L’Invasion de la mer/09

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J. Hetzel et Compagnie (p. 120-134).

IX

le second canal.


Le second canal, reliant le Rharsa et le Melrir au chott Djerid, avait une longueur environ trois fois moindre que celle du premier. D’autre part, tandis que le relief du sol entre Gabès et le Rharsa présentait des cotes depuis quarante-six jusqu’à quinze mètres, il ne dépassait pas dix mètres entre les deux derniers chotts, au seuil d’Asloudje.

Il importe de noter aussi que, outre le Rharsa et le Melrir, il existait des dépressions longues de quelques kilomètres, dont la principale était le chott d’El Asloudje, et qui avaient été utilisées pour la percée du canal.

Le creusement du second canal avait donc demandé moins de temps que celui du premier, et présenté moins de difficultés également. Aussi ne fut-il entrepris que plus tard. Les travaux définitifs pouvant être repris, avec la province de Constantine comme base d’opération et de ravitaillement, il avait été convenu, avant le départ de Gabès, que M. de Schaller trouverait sur le Melrir, à la fin du deuxième canal, sous la conduite d’un agent très compétent des Ponts et Chaussées, un chantier occupé par des hommes qui, après le trajet en chemin de fer jusqu’à Biskra et en caravane le long de la Farfaria, se mettraient en communication avec lui sitôt installés en cet endroit.

Les travaux une fois reconnus, M. de Schaller n’aurait plus qu’à suivre les contours du chott pour revenir à son point de départ, et son inspection serait terminée.

Deux hommes blottis derrière d’épaisses touffes de driss… (Page 123.)

Lorsque le détachement atteignit la fin du Rharsa, l’ingénieur fut très surpris de ne trouver en cet endroit aucun des ouvriers, arabes ou autres, envoyés de Biskra par la Société.

Qu’avait-il pu se passer ? Cela ne laissait pas d’être un peu inquiétant, surtout à la suite de l’attaque de la caravane et de la réapparition de Hadjar.

Y avait-il eu changement de programme, sans que l’ingénieur pût être prévenu à temps, ou changement de direction décidé à la dernière heure ?

M. de Schaller demeurait songeur, lorsque le capitaine Hardigan l’interrogea :

« Est-ce que les travaux de cette section n’étaient point achevés ?

— Mais si, répondit M. de Schaller, et, d’après les rapports connus, le creusement des seuils entre les parties inondables a dû être poussé, avec la pente nécessaire, jusqu’au Melrir dont l’ensemble est au-dessous du niveau de la mer…

— Pourquoi vous étonner que des ouvriers ne soient pas là ?…

— Parce que le conducteur des travaux devait avoir envoyé, depuis quelques jours déjà, plusieurs de ses hommes au-devant de moi, et que, en réfléchissant, je ne vois aucune raison pour qu’ils aient été retardés à Biskra ou au Melrir.

— Alors, comment expliquez-vous cette absence ?…

— Je ne me l’explique pas, avoua l’ingénieur, à moins que quelque incident ne les ait maintenus au chantier principal qui se trouve à l’autre extrémité du canal…

— Eh bien, nous serons fixés bientôt, fit le capitaine Hardigan.

— N’importe, vous me voyez ennuyé et, en même temps, très préoccupé de ne point rencontrer ici les gens dont j’avais besoin et dont l’absence contrarie mes projets.

— Tandis qu’on prépare le campement, proposa le capitaine Hardigan, voulez-vous aller un peu plus loin ?…

— Volontiers », répondit M. de Schaller.

Le maréchal des logis-chef fut appelé. Il reçut ordre d’organiser la halte pour la nuit près d’un massif de palmiers à l’orée du canal. L’herbe verdissait à l’abri des arbres. Un petit ruisseau courait à leur pied. Ni l’eau, ni le pâturage ne manquaient, et, quant aux provisions fraîches, elles seraient aisément renouvelées à une oasis des bords de l’Asloudje.

Nicol exécuta immédiatement les ordres de son capitaine, et les spahis prirent les mesures habituelles aux campements organisés dans ces conditions.

M. de Schaller et les deux officiers, profitant de la dernière heure du jour, suivirent la berge du nord, qu’ils comptaient longer pendant un kilomètre.

Cette excursion permit à l’ingénieur de reconnaître que la tranchée était entièrement terminée sur ce point et l’ensemble des travaux en aussi bon état qu’il s’y attendait. Le fond des tranchées entre les chotts offrait un passage facile aux eaux qu’y déverserait le Rharsa, lorsqu’il aurait reçu celles du golfe, et la pente était conforme aux plans des ingénieurs.

M. de Schaller et ses compagnons ne prolongèrent pas leur promenade au-delà d’un kilomètre. D’ailleurs, aussi loin que put porter le regard en direction d’El Asloudje, cette portion du canal était déserte. C’est pourquoi, voulant être rentrés avant la nuit, l’ingénieur, le capitaine Hardigan et le lieutenant Villette reprirent le chemin du campement.

Là, une tente était montée. M. François les y servit avec sa correction habituelle. On prit les précautions pour la garde de nuit, et il n’y avait plus qu’à chercher dans un bon sommeil des forces pour les étapes du lendemain.

Cependant, si, au cours de leur excursion, M. de Schaller et les deux officiers n’avaient aperçu personne, si cette partie du second canal leur avait paru déserte, elle ne l’était pas. Que l’équipe ne fût plus là, à ce sujet aucun doute, et l’ingénieur n’y avait point relevé trace d’une main-d’œuvre récente.

Or, les officiers et lui avaient été vus par deux hommes blottis derrière d’épaisses touffes de driss dans une brèche des dunes.

Assurément, si Coupe-à-cœur eût été là, il eût dépisté ces deux hommes. Ceux-ci avaient eu grand soin de ne point se montrer. Ils observèrent à moins de cinquante pas le passage de ces trois étrangers qui longeaient la berge. Ils les revirent alors qu’ils revenaient sur leurs pas. Ce fut seulement dès les premières ombres du crépuscule qu’ils se hasardèrent à se rapprocher du campement.

Sans doute, à leur approche, Coupe-à-cœur donna bien quelques signes d’éveil et grogna sourdement. Mais le maréchal des logis-chef le calma, après avoir jeté un coup d’œil au-dehors, et le chien vint se recoucher près de son maître.

Tout d’abord, ces indigènes s’étaient arrêtés sur la lisière du petit bois. À huit heures, il faisait déjà sombre, car le crépuscule est de courte durée sous cette latitude. Nul doute qu’ils n’eussent tous deux l’intention d’observer de plus près ce détachement en halte à l’entrée du second canal. Qu’était-il venu faire, et qui le commandait ?…

Que ces cavaliers appartinssent à un régiment de spahis, ils le savaient, ayant aperçu les deux officiers pendant leur excursion en compagnie de l’ingénieur. Mais combien d’hommes comptait ce détachement, quel matériel escortait-il vers le Melrir ? C’était là précisément ce qu’ils voulaient reconnaître.

Les deux indigènes franchirent donc la lisière, rampèrent entre les herbes, gagnèrent d’un arbre à l’autre. Au milieu de l’obscurité, ils purent apercevoir les tentes dressées à l’entrée du bois et les chevaux couchés sur le pâturage.

C’est à ce moment que les grognements du chien les mirent en éveil, et ils retournèrent vers les dunes, sans que leur présence eût été soupçonnée au campement.

Alors, n’ayant plus la crainte d’être entendus, ils échangèrent ces demandes et ces réponses :

« Ainsi… c’est bien lui… ce capitaine Hardigan ?…

— Oui !… celui-là même qui avait fait prisonnier Hadjar…

— Et aussi l’officier qui était sous ses ordres ?…

— Son lieutenant… Je les ai reconnus…

— Comme ils t’auraient reconnu, sans doute…

— Mais toi… ils ne t’ont jamais rencontré ?…

— Jamais.

— Bien !… peut-être… sera-t-il possible… Il se présente là une occasion… dont il faut profiter… qui ne se retrouverait pas…

— Et si ce capitaine et ce lieutenant tombent entre les mains de Hadjar…

— Ils ne s’échapperont pas, eux… comme Hadjar s’est échappé du bordj…

— Ils étaient trois seulement quand nous les avons aperçus, reprit l’un des indigènes…

— Oui… mais ceux qui sont campés là-bas… ne sont pas bien nombreux, répondit l’autre.

— Quel était ce troisième ?… Ce n’est pas un officier.

— Non… quelque ingénieur de leur compagnie maudite !… Il sera venu là avec son escorte pour visiter encore les travaux du canal… avant qu’il ne soit rempli par les eaux… Ils se dirigent vers le Melrir… et lorsqu’ils seront arrivés au chott… lorsqu’ils verront…

— Qu’ils ne peuvent plus l’inonder, s’écria le plus violent de ces deux hommes, et qu’elle ne se fera pas, leur mer Saharienne, ils s’arrêteront… ils n’iront pas plus loin… et alors quelques centaines des fidèles Touareg…

— Mais comment… les prévenir… pour qu’ils viennent à temps ?

— L’oasis de Zenfig n’est qu’à une vingtaine de lieues… et si le détachement s’arrête au Melrir… et si l’on peut l’y retenir quelques jours…

— Ce n’est pas impossible… surtout maintenant qu’ils n’auront pas de raison d’aller plus loin…

— Et s’ils attendent là que les eaux du golfe se répandent à travers le chott, ils pourront creuser leur tombe en cet endroit, car ils seront tous morts avant qu’elles n’y arrivent !… Viens, Harrig… viens !

— Oui… je te suis, Sohar ! »

Ces hommes étaient les deux Touareg qui avaient pris part à l’évasion de Hadjar : Harrig, qui avait combiné l’affaire avec le mercanti de Gabès ; Sohar, le propre frère du chef touareg. Ils quittèrent alors la place et disparurent rapidement dans la direction du Melrir.

Le lendemain, une heure après le lever du soleil, le capitaine Hardigan donna le signal du départ. Les chevaux harnachés, les hommes se mirent en selle, et la petite troupe suivit dans l’ordre accoutumé la berge nord du canal.

M. François, rasé de frais et de près, occupait sa place habituelle à l’avant du convoi, et, comme le brigadier Pistache, à cheval, se tenait près de lui, tous deux causaient volontiers de choses et autres.

« Eh bien, cela va-t-il, monsieur François ? demandait Pistache de ce ton de bonne humeur qui lui était habituel.

— À merveille, répondit le digne domestique de M. de Schaller…

— Cette excursion ne vous cause pas trop d’ennuis ni de fatigues ?…

— Non, brigadier… ce n’est qu’une promenade à travers un pays curieux…

— Ce chott sera bien changé, après l’inondation…

— Bien changé, en effet », répondit M. François d’une voix mesurée et doctorale.

Car ce n’était pas cet homme minutieux et méthodique qui eût mangé ses mots.

Il les goûtait et les suçait au contraire comme fait un gourmet d’une fine pastille.

« Et quand je pense, reprit Pistache, que là où nos chevaux marchent, nageront des poissons, navigueront des bateaux…

— Oui… brigadier, des poissons de toutes sortes, et des marsouins, et des dauphins, et des requins…

— Et des baleines… ajouta Pistache.

— Non… je ne le crois pas, brigadier ; sans doute, il n’y aurait pas assez d’eau pour elles…

— Oh ! monsieur François, d’après ce que nous disait notre marchef, vingt mètres de profondeur au Rharsa et vingt-cinq au Melrir !…

— Pas partout, brigadier, et il faut de l’eau à ces géants du monde sous-marin pour qu’ils puissent prendre leurs ébats et souffler à leur aise !…

— Ça souffle fort, monsieur François ?…

— À remplir les souffleries d’un haut fourneau ou les orgues de toutes les cathédrales de France ! »

Et si M. François fut satisfait de sa réponse si péremptoire, qui ne laissa pas d’étonner un peu ce brave Pistache, on l’admettra sans peine.

Puis il reprit, décrivant avec la main… le périmètre de la nouvelle mer :

« Et je vois déjà cette mer intérieure sillonnée de steamers ou de voiliers se livrant au grand et au petit cabotage, allant de port en port, et savez-vous quel serait mon plus vif désir, brigadier ?…

— Exprimez-le, monsieur François…

— Ce serait d’être à bord du premier bâtiment qui cinglera à travers les eaux nouvelles de ces anciens chotts algériens… Et je compte un peu que M. l’ingénieur aura pris passage sur ce navire, et que je ferai avec lui le tour de cette mer, créée de nos propres mains. »

En vérité, le digne M. François n’était pas éloigné de croire qu’il était quelque peu le collaborateur de son maître, dans cette création future de la mer Saharienne.

En somme, — et c’est sur ce vœu que le brigadier Pistache acheva cette intéressante conversation, — puisque l’expédition avait si bien commencé, il était permis d’espérer qu’elle finirait de même.

En se maintenant à l’allure habituelle, — deux étapes par jour, chacune de sept à huit kilomètres, — M. de Schaller comptait atteindre sous peu l’extrémité du second canal. Dès que le détachement serait arrivé au bord du Melrir, la décision serait prise de le contourner soit par la rive du nord, soit par la rive du sud. Peu importait, au surplus, puisque le projet de l’ingénieur comprenait une reconnaissance de tout son périmètre.

La première partie du canal put être franchie dans cette étape. La section partait du Rharsa pour aboutir à la petite dépression connue sous le nom d’El Asloudje entre des dunes hautes de sept à dix mètres.

Mais, avant d’atteindre le Melrir, il y avait à traverser ou à longer une certaine quantité de petits chotts qui s’échelonnaient en tous sens et fournissaient une ligne presque continue de dépressions moins profondes, entre des berges peu élevées, et que l’arrivée des eaux de la Méditerranée devait nécessairement submerger. De là, d’une tranchée à une autre, la nécessité d’un balisage, propre à indiquer leur route dans ces chotts aux bateaux de toutes sortes qui ne tarderaient pas à se montrer sur cette mer nouvelle créée par la science et la volonté des hommes. N’en avait-on pas fait autant, lors du percement du canal de Suez, dans la traversée des lacs amers, où la direction des navires ne serait pas possible sans ces indications précises ?

Là encore, tout était bien avancé, l’action de puissantes machines avait creusé des tranchées profondes, jusqu’au Melrir. Que ne pourrait-on tenter demain, si la nécessité s’en faisait sentir, avec les machines actuelles, dragues gigantesques, perforateurs auxquels rien ne peut résister, transporteurs à déblais roulant sur des voies ferrées improvisées, enfin tout ce matériel formidable dont ne pouvaient se douter le commandant Roudaire
la région était déserte. (Page 132.)
et ses successeurs, et que les inventeurs et constructeurs avaient imaginés et construits, au cours des années qui s’étaient écoulées entre le commencement d’exécution du projet Roudaire, celui plus avancé de la Compagnie Franco-étrangère, abandonné par celle-ci, comme on sait, et la reprise de l’affaire par la Société française de la mer Saharienne, sous la direction de M. de Schaller.

Tout ce qui avait été fait jusqu’alors était demeuré en assez bon état, selon les prévisions de l’ingénieur, qui les avait si éloquemment exposées, dans sa conférence de Gabès, en parlant des qualités essentielles de conservation de ce climat africain qui semble respecter jusqu’aux ruines ensevelies sous les sables, et exhumées il n’y a pas si longtemps. Mais, autour de ces travaux de canalisation presque, sinon tout à fait achevés, la solitude complète ! Où régnait naguère le mouvement d’une foule d’ouvriers, rien que le morne silence des espaces dépeuplés, où ne se rencontrait aucun être humain, et où seuls les travaux abandonnés attestaient que l’activité, la persévérance et l’énergie humaines avaient passé par là et donné momentanément à ces régions solitaires une apparence de vie.

C’était donc une inspection dans la solitude que M. de Schaller accomplissait, avant de mener à bonne fin de nouveaux et, il avait tout lieu de le croire, définitifs projets. Cependant cette solitude, à ce moment même, était plus inquiétante, et l’ingénieur éprouvait une véritable déconvenue en ne voyant venir à sa rencontre aucun des hommes de l’équipe de Biskra, ainsi qu’il avait été convenu.

La déception était cruelle ; mais, en y réfléchissant, M. de Schaller se disait qu’on ne se rend pas de Biskra au Rharsa comme de Paris à Saint-Cloud et que, dans une route aussi longue, un incident quelconque avait pu se produire, dérangeant les prévisions des calculs et modifiant les horaires. Et encore non, ce n’était pas possible, puisque l’agent lui avait télégraphié à Gabès, de Biskra, que tout s’était bien passé jusqu’à cette dernière ville et conformément aux instructions fournies à Paris même. C’était donc dans le trajet, peut-être dans la région marécageuse souvent inondée et mal connue de la Farfaria, entre Biskra et la région du Melrir où il allait bientôt arriver, que quelque chose d’inattendu avait dû arrêter en route ceux qu’il y croyait trouver. Une fois lancé dans le champ des hypothèses, on n’en sort pas. L’une succède à l’autre avec une continuité obsédante, et elles travaillaient, en ce moment, l’imagination de M. de Schaller, sans lui fournir la moindre explication à peu près plausible ou même vraisemblable. Insensiblement, sa surprise et sa déconvenue se changeaient en réelle inquiétude, et la fin de l’étape arriva sans modifier sa physionomie morose. Aussi le capitaine Hardigan jugea-t-il prudent d’éclairer la route.

Par son ordre, le maréchal des logis-chef dut se porter, avec quelques cavaliers, à un ou deux kilomètres de chaque côté du canal, tandis que le reste du détachement continuait sa marche.

La région était déserte ou, plus exactement, il semblait qu’elle eût été récemment désertée. À la fin de la seconde étape, le détachement fit halte pour la nuit, à l’extrémité du petit chott. L’endroit était absolument dénudé ; aucune oasis à proximité. Jusqu’ici, jamais les campements n’avaient été établis dans des conditions aussi insuffisantes. Pas d’arbres, pas de pâturages. Rien que ce « reg » où le sable se mêle au gravier, sans aucune pointe de verdure à l’affleurement du sol. Mais le convoi portait assez de fourrage pour assurer la nourriture des montures. D’ailleurs, sur les bords du Melrir, la petite troupe, allant d’oasis en oasis, trouverait aisément à se ravitailler.

Heureusement, à défaut d’oueds, plusieurs « ras » ou sources coulaient, auxquelles hommes et bêtes purent se désaltérer ; on aurait cru qu’ils allaient les épuiser, tant avait été dévorante la chaleur de cette journée.

La nuit fut tranquille, très claire aussi, une nuit de pleine lune, sous un ciel fourmillant d’étoiles ; comme toujours, les approches avaient été surveillées. D’ailleurs, en terrain découvert, ni Sohar, ni Harrig n’auraient pu rôder autour du campement sans être aperçus. Ils ne s’y fussent point exposés, et il entrait dans leur projet, sans doute, que l’ingénieur, le capitaine Hardigan et ses spahis fussent engagés plus avant dans la partie algérienne des chotts.

Le lendemain, dès la première heure, le campement fut levé. M. de Schaller avait grande hâte d’atteindre l’extrémité du canal. Là était ouverte la tranchée qui amènerait les eaux du golfe de Gabès au chott Melrir.

Mais, toujours pas de trace de l’équipe partie de Biskra, et dont l’absence restait un mystère. Que lui était-il advenu ? M. de Schaller se perdait en suppositions. Arrivé au lieu de la rencontre strictement fixé, il n’y trouvait aucun de ceux qu’il attendait, et dont l’absence lui paraissait grosse de menaces.

« Il s’est évidemment passé quelque chose de grave ! ne cessait-il de répéter.

— Je le crains, avouait à son tour le capitaine Hardigan. Tâchons d’arriver au Melrir avant la nuit. »

La halte de midi fut courte. On ne détela point les chariots, on ne débrida pas les chevaux – le temps seulement de prendre quelque nourriture. On aurait tout loisir de se reposer après cette dernière étape.

Bref, le détachement fit telle diligence, sans avoir jamais rencontré personne sur sa route, que, vers quatre heures du soir, apparurent les hauteurs qui encadrent le chott de ce côté. Sur la droite, au kilomètre 347, se trouvait le dernier chantier de la Compagnie à la fin des travaux, puis à partir de ce point il n’y avait plus que la traversée du chott Melrir et de son entrée, le chott Sellem, pour retrouver les cotes élevées.

Ainsi que l’observa le lieutenant Villette, pas une fumée ne s’élevait à l’horizon, et aucun bruit ne se faisait entendre.

Les chevaux furent vigoureusement poussés, et, comme le chien prenait les devants, Nicol ne put empêcher son cheval de se lancer sur les traces de Coupe-à-cœur.

D’ailleurs, tous prirent le galop, et ce fut au milieu d’un nuage de poussière que les spahis firent halte au débouché du canal. Là, pas plus qu’au Rharsa, aucune trace de l’arrivée de l’équipe qui devait venir de Biskra, et quelles furent la surprise, la stupéfaction de l’ingénieur et de ses compagnons, en voyant le chantier bouleversé, la tranchée comblée en partie, tout passage fermé par un barrage de sable, et, par conséquent, l’impossibilité matérielle, pour les eaux, de se déverser dans les profondeurs du Melrir, sans une réorganisation complète des travaux sur ce point !