L’Invention de Varron

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DE L’INVENTION DE VARRON.

LES ANCIENS ONT-ILS CONNU L’ART D’IMPRIMER DES DESSINS EN COULEURS ?

Dans le dernier cahier de la Revue, l’auteur d’un intéressant et spirituel article sur la Presse française expose une opinion récemment présentée par M. Quatremère de Quincy[1], d’où il résulte que Varron, chez les Romains, avait inventé et mis en œuvre un procédé pour multiplier les dessins coloriés, au moyen de l’impression sur toile avec plusieurs planches. Séduit par l’esprit et les déductions ingénieuses de l’illustre antiquaire, l’auteur de l’article trouve cette opinion fort probable, et il croit pouvoir revendiquer pour les anciens la connaissance d’un art ou d’un procédé que l’on regarde généralement comme une invention moderne.

Si le fait était prouvé, ce serait assurément l’un des plus curieux dont l’histoire de l’art ait pu s’enrichir ; mais ici ma conscience de philologue vient contrebalancer tout à la fois et ma prévention d’antiquaire et ma déférence pour les opinions d’un savant distingué. Il me paraît impossible d’admettre l’explication qu’il donne des deux textes de Pline et du texte de Cicéron, sur laquelle il fonde son ingénieuse et séduisante hypothèse. Cette interprétation, fort spirituelle, est contraire au sens naturel des mots. Or, avec cette interprétation tombe nécessairement le fait curieux que l’on a cru pouvoir en conclure. J’ai pensé qu’une courte discussion sur ce point ne serait pas sans quelque intérêt.

Ce n’est pas la première fois que les antiquaires, naturellement portés à saisir et à faire valoir tout ce qui peut relever l’art des anciens, leur ont attribué la connaissance de procédés analogues. Depuis long-temps, à la vérité, on convient qu’ils n’ont jamais connu notre gravure, soit au burin, soit à l’eau-forte, quoiqu’ils aient pratiqué diverses espèces de gravure sur métaux ou sur pierres fines. On s’est beaucoup étonné de ce qu’ayant été si près de cette belle invention, ils n’aient pas franchi l’étroit espace qui les en séparait. Pourtant il a bien fallu reconnaître que le procédé de tirer des épreuves d’un dessin gravé est né, seulement au XVe siècle, de l’art de nieller, et que la première idée en est venue de l’expérience, toute fortuite, tentée, en 1452, par le fameux nielleur Maso Finiguerra, pour se rendre compte de l’effet de son travail.

Mais il est un autre procédé dont quelques habiles connaisseurs attribuent encore la connaissance aux anciens, c’est celui d’imprimer, sur les toiles et autres étoffes, certains dessins ou figures, au moyen de planches gravées sur bois.

Ce procédé aurait conduit directement à l’impression des gravures comme l’entendent les modernes, et l’on concevrait moins encore que, l’idée étant la même, elle fût entièrement échappée aux anciens. Les toiles fines et à tissu serré, qu’ils savaient fabriquer, leur auraient fourni une matière tout-à-fait propre à recevoir l’impression des traits les plus délicats. Trouver un moyen de pression n’était pas difficile. Ainsi, en possédant l’idée, les moyens d’exécution n’auraient pu leur manquer. Mais ont-ils eu l’idée ? voilà la question. Je ne le pense pas ; et, si le temps et l’espace me le permettaient, il me serait facile de prouver que tous les textes qu’on allègue peuvent très bien se rapporter à des figures brochées, brodées, ou peintes à la main.

La dissertation de M. Quatremère de Quincy soulève une question nouvelle, et bien intéressante, soutenue d’ailleurs avec l’esprit et l’habileté qui distinguent cet illustre doyen des antiquaires. Selon lui, le savant Varron, voulant multiplier les portraits dont il enrichissait ses livres, avait inventé un moyen fort analogue à celui que nous employons pour l’impression des papiers peints et des étoffes, c’est-à-dire que, pour multiplier les exemplaires d’un portrait, il faisait graver autant de planches d’ivoire qu’il y avait de nuances dans l’original ; chacune de ces planches était appliquée successivement sur une toile de lin, et pressée au moyen d’une pierre cylindrique pesante, qu’on roulait par-dessus.

S’il en est ainsi, voilà l’impression en couleur connue et pratiquée des anciens, car le généreux Varron n’aura sans doute pas voulu faire un secret de l’invention qu’il employait dans l’intérêt de tous. Cette invention, une fois connue, a dû se répandre avec une rapidité proportionnée à son utilité et à son importance.

Ce serait là, je le répète, un fait des plus curieux, et entièrement neuf dans l’histoire de l’art. Présenté par son auteur d’une manière très spécieuse, il est de nature à séduire toute personne qui acceptera ses argumens sans les rapprocher des trois textes qu’il discute, et dont je vais reprendre l’examen. En prouvant qu’ils n’ont pas le sens qu’il leur donne, je montrerai qu’il n’est possible d’accorder aux anciens ni la connaissance ni la pratique du procédé dont il essaie de leur faire honneur.

i.

1er texte de Pline. J’emprunte l’exacte et élégante traduction de Gueroult, pour qu’on ne pense pas que j’en fais une à ma guise, et je ne cite que les phrases latines qui ont de l’importance

« Je ne dois pas omettre une invention moderne (non est prætereundum et novitium inventum). Depuis quelque temps, on consacre dans les bibliothèques, en or, en argent, ou du moins en airain, les bustes des grands hommes dont la voix immortelle retentit dans ces lieux… Cet usage fut établi à Rome par Asinius Pollion (Asinii Pollionis hoc Romæ inventum), qui, le premier, en ouvrant une bibliothèque publique, rendit le génie des grands écrivains le patrimoine des nations. Je ne pourrais dire si les rois d’Alexandrie et de Pergame, qui se disputèrent la gloire de fonder des bibliothèques, n’ont pas fait la même chose avant lui.

« Plusieurs ont eu la passion des portraits, témoins ce même Atticus, l’ami de Cicéron, qui publia un traité sur ce sujet (imaginum amore flagrasse quosdam testes sunt, et Atticus ille Ciceronis, edito de his volumine), et Marcus Varron, qui, par l’invention la plus généreuse (benignissimo invento), inséra dans ses nombreux ouvrages, non-seulement les noms, mais les portraits de sept cents hommes célèbres, mettant ainsi leurs traits à l’abri du temps, et ne souffrant pas que la durée des siècles pût prévaloir contre des mortels. Don précieux, invention capable d’exciter la jalousie des dieux mêmes (inventor muneris etiam diis invidiosi), puisqu’en donnant l’immortalité à ces grands hommes, il les a répandus chez toutes les nations, en sorte qu’ils sont présens en tous lieux (quando immortalitatem non solam dedit, verum etiam in omnes terras misit, ut præsentes esse credi (ou claudi) possent)[2].

Ce sont ces dernières paroles, où se montre l’enflure si fréquente dans le style de Pline, qui ont donné lieu d’attribuer à Varron l’idée d’un procédé multiplicateur. On a dit : Puisque Atticus avait déjà publié un volume de portraits, une iconographie en un volume, en quoi aurait donc consisté l’invention de Varron, sinon dans un procédé pour multiplier les exemplaires de manière à les répandre facilement partout ?

Mais d’abord, rien ne dit qu’Atticus eût publié un volume de portraits. Selon Pline, l’invention toute moderne d’Atticus (il emploie encore ici le mot inventum) a consisté dans l’idée d’orner sa bibliothèque de portraits en or, argent ou bronze, et ensuite de la rendre publique, ce qui n’avait encore été fait par personne ; car il doute que les Ptolémées et les rois de Pergame, si curieux de collections de livres, aient eu cette idée de bibliothèque publique.

Puis il ajoute que le même Atticus avait la passion des portraits ; de quels portraits ? Il l’a dit plus haut : de ces figures en or, en argent, en airain, dont, à son exemple, on embellissait depuis peu les bibliothèques. La preuve de ce goût, c’est qu’il avait publié un traité sur ce sujet (edito de hoc, ou his, volumine), et non pas un volume de portraits, comme on l’a cru, sens dont les paroles latines ne sont pas susceptibles.

Mais Varron a fait bien plus : il ne s’est pas contenté, comme Atticus, de placer dans sa bibliothèque un certain nombre de bustes ou statues des grands hommes ; il a imaginé, et c’est là son invention, de faire dessiner, en petit, leurs portraits, et de les insérer dans ses nombreux ouvrages, en regard de l’article qui concernait chacun d’eux, car remarquons bien qu’il ne s’agit pas d’une collection de portraits, comme on dit ; il s’agit de portraits disséminés dans les divers écrits de Varron (insertis voluminum suorum fæcunditati), où ils étaient renfermés. Grace à cette invention, à cette idée toute nouvelle, les traits des hommes illustres ne sont plus restés enfouis dans une bibliothèque ; mais, copiés en même temps que les manuscrits du laborieux polygraphe, ils ont pu se répandre avec ces écrits, et pénétrer comme eux, aux extrémités de la terre.

Voilà, je n’en doute pas, toute la gradation de la pensée de Pline ; l’invention ou l’idée de Varron n’a pas été autre chose ; l’emphase ordinaire de l’écrivain a fait le reste.

C’est ainsi qu’ailleurs, en parlant des peintres de tableaux (opposés aux peintres de murs), il dit qu’ils sont la propriété du monde (pictorque res communis terrarum erat) ; voulant dire simplement que des tableaux mobiles peuvent se transporter partout, de même que les portraits dessinés entre les feuillets d’un manuscrit. Dans l’un ni dans l’autre exemple, il n’est question d’un moyen de multiplier, soit les tableaux, soit les portraits des grands hommes.

ii.

2e Texte de Pline. — Mais supposons pour un moment que cet auteur ait voulu parler d’un moyen de multiplier les portraits, inventé par Varron, quel était ce moyen ? C’est là ce que M. Quatremère de Quincy a cru découvrir dans cet autre passage de Pline :

« On compte aussi des femmes parmi les peintres. Timarète, fille de Micon, peignit une Diane… Irène, fille et élève du peintre Cratinus, peignit une jeune fille qui est à Éleusis… À Rome, pendant la jeunesse de Varron, Lala de Cyzique, qui resta toujours fille, peignit au pinceau, et avec le cestre sur ivoire, principalement des portraits de femmes (Lala Cyzicena perpetua, ou perpetuò, virgo, Marci Varronis juventâ, Romæ, et penicillo pinxit, et cestro in ebore, imagines mulierum maximè)[3].

C’est sur un mot de ce texte que l’illustre antiquaire a fondé tout son système. Au lieu de Marci Varronis juventâ, il lit : Marci Varronis inventa… pinxit, c’est-à-dire elle peignit les inventions de Varron, rapprochant cet inventa de l’inventum benignissimum du premier texte. Il pense que cette Lala fut l’artiste que Varron employa pour exécuter ses portraits ; et, comme il est dit qu’elle peignit avec le cestre sur ivoire (cestro in ebore), il pense que Lala gravait sur des tablettes d’ivoire les traits des figures, dans lesquels on passait de la couleur ; ces tablettes s’imprimaient ensuite au moyen d’un cylindre.

Tout cet arrangement ingénieux repose, comme on voit, sur une lettre mise à la place d’une autre, sur un n pour un u, dans inventa pour juventâ, deux leçons qui paléographiquement ne diffèrent presque pas l’une de l’autre, et qui se trouvent, en effet, indifféremment dans les manuscrits aussi bien que dans les anciennes éditions. Or, jamais peut-être plus faible différence entre deux mots n’en a causé une plus grande dans le sens d’une phrase.

M. Quatremère de Quincy, en tenant pour la leçon inventa, contre l’avis de tous les éditeurs critiques de Pline et de tous ses traducteurs, s’est laissé séduire par le rapprochement avec l’invento benignissimo de l’autre passage, sans penser que la syntaxe s’oppose à cette leçon, et que sa propre opinion y est également contraire.

Il lit donc : Marci Varronis inventa… pinxit. Mais, en partant de son hypothèse, 1o c’est inventum, non inventa, que Pline devait dire ; il ne s’agit pas de plusieurs inventions, il s’agit d’une seule, invento benignissimo ; 2o inventa pinxit ne présente aucun sens, car, selon l’hypothèse en question, Lala ne peignait pas les inventions de Varron ; elle gravait et peignait des figures sur ivoire ; ensuite Varron les faisait imprimer au moyen de son invention, ce qui est fort différent ; et Pline n’a jamais pu dire en ce sens Varronis inventa pinxit.

Quant à la grammaire, elle n’est pas moins contraire à la leçon inventa. M. Quatremère de Quincy ne cite que les mots Marci Varronis inventa… pinxit, et grammaticalement, dans cette phrase tronquée, inventa peut être le régime de pinxit mais dans le texte original il y a un autre régime, puisqu’on y lit : M… Varronis inventa… pinxit… imagines mulierum maximè, et Neapoli anum in grandi tabulâ, suam quoque imaginem ad speculum. Lala peignait des portraits de femmes. Dès-lors inventa s’oppose à toute construction ; je défie qui que ce soit de traduire la phrase.

Au contraire, avec juventâ, tout est clair. « À Rome, pendant la jeunesse de Varron, Lala peignit… principalement des portraits de femmes. » M. Quatremère de Quincy, après de Pauw, trouve peu de sens dans cette indication (p. 13) ; il se trompe. Ces mots, pendant la jeunesse de Varron, ne font qu’indiquer l’époque où vivait Lala. Varron, auquel Pline emprunte ce récit, comme d’autres relatifs aux arts[4], avait dit que Lala florissait, juventâ nostrâ, pendant ma jeunesse. Pline lui-même, ailleurs[5], ne s’exprime pas autrement (Cæcina Largo e proceribus crebrò in juventâ nostrâ eas (lotos) in domo suâ ostentante). Il nous a transmis cette circonstance, qui indique l’époque où vivait cette artiste, sans doute peu connue de son temps ; il a de même marqué l’époque des autres femmes peintres, en disant, comme on l’a vu, le nom de leur père et de leur maître. Il donne encore plus bas un synchronisme qui répond justement à la jeunesse de Varron. Il dit en effet que les portraits de Lala se payaient plus cher que ceux de Sopolis et de Dionysius, les plus célèbres peintres de portraits à cette même époque (… ut multum manipretio antecederet celeberrimos eâdem ætate imaginum pictores Sopolin et Dionysium). L’époque ni le nom de Dionysius ne sont point connus d’ailleurs ; mais Sopolis l’est par un passage des Lettres à Atticus[6], où Cicéron parle d’un affranchi de Gabinius, nommé Antiochus Gabinius, un des élèves de Sopolis (Antiochum Gabinium nescio quem a Sopolidis pictoribus), condamné après l’absolution de son patron. Sopolis, maître de ce contemporain de l’orateur, devait donc fleurir pendant la jeunesse de Varron, qui n’avait, comme on sait, que onze ans de plus que Cicéron[7] ; et comme il était dans la force de son talent à la même époque que Lala, il en faut conclure que celle-ci florissait également pendant la jeunesse de Varron.

Il ne saurait donc rester l’ombre d’un doute sur la légitimité de la leçon juventâ et sur le sens qui en résulte. Or, cette leçon fait écrouler tout le système de M. Quatremère de Quincy. La Cyzicénienne Lala n’a plus rien de commun avec la prétendue invention de Varron ; elle florissait pendant la jeunesse de ce grand homme, c’est-à-dire bien long-temps avant qu’il eût eu l’idée de faire dessiner des portraits dans ses livres de littérature. Lorsqu’il s’en avisa, elle était sans doute morte depuis bien des années.

Selon Pline, Lala était surtout célèbre pour les portraits de femmes ; elle les peignait de deux manières :

1o Penicillo, au pinceau ; d’après un autre passage où il s’agit des peintures de Polygnote à Thespies, refaites par Pausias, Pline oppose la peinture au pinceau, qui était le genre du premier, à la peinture encaustique, qui était celui de Pausias[8]. La peinture au pinceau était, pour lui, le genre ordinaire, c’est-à-dire la peinture à tempera[9] (probablement vernie), car les anciens n’ont connu ni la peinture à l’huile ni la fresque, comme nous l’entendons[10].

2o Cestro in ebore, avec le cestre sur ivoire, genre qui consistait à dessiner sur une tablette d’ivoire avec une pointe de fer chauffée, et à passer dans les traits diverses couleurs ; espèce de peinture dont il reste encore des échantillons antiques. C’était l’un des deux genres d’encaustique que Pline indique ailleurs en ces termes : Encausto pingendi duo fuisse antiquitùs constat genera, cerâ, et in ebore cestro, id est viriculo[11].

iii.

Texte de Cicéron. — Nous voici arrivés au dernier point de la question. L’illustre antiquaire suppose donc que Lala peignit les portraits, pour l’œuvre de Varron, en les gravant sur plusieurs planches d’ivoire, diversement colorées, et imprimées successivement, par un procédé analogue à celui de nos papiers peints. On voit, dans une peinture trouvée à Pompeï[12], une femme qui copie un Hermès de Mercure : elle est assise sur un pliant ; elle regarde son modèle. De la main droite, elle trempe son pinceau dans une boîte à couleur ; de la gauche, elle tient la tablette (petite plaque de bois ou d’ivoire), sur laquelle elle peint, et non une palette, comme le pense M. Quatremère de Quincy. Il présume que cette femme pourrait bien être Lala elle-même, travaillant dans son laboratoire d’encaustique sur ivoire (p. 46, 47). C’est là une conjecture toute gratuite, contre laquelle il n’y aurait rien à dire, si une circonstance ne s’y opposait directement, à savoir l’absence totale du feu nécessaire pour chauffer le cestrum. Dans un tel laboratoire, on n’a pu peindre qu’a tempera. La boîte à couleur repose sur un corps cylindrique, que M. Quatremère de Quincy conjecture être l’instrument dont la pression servait à imprimer les planches d’ivoire. À mon avis, c’est tout simplement un tambour de colonne, où l’on voit même l’entaille carrée qui doit recevoir le bossage du tambour inférieur ou supérieur.

Quant à la matière sur laquelle la prétendue pression avait lieu, M. Quatremère de Quincy présume que ce devait être la toile.

La première hypothèse une fois admise, il ne peut y avoir, en effet, que la toile susceptible d’un tel usage chez les anciens, qui ne connaissaient que le papyrus et le parchemin, deux substances trop rigides pour se prêter commodément à cette opération. À l’appui de son idée, il allègue un dernier texte, qui serait décisif, s’il pouvait avoir le sens qu’il lui attribue.

Cicéron dit à Atticus : « Je ne suis pas fâché que tu approuves la péplographie de Varron ; je n’ai pu tirer de lui encore ce traité héraclidien (dans le genre d’Héraclide), qu’il m’a promis » (Πεπλογραφίαν Varronis tibi probari non molestè fero : a quo adhuc Ἡρακλείδειον illud non abstuli[13]. M. Quatremère de Quincy, expliquant par toile le mot peplos, compris dans péplographie, traduit ce composé par peinture sur toile, et il pense que Varron, ayant forgé le mot pour rendre compte de son procédé, avait donné ce nom à son Iconographie des sept cents portraits, travail immense que Cicéron désigne par l’épithète d’herculéen, comme nous dirions colossal.

Ces deux interprétations donnent certainement une grande consistance à l’idée nouvelle de l’impression sur toile, et de la grande importance du travail de Varron ; mais le plus simple examen les fait évanouir toutes deux.

1o Πέπλος en grec, peplus ou peplum en latin, n’a jamais signifié toile ; c’était un voile, un vêtement (principalement de femme), et non pas une étoffe. On n’aurait pas plus dit, en ce sens, péplographie que chitonographie, chlœnographie, etc. ; chiton, χιτών, et chlœna (lat. læna), χλαϊνα, étant, comme peplos, des noms de vêtement. Pour exprimer un dessin ou une peinture sur étoffe, un ancien aurait fait les mots sindonographie, othonographie, linographie, ou tout autre analogue ; encore ces mots, formés, par analogie, avec stélographie (στηλογραφία), tœchographie (τοιχογραφία), pinacographie (πινακογραφία), etc., s’appliqueraient à des dessins à ou des peintures exécutés immédiatement sur toile, plutôt qu’à un transport sur toile par voie de pression.

Popma, un des anciens commentateurs de Cicéron, et, après lui, tous les autres[14], ont très bien vu que ce mot désigne l’ouvrage cité par Aulugelle, Symmaque et Ausone[15], sous le nom des Semaines, ou des Images (Hebdomades vel de Imaginibus), et qui paraît avoir consisté dans une espèce de Biographie des grands hommes ; chaque nom était accompagné du portrait, au bas duquel Varron avait placé un distique en vers, dont Aulugelle nous a conservé un exemple[16].

Cicéron, en donnant à cet ouvrage le nom de Péplographie (Description du péplus), fait ici une de ces allusions détournées, si fréquentes dans la correspondance familière entre gens d’esprit, qui s’entendent à demi-mot. Il pense, sans nul doute, ainsi que l’a vu Popma, à un célèbre ouvrage du même genre, attribué à Aristote, et qu’on nommait le Peplus, lequel paraît avoir consisté dans une sorte de généalogie et de biographie des héros de la guerre de Troie ; ils y étaient désignés, en outre, chacun par une épigramme[17]. Quarante-huit de ces épigrammes ont été conservées[18]. Ce péplus d’Aristote, qu’un de ses biographes appelle une histoire mêlée[19], avait pris son nom de l’usage athénien de broder sur le péplus qui ornait la statue de Minerve, lors des Panathénées, des sujets représentant les exploits[20] que les Athéniens avaient accomplis sous la conduite de leurs héros.

Quand donc Cicéron qualifie de péplographie cet ouvrage biographique de Varron, il ne pense pas du tout aux portraits, accessoire qui l’intéressait peu ; il pense au sujet même du livre, c’est-à-dire à la Biographie des grands hommes ; dans sa pensée, la finale graphie du mot composé s’applique à un écrit, non à une collection de peintures.

La preuve que l’on fondait sur ce mot péplographie, comme désignant la peinture sur toile, tombe avec cette interprétation que repousse l’usage de la langue grecque.

Ce qui n’y est pas moins contraire, c’est le sens attribué, par M. Quatremère de Quincy, au mot Ἡρακλείδειον, qu’il traduit par ouvrage herculéen, lequel serait encore, à son avis, la collection de portraits, travail immense, travail d’Hercule ; et l’on doit convenir que l’épithète d’herculéen viendrait là bien à propos pour donner quelque consistance aux hypothèses qui précèdent ; mais elle s’évanouit comme le reste. Il suffit de remarquer que herculéen, se disait en grec Ἡράκλειος, non Ἡρακλείδειος adjectif nécessairement dérivé de Ἡρακλείδης, Héraclide ; aussi l’opinion de tous les commentateurs de Cicéron[21], qui ont vu là un livre composé par Varron, dans le goût d’Héraclide le Pontique, est-elle indubitable.

Toutes les preuves, ou du moins toutes les inductions sur lesquelles l’ingénieux antiquaire a fondé son hypothèse, se trouvent donc détruites les unes après les autres. Varron n’a point inventé de procédé particulier pour multiplier les dessins par l’impression en couleur ; la Cyzicénienne Lala n’a point dessiné les portraits de son iconographie ; et ces portraits n’étaient imprimés ni sur toile, ni d’aucune autre manière. Ce qui reste à Varron, c’est l’idée seule de placer des portraits, soit en tête d’un livre, soit dans le corps d’un ouvrage biographique, en regard de la notice sur chaque homme illustre ; idée qui eut pour résultat de populariser les traits des grands hommes, puisqu’elle répandait leur image en même temps que leurs écrits ou ceux de leurs biographes. Elle ne pouvait se perdre ni être abandonnée. En effet, elle continua, par la suite, d’être mise en œuvre. De là, l’épigramme de Martial sur un portrait de Virgile, peint sur parchemin au premier feuillet du recueil de ses poésies.

Quam brevis immensum cepit membrana Maronem
Ipsius vultus prima tabella gerit
[22].

De là, ces portraits de naturalistes dans le beau manuscrit de Dioscoride, de la bibliothèque de Vienne[23].

Quant à un moyen quelconque employé pour les multiplier par l’impression, il n’en existe pas trace chez les anciens, et il faut convenir qu’on ne comprendrait guère qu’un pareil moyen se fût perdu, une fois qu’il eût été trouvé. Varron, comme je l’ai dit, n’en aurait certes pas fait mystère ; cela est bon pour notre siècle à brevets d’invention. Ce benignissimum inventum, cette invention bienfaisante, il devait au contraire la faire connaître et la répandre. Or, ce qui se perd dans les procédés des arts, ce sont les recettes compliquées, c’est le secret de certaines préparations, mais non pas une idée simple, comme celle d’imprimer une planche gravée. On peut devenir moins habile que l’inventeur dans l’exécution, mais une telle idée, une fois trouvée et pratiquée, est immortelle. C’est une impérissable conquête de l’esprit humain. Ajoutons encore que cette manière d’imprimer, ne différant pas pour le fond du procédé de l’impression des gravures en taille douce, devait nécessairement conduire à tirer des épreuves de gravures sur divers métaux. Comme il faudrait admettre qu’après avoir pratiqué cet art admirable d’imprimer en couleur, ils l’eussent laissé tomber en oubli, ce qui paraît impossible, nous pouvons être assurés que les anciens ne l’ont pas plus connu que notre gravure en taille-douce, dont ils ne se sont jamais douté.

Letronne.
  1. Mélanges archéologiques, pag. 1-48.
  2. Pline, xxxv, 2.
  3. Pline, xxxv, 39.
  4. Heyne, Antiq. Aufsœtze, ii, 83.
  5. xvii, 1.
  6. iv, 16.
  7. Varron était né en 117 avant Jésus-Christ ; Cicéron en 106.
  8. Pline, xxxv, 40.
  9. Voir mes Lettres d’un Antiquaire à un Artiste, pag. 48 et 400.
  10. Ibid., pag. 365-377.
  11. xxxv, 41.
  12. Pitture di Ercolano, vii, tav. 1.
  13. Epistol. ad Attic., xvi, 11.
  14. Ernesti, Lex. Cicer., pag. 571. Édition de Leclerc.
  15. Vossius, De hist. lat., I, 12, pag. 55-56.
  16. Noct. Att., iii, 11.
  17. Eustath., in Il. B., pag. 285, 23. — 8. Petit, Leg. Att., pag. 93.
  18. Anthol. Palat., II. App., numéro 9 et suiv.
  19. Ap. Menag., in Laert., V. 35.
  20. ἀνέθεντο τὰς ἀριστείας ἐν αὐτῷ. Schol. Arist. Equit. 569. Dans Suidas, τοὺς ἀρίστους est une faute.
  21. Ernesti, Lex. Cicer., pag. 562. Il fallait écrire Ἡρακλείδειον, et non Ἡρακλείδιον.
  22. Epigr., xiv, 186. — V. Schwarz, de ornam. libr. 1, 6.
  23. Visconti, Iconogr. grecque, tom. i, pag. 373 et suiv.