L’Invasion de la Lorraine

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L’Invasion de la Lorraine
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 89 (p. 546-558).
L'INVASION EN LORRAINE

On ne connaît pas encore toute l’étendue des malheurs qu’entraîne pour nous une guerre si légèrement engagée, si tristement conduite, commencée et continuée au milieu de tant de désastres ; mais on en sait assez pour écrire un des chapitres les plus douloureux de cette lamentable histoire. Nous voulons parler de ce que souffrent les provinces envahies, les plus exposées de toutes, celles qui ont reçu le premier choc de l’ennemi, celles qu’il occupe depuis deux mois, et où neuf forteresses isolées, sans communications entre elles, résistent intrépidement à près de 300,000 hommes. Sur ce sanglant théâtre, dans cette patriotique Lorraine, dans cette patriotique Alsace, si françaises et si militaires, les uns, tous ceux qui ont une arme, se battent et meurent ; les autres, les habitans désarmés, les femmes, les enfans, souffrent toutes les hontes et toutes les douleurs de l’occupation étrangère.

C’est ce triste tableau qu’il faut présenter au pays pour lui apprendre ce que coûte le jeu des batailles, à quel prix une partie de la France achète le droit de rester française, et ce qu’elle sait supporter de sacrifices. On voudrait surtout éveiller la sympathie de tous les nobles cœurs pour tant de souffrances imméritées, témoigner à ceux qui sont loin, qui attendent de nous leur délivrance, que nous ne cessons de penser à eux, que la France tout entière souffre de leurs maux, que les barrières qui nous séparent momentanément ne font qu’irriter notre patriotisme, en nous groupant les uns et les autres autour de la patrie commune par-dessus les obstacles. Aujourd’hui nous ne voulons parler que des malheurs de la Lorraine ; nous parlerons plus tard de ceux de l’Alsace.


I

La journée du 6 août 1870 comptera dans l’histoire de la Lorraine comme une des plus douloureuses qu’ait traversées un pays si souvent éprouvé par la guerre. Ce jour-là, deux armées allemandes pénétraient à la fois sur notre territoire par deux portes qu’il paraissait facile de fermer, dont nos généraux tenaient les clés dans leurs mains depuis deux semaines, par lesquelles ils espéraient entrer en Allemagne, et qui, contre leur attente, s’ouvrirent tout à coup pour livrer passage à l’invasion. Au lieu de se fortifier sur les hauteurs qui à l’extrême frontière, dominent la vallée de la Sarre et Sarrebruck, au lieu de couvrir par une série d’ouvrages en terre la ligne de défense qui va de Forbach à Sarreguemines et de Sarreguemines à Bitche, nos soldats attendaient, l’arme au bras, dans une oisiveté qui pesait à leur courage, l’ordre de marcher en avant. Tout avait été malheureusement prévu pour une campagne d’Allemagne, rien ne l’était pour une campagne de France. Aussi, la surprise fut-elle terrible lorsqu’on se vit attaqué sans avoir pris aucune précaution pour se défendre. Du premier coup, nous perdions toutes nos positions, et, bien loin de porter la guerre chez l’ennemi, nous la subissions, chez nous dans les conditions les plus désastreuses. Dès le moment où le général Frossard ne se maintenait pas sur la ligne de Forbach, qu’un peu de prévoyance eût rendue inexpugnable, où le général de Failly, à la tête de 35,000 hommes, n’essayait même pas de défendre la ligne de Bitche, les deux départemens de la Moselle et de la Meurthe étaient envahis à la fois, exposés en même temps aux attaques de l’ennemi, quoique destinés néanmoins par la nature de leurs défenses à des fortunes très différentes. Tandis que l’un, appuyé sur une forteresse de premier ordre, gardé par une armée, devait arrêter nécessairement la marche des Prussiens, l’autre, sans soldats, sans place forte importante, avec une population complètement désarmée, ne pouvait opposer à l’ennemi aucune résistance.

A Nancy, on le comprit tout de suite en apprenant coup sur coup le désastre de Reischoffen, la retraite précipitée du maréchal Mac-Mahon et l’inexplicable déroute du général de Failly. Les premiers fuyards de l’armée arrivés dans la ville ne laissèrent aux habitans aucune illusion. Une autre année, on eût pu compter que l’étang de Lindre, inondant la vallée de Dieuze et couvrant la petite place de Marsal, retarderait la marche des Allemands ; mais cette année précisément l’étang était à sec. Cette mince défense elle-même manquait à une cité ouverte, où avait campé, quelques jours auparavant, toute la garde impériale, où ne restait plus alors un seul soldat, qu’on semblait livrer à plaisir aux mains de l’étranger. Qu’on se représente l’indignation et la frayeur d’une population sans aides, privée de tout secours militaire, surprise par la rapidité des événemens, qu’aucune autorité n’avait prévenue du sort qui la menaçait, à laquelle même on essayait de faire croire jusqu’au bout que les défilés des Vosges seraient défendus. Le gouvernement qui vient de tomber, toujours occupé de déplacer les responsabilités, a voulu faire retomber sur la ville de Nancy le poids de ses propres fautes. Aujourd’hui il n’est plus permis de se tromper sur le vrai coupable dans cette douloureuse histoire de l’invasion.

Que de fois n’avons-nous pas entendu répéter par nos généraux, par les officiers étrangers, que les Vosges offriraient à une armée française une ligne de défense admirable, que quelques milliers d’hommes pourraient y disputer le terrain pied à pied contre des masses ennemies ! Il suffit en effet de parcourir cette chaîne de montagnes pour voir tout de suite combien il est facile de la défendre : des bois profonds où peuvent se cacher des nuées de tirailleurs, des ravins, des rochers, d’étroits défilés ! Aucun pays ne se prête mieux à la guerre espagnole, aux combats de détails, aux escarmouches qui harcèlent une armée, à la défense opiniâtre, acharnée, où l’on ne laisse à l’ennemi que le coin de terre qu’il occupe, où l’on se reforme partout, sur ses flancs, devant lui, derrière lui, où l’on coupe ses convois, ses communications, où on l’isole de ses renforts, sans lui accorder un moment de repos, en tombant sur lui à toute heure par des sentiers où le nombre devient inutile, où la connaissance des lieux, le courage et l’adresse suffisent aux combattons.

C’est cependant cet admirable champ de bataille, ce rempart naturel, que les débris de l’armée de Mac-Mahon et les 35,000 hommes du général de Failly ont abandonné dès le premier jour, sans même essayer l’ombre d’une résistance, depuis Bitche jusqu’à Béfort. Si ces 50,000 soldats s’étaient maintenus dans la montagne, on eût pu organiser la résistance, armer les populations autour d’eux, derrière eux, empêcher l’ennemi de cerner Bitche, Phalsbourg, Strasbourg, garder des communications avec Metz, circonscrire le théâtre de la lutte, retarder tout au moins l’invasion de la Meurthe, de la Meuse, de la Champagne, donner le temps à une nouvelle armée de se former soit à Châlons, soit à Paris. Au lieu de cela, qu’ont-ils fait ? Ils se sont retirés précipitamment devant les Prussiens, dans le plus grand désordre, après avoir semé sur les routes de la Lorraine des milliers de traînards et de soldats mourant de faim. « Nous avons rejoint le corps de Mac-Mahon, écrivait un officier du corps de Failly, juste à temps pour participer à sa déroute, sans avoir pris aucune part à ses combats. » Arrivé à Châlons après des marches forcées, ce même officier disait : « Nous avons plus souffert de notre fuite que nous n’aurions souffert de la mitraille. »

Après l’abandon absolu et instantané de la ligne de défense qui les couvrait, que pouvaient faire les départemens de la Meurthe et de la Meuse avec des villes ouvertes, sans fusils, sans aucune garde nationale organisée ? Concentrer à Toul, dans leur unique place forte, le petit nombre de gardes mobiles qui fussent armés et équipés, y joindre les forestiers, les pompiers, les gendarmes, les volontaires, envoyer à Châlons le reste de la jeunesse valide et attendre l’ennemi avec résignation. C’est ce qui se fit en effet. Le premier jour, Nancy eût pu subir plus fièrement ce sort inévitable. Il valait mieux pour l’honneur de la ville ne pas accepter les sommations de quatre uhlans, ces quatre uhlans fussent-ils les délégués de 30,000 hommes : une cité de 50,000 âmes, même ouverte et désarmée, ne traite ni avec quatre hommes, ni avec un officier subalterne. Elle peut, sans courir aucun risque, déclarer qu’elle attendra pour entrer en négociations des forces plus considérables et des chefs d’un grade plus élevé. On l’a vu par de récentes expériences.

Les reproches adressés à Nancy ont profité à d’autres villes, qui exigent maintenant, avant de négocier, la présence réelle d’un corps de troupes non à leurs portes, mais, dans leurs murs, sur leur place principale. Il faut dire du reste à la décharge de Nancy qu’elle se trouvait la première sur le passage de l’ennemi, et que le départ de toutes les autorités, de toutes les forces militaires, y répandait une panique générale. Depuis ce premier jour de surprise, la population a, par la dignité de son attitude, témoigné de la virilité de ses sentimens. tous ont fait leur devoir, un seul homme excepté, l’ancien préfet de la Meurthe, qu’une partie de l’opinion, avec sa légèreté habituelle, s’est d’abord trop pressée d’accuser, pour l’absoudre ensuite sans plus de fondement. M. Podevin se défend très bien de certains reproches qu’on lui adresse ; mais il ne se défend pas du plus sérieux de tous, il ne se justifie pas d’être resté préfet de la Meurthe sous l’autorité d’un commandant prussien. Il appartient malheureusement à cette classe si nombreuse en France de fonctionnaires administratifs qui ne savent pas quitter leurs fonctions, qui attendent que leurs fonctions les quittent, qui, après avoir travaillé de tout leur cœur au succès du plébiscite et des candidatures officielles, se dévoueraient avec le même zèle à la défense des institutions et des candidats qu’ils ont combattus. Le gouvernement peut changer, eux ne changent pas, ils restent toujours les serviteurs du gouvernement. Après avoir administré au nom de l’empereur, M. Podevin administrait sans embarras au nom du prince royal de Prusse ; il apposait son nom au bas d’une ordonnance prussienne affichée sur tous les murs de Nancy, et dont le texte restera un document historique. Le devoir strict au contraire, le devoir impérieux était de déclarer le jour même de l’entrée des Prussiens qu’il n’y avait plus de préfet de la Meurthe, que l’administration ne pouvait accepter aucun rapport avec l’ennemi, que les fonctionnaires du gouvernement français ne reconnaissaient à aucun prix une autorité, étrangère, et qu’il ne restait plus dans le ville que deux pouvoirs, le chef militaire représentant le roi de Prusse et le conseil municipal représentant les habitans. C’est là du reste ce que la force des choses amenait au bout de quelques jours, et l’ancien préfet disparut, destitué par les Prussiens avant de l’être par M. Chevreau. Le conseil municipal, demeuré seul en présence de l’ennemi, supporta cette situation terrible avec beaucoup de courage. On se représentera les difficultés de sa tâche en songeant que les Prussiens arrivaient en nombre considérable dans un pays épuisé depuis trois semaines par de continuels passages de troupes françaises, par le séjour prolongé de la garde impériale, par les secours qu’on avait offerts aux soldats souvent mal nourris et affamés, par les offrandes patriotiques que les Lorrains apportaient de tous côtés, les uns pour les blessés, les autres pour les besoins de la défense nationale. L’année d’ailleurs était mauvaise, le fourrage et les légumes manquaient, les vivres devenaient rares, de plus en plus chers, et on allait avoir à nourrir tout à coup, sans provisions faites, des milliers d’hommes et des milliers de chevaux.

Ainsi surprise et désarmée, la municipalité de Nancy ne pouvait opposer aux exigences prussiennes d’autre force qu’une résistance morale, que la revendication des droits du plus faible en face du plus fort. Il fallait rappeler chaque jour à des vainqueurs tout-puissans que leur droit avait des limites, opposer à des besoins souvent pressans, à d’ardentes convoitises, les considérations purement théoriques de l’humanité et de la justice : rôle ingrat, toujours pénible, quelquefois même dangereux. Les vainqueurs n’aiment pas qu’on leur résiste ; ils ne se rendent pas toujours compte des ressources d’un pays, ils le croient volontiers plus riche qu’il ne l’est. D’ailleurs, lorsqu’ils ont faim, ils ne peuvent attendre, il faut les satisfaire tout de suite sous peine d’être durement traité ; dans ces momens terribles, ils ne s’occupent pas de savoir ce qu’il est juste de demander, possible d’obtenir : il faut les contenter ou s’exposer à leur vengeance. N’oublions pas non plus que les conditions de cette guerre ne ressemblent en rien à celles des guerres que nous avons soutenues depuis 1815. La France, renommée dans toute l’Allemagne pour la fertilité de son sol, pour l’abondance de son numéraire, pour la solidité de son crédit, pour ses richesses manufacturières, pour l’aisance générale et l’industrie de ses habitans, se trouve envahie par des voisins pauvres chez lesquels l’or est rare, l’argent presque toujours mêlé d’une forte proportion d’alliage, et dont les transactions ordinaires se font avec de petites coupures de papier-monnaie. Notre richesse supposée les attire et les éblouit. Pourquoi supporteraient-ils des privations dans un pays dont ils sont les maîtres, où ils croient que rien ne manque ? Sans doute les lois de la guerre généralement reconnues protègent les populations paisibles, mais protègent-elles leurs biens en même temps que leurs personnes ? Pour les personnes, nulle difficulté : on ne doit faire aucun mal aux citoyens pacifiques. Pour les biens, pour les fortunes privées, c’est autre chose. En principe, en théorie pure, l’esprit philosophique des Allemands, les larges tendances de leurs jurisconsultes leur fournissent de généreux argumens en faveur du respect de la propriété ; mais en pratique on se console de ne pas toujours tenir compte du droit des gens par les nécessités de la guerre. On invoque l’urgence, le caractère impérieux des besoins ; à la rigueur même, M. de Bismarck fournit d’avance une excuse à ses agens en proclamant purement et simplement le droit du plus fort.

Depuis le 12 août, le conseil municipal de Nancy livre donc un combat de tous les instans pour modérer les prétentions des vainqueurs, pour obtenir que les habitans ne soient pas écrasés par des charges supérieures à leurs ressources. Son énergie, sa dignité, ont épargné à la ville bien des vexations et des souffrances. Un jour c’étaient plusieurs centaines de bouteilles de vin de Champagne qu’un colonel demandait pour ses officiers, le lendemain c’étaient des milliers de mètres de flanelle qu’exigeait un intendant ; un troisième faisait décrocher et emballer le lustre du palais du gouvernement. Une autre fois on voulait forcer le maire à se porter hors de la ville au-devant du commandant en chef des troupes bavaroises. Au milieu de ces épreuves, la municipalité ne faiblit pas, elle ne cède qu’à la force, elle défend jusqu’au bout et pied à pied les droits des habitans. On a même à plusieurs reprises emprisonné et gardé à vue les membres du conseil municipal sans obtenir d’eux aucune concession. « Plus tard, écrivait un habitant de Nancy le 9 septembre, quand on connaîtra le rôle qu’ont joué le maire et le conseil municipal, on leur tressera des couronnes civiques. »

Les fonctionnaires ne montrent pas moins d’énergie. Sommés de prêter serment au roi de Prusse avant de rétablir le service des correspondances, les employés des postes ont refusé à l’unanimité d’y consentir. La cour d’appel de Nancy, que le Commissaire civil nommé par la Prusse dans la ville d’Haguenau invitait à rendre la justice au nom des hautes puissances allemandes occupant l’Alsace, a répondu à cette invitation par un refus également unanime. Une nouvelle proposition, qui aurait permis aux magistrats de continuer. A siéger au nom de l’empereur prisonnier, a été repoussée par eux avec non moins déraison et non moins de dignité. Dès qu’on ne leur permettait pas de rendre la justice au nom du peuple ou du gouvernement provisoire, seule autorité qu’ils puissent reconnaître depuis la proclamation de la république, ils ont mieux aimé s’abstenir. Une lettre très digne du procureur-général de Nancy, adressée au comte de Bonin, gouverneur de la Lorraine, définit noblement les devoirs de la magistrature française pendant les jours lamentables de l’occupation étrangère. La population entière partage ces sentimens patriotiques. On subit les Prussiens, on ne les accepte pas. La tristesse générale de la ville est une protestation muette et permanente contre leur présence. Un jour même où l’on avait annoncé faussement aux troupes prussiennes la prise de Metz, et où elles en témoignaient leur joie, une rixe faillit s’élever entre les soldats et les habitans, qui ne pouvaient supporter des manifestations si douloureuses pour leur patriotisme. C’est depuis ce jour que les rassemblemens de plus de trois personnes sont défendus à Nancy. Cette précaution indique assez que les Allemands ne se dissimulent pas les sentimens qu’ils inspirent en Lorraine. On souffre d’autant plus de les y voir que leur occupation prend tous les jours davantage le caractère d’une installation régulière. Ils traitent Nancy non pas comme une ville provisoirement occupée, mais comme une terre conquise qui leur appartient, où ils établissent leur police, leur discipline et surtout, hélas ! leurs impôts : impôts redoutables, permanens, qui, malgré les efforts du conseil municipal, frappent sans relâche et sans pitié une population déjà épuisée. Deux cent mille soldats au moins et plusieurs milliers de chevaux ont été nourris dans l’espace d’un mois et logés chez l’habitant ou à ses frais. Aujourd’hui encore, après ces passages successifs, on voit arriver des régimens de landwehr, peut-être même de landsturm, composés d’hommes à cheveux blancs, qui marchent le dos courbé et les jambes arquées par le travail de la terre. Lorsqu’on croit que le flot a cessé de couler, il continue le lendemain plus abondant que jamais. C’est l’Allemagne tout entière qui nous envahit, qui vient vivre à nos dépens. Pour ces hommes qui passent, l’autorité prussienne réclame sans cesse la nourriture et le logement. Quelle charge pour les ménages modestes, pour les grandes fortunes même, dont les ressources diminuent sans pouvoir se renouveler ! Quelle souffrance morale d’ailleurs de supporter l’étranger chez soi, à la table de famille, de subir son insolence ou, ce qui n’est pas moins cruel, sa pitié !

Mais ce n’est encore là qu’une partie des charges que l’invasion fait peser sur Nancy. Tout ce qui pouvait servir aux armées allemandes, toutes les voitures, toutes les armes, tous les chevaux, ont été confisqués dès les premiers jours. En même temps, avec une régularité méthodique qui fait plus d’honneur à son intelligence qu’à son humanité, l’administration prussienne, sans tolérer aucun désordre, sans permettre aux soldats aucune violence, lève toutes les contributions de guerre dont elle a besoin pour les dépenses de son armée. Son système est aussi simple que dur et s’exécute avec autant d’ordre que de sévérité. Elle pose en principe que la guerre doit nourrir la guerre, que le territoire envahi doit payer à lui seul les frais de la campagne. Elle ne se demande pas si cela est juste, admis dans le code des nations civilisées, ni même si cela est possible, si les populations peuvent suffire à tant de charges. Il lui faut de l’argent pour ses troupes, elle l’exige, et elle donne vingt-quatre heures pour le trouver. Les malheureux habitans de Nancy ne nourrissent pas seulement les soldats qui passent ou qui séjournent chez eux ; ils fournissent aussi régulièrement tous les jours 36,000 rations de pain pour l’armée prussienne qui assiège Metz, particulièrement pour le parc d’artillerie d’Ars-sur-Moselle. Le blé vient-il à manquer, l’intendance prussienne y pourvoit, en fait venir d’Allemagne, et ne demande à Nancy que de le moudre, à le cuire et de le payer ! 3 ou 4 millions en un mois, c’est-à-dire 100 ou 130,000 francs par jour sont ainsi sortis de la poche des habitans. L’argent manque-t-il à son tour, les Prussiens offrent gracieusement à un banquier de la ville un sauf-conduit pour aller contracter au dehors un emprunt à la charge de la municipalité. Enfin ils couronnent leur ingénieux système d’exploitation en exigeant de tous les Lorrains un impôt unique, qui comprend à la fois les impôts directs et indirects, les droits de timbre et d’enregistrement, qui sera payable par douzième à partir du 6 octobre prochain, et qui représentera pour les propriétaires une contribution trois fois plus élevée que celle qu’ils payaient au trésor français.

Peut-être la ville de Nancy pourra-t-elle à force de sacrifices suffire à cette dernière exigence ; mais comment les paysans supporteront-ils, après tous leurs désastres, une charge si lourde ? La campagne en effet a infiniment plus souffert que la ville. Les soldats, plus dispersés, plus éloignés des chefs supérieurs, y observaient une discipline moins sévère, y commettaient plus de méfaits isolés, y abusaient davantage du droit du plus fort ; puis après les soldats venaient les maraudeurs qui suivent toujours une grande armée, et qui enlèvent aux malheureux campagnards le peu que leur ont laissé les premiers. Beaucoup de villages ont été ainsi dévalisés pour satisfaire les besoins réels des troupes ou l’esprit de rapine des envahisseurs. Il y a des fermiers auxquels on a tout pris, leur blé, leur avoine, leurs chevaux, leurs vaches, leurs moutons, leur basse-cour. Eux-mêmes, on les emmenait souvent, on les forçait à conduire au campement des Prussiens leurs propres dépouilles avec leur propre attelage. Il ne leur reste aujourd’hui que les quatre murs de leur maison, lorsque le caprice d’un uhlan ou la négligence d’un fumeur n’y a pas mis le feu. C’est la misère et la famine dès aujourd’hui pour des communes entières, c’est aussi la misère et la famine dans l’avenir.

En Lorraine, l’époque des semailles d’automne est arrivée. Avec quoi ensemencera-t-on les terres ? où est le grain qui serait nécessaire pour les semailles ? S’il reste un peu de grain, où est le fumier pour préparer le sol ? où sont les chevaux pour le cultiver ? Là où vivait naguère une population laborieuse de cultivateurs aisés, nous verrons cet hiver des troupes de mendians se disputer un peu de pain, des femmes avec leurs enfans dans les bras se traîner de village en village pour demander à chaque porte une aumône qu’on sera trop pauvre pour leur offrir ; ou bien le typhus, qui, dès le 9 septembre, se déclarait à Nancy dans les hôpitaux prussiens, aura passé par là et prévenu la faim.


II

De toutes les fautes, celle que la Lorraine pardonnera le moins au gouvernement impérial, c’est de l’avoir laissée désarmée en face de l’ennemi. Si elle avait été organisée en gardes nationales, si elle avait reçu des armes, comme le demandait si justement M. Picard à la plus aveugle des assemblées, quels efforts n’aurait pas faits cette population énergique pour défendre ses biens, ses champs, les fruits de son travail, le sol natal, l’indépendance ! Ce qu’elle aurait pu faire, on le voit bien par l’énergie du petit nombre de jeunes gens qui avaient reçu les armes et l’équipement de la garde mobile. Ceux-là sont à Toul, où depuis six semaines, dans une place de troisième ordre, ils résistent à tous les efforts de l’ennemi. Les militaires français estimaient que la ville ne tiendrait pas plus de deux jours. Elle tient encore aujourd’hui ; elle a même peu souffert. Sauf un faubourg incendié, les maisons de la place proprement dite n’ont pas été atteintes, et la garnison n’a perdu que très peu d’hommes. Chaque fois que les batteries ennemies essayaient de se mettre en position sur la côte Saint-Michel, qui domine la ville, l’artillerie de la garde mobile, admirablement dirigée par quelques habitans de Nancy, les démontait. Grâce à cette vigoureuse résistance, les communications de l’armée prussienne avec l’Alsace sont singulièrement ralenties et entravées. Les Allemands ont rétabli sans difficulté le chemin de fer de Wissembourg à Toul ; mais, arrivés à Toul depuis un mois, ils n’ont jamais pu dépasser ce point. Tous les trains qu’ils ont voulu diriger sur Paris ont été coupés ou détruits.

Excepté à ses deux extrémités, à Phalsbourg et à Toul, le département de la Meurthe, si éprouvé du reste, a du moins échappé aux plus cruelles horreurs de la guerre, aux combats sanglans ; dans son infortune, il a eu le bonheur de ne pas servir de champ de bataille. Le département de la Meuse, quoique n’étant pas précisément le théâtre de l’action, a du souffrir beaucoup dans les journées du 30, du 31 août et du 1er septembre. Il a nécessairement ressenti le contre-coup des combats qui se livraient sur sa frontière, dans le département des Ardennes. En ce moment, il souffre encore par l’énergique résistance que les deux places de Montmédy et de Verdun opposent à l’ennemi malgré les bombardemens qu’elles subissent. Les Vosges, où l’ennemi ne séjourne nulle part, n’ont guère payé que quelques contributions de guerre sur le passage des troupes prussiennes. Nous ne pouvons rien dire en ce moment, mais on saura plus tard ce que font pour le salut de la France les francs-tireurs, les gardes mobiles et les gardes forestiers de cette énergique contrée.

La partie de la Lorraine la plus éprouvée depuis le commencement de la guerre est le département de la Moselle. Là se sont livrés des combats, là se sont abattues des souffrances dont nous ne connaissons pas tous les détails, mais qui épouvantent l’imagination. Cette jolie ville de Forbach, que nous avions vue si confiante au début de la campagne, a été enveloppée dans le désastre du général Frossard. Qui sait combien d’habitans y sont morts sous les balles prussiennes, combien de maisons les obus ont incendiées ? A Saint-Avold, où arrivaient le 17 juillet les premiers soldats français, où l’armée française a campé si longtemps dans une inaction de mauvais augure, que de ruines aujourd’hui ! et quelle effroyable misère, si nous en croyons les rares témoignages qui nous parviennent ! Au milieu de cette paisible et heureuse contrée ont passé d’abord les régimens décimés du général Frossard, puis l’avalanche de l’armée prussienne descendant vers Metz. Rien de plus narrant que le retour de nos soldats, nous écrivait un témoin oculaire. Ils entraînaient derrière eux, dans leur déroute, les populations effrayées. On ne voyait sur les chemins que de longues files d’uniformes, des hommes fatigués, harassés, couverts de boue, et à leur suite des paysans à pied, en voiture, emportant sur des charrettes leur chétif mobilier, traînant par la main leurs enfans. Toutes les figures exprimaient la consternation. Dans les villages désolés, les Prussiens ne trouvaient plus que des femmes, des malades et un petit nombre d’habitans courageux qui n’avaient pas voulu quitter leurs maisons.

Que s’est-il passé depuis que l’ennemi s’est abattu sur ce coin de la Lorraine ? Quelles lamentables tragédies apprendrons-nous plus tard, lorsque toute la vérité sera connue ? Le 17 août, les habitans de Metz ne savaient déjà plus rien sur le sort des communes occupées. Aucune communication n’arrivait plus, Sous le canon des forts, on vivait dans la plus complète ignorance de ce qui se passait à trois lieues de la ville, vers Forbach. Des bruits sinistres circulent. Les journaux allemands annoncent que les environs de Metz ont été mis au pillage par un régiment de maraudeurs dont les généraux prussiens eux-mêmes désavouent et flétrissent la conduite. On craint que Faulquemont et Pange ne soient saccagés. On parle de l’incendie du château de Mercy. Dans quel état retrouverons-nous l’aimable village de Rémilly, une des communes les plus civilisées et les plus florissantes de France ? Reverrons-nous encore ces beaux jardins dessinés par la main d’un artiste, ces demeures élégantes toutes remplies d’œuvres d’art, cette église, cette maison d’école que le peintre Auguste Rolland avait rebâties ou construites à ses frais avec autant de goût que de générosité ? Là où nous avions vu, au commencement de la guerre, une population patriotique apporter à nos soldats fatigués des vivres, des provisions de toute nature, saluer leur départ avec confiance, les encourager à la victoire, règne maintenant le silence de la dévastation et de la mort.

Sur la rive gauche de la Moselle, le pays n’a pas moins souffert. C’est d’abord le génie militaire qui a fait autour de la ville son œuvre de destruction indispensable, en rasant les maisons, en abattant les arbres, en ruinant tous les abris où l’ennemi aurait pu trouver un refuge. De la terrasse de l’Esplanade, dont la vue est si renommée, on n’aperçoit plus, comme jadis, une riante et aimable campagne, une rivière coulant sous de beaux ombrages, des prairies égayées par des bouquets de saules et de peupliers, un horizon de collines couvertes de bois, de vignes, de villas. Aussi loin que l’œil peut s’étendre, la guerre a promené ses ravages : les forêts à demi brûlées n’offrent plus aux regards que des ruines de verdure. Les beaux arbres, qui tantôt dessinaient et tantôt masquaient comme un rideau le cours sinueux de la Moselle, gisent sur le sol, abattus par la hache ou brisés par les obus. De loin en loin, les taches noires des murs calcinés marquent l’emplacement où s’élevaient de riches villas, d’élégantes maisons de campagne. Sous les grandes arches de Jouy qui coupent si majestueusement la vallée de la Moselle de leurs lignes imposantes, dans cette ville d’Ars où la fumée des usines annonçait de loin toutes les richesses de l’industrie moderne au milieu de toutes les richesses de la nature, c’est maintenant l’artillerie prussienne qui élève des redoutes et prépare ses pièces de siège. Le formidable appareil de la guerre remplace partout les paisibles travaux d’autrefois. Tant qu’ils l’ont pu, les francs-tireurs ont défendu leurs maisons, leurs biens, les manufactures qui les faisaient vivre. Écrasés par le nombre, ceux d’entre eux qui ont survécu montent la garde sur les remparts de Metz.

Mais toutes les horreurs que la guerre traîne après elle se sont surtout accumulées entre Mars-la-Tour, Gravelotte et Jaumont, sur le théâtre de ces sanglantes batailles où tant de victimes humaines ont succombé, où tant de mutilés souffrent encore. Là, plus que des ruines : dans les villages en cendres, de rares habitans mourant de faim, aucune trace de ce qui sert à la vie, ni bestiaux, ni fourrage, ni blé, ni paille, ni avoine, ni aliment d’aucune sorte. Les Prussiens ont tout pris. S’il reste quelque chose, on ne le trouve que dans leur camp. Toutes les routes, tous les sentiers qui conduisent à Metz, gardés par des canons et par des retranchemens, ferment absolument toute communication entre la ville et la campagne. Tous les paysans qui ont pu fuir sont partis, abandonnant leurs champs, leurs maisons dévastées, suivant avec les débris de leur mobilier les routes qui conduisent en Belgique et dans le grand-duché de Luxembourg. Quelle misère au retour ! que l’hiver paraîtra long et douloureux entre les quatre murs nus, en face des étables vides et des terres incultes ! Combien d’années ne faudra-t-il pas pour réparer les ruines qu’une heure a faites ! Peut-être des villages, autrefois peuplés et riches, disparaîtront-ils de la carte ; peut-être aucun des fugitifs ne viendra-t-il reprendre possession de la maison désolée, du foyer abandonné. L’invasion aura fait le vide et le désert devant elle. Toute âme élevée devrait de temps en temps se représenter ce spectacle, ces hommes qui n’ont plus de patrie, ces femmes errant sur les routes avec leurs enfans, ces infirmes et ces vieillards qui n’ont même pas pu se traîner hors de chez eux, qui attendent la mort dans les angoisses de la faim. On s’exhorterait ainsi à détester la guerre, on retirerait aux conquérans les noms fastueux qui les décorent, on ne penserait jamais à leur gloire sans penser en même temps aux larmes qui l’arrosent.

Au milieu de la campagne désolée, l’héroïque cité de Metz, enveloppée dans sa double armure de remparts et de forts, défie toutes les attaques de l’ennemi. On y a beaucoup souffert, on y souffrira encore ; mais les courages n’y sont point abattus. Aucune population n’est plus capable que celle-là d’énergiques sacrifices : les enfans y respirent en naissant quelque chose de belliqueux et de fier, ils grandissent au milieu des soldats. On berce leur enfance avec des souvenirs de guerre, on leur apprend que jamais leur patrie n’a été prise, qu’aucun ennemi n’a encore pénétré dans leurs murs. Devenus hommes, ils sont prêts d’avance à tous les dévoûmens. Dès le début de la guerre, ils ont pris un fusil et gardé la ville. Aujourd’hui le maréchal Bazaine ne doit faire aucune différence entre ses vaillantes troupes et les bourgeois de Metz : même courage et même patriotisme des deux côtés. Dans ces villes militaires de la Lorraine et de l’Alsace, les gardes nationaux valent des soldats. Tout le monde, du reste., sait prendre sa part du danger commun, des souffrances communes. Pendant que les hommes veillent aux remparts, les femmes recueillent chez elles et soignent les blessés. Leur dévouement supplée à tout ce qui manque dans une ville surprise par un siège avec une armée tout entière dans ses murs, à l’insuffisance du nombre des médecins, à la rareté du linge, à la difficulté de renouveler les ressources, sous les feux de l’ennemi. Cinquante mille habitans et près de cent mille soldats confondent ainsi leurs destinées, souffrent ensemble, espèrent ensemble, et guettent l’heure de la délivrance. Peut-être quelques larmes roulent-elles dans les yeux des femmes lorsqu’elles voient ceux qu’elles aiment affronter le danger, peut-être les hommes à leur tour pensent-ils aussi avec tristesse aux privations de leurs familles, aux épreuves nouvelles qui les attendent encore ; mais, si l’on ne peut s’empêcher de sentir ses souffrances, nul ne songe à s’y dérober ; aucun symptôme de défaillance ne se manifeste. Tant que les mains pourront tenir des armes, tant qu’il restera pour chacun un morceau de pain, on ne se rendra pas.

Le patriotisme de Strasbourg, de Metz, de Thionville, de Longwy, de Bitcher de Phalsbourg, nous trace notre devoir et dictait d’avance à M. le ministre des affaires étrangères ce qu’il fallait répondre aux exigences de M. de Bismarck. Pendant, que les plus petites comme les plus grandes de nos places fortes souffrent des maux si cruels et si longs pour ne pas se séparer de nous, pour demeurer françaises, nous ne pouvons à aucun prix les abandonner, nous exposer de leur part au reproche mérité de vouloir nous épargner à nous-mêmes, des sacrifices analogues aux leurs. De quel droit, avant d’avoir succombé nous-mêmes, disposerions-nous du sort de tant de braves gens qui supportent, depuis six semaines, toutes les horreurs des sièges, sans que l’ennemi ait pu leur arracher jusqu’ici une seule proposition de paix ? Nous n’avons perdu aucun de nos moyens de défense, nous commençons à peine à souffrir, et nous livrerions les remparts de Metz que le canon prussien n’a pas encore entamés, l’armée du maréchal Bazaine que deux cent mille hommes n’ont pas vaincue, Strasbourg qui, malgré ses blessures, résiste encore ! Le gouvernement espagnol aurait-il accepté de rendre Saragosse pendant que Saragosse mourait pour lui ? Si Paris veut rester digne du dévoûment de l’Alsace et de la Lorraine, c’est à son tour de donner l’exemple du courage. L’énergie de notre résistance décidera en même temps de notre salut et de l’opinion de l’Europe, sur notre compte,


A. MEZIÈKES.