aux candidats socialistes avait presque doublé : ce nombre, qui était de 360,000 en 1874, était maintenant de plus de 650,000.

De Mulhouse, on nous écrivit : « Le candidat patriote à Mulhouse était le célèbre philanthrope et industriel Jean Dollfuss, l’ancien candidat bonapartiste de 1869... Dans une réunion d’ouvriers tenue le 5 janvier, la majorité fut pour l’abstention ; un appel aux ouvriers en ce sens fut rédigé, et euvoyé aux trois journaux d’ici, mais aucun ne le publia, pas même le journal officiel, — preuve que les Prussiens aiment encore mieux voir les ouvriers voter pour un candidat de la protestation que s’abstenir. Sur 14,700 électeurs inscrits, 6,500 ont voté, et tous, sauf une cinquantaine, ont donné leur voix à M. Dollfuss. Ainsi, les Allemands ont voté pour le candidat français plutôt que de s’abstenir !... Nos soi-disant républicains recommandaient de voter pour leur ancien adversaire, et trop d’ouvriers s’y sont encore laissé prendre. Mais ils ont vu clair ensuite. Dans les fabriques du candidat, on n’a pas travaillé le 10 janvier pendant une demi-journée, pour que tout le monde pût aller voter : eh bien, une fois Jean Dollfuss nommé, à la paie du 13 janvier on a retenu à tous les ouvriers la demi-journée où ils sont allés voter pour leur patron. C’est bien fait ! »

Dans son numéro du 4 février, le Vorwärts publia les réflexions suivantes sur les élections :

« Nos adversaires confessent leur défaite morale, leur banqueroute intellectuelle, en s’occupant anxieusement de rechercher, par la modification des lois actuelles, un moyen d’arrêter le mouvement socialiste ou au moins d’en briser momentanément la pointe. On propose d’apporter des restrictions au suffrage universel, de rendre le code pénal plus sévère, d’étendre de trois ans à sept ans la durée d’une législature, et par conséquent de renvoyer jusqu’en 1884 les prochaines élections du Reichstag, qui sont déjà un objet de terreur pour nos ennemis. Mais ce sont là les dernières branches auxquelles s’accroche un homme qui se noie, et elles ne peuvent le sauver de la mort inévitable. Nous aussi, nous ferons ce que nous devons faire, et nous terminons par ces paroles, que nous avons dites une fois déjà à nos adversaires : Plus vous croirez nous faire de mal, et plus vous nous ferez de bien. »

Le même jour, notre Bulletin disait, de son côté :


Maintenant que les socialistes allemands, au lieu d’avoir perdu du terrain, comme le prétendait auparavant la presse bourgeoise, ont prouvé qu’ils avaient en trois ans doublé leurs forces, on parle de supprimer en Allemagne le suffrage universel.

Nous avons toujours dit que ce serait la conséquence infaillible de tout succès électoral considérable du parti socialiste. Ce que la réaction a fait jadis en France par la loi du 31 mai 1850, la réaction le répétera en Allemagne quand le moment lui paraîtra venu. Sera-ce déjà cette fois, ou attendra-t-on encore trois ans ? Nous le saurons bientôt.

Une fois le suffrage universel aboli, les socialistes allemands seront obligés de chercher d’autres moyens d’action. Et alors...


Au commencement de mars mourut le vétéran de la démocratie allemande, le Dr  Johann Jacoby, de Königsberg. Le Bulletin lui consacra les lignes suivantes :


Après avoir débuté dans les rangs de la démocratie bourgeoise, il avait, comme Fanelli en Italie, compris l’impuissance de ce parti, et, déjà vieux, il s’était rattaché au socialisme. C’est lui qui a prononcé cette parole célèbre : « Quand la postérité écrira l’histoire du dix-neuvième siècle, la fondation de la moindre société ouvrière aura pour elle plus d’importance que la bataille de Sadowa ». Lors des élections de 1874, il avait refusé de se laisser de nouveau porter comme candidat ; élu malgré lui, il donna sa démission. Parti de la démocratie bourgeoise pour arriver au socialisme, il avait fini par dépasser le socialisme parlementaire, qui domine encore aujourd’hui en Allemagne, et par se déclarer comme nous, bien qu’avec certaines différences de programme, socialiste révolutionnaire.


En Danemark, le socialiste Brix, qui avait été condamné à six mois de prison pour un article paru dans le journal le Ravnen, fut frappé en janvier d’une nouvelle condamnation, à quatre ans de détention cette fois, pour crime de lèse-majesté.

Une grande assemblée populaire eut lieu le 5 février à Copenhague pour aviser aux moyens de remédier au chômage dont souffrait la classe ouvrière. Une résolution présentée par Louis Pio fut adoptée à l’unanimité ; elle disait que, « l’organisation sociale existante empêchant les ouvriers de s’occuper eux-mêmes de corriger les abus sociaux, c’était au gouvernement et à la Chambre à indiquer les moyens de faire cesser le malaise qui pèse sur les producteurs » ; et elle demandait en outre que « l’État accordât une somme de 200,000 couronnes, destinée à aider les ouvriers sans travail qui voudraient émigrer en Amérique pour y fonder une colonie ». Une députation fut nommée pour présenter immédiatement cette résolution au président du Conseil des ministres et au président de la Chambre. Notre Bulletin, en relatant cette nouvelle, ajouta : « On nous permettra de penser et de dire que les travailleurs danois ne sont pas en ce moment sur la bonne voie ».


En Russie, le procès de ceux des manifestants de l’église Notre-Dame-de-Kazan qui avaient été arrêtés eut lieu en janvier 1877 : il y avait vingt et un accusés, dont quatre paysans et quatre jeunes filles ; la plupart des autres étaient des étudiants. Tous furent condamnés : trois d’entre eux, Bogolioubof, Bibergal et Tcherniavsky, à quinze ans, et deux autres, Botcharof et Guervasi, à dix ans de travaux forcés.

Le Vorwärts de Leipzig, après avoir rendu compte du procès, termina par cette réflexion :


Espérons que cette affaire servira à la jeunesse révolutionnaire de Russie d’exemple propre à l’effrayer (Hoffentlich lässt sich die revolutionäre Jugend in Russland diese Affaire zum abschreckenden Beispiel dienen).


Le Bulletin (25 février 1877) releva comme elle méritait de l’être cette attitude du Vorwärts :


Nous le demandons, est-ce là le langage d’un journal socialiste ? Quoi donc ! le Vorwärts espère que les actes barbares du gouvernement russe réussiront à intimider la jeunesse révolutionnaire, et que cette jeunesse ne fera plus de ces démonstrations « irréfléchies » qui déplaisent aux membres du Reichstag allemand ? Voilà donc où conduit le parlementarisme ? On en vient à ne plus comprendre, chez un peuple voisin, un mode d’action différent de celui qu’on pratique soi-même ; et, si on ne donne pas son approbation formelle à la répression brutale, ou trouve au moins qu’elle aura un résultat salutaire, celui d’effrayer les révolutionnaires !

Et c’est ce même Vorwärts pourtant qui, il y a quelques mois, constatait lui-même que la propagande pacifique est impossible en Russie ; c’est lui qui, à propos de la condamnation des paysans Ossipof et Abramenkof, accusés d’avoir distribué des brochures socialistes, s’écriait que pour les juges qui avaient rendu cet arrêt, la lanterne serait trop d’honneur, et faisait appel à la vengeance populaire.

Ajoutons que les journalistes qui aujourd’hui condamnent si dédaigneusement des mouvements dont ils paraissent ne pas comprendre la signification réelle, ne prennent pas seulement la peine de s’informer exactement des faits qu’ils apprécient. Ainsi le Vorwärts parle de la manifestation du 18 décembre comme ayant été faite à Kazan (il dit : Die Folgen der ganz unäberlegten und zwecklosen Démonstration in Kazan) : il ne sait même pas qu’elle a eu lieu à Petersbourg, devant une église qui s’appelle l’église de Kazan.

Encore une fois, ce n’est pas d’une pareille façon que la presse socialiste doit juger les actes accomplis par les révolutionnaires d’un pays voisin, même quand ces actes lui paraissent irréfléchis et téméraires.


Un groupe de douze émigrés russes envoya une protestation au Vorwärts. Ce journal ne la publia pas ; mais elle parut dans les colonnes du Bulletin (25 mars) ; en voici les principaux passages :


Monsieur le rédacteur du Vorwärts, à Leipzig.

Diverses circonstances ont empêché les soussignés de protester plus tôt contre un article paru dans le Vorwärts... Après un court récit du procès intenté aux participants de la démonstration, le Vorwärts conclut comme suit : « Il est à espérer que cette affaire servira de leçon salutaire (zum abschreckenden Beispiel) à la jeunesse révolutionnaire russe ».

C’est avec un profond sentiment d’indignation que nous avons lu ces lignes dans l’organe central des socialistes allemands. Une consolation nous reste cependant, c’est la certitude que nous avons que ce jugement, formulé par l’organe central du Parti socialiste démocratique, ne représente pas l’opinion générale de ce parti, mais bien seulement l’opinion personnelle du rédacteur du Vorwärts. Quoi qu’il en soit, nous considérons comme un devoir de protester contre une pareille attitude...

Nous sommes les partisans et les défenseurs du principe d’autonomie, et nous reconnaissons avant tout aux partis socialistes de chaque contrée une entière liberté d’action. Nous pouvons critiquer, dans des discussions théoriques, le plus ou moins de valeur de leurs moyens d’action, de leur tactique ; mais pourvu qu’ils reconnaissent les principes du vrai socialisme ouvrier, principes qui font la base du programme de l’Association internationale des travailleurs, nous voyons en eux des frères, des compagnons dans la lutte contre notre ennemi commun. Nous ne nous permettrons jamais d’unir notre voix à la voix des ennemis calomniant nos frères socialistes d’autres pays ; jamais nous ne leur jetterons une pierre qui vienne grandir l’édifice de pierres et de boue dont leurs ennemis essaient de les couvrir ; — et cependant, c’est ainsi que vous avez agi.

Quand les journaux bourgeois ont apporté la première nouvelle de la démonstration de Saint-Pétersbourg, vous, sans un mot de compassion pour ceux qui venaient de succomber, vous avez dédaigneusement déclaré que ce n’était qu’une comédie policière ou un enfantillage sans portée. Vous n’avez pas voulu rétracter vos paroles, alors même que vous avez reçu le récit véridique de tout ce qui s’était passé, que vous avaient fait parvenir quelques socialistes russes[7] ; même devant l’arrêt féroce des juges du gouvernement russe, vous avez joint froidement, dédaigneusement votre condamnation à celle des bourreaux !

Quelle qu’ait été votre opinion sur la démonstration de Saint-Pétersbourg, sa valeur pratique, son utilité réelle, vous n’ignoriez pas que c’était une démonstration faite par des socialistes ; vous saviez que la démonstration était faite par des hommes qui délibérément, tranquillement, marchaient à une perte presque certaine ; vous saviez qu’au moment même où votre article s’imprimait, ces hommes étaient torturés dans les prisons, outragés, condamnés par les tribunaux...; vous saviez tout cela, et vous n’avez pour y répondre que des paroles dignes des journaux bourgeois. Eux aussi ont raillé ces martyrs ; eux aussi, ainsi que vous, ont exprimé l’espoir que le sort affreux des condamnés servira de leçon salutaire à la jeunesse russe.

Où est donc la solidarité révolutionnaire ? Comment pourrons-nous distinguer nos ennemis de nos amis ?

Nous le répétons encore, nous n’avons jamais eu la pensée de demander votre approbation sur le mérite en principe de cette démonstration ; mais vous eussiez pu garder le silence au milieu du chœur de perfides insinuations de la presse russe ; vous eussiez même pu critiquer la démonstration, mais, tout en critiquant le principe, vous eussiez dû respecter des hommes qui risquaient leur vie pour une cause que vous-mêmes vous prétendez servir.

... Encore deux mots avant de terminer... Nous savons que la démonstration de Saint-Pétersbourg n’est pas restée sans résultats, et que, organisée sur la demande expresse de nombreux ouvriers, elle a amené dans les rangs des socialistes de nouveaux révolutionnaires qui, sortis du sein de la classe ouvrière, doubleront et tripleront le nombre de ceux qui seront appelés à remplacer ceux qui ont héroïquement succombé dans cette affaire.

Nous espérons, Monsieur le rédacteur, que vous ne vous refuserez pas à insérer ces explications dans un des plus prochains numéros de votre journal.

Agréez, Monsieur, nos salutations révolutionnaires.

Nathan Steinberg. — Zemphiry Ralli. — Alexandre Œlsnitz. — Simon Lourié. — W. Tcherkézof. — Victor Ornorsky. — Prokop Grigorieff. — Ivan Stenouchkine. — Woldemar Tessere. — Nicolas Joukovsky. — Pierre Kropotkine. — Siméon Jémanof.


À peine le procès des manifestants de Saint-Pétersbourg était-il terminé, que commença celui d’une société secrète qui avait fait de la propagande dans les fabriques de Moscou, Ivanovo, Toula, Kiyef, Saratof et Odessa, et dont les membres comparurent devant le Sénat pour être envoyés en masse aux travaux forcés ou en exil. Cette affaire porte, dans l’histoire, le nom de Procès des Cinquante. Les principaux accusés s’appelaient Djébadari, Tchékoïdzé, Lucaszewicz, Gamkrélidzé, le prince Tsitsianof, les paysans Pierre Alexéief et Agapof, l’étudiant Alexandrof, et de nombreuses jeunes filles, Mlle s Sophie Bardina, Lydia Figner, Olga et Véra Lioubatovitch, Barbe Alexandrova, Horjevskaïa, Toporkova, Helfmann, Toumanova. C’est dans ce procès que fut révélée pour la première fois cette coutume du « mariage fictif » qui, pendant un temps, fut fréquemment en usage chez les propagandistes russes : il y en avait eu deux, cette fois, conclus entre Mlle  Toumanova et Gamkrélidzé, et entre Mlle  Horjevskaïa et le prince Tsitsianof ; ils avaient pour but, le premier, de permettre à Mlle  Toumanova de recevoir sa dot, pour la verser dans la caisse de la société, et l’autre de rassurer les parents de Mlle  Horjevskaïa sur le sort de leur fille. Sur les cinquante accusés, cinq furent condamnés aux travaux forcés dans une forteresse ; dix (dont six femmes) aux travaux forcés dans les mines de Sibérie ; dix-neuf (dont cinq femmes) à l’exil perpétuel en Sibérie ; quatre (dont deux femmes) à l’emprisonnement ; neuf à des peines moins sévères. Trois furent acquittés.


Au Mexique, à la fin de 1876, le président Lerdo de Tejada avait été remplacé par Porfirio Diaz. Le journal le Socialista, dont quelques numéros nous parvinrent au commencement de 1877 après une longue interruption, nous apprit que l’édifice de l’ex-collège de San Gregorio, qui avait été concédé à la classe ouvrière de Mexico par le gouvernement antérieur, et où les ouvriers avaient installé un cercle et des écoles professionnelles, avait été occupé par les troupes à la suite de la guerre civile ; mais que la commission du cercle ouvrier ayant réclamé auprès de Porfirio Diaz, celui-ci avait consenti de très bonne grâce à faire évacuer l’édifice et à loger ses soldats ailleurs. « Voilà, disait le Bulletin (18 mars), tout ce que nous savons de la situation actuelle du socialisme au Mexique. Les malheureux Mexicains, sans cesse troublés dans leur travail et dans leur industrie par des révolutions militaires, ne semblent guère en état de pouvoir constituer chez eux un parti socialiste sérieux. »


Dans son premier numéro de 1877 (7 janvier), le Bulletin fit la déclaration suivante :


Le Bulletin de la Fédération jurassienne entre dans sa sixième année d’existence.

Il continuera à défendre les intérêts des travailleurs, en se plaçant, comme il l’a fait jusqu’ici, à un point de vue totalement opposé à celui des organes des différents partis politiques.

Les partis politiques prétendent que la population de notre pays se compose de citoyens égaux, qui se divisent en partis tels que radicaux, libéraux, conservateurs, ultramontains.

Nous disons, nous, que la population, chez nous comme partout, se divise en deux classes ennemies, la classe bourgeoise et la classe ouvrière ; nous disons que la première de ces classes vit en exploitant la seconde; que dans la société actuelle, il n’y a de vraie liberté que pour les bourgeois, et que les institutions politiques qui sont censées garantir la liberté et les droits de tous les citoyens sans exception ne sont qu’une hypocrisie. Nous ne prenons pas parti pour les radicaux contre les conservateurs, ou pour les ultramontains contre les libéraux ; nous nous moquons des partis politiques, dans lesquels nous ne voyons que des coteries bourgeoises, rivales les unes des autres, qui se disputent le pouvoir dans des buts intéressés, et qui sont toutes également ennemies du peuple travailleur. Nous prenons parti pour les ouvriers contre tous les partis politiques, quelle que soit leur couleur, parce que ceux-ci ne forment à nos yeux qu’une seule masse bourgeoise et réactionnaire.


Pendant les mois d’hiver de 1877, une vie très intense continua de se manifester dans les sections de la Fédération jurassienne.

À Porrentruy, un petit groupe de militants, dont j’avais fait la connaissance à la fin de 1872 déjà, à l’occasion d’un voyage dans cette ville, voulait organiser une réunion de propagande : il m’adressa un appel, ainsi qu’à Adhémar Schwitzguébel et à Paul Brousse, et nous acceptâmes de nous rendre tous les trois dans le pays d’Ajoie[8]. On convoqua une grande assemblée populaire pour le dimanche 7 janvier, à deux heures après midi, dans la salle du Tirage, avec cet ordre du jour : « Exposé des principes socialistes » ; les journaux annoncèrent que « amis et adversaires étaient invités à cette réunion ». Nous nous donnâmes rendez-vous, Adhémar, Brousse et moi, le samedi à Sonceboz, pour aller d’abord, par la voie ferrée récemment ouverte, à Moutier : dans ce grand village horloger, il y avait eu autrefois une Section de l’Internationale, qui avait fait partie de la Fédération jurassienne, mais qui depuis la fin de 1873 avait cessé d’exister ; nous voulions profiter de l’occasion pour essayer de ranimer un peu l’ardeur socialiste de ces ouvriers, isolés dans leur étroit vallon de montagnes, entre deux gigantesques « cluses », et nous avions annoncé pour le samedi soir 6 janvier une réunion publique. Le Bulletin du 14 janvier mentionne notre passage à Moutier en ces termes : « La veille du meeting de Porrentruy a eu lieu à Moutier, à la maison d’école, une réunion assez nombreuse. Brousse, Guillaume et Schwitzguébel y ont exposé le programme de l’Internationale, et ont été écoutés avec sympathie. Il y a eu ensuite soirée familière à la Société de consommation. » Le résultat de notre visite fut la reconstitution d’une section à Moutier.

Le dimanche matin, le chemin de fer nous conduisit à Delémont, où nous prîmes la diligence pour Porrentruy ; je me rappelle comment, par une belle et claire matinée d’hiver, nous montâmes à pied, pour soulager les chevaux, la longue et rude côte sur la pente de laquelle la route s’élève dans la direction du nord-ouest. À Porrentruy, nous déjeunâmes chez le communard Rougeot, qui, marié avec une indigène, était fixé depuis trois ou quatre ans dans ce pays, et qui nous fit fête. À deux heures, nous nous rendîmes au « Tirage », dont la grande salle était déjà remplie d’une foule compacte, ouvriers et bourgeois mêlés ; les « adversaires » étaient représentés par M. Friche, directeur de l’école normale, et par un avocat, M. Dupasquier. J’eus le plaisir de retrouver là un camarade que j’avais bien connu au Locle, un républicain socialiste français, Georges Plumez, ouvrier faiseur d’échappements, travailleur sérieux, bon père de famille ; émigré du Locle à Porrentruy, il s’était laissé élire, dans cette petite ville, membre du Conseil communal : ce fut lui que nous choisîmes pour présider l’assemblée. Le meeting fut tout à fait amusant : Brousse était en verve ; nos contradicteurs, Friche et Dupasquier, étaient d’une naïveté si diverissante qu’ils semblaient le faire exprès ; nous n’eûmes pas de peine à bousculer leur pauvre argumentation et à mettre les rieurs de notre côté. Je transcris ce qui suit du compte-rendu du Bulletin :


Les socialistes qui ont pris la parole n’ont guère rencontré de contradicteurs sérieux. Mentionnons cependant M. Friche, moins pour la valeur des arguments dont il s’est servi qu’à cause de la position qu’il occupe à Porrentruy, où il remplit les fonctions officielles de directeur de l’école normale, et les fonctions non officielles d’apôtre ou de « grand-prêtre » du catholicisme libéral. Ce grand-prêtre, interrogé publiquement sur ses croyances religieuses, a répondu qu’il n’admettait ni l’inspiration des Saintes-Écritures, ni même la divinité de Jésus-Christ. Il n’en persiste pas moins à aller à la messe, et à vouloir y faire aller les autres. Voilà la logique de certains libéraux !

La journée a été bonne pour l’Internationale. L’impression dominante du public bourgeois, nous a-t-on dit, était celle de l’étonnement ; on se figurait que des socialistes ne pourraient dire que des bêtises, et qu’il suffirait du premier Friche ou du premier Dupasquier venu pour réduire à néant leurs théories insensées ; et l’on s’est aperçu, au contraire, que les socialistes savaient raisonner, et même raisonner serré.

Il s’est vendu, pendant le meeting, un nombre considérable de brochures de propagande, et cent exemplaires du Bulletin ont été distribués.

Le Pays (le journal clérical de l’endroit) a trouvé mauvais que le citoyen Georges Plumez, ouvrier horloger et membre du Conseil communal de Porrentruy, ait rempli les fonctions de président du meeting. « On s’étonnait généralement, dit ce journal, de voir un membre du Conseil communal se mettre ainsi en évidence à la tête d’une manifestation socialiste. » Qu’il nous soit permis de dire au Pays, qui probablement l’ignore, que le citoyen Plumez est un socialiste de vieille date, et que, longtemps avant de siéger dans un Conseil communal quelconque, il était membre de l’Internationale, qu’il a contribué à fonder au Locle en 1866. Il est resté fidèle à ses convictions : cela lui fait honneur. Et si cela déplaît au Pays, tant mieux.


Le lendemain de l’assemblée. Brousse, qui avait affaire en France, où il voulait visiter des sections de l’Internationale, devait traverser la frontière à pied. Porrentruy avait alors pour préfet un radical très rouge, nommé Stockmar, qui faisait volontiers des avances et des politesses aux communards. Ayant appris, je ne sais comment, le projet de Brousse, il lui proposa, pour mieux dépister la police versaillaise, de le faire accompagner jusqu’à la limite du territoire suisse par un gendarme, qui lui indiquerait les sentiers les plus sûrs. Ce fut donc sous la bienveillante conduite d’un « Pandore » bernois habillé en civil, et plein de sollicitude pour le propagandiste révolutionnaire, que Brousse, pour la première fois depuis 1872, franchit, le 8 janvier 1877, la frontière du pays où régnait Mac-Mahon.

Quant à Adhémar et à moi, nous quittâmes Porrentruy par la diligence qui passait à Sainte-Ursanne, Undervelier, Bellelay, Tramelan, pour regagner Sonceboz, où nous nous séparâmes. Nous eûmes pour compagnon de voyage un monsieur fort aimable et fort instruit, avec qui nous causâmes de mille choses diverses : c’était M. Auguste Favrot, — juge au tribunal cantonal bernois, et beau-frère de l’ « historien national » Alexandre Daguet (lequel avait été le prédécesseur de M. Friche à l’école normale de Porrentruy), — qui se rendait à Berne. L’ancienne abbaye de Bellelay, où s’arrêta le postillon pour changer de chevaux, m’intéressait à cause des écoles qu’y avait fondées dans le dernier tiers du dix-huitième siècle l’abbé philosophe Nicolas Deluze : et cela nous amena à échanger tous les trois des vues sur l’éducation. Lorsque M. Favrot prit congé de nous, nous lui dîmes qui nous étions, et je crus m’apercevoir qu’il n’en fut pas médiocrement étonné.


Quinze jours plus tard, pour relever un peu leur prestige sensiblement atteint, les libéraux de Porrentruy convoquaient à leur tour une assemblée pour y traiter de la question sociale. L’éminent pédagogue Friche y présenta un rapport que publia le Progrès de Delémont, et que le Bulletin discuta en ces termes :


Nous remarquons entre autres, dans le rapport de M. Friche, ce passage : « Pourquoi la plupart des porte-drapeau des études sociales actuelles se restreignent-ils à ne considérer que les rapports du patron et de l’ouvrier, que le seul prolétariat, quand il y en a de bien plus graves et qui ont une portée morale bien plus attentatoire à la dignité humaine, par exemple les rapports du confesseur et des confessés, de l’usurier et du débiteur, du bienfaiteur et de l’ingrat, de la bonne mère et du mauvais fils, du geôlier et du prisonnier, du corrupteur et de la prostituée ? N’y a-t-il pas là des ulcères sociaux autrement hideux et gangrenés que celui que l’Internationale se plait à nommer le prolétariat, les revendications des travailleurs[9] ?... Aussi devons-nous avoir une légitime crainte de l’étroitesse de vues, et d’une facile partialité de ceux qui placent leurs misères au-dessus de toutes les autres. »

M. Friche trouve donc que l’Internationale se trompe, lorsqu’elle affirme que la question économique, la question de l’organisation de la propriété et du travail, est la question vitale d’où dépend tout le reste... Nous avions cru que tous les hommes intelligents, aujourd’hui, avaient compris cette vérité : que les institutions religieuses et politiques d’une société, sa morale, ses mœurs, ses arts, ne sont autre chose que des produits de sa situation économique. Laissez subsister les bases des institutions économiques, vous ne pourrez apporter aucun changement sérieux dans les relations sociales ; modifiez, au contraire, les bases de l’organisation économique : du même coup, vous modifiez tout le reste.

M. Friche fait, dans un autre endroit de son rapport, un portrait fort réussi du socialiste : « Il n’aime ni le thème, ni les pédagogues ; l’orthographe est pour lui un non-sens, la religion une duperie, la police une tyrannie, l’État un escamotage, l’érudition de l’humanité un bagage d’asservissement. Son école est le cabaret : c’est là qu’il étudie la quintessence de la science morale, dont le programme semble être : agir. »

Il y a là dedans quelques vérités. Va pour la religion, la police et l’État, que nous apprécions en effet de cette façon ; va même quelquefois pour le cabaret, bien que nous connaissions pas mal d’ivrognes dans les rangs des libéraux. Mais pour ce qui est de l’orthographe, parlez pour vous, Monsieur Friche.


Comme conclusion, M. Friche avait recommandé aux ouvriers de s’organiser en sociétés coopératives de production et en sociétés de consommation, et avait proposé la fondation d’une banque d’épargne et de prêts. De son côté, M. le préfet Stockmar demanda que la Société libérale d’Ajoie adhérât à une demande de revision de la constitution bernoise, à ce moment agitée dans la presse, revision dans laquelle M. Stockmar voyait « non pas la solution de la question sociale, mais le moyen de réaliser des améliorations dans le domaine politique et social ». Trois orateurs socialistes répondirent aux porte-paroles du parti libéral en développant le point de vue de l’Internationale.

Les conclusions de MM. Friche et Stockmar furent de nouveau discutées dans une assemblée réunie le 4 février, et les socialistes les combattirent énergiquement.


À Saint-Imier, la Fédération du district de Courtelary avait organisé des réunions publiques périodiques, tous les quinze jours, le lundi, dans la grande salle du Lion d’Or. Celle du 8 janvier eut pour ordre du jour : « Les partis religieux » ; celle du 22 : « Le programme et l’organisation de la fédération du district de Courtelary ». Le 5 février eut lieu, dans le même local, une assemblée générale de la fédération. En outre, le dimanche 14 janvier se réunit, dans la grande salle du Buffet de la gare, une assemblée populaire convoquée par la fédération, où fut discutée la question de la revision de la constitution bernoise ; l’assemblée adopta un « Manifeste au peuple du canton de Berne », que publia le Bulletin (21 janvier) ; ce Manifeste disait au peuple : « Au lieu de reviser la constitution cantonale, d’opérer des réformes législatives, de changer le personnel gouvernemental et administratif, organise-toi pour la transformation de la propriété, de la production, de la consommation ; au lieu de la liberté sur le papier, veuille la liberté dans les faits ».

La Section du Grütli de Saint-Imier convoqua de son côté une assemblée populaire pour le dimanche 4 février ; les Grutléens voulaient la revision immédiate, tandis que les grands chefs du parti radical étaient d’avis de l’ajourner à des temps plus opportuns ; l’assemblée devait fournir aux uns et aux autres l’occasion de s’expliquer. Quelques socialistes décidèrent de s’y rendre pour y exposer leur point de vue. Du côté des radicaux-libéraux parlèrent M. Jolissaint, ex-conseiller d’État (qui avait été président du Congrès de la paix et de la liberté à Genève en 1867), et M. Frossard, conseiller d’État, ancien membre de l’Internationale ; ils recommandèrent l’ajournement. Le Grutléen Brückmann réclama au contraire la revision immédiate, et parla contre l’opportunisme intéressé des « gros Messieurs ». Schwitzguébel, Brousse et Spichiger défendirent les idées de l’Internationale. « M. Jolissaint, dit le Bulletin, s’est prononcé avec une haine bien marquée contre les tendances collectivistes et anti-autoritaires de l’Internationale, et toutes les nuances du parti libéral ont applaudi ses discours avec passion, tandis que les répliques des orateurs socialistes étaient non moins vigoureusement applaudies par les ouvriers. » Au vote, la proposition de M. Jolissaint (revision dans un moment plus opportun) obtint 50 et quelques voix ; la proposition des Grutléens (revision immédiate) obtint 90 et quelques voix ; l’assemblée comptait 400 personnes, dont 250 s’abstinrent de voter.

Les radicaux-libéraux de l’une et l’autre nuance, tant Grutléens qu’opportunistes, restèrent consternés de ce résultat : avoir convoqué à son de trompe une assemblée du parti, une assemblée pour laquelle s’étaient dérangés tout exprès les grands orateurs gouvernementaux Jolissaint et Frossard, et n’avoir pu récolter en tout que cent cinquante voix pour les uns et pour les autres ! Quel piteux échec !

La Tagwacht, mal renseignée, ou de mauvaise foi, prétendit que l’échec avait été pour nos amis. « Les communes industrielles du Val de Saint-Imier, dit-elle, sont habitées par une population ouvrière dont la profession (horlogers, graveurs, etc.) produit déjà par elle-même un certain développement de l’intelligence. Cette région pourrait être pour la Suisse ce qu’est la Saxe pour l’Allemagne, sous le rapport du socialisme. Les socialistes pourraient y être les maîtres, — s’ils n’étaient malheureusement pas des anarchistes. Pour nous, si nous avions eu une assemblée comme celle du 4 février, nous en aurions été complètement les maîtres, — sans avoir besoin de faire venir aucun renfort du dehors, — tandis que les anarchistes n’ont pu qu’y jeter la confusion. »

Le Bulletin répondit :


Quelques mots suffiront pour rétablir les faits. L’assemblée du 4 février n’était pas une réunion socialiste, mais bien une réunion libérale[10] convoquée par la Section du Grütli de Saint-Imier, et à laquelle on avait invité les principaux hommes politiques du parti radical bernois. Un certain nombre de socialistes décidèrent de se rendre à cette assemblée, voulant profiter de l’occasion pour démolir, sous les yeux mêmes du public libéral et bourgeois, l’argumentation des orateurs radicaux. C’est ce qui eut lieu. Les socialistes présents étaient une centaine. Les libéraux, qui avaient mis sur pied le ban et l’arrière-ban de leurs forces, étaient environ cent cinquante. Le reste de l’assemblée se composait d’indécis. À la fin de la discussion, lorsqu’on se compta par le vote, on put constater que, bien que l’assemblée eût été convoquée au profit des libéraux, la discussion avait tourné à l’avantage des socialistes. En effet, 50 voix se prononcèrent pour la proposition Jolissaint, 90 pour la proposition du Grütli ; le reste de l’assemblée, 250 personnes, suivit le conseil donné par les socialistes, et s’abstint de voter. Et voilà la Tagwacht, dans son mauvais vouloir à l’égard des Jurassiens, qui trouve moyen de transformer l’éclatante défaite infligée à MM. Jolissaint, Frossard et Cie par les socialistes, en un insuccès pour nous ! Quelle bonne foi !

La Tagwacht insinue que les socialistes avaient fait venir des renforts du dehors. Nous déclarons que le nombre des socialistes n’habitant pas le Val de Saint-Imier, qui s’étaient rendus à l’assemblée du 4 février, n’atteignait pas une dizaine. Voilà à quoi se réduisent ces renforts qu’on a l’air de nous reprocher.

Du reste, la Tagwacht a dit dans ce même passage une chose très juste, sans réfléchir que son aveu allait se retourner contre elle. « Cette région, dit-elle en parlant du Val de Saint-Imier, pourrait être pour la Suisse ce qu’est la Saxe pour l’Allemagne, sous le rapport du socialisme. » C’est là, ajouterons-nous, non-seulement ce qui pourrait être, mais ce qui est. Le Jura est effectivement le foyer le plus intense du socialisme en Suisse. Mais puisqu’il en est ainsi, et puisque chez les ouvriers du Jura l’intelligence est plus développée qu’ailleurs (c’est la Tagwacht qui le dit), par quelle contradiction vient-on prétendre que le socialisme des Jurassiens est quelque chose d’absurde, de puéril, de barbare ?

Comment donc ! les Jurassiens, qui, d’après la Tagwacht, forment la population ouvrière la plus intelligente de la Suisse, seraient en même temps les plus ignorants et les plus arriérés en fait de théories socialistes ? Et les ouvriers de la Suisse allemande, moins cultivés, moins développés, auraient pourtant le privilège d’être plus avancés que nous !

Nous nous arrêtons sur cette belle conclusion, en laissant à nos lecteurs le soin d’apprécier eux-mêmes la logique de nos adversaires.


Je reparlerai du Val de Saint-Imier un peu plus loin.

À la Chaux-de-Fonds, la Section avait décidé de faire donner au public ouvrier quelques leçons d’histoire, comme commentaire de notre programme socialiste ; et elle s’adressa à moi à cet effet. La première leçon eut lieu le 11 janvier, et le Bulletin (14 janvier) en rendit compte ainsi : « Jeudi dernier la Section de la Chaux-de-Fonds a inauguré une série de conférences historiques, dont elle a chargé le citoyen James Guillaume, de Neuchâtel. Ces conférences se font à l’amphithéâtre du Collège ; un public assez nombreux assistait à la première, où le professeur a parlé de la formation des communes au moyen âge, d’Étienne Marcel et de la Jacquerie. » Les leçons se continuèrent ainsi pendant six jeudis, jusqu’au milieu de février.

Il arriva, en janvier, à nos camarades de la Chaux-de-Fonds, un renfort précieux en la personne de notre ami Pierre Kropotkine. Celui-ci, je l’ai dit (p. 108), avait résolu, dès son arrivée en Angleterre, de se rendre en Suisse aussitôt qu’il le pourrait. Étant devenu, à Londres, collaborateur du journal scientifique Nature, il trouva, par l’entremise du secrétaire de la rédaction de ce périodique, M. Keltie, un assez gros travail — travail qu’il pouvait exécuter n’importe où — à faire pour un dictionnaire géographique anglais (un Gazetteer) alors en préparation : il fut chargé de la Russie et de la Sibérie. Il vint une première fois à Neuchâtel passer quelques jours, au commencement de décembre 1876, pour s’orienter, et il s’y rencontra avec Cafiero et Malatesta, dont je lui fis faire la connaissance ; il retourna ensuite à Londres mettre ses affaires en ordre ; puis en janvier 1877 il transporta définitivement ses pénates parmi nous. Voici comment il a raconté lui-même la chose dans ses mémoires :


Mon séjour en Angleterre ne fut pas de longue durée. Je correspondais activement avec mon ami James Guillaume, de la Fédération jurassienne, et dès que j’eus trouvé un travail de géographie permanent, que je pouvais faire en Suisse aussi bien qu’à Londres, je me rendis en Suisse : j’y devins membre de la Fédération jurassienne de l’Association internationale des travailleurs, et, suivant le conseil de mes amis suisses, je me fixai à la Chaux-de-Fonds.

De toutes les villes de Suisse que je connais, la Chaux-de-Fonds est peut-être la moins attrayante. Elle est située sur un haut plateau presque entièrement dénué de végétation arborescente, exposé en hiver aux vents glacés ; la neige y est aussi épaisse qu’à Moscou, elle y fond et tombe de nouveau aussi souvent qu’à Saint-Pétersbourg. Mais il était important de répandre nos idées dans ce centre, et de donner plus de vie à la propagande locale. Il y avait là Pindy, Spichiger, Albarracin[11], les deux blanquistes Ferré[12] et Jeallot[13], et de temps en temps je pouvais rendre visite à Guillaume à Neuchàtel, et à Schwitzguébel au Val de Saint-Imier.

Une vie pleine d’une activité telle que je l’aimais commença alors pour moi. Nous tenions de nombreuses réunions, distribuant nous-mêmes nos convocations dans les cafés et dans les ateliers[14]. Dans les séances de la section, qui avaient lieu une fois par semaine, les discussions étaient des plus animées, et nous allions aussi prêcher l’anarchisme[15] aux assemblées convoquées par les partis politiques[16]. Je voyageais fréquemment pour visiter d’autres sections et les aider.

Pendant cet hiver nous gagnâmes les sympathies d’un grand nombre ; mais notre travail régulier était fort contrarié par une crise dans l’industrie horlogère. La moitié des ouvriers étaient sans travail ou occupés seulement une partie du temps, en sorte que la municipalité fut obligée d’ouvrir des cuisines fournissant des aliments à bas prix. L’atelier coopératif établi par les anarchistes à la Chaux-de-Fonds[17], dans lequel les gains étaient divisés également entre tous les membres, avait une grande difficulté à se procurer de l’ouvrage, malgré sa haute réputation, et Spichiger dut à plusieurs reprises, pour gagner sa vie, avoir recours à un tapissier qui l’occupait à carder de la laine[18].


Un révolutionnaire russe, qui avait quitté la Russie en 1874 en même temps que Kraftchinsky, avait rejoint Kropotkine à la Chaux-de-Fonds, et y résida quelque temps avec lui : nous le connaissions sous le nom de Lenz, et Kropotkine lui-même se faisait appeler Levachof.

À Lausanne, il y eut le samedi 20 janvier une assemblée ouvrière, présidée par le cordonnier Exquis, dans laquelle Joukovsky et Œlsnitz, exposèrent les principes de l’Internationale. D’autres réunions du même genre eurent lieu les samedis suivants.

À Neuchâtel, outre les séances régulières de la Section, on organisa chaque mois, autant que possible, une conférence publique. La première fut faite le lundi 22 janvier, par Joukovsky, sur la « question d’Orient ». Les années précédentes, les conférences socialistes avaient eu lieu au Cercle du Grütli ; mais la Section du Grütli ayant eu à renouveler son bail, le propriétaire de l’immeuble, un patricien bernois, M. de Bonstetten, profita de la circonstance pour introduire dans le bail un article portant qu’il était interdit à la Société du Grütli de prêter son local à d’autres sociétés [lisez : à l’Internationale). Il fallut donc se rabattre, en 1877, sur le local, moins vaste et moins commode, du Cercle des ouvriers, rue des Moulins.

À Vevey, Joukovsky répéta le 29 janvier sa conférence sur la question d’Orient. La Section de Vevey, où se trouvaient Élisée Reclus et Perron, remuait beaucoup d’idées. En décembre, à la suite de discussions sur les meilleurs moyens à employer pour propager l’instruction dont les masses populaires avaient besoin, elle avait adressé aux autres sections de la Fédération jurassienne une circulaire (publiée dans le Bulletin du 10 décembre 1876) où on lisait :


Nous sommes bien loin de nous être assuré l’instruction qui nous est nécessaire pour lutter avec avantage contre les oppresseurs. Par une sanglante ironie du sort, c’est à eux qu’il nous faut même demander ce que nous apprenons. La plupart d’entre nous sont encore forcés d’envoyer leurs enfants dans des écoles où des hommes, aux gages de la bourgeoisie, travaillent à pervertir le bon sens et la morale en enseignant non les choses de la science, mais les fables impures du christianisme, non les vertus de l’homme libre, mais les pratiques de l’esclave.


Et elle soumettait aux membres de la Fédération les questions suivantes :


1° Quels sont les ouvrages d’éducation déjà existants, rédigés avec science et droiture, et qu’il convient de recommander à nos amis, aux professeurs de nos écoles et à ceux d’entre nous qui étudient seuls ?

2° Quels sont dans notre littérature socialiste révolutionnaire les vides à combler ? Quels sont les livres d’enseignement qu’il faut rédiger à tout prix, sous peine de manquer à notre devoir de propagande ?

3° Quelles mesures faut-il prendre pour assurer à nos enfants une éducation vraiment scientifique, en dehors de toute influence religieuse, nationale, politique ?


À Saint-Imier, dans la réunion publique du 12 février, au Lion d’Or, où l’ordre du jour fut « L’éducation », on s’occupa des questions posées par Vevey ; et une correspondance adressée à ce propos au Bulletin (numéro du 18 février) dit entre autres :


Ce qui nous paraît faire défaut, au point de vue de l’éducation populaire, ce sont, dans les différentes branches de l’enseignement, des livres écrits d’une manière claire. Si, par exemple, des spécialistes entreprenaient, pour chacune de ces branches, des publications exécutées dans l’esprit qui caractérise les Esquisses historiques de notre ami James Guillaume, ce serait certainement une œuvre utile. Il nous paraît également nécessaire d’attirer l’attention des hommes compétents sur le côté du sentiment humain, qui devrait être cultivé davantage dans la littérature socialiste ; quelques romans socialistes exposant la vie populaire dans toute sa réalité, des pièces de déclamation, des chansons socialistes, pourraient faire beaucoup dans l’œuvre de propagande.


La réunion publique du 20 février, à Saint-Imier, fut consacrée à un débat sur « l’enseignement intégral ».

La Section de la Chaux-de-Fonds s’occupa également de la question soulevée par la Section de Vevey, et sa réponse engagea nos amis de Vevey à lui écrire une lettre qu’ils firent insérer au Bulletin (numéro du 4 mars). Cette lettre disait aux camarades de la Chaux-de-Fonds :


Nous sommes entièrement de votre avis lorsque vous dites que « toute organisation sérieuse pour l’instruction de l’enfant est subordonnée à la révolution sociale ». Aussi la formation d’écoles où un enseignement intégral et rationnel puisse être donné nous paraît-elle jusque-là absolument irréalisable. Mais n’y a-t-il pas quelque chose à faire ? ne pouvons-nous pas du moins préparer les voies ?... Il importe que nous ayons tous entre les mains les éléments d’une instruction primaire bien coordonnée, en un mot exclusivement scientifique. Aucun de nous ne doit être privé de cette arme indispensable dans la lutte que nous avons entreprise contre la vieille société. D’ailleurs, notre projet avait déjà, depuis longtemps, reçu un commencement d’exécution, grâce aux deux premières séries des études populaires sur l’histoire, publiées par notre ami James Guillaume. C’est dans le même esprit et sous une forme analogue que nous voudrions posséder un ouvrage élémentaire pour chaque science spéciale... Ce livre est bien nôtre ; et nous regrettons d’autant plus que la publication en soit interrompue...

Une fois l’ouvrage de James Guillaume mis en bonne voie d’achèvement, nous nous proposons d’en faire un second, les Esquisses géographiques. Il s’agirait d’exposer clairement, dans ce second ouvrage, les lois qui régissent la planète, d’étudier les espèces qui la peuplent, les races qui se la disputent et dont elle est la propriété commune. Le plan de ces Esquisses a déjà été tracé par quelques compagnons, et, dès que les ressources financières leur seront assurées, ils pourront se mettre à l’œuvre. Plus tard, d’autres ouvrages du même genre pourront être proposés pour toutes les autres parties de l’enseignement.

... Maintenant il nous reste à répondre à votre proposition de publier une Histoire des mouvements populaires[19]. Nous pensons comme vous que cet ouvrage serait d’une grande utilité ; mais il sortirait de notre cadre actuel, et nous voudrions, pour le moment, le remplacer par un recueil de chants et de poésies révolutionnaires, qui serait aussi une histoire des souffrances du peuple et de ses revendications, et qui aurait un avantage, celui d’être facilement composé. Du reste, le Bulletin a déjà appelé notre attention sur ce point[20].


Élisée Reclus et Joukovsky étant venus ensemble aux Montagnes, au commencement de mars, faire des conférences dont il sera parlé tout à l’heure (p. 151), ce fut une occasion d’agiter de nouveau la question des publications populaires. À Saint-Imier, après la conférence (samedi 3 mars), il y eut, raconte dans le Bulletin notre correspondant du Vallon, « une réuuion familière dans laquelle les compagnons Reclus et Joukovsky développèrent le projet de reprendre la publication des Esquisses historiques, et de continuer cette publication populaire par des Esquisses géographiques. Ce projet fut vivement approuvé par tous nos compagnons, et il fut décidé que le produit de la tombola organisée pour la soirée familière du 25 courant serait affecté au fonds à créer pour assurer matériellement la possibilité de ces publications ». À la Chaux-de-Fonds, la conférence, qui eut lieu le lendemain dimanche 4, était payante, et un nombreux public, attiré par la célébrité d’Élisée Reclus, y assistait : « On nous annonce, écrit le Bulletin, que la recette doit être consacrée à aider à la publication de la troisième série des Esquisses historiques ».

J’adressai au Bulletin une lettre destinée à expliquer quelle circonstance avait amené l’interruption de la publication de mes Esquisses. « La vente de la Première série — écrivais-je — s’est faite dans des conditions satisfaisantes de régularité, et avait suffi pour couvrir tous les frais ; mais, pour la Seconde série, les choses ont marché tout autrement. Un libraire de Bruxelles, qui avait pris la moitié de l’édition, n’a jusqu’à présent répondu que par un silence obstiné à toutes les lettres qui le priaient de régler son compte... Grâce à l’initiative prise par Élisée Reclus et Joukovsky, — dont je leur témoigne ici ma reconnaissance, — il faut espérer que les ressources financières indispensables finiront par se trouver ; alors je me remettrai à l’œuvre ; et peut-être avant la fin de l’année, la Troisième série des Esquisses historiques aura-t-elle pu voir le jour. »

La destinée en ordonna autrement : la publication des Esquisses historiques ne fut pas reprise, et celle des Esquisses géographiques — qui aurait pu doter notre littérature populaire d’un chef-d’œuvre si Elisée Reclus y avait mis la main — ne fut jamais commencée.

À la Chaux-de-Fonds, la Section décida qu’un de ses membres prendrait la parole dans la grande assemblée populaire qui se tenait chaque année pour la célébration de l’anniversaire de la révolution du 1er mars 1848 ; Auguste Spichiger fut désigné. Une lettre que j’écrivais à Kropotkine le lundi 26 février contient le passage suivant : « Je vous prie de bien vouloir remettre, pour économiser un port, le projet ci-joint de discours pour le 1er mars à Spichiger ; vous en discuterez avec lui et les amis. Je suis fort curieux de voir ce que produira la fête du 1er mars ; toutefois je n’en attends pas beaucoup ; tout au plus arriverons-nous à forcer le National Suisse à parler enfin des socialistes. » Je me trompais en n’attendant que peu de chose de cette intervention d’un socialiste dans une fête officielle, devant un auditoire de trois mille personnes : l’effet produit fut considérable ; voici comment en rendit compte le correspondant du Bulletin :


La première partie de la réunion n’a rien offert de remarquable. Les toasts habituels ont été portés par les orateurs ordinaires du parti radical : M. Henri Morel[21] substitut du procureur général, a bu à la République et à la patrie ; M. Vuithier, avocat, a porté le toast aux autorités fédérales ; M. Forestier, juge d’instruction, le toast aux autorités cantonales et municipales ; M. Soguet, le toast aux autorités scolaires. La musique et les chœurs alternaient avec les harangues patriotiques. C’est à ce moment que le compagnon Spichiger, ouvrier guillocheur, a demandé la parole ; et on peut dire, sans exagérer, que son discours a été l’événement de la journée. Dès qu’on l’a entendu prononcer le mot de socialisme, il s’est fait un grand silence, chose qui n’avait pas eu lieu pour les orateurs précédents, qui parlaient au milieu du bruit ; des applaudissements ont éclaté à diverses reprises, et l’impression paraît avoir été considérable sur une partie du public.

Le National suisse, organe des radicaux, a immédiatement demandé une copie du discours de Spichiger pour l’imprimer, et nous n’avons pas cru devoir refuser ; plus le discours recevra de publicité, et mieux cela vaudra pour nous.

Ce soir, on ne parle que de cela dans les cafés, et l’expérience a montré que la tactique que nous avons adoptée est bonne : puisque les radicaux ne veulent pas venir à nos assemblées, nous irons dans les leurs, et nous démolirons sous les yeux de leurs propres partisans leurs théories politiques et économiques[22].


J’achève ici ce qu’il faut dire au sujet des conférences.

À Saint-Imier, Brousse, venu de Berne, fit le samedi 17 février une conférence sur « la propriété », et montra la nécessité de la propriété collective aussi bien pour les objets de consommation que pour les instruments de production, terre et machines. « Une fois la nécessité de la propriété collective établie, — écrit le correspondant du Bulletin, — le conférencier passe en revue les arguments bourgeois en faveur de la propriété individuelle, et indique par quels arguments Proudhon les a réduits à néant. Il touche ensuite à l’organisation anti-étatiste de la propriété collective, et, passant en revue les moyens de détruire la propriété individuelle pour arriver à la propriété collective, il ne reconnaît qu’un moyen sérieusement pratique, la révolution sociale. »

Le 5 février avait eu lieu une assemblée générale de la nouvelle fédération ouvrière. Le 22 février il y eut une réunion des comités des différentes sociétés ouvrières du district de Courtelary, en vue de la convocation d’une assemblée générale de toutes les sociétés ouvrières du Vallon, où il serait délibéré sur « le programme du parti ouvrier » ; cette assemblée fut fixée au dimanche 25 mars, dans la grande salle du Buffet de la gare ; le soir, il devait y avoir soirée familière avec tirage d’une tombola. Le samedi 3 mars, Élisée Reclus fit à Saint-Imier la conférence publique dont il a été parlé plus haut (p. 149) ; le sujet traité fut « l’anarchie et l’État ». « Il expliqua, — dit le correspondant du Bulletin — la signification scientifique du mot anarchie » ; et Joukovsky, après lui, « réfuta les principaux arguments qui sont invoqués par nos adversaires contre la liberté ».

De la conférence faite le lendemain, à la Chaux-de-Fonds, par Reclus et Joukovsky, le Bulletin parle en ces termes : « Le dimanche 4 mars, Élisée Reclus et Joukovsky, venant de Saint-Imier où ils avaient parlé la veille, ont donné à la Chaux-de-Fonds, à l’amphithéâtre du nouveau Collège, une conférence sur la question d’Orient. Reclus a traité le sujet au point de vue géographique, Joukovsky au point de vue historique. Le National suisse du samedi avait annoncé cette conférence comme « une bonne fortune pour le public de la Chaux-de-Fonds ». Or les deux conférenciers, qui sont des membres de l’Internationale, ont purement et simplement développé à l’amphithéâtre du Gollège, sous une autre forme, le même programme que Spichiger avait affirmé, quatre jours auparavant, devant l’assemblée populaire du 1er mars. » J’ai dit plus haut que la recette de cette conférence, qui était payante, devait être affectée à la publication de la suite des Esquisses historiques.

À Berne, il y avait aussi des réunions de propagande. Le Bulletin (3 février) annonça celle du 10 février en ces termes : « La Section de propagande organise pour le samedi 10 février une soirée familière. La soirée commencera par une conférence du compagnon Montels, de Genève, sur cette question : « De la situation de la femme » ; elle se terminera par une tombola socialiste. Quelques délégués de sections voisines doivent aussi apporter leur concours. »

À Neuchâtel, le mardi 27 février, conférence par Émile Werner, en allemand et en français, sur « le socialisme en Allemagne ». Le public, fort nombreux, était composé au moins pour moitié d’ouvriers allemands. Werner, « après avoir donné un juste tribut d’éloges à la persévérance et au courage des agitateurs socialistes en Allemagne, signala les lacunes et les côtés faibles du mouvement, et insista particulièrement sur la théorie erronée de l’État populaire (Volksstaat), dont il fit la critique en se plaçant au point de vue anti-autoritaire. Cette critique a été écoutée avec beaucoup d’intérêt et de curiosité par les ouvriers allemands présents, qui entendaient pour la première fois un anarchiste développer dans leur propre langue des théories qui ne leur étaient jusqu’alors connues que par les calomnies de la Tagwacht. Une discussion s’engagea auprès la conférence. Une membre de l’Arbeiterbund, le citoyen Lutz, essaya de combattre, non point les idées spéciales émises par le conférencier, mais le programme même du socialisme, où il déclara ne voir que de belles utopies : il faut, dit-il, tâcher de répandre l’instruction ; c’est seulement quand le peuple sera assez instruit que sa position économique pourra s’améliorer. Guillaume et Werner répondirent à Lutz, et démontrèrent que celui-ci, bien que membre de l’Arbeiterbund, se plaçait absolument sur le même terrain que les réactionnaires allemands tels que les Schulze-Delitzsch et les Max Hirsch. » (Bulletin.)

J’étais fort souffrant ce jour-là, et j’avais dû aller, par une bise glaciale, attendre à la gare Werner, qui venait de Berne : cela redoubla mon mal, au point qu’à dix heures du soir je fus contraint de quitter le local où avait lieu la conférence, sans attendre la fin du débat. Pendant les quinze jours qui suivirent, je fus martyrisé par des névralgies atroces, que rien ne pouvait calmer, et qui m’empêchaient de travailler. Le Bulletin du 4 mars contient l’avis suivant : « Une indisposition du membre du Comité fédéral jurassien chargé de la rédaction du Bulletin nous empêche de publier cette fois-ci divers articles et comptes-rendus qui auraient dû paraître. On voudra bien nous excuser si nous sommes obligés, pour achever la composition du journal, de donner autre chose que des actualités. » En effet, les colonnes des numéros des 4 et 11 mars sont occupées en partie par un extrait des Ours de Berne de Bakounine et un extrait de mon travail, écrit en 1873, sur le socialisme de Proudhon[23].

Le Comité central des sections genevoises de l’Arbeiterbund proposa, dans une lettre signée Wilhelm, que publia la Tagwacht, que le Congrès de cette Association, qui devait avoir lieu à la Pentecôte (20 mai), se tînt à Neuchâtel. « Une raison essentielle en faveur de ce choix, — disait la lettre, — c’est que les délégués de la Suisse allemande auront, en allant à Neuchâtel, l’occasion de se convaincre de l’insignifiance d’une association[24] dont les chefs, dit-on, résident précisément dans ce canton. » Le Bulletin répondit : « Nous serons enchantés, pour notre part, que l’Arbeiterbund tienne un Congrès à Neuchâtel... Il sera fort utile que les délégués de la Suisse allemande puissent juger sur place des conditions faites chez nous au socialisme. Nous sommes persuadés qu’une bonne partie de leurs préjugés contre les prétendus bakounistes tomberont dès qu’ils verront ceux-ci de près. »

Un socialiste de la Suisse allemande, animé d’autres sentiments à notre égard que ceux dont faisait profession le citoyen Wilhelm, protesta dans la Tagwacht contre la phrase où celui-ci avait parlé de l’insignifiance de la Fédération jurassienne, et contre « l’esprit querelleur » qui avait inspiré sa lettre. Il montra qu’il était chimérique, de la part de l’Arbeiterbund, d’espérer attirer à lui les ouvriers de la Suisse française, parce que « le grand nombre de ces ouvriers reste jusqu’à présent indifférent, et que le petit nombre de ceux qui ne sont pas indifférents appartiennent à la Fédération jurassienne, organisation qui, bien que tendant au même but que nous, ne peut pas s’accommoder de l’organisation plus centraliste de notre Arbeiterbund ».

On vota, dans les sections de l’Arbeiterbund, sur le choix de la ville, et Neuchâtel obtint la majorité. Chose curieuse, et que fit remarquer le Bulletin (25 février) : les trois sociétés ouvrières de Neuchâtel, toutes trois allemandes (les tailleurs, les cordonniers, et le Bildungsverein), qui prirent part au vote, s’étaient prononcées contre le choix de cette ville.

J’ai parlé (p. 125) d’une phrase que le rédacteur de la Tagwacht avait supprimée dans une lettre de Kachelhofer et de J. Franz, où ces deux citoyens, au nom d’un groupe de membres de l’Arbeiterbund, avaient blâmé l’alliance électorale contractée par les ouvriers « socialistes » de Genève avec les radicaux. Le Bulletin du 28 janvier revint sur la question :


Cette suppression — écrivit-il — avait piqué la curiosité de certains lecteurs : ils se demandaient quel blasphème avaient bien pu écrire les signataires de la lettre, pour que la rédaction de la Tagwacht se fût crue obligée de le remplacer par une ligne de points.

Cette curiosité a été satisfaite. Le Vorwärts de Leipzig a publié la lettre de Kachelhofer et Franz, et il l’a publiée, lui, sans coupure. Le dernier alinéa, celui qui avait été « châtré », contenait cette phrase :

« On pourra, si l’on veut, nous appeler bakounistes ; nous aimerions mieux, s’il n’y avait pas d’autre alternative, mériter réellement cette épithète, plutôt que de continuer plus longtemps à permettre que le mouvement ouvrier suisse soit exploité — consciemment ou inconsciemment — — pour en faire un marche-pied à l’un ou à l’autre des partis bourgeois. »

Voilà donc le pot-aux-roses découvert ! La rédaction de la Tagwacht n’avait pas voulu permettre à des membres de l’Arbeiterbund de déclarer publiquement qu’entre les révolutionnaires de la Fédération jurassienne et certains hommes dont tout le socialisme consiste à embrigader les ouvriers au profit du parti radical, leur choix était fait.

Mais on aura beau vouloir mettre l’éteignoir sur les aspirations de ceux dont la pensée se rapproche de la nôtre. Tous les éléments sérieux et sincères du socialisme en Suisse finiront par s’entendre, et alors le règne des pécheurs en eau trouble sera fini.


Le Journal de Genève ayant constaté, en citant les déclarations mêmes des députés ouvriers genevois, qu’il y avait eu avant les élections alliance entre les socialistes de Genève et le comité électoral radical, le Petit Genevois (20 janvier), organe des radicaux, protesta : « Le mot de socialisme, dit-il, n’a pas même été prononcé dans le comité radical-libéral, et aucun candidat ne s’est présenté et n’a été soutenu comme candidat du socialisme ». Le Bulletin reproduisit ce désaveu, d’où il résultait que les candidats « ouvriers » avaient été élus à titre de candidats « radicaux » tout simplement, et ajouta : « Que devient dès lors la victoire dont se sont glorifiés si mal à propos J.-Ph. Becker et ses amis ? »


Voici quelques extraits d’articles du Bulletin relatifs aux réformes politiques, à la tactique électorale, et à l’attitude de l’Arbeiterbund.

Le 21 janvier, notre organe publiait ceci à propos du referendum, de l’initiative, de l’élection du gouvernement par le peuple, et autres « progrès démocratiques » :


Les réformes politiques et les ultramontains.

Une preuve que les réformes politiques que réclament dans la Suisse allemande les ouvriers socialistes ne sont point, comme ceux-ci se l’imaginent, un moyen véritable d’émancipation pour le peuple, c’est que les ultramontains, qui certes ne veulent pas de la liberté et de l’égalité réelles, sont très disposés à s’accommoder de ces prétendus progrès, et même les inscrivent sur leur programme !

Dans le canton de Saint-Gall, le parti ultramontain vient en effet de publier un programme politique qui contient les points suivants :

« Referendum obligatoire sur toutes les lois et tous les décrets. — Droit d’initiative : le Grand-Conseil est tenu de soumettre au vote du peuple toute proposition émanant de l’initiative populaire, lorsque six mille citoyens le demandent. — Lorsque six mille citoyens demandent la révocation soit du Grand-Conseil, soit du pouvoir exécutif, cette demande doit être soumise au peuple. — Le peuple élit directement les membres du gouvernement cantonal, ainsi que les députés au Conseil des États. »

Ceci devrait démontrer une fois pour toutes, à ceux des ouvriers qui croient encore à l’efficacité des réformes politiques, deux choses :

1o  Que ces réformes ne sont pas des progrès réels, puisque les ultramontains les demandent tout comme les radicaux, mais seulement une façon ingénieuse de perpétuer le système actuel de gouvernement de la bourgeoisie en en renouvelant certains ressorts usés ;

2o  Que les ultramontains et les radicaux se valent, parce que les uns et les autres désirent la domination, et cherchent à l’obtenir par les mêmes moyens, — tandis que les socialistes seuls veulent la vraie liberté.


À propos de la résolution prise en 1876 par le parti socialiste ouvrier, aux États-Unis, de s’abstenir de participer aux luttes électorales, le Bulletin traita de nouveau la question de l’abstention dans les élections politiques. Voici une partie de son article (28 janvier 1877) :


La tactique de l’abstention électorale.

... Si l’on veut examiner les choses sans parti pris, avec le désir sincère de les voir telles qu’elles sont, voici comment apparaît, à l’heure qu’il est, l’état de la question dans le débat entre les socialistes de langue allemande et nous, relativement à la politique électorale :

En Allemagne, la participation aux élections paraît être, pour le moment, un puissant moyen de propagande. Les socialistes allemands emploient donc cette arme, la plus efficace, disent-ils, dont ils puissent disposer aujourd’hui ; et loin de les blâmer, nous applaudissons à leurs succès ;

En Alsace, il a été reconnu par le Congrès de Gotha de 1876 que la question de savoir s’il fallait, oui ou non, prendre part au scrutin devait être laissée à l’appréciation des socialistes alsaciens eux-mêmes. Ceux-ci se sont décidés pour l’abstention. Nous les approuvons ; et les socialistes d’Allemagne les avaient approuvés d’avance ;

Aux États-Unis, les socialistes ne veulent pas se mêler des tripotages électoraux. Nous pensons qu’ils ont raison ; les socialistes d’Allemagne partagent notre manière de voir, et la Tagwacht elle-même se rallie à cette opinion.

Ainsi, dans ces trois cas, Allemands et Jurassiens sont d’accord sur la tactique à suivre. Ils disent les uns et les autres :

Aux États-Unis, il faut s’abstenir ;

En Alsace, c’est aux socialistes alsaciens à déterminer eux-mêmes leur ligne de conduite ;

En Allemagne, le vote est un puissant moyen de propagande.

Mais il est un point où l’accord cesse : c’est lorsqu’il est question de la Suisse.

Nous ne croyons pas, nous, à l’efficacité de la participation au vote, en Suisse, ni comme moyen de propagande, ni surtout comme moyen d’émancipation.

Les ouvriers de langue allemande, par contre, pensent presque tous qu’en Suisse le vote peut être utilement employé, comme simple moyen de propagande, disent les uns ; comme moyen à la fois de propagande et d’émancipation, disent les autres.

Qui a raison ?

Jusqu’à présent, il nous semble que l’expérience a prononcé en notre faveur. Mais, sans rentrer en ce moment dans le fond du débat, nous nous contentons de prier nos contradicteurs de prendre note de ce point :

Si l’on veut nous convaincre que nous avons tort, et que la tactique que nous recommandons pour la Suisse est mauvaise, il ne faut pas nous offrir l’Allemagne en exemple, et nous dire que, puisque les socialistes allemands vont voter, nous devons aller voter aussi ; car nous aurions un autre exemple à citer, et nous répondrions : « Les socialistes des États-Unis (et il y a beaucoup d’Allemands parmi eux) ne vont pas voter, et vous dites qu’ils ont raison ».

Pour argumenter contre nous, il faudrait nous prouver qu’en Suisse, et tout spécialement dans les cantons où existe la Fédération Jurassienne, notre tactique a produit de mauvais résultats, et qu’au contraire la tactique opposée a porté ou aurait porté de bons fruits.

La participation des ouvriers au scrutin, en Suisse, disons-nous, n’a jamais abouti qu’à des alliances de dupes avec l’un ou l’autre des partis bourgeois.

Qu’on nous démontre qu’il peut en être autrement ; qu’on nous démontre que l’élection de candidats réellement socialistes est possible en Suisse sans compromis avec la bourgeoisie, et que cette élection n’aurait pas pour résultat de fortifier le régime gouvernemental et autoritaire ; qu’on nous démontre que par ce moyen nous arriverions plus vite à détacher le peuple ouvrier des partis bourgeois et à le préparer à la révolution sociale, que nous ne pouvons le faire par la presse, par les meetings et par l’organisation corporative, — et dans ce cas nous sommes prêts à aller voter.


Dans le numéro du 25 février, le Bulletin notait la différence de procédés, à notre égard, entre certains membres de l’Arbeiterbund, qui se montraient courtois et conciliants, et d’autres membres de la même association, qui nous poursuivaient de leur inimitié. Voici le passage essentiel de l’article :


Les deux courants dans l’Arbeiterbund.

De plus en plus on peut constater, au sein de l’Arbeiterbund, une divergence entre deux courants. Certains hommes, pensant autrement que nous sur divers points importants, paraissent néanmoins désirer un rapprochement amical ; d’autres, poussés par des passions haineuses, ne cessent de nous combattre avec acharnement, et travestissent déloyalement nos idées dans la polémique. Aux yeux de ces derniers, une conciliation avec les Jurassiens serait un crime, un déshonneur : On peut faire alliance avec les partis bourgeois, disent-ils ; mais avec les socialistes du Jura, jamais !

L’esprit de rapprochement amical qui caractérise le premier courant paraît dominer dans le Comité central de l’Arbeiterbund, qui a son siège à Winterthour ; nous en trouvons à chaque instant des symptômes dans les communications officielles de ce Comité que publie la Tagwacht. En voici un exemple. Dans la Tagwacht du 3 février, [à propos de la lutte politique,] le Comité central... donne son appréciation sur le programme et la tactique des Jurassiens. Nous traduisons le passage :

« ... L’idée fondamentale des Jurassiens, c’est un Bureau fédéral, qui s’occupe d’administration et de statistique, mais qui ne doit point faire de politique. Mais il faut remarquer à ce sujet que, dans la forme sociale anti-autoritaire, personne ne fait de politique, pas même la Fédération des communes et des producteurs : car dans une société dont tous les membres sont placés sur le pied de l’égalité économique et vivent heureux, on n’a plus besoin de politique. La bourgeoisie n’a besoin en effet de la politique que pour maintenir l’inégalité économique ; et, par conséquent, nous n’avons besoin de notre côté de faire de la politique que jusqu’au moment où l’égalité sera établie. C’est ici que la tactique des Jurassiens et la nôtre se séparent ; car les Jurassiens disent : « La bourgeoisie se sert de la politique pour maintenir l’inégalité, par conséquent nous ne devons et nous ne pouvons pas employer ce même moyen, la politique, pour détruire l’inégalité ». Il y a là matière à réflexions, mais nous n’y voyons aucun motif de nous combattre les uns les autres. »

Comme on le voit, le Comité central de l’Arbeiterbund pense comme nous sur la question d’avenir : son idéal est une société anti-autoritaire, dans laquelle on ne fera plus de politique, parce que la politique n’a sa raison d’être que dans une société fondée sur l’inégalité[25]. Dès que ce principe est admis, la question de tactique devient en effet secondaire : les uns pensent qu’il faut battre la bourgeoisie avec l’arme même qu’elle emploie contre nous, avec la politique ; les autres, les Jurassiens, disent, non pas — comme on le leur fait dire — qu’il ne faut pas faire de politique, mais qu’à la politique bourgeoise on ne peut opposer d’autre arme efficace que la révolution sociale. Il y a là une question de tactique à débattre : mais il n’y a pas de quoi se traiter en adversaires, — bien au contraire !

Il est naturel qu’une pareille manière de poser la question, de la part du Comité central de l’Arbeiterbund, ne pouvait convenir au rédacteur de la Tagwacht, dont on connaît les sentiments à l’égard des Jurassiens. Aussi s’empressa-t-il d’ajouter à l’article du Comité central une note où on lisait :

« Il est à peine nécessaire de faire remarquer que l’appréciation du Comité central relativement aux Jurassiens est en contradiction complète avec la nôtre. On peut consulter à cet égard l’article que nous publions sous le titre : L’État. »

Cet article L’État est une longue amplification, [écrite par Greulich[26], et] qui a paru, par tranches indigestes, dans six numéros consécutifs de la Tagwacht. L’auteur a eu la prétention de faire une réfutation en règle de notre théorie de l’État. Nous ne songeons pas à répondre à cet article dans les colonnes du Bulletin : ce serait entamer une polémique tout à fait inutile, puisque les lecteurs du Bulletin n’ont pas lu la Tagwacht. Nous laisserons donc ce soin à l’Arbeiter-Zeitung.


Dans le même numéro, le Bulletin signalait un « Appel aux citoyens suisses » publié à Berne, en allemand, par un groupe de membres de l’Arbeiterbund, à l’occasion d’un acte arbitraire commis par un patron envers deux ouvriers. Cet « Appel », dont l’auteur était Karl Moor, contenait la diatribe suivante contre la Fédération jurassienne et ses doctrines :

« Tout ceux qui connaissent tant soit peu l’état des choses, savent qu’il existe en Suisse deux fractions socialistes, les Sozial-Demokraten, qui comptent six à sept mille adhérents formant l’Arbeiterbund, et les anarchistes du Jura, qui ont aussi à Genève, à Berne, etc., quelques ramifications isolées, et qui cherchent à dissimuler leur petit nombre et leur complète insignifiance dans le mouvement ouvrier vivant, en faisant d’autant plus de bruit. Ici à Berne, ils comptent environ cinquante adhérents, tandis que les membres de l’Arbeiterbund y sont au nombre de sept à huit cents[27]. Or la tactique des feuilles bourgeoises — qu’elle provienne d’une crasse ignorance ou d’une mauvaise foi voulue — a toujours été d’imputer à notre parti les tirades déclamatoires de quelques personnages d’ailleurs parfaitement inoffensifs, et de mettre dans le même sac les Sozial-Demokraten et les anarchistes, afin de discréditer aux yeux de nos concitoyens nos tendances, qui, de même que celles des Sozial-Demokraten d’Allemagne, n’ont absolument rien de commun avec les rêves creux des utopistes...

« En opposition à la doctrine anarchiste, qui veut supprimer non-seulement le mode actuel de production, mais encore l’État lui-même, l’école socialiste allemande — suivie en cela par les socialistes autrichiens, danois, hollandais, belges, anglais, américains, serbes, par une partie des socialistes russes, par une grande partie des socialistes français, et par la très grande majorité des socialistes suisses, tandis que la théorie anarchiste a ses adhérents principalement en Italie, en Espagne, en partie parmi les Russes, et dans le Jura suisse — l’école socialiste allemande, disons-nous, enseigne que l’idée du véritable État, de l’État populaire démocratique (des demokratischen Volksstaats), n’a jamais encore été réalisée jusqu’ici. L’État n’a pas seulement à remplir des fonctions de police, il n’a pas seulement à garantir l’ordre juridique extérieur, à faire le gendarme ; il a une mission plus élevée, morale, civilisatrice. L’État, en lui-même, n’est pas quelque chose qui nous soit hostile ; ce n’est pas, comme le prétend la triste école de Manchester, quelque chose qui soit en dehors de nous et à qui il faut demander de nous déranger le moins possible (laisser faire, laisser passer). Non, l’État est quelque chose de vivant, d’animé, l’État c’est nous-mêmes. La réalisation pratique de cette idée forme le programme des Sozial-Demokraten[28]. »

Le Bulletin, après avoir reproduit cette citation, ajouta ce qui suit :


Nous ne nous arrêterons pas à discuter, à cette place, cette définition, erronée à notre avis, de l’État et de son rôle social. Ce que nous voulons relever, c’est, de la part de citoyens que nous avons toujours traités en alliés, en Parteigenossen, pour employer le terme allemand, cette singulière façon de comprendre et de pratiquer la solidarité. Les mêmes hommes dont est censé émaner l’Appel que nous venons de citer étaient présents, si nous ne nous trompons, à cette réunion qui eut lieu à Berne il y a sept mois à l’occasion des funérailles de Bakounine, et dans laquelle, à l’unanimité, tout en réservant pour chacun l’entière liberté de ses théories, on vota l’oubli « des vaines et fâcheuses dissensions passées ». Aussi croyons-nous que les passages hostiles à la Fédération jurassienne expriment, non pas tant le sentiment des ouvriers de Berne qui appartiennent à l’Arbeiterbund, que les rancunes de quelques personnalités malveillantes, dont le métier semble être d’empêcher tout rapprochement entre des groupes qui devraient vivre en paix et s’entr’aider.


Enfin, dans son numéro du 18 mars, le Bulletin revenait encore sur cette question :


Le conflit intérieur dans l’Arbeiterbund.

Il est intéressant de suivre, dans l’Arbeiterbund, le conflit intérieur qui paraît s’accentuer toujours davantage.

Dans une circulaire du Comité central de Winterthour (Tagwacht du 24 février), nous trouvons quelques passages qui sont une critique indirecte de la ligne politique adoptée par les « Arbeiterbundiens » de Genève, Berne, Bâle, et divers autres lieux : tactique qui consiste, comme on sait, à se mettre docilement à la remorque du parti bourgeois dit libéral, démocratique ou radical, et à voter pour ses candidats et pour ses projets de loi.

Le Comité central déclare que, selon lui, les socialistes suisses doivent former un parti « indépendant » (selbstständig), et, entre autres arguments, il met en avant celui-ci :

« Le Congrès des internationaux, à Berne, en octobre dernier, a voté la résolution suivante, à laquelle se sont associés aussi les délégués de l’Allemagne et de l’Arbeiterbund : « L’Internationale sympathise avec les ouvriers de tous les pays, pour autant qu’ils n’ont pas d’attache avec les partis bourgeois quels qu’ils soient ».

« Ce Congrès, il est vrai, ne nous concerne pas directement, mais la chose n’en a pas moins son importance pour nous, attendu qu’au prochain Congrès universel, en Belgique, les diverses associations seront appréciées de ce point de vue-là... L’Arbeiterbund doit former un parti pour son propre compte... Il est indispensable que les socialistes marchent seuls, s’ils veulent que leur cause triomphe... »

Comme on le voit, il y a dans ces lignes un sentiment vrai de la dignité du parti socialiste. Ceux qui ont écrit cette circulaire pensent, comme nous, qu’il vaut mieux se trouver peu nombreux, mais n’avoir avec soi que des hommes convaincus, des socialistes sérieux, que de remporter de prétendus triomphes électoraux comme ceux des Genevois, achetés au prix d’une alliance de dupes avec un parti bourgeois...

Pendant que quelques hommes, à Winterthour et ailleurs, se prononcent en faveur de l’indépendance (Selbstständigkeit) du parti socialiste, et recommandent en même temps une entente amicale avec la Fédération jurassienne, les Allemands de Genève se montrent toujours plus furieux contre ces Jurassiens, qui percent à jour leurs menées politiques. Dans la Tagwacht du 10 mars, le Comité de l’Arbeiterbund genevois proteste contre l’idée d’inviter les Jurassiens au prochain Congrès de l’Arbeiterbund.

« Nous ne comprenons pas, écrivent ces dignes politiciens, à quoi pourrait servir une invitation adressée à ce groupe... Y a-t-il aucun symptôme qui indique que les Jurassiens soient disposés à marcher d’accord avec l’Arbeiterbund, par exemple sur le terrain politique ? Il suffit de rappeler l’assemblée de Saint-Imier[29], et les articles de l’Arbeiter-Zeitung et du Bulletin contre la législation directe. Nous recommandons en conséquence à tous nos amis de rejeter la proposition d’inviter les Jurassiens, et d’accepter par contre celle d’inviter la Société du Grütli. »

Est-ce assez clair ? Et les socialistes flamands, par exemple, qui paraissent se faire en ce moment une idée assez inexacte de ce qui se passe en Suisse, ouvriront-ils cette fois les yeux ? Les politiqueurs de Genève repoussent la Fédération jurassienne, parce qu’elle est socialiste, internationale et révolutionnaire ; ils recherchent l’alliance de la Société du Grütli (composée uniquement de Suisses allemands), parce que cette Société est politique, nationale et bourgeoise. Qui se ressemble s’assemble !


Dans un autre article du même numéro, le Bulletin signalait l’attitude prise par le Comité de l’Arbeiterbund de Berne dans la question, soumise au peuple bernois, du rachat de la ligne de chemin de fer Berne-Lucerne :


C’est là une de ces circonstances où, comme le dit Proudhon, le vote populaire, quand on le consulte, répond inévitablement par une sottise. Si l’électeur vote non, il laisse une ligne de chemin de fer aux mains d’une compagnie privée, — chose mauvaise ; s’il vote oui, il livre cette ligne de chemin de fer à l’État bourgeois, — chose également mauvaise.

Le Comité de l’Arbeiterbund de la ville de Berne, par un appel signé Karl Moor et S. Lustenberger, a cru devoir toutefois recommander aux électeurs de voter oui ; et comme il se trouvait, en cette circonstance, en contradiction avec la décision de principe votée par les socialistes allemands au Congrès de Gotha l’an dernier, il a cherché à justifier sa manière d’agir en prétendant que ce qui est mauvais dans un État monarchique cesse de l’être dans un État républicain.

Le Congrès de Gotha s’est prononcé contre le rachat des chemins de fer allemands par l’État, en déclarant que « si l’Empire devenait propriétaire des voies ferrées, il s’en servirait pour favoriser les intérêts de l’État de classe et militaire (Klassen- und Militärstaat) ; que les revenus en seraient dépensés pour des buts improductifs ; que ce serait donner au gouvernement une arme de plus contre le peuple, et fournir une nouvelle occasion aux spéculateurs de s’enrichir aux dépens de la fortune publique ».

Est-ce que tous ces arguments ne sont pas applicables à la Suisse aussi bien qu’à l’Allemagne ? Les hommes de l’Arbeiterbund, à Berne, en sont-ils donc venus à ce point, de ne plus voir dans la Confédération suisse un Klassenstaat, un « État de classe » où la bourgeoisie gouverne en souveraine ? Est-ce que le militarisme n’existe donc pas chez nous ? Est-ce que le gouvernement n’est pas, ici comme partout, le représentant des intérêts bourgeois, et par conséquent l’ennemi des travailleurs ? Est-ce que les affaires de chemin de fer ne sont pas, en Suisse comme partout, un objet de scandaleuses spéculations financières ?

Des esprits naïfs disent : « Mais il vaut mieux que les chemins de fer soient possédés par l’État plutôt que par une compagnie d’actionnaires ; de cette manière ils appartiendront au peuple (!), et seront administrés dans son intérêt ». Nous répondons : État ou compagnie, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. L’État bourgeois n’est lui-même qu’une vaste compagnie privée, qui exploite au profit d’une minorité privilégiée le capital social et le travail collectif, en faisant jouer plus ou moins adroitement les ressorts ingénieux qu’on appelle représentation nationale, suffrage universel, et législation directe.

Il n’y a donc plus de logique, paraît-il, dans les têtes des hommes qui représentent à Berne l’Arbeiterbund ? Quand on lit leurs raisonnements, quand on voit leurs actes, on arrive à cette conclusion forcée : Ces hommes sont, sciemment ou inconsciemment, les agents du radicalisme bourgeois.


Il reste à parler des préparatifs faits dans la Fédération jurassienne en vue de la célébration de l’anniversaire du 18 mars.

L’année précédente, — indépendamment des réunions locales, — des représentants des diverses sections de la Fédération, ainsi que de nombreux réfugiés de la Commune, s’étaient donné rendez-vous en un point central, à Lausanne, pour commémorer ensemble le mouvement insurrectionnel du peuple parisien. L’idée fut émise de procéder de même en 1877, et les sections de Berne demandèrent que leur ville fût choisie comme siège de la fête commune. Il s’agissait, dans la pensée des internationaux de Berne, d’une manifestation qui serait une revanche : le 18 mars 1876, le cortège organisé par le Sozial-demokratischer Verein avait été attaqué et dispersé, et le drapeau rouge déchiré ; nos amis, les membres des deux sections de l’Internationale à Berne[30], voulaient, en organisant à leur tour un cortège, affirmer le droit, garanti par la constitution bernoise, de déployer le drapeau rouge dans la rue ; et, au cas où ce drapeau serait de nouveau l’objet d’une agression, ils étaient décidés à le défendre de la façon la plus énergique.

Une réunion privée, entre camarades, eut lieu à la Chaux-de-Fonds, dans le courant de février, pour parler de la manifestation projetée. Je m’y trouvai. Brousse y prit la parole : il déclara qu’une semblable démonstration aurait une importance capitale pour l’avenir de l’Internationale dans la ville fédérale ; et il insista pour que, de toutes les sections de la Fédération jurassienne, de nombreuses délégations s’y rendissent. Je fis quelques objections : il me semblait que nos amis de Berne se préoccupaient un peu trop d’une exhibition de parade, et perdaient de vue le but essentiel de la réunion du 18 mars, qui devait être la propagande du principe fédéraliste et communaliste ; je fis observer en outre qu’en provoquant un conflit dans la rue avec les assommeurs à gages de la bourgeoisie bernoise, on s’exposait à aboutir à l’une ou l’autre de deux alternatives également regrettables : ou bien voir de nouveau le drapeau rouge déchiré et le cortège dispersé ; ou bien, si nous devions l’emporter sur nos agresseurs probables, acheter trop cher cette satisfaction d’amour-propre, en risquant de faire couler le sang, et peut-être de sacrifier des vies humaines ; donner sa vie dans une lutte révolutionnaire, disais-je, cela peut être, à un certain moment, un devoir inéluctable ; mais il serait désastreux que, pour une simple manifestation, il y eût mort d’homme. Brousse revint à la charge : il était bruyant (uproarious, comme l’a écrit Kropotkine en crayonnant son portrait), il avait l’oreille des plus jeunes et des plus exaltés ; sa verve méridionale l’emporta. Voyant que j’étais seul de mon avis, je n’insistai pas, et déclarai que je m’inclinais devant la volonté générale.

Il fut ensuite convenu entre nous que l’initiative, pour la proposition d’une réunion commune, ne partirait pas de Berne, et que ce seraient nos camarades du Val de Saint-Imier qui la prendraient. À cet effet, le comité de la Fédération ouvrière du district de Courtelary adressa une circulaire aux sections ; la plupart de celles-ci répondirent en annonçant qu’elles acceptaient la proposition : et les sections de Berne furent alors chargées d’organiser la manifestation.

Le Bulletin du 11 mars annonça la fête par l’avis suivant :


Fête anniversaire du 18 mars 1871.

La Fédération ouvrière du district de Courtelary vient de proposer aux sections de la Fédération jurassienne, par une circulaire, de fêter en commun, cette année encore, l’anniversaire du 18 mars. La même fédération propose la ville de Berne comme lieu de réunion.

Toutes les sections qui ont répondu (et la majorité des sections l’a fait) acceptent la proposition de la Fédération du district de Courtelary. De plus, les sections de Berne ont envoyé leur enthousiaste adhésion. Il ne reste plus que les détails d’organisation à régler.

Dès aujourd’hui donc nous invitons instamment tous les membres de l’Internationale, les proscrits, et les citoyens sympathiques au mouvement populaire du 18 mars 1871, à se rendre à Berne le dimanche 18 mars 1877.

Les sections de Berne auront des délégués à l’arrivée de tous les trains pour recevoir et conduire les invités ; dans tous les cas, toute la matinée du dimanche 18, on pourra s’adresser au bureau de l’Arbeiter-Zeitung, rue des Fontaines, 2, second étage, Berne. Il est indispensable que tous les citoyens qui viendront du dehors soient déjà rendus à Berne dans la matinée du dimanche pour la réunion préparatoire.


Le numéro du dimanche 18 mars publia en tête de ses colonnes l’article que voici :


Anniversaire du 18 mars.

Les délégués des Sections jurassiennes et les proscrits de la Commune se réunissent aujourd’hui à Berne, pour fêter ensemble le souvenir de la révolution accomplie il y a six ans par le peuple parisien. Une réunion publique aura lieu à deux heures de l’après-midi, et le soir, dans une nouvelle assemblée, pourra s’engager une discussion de principes analogue à celle qui a eu lieu l’an dernier à Lausanne.

À cette heure plus que jamais, il est important de raviver les sentiments généreux qui dictèrent au prolétariat de Paris l’insurrection du 18 mars, et de populariser, par une active propagande, le programme de la Commune et de l’Internationale. L’horizon se couvre de nuages ; la situation politique, en France, devient chaque jour plus précaire ; et tout fait prévoir qu’avant peu les exploiteurs du peuple français lui fourniront une nouvelle occasion de revendiquer ses droits. Une révolution victorieuse à Paris serait pour l’Europe le signal d’une guerre générale. Ainsi, veillons et étudions, tâchons de nous rendre un compte exact de ce que nous voulons, et de savoir où nous allons.

Une circonstance particulière a fait choisir Berne, plutôt qu’une ville de la Suisse française, pour le lieu de la réunion générale : c’est l’espoir, disons mieux, c’est la certitude de pouvoir y fraterniser avec un certain nombre de socialistes de langue allemande, qui, dégoûtés de la politique tortueuse et des vues étroites de certains membres du Schweizerischer Arbeiterbund, se sont ralliés franchement à l’Internationale. La réunion de Berne permettra de constater que l’Internationale, qui, pendant assez longtemps, n’avait pu se développer en Suisse que dans la partie française du pays, a désormais pris pied aussi dans les cantons allemands, où elle saura grouper tous les éléments sérieux et véritablement socialistes.

Dans notre prochain numéro, nous rendrons compte de la réunion de Berne, qui aura été, nous y comptons, une éclatante revanche de l’outrage infligé il y a un an, par la bourgeoisie bernoise, au drapeau de la Commune et de l’Internationale.


Au chapitre suivant le récit de ce qui se passa le 18 mars 1877 à Berne.




  1. Malon se trouvait à Palerme depuis le mois de novembre 1876 avec Mme  André Léo, qui voulait faire entrer son fils André à l’École d’agriculture de cette ville. Mme  André Léo avait écrit à Mathilde Rœderer, de Viareggio (Toscane), à la date du 31 octobre 1876 : « Nous partons demain pour Palerme. Je crois que ce doux hiver me fera grand bien... Nous n’y resterons pas longtemps, l’année scolaire seulement. L’exil a cela de bon, qu’on peut voyager, n’ayant de racines nulle part. Ce ne sera pas M. Gambetta qui nous fera revenir plus tôt. Ah ! cet Italien ! il me répugne de plus en plus... Cela ne nous empêche pas d’être très contents du réveil ouvrier à Paris. Nous ne sommes pas des fanatiques du Jura ; et n’avez-vous pas vu que Malon est leur bête noire, comme il l’est des bakounistes en Italie ? » Il est vraiment risible de voir Mme  André Léo nous traiter de « fanatiques » au lendemain même du Congrès de Berne, où nous avions tendu la main aux démocrates socialistes d’Allemagne.
  2. Dans une lettre écrite à De Paepe le 6 octobre 1877 (publiée par Eugène Fournière dans la Revue socialiste en 1908), Malon dit : « Guillaume a menti en déclarant que le célèbre article du Povero, écrit par Ingegneros, était un monument de l’odieux et de l’hypocrisie de ma conduite ». On voit, par la reproduction textuelle du passage du Bulletin auquel Malon fait allusion dans cette lettre, que l’imputation qu’il repousse ne venait pas de moi : c’est le Martello, c’est-à-dire Andrea Costa, qui a dit, à tort ou à raison, que l’article du Povero était dû à la plume de Benoit Malon  ; c’est le Martello qui a qualifié sa conduite en l’appelant « hypocrite et odieuse ».
  3. Comme on le verra plus loin (p. 137), il y avait encore d’autres motifs à l’irritation du Vorwärts contre le Bulletin : nous avions dû qualifier sévèrement son attitude à l’égard des révolutionnaires russes.
  4. De ma part tout au moins. Les lettres de Malon à De Paepe, récemment publiées dans la Revue socialiste (1908), pourraient faire supposer que ce dernier, à partir de 1877, jouait un double jeu : mais je préfère ne pas m’arrêter à cette hypothèse.
  5. Après son court séjour dans le Jura en mars 1872 (voir t. II, pages 266-267), il avait poussé jusqu’en Belgique, et y avait visité les ouvriers de Verviers.
  6. Au Congrès de Lausanne, en 1867, parmi les questions formant l’ordre du jour figurait celle-ci : « Les efforts tentés aujourd’hui par les associations pour l’émancipation du quatrième état (classe ouvrière) ne peuvent-ils pas avoir pour résultat la création d’un cinquième état, dont la situation serait beaucoup plus misérable encore ? » (voir t. Ier, p. 34.)
  7. Voir p. 118.
  8. Nom de la région dont Porrentruy est le centre.
  9. Dans l’original, publié par le Progrès de Delémont, on lit cette phrase comme suit : « N’y a-t-il pas là des ulcères sociales autrement hideuses et gangrenées que celles que l’Internationale se plait à nommer le prolétariat, etc. » Nous avons cru pouvoir, sans être accusés de présomption, corriger le français de M. le directeur de l’école normale. (Note du Bulletin.)
  10. Le mot de libéral, à cette époque, dans le Jura bernois, était synonyme de radical.
  11. L’instituteur espagnol Albarracin, on l’a vu (t. III, p. 184), vivait en Suisse sous le nom d’Albagès. Dans l’automne de 1876, il avait quitté Neuchâtel (où il avait été membre du Comité fédéral jurassien) pour aller travailler à la Chaux-de-Fonds comme peintre en bâtiment, l’entrepreneur Dargère (un communard) ayant consenti à l’occuper en cette qualité.
  12. Hippolyte Ferré, frère de Th. Ferré.
  13. Jeallot avait, précédemment, travaillé quelques années à Neuchâtel (t. II, p. 172).
  14. Quelques lettres de cette époque, écrites à Kropotkine par moi, par Schwitzguébel, Brousse, Robin, etc., avaient été laissées en dépôt par lui, en septembre 1877, entre les mains de Gustave Jeanneret, qui les lui a restituées il y a deux ans (1907). Kropotkine m’a autorisé à faire usage de ces lettres dans ce volume, et j’en reproduirai d’assez nombreux passages. Dans une lettre du 26 février, je lui disais : « Avez-vous un peu l’occasion de causer avec des amis le soir ? Il me semble qu’en vous faisant introduire dans divers cafés ouvriers, par ceux qui ont l’habitude d’y aller, il vous serait possible de faire un peu de propagande. C’est justement ce qui manque à la Chaux-de-Fonds ; nos amis vivent trop isolés, trop en dehors de la population. »
  15. Ce mot d’anarchisme est ici un anachronisme ; il n’était pas encore fabriqué ; le mot d’anarchie était seul employé. C’est par nos adversaires que l’épithète d’anarchistes nous était appliquée ; quant à nous, si nous l’employions, nous avions généralement soin d’y joindre celle de collectivistes.
  16. Voir plus loin (pages 149-150) ce qui est dit du discours d’Auguste Spichiger à la fête du 1er mars. Peut-être Kropotkine a-t-il aussi accompagné Spichiger à Saint-Imier le 4 février (p. 144).
  17. L’atelier coopératif des graveurs et guillocheurs, créé au Locle en 1869, à la suite d’une grève, et transporté à la Chaux-de-Fonds en 1874, était en liquidation, et c’était Auguste Spichiger qui avait été désigné comme liquidateur. Il s’était reconstitué un autre atelier coopératif, formé de quatre membres seulement : trois graveurs, Frédéric Graisier, Jacob Spichiger et Nicolet, et un guillocheur, Auguste Spichiger ; cet atelier se trouvait rue de la Demoiselle, 14 a.
  18. À propos de ce passage de Kropotkine, Auguste Spichiger m’a écrit (19 avril 1908) : « Pendant mes moments de chômage, j’allais en effet souvent aider notre camarade Baudrand, tapissier ; il m’employait entre autres à carder de la laine et du crin ».
  19. Cette proposition était due, je crois, à l’initiative de « Levachof ».
  20. Voir plus haut, p. 126.
  21. L’ancien rédacteur du Diogène : voir t. Ier, p. 28.
  22. Le National suisse publia in-extenso le discours lu par Spichiger : « mais, tandis qu’il avait généreusement émaillé le texte des harangues officielles de nombreuses indications d’applaudissements, il s’abstint complètement de faire remarquer que le discours de Spichiger avait été applaudi ; ce détail est caractéristique » (Bulletin). Le Bulletin imprima le discours dans son numéro du 11 mars. Je ne puis le reproduire ici, à cause de sa longueur, mais je me permets d’émettre cet avis : c’est qu’il serait très à propos qu’un camarade de la Chaux-de-Fonds fît une nouvelle lecture publique de ce discours dans une des prochaines fêtes du 1er mars.
  23. Paru en traduction russe sous le titre de Anarkhia po Proudonou.
  24. La Fédération jurassienne.
  25. Marx —je l’ai déjà fait remarquer — a dit les mêmes choses dans la Misère de la philosophie (1847, p. 177).
  26. Greulich se croit un disciple de Marx, et il ne s’est jamais douté que celui qu’il appelle son maître était, en théorie, un « anti-étatiste ».
  27. Nous ne voudrions point chercher à déprécier l’importance de l’Arbeiterbund en le chicanant sur le chiffre de ses adhérents ; au contraire, nous serions heureux que les chiffres indiqués là fussent vrais, parce que nous savons qu’un jour ou l’autre les ouvriers dont l’Arbeiterbund ébauche l’éducation socialiste viendront à l’Internationale. Mais nous devons cependant faire observer qu’à Berne, une statistique publiée dans la Tagwacht du 17 février 1877 n’indique que 185 membres actifs de l’Arbeiterbund, et que le chiffre total, pour la Suisse, des membres de l’Arbeiterbund qui ont pris part à la dernière votation générale faite dans le sein de cette association n’excède guère 2000, répartis dans 69 sections. (Note du Bulletin.)
  28. Voilà, dans toute sa niaiserie, la conception des socialistes étatistes exposée par un Sozial-Demokrat authentique, — qui se croit disciple de Marx !
  29. Ainsi, on nous fait un crime d’avoir, dans l’assemblée populaire de Saint-Imier, combattu les radicaux bourgeois. (Note du Bulletin.) — Sur l’assemblée du 4 février à Saint-Imier, voir ci-dessus p. 144.
  30. La section italienne de Berne avait momentanément cessé d’exister.