L’Irréligion de l’avenir/I/La genèse des religions dans les sociétés primitives

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Félix Alcan (p. 1-102).

L’IRRÉLIGION
DE L’AVENIR




PREMIÈRE PARTIE
LA GENÈSE DES RELIGIONS
DANS LES SOCIÉTÉS PRIMITIVES




CHAPITRE PREMIER
LA PHYSIQUE RELIGIEUSE




Importance du problème de l’origine des religions. — Universalité des croyances religieuses ou superstitieuses. — Variabilité des religions et évolution religieuse.
I. — Théorie idéaliste qui attribue l’origine des religions à l’idée d’infini. — Hénothéisme de M. Max Müller et de M. de Hartmann. — Instinct du divin de M. Renan.
II. — Théorie du culte des morts et du spiritisme. — Herbert Spencer. — Objections de Spencer à la doctrine de l’animation des forces naturelles.
III. — Réponse aux objections. — Physique religieuse à forme sociologique, où les rapports des forces sont remplacés par des rapports de volontés bienfaisantes ou malfaisantes. — Sociomorphisme des peuples primitifs.


La genèse des religions a une importance plus grande que toute autre question historique : ce n’est pas seulement la vérité de faits et d’événements passés qui s’y trouve engagée, c’est la valeur de nos idées et de nos croyances actuelles. Chacun de nous a quelque chose en jeu dans ce débat. Les raisons qui ont jadis produit une croyance sont encore le plus souvent celles qui la maintiennent de nos jours ; se rendre compte de ces raisons, c’est donc, sans le vouloir, porter un jugement favorable ou défavorable sur la croyance elle-même. L’histoire, si elle était jamais complète, posséderait ici le pouvoir d’effacer dans l’avenir ce qu’elle n’aurait pas justifié dans le passé. Fixer parfaitement l’origine des religions, ce serait, du même coup ou les condamner, ou au contraire les raffermir et les sauver.


Il est un premier point acquis par la critique contemporaine. Après les travaux de M. Roskoff, de M. Réville, de M. Girard de Rialle, il est impossible de soutenir qu’il existe aujourd’hui, sur la surface de la terre des peuples absolument dépourvus de religion ou de superstition (ce qui revient au même quand il s’agit des non-civilisés)[1]. L’homme est devenu un être superstitieux ou religieux par cela seul qu’il était un être plus intelligent que les autres. En outre, dès les temps préhistoriques, les monuments mégalithiques (menhirs, cromlechs, dolmens), les sépultures, les amulettes sont des indices certains de religiosité, auxquels il faut sans doute ajouter les rondelles crâniennes, ces fragments d’os détachés intentionnellement du crâne et percés parfois de trous de suspension[2]. La religiosité humaine remonte ainsi, d’une manière indiscutable, à l’âge de la pierre polie. Enfin, pour passer des faits aux hypothèses, on peut aller plus loin et imaginer que, dès le commencement des temps quaternaires — il y a peut-être deux cent cinquante mille ans — l’homme nourrissait déjà des superstitions vagues et élémentaires, quoiqu’il ne parût pas éprouver à l’égard de ses morts un respect suffisant pour leur creuser une sépulture et qu’on n’ait pas retrouvé ses fétiches.

Il est un second point que nous pouvons regarder comme également admissible et qui a des conséquences importantes pour la méthode même de nos études. La religion, n’ayant pas une origine miraculeuse, a dû se développer lentement, d’après des lois régulières et universelles ; elle doit tirer son origine d’idées simples et vagues, accessibles aux intelligences les plus primitives. C’est de là qu’elle a dû s’élever, par une évolution graduelle, aux conceptions très complexes et très précises qui la caractérisent aujourd’hui. Les religions ont beau se croire immuables, elles ont toutes été emportées à leur insu par l’évolution universelle. Le grand sphinx d’Égypte, accroupi dans le désert depuis quatre mille ans, pourrait lui aussi se croire immobile ; pourtant il n’a pas cessé un instant de se mouvoir, entraîné par la terre même, qui, à la suite du soleil, le porte à travers des cieux toujours nouveaux.

Reste à déterminer ces idées premières qui ont été, pour ainsi dire, le fond universel des religions. Ici commence le désaccord entre les principaux représentants de la science religieuse. Les uns expliquent la naissance des religions par une sorte d’intuition mystérieuse de la vérité suprasensible, par une divination de Dieu ; les autres l’expliquent par une erreur de l’expérience, par une fausse démarche de l’intelligence humaine. Les premiers voient dans la religion un élan immense de la raison hors du monde physique où nous sommes enfermés, les seconds la croient née tout d’abord d’une interprétation inexacte des phénomènes les plus ordinaires de ce monde, des objets de nos sens ou de notre conscience ; pour les uns elle est plus que de la science, pour les autres, elle est une pseudoscience. Tous les idéalistes, les Strauss, les Renan, les Matthew Arnold, retrouvent dans les religions le germe de leur idéalisme raffiné et s’inclinent devant elles avec un respect qui pourrait paraître ironique, s’il ne se déclarait lui-même très sincère ; ils voient en elles ce que l’esprit humain a produit de plus noble et de plus éternel. Les esprits positifs, au contraire, n’aperçoivent, avec Auguste Comte, à l’origine des religions que les croyances grossières du fétichisme.

On voit que le problème de l’origme des religions, sous la forme nouvelle où il se pose aujourd’hui, reste toujours aussi grave ; on se demandait autrefois si la religion était révélée ou naturelle : on va aujourd’hui jusqu’à se demander si la religion est conforme à la vraie nature, si elle n’est pas le produit d’un égarement de l’esprit, d’une sorte d’illusion d’optique nécessaire que la science corrige en l’expliquant ; si enfin le dieu des religions mythiques et symboliques n’est pas encore une idole agrandie.


I. — La théorie positiviste des religions semblait bien près de triompher il y a quelques années[3]. Beaucoup l’avaient acceptée, sans d’ailleurs en tirer toujours toutes les conséquences. En ce moment elle est, au contraire, fortement contestée ; des éléments nouveaux ont été introduits dans les données du problème, et la question doit être soumise à un nouvel examen. M. Max Müller, principalement, a tenté un effort en quelque sorte désespéré pour sauver le caractère objectif et rationnel de la religion, compromis par les positivistes[4]. En se plaçant à un point de vue tout différent, M. Herbert Spencer a aussi, dans sa Sociologie, fait la critique des théories qui considèrent le fétichisme ou le « naturisme » comme le principe de la religion.

Suivant M. Max Müller, la notion du divin (surtout sous la forme de la notion d’infini), aurait précédé celle des dieux. Les dieux ne seraient qu’une personnification postérieure de cette grande idée natlurelle à l’homme, nos ancêtres se sont agenouillés même avant de pouvoir nommer celui devant qui ils s’agenouillaient. De nos jours encore, où nous finissons par reconnaître pour vains tous les noms qui ont été donnés au dieu inconnu, il nous est possible de l’adorer en silence. La religion, qui a fait les dieux, pourra donc leur survivre. Nous disons : la religion ; et en effet, d’après M. Max Müller, toutes les religions se réduisent à l’unité, car elles se ramènent toutes, dans leur long développement à travers les âges, à révolution d’une seule et même idée, celle d’infini, qui, dès l’abord, a été présente à l’esprit de tous les hommes. Cette idée universelle, selon M. Max Müller, n’aurait pourtant rien de mystique ni d’inné au vieux sens du mot. Il accepte volontiers l’axiome : Nihil in fide quod non antea fuerit in sensu[5]. Mais, selon lui, dans la perception des choses finies par les sens est contenue la perception même de l’infini, et c’est cette idée d’infini, à la fois sensible et rationnelle, qui va devenir le vrai fomlcmenl de la religion. Avec les cinq sens du sauvage, M. Max Müller se charge de lui faire sentir, ou du moins pressentir l’infini, le désirer, y aspirer. Prenons le sens de la vue par exemple : « L’homme voit jusqu’à un certain point, et là son regard se brise ; mais, précisément au point où son regard se brise, s’impose à lui, qu’il le veuille ou non, la perception de l’illimité, de l’infini. » Si l’on peut dire, ajoute M. Max Müller, que ce n’est pas là une perception au sens ordinaire du mol, encore moins est-ce un pur l’aisonnenient : « S’il semble trop hardi de dire que l’homme voit réellemont l’invisible, disons qu’il souffre de l’invisible, et cet invisible n’est qu’un nom particulier de l’infini. » Non seulement l’homme saisit nécessairement l’infini en dehors du fini, comme l’enveloppant, mais il l’aperçoit à l’intérieur même du fini, comme le pénétrant ; la divisibilité à l’infini est d’évidence sensible, même lorsque la science semble demander comme postulat l’existence de l’atome. Et ce qu’on vient de dire pour l’espace s’applique au temps, à la qualité et à la quantité. « Par delà le fini, derrière le fini, au-dessous du fini, au sein même du fini, l’infini est toujours présent à nos sens. Il nous presse, nous déborde de toutes parts. Ce que nous appelons le fini, dans le temps et dans l’espace, n’est que le voile, le filet que nous jetons nous-mêmes sur l’infini. » Qu’on n’objecte pas que les langues primitives n’expriment en aucune façon cette idée de l’infini, de l’au delà, qui est donnée avec toute sensation bornée : est-ce que les langues anciennes savent désia-ner les nuances infinies des couleurs ? Démocrite ne connaissait que quatre couleurs : le noir, le blanc, le rouge, le jaune. Dira-t-on donc que les anciens ne voyaient pas le Dieu du ciel ? Le ciel était bleu pour eux comme pour nous, mais ils n’avaient pas trouvé la formule de leur sensation. Ainsi de l’infini, qui existe pour tous, même pour ceux qui n’arrivent pas à le nommer. Or, qu’est-ce que l’infini, si ce n’est pas l’objet dernier de toute religion ? L’être religieux, c’est celui qui n’est pas satisfait de telle ou telle sensation bornée, qui cherche partout l’au delà, en face de la vie comme en face de la mort, en face de la nature comme en face de soi-même. Sentir un quelque chose qu’on ne peut pas se traduire tout entier à soi-même, se prendre de vénération pour cet inconnu qui tourmente, puis chercher à le nommer, l’appeler en bégayant, voilà le commencement de tout culte religieux. La religion de l’infini comprend et précède donc toutes les autres, et, comme l’infini est lui-même donné par les sens, il s’ensuit que « la religion n’est qu’un développement de la perception des sens, au même titre que la raison[6]. »

Du point de.vue où il s’est placé, M. Max Müller critique également les positivistes, qui voient dans le fétichisme la religion primitive, et les orthodoxes, qui trouvent dans le monothéisme le type naturel et non encore altéré de la religion. Suivant lui, nous le savons, nommer un Dieu ou des dieux, c’est déjà avoir l’idée du divin, de l’infini ; les dieux ne sont que des formes diverses, plus ou moins imparfaites d’ailleurs, dont les divers peuples revêlent l’idée religieuse une chez tous : la religion est pour ainsi dire un langage par lequel les hommes ont cherché à traduire une même aspiration intérieure, à se faire comprendre du grand être inconnu ; si leur bouche ou leur intelligence a pu les trahir, si la diversité et l’inégalité des cultes est comparable à la diversité et à l’inégalité des langues, cela n’empêche pas au fond que le véritable principe et le véritable objet de tous ces cultes et de toutes ces langues ne soit à peu près le même. Selon M. Max Müller, un fétiche, au sens propre du mol (factitius), n’est qu’un symbole qui présuppose une idée symbolisée ; d’un fétiche ne peut pas sortir l’idée de dieu si elle n’y était déjà attachée. « Des objets quelconques, des pierres, des coquillages, une queue de lion, une mèche de cheveux, ne possèdent pas par eux-mêmes une vertu théogonique et productrice des dieux. » Donc les phénomènes du fétichisme ont toujours des antécédents historiques et psychologiques. Les religions ne commencent pas par le fétichisme, mais il est plus vrai de dire qu’elles y aboutissent ; il n’en est pas une qui se soit maintenue pure sous ce rapport. Les Portugais catholiques, qui reprochaient aux nègres leur fertiços, n’étaient-ils pas les premiers à avoir leurs chapelets, leurs croix, leurs images bénites par les prêtres avant le départ de la patrie ?

Si, d’après M. Max Müller, le fétichisme, entendu comme il l’entend, n’est pas la forme primitive de la religion, si le monothéisme conscient ne l’est pas davantage, il sera plus exact de dire que la religion première, du moins aux Indes, a consisté dans le culte de divers objets pris tour à tour isolément comme représentation d’un dieu (εἳς), non d’un Dieu unique et seul (μόνος). C’est ce que M. Max Müller appelle, d’un nom forgé par lui, l’hénothéisme (ἳς, ένός, par opposition à μόνος), ou mieux encore le kathénothéisme[7]. Dans le polythéisme ordinaire, les dieux ont des hiérarchies, des rangs divers ; l’ordre règne en ce ciel imaginaire ; mais au début cet ordre ne devait pas exister : chaque dieu devenait le plus puissant pour celui qui l’invoquait ; Indra, Varuna, Agni, Mitra, Sonia, recevaient tour à tour les mêmes épithètes. C’est l’anarchie précédant la monarchie. « Parmi vous, ô dieux, dit le Rishi Manu Vaivasvata, il n’en est pas de grands, il n’en est pas de petits, il n’en est pas de vieux ni de jeunes ; tous, vous êtes grands en vérité. » C’est que tous étaient des symboles divers exprimant une même idée celle de l’adoration pour ce qui dépasse l’esprit, pour l’infini fuyant que nos sens nous prouvent en nous le cachant.

Il faut voir M. Max Müller s’efforçant de nous retracer l’évolution de la pensée hindoue bien avant la naissance du bouddhisme, qui fut le protestantisme de l’Inde. Le savant philologue est porté à voir dans le développement de la religion aux Indes l’un des types essentiels du développement des religions humaines. Peut-être même, suivant lui, les Hindous, partis d’aussi bas que nous, se sont-ils parfois élevés plus haut. Assistons donc avec lui à cette recherche des dieux, qui nulle part ne fut plus anxieuse et plus infatigable que dans ce grand pays de niéilitation, et figurons-nous que nous embrassons d’un coup d’œil comme le raccourci de l’histoire humaine.


Πάντες δὲ θεῶν χατέουσʹ ἄνθρωποι, disait Homère. Ces dieux, l’Inde ne les chercha guère dans le domaine de ce qui est entièrement tangible ; par là M. Max Müller entend ce qu’on peut palper sous tous ses côtés, pierres, coquillages, os, etc. ; il voit naturellement dans ce fait (si contestable d’ailleurs) un nouvel argument contre la théorie fétichiste. — Au contraire, en présence de ces grandes montagnes neigeuses, dont notre plate Europe ne peut même pas nous donner l’idée, de ces fleuves immenses et bienfaisants, avec leurs chutes d’eau, grondantes, leurs soudaines colères, leurs sources ignorées, de l’océan ou l’œil se perd, l’Hindou se sentait devant des choses qu’il ne pouvait loucher et comprendre qu’à moitié, dont l’origine et la fin lui échappaient : c’est le domaine du semi-tangible auquel l’Inde emprunta ses semi-divinités. En s’élevant encore d’un degré, la pensée hindoue devait arriver dans le domaine de l’intangible, c’est-à-dire de ces choses qui, quoique visibles, échappent pourtant entièrement à notre portée, du ciel, des étoiles, du soleil, de la lune, de l’aurore : ce furent là, pour l’Inde, comme pour la plupart des peuples, les vraies divinités ; ajoutons-y le tonnerre, qui lui aussi descend du ciel en « hurlant » le vent si terrible parfois, qui pourtant, dans les jours brûlants de l’été, « verse le miel » sur les hommes, et enfin la pluie, la pluie bienfaisante qu’envoie le « dieu pleuvant » Indra. Après avoir ainsi créé leurs dieux et peuplé le ciel un peu au hasard, les Hindous ne tardent pas, comme les autres peuples, à les distribuer en classes et en familles, à établir entre eux des généalogies. Quelques tentatives se font pour établir dans ce ciel, comme dans l’Olympe des Grecs, un gouvernement, une autorité suprême ; dans plusieurs hymnes, l’idée du Dieu Un, créateur et maître du monde, est clairement exprimée : c’est lui « le père qui nous a engendrés, qui connaît les lois et les mondes, l’Un en qui reposent toutes les créatures. »

Mais l’esprit hindou devait s’élever tout à la fois au dessus du polythéisme grec et du monothéisme hébreu par une évolution nouvelle : il est beau de diviniser la nature, mais il y a quelque chose de plus religieux encore : c’est de la nier. La ferme croyance en la réalité de ce monde, en la valeur de cette vie, entre peut-être comme élément essentiel dans la croyance en un dieu personnel, supérieur au monde et distinct de lui, tel que le Javeh des Hébreux. Précisément, le trait caractéristique de l’esprit hindou, c’est le scepticisme à l’égard de ce monde, la persuasion de la vanité de la nature ; le dieu hindou ne pouvait donc rien avoir de commun avec Jupiter ou Javeh. Qui ne voit dans les forces de la matière qu’un jeu des sens, ne verra dans les puissances qui sont censées diriger ces forces qu’un jeu de l’imagination ; la foi dans le ciéaleur s’en va avec la foi dans la création. C’est en vain que les poètes hindous réclament pour leurs dieux la çraddhâ, la foi. Indra surtout, le plus populaire des dieux, à qui l’on donnait l’épithète suprême de Viçarkharman (artisan universel), est le plus mis en doute. « Il n’y a pas d’Indra, disent certains. Qui l’a vu, qui louerions-nous ? » (Rig., VII, 89, 3.) Il est vrai que le poète, après ces paroles amères, fait apparaître tout à coup Indra lui-même, comme dans le livre de Job. « Me voici, ô mon adorateur ! Regarde-moi, me voici ! en grandeur je dépasse toute créature. » Mais la foi du poète et du penseur ne se ranime que pour un instant ; nous entrons dans une période de doute, que M. Max Müller désigne sous le nom d’adévisme et qu’il distingue soigneusement de l’athéisme proprement dit. Les Hindous en effet ne rejettent pas l’idée même d’un Dieu, le θεός des Grecs ; seulement ils cherchent ce Dieu par delà toutes les divinités personnelles et capricieuses qu’ils avaient adorées jusqu’alors ; toutes ces divinités ne sont plus pour eux que des noms, mais des noms qui nomment quelque chose, quelque être inconnu. « Il n’y a qu’un être, bien que les poètes l’appellent de mille noms. » Le bouddhisme lui-même, qui vint plus tard et ne fit que développer des tendances déjà existantes dans le brahmanisme, ne fut pas originairement athée, selon M. Max Müller. L’adévisme ne fut pour l’Inde, à quelques exceptions près, qu’une période de transition, et ce grand peuple sut la traverser pour s’élever plus haut. Pourtant quelle anxiété, quelle incertitude dans certains hymnes qui appartiennent sans doute à cette époque inquiète ! Les poètes védiques y cessent de glorifier le ciel et l’aurore, ils ne célèbrent plus la vaillance d’Indra ou la sagesse de Viçarkarman et de Prajâpati. « Ils vont, disent-ils eux-mêmes, comme enveloppés d’un brouillard et de paroles vides. » — « Mes oreilles s’évanouissent, dit un autre, mes yeux s’évanouissent, et aussi la lumière qui habite dans mon cœur ; mon âme, avec ses aspirations lointaines m’abandonne ; que dirai-je ? que penserai-je ? » — « D’où vient cette création, et si elle est l’œuvre d’un créateur ou non ? — Celui qui contemple du haut du firmament, celui-là le sait. Peut-être lui-même ne le sait-il pas. » (Rig. X, 129.) Quelle profondeur dans ce dernier mot, et comme, dès cette époque, le problème de la création avait été sondé par l’esprit humain ! Mais l’évolution d’idées qu’indiquent ces passages des hymnes se continue, s’achève dans les Upanishads, qui sont les dernières œuvres de la littérature védique, où toute la philosophie religieuse de cette période se trouve condensée, où l’on entrevoit déjà les doctrines modernes des Schopenhauer et des Hartmann. Après avoir longtemps cherché, l’Hindou croit pouvoir s’écrier enfin : j’ai trouvé. M. Max Müller nous cite l’étonnant dialogue entre Prajâpati et Indra, où ce dernier acquiert, après un long effort, la connaissance de ce « moi caché dans le cœur », de l’Atman, que Kant, appellera le « moi nouménal. » Indra croit d’abord apercevoir ce moi en apercevant son image dans l’eau, son corps couvert de vêtements brillants. Mais non, car, quand le corps souffre ou périt, l’Atman périrait, « Je ne vois rien de bon dans cette doctrine. « Ensuite Indra croit que l’Atman se révèle dans le rêve, dans cet état où l’esprit flotte en proie à je ne sais quelle puissance invisible et oublie les douleurs de la vie. Mais non ; car dans le rêve on pleure encore, on souffre encore. Alors l’Alman, le moi suprême, ne serait-ce pas l’homme endormi sans rêve, « reposant du repos parfait ? » Ce fut toujours la grande tenlation de l’Orient que de placer son idéal dans le repos, l’oubli, le sommeil profond et doux. Mais non ; ce n’est pas encore l’Atman, « car celui qui dort ne se connaît pas, il ne peut pas dire Moi ; il ne connaît aucun des êtres qui sont, il est plongé dans le néant. Je ne vois rien de bon dans cette doctrine. » C’est après avoir franchi tous ces degrés successifs, que la pensée hindoue arrive enfin à formuler ce qui lui paraît être tout ensemble la plus profonde réalité et le suprême idéal : l’Atman, c’est le moi sortant de son propre corps, s’affranchissant du plaisir et de la peine, prenant conscience de son éternité (Upan, VIII, 7-12) ; c’est « l’Être antique, insaisissable, enfoncé dans le mystère. « plus petit que le petit, plus grand que le grand, caché dans le cœur de la créature. » (II, 12, 20.) Cet Atman, la « personne suprême » que le sage finit par percevoir en soi, qui fait le fond de nous-mêmes, c’est aussi le fond de tous les autres êtres ; et ainsi l’Atman, le moi subjectif, est idenlique à Brahma, le moi objectif. Brahma est en nous, et nous sommes en toutes choses ; les distinctions des êtres s’évanouissent, la nature et ses dieux rentrent dans Brahma, et Brahma est « l’éther même de notre cœur. » « Tu es cela, tat twan, » tel est le mot de la vie et du monde entier. Se retrouver en toutes choses et sentir l’éternité de tout, voilà la religion suprême ; ce sera la religion de Spinosa. « Il y a un penseur éternel qui pense des pensées non éternelles ; un, il remplit les désirs de beaucoup… Le Brahma ne peut être atteint par la parole, par l’esprit, ni par l’œil. Il ne peut être saisi par celui qui dit : Il est. » Ce Brahma, en qui tout s’évanouit comme un rêve, est « la grande terreur, ainsi qu’une épée tirée ; » mais il est aussi la joie suprême pour celui qui l’a une fois pénétré : il est l’apaisement du désir et de l’intelligence. « Qui le connaît devient immortel. »

Nous sommes enfin arrivés, avec M. Max Müller, « au terme du long voyage que nous avons entrepris. » Nous avons vu la religion hindoue, ce type des religions humaines, se développer graduellement, chercher à saisir l’infini sous ses formes les plus diverses, jusqu’à ce qu’enfin elle soit parvenue à le nommer de son nom le plus sublime, Brahma, l’éternel penseur, dont le monde n’est qu’une pensée fugitive. Maintenant les dieux sont morts, les sacrifices, les rites, les observances de toutes sortes sont devenues inutiles ; le seul culte qui convienne à l’infini, c’est la méditation et le détachement. Tous les débris des premières religions vont-ils donc disparaître, les temples élevés jadis tomberont-ils en poussière ; Agni, Indra, tous ces noms lumineux seront-ils à jamais oubliés ? Nullement ; et ici, suivant M. Max Müller, nous pouvons trouver dans l’histoire des religions de l’Inde une leçon pour nous, une leçon de tolérance et de largeur. Les brahmianes ont compris que, « comme l’homme arandil de l’enfance à la vieillesse, l’idée du Divin doit grandir en nous du berceau à la tombe… Une religion qui ne peut vivre et grandir avec nous est une religion morte. » Les Hindous ont donc conservé dans la vie individuelle des périodes distinctes, des açramas, comme ils disent ; dans les premiers açramas, le croyant invoque les dieux, leur offre des sacrifices, leur envoie ses prières ; plus tard seulement, quand il a accompli jusqu’au bout ces devoirs naïfs et attiédi son âme au long contact des jeunes croyances, sa raison mûrie s’élève au dessus des dieux, regarde enfin tous les sacrifices et les cérémonies comme des formes vaines, et ne cherche plus le culte que dans la science suprême, devenue pour lui la religion suprême, le Védânta. Ainsi, dans une même existence, diverses religions trouvent moyen de se superposer sans se détruire. Encore de nos jours, dans une famille de brahmanes, on voit le grand-père, arrivé au terme de l’évolution intellectuelle, regarider sans dédain son fils, qui accomplit chaque jour ses devoirs sacrés, et son petit-fils, qui apprrend par cœur les hymnes anciens. Toutes ces générations vivent en paix l’une à côté de l’autre. De même font les diverses castes, dont chacune suit la croyance adaptée à la portée de son esprit. Tous adorent au fond un même dieu, mais ce dieu se fait accessible à chacun d’eux, s’abaisse jusqu’aux plus infimes. C’est que, dit M. Max Müller, « une religion qui veut être le trait d’union entre le sage et le pauvre d’esprit, entre les vieux et les jeunes, doit être souple, doit être haute, profonde et large ; elle doit tout supporter, être ouverte à toutes les croyances et à toutes les espérances. Soyons donc tolérants, nous aussi, comme nos pères de l’Inde ; ne nous indignons pas contre les superstitions au-dessus desquelles nous nous sommes élevés, et qui nous ont servi de degrés pour parvenir où nous nous trouvons. Sachons découvrir ce qu’il y a de bon et de vrai dans tous les credo de l’humanité. Peut-être toutes les religions humaines, dégagées des légendes qui les altèrent, peuvent-elles, aux esprits élevés, fournir une religion vraiment complète ; peut-être leurs fondations les plus profondes, comme jadis les catacombes ou les cryptes de nos cathédrales, serviront-elles encore une fois d’asile « à ceux qui, dans un credo ou dans l’autre, aspirent à quelque chose de meilleur, de plus pur, de plus vrai que ce qu’ils trouvent dans les rites, les offices, les sermons des temps où le hasard les a jetés. »

Cette haute théorie est-elle exacte ? D’abord elle cherche à tort dans la civilisation hindoue le type des religions primitives. En outre, elle intervertit l’ordre de l’évolution en plaçant au début des notions élevées, symboles profonds, dont l’expression par le langage aurait induit en erreur les générations ultérieures[8]. Mais le défaut capital de cette théorie, c’est qu’elle place l’origine des religions dans une des idées métaphysiques les plus vagues et en même temps les plus modernes : l’infini. S’il fallait en croire M. Müller, cette idée nous serait fournie par les sens mêmes : son système se présente ainsi comme un essai de conciliation entre les sensualistes et les idéalistes. Mais la doctrine qui fait provenir des sens mêmes la notion d’infini et s’efforce ainsi de lui fournir un fondement objectif, nous paraît reposer sur une véritable confusion. Autre chose est le sentiment du relatif, autre chose le sentiment de l’infini ; qu’il y ait des objets très grands, des objets très petits, que chacun soit même grand ou petit selon le terme de comparaison, voilà ce que nous disent les sens ou plutôt la mémoire ; mais si la raison subtile d’un savant moderne ne leur souffle rien, ils n’en diront pas davantage. M. Müller semble croire que la perception de l’espace nous fournit directement la perception de l’infini ; mais, outre l’inexactitude de cette psychologie, elle est contraire à toutes les données historiques. L’infinité de l’espace est une idée à laquelle ne se sont élevés qu’assez tard les seuls métaphysiciens. L’horizon paraît physique et borné ; l’enfant s’imagine toujours qu’il ira au bout de l’horizon, qu’il touchera du doigt le point où s’abaisse le dôme céleste ; les anciens se figuraient le ciel comme une voûte de cristal semée de points lumineux[9]. Pour nous, à qui l’on a dit dès l’enfance que les astres sont des mondes plus grands que notre terre, séparés de nous par une distance au-dessus de notre imagination, la vue du ciel éveille, par une association nécessaire, l’idée de l’incommensurable et de l’infini. Il ne faut pas juger par analogie de ce qui se passe dans l’esprit de l’homme primitif quand il lève les yeux là-haut. Ce dernier n’a pas du tout l’idée que son regard puisse s’affaiblir, s’éteindre par impuissance à un certain point du ciel, à une voûte toujours la même, et que cependant il y ait encore quelque chose au delà ; par habitude, il place toujours la fin du monde aux extrémités de ses rayons visuels, qui forment une sphère apparente et immobile. Il a de !a peine à comprendre que l’espace céleste soit infiniment plus grand que le monde visible. Il ne pense pas davantage que des objets puissent le dépasser en quelque sorte infiniment par leur petitesse ; la divisibililé à l’infini où M. Max Müller voit une évidence pour les sens, est le résultat du raisonnement le plus abstrait : naturellement, nous sommes portés à croire que la petitesse de la nature s’arrête où nous nous arrêtons, c’est-à-dire à l’atome visuel, au minimum visibile.

Quant à cette « souffrance de l’invisible » dont parle M. Max Müller, c’est un mal tout moderne, qui, au lieu de provoquer l’idée de l’infini, est au contraire le produit tardif de cette idée acquise à force de raisonnement et de science ; loin de marquer l’origine des religions, la « souffrance de l’inconnu » en marque l’insuffisance, elle en annonce la fin. L’homme primitif s’inquiète fort peu de l’infinité de la nature et du silence éternel des espaces ; il a bientôt fait de se tailler un monde à sa mesure et de s’y enfermer. Il ne souffre guère que du monde visible ; c’est là qu’il trouve pour son activité physique et intellectuelle un objet plus que suffisant : ses dieux, il ne va pas les chercher bien loin, il les rencontre pour ainsi dire sous sa main, il croit les toucher du doigt, il vit en société avec eux. Ils lui sont d’autant plus redoutables qu’ils sont plus voisins de lui. Pour son intelligence encore grossière, la grandeur des dieux ne se mesure pas à leur infinité intrinsèque, mais à la puissance de leur action sur lui ; si le ciel avec ses soleils ne l’éclairait ni ne le réchauffait, ce ne serait pas le père universel, le Dyaush-pitàr, le Ζεύς, le Jupiter. Nous ne voulons pas dire avec Feuerbach que la religion ait simplement sa racine dans l’intérêt grossier, dans l’égoïsme brutal ; en ses relations avec les dieux comme avec ses semblables, l’homme est moitié égoïste, moitié altruiste : ce que nous maintenons, c’est que l’homme n’est pas rationaliste à la façon de M. Müller, que la notion de l’infini s’est développée indépendamment de la foi religieuse ; bien plus, qu’elle ne tarde pas à entrer en lutte avec celle-ci et à la dissoudre. Lorsque, par le progrès de la pensée humaine, le monde en vient à être conçu comme infini, il déborde les dieux, il les dépasse. C’est ce qui s’est produit en Grèce au temps de Démocrite et d’Épicure. Les religions vraiment positives veulent un monde borné : les peuples n’rélèvent pas leurs premiers temples à l’infini pour l’y loger. M. Müller loue les Hindous de s’en être tenus à l’adévisme ; est-ce bien à l’idée de l’infini qu’ils doivent cette sagesse, si c’en est une ; et cette idée, si elle eût été seule présente à leur pensée, ne les aurait-elle pu mener aussi bien à l’athéisme ? Lorsqu’on apprend à voir se dérouler sans fin et sans temps d’arrêt la chaîne éternelle des phénomènes, on n’espère plus modifier par une prière ce déterminisme inflexible ; on se contente de le contempler par la pensée ou d’y entrer soi-même par l’action. La religion se fond dans la science ou dans la morale. Il reste, il est vrai, une hypothèse suprême à laquelle on peut se rattacher : on peut essayer de diviniser l’infini, de lui prêter, à la manière des brahmanes, des bouddhistes anciens ou modernes, des Schopenhauer et des Hartmann, une mystérieuse unité d’essence ; la prière alors expire en méditation, en extase, en un bercement monotone de la pensée au mouvement du monde phénoménal : c’est la religion du monisme. Mais cette religion dernière ne provient pas de l’idée de l’infini, elle s’y ajoute : l’homme cède encore à un besoin, sinon de personnifier, du moins d’individualiser et d’unifier l’infini, tant l’homme veut à toute force projeter sa propre individualité dans le monde ! On donne une sorte d’âme à ce grand corps qu’on appelle la nature, on en fait quelque chose de semblable à notre organisme vivant : n’est ce-pas là un dernier anthropomorphisme ?

C’est seulement plus tard que la pensée humaine, emportée dans un voyage sans terme analogue à ces migrations qui jetaient au loin les peuples primitifs, après avoir traversé tout l’espace visible et franchi son propre horizon intellectuel, est arrivée devant cet océan de l’infini qu’elle ne pouvait sonder même du regard. L’infini a été pour elle une découverte, comme l’était la mer pour les peuples venus des plaines ou des montagnes. De même que, pour l’œil qui commence à voir, les divers plans de l’espace sont indistincts et également rapprochés ; que c’est le toucher qui, peu à peu, fait reculer l’espace et nous donne l’idée du lointain ; qu’ainsi, avec notre main, nous ouvrons pour ainsi dire l’horizon devant nous ; de même, pour l’intelligence encore non exercée, tout semble fini, orné ; ce n’est qu’en avançant qu’elle voit s’agrandir son domaine, c’est la pensée en marche qui ouvre devant elle-même la grande perspective de l’infini. Au fond, cette idée de l’infini est moins empruntée aux choses qu’au sentiment même de notre activité personnelle, à la croyance dans « l’essor toujours possible de notre pensée » ; agir, voilà ce qui, comme on l’a dit[10], est vraiment infini, ou du moins ce qui paraît tel. En ce sens, on peut bien admettre qu’il y a dans toute action, dans toute pensée humaine un pressentiment vague de l’infini, parce qu’il y a la conscience d’une activité qui ne s’épuise pas dans cet acte ni dans cette pensée ; se sentir vivre, c’est donc en quelque sorte se sentir infini : illusion ou réalité, cette idée se mêle à toutes nos pensées, on la retrouve dans toute espèce de science ; mais elle ne produit pas la science, elle en naît ; elle ne produit pas la religion, qui fut la science des premiers âges, elle en sort. L’idée de l’infini ressemble, sous beaucoup de rapports, à l’ignorance socratique, ignorance raffinée qui cache le plus haut développement de l’intelligence. Un des caractères antiscientifiques des religions actuelles est précisément qu’elles n’ont pas encore assez le sentiment de toute notre ignorance devant l’inconnaissable, qu’elles n’ont pas assez d’ouverture sur l’infini. Si peu à peu, comme nous le verrons, la physique religieuse est devenue une métaphysique, si les dieux ont reculé de phénomène en phénomène jusque dans la sphère suprasensible, si le ciel s’est séparé de la terre, cependant les religions positives ont toujours craint d’ouvrir en tous sens à la pensée de l’homme une perspective vraiment infinie : elles ont toujours arrêté ses regards devant un être plus ou moins déterminé, un créateur, une unité où l’esprit pût se reposer, se délasser de l’infini. Leur métaphysique, comme leur physique, est restée plus ou moins anthropomorphique, et aussi plus ou moins fondée sur le miracle, c’est-cà-dire sur ce qui limite et suspend l’intelligence. Et, comme l’objet de la plupart des religions n’est rien moins que l’infini, de même la foi religieuse elle-même aboutit au besoin d’arrêter l’essor de l’esprit et de lui imposer une borne immuable ; elle aboutit à la négation de l’infinité et de la progressivité indéfinie de la pensée humaine. Frappées d’un arrêt de développement, la plupart des religions positives se sont attachées à jamais aux premières formules qu’elles avaient trouvées ; elles en ont fait l’objet pratique du culte, en laissant dans le vague et comme dans l’inutilité l’idée de l’infini insaisissable.


Pas plus que l’idée d’infini, nous ne pouvons placer au début de la pensée religieuse, une autre notion voisine de la première : celle d’unité embrassant la pluralité, de l’un tout. Cette notion panthéiste et moniste, à en croire M. de Hartmann, serait le point de départ des religions. À moitié disciple de Hegel, à moitié de Schopenhauer, M. de Hartmann ne pouvait manquer d’attribuer à l’humanité et d’appliquer à l’histoire les formules de sa dialectique. « L’hénothéisme, dit-il, a son fondement dans l’identité positive que l’on reconnaît être à la base de toutes les divinités de la nature, identité qui permet d’honorer, dans la personne de chaque dieu, principalement dans celle de chacun des principaux dieux admis dès l’origine, la divinité au sens absolu, le divin, Dieu. Par suite il devient indifférent, en quelque mesure, d’adorer la divinité sous tel de ses aspects particuliers plutôt que sous tel autre : la fantaisie, quand elle se représente Indra sous la forme d’un buffle, ne prétend pas exclure par là la possibilité de le représenter l’instant d’après sous la figure d’un aigle ou d’un faucon ; quand elle offre ses hommages à la divinité suprême sous le nom du dieu de la tempête Indra, elle ne veut pas exclure par là la possibilité de l’adorer l’instant d’après, soit comme Surya, dieu du soleil, soit comme Rudra-Varuna, dieu du ciel. L’hénothéisme ne doit donc pas sa naissance au défaut d’association d’idées et à l’oubli que montreraient des polythéistes qui, en adressant leurs hommages à Surya comme au dieu suprême, perdraient de vue, par une incroyable faiblesse de mémoire, qu’il y a encore d’autres dieux, adorés par d’autres gens, et qu’eux-mêmes naguère invoquaient. » — Se figure-t-on l’humanité primitive déjà au courant de la philosophie de l’unité, avec son symbolisme de puissances diverses prises tour à tour pour les manifestations de l’unité fondamentale ? Même pour l’Inde, cette terre de la métaphysique panthéiste, une telle philosophie est le produit tardif d’une civilisation déjà raffinée Jamais les peuples n’ont commencé à penser par des abstractions. Ils n’ont pu d’abord concevoir la divinité en général, pour la représenter ensuite par Indra, Surya ou Rudra-Varuna, comme par des aspects dont aucun ne l’épuisé, — sorte de litanie où l’Un-Tout prendrait successivement les noms les plus divers. Une telle subtilité de conception panthéiste est un produit ultérieur de la spéculation métaphysique. À l’origine, on ne distinguait pas la figure du dieu et le dieu lui-même. C’est à grand’peine que l’humanité est arrivée à la conception de la différence de l’esprit et du corps ; a fortiori est-ce beaucoup plus tard qu’elle a pu en venir à se représenter l’unité de l’esprit suprême sous la multiplicité de ses modes.


Une dernière forme de ce vague idéalisme qui a inspiré MM. Max Müller et de Hartmann, comme il avait déjà inspiré Strauss, c’est la théorie de M. Renan sur « l’instinct religieux », sur la « révélation de l’idéal » M. Renan entend par là quelque chose de mystérieux et de mystique, une voix du ciel s’élevant en nous, une révélation subite et presque sacrée. « La religion dans l’humanité, écrit-il, est l’équivalent de la nidification chez l’oiseau. Un instinct s’élève tout à coup mystérieusement chez un être qui ne l’avait jamais senti jusque-là. L’oiseau qui n’a jamais pondu ni vu pondre sait d’avance la fonction naturelle à laquelle il va contribuer. Il sert, avec une sorte de joie pieuse et de dévotion, à une fin qu’il ne comprend pas. La naissance de l’idée religieuse dans l’homme se produit d’une manière analogue. L’homme allait inattentif. Tout à coup un silence se fait, comme un temps d’arrêt, une lacune de la sensation : — Oh ! Dieu ! se dit-il alors, que ma destinée est étrange ! Est-il bien vrai que j’existe ? Qu’est-ce que le monde ? Ce soleil, est-ce moi ? Rayonne-t-il de mon cœur ?… père, je te vois par delà les nuages ! — Puis le bruit du monde extérieur recommence ; l’échappée se ferme ; mais, à partir de ce moment, un être en apparence égoïste fera des actes inexplicables, éprouvera le besoin de s’incliner et d’adorer[11]. » Cette belle page, où l’on retrouve les onctions et les extases des Gerson et des Fénelon, nous semble résumer fort bien l’opinion de ces nombreux modernes qui s’efforcent de substituer au respect des religions chancelantes le respect du sentiment religieux. Par malheur M. Renan nous raconte ici un véritable mythe. Jamais à l’origine l’homme n’a rien éprouvé de semblable. M. Renan semble confondre complètement les idées et les sentiments qu’il a pu éprouver lui-même, historien des religions et penseur raffiné, avec ceux de l’homme primitif. Ce doute suprême élevé sur notre propre existence et celle du monde, ce sentiment de l’étrangeté de notre destinée, cette communion de l’âme avec la nature entière, ce débordement d’une sensibilité excitée et tourmentée par la vie moderne, tout cela n’a rien de commun avec le sentiment religieux primitif, avec la foi robuste et grossière reposant sur des faits palpables, sur des miracles sautant aux yeux. Tout ce mysticisme, loin d’expliquer l’origine des religions, en marque plutôt la décomposition. Un mystique est quelqu’un qui, sentant vaguement l’insuffisance et le vide d’une religion positive et bornée, cherche à compenser par la surabondance du sentiment, l’étroilesse et la pauvreté du dogme Les mystiques, substituant plus ou moins le sentiment personnel et les élans spontanés du cœur à la foi dans l’autorité, ont toujours été dans l’histoire des hérétiques qui s’ignoraient. Les époques sentimentales furent des époques d’inaction, de concentration sur soi, d’indépendance relative de la pensée. Au contraire, à l’origine des religions, rien de sentimental ou de méditatif, mais un emportement de toutes les âmes dans un même tourbillon de craintes ou d’espoirs : nul ne sait alors penser par lui-même ; c’est moins du sentiment proprement dit que de la sensation et de l’action que les religions sont nées. La religion primitive n’est pas une échappée hors de ce monde, une percée à travers les nuages, les premiers de nos dieux n’avaient rien d’éthéré ; ils possédaient des muscles solides, un bras dont on sentait les coups. Expliquer par un idéalisme naissant l’origine des croyances primitives, c’est donc les expliquer par le sentiment qui leur est le plus opposé. On devient idéaliste quand on commence à ne plus croire ; aprèo avoir rejeté toutes les prétendues réalités, on se console en adorant ses propres rêves : l’esprit des anciens peuples est beaucoup plus positif. L’anxiété de l’infini, le vertige divin, le sentiment de l’abîme manquent à l’homme des premiers âges. Nos esprits modernes, éclairant toutes choses d’une plus vive lumière, voient parfois s’ouvrir dans la nature des perspectives sans fond, où notre regard se perd avec angoisse ; nous nous sentons portés sur un abîme : tels les navigateurs qui, aux Antilles, sous la lumière intense du soleil, voient apparaître à leurs yeux toute la profondeur des mers transparentes et mesurent le gouffre au-dessus duquel ils sont suspendus. Mais pour des intelligences moins éclairées la nature redevient opaque, le regard se brise à la surface de l’océan des choses, et l’on se laisse porter avec confiance par le flot qui passe sans se demander ce qu’il y a au-dessous.

Pour éprouver le besoin de croyances mystiques, il faut ou bien avoir été élevé dans la foi, ou bien avoir été élevé dans le doute ; or, ces deux états de l’âme sont également étrangers aux esprits neufs et simples. Ou plutôt ils connaissent fort bien la foi, mais la bonne et naïve foi des yeux et des oreilles ; ils ont la parfaite confiance que tout être sentant possède dans ses cinq sens. En cela rien de religieux. Je me souviens de l’étonnement que j’éprouvai dans mon enfance lorsque je rencontrai pour la première fois sous mes yeux ces mots : le doute, la foi ; c’était dans une pièce de vers où le poète chantait avec beaucoup d’éloquence toutes les horreurs du doute. Je comprenais bien ce que c’était que douter d’un fait ou y croire, mais je me creusais en vain la tête pour découvrir ce que pouvait être ce sentiment effrayant : le doute. Qu’y avait-il de terrible à douter de ce qu’on ne savait pas ? Le mot foi ne m’offrait pas un sens plus clair, car je m’imaginais ne croire qu’à des choses certaines. Ainsi est l’homme primitif. Il n’a pas plus le « besoin » mystique de « croire » qu’il ne peut avoir celui de s’enivrer avant de connaître la vigne. Le sentiment religieux n’apparaît pas en lui brusquement, par un coup de théâtre, au milieu du cours interrompu des sensations ; point de « lacune » dans l’âme humaine, où tout s’enchaîne avec une invincible continuité. Un tel sentiment doit naître graduellement, par la lente adaptation de l’esprit à des idées inexactes que lui imposent ses sens mêmes. L’homme, s’imaginant vivre au sein d’une société de dieux, ne peut pas ne pas se transformer pour s’accommoder à ce milieu nouveau. Toute société humaine ou divine façonne l’individu à son image : le laboureur devenu soldat, le villageois devenu citadin, acquièrent nécessairement des gestes et des sentiments nouveaux, qu’ils perdent plus ou moins en retournant dans leur premier milieu. Il n’en peut être autrement pour l’homme devenu religieux. Étant le plus sociable des animaux, l’homme est aussi celui qui subit le plus l’influence des êtres avec lesquels il vit ou croit vivre. Les dieux, que nous avions faits plus ou moins à notre image, ont dû ensuite, par une inévitable réaction, nous modeler à la leur. L’instinct religieux, tel que M. Renan le décrit, est en grande partie l’œuvre de cette sorte de réaction et de l’éducation ; s’il a dans notre être des racines profondes, c’est qu’il se rattache à des impressions d’enfance, c’est qu’il nous parle avec la voix de nos jeunes années et semble nous rajeunir nous-mêmes ; souvent un mot, une pensée qui nous avait frappés autrefois sans que nous puissions bien la comprendre, se réveille tout à coup, retentit en nous ; ce n’est qu’un écho, et il nous semble que ce soit une voix. On a notablement exagéré la part de l’hérédité dans la formation des caractères et des sentiments ; l’influence de l’éducation n’est pas, à notre époque, appréciée à son entière valeur[12]. Même chez les animaux, l’instinct sans l’éducation s’émousse facilement. Sans doute l’oiseau n’a pas besoin d’avoir vu pondre pour s’acquitter avec « dévotion » de cette fonction nouvelle ; cela s’apprend tout seul ; mais quand il s’agit de construire le nid, ce n’est plus aussi facile : les oiseaux élevés en cage et qui n’ont jamais vu de nid sont souvent fort embarrassés comment faire ; l’instinct leur chuchote encore quelque chose à l’oreille, mais sa voix n’est déjà plus claire, l’image nette du nid ne se présente plus à leurs yeux. La « dévotion » de la nature est en défaut. Ajoutons que ces instincts, si « mystérieux » selon M. Renan, agissent souvent sur l’être par des ressorts bien grossiers, et qu’il suffit de mettre la main sur ces ressorts pour exciter l’instinct ou le suspendre ; pour transformer, par exemple, des chapons en poules couveuses, on leur arrache simplement les plumes du ventre ; ils se couchent avec volupté sur des œufs, — ou sur des cailloux. Il y a déjà bien assez de mystère dans la nature sans en mettre plus qu’il n’y en a ; il n’est pas philosophique de ramener tout à des instincts, pour voir ensuite dans les instincts des intentions inconscientes, dans ces intentions la preuve d’un plan, dans ce plan la preuve d’un dieu. En continuant ainsi, M. Renan ne tarderait pas à trouver dans l’instinct religieux une démonstration péremptoire de Dieu même.

Selon nous, il n’y eut à l’origine d’autre instinct en jeu que l’instinct de conservation personnelle et l’instinct social, étroitement lié au premier. En même temps, le procédé intellectuel qui était à l’œuvre chez les hommes primitifs n’était autre que l’association des idées par conliguité et similarité, avec le raisonnement inductif ou analogique qui en est inséparable. Ce procédé intellectuel est celui même qui, mieux dirigé, donnera naissance à l’explication scientifique des choses. La religion nous le montrerons tout à l’heure a pour origine, comme la science, l’élonnement de l’intelligence en face de certains phénomènes, la crainte et le désir sensibles qui en résultent, enfin la réaction volontaire qui les suit.


II. — Presque à l’antipode de M. Max Müller se trouve M. Herbert Spencer qui, par un retour réfléchi à l’évhémérisme, fait des dieux de simples héros transfigurés par le souvenir, ramène la religion au culte des ancêtres, et ainsi nie d’une manière implicite que le sentiment du divin ou de l’infini en ait été l’origine. Néanmoins MM. Müller et Spencer, malgré de telles divergences, s’accordent à rejeter la théorie qui attribue la naissance des religions à l’étonnement mêlé de crainte que l’homme, être intelligent, éprouve en face de certains phénomènes naturels, au besoin d’explication et de protection qu’il éprouve devant ce qui est puissant ou terrible.

Nous accorderons volontiers à M. Spencer que le culte des ancêtres a eu sa part dans la formation des croyances humaines ; on a déifié des héros non seulement après leur mort, mais de leur vivant même. Seulement, pourquoi ramener à ce seul principe quelque chose d’aussi complexe que les religions ? pourquoi vouloir le retrouver en tout, là même où aucun fait positif ne semble y autoriser ? Le système de M. Spencer, qui réduit toutes nos croyances à une seule, ne rappelle-t-il pas un peu trop la Genèse, qui fait sortir tous les hommes du premier couple d’Adam et d’Ève, après avoir tiré Ève elle-même d’une côte d’Adam ? S’il est excellent de chercher dans une conception primitive, vague et homogène, l’origine de toutes les croyances hétérogènes et postérieures, il faut du moins que cette conception primitive soit suffisamment large pour pouvoir à l’avance contenir en soi toutes les autres, M. Spencer est trop porté à confondre l’ « homogénéité » d’une notion avec son amplitude ; c’est par un prodige d’artifice qu’il parvient à faire sortir de son principe une théorie religieuse de l’univers.

M. Spencer essaye d’abord de prouver par trois exemples que le culte des morts existe chez des peuplades très abruties, où l’on n’a pas remarqué d’autre religion ; il en conclut que le culte des morts est antérieur à tout autre culte. Ces exemples sont très contestables, mais, ne le fussent-ils pas, il ne s’ensuivrait nullement que tous les autres cultes proviennent du culte des morts. La mort est sans doute un fait tellement fréquent et brutal qu’il s’impose de bonne heure à l’attention des peuples primitifs ; l’idée de la sépulture se retrouve en germe jusque chez les animaux : n’a-t-on pas vu souvent, après leurs batailles, les fourmis remporter les cadavres de leurs soldats ? Mais, de ce que l’intelligence des hommes a dû être nécessairement portée de ce côté, faut-il en conclure que ce soit la seule direction où elle se soit jamais engagée ? Pour faire un dieu, il faudrait, suivant M. Spencer : 1o un mort ; 2o la conception du « double d’un mort », c’est-à-dire d’un esprit ; 3o la croyance que cet esprit peut prendre pour siège non seulement le corps qu’il occupait précédemment, mais un autre corps, une effigie inanimée, un arbre, une pierre, etc. Quelle complication ! On sait de quelle façon ing’énieuse et surprenante M. Spencer explique le culte des arbres : tantôt c’est le culte des âmes des morts qui paraissent, pour une raison ou pour une autre, s’y être fixées ; tantôt il prodent d’une légende mal comprise : une tribu sortie des forêts, venue des arbres, finit par croire qu’elle est réellement née des arbres, qu’elle a des arbres pour ancêtres. — En vérité, cela nous paraît bien artificiel. Un grand arbre est par lui-même vénérable ; je ne sais quelle « horreur sacrée » est répandue dans les profondes forêts. La nuit et l’obscurité entrent pour une notable part dans la formation des religions ; or la forêt, c’est la nuit éternelle, avec son imprévu, ses frissons, le gémissement du vent dans les branches, qui semble une voix, le cri des bêtes fauves, qu’on dirait quelquefois sortir des arbres eux-mêmes. Puis, quelle de intense et silencieuse circule dans l’arbre, pour celui qui y regarde d’assez près ! L’animal n’observe pas assez pour voir les plantes grandir, la sève monter ; mais quel ne dut pas être l’étonnement de l’homme lorsqu’il remarqua que les racines des arbres s’enfonçaient jusque dans le roc, que leurs troncs faisaient craquer toute entrave, qu’ils s’élevaient d’année en année, et que leur pleine vigueur commençait avec sa vieillesse ! La végétation de la forêt est une vie, mais si différente de la nôtre, qu’elle devait naturellement inspirer l’étonnement, le respect à nos ancêtres. Rappelons encore que la sève de certains arbres, lorsqu’elle s’épanche d’une blessure, a la couleur du sang, d’autres fois la couleur et presque le goût du lait.

De même, qu’y a-t-il besoin d’aller chercher le culte des ancêtres pour expliquer la zoolâtrie ? Quoi de plus naturel, par exemple, que l’universelle vénération pour le serpent, cet être mystérieux qui se glisse dans l’ombre, apparaît et disparaît, et dont une petite blessure donne la mort ? Autre exemple ; au lieu du serpent, considérons le lion ou tout autre animal féroce. Il vient s’établir dans un pays, faisant force dégâts au milieu des troupeaux : on le poursuit, mais, pour une raison ou pour une autre, aucun trait ne l’atteint ; c’est sans doute qu’il est invulnérable. Il devient de plus en plus audacieux et terrible ; il disparaît pendant plusieurs semaines, on ne sait pas où il est allé ; il reparaît soudain, on ne sait pas d’où il vient ; il se moque toujours des chasseurs, montrant cette majesté que prennent par moments les bêtes fauves dans la pleine conscience de leur force. Voilà un véritable dieu.

On sait le culte dont les chevaux, importés en Amérique par les Espagnols, furent l’objet de la part des indigènes : selon Prescott, ceux-ci aimaient mieux attribuer aux chevaux qu’aux Espagnols eux-mêmes l’invention des armes à feu. C’est que les Espagnols étaient des hommes comme eux, on voyait mieux leur mesure ; au contraire, un animal inconnu paraissait armé d’un pouvoir indéfini. Les hommes n’adorent que ce qu’ils ne connaissent pas bien. C’est pour cela que, quoi qu’en dise M. Spencer, la nature, si longtemps mal connue, nous paraît avoir offert à la religion un aliment beaucoup plus large et plus inépuisable que l’humanité.

Au fond, la véritable confirmation que M. Spencer croit trouver de sa doctrine, c’est la façon même dont il la systématise : elle est pour lui un exemple de la loi universelle et une conséquence d’évolution. Par cette doctrine, tout semble se ramener à l’unité, tout s’absorbe en une même croyance « homogène », celle d’une puissance plus ou moins vague exercée par les esprits des morts ; cette croyance, une fois donnée, passe par toute une série d’intégrations et de différenciations, et devient finalement la croyance en l’action régulière d’une puissance inconnue universelle[13]. — M. Spencer nous paraît avoir raison de chercher la croyance une, « homogène », d’où proviennent toutes les autres par voie d’évolution ; mais la formule qu’il donne de cette croyance nous paraît tout à fait étroite et insuffisante. Si l’on veut découvrir une idée qui domine à la fois le culte des morts et le culte des dieux, on la trouvera dans cette persuasion naturelle à l’homme que rien n’est absolument ni définitivement inanimé, que tout vit ou revit, conséquemment a des intentions et des volontés. L’homme a déifié les phénomènes de la nature, comme il a immortalisé ses ancêtres, par cette seule raison que, pour un être vivant et voulant, ce qu’il y a eu primitivement de plus difficile à comprendre, c’est le déterminisme régulier des phénomènes et la complète inertie semblable à la mort.

L’adoration des forces naturelles, conçues comme plus ou moins analogues à des puissances vivantes et à des volontés, a été nommée par les uns fétichisme, par les autres naturisme. MM. Müller et Spencer s’accordent à faire du fétichisme une des formes postérieures de la religion, et ne veulent rien y trouver de primitif. En ce débat de haut intérêt, une chose nous paraît faire totalement défaut de part et d’autre : c’est la précision des formules et l’entente sur le sens exact des termes. Les mots fétiche, être animé, être inanimé, etc., nous semblent donner lieu à une foule de méprises, où sont tombés à la fois ceux qui défendent la théorie fétichiste et ceux qui l’attaquent. Citons des exemples. M. Max Müller s’est efforcé de définir le mot fétichisme : comme il convenait à un philologue, il en a cherché l’étymologie, et il a trouvé, après Tylor, que fétichisme (du portugais feitiço, dérivé lui-même du latin factitius, artificiel), ne pouvait pas désigner autre chose qu’un respect superstitieux ressenti ou témoigné pour de véritables brimborions, sans titre apparent à une telle distinction honorifique. La définition de Tylor et de M. Max Müller peut être exacte philologiquement ; le malheur est que, parmi les philosophes qui ont placé le fétichisme à l’origine des religions, aucun n’a jamais pris ce mot dans le sens étroit et rigoureux où le prend M. Max Müller ; ils entendent par là, avec de Brosses et A. Comte, la tendance primitive à concevoir les objets extérieurs comme animés d’une vie analogue à celle de l’homme. Ils comprennent en outre dans le fétichisme ce que M. Müller en distingue avec soin sous les noms de physiolâtrie, ou culte rendu à des objets naturels autres que des brimborions, et de zoolâtrie, ou culte rendu aux animaux. La conséquence, c’est que les réfutations de M. Max Müller n’atteignent pas réellement la doctrine qu’il veut réfuter et à laquelle il oppose sa doctrine propre. De même pour les définitions de M. Réville[14]. Démontrer que le « culte des brimborions » n’a pas été l’origine première et unique des religions humaines, cela n’avance à rien, et le problème reste toujours entier. Considérons donc non les mots, mais la théorie même de l’animation de la nature, et voyons, les objections qui lui ont été faites.

D’après M. Spencer comme d’après M. Max Müller, on ne peut comparer le sauvage à l’enfant qui prend sa poupée bien habillée pour un être vivant, qui frappe la porte à laquelle il s’est heurté ; le sauvage n’est pas aussi naïf. L’enfant même est loin d’avoir toutes les naïvetés qu’on lui prête etcngénéral il distingue parfaitement l’animé de l’inanimé ; quand il parle à ses joujoux et les choie comme s’ils étaient vivants, il n’est point dupe de ce qu’il dit : il compose un petit drame où il est acteur, il fait de la poésie ri non de la mythologie. « Si la poupée venait à mordre, il ne serait pas moins stupéfait qu’un adulte[15]. » C’est ainsi qu’un chien joue avec un bâton la comédie de la chasse : il le mord, il le met en pièces, il s’anime à cet amusement, qui n’est cependant pour lui qu’un amusement. Même le fameux exemple des colères enfantines contre les portes ou les chaises, exemple reproduit par tous ceux qui ont écrit sur la religion[16], est fortement mis en doute par M. Spencer : suivant lui, les mères et les bonnes suggèrent à l’enfant des idées absurdes qu’il n’aurait pas sans cela ; ce sont elles qui, s’il s’est heurté à un objet inanimé, affectent de prendre parti pour l’enfant contre l’objet, et s’efforcent de le distraire de sa souffrance en excitant en lui la colère. Nous assistons, ici encore, à une petite scène de comédie où l’enfant n’a même pas l’initiative. En tout cas, il y a là un phénomène psychologique mal observé et sur lequel on ne peut, jusqu’à nouvel ordre, édifier aucune théorie.

De même, d’après M. Spencer, on ne peut pas tenir compte des erreurs que commet le sauvage quand on lui montre certains produits raffinés des arts et de la civilisation : il croit ces objets vivants, mais comment en pourrait-il être autrement ? S’il se trompe, c’est plutôt la faute de notre art trop parfait pour lui que de son intelligence même. Lorsque les naturels de la Nouvelle-Zélande aperçurent le navire de Cook, ils le prirent pour une « baleine à voile. » Anderson raconte que les Boschimans supposaient qu’une voiture était un être animé et qu’il lui fallait de l’herbe ; la complexité de sa structure, la symétrie de ses parties, ses roues mobiles, ne pouvaient assurément se concilier avec l’expérience qu’ils avaient des choses inanimées. De même, des Esquimaux crurent qu’une boîte à musique et un orgue de Barbarie étaient des êtres vivants, et que la boîte était l’enfant de l’orgue. Toutes ces erreurs sont, jusqu’à un certain point, rationnelles ; mais elles ne pouvaient se produire chez l’homme primitif. Croire que ce dernier fut poussé par une tendance naturelle à assigner la vie à des choses non vivantes, s’imaginer qu’il va se mettre à confondre ce que des animaux d’une intelligence moins vive distinguent parfaitement, c’est « supposer le cours de l’évolution interverti. »

Il est encore, selon M. Spencer, d’autres préjugés sur l’homme primitif dont nous devons nous débarrasser. Nous le croyons volontiers occupé, comme l’enfant moderne, à demander sans cesse le pourquoi de toutes choses, nous l’imaginons toujours en quête pour satisfaire sa curiosité toujours en éveil. Malheureusement, si nous en croyons nos expériences sur les races humaines inférieures, il semble que le sentiment de la curiosité décroît à mesure qu’on descend vers l’état sauvage. Pour éveiller la curiosité, il faut la surprise ; c’est avec raison que Platon voyait dans l’étonnement le principe de la philosophie. Or, ce qui produit l’étonnement, c’est un dérangement imprévu dans l’ordre de causation des phénomènes ; mais, pour une intelligence primitive, qui n’est pas encore arrivée à la période de maturité scientifique, « il n’y a pas d’idée de causation naturelle, donc pas de surprise fondée en raison[17]. » Les Fuégiens, les Australiens montrent la plus complète indifférence en présence de choses absolument nouvelles pour eux, et réellement étonnantes. Suivant Dampier, les Australiens qu’il avait à son bord ne firent attention à rien dans le vaisseau qu’à ce qu’ils auraient à manger. Les miroirs mêmes ne réussissent pas à étonner les sauvages de race inférieure ; ils s’en amusent, mais ne témoignent ni surprise ni curiosité. Quand Park demandait aux nègres : « Que devient le soleil pendant la nuit ? Est-ce le même soleil que nous voyons le lendemain, ou un autre ? » ils ne lui faisaient aucune réponse et trouvaient la question puérile. Spix et Martius nous rapportent « qu’on n’a pas plus tôt commencé à questionner l’Indien du Brésil sur sa langue, qu’il montre de l’impatience, se plaint de mal de tête, et prouve qu’il est incapable de supporter le travail d’esprit. De même, les Abipones, lorsqu’ils ne peuvent comprendre quelque chose à première vue, se montrent bientôt fatigués de l’examiner et s’écrient : « Qu’est-ce, après tout, que cela ? » — Il semble, dit sir John Lubbock, que l’esprit du sauvage se balance dans une sorte de va-et-vient sans sortir de sa faiblesse, sans se fixer jamais sur une chose déterminée. Il accepte ce qu’il voit, comme fait l’animal ; il s’adapte spontanément au monde qui l’entoure ; l’étonnement, l’admiration, condition de toute adoration, est au-dessus de lui. Accoutumé à la régularité de la nature, il attend patiemment la succession des phénomènes qu’il a déjà observés : l’habitude machinale étouffe chez lui l’intelligence.

En somme, selon M. Spencer, tous les faits d’observation sur lesquels repose la vieille théorie fétichiste seraient entachés d’inexactitude ; ils seraient empruntés aux récits des premiers voyageurs, qui ne s’étaient guère trouvés en contact qu’avec des races déjà dégrossies et à demi-civilisées. « Peu à peu, dit-il, l’idée que le fétichisme est primordial a pris possession de l’esprit des hommes, et comme la prévention fait les neuf dixièmes de la croyance, elle est restée maîtresse du terrain à peu près sans conteste ; je l’ai moi-même acceptée, bien que, je m’en souviens, avec un vague sentiment de mécontentement. Ce mécontentement devint un doute quand je fus mieux renseigné sur les idées des sauvages. Du doute je passai à la négation, quand j’eus rangé, sous forme de tableau, les faits empruntés aux races les plus dégradées. »

M. Spencer entreprend même de démontrer a priori la fausseté de l’hypothèse fétichiste. Qu’est-ce qu’un fétiche, selon lui ? Un objet inanimé qu’on suppose contenir un être autre que celui que les sens nous font connaître. Combien une telle conception est complexe et au-dessus de la portée des esprits primitifs ! Le sauvage est tellement incapable d’abstraction qu’il ne peut ni concevoir ni exprimer une couleur à part des divers objets colorés, une lumière à part de celle des astres ou du feu, un animal qui ne serait pas un chien, un bœuf ou un cheval, et on lui demande de se représenter un agent animé dans une chose inanimée, une puissance invisible présente dans un objet visible, un esprit, en un mot ! C’est bien la conception d’un esprit que présupposerait, suivant M. Spencer, toute conception fétichiste ; or, l’homme primitif ne peut certainement pas arriver à la notion d’un esprit par la seule observation de la nature. Avant de projeter cette idée complexe dans les choses, il faut qu’il l’ait préalablement construite et pour cela, d’après M. Spencer, il faut qu’il se soit fait un système, sur la mort, qu’il ait imaginé la suirvivance de l’âme au cadavre, conçu enfin comme possible la séparation d’un corps et de son principe moteur. C’est à ses idées sur la mort que l’homme aurait emprunté sa conception de la vie dans la nature. Tout fétiche est un esprit, tout esprit ne peut être, pour une intelligence primitive, que l’esprit d’un mort. Il a donc fallu que le culte des morts, le spiritisme, précédât le fétichisme ; ce dernier n’en est qu’une extension, un « produit aberrant[18]. »


III. Telle est la théorie de M. Spencer. Il aurait raison si les partisans du fétichisme primitif entendaient comme lui, par fétiche, un objet malériel où l’adorateur imagine la présence d’un agent mystérieux distinct de cet objet même. Mais une telle distinction est-elle donc nécessaire, du moins l’origine du fétichisme, ou, comme on dit aujoind’hui, du « naturisme ? » Voici une roche qui, se détachant brusquement de la montagne, a roulé jusqu’auprès de la hutte d’un sauvage ; elle s’est arrêtée tout à coup au moment où elle allait l’écraser ; elle est restée là, debout, menaçante, comme prête à recommencer d’un instant à l’autre sa course folle : le sauvage tremble à sa vue. Croirez-vous qu’il a eu besoin de supposer dans cette pierre la présence d’un agent étranger, d’une âme, d’un esprit d’ancêtre, pour en faire un objet de crainte et de respect ? — Nullement. C’est bien le rocher même qui est son fétiche, c’est devant cette pierre qu’il s’incline ; il la vénère, précisément parce qu’il est loin de la supposer comme vous foncièrement inerte et à jamais passive ; il lui prête des intentions possibles, une volonté bonne ou mauvaise. Il se dit : « elle dort aujourd’hui, mais elle s’est réveillée hier ; hier elle a pu me tuer, et elle ne l’a pas voulu. » Que la foudre tombe trois fois de suite, à un mois de distance, sur la hutte mal située du même sauvage, il reconnaîtra aisément que le tonnerre lui veut du mal, et il n’aura nul besoin de placer en lui quoique esprit échappé d’un corps pour se mettre à vénérer et à conjurer le tonnerre. M. Spencer ne s’aperçoit pas qu’il commence par prêter à l’homme primitif une conception de la nature analogue au mécanisme abstrait de Descartes ; une telle conception donnée, il est clair que, pour se faire d’un objet ou d’un phénomène naturel un objet de culte, il faudra l’intervention d’une idée nouvelle, et cette idée ne pourra être que celle d’un esprit. M. Spencer, comme il le dit lui-même, assimile entièrement le fétichisme antique à ces superstitions modernes qui voient dans les tables tournantes ou les oscillations des chaises l’œuvre des esprits ; mais rien n’est plus arbitraire, ce semble, que cette assimilation. Un homme primitif ne peut être, en face d’aucun phénomène naturel, dans la même situation que nous : comme il ne possède point l’idée métaphysique et moderne d’une matière inerte, il n’a pas besoin d’inventer des esprits chargées de lui donner la « chiquenaude ». Un sauvage, voyant une table tourner, se dirait que la table tourne et qu’elle veut sans doute tourner ; il n’en chercherait pas plus long et si, par hasard, il avait quelque chose de bon ou de mauvais à attendre de la table, celle-ci ne tarderait pas à devenir pour lui un fétiche. Ainsi la conception d’un fétiche ne présuppose en aucune manière, comme le soutient M. Spencer, la conception d’un esprit ; il n’y a rien de si métaphysique dans le fétichisme, et c’est pour cela que cette forme de la religion a dû précéder le spiritisme, qui s’appuie toujours sur une métaphysique rudimentaire.

Pour les animaux et les sauvages, comme pour les très jeunes enfants, la nature est, croyons-nous, absolument le contraire de ce qu’elle apparaît de nos jours à l’œil du savant ou du philosophe : ce n’est pas un milieu froid et neutre où l’homme seul a un but et plie tout à ce but, un cabinet de physique où il y a des instruments inertes et une seule pensée pour s’en servir. Loin de là, la nature est une société, les peuples primitifs voient des intentions derrière les phénomènes. Des amis ou des ennemis les entourent ; la lutte de la vie devient une bataille en règle avec des alliés imaginaires contre des adversaires souvent trop réels. Comment pourraient-ils comprendre l’unité profonde de la nature, qui exclut, dans la chaîne des choses, toute individualité, toute indépendance ? La cause qui produit chez eux le mouvement étant un désir, ils supposent que tout mouvement dans la nature, comme le mouvement des hommes et des animaux, s’explique également par quelque désir, quelque intention, et qu’on peut modifier par la prière ou les offrandes les intentions des divers êtres avec lesquels on se trouve en rapport et en société. Leur conception de la nature est ainsi anthropomorphique et sociomorphique, comme le sera celle qu’ils se feront de Dieu même. Rien de plus inévitable que cette façon de se représenter le fond des choses extérieures sur le tvpe intérieur fourni par la conscience, et le rapport des choses sur le type des relations de société.

Si, pour désigner cette marche primitive de l’esprit, le mot fétichisme est trop vague et donne lieu à des confusions, qu’on en cherche un autre : le mot panthélisme, s’il n’était un peu barbare, exprimerait mieux cet état de l’intelligence humaine, qui place tout d’abord dans la nature non pas des « esprits », plus ou moins distincts des corps, mais simplement des intentions, des désirs, des volontés inhérentes aux objets mêmes.

Ici on nous interrompra peut-être pour nous rappeler, avec M. Spencer, que la distinction entre les choses inanimées et les êtres animés est déjà très claire pour la brute : à plus forte raison le sera-t-elle pour l’homme ; il n’attribuera donc pas de désir ou de volonté à une chose qu’il sait inanimée. — Animé, inanimé, en présence de quels mots vagues nous nous trouvons encore ! Sous chacun de ces termes, l’homme moderne sous-entend une foule d’idées absolument inaccessibles à l’homme primitif et à l’animal. Pour notre part, nous nions que la distinction entre l’animé et l’inanimé existe à l’origine de l’évolution intellectuelle. Certes l’animal et le sauvage savent fort bien diviser les objets de la nature en deux classes : l’une est composée des objets qui leur veulent et leur font du bien ou du mal, l’autre de tous ceux qui ne leur veulent ou ne leur font ni bien ni mal ; voilà la grande distinction primitive. Quant à savoir ce que c’est que l’animé ou l’inanimé, ils l’ignorent ; ils s’en tiennent, sur ce point comme sur tous les autres, à l’expérience des sens la plus grossière. Les sens leur apprennent que certains objets sont des êtres tout à fait inoffensifs, qui ne mangent personne, et, d’autre part, ne sont pas bons à manger ; on ne s’en occupe donc point, ces objets n’éveillent point l’attention ; ils restent pour l’esprit dans l’ombre, comme s’ils n’existaient point. Je demandais un jour à une paysanne le nom d’une petite plante du pays ; elle me regarda avec un étonnement non simulé, et me répondit en hochant la tête : « Ce n’est rien, cela ne se mange pas. » Cette femme était au niveau de l’homme primitif. Aux yeux de ce dernier, comme aux yeux de l’animal, il y a une partie des choses de la nature qui ne sont rien, qui ne comptent point ; c’est à peine s’il les voit. Les fruits d’un arbre, au contraire, se mangent. Le sauvage, malgré le cas qu’il en fait, ne tarde pourtant pas à voir que le fruit ne résiste jamais sous sa dent ; il le considère comme indifférent sous tous les rapports, excepté sous un seul, celui de la nourriture. S’il y a des fruits qui empoisonnent, il commencera à les craindre et à les vénérer. De même chez les animaux ; les pierres et les plantes sont, pour le Carnivore, aussi étrangères, aussi lointaines que la lune ou les étoiles. L’herbivore, lui, ne fait cas que de l’herbe. Les objets de la nature étant ainsi rangés en deux classes, les uns indifférents et inoffensifs, les autres utiles ou nuisibles, l’animal apprend bientôt à reconnaître que, parmi les seconds, les plus importants sont ceux qui ont la spontanéité du mouvement. Mais à ses yeux, — et ceci est capital, — la spontanéité du mouvement n’est pas le signe exclusif de la vie, de l’activité intérieure : c’est le signe d’une utilité ou d’un danger pour lui. Il en tire des conséquences subjectives et pratiques, il n’en conclut rien de certain relativement à l’objectif : il ne spécule pas. Aussi les objets mêmes qui se meuvent lui deviennent-ils vile aussi indifférents que ceux qui restent immobiles, s’ils n’affectent pas plus qu’eux sa sensibilité. Les animaux s’habituent assez rapidement au passage des trains de chemin de fer sur les voies ferrées : les vaches paissent tranquillement dans les champs voisins, les perdrix qui se trouvent sur la pente des remblais lèvent à peine la tête ; pourquoi ? Se seraient-ils rendu compte que la locomotive est un mécanisme inanimé[19] ? Nullement, ils ont seulement observé que la locomotive ne se dérange jamais de son chemin pour venir les inquiéter dans leur domaine. Ils ne s’occupent pas davantage du cheval qui passe sur la grande route en traînant une charrette. Le désintéressement spéculatif est tout à fait inconnu aux animaux et aux sauvages ; ils vivent enfermés dans leurs sensations et leurs désirs, ils tracent spontanément un cercle autour de leur moi, et tout ce qui reste en dehors de ce cercle reste aussi en dehors de leur intelligence.

Étant donnée cette conception primitive du monde, nous croyons que, plus un être non civilisé sera capable d’observer et de raisonner, plus il devra acquérir la conviction que les objets qui lui paraissaient d’abord indifterents ne sont pas réellement inanimés, qu’ils lui veulent tantôt du bien, tantôt du mal, qu’ils possèdent enfin sur lui une puissance fort respectable. En d’autres termes, plus un animal ou un sauvage sera intelligent, plus il deviendra superstitieux. Ainsi devra peu à peu s’effacer, par les progrès mêmes de l’évolution mentale, cette distinction primitive entre deux classes d’objets, les uns tout à fait indifférents et en dehors de notre société, les autres plus ou moins dignes d’attention, plus ou moins en relation avec nous ; l’évolution mentale a marché, croyons-nous, à l’inverse de ce que pense M. Spencer.

Parlons d’abord des animaux les plus intelligents avant de passer à l’homme. Ceux-ci se voient très souvent forcés de diriger leur attention sur la classe des objets en apparence indifférents et de modifier les idées superficielles qu’ils s’en étaient faites d’abord. En général, les objets de ce genre sont immobiles ; si ce n’est pas là, nous l’avons vu, leur caractère essentiel, c’est du moins un de leurs principaux caractères. L’instinct de conservation d’un être ne peut pas ne pas s’émouvoir devant tout mouvement qui paraît se diriger vers lui. Or l’animal est bientôt forcé de reconnaître à des objets indifférents, dans certaines circonstances, la propriété de se mouvoir, propriété qui est pour lui d’un intérêt si vital. Je me rappelle la surprise d’un très jeune chat le jour où il vit, par une tempête, toutes les feuilles mortes se lever autour de lui et se mettre à courir ; il se sauva d’abord, puis il revint, poursuivit les feuilles ; il les sentait, les palpait. Darwin raconte qu’un jour un chien était couché près d’un parasol ouvert planté sur la pelouse : la brise soufflant, le parasol s’agita ; aussitôt le chien se mit à aboyer, à gronder furieusement, et il recommençait toutes les fois que le parasol remuait. Évidemment le chien de Darwin n’avait pas encore constaté ce phénomène, qu’un objet tel qu’un parasol pût changer de place sans l’intervention visible de personne ; toutes ses classifications se trouvaient donc dérangées, il ne savait plus s’il fallait classer le parasol au nombre des êtres indifférents ou des êtres nuisibles. Il eût éprouvé une impression analogue s’il avait ti se lever tout à coup un paralytique jusqu’alors assis immobile dans son fauteuil. La surprise des animaux est plus forte encore lorsque l’objet, regardé jusqu’alors comme indifférent, vient à leur manifester son activité en leur infligeant quelque douleur soudaine. J’ai été témoin de l’épouvante d’un chat qui, ayant vu une braise rouge rouler du fourneau à terre, s’était élancé pour jouer avec ; il en approcha à la fois la patte et le museau, poussa un cri de douleur, et s’enfuit tellement frappé qu’il ne reparut plus pendant deux jours à la maison. M. Spencer lui-même cite un autre exemple qu’il a observé. Il s’agit d’une formidable bête, demi-mâtin, demi-braque, qui jouait avec une canne ; il sautait et gambadait en la tenant par le bout inférieur ; tout d’un coup la poignée de la canne porta sur le sol, et le bout que le chien avait dans la gueule se trouva poussé vers son palais. L’animal gémit, laissa tomber la canne et s’enfuit à quelque distance ; là il manifesta, paraît-il, un effroi vraiment comique chez une bête d’un air aussi féroce. Ce n’est qu’après s’en être approché plusieurs fois avec prudence et beaucoup d’hésitation qu’il se laissa tenter encore et ressaisit la canne. M. Spencer, qui nous fournit ce fait avec beaucoup d’impartialité, en conclut comme nous que la « conduite insolite » de la canne suggéra au chien « l’idée d’un être animé ; » mais, s’empresse-t-il d’ajouter, pour que « l’idée vague d’animation ainsi éveillée chez l’animal se précise chez l’homme, il faut absolument l’intervention de la théorie spiritiste. » — En vérité on se demande ce que vient faire ici le spiritisme[20]. On peut, par l’exemple qui précède, se représenter à peu près l’idée que les animaux se font des instruments inertes dont ils nous voient nous servir et avec lesquels nous les frappons souvent, La notion d’instrument est relativement moderne, elle est tout à fait inconnue au début de l’évolution. L’instrument, pour l’animal comme pour l’homme primitif, est presque un compagnon et un complice ; tous deux ne comprennent guère la causalité que comme une coopération, un accord muet entre deux êtres associés. Un lion, manqué par Livingstone, alla d’abord mordre la pierre sur laquelle était venue frapper la balle partie à son adresse ; c’est seulement ensuite qu’il se jeta sur le chasseur : la balle, le fusil, le chasseur étaient autant d’ennemis distincts qu’il voulait punir successivement. C’est ainsi que, dans les pénalités anciennes, on coupait la main aux guerriers, la langue aux blasphémateurs, les oreilles aux espions. En ce moment, j’ai près de moi mon chien : le fouet avec lequel je l’ai corrigé ce matin est resté sur une chaise ; le chien tourne autour avec défiance et respect, en reniflant à petits coups ; je ne crois pas qu’il osât y toucher du bout des dents. Il sait pourtant que, lorsque le fouet l’a blessé naguère, les circonstances étaient tout autres, que je tenais à la main cet objet dangereux et que c’est de moi qu’est partie la volonté première du châtiment. Néanmoins il n’est pas rassuré comme il le serait en face d’un objet inerte. Je comparerais volontiers l’impression qu’il semble éprouver à celle d’un enfant regardant un serpent derrière un bocal de verre ; l’enfant sait bien que, dans les circonstances données, il est à l’abri, mais il ne peut s’empêcher de se dire : — Si les circonstances étaient autres[21] !… Rappelons-nous que l’Australien sauvage traite le fusil du blanc comme un être vivant et puissant, qu’il l’adore, le couronne de fleurs, le supplie de ne pas le tuer. La légende attribue toujours un pouvoir magique aux épées des grands capitaines, aux Joyeuse ou aux Durandal. De nos jours même, on voit souvent les combattants s’acharner non seulement contre leurs ennemis, mais aussi contre tout ce qui leur appartient : il semble que quelque chose d’eux ait passé à ce qu’ils possédaient. Rien de plus difficile à se figurer que la profonde indifférence de la nature.

M. Spencer, qui nie que l’enfant soit porté spontanément à frapper le meuble où il s’est blessé, n’ignore pourtant point que tel sauvage, l’Indien Tupis, par exemple, s’il vient à heurter du pied contre une pierre, entre en fureur contre elle et la mord comme un chien. M. Spencer ne voit dans les faits de ce genre qu’un phénomène tout physique, le besoin de décharger sa colère sous forme de violentes actions musculaires ; mais ce besoin même ne peut que favoriser la naissance d’une illusion psychologique, dont la ténacité sera proportionnée à l’intensité du sentiment. Le physique et le moral sont trop liés pour qu’une décharge physique de la colère ne produise pas au moral une croyance correspondant à cette action : si un instinct puissant vous porte à traiter une pierre comme un ennemi, vous en viendrez à voir très réellement un ennemi dans cette pierre.

M. Romanes a imaginé des expériences, du même ordre que celles de M. Spencer, sur un terrier de Skye fort intelligent. Ce terrier avait, comme beaucoup d’autres chiens, l’habitude de jouer avec des os desséchés, les jetant en l’air et leur donnant l’apparence de la vie afin d’avoir le plaisir de courir après. « Une fois, j’attachai un long et mince fil à un os dénudé, et lui donnai cet os pour s’en amuser. Après qu’il eut joué quelque temps, je choisis un moment opportun, lorsque cet os fut tombé à terre à quelque distance et que le terrier allait le rejoindre, et j’éloignai doucement l’os en tirant sur le fil. Aussitôt l’attitude du terrier changea entièrement. L’os qu’il avait fait semblant de considérer comme vivant lui paraissait réellement tel, et son étonnement n’avait pas de bornes. Il commença à s’en approcher nerveusement et avec précaution, comme le décrit M. Spencer ; mais le lent mouvement de l’os continuait ; et le chien devenait de plus en plus certain que ce mouvement ne pouvait être expliqué par un restant de l’impulsion qu’il avait lui-même communiquée à l’os : son étonnement devint de la terreur, et il courut se cacher sous des meubles pour contempler à distance ce spectacle déconcertant d’un os desséché revenant à la vie. »

Une autre expérience de M. Romanes sur le même chien montra que le sentiment du mystérieux était, chez cet animal, assez puissant pour expliquer à lui seul sa conduite. Après avoir amené le terrier dans une chambre garnie d’un tapis, M. Romanes fit des bulles de savon qu’un courant d’air intermittent entraînait à ras du sol. Le chien prit un grand intérêt à la chose et semblait ne pouvoir décider si l’objet était vivant ou non. « Tout d’abord il fut très prudent et il ne suivait les bulles qu’à distance ; mais, comme je l’encourageai à les examiner de plus près, il s’approcha, oreilles dressées, queue basse, avec beaucoup d’appréhension éidemment : dès que la bulle s’agitait, il reculait. Après un certain temps, cependant, durant lequel j’avais toujours au moins une bulle sur le sol, il gagna du courage et, l’esprit scientifique prenant le dessus sur le mystérieux, il devint assez courageux pour s’approcher lentement de l’une d’elles et puis mettre la patte dessus, non sans quelque anxiété. Naturellement, la bulle éclata aussitôt, et je n’ai certainement jamais vu étonnement plus vif. Je fis encore des bulles, mais je ne pus persuader le chien d’approcher, pendant un assez long temps : il finit cependant par le faire et recommença à mettre la patte dessus avec précaution. Le résultat fut le même qu’avant. Après cette seconde tentative, impossible de l’amener à s’approcher de nouveau des bulles : en insistant, je n’arrivai qu’à lui faire quitter la chambre, dans laquelle aucune caresse ne put le faire rentrer. » La même expérience, ayant été refaite par le professeur Delbœuf sur son chien Mouston, a donné un résultat plus marquant encore. « À la quatrième bulle qui éclatait, sa fureur ne connut plus de bornes ; mais il ne chercha pas à la saisir ; il se contenta d’aboyer contre elle avec tous les accents de la colère, jusqu’à ce qu’elle s’éclipsât à son tour. J’aurais voulu recommencer le jeu, et je l’ai tenté ; mais, à mon grand regret, je dus m’en abstenir, parce que l’état dans lequel je mettais mon chien était vraiment inquiétant. Dès que je prenais le vase contenant l’eau de savon, il n’écoutait plus ma voix. Cet état était évidemment dû, chez lui, à une contradiction mentale entre le fait et cet axiome d’expérience : Tout ce qui est coloré est tangible. L’inconnu se dressait devant lui avec ses mystères et ses menaces, l’inconnu, source de la peur et des superstitions. »

Selon M. Romanes, la peur que beaucoup d’animaux ont du tonnerre est due à quelque sentiment du mystérieux. « J’avais une fois un setter qui n’entendit le tonnerre pour la première fois qu’à l’âge de dix-huit mois, et qui faillit en mourir de peur, ainsi que je l’ai vu pour d’autres animaux dans diverses circonstances. L’impression que lui laissa sa terreur fut si forte que, lorsque dans la suite il entendait les exercices du tir d’artillerie, confondant ce bruit avec celui du tonnerre, il prenait uq aspect pitoyable ; si l’on était à la chasse, il cherchait à se cacher ou à gagner la maison. Après avoir entendu de nouveau le tonnerre à deux ou trois reprises, son horreur pour le canon devint plus grande que jamais, si bien que, malgré son amour pour la chasse, il fut désormais impossible de le tirer du chenil, tant il craignait que les exercices du canon ne commençassent lorsqu’il serait loin de la maison. Mais le gardien, qui avait une grande expérience en ce qui concerne l’éducation des chiens, m’assura que, si je permettais que celui-ci fût une fois amené à la batterie pour y apprendre la véritable cause du bruit analogue à celui du tonnerre, il pourrait redevenir apte à chasser. Je doute peu que tel n’eût été le cas, car une fois, lorsqu’on déchargeait des sacs de pommes dans le fruitier, le bruit dans la maison rappelant celui du tonnerre éloigné, le setter en fut fort inquiet, mais, lorsque je l’eus mené au fruitier et que je lui eus montré la vraie cause du bruit, sa terreur l’abandonna : en rentrant à la maison, il écouta le sourd grondement avec une parfaite quiétude d’esprit. »

À examiner les choses de près, on est étonné de voir combien de causes portent incessamment à placer dans tels ou tels objets réellement passifs l’activité, la vie, et une vie ou une activité d’un caractère extraordinaire, mystérieux. Ces mêmes causes agirent évidemment avec beaucoup plus de force sur le sauvage, sur l’homme primitif, sur l’homme des temps quaternaires ou sur l’anthropoïde encore inconnu dont on retrouve les instruments dans les terrains tertiaires. Les animaux vulgaires, en effet, sont à peu près dépourvus d’attention, ce qui fait que, pour créer en eux une idée durable, il faut la répétition prolongée d’une même sensation, il faut une habitude. Aussi, dans leur intelligence encore grossière ne se gravent que les faits les plus fréquents ; il ne connaissent le monde extérieur que par des moyennes. Les faits exceptionnels les frappent un instant, mais glissent bientôt sur leur cerveau sans s’y fixer. Dans cette machine imparfaite, l’usure est très rapide et fait vite disparaître les traces des phénomènes particuliers qui ne peuvent se fondre avec tous les autres. Si les animaux ont la mémoire des sens les plus grossiers, ils manquent tout à fait de la mémoire de l’intelligence : ils sont capables d’étonnement, mais ils ne se souviennent pas de s’être étonnés. Pour faire naître chez eux un souvenir vivace, il faut une douleur ou un plaisir, et même alors, s’ils se rappellent la sensation qu’ils ont éprouvée, ils en oublient aisément les raisons. Ils sentent passivement, au lieu d’observer. Du moment où, avec l’homme, l’esprit d’observation entre en scène, tout change. Un fait exceptionnel, par la même raison qu’il doit s’effacer rapidement de l’intelligence de l’animal, doit pénétrer plus avant dans celle de l’homme. En outre, l’homme a une sphère d’action beaucoup plus étendue que l’animal, conséquemment un champ d’expérience beaucoup plus vaste ; plus il modifie la nature, plus il est capable de reconnaître et d’observer les modifications qui s’y produisent sans son intervention. Il acquiert une notion toute nouvelle, inconnue à l’animal, celle des choses artificielles, des résultats obtenus de propos délibéré par une volonté sachant ce qu’elle fait. On se rappelle que fétiche vient de factitius, artificiel. L’homme, connaissant l’art du feu, verra, par exemple, d’un tout autre œil que l’animal une forêt embrasée par la foudre : l’animal se sauvera sans autre sentiment que l’épouvante ; l’homme supposera naturellement l’existence d’un allumeir procédant en grand comme il procède lui-même. De même, si tous deux rencontrent une source d’eau bouillante, ce phénomène dépassera trop l’intelligence de l’animal pour le frapper vivement ; au contraire l’homme, habitué à faire chauffer l’eau sur le feu, imaginera un chauffeur souterrain. Tous les phénomènes naturels tendent ainsi à apparaître comme artificiels, pour l’être qui s’est une fois familiarisé avec les procédés de l’art. J’ai assisté récemment, avec quelques personnes du peuple, au jaillissement d’une source intermittente : parmi les assistants, personne ne voulait croire que la chose fût naturelle, ils y voyaient l’effet d’un mécanisme, d’un artifice. La même croyance s’est produite évidemment chez les peuples primitifs, avec cette différence qu’artificiel, au lieu d’être pour eux synonyme de scientifique et de mécanique, impliquait lidée d’une puissance plus qu’humaine et merveilleuse.

Ainsi, de même que l’animal voit toutes choses sous l’aspect de la vie et de l’activité, l’homme tend à voir tout sous l’aspect de l’art et de l’intelligence. Pour l’un, les phénomènes surprenants sont des actions inexplicables ; pour l’autre, ce sont les effets complexes d’une volonté délibérante, ce sont des chefs-d’œuvre. Mais l’idée d’activité, loin de s’effacer, ne fait ainsi que se fortifier et se préciser. Étant donnée l’expérience incomplète de l’homme primitif, il avait parfaitement raison d’attribuer la conscience et l’intelligence à la nature, il ne pouvait faire autrement : son esprit se trouvait enfermé dans une impasse dont la superstition était la seule issue. À un moment donné de l’évolution humaine, la superstition fut parfaitement rationnelle.

De nos jours même, les savants sont fort embarrassés de dire où l’inanimé devient animé ; comment les hommes primitifs auraient-ils pu connaître où l’animé devenait inanimé, où mourait la vie ? Comment distinguer, par exemple, ce qui dort de ce qui est inanimé ? Pendant toute une période de la vie, pendant le sommeil, les corps vivants offrent l’aspect des corps inertes ; pourquoi les corps inertes ne prendraient-ils pas aussi, par moments, l’aspect des corps vivants ? La nuit surtout, tout se transforme, tout s’anime, un simple frisson du vent suffit pour faire tout palpiter ; il semble que la nature se réveille de son sommeil du jour ; c’est l’heure où les bêtes fauves vont en quête de leur proie, et des rumeurs étranges emplissent la forêt. L’imagination la plus calme crée du fantastique. Une nuit que je me promenais au bord de la mer, je vis distinctement une bête gigantcsque se mouvoir à quelque distance : c’était un rocher parfaitement immobile au milieu des autres ; mais les flots, qui tour à tour le couvraient et le découvraient en partie, lui prêtaient leur mouvement à mes yeux. Que de choses dans la nature empruntent ainsi au milieu, au vent, à une lumière plus ou moins incertaine l’apparence de la vie[22] ! Là où les yeux seuls ne pourraient pas tromper s’ajoute l’influence de ces terreurs folles si fréquentes chez les enfants et chez les êtres habitués à la vie sauvage. La susceptibilité émotionnelle se développe d’autant plus chez eux qu’elle est fréquemment pour eux le salut. Aussi l’homme primitif est-il beaucoup plus porté que l’homme moderne à ces sortes d’hallucinations causées par la terreur, qui ne créent pas toujours de toutes pièces un être fantastique, mais transforment d’une façon fantastique les données réelles des sens. Le voyageur Park, rencontrant deux nègres à cheval, les vit s’enfuir au galop, emportés à sa vue par la plus vive terreur ; ces deux nègres, ayant rencontré dans leur fuite la suite du voyageur, lui firent un récit effrayant. « Dans leur effroi, ils m’avaient vu revêtu de la robe flottante des esprits redoutables ; l’un d’eux affirma que, lorsque je lui étais apparu, il s’était senti enveloppé d’une bouffée de vent froid venue du ciel, qui lui avait causé l’impression d’un jet glacé. » Supprimez dans ce passage le mot esprit, qui implique une croyance aux esprits déjà existante, et vous verrez comment les hallucinations de la terreur peuvent donner naissance à des persuasions d’autant plus tenaces qu’elles ont un certain fondement dans la réalité.

Les rêves ont joué aussi un rôle considérable dans la formation des superstitions ; c’est ce qu’avaient entrevu Épicure et Lucrèce, c’est ce que confirment les travaux de MM. Tylor et Spencer. Le langage primitif ne permet pas de dire : « J’ai rêvé que je voyais «, mais : « j’ai vu. » Or, dans ces rêves que le sauvage distingue à grand peine de la réalité, il ne voit que métamorphoses perpétuelles, transformation de l’homme en bête féroce, des bêtes féroces en hommes ; il ramasse une pierre, et cette pierre devient vivante dans sa main ; il regarde un lac immobile, et ce lac devient tout à coup un fouillis de crocodiles et de serpents[23]. Comment après cela M. Spencer soutiendra-t-il que l’homme primitif distingue à coup sûr l’animé de l’inanimé ? Non seulement pendant le rêve, mais pendant la veille, tout lui suggère l’idée de changements de substance, de métamorphoses magiques : les œufs, chose inanimée, deviennent oiseaux ou insectes, la chair morte se change en vers vivants, une effigie, sous l’influence du souvenir qui en ranime les traits, semble respirer et revivre[24].

L’animal n’est pas assez maître de ses sensations pour en suivre les modifications successives ; il n’assiste pas, comme l’homme, au progrès, au mouvement perpétuel qui transforme toutes choses. La nature est pour lui une série de tableaux détachés dont il ne saisit pas les contrastes et les visibles discordances. Quand l’homme, au contraire, accompag’ne du regard l’évolution plus ou moins lente des choses, il voit s’effacer toute différence fondamentale entre l’animé et l’inanimé, il assiste au travail sourd qui fait jaillir la vie des objets les plus inertes en apparence. Dans cette naïveté même avec laquelle il interprète la nature, n’y a-t-il pas quelque chose de profond, de rationnellement justifiable ? La poésie est souvent la plus pénétrante des philosophies. Qui de nous ne s’est demandé parfois si une vie puissante et cachée ne circule pas à notre insu dans les grandes montagnes dressées vers le ciel, dans les arbres immobiles, dans les mers éternellement agitées, et si la nature muette ne pense pas à quelque chose d’inconnu pour nous ? Puisque, encore aujourd’hui, nous en sommes là, croit-on qu’il nous serait facile de convaincre de ses erreurs un de ces hommes primitifs qui crurent sentir palpiter ce que les Allemands appellent le « cœur de la nature ? » Après tout, cet homme avait-il tort ? Tout vit autour de nous, rien n’est inanimé qu’en apparence, et l’inertie est un mot ; la nature est une tension, une aspiration universelle. La science moderne peut seule mesurer plus ou moins les degrés de cette activité répandue en tout, nous montrer qu’elle est ici diffuse, là concentrée et consciente, nous faire connaître la différence qui sépare les organismes supérieurs des organismes inférieurs, et ceux-ci des mécanismes, des assemblages rudimentaires de la matière. Pour l’homme primitif, à qui toutes ces distinctions, toutes ces graduations sont impossibles, il n’y a qu’une chose évidente, c’est que la nature tout entière vit ; et il conçoit naturellement cette vie sur le type de la sienne, comme accompagnée d’une conscience, d’une intelligence d’autant plus étonnante qu’elle est plus mystérieuse ; encore une fois il est homme et il humanise la nature ; il vit en société avec d’autres hommes, et il étend à toutes choses les relations sociales d’amitié ou d’inimitié.

De là à diviniser la nature, il n’y a plus qu’un pas ; essayons de le franchir. Qui dit un dieu, dit un être vivant et fort, particulièrement digne de crainte, de respect ou de reconnaissance. Nous avons déjà la notion de vie ; il nous faut maintenant celle de puissance, seule capable d’inspirer le respect à l’homme primitif. Cette notion ne semble pas d’abord difficile à olatenir, car celui qui place vie et volonté dans la nature ne peut tarder à reconnaître en certains grands phénomènes la manifestation d’une volonté beaucoup plus puissante que celle des hommes, conséquemment plus redoutable et plus respectable. Cependant, ici encore, nous rencontrons les objections sérieuses de M. Spencer, celles d’anthropologisles comme M. Le Bon : la question va de nouveau se compliquer.

Selon M. Spencer, nous l’avons vu, les phénomènes les plus importants de la nature, entre autres le lever et le coucher du soleil, sont précisément ceux qui ont dû frapper le moins l’homme primitif ; il n’y voyait rien d’extraordinaire puisque cela arrive tous les jours ; il n’éprouvait donc en face d’eux ni étonnement, ni admiration. Cet argument, fort ingénieux, n’est-il pas aussi un peu sophistique ? Si on le poussait jusqu’au bout, il reviendrait à soutenir qu’il n’y a rien dans la nature d’inattendu, rien qui rompe les associations d’idées préconçues, rien qui semble manifester l’intervention subilede puissances fortes ouiolentcs. Or, tout au contraire, la nature est à notre égard pleine de surprises et de terreurs. La journée était belle ; tout d’un coup les nuages s’assemblent, le tonnerre éclate. On sait le tremblement qui saisit les animaux au bruit du tonnerre ; dans les montagnes surtout, les roulements qui se répercutent leur causent une terreur indicible ; les troupeaux de bœufs sont affolés, se perdent souvent en se jetant tête baissée dans les précipices. C’est à grand peine si la présence et les exhortations du berger réussissent à maintenir le troupeau dans le calme ; probablement les animaux voient dans le berger un ami puissant, capable de les protéger contre cet être terrible que les Hindous appelaient le « hurleur. » Si les animaux tremblent ainsi devant la foudre, il est bien invraisemblable que l’homme n’y voie rien que de normal et d’ordinaire. De même pour l’ouragan, qui semble une respiration immense, un souffle haletant. De même pour la tempête. On connaît le proverbe basque : « Si tu veux apprendre à prier, va sur mer. » C’est que tout homme qui se met aux mains d’un ennemi victorieux est porté à demander grâce. Qu’au moment de la tempête ou de l’orage le calme se produise tout à coup, que le soleil reparaisse comme une grande figure souriante, chassant les nuages avec ses « flèches d’or, » victorieux en se montrant, ne semblera-t-il pas un bienfaisant auxiliaire, ne l’accueillerat-on pas avec des cris de joie et d’enthousiasme ? Sans cesse la nature nous montre ainsi des changements de décor imprévus, des coups de théâtre qui ne peuvent pas ne pas nous faire croire qu’un drame se joue, dont les astres et les éléments sont les vivants acteurs. Et que de choses étranges se passent au ciel, pour ceux dont l’attention est une fois attirée là-haut ! Les éclipses de lune ou de soleil, les simples phases de la lune sont bien faites pour étonner ceux mêmes que MM. Spencer ou Max Müller déclarent « incapables d’étonnement. » Remarquons que la simple vue des astres, la nuit, provoque la plus vive admiration chez celui qui est habitué au sommeil sous un abri ; je me rappelle encore ma surprise d’enfant lorsque, veillant pour la première fois un soir, je levai par pur hasard les yeux en haut et aperçus le ciel étincelant d’étoiles : c’est une des choses qui m’ont le plus frappé dans ma vie[25]. En somme, la terre et surtout le ciel réservent sans cesse aux hommes des impressions nouvelles, capables d’aviver les imaginations les plus lentes et d’exciter tous les sentiments humains et sociaux : crainte, respect, reconnaissance. Avec ces trois éléments, nous pouvons facilement composer le sentiment religieux[26]. Si donc nos ancêtres ont adoré l’aurore, nous ne croirons pas, avec M. Max Müller, que ce soit parce qu’en « ouvrant les portes du ciel » elle semblait ouvrir au regard un accès sur l’infini devenu visible ; nous n’admettrons pas plus, avec M. Spencer, que le culte des astres se ramène à une simple méprise de noms, ne soit qu’une branche du culte des ancêtres, qu’on ait simplement enveloppé dans la même adoration l’âme d’un ancêlre appelé métaphoriquement le soleil et l’astre qui portait le même nom. Il nous semble qu’on peut fort bien révérer le soleil et les astres pour eux-mêmes, ou plutôt pour leur relation avec nous.


En résumé, la conception la plus simple, la plus primitive que l’homme puisse se former de la nature, c’est d’y voir non pas des phénomènes dépendants les uns des autres, mais des volontés plus ou moins indépendantes et douées d’une puissance extrême, pouvant agir les unes sur les autres et sur nous ; le déterminisme scientifique ne devait être qu’une conception postérieure, incapable de venir d’abord à la pensée de l’homme. Le monde étant ainsi conçu comme un ensemble de volontés physiquement très puissantes, l’homme a qualifié moralement et socialement ces volontés selon la manière dont elles se conduisaient envers lui. « La lune est méchante ce soir, me disait un enfant ; elle ne veut pas se montrer. « L’homme primitif a dit aussi que l’ouragan était méchant, le tonnerre méchant, etc., tandis que le soleil, la lune, le feu étaient, quand il leur plaisait, bons et bienfaisants. Maintenant, voici des volontés tantôt bonnes, tantôt méchantes, armées d’une puissance irrésistible, faciles d’ailleurs à irriter, promptes à la vengeance, comme l’est l’homme lui-même : ne sont-ce pas là des dieux, et que faut-il de plus ? Et si nous avons les dieux, n’aurons-nous pas la religion même, la société avec des dieux ? Pour créer la religion, nous n’avons plus besoin en effet que d’ajouter une dernière idée à celles dont nous avons déjà vu l’éclosion, l’idée qu’il est possible de modifier par telle ou telle conduite, par des offrandes, par des actions de grâces ou des supplications, les volontés supérieures des êtres de la nature. Cette idée, qui nous semble toute simple, n’a pourtant pris naissance qu’à une phase relativement avancée de l’évolution mentale. L’animal sauvage ne connaît guère, comme moyens d’action sur les autres êtres, que les coups de dents, les grondements et la menace ; si ces moyens échouent, il ne compte plus que sur la fuite : une souris n’espère changer en aucune manière la conduite du chat à son égard ; quand elle est entre ses pattes, elle sait bien qu’elle n’a qu’une ressource, celle de se sauver. Si cependant l’animal finit, surtout à l’époque des premiers rapprochements sexuels, par apprendre la puissance des caresses et des prévenances, il n’emploie guère ces moyens qu’à l’égard des individus de même espèce. Encore faut-il que l’animal soit sociable pour que cette mimique expressive arrive à un certain degré de développement ; elle se réduit généralement aux coups de langue, aux frôlements de la tête, aux frétillements de la queue. De plus, l’animal ne peut évidemment employer de tels moyens qu’à l’égard d’êtres animés faits comme lui, avant de la peau et des poils ; il ne léchera pas une pierre ou un arbre, même s’il vient à leur attribuer quelque pouvoir insolite. La brute eût-elle, comme le veut Auguste Comte, des conceptions fétichistes plus ou moins vagues, elle serait donc dans une complète incapacité de témoigner d’une façon ou d’une autre à ses fétiches naissants sa volonté prévenante. La crainte superstitieuse est un élément de la religion qui peut, après tout, se rencontrer jusque chez l’animal, mais cette crainte ne sera pas chez lui assez féconde pour produire même l’embryon d’un culte. Il ignore tous les moyens de toucher, de captiver, le langage infiniment complexe de l’affection et du respect. Peu accessible lui-même à la pitié, il ne sait comment s’y prendre pour l’exciter chez autrui ; l’idée de don, d’offrande, si essentielle dans les rapports des êtres entre eux et des hommes avec les dieux, lui est, sauf de rares exceptions, presque inconnue. Le culte le plus primilif est toujours la contrefaçon d’un état social avancé, l’imitation, dans le commerce imaginaire avec les dieux, du commerce d’hommes unis par des liens déjà très complexes. La religion implique un art social naissant, une première connaissance des ressorts qui font mouvoir les êtres en société ; il y a de la rhétorique dans la prière, dans les génuflexions et les prosternations. Tout cela est beaucoup au-dessus de la moyenne des animaux. On peut cependant découvrir chez les animaux supérieurs les traces de l’évolution qui doit amener l’homme jusque-là. C’est surtout en domesticité que se perfectionne la mimique des animaux. Leur société avec un être supérieur est ce qui, dans la nature, ressemble le plus à la société où l’homme primitif croit vivre avec les dieux. Le chien semble adresser, par moments, une véritable prière au maître qui le frappe, quand il se traîne à ses pieds en gémissant. Toutefois cette attitude, provoquée par l’attente et la crainte du coup, n’est-elle pas en grande partie instinctive, a-t-elle le but réfléchi d’exciter la pitié ? La vraie prière du chien consiste à lécher la main qui le blesse ; on connaît l’histoire de ce chien qui léchait les doigts de son maître pendant que ce dernier pratiquait impitoyablement sur lui une opération de vivisection. J’ai pu observer moi-même un fait analogue chez un énorme chien des Pyrénées dont je dus un jour cautériser l’œil malade : il aurait pu me briser la main, il se contentait de me la lécher fiévreusement. Il y a là un exemple de soumission presque religieuse ; le sentiment qui se révélait en germe chez ce chien est celui qui se développera dans les Psaumes et le livre de Job. Nul autre être que l’homme ne peut faire éprouver un tel sentiment aux animaux. Quant à l’homme lui-même, il ne peut l’éprouver qu’en face des dieux, d’un chef absolu ou d’un père. Si profond que soit parfois ce sentiment chez l’animal, l’expression en est encore bien imparfaite ; je me rappelle pourtant des cas où l’action de lécher, si familière aux chiens, devient presque le baiser humain. Au moment où j’embrassais ma mère sur la porte de notre maison, prêt à partir en voyage, mon chien des Pyrénées accourut et, posant ses pattes sur nos deux épaules, nous embrassa littéralement tous les deux. Depuis ce temps, nous en finies l’expérience, il ne pouvait nous voir nous embrasser entre nous sans venir demander sa part du baiser.

Un autre fait bien connu et très digne de remarque est le suivant : quand un chien ou même un chat a commis quelque acte pendable, mangé quelque rût ou fait une maladresse, on le voit bientôt arriver vers vous en vous faisant mille prévenances ; j’en étais venu à deviner les peccadilles fie mon chien rien qu’en observant de sa part des démonstrations insolites d’amitié. L’animal espère donc, à force de bonnes grâces, empêcher son maître de lui en vouloir, compenser la colère que sa conduite coupable doit éveiller par la bienveillance que lui concilieront ses témoignages de soumission et d’affection. Cette idée de compensation entrera plus tard comme élément important dans le culte religieux. Le brigand napolitain qui porte un cierge à l’autel de la vierge, le seigneur du moyen âge qui, après avoir tué son proche parent, fait construire une chapelle en l’honneur de quelque saint, l’ermite qui se déchire la poitrine de son cilice afin d’éviter les souffrances bien autrement redoutables de l’enfer, ne font pas autre chose que d’obéir au raisonnement de mon chien : ils cherchent comme lui à se concilier leur juge et, pour tout dire, à le corrompre ; car la superstition repose en grande partie sur la croyance à la corruption possible de Dieu.

La notion la plus difficile à découvrir chez l’animal est celle de don volontaire et conscient. La solidarité si remarquable qu’on observe chez certains insectes, comme la fourmi, et qui leur fait mettre tout en commun, est encore trop instinctive et irréfléchie ; le don véritable doit s’adresser à une personne déterminée, non au corps social tout entier ; il doit avoir un caractère de spontanéité excluant le pur instinct ; enfin il doit être, autant que possible, un signe d’affection, un symbole. Plus il aura un caractère symbolique, plus il sera religieux ; les offrandes religieuses, en effet, sont surtout un témoignage symbolique de respect ; la piété n’y a guère de part ; on ne croit pas, en général, qu’elles répondent à un réel besoin des dieux ; on pense qu’elles seront plutôt agréées par eux qu’acceptées avec avidité. Elles supposent donc un sentiment déjà assez délicat et raffiné. Précisément nous trouvons ce sentiment en germe chez un chien observé par M. Spencer. Ce chien (un épagneul très intelligent et très bon), rencontra un matin, après une absence de quelques heures, une personne qu’il aimait beaucoup ; à son salut ordinaire il en joignit d’abord un qui n’était pas habituel : il écartait ses lèvres de manière à dessiner une sorte de sourire ou de ricanement ; puis, une fois dehors, il voulut faire d’autres démonstrations de fidélité. En tant que chien de chasse, il était habitué à rapporter le gibier à son maître. Il aurait bien voulu, sans doute, avoir en ce moment du gibier à aller chercher pour montrer toutes ses bonnes intentions ; mais, comme il n’y en avait point, il se mit en quête et, au bout d’un instant, saisissant une feuille morte, il l’apporta avec un redoublement de manifestations amicales[27]. Évidemment la feuille n’avait pour le chien qu’une valeur symbolique ; il savait que son devoir était de rapporter, que l’action de rapporter faisait plaisir à son maître, et il voulait accomplir cette action sous ses yeux ; quant à l’objet même, il lui importait peu : c’est sa bonne volonté qu’il voulait montrer. À ce titre, la feuille morte était une véritable offrande, elle avait une sorte de valeur morale.

Ainsi les animaux peuvent acquérir, au contact de l’homme, bon nombre de sentiments qui entreront comme éléments dans la religion humaine. Le singe, sur ce point comme sur tous les autres, semble de beaucoup en avant ; même à l’état sauvage, plusieurs simiens ont des gestes de supplication pour détourner le coup de l’arme à feu qui les vise[28] : ils possèdent donc déjà le sentiment de la pitié, puisqu’ils le projettent chez les autres. Qui sait s’il n’y a pas dans cette prière muette plus de véritable sentiment religieux qu’il n’en existe parfois dans le psittacisme de certains croyants ? En général, les animaux emploient à l’égard de l’homme le maximum des moyens d’expression dont ils disposent, et ce n’est pas leur faute s’ils n’en possèdent pas davantage ; ils semblent considérer l’homme comme un être vraiment royal, à part dans la nature[29]. Faut-il en conclure, comme on l’a fait parfois, que l’homme soit aux yeux de l’animal un véritable dieu ? Pas tout à fait ; en général l’animal voit l’homme de trop près ; une religion, même embryonnaire, a besoin pour se maintenir de ne pas toucher son Dieu du doigt ; dans la religion, comme dans l’art, il faut de la perspective. Mon chien et moi nous vivons de pair à compagnon ; il a ses jalousies, ses bouderies ; j’ai le malheur de n’être nullement à ses yeux sur un piédestal. Du reste, il y a évidemment des exceptions, des cas où le maître peut garder tout entier son prestige. Je crois que, dans certaines circonstances, l’homme est apparu à l’animal comme doué d’une puissance si extraordinaire qu’il a pu éveiller en lui quoique vague sentiment religieux ; si l’homme est quelquefois un dieu pour l’homme, rien n’empêche qu’il ne le soit aussi pour l’animal. Je sais qu’aux yeux de certains philosophes et même de certains savants, la religion est exclusivement l’apanage du règne humain ; mais nous n’avons trouvé jusqu’ici dans la religion primitive qu’un certain nombre d’idées simples, dont aucune, prise à part, n’est au dessus de l’animal. De même que l’industrie, l’art, le langage et la raison, la religion peut donc avoir ses racines dans la conscience confuse et nébuleuse de l’animal. Seulement il ne s’élève à de telles idées que par moments, il ne peut s’y maintenir, en faire la synthèse, les réduire en système. Il a l’esprit trop mobile pour régler sur elles sa conduite. L’animal, fût-il presque aussi capable de concevoir un dieu que l’est le dernier des sauvages, reste toujours incapable d’avoir un culte religieux.


Nous avons vu que la naissance de la religion n’est pas une sorte de coup de théâtre dans la nature, que chez les animaux supérieurs tout la prépare, que l’homme même y arrive graduellement et sans secousse. Dans cette genèse rapide des religions primitives, nous n’avons eu nul besoin d’introduire les idées d’âme, d’esprit, d’infini, de cause première, ni même aucun sentiment métaphysique. Ces idées se sont développées postérieurement : elles sont sorties des religions plutôt qu’elles ne les ont produites. La religion a d’abord une base toute positive et toute naturelle ; c’est une physique mythique et sociomorphique : c’est seulement par son sommet, à un degré d’évolution avancé qu’elle touche à la métaphysique. Les religions sont en dehors et à côté de la science. La superstition, au sens strict du mot, fut leur première origine, et ce n’est pas sans raison que Lucrèce rapprochait ces deux choses : religio, superstitio. Assister à la naissance des religions, c’est voir comment une conception scientifique erronée peut entrer dans l’esprit humain, se souder à d’autres erreurs ou à des vérités incomplètes, faire corps avec elles, puis se subordonner peu à peu tout le reste. Les premières religions furent des superstitions systématisées et organisées. Nous ajouterons que, pour nous, la superstition consiste dans une induction scientifique mal menée, dans un effort infructueux de la raison ; nous ne voudrions pas qu’on entendît par là la simple fantaisie de l’imagination et qu’on crût que, selon nous, les religions ont leur principe dans une sorte de jeu de l’esprit. Combien de fois a-t-on attribué la naissance des religions à un prétendu besoin du merveilleux, de l’extraordinaire, qui saisirait les peuples jeunes comme les enfants ! Raison bien artificielle d’une tendance plus naturelle et plus profonde. À vrai dire, ce que les peuples primitifs ont cherché en imaginant les diverses religions, c’était déjà une explication, et l’explication la moins étonnante, la plus conforme à leur intelligence encore grossière, la plus rationnelle pour eux. Il était infiniment moins merveilleux pour un ancien de supposer le tonnerre lancé par la main d’Indra ou de Jupiter que de le croire produit par une certaine force appelée électricité ; le mythe était une explication beaucoup plus satisfaisante : c’était ce qu’on pouvait trouver de plus plausible, étant donné le milieu intellectuel d’alors. Si donc la science consiste à lier les choses entre elles, on peut dire que Jupiter ou Jéhovah étaient des essais de conceptions scientifiques. C’est maintenant qu’ils ne le sont plus, parce qu’on a découvert des lois naturelles et régulières qui rendent leur action inutile. Quand une besogne se fait toute seule, on renvoie l’employé par qui on la faisait faire ; mais il faut se garder de dire qu’il ne servait à rien auparavant, qu’il était là par caprice ou par faveur. Si nos dieux ne semblent plus maintenant que des dieux honoraires, il en était tout autrement jadis. Les religions ne sont donc pas l’œuvre du caprice ; elles correspondent à cette tendance invincible qui porte l’homme, et parfois jusqu’à l’animal, à se rendre compte de tout ce qu’il voit, à se traduire le monde à soi-même. La religion est la science naissante, et ce sont des problèmes purement physiques qu’elle a tout d’abord essayé de résoudre. Elle a été une physique à côté, une paraphysique, avant de devenir une science au delà, une métaphysique.




CHAPITRE II
LA MÉTAPHYSIQUE RELIGIEUSE




I. — L’Animisme ou Polydémomsme. — Formation de l’idée dualiste d’esprits séparés. — Société avec les esprits.
II. — La Providence et le Miracle. — Comment s’est développée l’idée dualiste de providence spéciale. — Idée du miracle. — Le surnaturel et le naturel. — Explications scientifiques et miracles. — Modification du caractère moral et social de l’homme par la croyance à un rapport de société constante avec une providence spéciale. — Sentiment croissant d’irresponsabilité, de passivité et de « dépendance absolue. »
III. — La Création. — Comment s’est formée l’idée de création. Reste de dualisme dans cette idée. — Notion ultérieure du monisme.
Classification des métaphysiques religieuses. Critique de la classification proposée par M. de Hartmann. Critique de la classification proposée par Auguste Comte.



I. — L’ANIMISME


Ce qui ressort du livre précédent, c’est que toute religion, à son début, enveloppait une physique erronée ; entre la physique erronée et certaines formes de métaphysique il n’y a eu parfois qu’une simple différence d’extension. Agrandissez une erreur scientifique quelconque, réduisez-la en système, faites-lui dominer le ciel et la terre : ce sora de la métaphysique, — non pas la bonne, il est vrai. Tout ce qu’on universalise, erreur ou vérité, acquiert une valeur métaphysique, et peut-être est-il plus facile d’universaliser ainsi le faux que le vrai : le vrai a toujours un caractère plus concret et conséquemment plus particulier, plus résistant. Qu’un savant moderne développe sa science et élargisse le cercle des phénomènes connus, il ne pourra jamais,, tant qu’il s’en tiendra à la rigueur des méthodes scientifiques, passer d’un saut de la sphère phénoménale à la sphère des choses en soi. Le savant rigoureux est enfermé dans sa science, et sa pensée n’a point d’issue. Mais qu’il se trompe et brise la chaîne des théorèmes qui le liait, aussitôt le voilà libre : son idée fausse va se développer d’autant plus aisément qu’elle se développera en dehors de la réalité : il se trouvera bientôt en pleine métaphysique. C’est qu’on peut arriver à la métaphysique de doux façons, soit en se trompant tout de suite et en élargissant son erreur, soit en suivant la chaîne des vérités connues jusqu’au point où elle se perd dans la nuit et en cherchant à aller encore au delà par l’hypothèse : dans le premier cas, la métaphysique n’est qu’un simple développement logique de l’erreur, qui gagne en extension ce qu’elle perd de réalité, elle est une illégitime négation de la science ; dans le second cas, elle est un prolongement hypothétique de la vérité, une sorte de légitime supplément de la science.

Il est donc venu un moment où la physique religieuse s’est fondue en métaphysique, où les dieux ont reculé de phénomène en phénomène jusque dans une sphère supra-sensible, où le ciel s’est séparé de la terre ; mais, en somme, ce qui caractérise encore aujourd’hui la religion, c’est le mélange incohérent de physique et de métaphysique, de croyances anthropomorphiques ou sociomorphiques sur la nature et sur l’au delà de la nature. Le raisonnement qui fait le fond de toute religion primitive est le raisonnement par analogie, c’est-à-dire le procédé logique le plus vague et le moins sûr : plus tard seulement cet amas d’analogies naïves essaye de se constituer en système et on a recours à des tentatives d’inductions ou de déductions régulières.


L’homme, nous l’avons vu, commence par établir une société entre lui et tous les objets de la nature, animaux, plantes, minéraux mêmes, auxquels il prête une vie semblable à la sienne : il se croit avec eux en communication de volontés et d’intentions, comme avec les autres hommes et avec les animaux. Mais, en projetant ainsi dans les objets extérieurs quelque chose de semblable à sa propre vie, à sa propre volonté et à ses rapports sociaux, il ne songe pas d’abord à séparer le principe animateur du corps même qu’il anime, car il n’a point fait encore pour lui-même cette séparation. Le premier moment de la métaphysique religieuse est donc, non pas une sorte de monisme vague relativement au principe divin, à la divinité, τὸ θεὶον, comme le prétendent MM. Müller et de Hartmann, mais un monisme vague relativement à l’âme et au corps, qui tout d’abord ne font qu’un. Le monde entier est une société de corps vivants.

La conception la plus voisine de la précédente, c’est celle d’âmes distinctes, de souffles animant les corps, d’esprits capables de quitter leur demeure. C’est ce que les historiens des religions appellent l’animisme. Ce qui est remarquable dans cette conception, c’est son caractère dualiste. L’opposition du corps et de l’âme y est en germe. Cette conception dualiste se forme lentement par un groupement d’analogies naïves. Les premières sont tirées de la respiration. Le souffle animateur des corps vivants, ne l’entend-on pas sortir dans le dernier soupir ? D’autres analogies sont tirées de l’ombre ; ne semble-t-il pas qu’on voie l’esprit marcher à côté des corps sous cette forme de l’ombre, changer de place, même quand les corps sont immobiles ? L’ombre a joué un grand rôle dans la paraphysique de tous les peuples primitifs, et les « ombres » ont fini par peupler les enfers. En troisième lieu, pendant le sommeil, il est incontestable pour les peuples primitifs que l’esprit fait quelquefois de longs voyages, car le dormeur se rappelle souvent avoir erré, chassé ou guerroyé dans les pays lointains, alors que personne n’a vu son corps bouger. En quatrième lieu, l’évanouissement semble encore un cas où, tout à coup, quelque chose qui nous animait fait une absence, puis revient. La chose est encore plus frappante dans la léthargie. En cinquième lieu, les visions du délire, les hallucinations de la folie ou même du rêve ont pour objet des êtres qui sont invisibles à autrui, êtres fantastiques qui paraissent aux sauvages aussi réels que les autres. On sait d’ailleurs que les fous et les innocents ont longtemps passé, jusque chez les peuples modernes, pour inspirés et sacrés. Les autres maladies nerveuses, hystérie, possession des démons, somnambulisme, ne pouvaient manquer de rendre plus précise encore la conception d’esprits animant le corps, s’y introduisant, le quittant, le tourmentant, etc.

Ainsi se formait par degrés la conception d’êtres subtils, échappant au tact et habituellement même à la vue, capables d’avoir une vie indépendante des corps et plus puissante. L’homme se trouvait en société avec des êtres autres que ceux qui tombent tout d’abord et ordinairement sous ses sens : c’était la société des esprits.

Ce n’est pas tout. De bonne heure le problème de la mort s’est présenté aux premiers peuples. Ils l’ont envisagé sous une forme toute physique. Ils l’ont résolu, ainsi que l’ont montré MM. Tylor et Spencer (après Lucrèce), par des inductions tirées du sommeil, de la léthargie et du rêve. Un corps endormi se réveille, donc un corps mort se réveillera : voilà le raisonnement. D’autre part, nous revoyons les morts en rêve ou dans les demi-hallucinations de la nuit et de la peur, donc ils reviennent. La conception moderne de purs esprits a été une conséquence indirecte et postérieure de l’idée d’immortalité, elle n’en est point le principe. Le culte des morts, des « dieux mânes, » comme les appelaient les Romains, s’explique en partie par des raisons morales ou psychologiques, par exemple le prolongement du respect filial et la crainte, en partie par des raisons toutes matérielles et fort grossières. C’est une théorie naïve appuyée sur un sentiment ; elle est encore semi-physique et semi-psychologique. La nature de l’âme des morts a été conçue de façons très diverses. Chez les Dakotas de l’Amérique du Nord, l’âme se subdivise après la mort ; une partie reste sur la terre, l’autre va en l’air, une troisième rejoint les esprits, une dernière reste près du corps ; c’est l’exemple d’une théorie déjà très compliquée formée avec des éléments tout primitifs. En général, on croit que les âmes vont rejoindre les ancêtres dans un autre monde, le plus souvent dans la terre lointaine d’où la tribu a émigré autrefois. Il y a donc là encore un lien social qui survit à la mort. Les Grecs et les Romains croyaient que, si les corps ne reçoivent pas de sépulture, les ombres ne peuvent pénétrer dans leur séjour habituel : elles restent sur terre à poursuivre les vivants ; c’est un reste des antiques croyances qui aboutissaient à la nécessité de la sépulture et au maintien des bonnes relations avec la société des morts[30].

On se conciliait les morts par les mêmes moyens que les vivants : supplications et dons. Ces dons étaient ceux mêmes qui plaisent aux vivants, aliments, armes, costumes, chevaux, serviteurs. Au Dahomey, quand un roi meurt, on lui crée une garde du corps, en immolant cent de ses soldats. De même chez les Incas du Pérou. À Bali, on immolait au sultan défunt toutes les femmes de son harem. Dans Homère, Achille égorge aux funérailles de Patrocle des prisonniers troyens, avec les chevaux et les chiens de son ami. Les Fidjiens immolaient un homme au pied de chaque pilier de la case d’un chef, pour attacher un esprit à la conservation de l’édifice. De nos jours, les esprits sont encore si nombreux aux yeux de certains peuples, que l’Arabe, en jetant une pierre devant lui, demande pardon aux esprits qu’il a pu frapper[31]. La société anthropomorphique finit donc par envahir l’univers.

On confiait aux esprits le soin de ses vengeances. D’après Tylor, deux brahmanes, croyant qu’un homme leur avait volé cinquante roupies, prirent leur propre mère et, de son consentement, lui coupèrent la tête, afin que son ombre pût tourmenter et poursuivre le voleur jusqu’à sa mort. Chez les Alfourous des Moluques on enterre des enfants vivants jusqu’au cou, et on les laisse là, en plein soleil, en leur introduisant du sel et du poivre dans la bouche pour exciter leur soif jusqu’à leur mort, de façon à les mettre en fureur et à pouvoir lancer leur esprit exaspéré contre l’ennemi à punir. C’est toujours un rapport social, c’est le sentiment de la haine, de la vengeance, de la punition, qui cherche à se satisfaire dans la sphère des esprits.

En somme, il résulte de tous les travaux historiques que l’animisme ou polydémonisme a été universel chez les peuples : il a succédé immédiatement au fétichisme ou naturisme concret, dans lequel on ne distinguait pas l’esprit animateur du corps animé.

La croyance aux esprits séparés, le « spiritisme » comme dit M. Spencer (qui contient en germe, sans s’y ramener, la croyance particulière aux revenants), est l’origine primitive du système métaphysique plus raffiné appelé spiritualisme. Ce dernier système, également fondé sur la notion d’une dualité en nous et en tout être vivant, aboutit à la notion d’une société spirituelle.

Voyons maintenant comment l’animisme ne pouvait manquer de devenir un théisme et sous quelle forme.


II. — LA PROVIDENCE ET LE MIRACLE


De l’idée d’un esprit à celle d’une divinité, il n’y a qu’un pas. Il suffit de concevoir l’esprit comme assez puissant et assez redoutable pour nous mettre, en une large mesure, sous sa dépendance. Esprits, mânes, dieux, tout se confond à l’origine dans un sentiment indistinct de terreur. Dès que les esprits peuvent se séparer des corps et exercer des actions mystérieuses dont nous sommes incapables, ils commencent à se diviniser ; c’est pour cette raison que la mort peut nous changer en des espèces de dieux.

Les esprits non seulement sont puissants, mais ils sont voyants, prévoyants ; ils connaissent des choses que nous ne connaissons pas. De plus, ils nous sont bienveillants ou hostiles : ils ont avec nous des rapports sociaux. Ce sont là les éléments qui, plus tard, en se réunissant, aboutiront à l’idée de divinité providentielle. La seconde idée semi-métaphysique qui est en germe au fond de toute religion fut donc celle d’esprits perspicaces, de dieux favorables ou défavorables, de providences. « Cet être me veut du bien ou du mal, et il pourra m’en faire ou ne pas m’en faire » : telle est la première formule naïve de la Providence. Il n’y faut pas encore chercher, à l’origine, la notion d’une intelligence générale ordonnatrice, mais bien celle d’un rapport social entre des volontés particulières bienfaisantes ou malfaisantes. La providence a été d’abord, comme toutes les autres idées religieuses, une superstition. Un sauvage a rencontré un serpent sur sa route : il réussit dans son entreprise, donc c’est le serpent qui lui a porté bonheur : voilà une rencontre providentielle. Les joueurs, de nos jours, ont aussi de singuliers porte-bonheur. La providence du fétichisme subsiste encore à notre époque sous la forme des médailles, des scapulaires, etc[32]. Par l’observation, des liens de causalité ne pouvaient manquer de s’établir entre les phénomènes ; seulement, pour les esprits primitifs, toute coïncidence devient une cause : post hoc, propter hoc. L’objet de cette coïncidence est un objet favorable et bon à garder, une providence souvent portative et comme mobilière. L’idée d’une destinée, c’est-à-dire d’un ordre de phénomènes aboutissant au bonheur ou au malheur, se forme ainsi, se superpose à la conception d’une nature animée et peuplée d’esprits. Le post hoc, ergo propter hoc, c’est-à-dire la croyance en l’influence des phénomènes successifs ou concomitants les uns sur les autres et en l’action du présent sur l’avenir, est à la fois le germe des superstitions sur la providence et sur le destui. De l’idée de destinée, de fortune, de nécessité, devait sortir la notion scientifique du déterminisme réciproque universel.

Peu à peu, par le progrès de l’expérience, l’homme en vient à concevoir une subordination des diverses volontés supérieures les unes aux autres, une sorte d’unification des providences, enfin une organisation plus ou moins régulière du monde. Alors, il fait remonter la responsabilité des événements à une cause de plus en plus lointaine, à une volonté de plus en plus puissante ; mais il persiste à croire que chaque événement est le signe, l’expression d’une volonté. Là encore nous retrouvons l’idée dualiste : un monde soumis à des volontés supérieures qui le dirigent, suspendant au besoin le cours ordinaire des choses.

À ce moment prend naissance l’idée de miracle. Le miracle est une notion d’abord très vague dans les religions primitives ; l’instant où cette notion commence à s’élucider marque un moment nouveau dans le développement des religions. Si, en effet, le merveilleux a été de tout temps un élément essentiel dans la constitution de toute religion, il n’avait pas, pour les premiers fondateurs, le même caractère que pour nous : il ne se distinguait pas nettement du naturel. L’intelligence humaine n’avait point encore, pour distribuer les phénomènes, les deux divisions du déterminisme scientifique, et de l’ordre surnaturel. Un phénomène naturel ! voilà une idée presque moderne ; cela veut dire un phénomène tombant sous des lois fixes, enserré dans un ensemble d’autres phénomènes, formant avec eux un tout régulier. Quelle conception complexe et au-dessus de la portée d’une intelligence primitive ! Ce que nous appelons un miracle est une chose « naturelle » pour un sauvage : il en observe à tous moments ; il n’observe même dans l’univers, à proprement parler, que les miracles, c’est-à-dire les choses étonnantes. L’homme primitif, en effet, ne remarque autour de lui que ce qui l’étonné (l’étonnement, a-t-on dit, est le père de la science), et ce qui l’étonné a immédiatement pour lui un caractère intentionnel, voulu[33]. Cela ne le choque pas plus qu’un vrai philosophe n’est choqué d’un paradoxe. Le sauvage ne connaît pas assez les lois de la nature, il ne les sait pas assez universelles, pour refuser d’admettre une dérogation à ces lois. Le miracle est donc simplement, pour lui, le signe d’une puissance comme la sienne, mais agissant par des voies à lui inconnues et produisant des effets plus grands qu’il ne pourrait en produire. Ces effets sont-ils infiniment plus grands ? Cela n’entre pas en question : il suffit qu’ils le dépassent pour le faire s’incliner et adorer.

L’idée du miracle, si antiscientifique aujourd’hui, a pourtant marqué un progrès considérable dans l’évolution intellectuelle : elle fut, en effet, une limitation de l’intervention divine à un petit nombre de phénomènes extraordinaires. C’est le moment où le déterminisme universel passe de l’état tout à fait inconscient à une demi-conscience de lui-même. Le dualisme, la séparation des esprits et des corps, s’affirmant toujours davantage, devient une séparation des pouvoirs.

La foi en un pouvoir distribuant miraculeusement les biens et les maux, en une providence, est ce qu’il y a de plus nécessaire à la religion. L’acte important de toute religion, en effet, c’est la propitiation et la conjuration ; or, cet acte ne s’adresse pas à Dieu en général, mais à une divinité providentielle, à une puissance capable de nous devenir favorable. Aussi de grandes religions orientales ont-elles pu se constituer en laissant dans le vague la notion de Dieu et en n’insistant que sur celle de providence distributrice : l’imagination populaire ne tarde pas à faire accomplir cette distribution des biens et des maux par des génies, des esprits bons ou mauvais ; elle n’a pas besoin d’aller plus loin, et de pénétrer jusqu’au « grand être », jusqu’à « l’infini », sorte de « noumène » et d’« abîme », qui en somme lui est indifférent. Même dans les religions de source chrétienne, surtout dans le catholicisme et l’église grecque, on ne s’adresse pas toujours à Dieu directement ; on invoque bien plus souvent ses « saints », ses anges, les médiateurs, la Vierge, le Fils, le Saint-Esprit. Dieu le père a quelque chose de vague et d’obscur qui épouvante ; c’est le créateur du ciel et de l’enfer, le grand principe, quelque peu ambigu, d’où part le bien et aussi, en un certain sens, le mal. On pourrait y voir la personnification indirecte de la nature en son germe, si indifférente à l’homme, si dure, si inflexible. Le Christ, au contraire, c’est la personnification de la volonté humaine en ce qu’elle a de meilleur. La responsabilité des lois féroces, des malédictions, des châtiments éternels, retombe sur la vieille divinité biblique, cachée derrière son nuage, qui ne se révèle que par les éclairs et la foudre, qui règne par la terreur et qui a besoin de son fils même pour victime expiatoire. Au fond le véritable dieu adoré par le christianisme, c’est Jésus, c’est-à-dire une providence médiatrice chargée de réparer la dureté des lois naturelles, une providence qui ne donne rien que le bien et le bonheur, tandis que la nature distribue les biens et les maux avec une pleine indifférence. C’est Jésus que nous invoquons, et c’est devant la personnification de la providence, plutôt que devant celle de la cause première du monde, que l’humanité s’est agenouillée depuis deux mille ans.

Les idées de miracle et de providence, en se développant dans les sociétés humaines, ont fini par s’opposer de plus en plus à l’ordre de la nature. L’homme a fini par ne plus voir qu’un procédé pour améliorer sa destinée et celle des autres : l’intervention du providentiel. Alors le sacrifice et la prière sont devenus ses grands moyens d’action sur le monde. Il vivait suspendu au surnaturel. À l’origine de toute religion existe toujours un certain sentiment du mal, une souffrance et une terreur ; pour corriger ce mal, le croyant ne trouvait rien que le miracle. La providence fut ainsi la seule formule primitive du progrès, et la première espérance des hommes n’a été que dans le surhumain.

Sentiment ou crainte d’un mal et croyance qu’il peut être guéri par l’intervention divine, telle fut l’origine de la prière. Une religion positive ne peut guère, de nos jours même, se contenter de représenter Dieu comme veillant de loin sur nous et ayant réglé d’avance, depuis le commencement des temps, nos biens et nos maux ; il faut absolument qu’elle le montre présent au milieu de nous, qu’elle nous fasse voir en ce moment même une main prête à se tendre pour nous soutenir, une puissance capable de suspendre à notre profit le cours de la nature. Pour exciter la piété du moment présent, il faut que la religion habitue l’esprit à la pensée du miracle présentement possible, qu’elle nous persuade qu’il y en a eu dans le temps, qu’il y en a même sans cesse, qu’il suffit parfois de les demander pour les obtenir. Ainsi le croyant en vient à opposer au déterminisme ordinaire de la nature une volonté toujours capable de le suspendre, à compter sur cette volonté, à attendre son intervention, à espérer dans les moyens surnaturels, non moins que dans les moyens naturels, à négliger parfois ceux-ci pour ceux-là.


Comme l’a remarqué Littré, la pensée peut se comporter de trois manières à l’égard des miracles : les adorer, les rejeter comme une mystification, ou les expliquer par des moyens naturels. Les temps primitifs, l’antiquité et le moyen âge ne pouvaient manquer d’adorer les miracles ; le dix-huitième siècle les rejeta comme des impostures et s’en moqua. C’est alors que fit fortune la théorie qui voyait dans les fondateurs de la religion de simples mystificateurs. L’une des péripéties les plus nécessaires et les plus sérieuses du grand drame humain n’apparut plus que comme une comédie. On oubliait qu’il n’y a guère de vie d’homme vouée en sa totalité au mensonge ; on faisait une erreur de psychologie en même temps que d’histoire. Un homme, — même un comédien ou un politique ! — est toujours sincère par quelque côté ; il s’échappe, un moment ou l’autre, à articuler le fond de sa pensée. Même certaines palinodies, provoquées par l’intérêt, s’expliquent souvent par une déviation inconsciente des idées sous l’influence des passions plutôt que par un mensonge tout à fait conscient ; même quand on ment de tout son cœur, on en vient à s’attraper soi-même, à croire tout bas une partie de ce qu’on dit si haut. Le reproche d’hypocrisie, de comédie et de fausseté a été lancé cent fois dans l’histoire, le plus souvent à tort. Au dix-huitième siècle, les mêmes hommes qui ont préparé et fait la révolution française aimaient à accuser de feinte et de tromperie les apôtres ou les prophètes, ces révolutionnaires d’autrefois. Aujourd’hui, où l’on ne songe plus sérieusement à soutenir contre les livres saints une accusation de ce genre, ce sont les hommes mêmes du dix-huitième siècle qu’on accuse d’hypocrisie. Pour M. Taine, par exemple, presque tous les hommes de la révolution française ont été des comédiens, et le peuple même qu’ils ont soulevé était mû non par les idées qu’ils mettaient en avant, mais par les intérêts les plus grossiers qu’ils savaient éveiller en lui. C’est qu’il y a toujours deux points de vue d’où on peut regarder les grands événements historiques : celui des intérêts personnels, qui se cachent et disparaissent autant que possible dans les discours ; celui des idées générales et généreuses, qui, au contraire, s’étalent avec complaisance dans les paroles et dans les écrits. S’il est utile pour l’historien de deviner les mobiles intéressés qui ont contribué à une action, il n’en est pas moins irrationnel de se refuser à croire entièrement aux mobiles élevés qui l’ont justifiée, et qui ont très bien pu unir leur influence à celle de l’intérêt. Le cœur humain n’a pas qu’une seule fibre. Les révolutionnaires ont eu foi dans la révolution, dans les droits qu’ils revendiquaient, dans l’égalité et la fraternité ; ils ont cru même parfois à leur propre désintéressement, comme les protestants ont cru à la Réforme, comme le Christ et les Prophètes ont cru eux-mêmes à l’inspiration d’en haut qui les soulevait, comme de nos jours encore, par une superstition déplacée dans l’ordre des temps, le pape croit à son infaillibilité. Il y a toujours dans toute foi quelque chose de la naïveté des enfants, en même temps que de ces petites ruses inconscientes qui font que leurs caresses sont aussi des demandes et que leur sourire est l’épanouissement du désir satisfait. Mais, sans une foi réelle, sans une certaine part de réelle naïveté, il ne se crée pas de religion, il ne se fait pas de révolution, aucun changement important ne saurait se produire dans l’humanité. L’affirmation intellectuelle et l’action sont toujours proportionnées l’une à l’autre : agir, c’est croire, et croire, c’est agir.

De nos jours on commence à expliquer scientifiquement les miracles. Ce sont des phénomènes comme tous les autres ; fort souvent ils ont été vus et racontés de bonne foi, mais mal interprétés. Chacun connaît, par exemple, le miracle biblique d’Isaïe qui « fait rétrograder » l’ombre de dix degrés sur le cadran solaire ; on est parvenu à reproduire cette expérience bien capable de frapper d’étonnement les spectateurs. M. Guillemin[34] démontre, par des raisonnements géométriques, qu’en inclinant légèrement le cadran sur l’horizon on peut obtenir une rétrogradation plus ou moins grande de l’ombre. — De même, les apparitions successives de Jésus ressuscité ont leur pendant dans ce fait récent arrivé aux États-Unis : un condamné à mort, à l’exécution duquel avaient assisté tous les détenus de la même prison, leur apparut successivement à tous le lendemain ou le surlendemain. C’est là un cas bien remarquable d’hallucination collective, qui nous montre qu’un groupe d’individus vivant dans le même courant d’émotions peuvent être frappés en même temps des mêmes visions, sans qu’il y ait de leur part aucune fraude consciente ou inconsciente. — Un troisième miracle, d’un genre tout différent, a aussi reçu une explication scientifique : il s’agit de la coloration de la toison dans les troupeaux de Laban et de Jacob ; cette coloration s’obtenait par un procédé de zootechnie très connu des Égyptiens et signalé par Pline. — M. Matthew Arnold croit que les guérisons miraculeuses ne sont pas non plus de la pure légende, qu’elles témoignent simplement de l’influence toujours très grande du moral sur le physique. Jésus a réellement chassé, exorcisé des « démons », à savoir « les passions folles qui hurlaient autour de lui ». Ainsi on peut comprendre en leur vrai sens ces paroles : « Que je te dise : Tes péchés te sont pardonnés, ou que je te dise : Lève-toi et marche, il n’importe guère. » Et encore : « Te voilà guéri, ne pèche plus. » Jésus lui-même devait avoir conscience, comme Socrate et Empédocle, mais à un plus haut degré encore, de posséder une puissance à la fois morale et physique, une « vertu » dont il ne se rendait pas compte à lui-même et qui lui semblait un don divin. D’une part il se sentait, en un sens moral et symbolique, le guérisseur des sourds, des aveugles et des paralytiques, le médecin des âmes ; d’autre part des guérisons d’hystériques, plus ou moins temporaires mais réelles, le forçaient à s’attribuer encore un autre pouvoir surhumain sur les corps eux-mêmes.

La science du système nerveux, qui s’est formée de nos jours seulement, apparaît à un certain point de vue comme une constatation perpétuelle et un commentaire du miracle. Peut-être un quart des faits merveilleux observés et révérés par l’humanité rentrent-ils dans le domaine et sous la compétence de cette science nouvelle. Le médecin ou l’observateur entouré de ses « sujets » est dans la situation du prophète : ceux qui l’entourent sont forcés sans cesse de reconnaître en lui une puissance occulte qui les dépasse et qui le dépasse lui-même ; les uns et les autres vivent dans l’extraordinaire. Les faits d’insensibilité partielle, de catalepsie suivie d’un réveil par lequel le mort semble ressusciter, de suggestion mentale même à distance, tous ces faits qui seront connus et expliqués chaque jour davantage sont encore pour nous en ce moment sur les confins du miracle : nous les sentons se détachant à peine de la sphère religieuse pour tomber dans la sphère scientifique. L’observateur qui constate pour la première fois qu’il peut envoyer un commandement presque invincible dans un regard, dans une pression de la main, et même, semble-t-il, à distance, par la simple tension de sa volonté traversant l’espace, doit éprouver une sorte d’étonnement, de frayeur même, de trouble presque religieux à se sentir armé d’un tel pouvoir. Il doit comprendre comment l’interprétation mystique et mythique de ces faits n’est, pour ainsi dire, qu’une affaire de nuances que les intelligences primitives ne pouvaient pas saisir.

Même les miracles qui ne se rattachent pas directement aux phénomènes cachés du système nerveux apparaissent de plus en plus à l’historien et au philosophe comme ayant un fondement objectif ; ce qui est subjectif, c’est le merveilleux, le providentiel. Ils se produisent réellement, mais dans le cœur : au lieu d’engendrer la foi, ils en procèdent et s’expliquent par elle. Un missionnaire anglais[35], de voyage en Sibérie, raconte qu’au moment où il arrivait à Irkustk, un incendie consuma les trois quarts de la ville : une chapelle seule avant été épargnée, le clergé russe vit dans ce fait un miracle ; le missionnaire anglais l’explique par la bonne raison que toute la ville était en bois et la chapelle seule en briques. Mais le pasteur qui vient de nier sur ce point toute intervention providentielle l’admet le même jour sur un autre point, car il nous raconte que, sans la fuite d’un de ses chevaux, il serait arrivé trop tôt à Irkurtsk, et aurait eu son bagage brûlé dans l’incendie ; il rend donc grâces à Dieu de ce que son cheval a eu l’inspiration de rompre ses traits. Les mêmes causes naturelles qui suffisent, selon cet excellent missionnaire, à expliquer pourquoi l’église russe a été sauvée, ne suffisent plus quand il s’agit de son petit bagage à lui, missionnaire anglican, protégé spécialement par son Dieu. Chaque croyant se trouve fondé ainsi à interpréter d’une manière miraculeuse les faits qui lui sont arrivés à lui-même. Du haut d’une stalle d’église ou d’une chaire on voit les événements de ce monde sous un angle particulier, mais en passant dans la chaire d’un autre temple le coup d’œil change ; il faudrait, pour avoir la vérité scientifique, passer successivement du point de vue d’une foi au point de vue d’une autre foi, en faisant aussi la contre-épreuve, — à moins qu’on ne rejette toute foi d’un seul coup.

Les religions créent le miracle par le besoin même qu’elles en ont, parce qu’elles se prouvent par lui ; il entre comme élément nécessaire dans l’évolution mentale qui les engendre. La « parole de Dieu » se reconnaît en ce qu’elle dérange d’une manière ou d’une autre l’ordre des phénomènes. Le mahométisme seul s’est introduit dans le monde sans s’appuyer sur aucun témoignage visible et grossier, en éclatant non aux yeux, mais aux esprits, comme dirait Pascal ; sous ce rapport il avait peut-être à son origine une élévation intellectuelle plus grande que le judaïsme et le christianisme. Mais, si Mahomet s’est refusé le don des miracles, avec une bonne foi que Moïse ne semble pas avoir eue, ses disciples se sont empressés de le lui restituer en entourant sa vie et sa mort d’une merveilleuse légende. Il faut bien avoir des raisons de croire, il faut bien que l’envoyé de Dieu ait un signe visible auquel on le reconnaisse.

On le voit, la providence ou protection divine devait commencer par être conçue comme toute spéciale, non comme agissant d’après des lois générales. C’était une continuelle intervention dans le cours des choses et dans les affaires des hommes : les divinités se trouvaient mêlées à la vie humaine, à celle de la famille et de la tribu. Ce résultat était en rapport avec le caractère même de l’humanité primitive : l’homme primitif, qui est le plus crédule, est évidemment aussi celui qui a le moins le sentiment de la responsabilité : incapable de se gouverner lui-même, il est toujours prêt à s’abandonner aux mains d’autrui ; en toute circonstance il a besoin de se décharger sur quelqu’un de la part de responsabilité qui lui incombe. Qu’un malheur lui arrive, il s’en prend à tout, excepté à lui-même, tout répond à sa place. Ce trait de caractère, qu’on remarque chez bien des hommes, est surtout visible et accentué chez les enfants et les peuples enfants. Ils n’ont pas la patience de suivre, sans sauter un anneau, la chaîne des causes ; aussi ne comprennent-ils pas comment une action humaine a pu produire un grand effet, et en général ils sont toujours frappés de la disproportion qui existe entre les effets et les causes. Une telle disproportion ne s’explique à leurs yeux que par l’intervention d’une cause étrangère. De là ce besoin, si frappant chez certains esprits faibles, de chercher toujours à un phénomène une explication autre que l’explication réelle ; il n’est pas pour eux de raison vraiment « suffisante. » Pour un soldat vaincu, la défaite n’est jamais expliquée suffisamment par des raisons scientifiques, par exemple sa propre lâcheté, la mauvaise disposition des corps d’armée, l’ignorance des chefs ; pour que l’explication soit complète, il faut toujours qu’il y ajoute l’idée de trahison. De même, qu’un homme du peuple se donne une indigestion, il n’accordera pas qu’il avait absorbé une quantité de nourriture trop grande, il dira que les aliments étaient de mauvaise qualité et peut-être même qu’on a voulu l’empoisonner. Au moyen âge, quand il y avait la peste, c’était la faute des Juifs ; à Naples, le peuple bat ses saints quand la moisson n’est pas bonne. Tous ces faits s’expliquent de la même manière : un esprit encore inculte no peut pas consentir à accepter un résultat qu’il n’a pas voulu, il ne peut se résoudre à se voir soudain déconcerté par les choses, à dire avec Turenne à qui on demandait comment il avait perdu une bataille : « Par ma faute. » L’idée de providence spéciale vient fort à propos en aide à ce penchant naturel : elle permet à l’homme de se décharger sur elle, de se laver les mains en face des événements. Un résultat qui coûterait trop à prévoir et à obtenir par des moyens naturels, on le demande à la providence, on l’attend au lieu de le produire ; et si on est déçu dans son attente, on s’en prend au caprice divin. Dans la Bible, les rois ne commettent jamais de faute qu’envers Dieu ; leur incapacité n’est que de l’impiété ; or il est toujours plus facile d’être pieux que d’être capable.

En même temps que l’irresponsabilité naïve des peuples primitifs s’accommodait du gouvernement providentiel des dieux, elle s’accommodait non moins bien du gouvernement despotique d’un monarque ou d’une aristocratie. Le principe du despotisme est identique au fond à celui de la providence surnaturelle et extérieure : c’est une sorte de renoncement à la direction des événements, d’abdication. On se laisse aller, on se confie ; on ignore par ce moyen les déceptions les plus cruelles, celles de la volonté vaincue : un autre veut à votre place. On se borne à désirer, à espérer, et les oraisons ou les placets remplacent l’action, le travail. On flotte au cours des choses, dans une molle détente ; si les choses vont mal, on a toujours quelqu’un à accuser, à maudire ou à fléchir ; — si au contraire tout va bien, le cœur s’épanche en bénédictions, sans compter qu’en soi-même (l’homme est ainsi fait) on s’attribue encore une certaine part dans le résultat obtenu ; au lieu de se dire : j’ai voulu, on se dit : j’ai demandé, j’ai prié. Il est si facile de croire que l’on contribue à mener l’État ou la terre quand on a murmuré deux mots à l’oreille d’un roi ou d’un dieu, et, comme la mouche du coche, bourdonné un instant autour de la grande machine roulante du monde. La prière propitiatoire a une puissance d’autant plus immense qu’elle est plus vague, elle semble pouvoir tout précisément parce qu’elle ne peut rien de précis. Elle relève l’homme à ses propres yeux en lui faisant obtenir le maximum d’effets avec le minimum d’efforts. Quelle tentation exercèrent toujours sur les peuples les providences et les « hommes providentiels ! » Comme tous les plébiscites en faveur de ces hommes ont été prêts à rallier les suffrages des masses ! Le sentiment de soumission aux décrets de la providence, nouveau destin personnifié, a été l’excuse de toutes les paresses, de toutes les routines. Lorsqu’on le pousse jusqu’au bout, qu’est-ce autre chose que le sophisme paresseux des Orientaux ? Il est, vrai qu’on corrige habituellement la parole : « le ciel t’aidera, » par le précepte : « aide-toi toi-même. » Mais, pour s’aider soi-même efficacement, encore faut-il avoir l’initiative et l’audace, encore faut-il se révolter contre les événements au lieu de se courber devant eux ; il ne faut pas se contenter de dire : « Que la volonté de Dieu soit faite, » mais : « Que ma volonté soit faite ; » il faut être comme un rebelle au sein de la multitude passive des êtres, une sorte de Prométhée ou de Satan. Il est difficile de dire à quelqu’un « Tout ce qui arrive, tout ce qui est, est par l’irrésistible et spéciale volonté de Dieu, » et d’ajouter cependant : « Ne te soumets pas à ce qui est. » Les hommes du moyen âge, sous la tyrannie et dans la misère, se consolaient en pensant que Dieu même les frappait, et n’osaient se lever contre leurs maîtres, crainte de se lever contre Dieu. Pour conserver l’injustice sociale, il a souvent fallu la diviniser : on a fait un droit divin de ce qui n’était plus un droit vraiment humain et réel.

Le sentiment d’initiative, comme celui de responsabilité, est tout moderne et ne pouvait se développer dans l’étroite, société où l’homme a longtemps vécu avec les dieux. Se dire : « je puis, moi, entreprendre quelque chose de nouveau ; j’aurai l’audace d’introduire un changement dans le momie, d’aller de l’avant ; dans le combat contre les choses, je lancerai la première flèche, sans attendre, comme le soldat antique, que les devins aient fini d’interroger les dieux et donnent eux-mêmes le signal ; » voilà une chose qui eût paru énorme aux hommes d’autrefois, eux qui ne faisaient point un pas sans consulter leurs dieux et les portaient devant eux pour s’ouvrir la route. L’initiative semblait alors une offense directe à la providence, un empiétement sur ses droits ; frapper le rocher, comme Aaron, avant d’avoir reçu l’ordre du dieu, c’était s’exposer à sa colère. Le monde était une propriété particulière du Très-Haut. Il n’était pas permis à l’homme de se servir à son gré des forces de la nature, comme il n’est pas permis aux enfants de jouer avec le feu ; encore n’était-ce pas pour la même raison, car nous ne sommes pas « jaloux » des enfants. La jalousie des dieux est une conception qui s’est propagée jusqu’à nos jours, quoiqu’elle cède et recule sans cesse devant le progrès de l’initiative humaine. La machine, cette œuvre de l’âge moderne, est la plus puissante atteinte portée à l’idée de providence extérieure et de finalité extérieure. On sait comment l’innocente vanneuse à blé fut maudite par les prêtres et regardée de mauvais œil par les paysans, parce qu’elle mettait au service de l’homme et employait à un travail dégradant cette force providentielle : le vent. Mais les malédictions furent inutiles, le vent ne put refuser de trier le blé, la machine vainquit les dieux. Là, comme partout, l’initiative humaine l’emporta. La science se trouvait, par sa direction même, opposée à l’intervention spéciale de la providence, puisqu’elle s’efforçait d’approprier les forces naturelles à un but en apparence non naturel et non divin. Un savant était un perturbateur dans la nature, et la science semblait une antiprovidence.

Avant les premiers développements de la science, l’homme primitif se trouvait, par l’effet de son imagination, dans un état de domesticité analogue à celui où il réduit lui-même certains animaux ; or cet état influe profondément sur les habitudes des animaux, leur ôte certaines capacités pour leur en donner d’autres. Tels d’entre eux, comme certains oiseaux, deviennent, en domesticité, presque incapables de trouver par eux-mêmes la nourriture qui leur est nécessaire. Des animaux plus intelligents, comme le chien, qui pourraient à la rigueur se suffire, contractent cependant auprès de l’homme une habitude de sujétion qui crée un besoin correspondant : mon chien n’est tranquille que quand il me sait près de lui ; si par hasard je m’éloigne, il est inquiet, nerveux ; au moindre danger, il accourt entre mes jambes au lieu de se sauver au loin, ce qui serait l’instinct primitif. Ainsi tout animal qui se sait surveillé et protégé dans le détail par un être supérieur perd nécessairement de son indépendance primitive, et si on vient à lui rendre cette indépendance, il est malheureux, il éprouve des craintes mal définies, le sentiment vague d’un affaiblissement. De même pour l’homme primitif et inculte ; une fois qu’il s’est habitué à la protection des dieux, cette protection devient pour lui un véritable besoin ; s’il vient à en être privé, il peut tomber dans un état de malaise et d’inquiétude inexprimables. Ajoutons que, dans ce cas, il ne s’en laissera pas priver longtemps : pour échapper à la solitude intolérable que fait en lui le doute, il courra bientôt se réfugier près de ses dieux ou de ses fétiches, poussé par un sentiment identique à celui qui ramène l’animal entre les jambes de son maître. Pour comprendre toute la force d’un tel sentiment chez les premiers individus humains, il faut songer que la surveillance des dieux sur les hommes apparaissait comme beaucoup plus étendue encore et plus méliculeuse que ne l’est celle de l’homme même sur les animaux domestiques, du maître sur ses esclaves. L’homme primitif sent son dieu ou son génie derrière lui dans toutes ses démarches, dans toutes les circonstances de la vie ; il s’habitue à n’être jamais seul, à entendre quelqu’un marcher partout avec lui ; il se persuade que tout ce qu’il dit ou fait a un témoin et un juge. L’animal domestique lui-même n’est pas accoutumé par nous à une telle sujétion ; il remarque très bien que notre protection n’est pas toujours efficace, que d’ailleurs nous nous trompons sur son compte, que nous le caressons quand il mériterait d’être puni, etc. Les chats, par exemple, savent que l’homme n’y voit pas la nuit : un soir, un chat blanc s’apprêtait à commettre à deux pas de moi quelque abominable méfait, ne se doutant pas que sa couleur le trahissait, même dans l’ombre, pour un œil attentif. Les anciens hommes avaient quelquefois de ces ruses à l’égard de leurs dieux ; ils ne croyaient pas encore à l’entière souveraineté, à l’ubiquité de la providence. Mais, par une évolution logique, la providence finit par s’étendre à tout, par envelopper la vie entière ; la crainte de Dieu finit par être la perpétuelle défense de l’homme contre la passion, l’espoir en Dieu son perpétuel recours dans le malheur. La religion et la science ont ceci de commun, qu’elles aboutissent à nous envelopper également dans un réseau de nécessités ; mais ce qui distingue la science, c’est qu’elle nous fait connaître l’ordre réel de causation des phénomènes, et par là nous permet de modifier cet ordre quand il nous plaît ; en nous montrant notre dépendance, elle nous donne l’idée et le moyen de conquérir une liberté relative ; dans la religion, au contraire, l’élément mythique et miraculeux fait intervenir au milieu des événements un facteur imprévu, la volonté divine, la providence spéciale ; par là, il trompe sur les vrais moyens de modifier le cours des choses. Quand on croit dépendre de Jupiter ou d’Allah, on accorde toujours plus d’efficacité à la propitiation qu’à l’action ; il s’ensuit que, plus on voit sa dépendance, plus elle est sans remède ; plus on se soumet à son Dieu, plus on est soumis aux choses. Le sentiment d’une dépendance imaginaire vis-à-vis d’êtres supra-naturels accroissait donc la dépendance réelle de l’homme vis-à-vis de la nature. Ainsi entendue, l’idée de providence spéciale, de tutelle divine a eu pour résultat de maintenir longtemps l’âme humaine dans une minorité véritable ; cet état de minorité à son tour rendait nécessaire l’existence et la surveillance des protecteurs divins. Quand donc l’homme religieux se refusait à sortir de la dépendance où il s’était placé volontairement, c’est qu’il avait le sentiment vague de sa propre insuffisance, de son irrémédiable minorité ; c’est ainsi que l’enfant n’ose s’écarter bien loin du toit paternel et ne se sent pas le courage de marcher seul dans la vie. L’enfant qui montrerait une indépendance hâtive, et de bonne heure irait courir les chemins, aurait grande chance d’être tout simplement un « mauvais sujet ; » sa précocité pourrait bien n’être que de la dépravation. De même dans l’histoire, les irréligieux, les sceptiques, les athées n’ont été fort souvent que des enfants gâtés, en avant sur leur âge, et dont les libertés d’esprit étaient des gamineries. Le genre humain a eu longtemps besoin, comme l’individu, de grandir en tutelle ; tant qu’il a éprouvé ce besoin, nous voyons qu’il ne pouvait manquer de s’appuyer sur l’idée d’une providence extérieure à lui et à l’univers, capable d’intervenir dans le cours des choses et de modifier les lois générales de la nature par ses volontés particulières. Puis, par le progrès de la science, on s’est vu forcé d’enlever chaque jour à la Providence quelqu’un de ses pouvoirs spéciaux et miraculeux, quelqu’une de ses prérogatives surnaturelles. Grâce à l’évolution de la pensée, la piété s’est transformée ; elle tend aujourd’hui à faire un objet d’affection filiale de celui qui était naguère un objet de terreur, de conjuration, de propitiation. La science, enveloppant la Providence du réseau de plus en plus serré de ses lois inflexibles, l’immobilise pour ainsi dire et la paralyse. Elle ressemble à ces grands vieillards que l’âge a rendus incapables de se mouvoir, qui, sans notre aide, ne peuvent soulever un seul de leurs membres, qui vivent par nous, et qui cependant peuvent être d’autant plus aimés, comme si leur existence nous devenait plus précieuse à mesure qu’elle est plus oisive.


III. — LA CRÉATION


Après l’idée de Providence il faut mentionner, parmi les principes métaphysiques de la religion, l’idée du Dieu créateur, qui a acquis de nos jours une importance qu’elle n’avait pas jadis. Cette idée, comme celle de l’âme et celle de la providence, s’est présentée d’abord sous la forme du dualisme. Les hommes ont conçu à l’origine un dieu façonnant un monde plus ou moins indépendant de lui, une matière préexistante. C’est seulement plus tard que ce dualisme s’est raffiné par l’idée de création ex nihilo, qui, d’une unité primitive, fait encore sortir la dualité traditionnelle, — Dieu et un monde tout à fait différent de lui. J’ai eu un exemple de métaphysique naïve dans la conversation suivante, dont je puis garantir l’authenticité. Les deux interlocuteurs étaient une petite paysanne de quatre ans, qui n’était jamais sortie de sa campngne, et une jeune fille de la ville, la propriétaire de la ferme. Toutes deux étant descendues au jardin, où depuis le matin de nombreuses fleurs s’étaient épanouies, la petite paysanne entra dans une vive admiration et, s’adressant à la jeune fille, pour laquelle elle avait depuis longtemps une sorte de culte : « Dites-moi, maîtresse, s’écria-t-elle, c’est vous, n’est-ce pas, qui avez fait ces fleurs ? » Cette interrogation ne sortait pas du domaine physique ; elle attribuait seulement un pouvoir inconnu à un être connu, visible et palpable. La maîtresse répondit en riant : « Non, ce n’est pas moi, je n’en ai pas le pouvoir. — Qui est-ce alors ? » demanda l’enfant. On voit la persistance avec laquelle les intelligences primitives veulent expliquer les choses par l’action directe d’une volonté, placer quelqu’un derrière les événements. — « C’est le bon Dieu, répliqua la jeune maîtresse. — Où est-il, le bon Dieu ? l’avez-vous vu quelquefois ? » Sans doute la petite paysanne, qui se faisait de la ville une idée étonnante, supposait qu’on pouvait y voir Dieu face à face. D’ailleurs Dieu ne représentait encore pour elle rien de supra-physique. Mais dans quelles circonstances favorables elle se trouvait pour qu’une métaphysique plus ou moins bâtarde commençât à pénétrer dans son cerveau ! — « Je n’ai pas vu Dieu, lui répondit sa maîtresse, et personne ne l’a jamais vu ; il est au ciel, et en même temps il est près de nous ; il nous voit et nous écoute ; c’est lui qui a fait les fleurs, qui t’a faite toi-même, et moi, et tout ce qui existe. » — Je ne rapporterai pas les réponses de l’enfant, car je crois qu’elle était trop étonnée pour rien dire ; elle se trouvait dans une situation semblable à celle de ces sauvages à qui un missionnaire vient parler tout à coup de Dieu, être suprême, créateur de toutes choses, esprit dépourvu de corps. Parfois ils refusent de comprendre et montrent leur tête en disant qu’ils en souffrent ; d’autres fois ils croient qu’on se moque d’eux. Chez nos enfants mêmes, il y a des étonnements longs et muets, qui font place peu à peu à l’habitude. Ce qui est frappant dans la petite conversation que nous rapportions tout à l’heure, c’est de voir comment le mythe métaphysique jaillit nécessairement de l’erreur scientifique. Une induction inexacte donne d’abord la notion d’un être humain agissant par des moyens inconnus et insaisissables pour nous : cette notion, une fois obtenue, prend corps dans tel ou tel individu, objet d’une vénération particulière ; puis elle ne tarde pas à reculer de cet individu à un autre plus lointain, de la campagne à la ville, de la terre au ciel, enfin du ciel visible au fond invisible des choses, au substratum omniprésent du monde. En même temps l’être doué de pouvoirs merveilleux prend un caractère de plus en plus vague et abstrait. L’intelligence emploie, en développant sa conception de l’être supra-naturel, la méthode que les théologiens désignaient sous le nom de méthode négative, et qui consiste à lui enlever successivement chacun des attributs à nous connus. Si les hommes et les peuples ont toujours procédé ainsi, c’est moins par un raffinement de pensée que par une nécessité qui s’imposait à eux. En approfondissant la nature, ils vovaient fuir devant eux la trace de leurs dieux : tel un mineur qui pense avoir reconnu la présence de l’or sous ses pas creuse le sol, et, ne trouvant rien, ne peut pourtant se résoudre à croire que la terre ne cache aucun trésor ; il fouille toujours plus avant, dans une espérance éternelle. De même, au lieu de renoncer à ses dieux, l’homme les porte devant lui, les rejetant plus loin à mesure qu’il avance. En général, ce que la nature exclut tend à prendre un caractère métaphysique ; toute erreur qui se prolonge malgré les progrès de l’expérience finit par se subtiliser d’une étonnante manière et par se réfugier au ciel, dans une sphère de plus en plus inaccessible. Ainsi l’origine un peu grossière des religions n’est pas inconciliable avec les spéculations raffinées de leur période de développement. L’intelligence hiumaine, une fois lancée dans les espaces, n’a pu que décrire une orbite de plus en plus grande autour de la réalité. Une religion mythique n’est pas une construction complètement rationnelle et a priori ; elle s’appuie toujours sur de prétendues expériences, sur des observations et analogies qui sont précisément entachées d’erreurs ; elle repose donc sur un faux a posteriori, et c’est ce qui place le mythe dans une divergence invincible de la vérité.

Les hommes conçurent plutôt à l’origine un dieu ordonnateur que créateur, un ouvrier façonnant une matière préexistante ; nous trouvons cette notion encore prédominante chez les Grecs. Voici comment elle a pu prendre naissance. Qui suppose un dieu, suppose que le monde devient un instrument entre ses mains ; Dieu se sert du tonnerre, du vent, des astres, comme l’homme se sert de ses flèches et de sa hache ; de là, n’en doit-on pas venir à croire que Dieu façonne lui-même ces merveilleux instruments comme l’homme façonne les siens ? Si la petite paysanne dont nous parlions tout à l’heure n’avait pas vu son père réparer ou fabriquer ses outils de travail, faire le feu, faire le pain, labourer la terre, elle ne se serait pas demandé qui avait fait les fleurs du jardin. Le premier pourquoi de l’enfant enveloppe ce raisonnement : — Quelqu’un a agi sur cette chose comme j’ai agi moi-même ou vu agir sur telle autre chose ; qui est-ce donc ? — L’idée abstraite de causalité est la conséquence même du développement pratique de notre causalité : plus on fait, et plus on est porté à s’étonner de voir une chose faite par d’autres d’une façon plus soudaine ou plus grande. Plus on a de procédés, plus on admire ce qui se produit tout à coup, brusquement, par une puissance qui semble extraordinaire. L’idée de miracle naît ainsi de l’art bien plus que de l’expérience brute, et n’est pas d’ailleurs originairement opposée à la science naïve des premiers observateurs. Toute interrogation suppose une action préalable de notre part ; on ne demande la cause d’un événement que lorsqu’on a été soi-même la cause consciente de tel ou tel autre événement. Si l’homme n’avait aucune action sur le monde, il ne se demanderait pas qui a fait le monde ; la truelle du maçon et la scie du charpentier peuvent revendiquer une bien grande part dans la formation de la métaphysique religieuse.

Maintenant, remarquons combien, même de nos jours, il est facile de confondre le mot faire et le mot créer qui d’ailleurs n’existait pas à l’origine. Comment distinguer nettement ce qu’on façonne de ce qu’on crée ? Il y a toujours en toute action une certaine création ; parfois cette création prend un caractère magique et semble sortir ex nihilo, Quelle merveille, par exemple, que le feu qui jaillit de la pierre et du bois, et où les Hindous voyaient le symbole de la génération ! Avec le feu, les premiers peuples touchaient du doigt le miraculeux. En apparence, le caillou qu’on frappe ou le bois sec qu’on frotte pour en faire jaillir l’étincelle féconde ne se consument pas eux-mêmes, ils donnent sans perdre, ils créent ; le premier qui a saisi le secret du feu semble avoir introduit quelque chose de vraiment nouveau dans le monde, avoir ravi le pouvoir des dieux. En général, ce qui distingue le véritable artiste du simple ouvrier, c’est le sentiment d’être arrivé à un résultat dont il ne s’était pas rendu compte, d’avoir fait plus qu’il ne voulait faire, de s’être soulevé au-dessus de lui-même ; le génie n’a pas dès l’abord la pleine conscience de ses ressources, comme le simple talent ; il sent en lui de l’imprévu, une force qui n’est pas calculable et mesurable d’avance, une puissance créatrice : c’est ce qui fait d’ailleurs l’orgueil des vrais artistes. Même quand il s’agit d’un déploiement de force purement pbysique, une surexcitation nerveuse peut appeler au jour une épargne d’énergie musculaire dont on n’avait pas conscience : l’athlète, pas plus que le penseur, telle circonstance étant donnée, ne sait de quel tour de force, de quelle merveille il sera capable. Chacun de nous a ainsi, à certaines heures de son existence, la conscience d’une création au moins apparente, d’un appel de forces tirées brusquement du néant ; il sent qu’il a produit par sa volonté un résultat dont son intelligence ne peut pas saisir toutes les causes et qu’elle ne peut rationnellement expliquer. Là est le fondement et, en une certaine mesure, la justification de la croyance aux miracles, au pouvoir extraordinaire de certains hommes et, en dernière analyse, à la faculté de créer. Cette puissance indéfinie que l’homme croit parfois sentir on soi, il la transportera naturellement chez ses dieux. Puisqu’il les conçoit comme agissant sur le monde d’une manière analogue à lui-même, il les concevra aussi comme capables de faire surgir quelque chose de nouveau dans le monde, et cette idée de pouvoir créateur, une fois introduite, ira se développant jusqu’au jour où on en viendra, d’induction en induction, à supposer que le monde tout entier est une œuvre divine, que la terre et les astres ont été tout ensemble façonnés et créés par une volonté supranaturelle. Si l’homme peut faire sortir le feu d’un caillou, pourquoi Dieu ne ferait-il pas sortir le soleil du firmament ? La conception d’un créateur, qui semble d’abord la conséquence lointaine d’une suite de raisonnements abstraits, est ainsi une des manifestations innombrables de l’anthropomorpbisme ; c’est une de ces idées qui, au moins par leur origine, semblent plutôt paraphysiques que métaphysiques. Elle repose, au fond, sur l’ignorance de la transformation toujours possible des forces les unes dans les autres, grâce à laquelle toute création apparente se réduit à une équivalence substantielle et les prétendus miracles à un ordre immuable.

En somme, le pouvoir de création dans le temps attribué à Dieu est, selon nous, une extension du pouvoir providentiel, qui, lui-même, est une notion empiriquement obtenue. Quand les théologiens, aujourd’hui, commencent par poser la création pour en déduire la providence, ils suivent une marche précisément inverse de celle qu’a suivie l’esprit humain. C’est seulement grâce à l’essor toujours croissant de la pensée abstraite et aux spéculations métaphysiques sur la cause première, que l’idée d’un Dieu créateur a acquis ainsi une sorte de prépondérance et constitué, de nos jours, un élément essentiel des grandes religions. Le dualisme, nous l’avons vu, subsiste encore dans cette idée ; il est la forme principale sous laquelle ont été conçues l’union de l’âme et du corps, l’union de la providence et des lois naturelles, l’union du créateur et de la créature. Pourtant, dès l’antiquité, la notion d’une unité suprême au fond de toutes choses a été entrevue d’une manière plus ou moins vague. À cette notion se rattachent les religions panthéistes, monistes, principalement celles de l’Inde. Le brahmanisme et le bouddhisme tendent à ce que l’on a appelé l’illusionnisme absolu, au profit d’une unité où l’être prend pour nous la forme du non-être.


C’est une naturelle tentation que celle de classer systématiquement les diverses métaphysiques religieuses et de les faire évoluer selon une loi régulière, conformément à des cadres plus ou moins déterminés ; mais il faut ici se défier de deux choses : 1o l’esprit de système, avec les abstractions métaphysiques auxquelles il aboutit ; 2o la prétention de trouver partout un progrès régulier, constant vers l’unité religieuse. Les philosophes allemands ont donné dans ces deux écueils. Hegel, par exemple, ne pouvait manquer d’imposer à l’histoire des religions la trilogie monotone de ses thèses, antithèses et synthèses. L’esprit hégélien survit encore, combiné avec l’influence de Schopenhauer, chez M. de Hartmann. Nous avons vu ce dernier emprunter à Max Müller la conception tout abstraite du divin à la fois un et multiple, sorte de synthèse primitive d’où sortiraient les religions en se différenciant. De l’hénothéisme, comme d’une matière encore informe, surgiraient d’abord le polythéisme, puis, « par dégénérescence, » le polydémonisme ou animisme, et enfin le fétichisme[36]. Cet ordre de développement, d’après ce que nous avons vu, est le contraire même de la vérité. Le fétichisme, entendu comme projection de la vie dans les objets, est primitif. L’animisme ou conception d’esprits vient ensuite. Le polythéisme, d’un certain nombre d’objets de culte analogues, comme les arbres de la forêt, sépare un dieu de la forêt, tandis que le fétichisme s’en tenait à l’animation de chaque arbre. Enfin l’hénothéisme, ou conception vague du divin en toutes choses, est ultérieur et dérivé. C’est un commencement soit de panthéisme moniste, soit de monothéisme.

Remarquons en outre que M. de Hartmann, qui cherche un monisme vague au début même des religions, voit dans les Védas « la première forme de la religion naturelle, dont toutes les mythologies gardent plus ou moins les traces. » C’est oublier que, pour un anthropologiste, les Védas sont des compositions toutes modernes, et que la littérature hindoue est déjà des plus raffinées. La métaphysique de l’unité peut être le but vers lequel tendent les religions, elle n’en est pas le point de départ. Enfin, M. de Hartmann a voulu établir entre les religions un lien de filiation logique, un progrès. Ce progrès n’existe que dans les abstractions réduites en système par M. de Hartmann, non dans l’histoire : il est dialectique et non historique. Les divers points de vue religieux ont très souvent coïncidé dans l’histoire ; parfois même un point de vue supérieur a précédé un inférieur.

Une autre classification, moins suspecte que celle de M. de Hartmann, est la célèbre progression comtiste du fétichisme au polythéisme et du polythéisme au monothéisme. Ici, ce ne sont plus des abstractions métaphysiques qui servent de cadres, ce sont des nombres. Mais les nombres ont aussi leur côté artificiel et superficiel : ils n’expriment pas ce qu’il y a de plus fondamental dans les idées religieuses. D’abord, il est bien difficile de voir une différence radicale entre le fétichisme naturiste et le polythéisme : la multiplicité des divinités est un caractère commun à ces deux âges. La seule différence que Comte puisse établir, c’est que, dans le polythéisme, on n’a plus qu’une seule divinité pour toute une classe d’objets, par exemple pour tous les arbres d’une forêt, ou pour toute une classe de phénomènes, comme la foudre, les orages. Mais ce commencement d’abstraction et de généralisation est bien moins important, bien plus extérieur et plus purement logique, que la progression psychologique et métaphysique qui va du naturisme concret et grossièrement unitaire à l’animisme dualiste. Cette dernière progression est le germe des métaphysiques naturaliste et spiritualiste, qui ont plus d’importance qu’un système de numération mathématique et de généralisation logique. De même, le passage du polythéisme au monothéisme est encore conçu par Comte trop mathématiquement. Le polythéisme a de bonne heure entrevu une subordination des dieux à un dieu plus de cultes de plus en plus généraux a été la conséquence du même progrès scientifique. L’humanité a commencé par des adorations toutes spéciales de dieux tout particuliers. À en croire certains linguistes. il est vrai, les choses de la nature, le soleil, le feu, la lune, auraient été d’abord adorés comme des êtres impersonnels ; ils n’auraient été ensuite personnifiés que parce qu’on prit à la lettre les expressions figurées qui les désignaient, comme le Brillant (Ζεύς). Certains mythes ont pu sans doute prendre ainsi naissance : nomina, numina ; mais l’humanité ne va pas du général au particulier. La religion primitive, au contraire, s’est d’abord éparpillée en cultes de toutes sortes ; c’est seulement plus tard que se sont opérées les simplifications et généralisations. Le passage du culte fétichiste au culte polythéiste et au culte monothéiste n’a été que la conséquence d’une conception des choses de plus en plus scientifique, d’une absorption progressive des puissances transcendantes dans une puissance immanente aux lois mêmes de l’univers.

Mais ce qui est plus important encore que cette évolution à la fois métaphysique et scientifique, c’est l’évolution sociologique et morale des religions. Ce qui importe en effet, c’est moins la notion qu’on se forme du rapport d’une substance première à ses manifestations dans l’univers, que la façon dont on se représente les attributs de cette substance et ceux mêmes des êtres de l’univers. En d’autres termes, quel genre de société est l’univers ? quel genre de liens sociaux entre les divers êtres, par cela même de liens plus ou moins moraux, dérive du lien fondamental qui les rattache à un principe commun et immanent ? Voilà le grand problème dont les autres ne sont que la préparation. Il s’agit là de se représenter le vrai fond des êtres et de l’être, indépendamment des rapports numériques, logiques et même métaphysiques. Or, une telle représentation du fond des choses ne pouvait être que psychologique et morale. Psychologiquement, c’est la puissance qui a été le premier et essentiel attribut des divinités, et cette puissance était surtout conçue comme redoutable. L’intelligence, la science, la prévoyance n’est devenue que plus tard un attribut des dieux. Enfin la moralité divine, sous la double forme de la justice et de la bonté, est une conception très ultérieure. Nous allons la voir se développer avec la morale même des religions.


CHAPITRE III
LA MORALE RELIGIEUSE




I. — Des lois qui règlent la société des dieux et des hommes. — La moralité et l’immoralité dans les religions primitives. — Extension des relations d’amitié et d’inimitié à la société avec les dieux. — Impossibilité pour la conscience primitive, comme pour l’art primitif, de distinguer le grand du monstrueux.
II. — De la sanction dans la société des dieux et des hommes. — Le patronage des dieux. — Comment toute intervention divine tend à se régler sur les lois mêmes de la société humaine et à en devenir une sanction.
III. — Le culte et le rite. — Principe de l’échange des services et de la proportionnalité. — Le sacrifice. — Principe de la coercition et de l’incantation. — Principe de l’habitude et son rapport avec le rite. — La sorcellerie. — Le sacerdoce. — Le prophétisme. — Le culte extérieur. — La dramatisation et l’esthétique religieuse.
IV. — Le culte intérieur. — Adoration et amour. — Leur origine psychologique.


I. — LOIS QUI RÈGLENT LA SOCIÉTÉ DES DIEUX
ET DES HOMMES

Nous sommes aujourd’hui portés à voir surtout dans la religion la morale, depuis que Kant a fait de l’éthique le but et l’unique fondement de toute véritable idée de Dieu. Il n’en était point ainsi à l’origine. D’après ce que nous avons vu dans les chapitres précédents, la religion a été d’abord une explication physique des événements, surtout des événements heureux ou terribles pour l’homme, au moyen de causes agissant pour une fin, comme la volonté humaine : c’était donc à la fois une explication par les causes efficientes proprement dites et par les causes finales : la théologie a été un développement de la téléologie primitive. L’homme s’est placé, par l’imagination, en société avec des êtres bienfaisants ou malfaisants, d’abord visibles et tangibles, puis de plus en plus invisibles et séparés des objets qu’ils hantent : voilà, avons-nous dit, le début de la religion. Celle-ci n’a été d’abord que l’agrandissement de la société, l’explication des choses par des volontés analogues aux volontés avec lesquelles l’homme vit, mais d’un autre ordre et d’un autre degré de puissance. Or, les volontés sont tantôt bonnes, tantôt mauvaises, tantôt amies, tantôt ennemies : l’amitié et la haine, voilà donc les deux types sous lesquels l’homme ne pouvait manquer de se représenter les puissances supérieures avec lesquelles il croyait être en rapport. La moralité n’était nullement le caractère propre de ces puissances favorables ou défavorables ; l’homme leur attribuait tout aussi bien la méchanceté que la bonté, ou plutôt il sentait vaguement que ses règles propres de conduite n’étaient pas nécessairement les règles de ces êtres à la fois analogues aux hommes et différents. Aussi, dans la société avec les dieux, avec les puissances de la nature, il ne croyait nullement que les règles de la société humaine, de la famille, de la tribu, de la nation, fussent toujours et de tout point applicables. De là vient que, pour se rendre les dieux propices, l’homme recourait à des pratiques qu’il eût blâmées au nom de la morale humaine : sacrifices humains, anthropophagie, sacrifice de la pudeur, etc.[37].

Si on se souvient que les lois morales sont en grande partie l’expression des nécessités mêmes de la vie sociale, et que la généralité de certaines règles tient à l’uniformité des conditions de la vie sur la surface du globe, on comprendra que la société avec les dieux, c’est-à-dire avec des êtres d’imagination, n’étant pas dominée aussi directement que la société humaine par les nécessités de la vie pratique, fût réglée par des lois beaucoup plus variables, fantaisistes, renfermant ainsi un germe visible d’immoralité. La société avec les dieux était un grossissement de la société humaine, mais ce n’était pas un perfectionnement de cette société. C’est la crainte physique, timor, ce n’est pas le respect moral qui a fait les premiers dieux. L’imagination humaine, travaillant ainsi sous l’empire de la crainte, devait aboutir beaucoup plus souvent au prodigieux et au difforme qu’à un idéal quelconque. Pour la conscience primitive, comme pour l’art primitif, le grand ne se distingue pas d’ailleurs du monstrueux. L’immoralité est donc en germe, comme la moralité même, au début de toute religion. Et, encore une fois, ce serait une erreur de croire que les religions soient immorales en tant qu’anthropomorphiques et sociomorphiques ; c’est plutôt le contraire : elles ne sont morales que comme manifestations de l’instinct social, du sentiment naturel des conditions de la vie collective. Telle mutilation religieuse, par exemple, telle cruauté, telle obscénité, est une pratique d’origine étrangère aux idées directrices de la conduite humaine. On peut vérifier, pour toutes les religions, ce qu’on observe dans le christianisme, où le dieu vraiment moral est précisément le dieu-homme, Jésus, tandis que Dieu le père, qui sacrifie son fils sans pitié, est un type antihumain et immoral par cela même qu’il est surhumain.

En somme, nous voyons de nouveau se confirmer notre proposition fondamentale : la religion est une sociologie conçue comme explication physique, métaphysique et morale de toutes choses ; elle est la réduction de toutes les forces naturelles et même supra-naturelles à un type humain et de leurs relations à des relations sociales. Aussi le progrès de la religion a-t-il été exactement parallèle au progrès des relations sociales, qui lui-même a dominé et entraîné le progrès de la moralité intérieure, de la conscience. Les dieux se sont d’abord partagés en deux camps, les bienfaisants et les malfaisants, qui ont fini par être les bons et les méchants ; puis, ces deux légions se sont absorbées dans leurs chefs respectifs, dans Ormuzd et Ahrimane, dans Dieu et Satan, dans un principe de bien et dans un principe de mal. Ainsi, par un dualisme nouveau, on dédoublait les esprits et on les rangeait en deux classes, comme on avait déjà séparé les esprits des corps. Enfin, le principe du bien a subsisté victorieusement sous le nom de Dieu : il est devenu la personnification de la loi morale et de la sanction morale, le souverain législateur et le souverain juge, en un mot, la loi vivante dans la société universelle, comme le roi est la loi vivante dans la société humaine. Aujourd’hui, Dieu tend à devenir la conscience même de l’homme, élevée à l’infini, adéquate à l’univers. Pour les derniers et les plus subtils représentants du sentiment religieux, Dieu n’est plus même que le symbole de la moralité et de l’idéal. On peut voir, dans cette évolution des idées religieuses, le triomphe graduel du sociomorphisme, puisqu’elle est caractérisée par l’extension à l’univers de rapports sociaux qui vont se perfectionnant sans cesse entre les hommes.


II. — LA SANCTION DANS LA SOCIÉTÉ DES DIEUX
ET DES HOMMES


À la personnification de la loi, la morale religieuse ne pouvait manquer de joindre celle de la sanction, qui joue un rôle si capital dans toute société humaine. Le gouvernement céleste a toujours été une projection du gouvernement humain, avec une pénalité d’abord terrible, puis de plus en plus adoucie. À vrai dire, la théorie de la sanction est une systématisation de celle de la providence ; un être providentiel se reconnaît en ce qu’il frappe ou récompense, en ce qu’on peut s’attirer ou éviter sa colère par telle ou telle conduite. Donc, du moment où l’homme admet une puissance divine agissant sur lui, cette puissance ne tardera pas à lui apparaître comme exerçant un contrôle sur ses actes, comme les sanctionnant. Ce contrôle ne s’exercera d’abord que dans les rapports personnels de l’individu humain avec les dieux ; mais l’individu ne tardera pas à comprendre que, si les dieux s’intéressent à lui, ils peuvent s’intéresser à titre égal aux autres membres de la tribu, pourvu que ceux-ci sachent se les rendre propices ; léser les autres clients des dieux, ce sera donc léser indirectement les dieux mêmes et s’attirer leur colère. Tous les membres de la tribu se trouvent alors protégés les uns vis-à-vis des autres par leur association avec les dieux ; la religion devient un appui pour la justice sociale, et quiconque viole celle-ci s’attend à une intervention divine pour la rétablir à ses dépens. Cette attente devait d’ailleurs se trouver le plus souvent confirmée par les faits, car, si les actes antisociaux et injustes avaient réussi habituellement parmi les hommes, la vie sociale eût été impossible. L’injustice a donc toujours porté en moyenne sa sanction avec elle, et cette sanction devait apparaître comme l’œuvre directe des dieux, jugeant du haut des cieux les débats entre leurs clients, comme faisaient à Rome les patrons assis sous les colonnes de l’atrium.

À mesure que les religions se mêlèrent et s’étendirent, la qualité de client d’un dieu, d’abord restreinte à la tribu, s’étendit aussi. Des hommes de toute origine purent devenir citoyens de la cité céleste, de l’association surhumaine qui conférait un titre nouveau à chacun de ses membres. Alors la sanction divine tendit à se confondre de plus en plus avec la sanction morale : on comprit que les dieux voulaient la justice non seulement au sein de la tribu, mais encore au sein de l’humanité.

Tandis que, dans la sanction, l’idée sociomorphique du monde tend ainsi à devenir une idée morale, la morale elle-même devait tendre, pour réparer son insuffisance, à faire appel aux idées religieuses. La société humaine, impuissante à se faire toujours respecter de tous ses membres, ne pouvait manquer d’invoquer l’appui de la société supérieure des esprits, qui l’enveloppait de toutes parts. L’homme, étant essentiellement un animal sociable, ζῶον πολιτικόν, ne peut pas se résigner au succès définitif d’actes antisociaux ; là où il semble que de tels actes ont humainement réussi, la nature même de son esprit le porte à se tourner vers le surhumain pour demander réparation et compensation. Si les abeilles, enchaînées tout à coup, voyaient l’ordre de leurs cellules détruit sous leurs yeux, sans avoir l’espérance d’y porter jamais remède, leur être tout entier serait bouleversé, et elles s’attendraient instinctivement à une intervention quelconque, rétablissant un ordre aussi immuable et sacré pour elles que peut l’être celui des astres pour une intelligence plus large. L’homme, par sa nature morale (telle que la lui a fournie l’hérédité), est ainsi porté à croire que le dernier mot ne doit pas rester au méchant dans l’univers ; il s’indigne toujours contre le triomphe du mal et de l’injustice. Cette indignation se constate chez les enfants avant même qu’ils sachent bien parler, et on en retrouverait des traces nombreuses chez les animaux mêmes. Le résultat logique de cette protestation contre le mal, c’est le refus de croire au caractère définitif de son triomphe[38].

L’homme, pour lequel la société des dieux correspondait si étroitement à celle des hommes, ne pouvait manquer, sans doute, d’y imaginer des êtres antisociaux, des Ahrimane et des Satan, protecteurs du mal dans les cieux et sur la terre, mais il devait toujours donner, en fin de compte au « principe du bien » la victoire sur le « principe du mal. » Ce qui lui répugne le plus à croire, c’est que le fond des choses soit indifférent au bien comme au mal : il supposera volontiers une divinité colérique, capricieuse, méchante même parfois, avec des retours au bien ; il ne peut comprendre une nature impassible et froide.

Les plus puissants des dieux ont servi ainsi à mettre d’accord, pour l’esprit humain, la force et la justice, une justice barbare appropriée à l’esprit des premiers hommes.

Grâce à l’idée de sanction entée sur celle de providence, la religion prend un caractère vraiment systématique ; elle vient se rattacher aux fibres mêmes du cœur humain. Devenus les instruments du bien dans l’univers, les dieux, au moins les dieux souverains, servent à rassurer notre moralité, ils deviennent en quelque sorte la moralité vivante. Leur existence n’est plus seulement constatée physiquement, elle est justifiée moralement par l’instinct social qui s’y attache comme à sa sauvegarde suprême. Le pouvoir des dieux devient légitime. La royauté divine, comme la royauté humaine, exige une certaine consécration mystique ; c’est la religion qui sacre les rois des hommes, mais c’est la morale qui sacre le roi des dieux

L’idée d’une intervention divine pour rétablir l’ordre social, pour punir ou récompenser, fut d’abord tout à fait étrangère à l’idée d’une continuation de la vie après la mort : elle ne s’introduisit que beaucoup plus tard. Même chez un peuple aussi avancé que les Hébreux dans l’évolution religieuse, les peines et les récompenses au delà de la vie ne jouent aucun rôle, et cependant il n’est guère de peuple qui se soit représenté avec plus de force la volonté de Dieu comme dirigeant et domptant celle de l’homme ; mais, à leurs yeux, la victoire de Dieu s’achevait dès cette vie même ; ils n’avaient donc pas besoin d’une immortalité morale[39]. Plus tard seulement, quand le sens critique a été plus développé, on a reconnu que la sanction ne venait pas toujours dès cette vie ; le châtiment suspendu sur les coupables, les récompenses espérées par l’homme de bien, ont ainsi reculé peu à peu de l’existence présente dans une autre plus lointaine. L’enfer et le ciel se sont ouverts pour corriger cette vie dont l’imperfection devenait trop manifeste. L’immortalité a pris ainsi une importance extraordinaire, à tel point qu’il semble que la vie moderne se dissoudrait si on lui ôtait cette idée, dont la vie antique s’est pourtant passée sans peine. Au fond, la notion claire et réfléchie de l’immortalité morale est une déduction très complexe et très lointaine de l’idée de sanction.

La sanction religieuse, étant au fond l’extension des rapports sociaux aux rapports avec les dieux, a pris successivement les trois formes de la pénalité humaine. Au début, elle n’est que vengeance, comme chez l’animal et l’homme voisin de la brute. C’est le mal rendu pour le mal. Le sentiment de vengeance a subsisté et subsiste encore au fond de toute religion qui admet une sanction divine ; la vengeance est reportée à Dieu, elle lui est confiée, elle n’en est que plus terrible. « Ne vous vengez point vous-même, dit St-Paul, mais laissez agir la colère (de Dieu), car il est écrit : à moi la vengeance, à moi les rétributions, dit le Seigneur. Mais, si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire ; car en agissant ainsi, ce sont des charbons ardents que tu amasseras sur sa tête. » — « Notre patience, écrivait saint Cyprien, nous vient de la certitude d’être vengés ; elle amasse des charbons ardents sur la tête de nos ennemis. Quel jour que celui où le Très-Haut comptera ses fidèles, enverra les coupables à la géhenne et fera flamber nos persécuteurs au brasier des feux éternels ! Quel spectacle immense, quels seront mes transports, mon admiration et mon rire ! » Et par un raffinement, l’un des martyrs de Carthage disait aux païens de le bien regarder au visage, afin de le reconnaître au jugement dernier, à la droite du Père, dans l’instant où ils seraient, eux, précipités aux flammes infernales[40].

L’idée de la vengeance, en se subtilisant, en passant pour ainsi dire du domaine de la passion dans celui de l’intelligence, devient l’idée d’expiation, qui est exclusivement religieuse quoique des philosophes spiritualistes croient y voir une notion rationnelle et morale. L’expiation est une sorte de compensation naïve par laquelle on s’imagine qu’on peut contrebalancer le mal moral en y ajoutant le mal sensible. C’est une peine qui n’a aucune utilité comme amendement du coupable ou comme amendement de ceux qui pourraient suivre son exemple ; elle n’est ni corrective, ni préventive, elle est une prétendue satisfaction de la règle et de la loi, une symétrie rétablie en apparence pour le plus grand plaisir de l’intelligence, en somme une pure et simple vindicte. Dans un curieux passage des Pensées chrétiennes, le père Bouhours a très bien et très innocemment mis en relief cette inutilité de l’expiation religieuse : « Pénitence des damnés, que tu es rigoureuse, mais que tu es inutile !… La colère de Dieu peut-elle aller plus loin que de punir des plaisirs qui durent si peu par des supplices qui ne finiront jamais ? Quand un damné aura répandu autant de larmes qu’il en faudrait pour faire tous les fleuves du monde, n’en versât-il qu’une chaque siècle, il n’aura pas plus avancé, après tant de millions d’années, que s’il ne commençait qu’à souffrir… Et quand il aura recommencé autant de fois qu’il y a de grains de sable sur les bords de la mer, tout cela sera compté pour rien… » Le dernier degré de l’idée d’expiation, c’est en effet celle de la damnation éternelle. Dans cette théorie de la peine du dam et de la peine du feu, sans fin possible, on reconnaît l’antique barbarie des supplices infligés à l’ennemi par le vainqueur, ou au rebelle par le chef de tribu. Une sorte d’atavisme attache, à la religion même de l’amour ce perpétuel héritage de haine, ces mœurs d’une société sauvage monstrueusement érigées en institution éternelle et divine.


III. — LE CULTE ET LE RITE


Le culte, qui n’est pour ainsi dire que la religion devenue visible et tangible, a comme elle-même son principe le plus primitif dans une relation sociologique : l’échange des services entre les hommes vivant en société. L’homme, qui croit recevoir des dieux, se sent aussi obligé de leur donner quelque chose en échange. Il imagine ainsi une certaine réciprocité d’action entre la divinité et l’homme, un retour possible de bons ou de mauvais procédés : il a quelque prise sur les dieux, il est capable de leur procurer de la satisfaction ou de leur causer de la peine, et les dieux répondront en lui rendant au centuple cette peine ou ce plaisir.

On sait combien le culte était grossier à l’origine. C’était une simple application pratique de l’économie sociale : on offrait à boire ou à manger aux dieux ; l’autel était une boutique de boucher ou de marchand de vin, et le culte un véritable commerce entre le ciel et la terre, une sorte de marché dans lequel l’homme offrait des agneaux ou des brebis pour recevoir en échange la richesse ou la santé. De nos jours, le culte s’est raffiné ; l’échange est devenu de plus en plus symbolique ; le don n’est plus, de la part de l’homme, qu’un hommage moral et n’attend plus de retour immédiat ; néanmoins le principe du culte est toujours le même : on croit à une action directe de l’homme sur la volonté de Dieu, et cette action s’exerce au moyen d’offrandes ou de prières formulées d’avance.

Un autre principe du culte primitif, c’était la proportionnalité des échanges. On ne peut attendre d’un autre qu’en proportion de ce qu’on lui a donné ; inclinez-vous trois fois devant lui, il sera mieux disposé que si vous vous inclinez une seule fois ; offrez-lui un bœuf, il vous aura plus de reconnaissance que pour l’offrande d’un œuf. Donc, pour les esprits incultes et superstitieux, la quantité et le nombre doivent régler nos rapports avec les dieux comme ils règlent nos rapports entre nous : multipliez les prières, vous multiplierez vos chances favorables ; trois pater valent mieux qu’un, une douzaine de cierges produiront un effet bien supérieur à un seul ; une prière que vous allez dire au temple, en grande évidence, un cantique chanté d’une voix sonore attirera plus l’attention qu’une demande silencieuse formulée du fond du cœur. De même, si on veut obtenir la pluie ou le soleil pour les récoltes, c’est dans les champs qu’il faudra aller demander la chose, en une longue file bariolée et chantante : il est toujours bon de montrer du doigt ce qu’on désire et de se montrer soi-même. Afin de fixer mieux la prière au sein même de l’idole, les premiers hommes lui enfonçaient un clou dans les membres, et la coutume des épingles enfoncées au corps des saints se conserve encore de nos jours en Bretagne. Les absents ont tort, même auprès des dieux ou des saints. Il serait contraire, pour les esprits simples, au principe de la proportion des échanges qu’une simple pensée, une prière mentale pût nous valoir aussi sûrement, de la part des dieux, une action en retour.

Toute religion réclame un culte extérieur bien déterminé, une manifestation précise de la croyance ; elle tâche de s’incorporer dans un certain nombre d’habitudes et de rites d’autant plus nombreux et plus imprescriptibles que la religion est plus primitive. L’universalité du culte extérieur dans les diverses religions est la conséquence et la preuve la plus frappante de leur origine toute sociomorphique. L’homme a toujours cru qu’il pouvait directement être utile et agréable à ses dieux, tant il les concevait comme ses semblables et ses voisins.


Ajoutons qu’à l’idée de séduire les dieux ne tarde pas à se joindre celle de les contraindre d’une manière ou d’une autre. À la conception d’un échange de services s’ajoute aussi celle d’une coercition exercée d’une manière vague, par l’intermédiaire de quelque dieu ami, ou même de la simple formule magique qui a réussi une première fois et une première fois procuré l’objet demandé ! Les formules consacrées par l’habitude, apparaissent comme enchaînant les dieux à l’égal des hommes. Aussi le culte, d’abord abandonné plus ou moins à l’arbitraire, a-t-il fini par devenir cette chose minutieusement réglée qu’on retrouve dans toute bonne religion, le rite. Le rite, en ce qu’il a d’inférieur et d’élémentaire, n’est que la tendance à répéter indéfiniment l’acte qui a paru une première fois rendre propice le dieu ou le fétiche. Après la propitiation vient l’habitude mécanique. Religion, comme l’a bien dit Pascal, c’est en grande partie habitude. Le rite naît du besoin de reproduire le même acte dans les mêmes circonstances, besoin qui est le fond de l’accoutumance et sans lequel toute vie serait impossible. Aussi y a-t-il quelque chose de sacré dans toute habitude, quelle qu’elle soit ; d’autre part, tout acte quel qu’il soit, tend à devenir une habitude, et par là à prendre ce caractère respectable, à se consacrer en quelque sorte lui-même. Le rite tient donc, par ses origines, au fond même de la vie. Le besoin du rite se manifeste de très bonne heure chez l’enfant : non seulement l’enfant imite et s’imite, répète et se répète lui-même, mais il exige une scrupuleuse exactitude dans ces répétitions ; en général, il ne sépare pas la fin poursuivie en agissant du milieu dans lequel l’acte s’est accompli : il n’a pas encore l’intelligence assez exercée pour comprendre que la même action peut aboutir au même résultat par des voies différentes et dans des milieux différents. J’observe un enfant d’un an et demi à deux ans ; si j’ai, assis dans un fauteuil, exécuté pour son amusement tel ou tel petit tour, il veut, pour recommencer le jeu, que je revienne m’asseoir exactement au même endroit, il ne s’amuse plus autant si le jeu est fait ailleurs. Il est habitué à manger de toutes les mains ; cependant, si je lui ai donné une ou deux fois une même chose, par exemple du lait à boire, et qu’une autre personne lui présente ensuite du lait, il n’est pas satisfait et demande que ce soit toujours la même main qui lui donne le même aliment. Si, en sortant, je prends par mégarde la canne d’une autre personne, l’enfant me l’ôte pour la rendre ; il n’admet pas non plus qu’on garde son chapeau dans la maison, ni qu’on oublie de le mettre une fois dehors. Enfin je l’ai vu accomplir une véritable cérémonie pour elle-même. C’était lui qu’on chargeait d’appeler la domestique du haut de l’escalier de service ; un jour que la domestique était dans la même pièce que lui, on lui dit de l’appeler : il la regarde, puis lui tourne le dos, va se placer sur l’escalier de service où il l’appelait d’habitude et, là seulement, crie son nom à haute voix. En somme, tous les actes de la vie, les plus importants comme les plus insignifiants, sont classés dans la petite tête de l’enfant, définis rigoureusement d’après une formule unique et représentés sur le type du premier acte de ce genre qu’il a vu accomplir, sans qu’il puisse jamais distinguer nettement la raison d’un acte et sa forme'. Cette confusion de la raison et de la forme existe à un degré non moins frappant chez les sauvages et les peuples primitifs. C’est sur cette confusion même que s’appuie le caractère sacré des rites religieux.

Le trouble de l’enfant et de l’homme inculte devant tout ce qui dérange les associations d’idées établies, on l’a expliqué par l’horreur pure et simple du nouveau. M. Lombroso a même forgé un mot pour désigner cet état psychologique, il l’a appelé misonéisme. Mais ne confondons pas deux choses bien distinctes, l’horreur de toute désaccoutumance proprement dite et l’horreur du nouveau ; il est des perceptions et des habitudes nouvelles qui peuvent se surajouter aux perceptions et aux habitudes déjà existantes sans les déranger ou en ne les dérangeant que fort peu ; celles-là, ni le sauvage ni l’enfant ne les redoutent. Si l’enfant ne se lasse pas d’écouter cent fois le même conte et s’irrite lorsqu’on vient à y changer le moindre détail, il n’en écoutera pas moins passionnément un conte nouveau ; un joujou nouveau, une promenade nouvelle lui plaira. Même goût chez les sauvages pour les nouveautés, dans la mesure où elles augmentent leurs connaissances acquises sans les troubler : l’homme primitif est comme l’avare qui ne veut pas qu’on touche à son trésor, mais qui ne demande qu’à l’accroître. Il est naturellement curieux, mais il n’aime pas à pousser la curiosité jusqu’au point où elle pourrait contredire ce qu’il sait déjà ou croit savoir. Et il a raison dans une certaine mesure, il ne fait qu’obéir à un instinct puissant de conservation intellectuelle : son intelligence n’est pas assez souple pour défaire et refaire constamment les nœuds ou associations qu’elle établit entre ses idées. Un noir avait voulu accompagner Livingstone en Europe, par attachement pour lui ; il devint fou au bout de peu de jours sur le bateau à vapeur. C’est donc par une sorte d’instinct de protection intellectuelle que les peuples primitifs tiennent tant à leurs coutumes et à leurs rites ; mais ils ne s’en approprient pas moins volontiers ceux des autres peuples, toutes les fois que ces rites ne sont pas directement opposés aux leurs. Les Romains avaient fini par accepter les cultes de tous les peuples du monde, sans pourtant renoncer à leur culte national ; nous avons encore aujourd’hui les fêtes du paganisme : on acquiert les superstitions et les habitudes beaucoup plus facilement qu’on ne les perd.

La puissance de l’exemple contribue aussi à affermir le culte public : chaque habitude individuelle se fortifie en se retrouvant chez autrui. De là ce grand lien, l’adoration en commun. On se distinguerait en n’adorant pas. Le culte public, c’est le vote à bulletin ouvert. Tout le monde se fait votre juge, tous ceux qui vous connaissent sont prêts à se faire vos accusateurs et vous avez pour ennemis les hommes avant les dieux. Ne pas penser comme tout le monde, cela pourrait encore se comprendre, mais ne pas agir comme tout le monde ! Vouloir briser la grande servitude de l’action qui, une fois faite, tend d’elle-même à se reproduire. À la fin, la machine se plie. On « s’abêtit ». Même chez les esprits supérieurs, la force de l’habitude est incroyable. Dans les heures de doute de sa jeunesse, M. Renan écrivait à son directeur : « Je récite les psaumes avec cœur, je passerais, si je me laissais aller, des heures dans les églises… J’ai de vifs retours de dévotion… Je parviens, par moments, à être catholique et rationaliste. » Quand on arrache de soi de telles croyances, devenues une seconde nature, il semble que tout votre passé s’en va avec elles. On les a vécues en quelque manière, et on s’est attaché à elles comme à sa propre vie ; il faut se résoudre à mourir à soi-même. Il semble que toute votre force venait d’elles, qu’on va être faible comme un enfant quand on les aura perdues : c’est la chevelure de Samson. Heureusement, elle repousse.

Le sacerdoce est la conséquence du rite. Le prêtre est l’homme jugé le plus capable d’agir sur la divinité par l’observation minutieuse et savante des rites consacrés. Le rite, en effet, dès qu’il se complique par une accumulation de diverses habitudes, ne peut plus être observé avec assez d’art par l’homme ordinaire : il faut une éducation spéciale pour parler aux dieux, dans la langue complexe qu’ils entendent seul, selon les formules qui « enchaînent» leur volonté. Celui qui possède cette éducation, c’est le magicien ou le sorcier. Aussi le sacerdoce est-il sorti de la sorcellerie, dont il a été l’organisation régulière[41].

Le culte est resté encore aujourd’hui, surtout dans les religions catholique et grecque, un ensemble de formules traditionnelles, inflexibles, dont l’effet n’est sûr que si on n’y change rien : certaines cérémonies sont de véritables formules d’incantation. Les rites ressemblent à ces liens invisibles avec lesquels Faust enveloppait le démon ; mais c’est Dieu lui-même qu’on s’efforce ainsi d’enchanter, de charmer, de retenir. Au fond, la croyance qui fait tourner au bonze son « moulin à prières, « celle qui fait égrener son chapelet à la dévote, celle qui fait feuilleter au prêtre son bréviaire ou lui fait dire des messes salariées pour des gens inconnus, celle qui, dans le midi de la France, fait payer aux gens riches des mendiants chargés de marmotter des prières sur le devant de leur porte, toutes ces croyances n’ont qu’un seul et même principe : elles affirment toutes la vertu du rite, de la formule traditionnelle, quelle que soit la bouche qui la prononce. L’efficacité de la prière intéressée ne semble pas dépendre seulement de la légitimité de ce qu’on demande, mais de la forme qu’on emploie en le demandant ; et cette forme elle-même est déterminée, au fond, par l’expérience : la plupart des dévots font des expériences minutieuses sur la vertu comparée des prières individuelles, des messes, des offrandes, des pèlerinages, des eaux miraculeuses, etc. ; ils amassent le résultat de leurs observations et le transmettent à leurs enfants. L’invocation à certaines madones privilégiées, comme celle de Lourdes, est encore aujourd’hui un vestige de la sorcellerie primitive.

Le prêtre hérite de toutes ces expériences naïves des croyants sur les conditions propres à faire naître le miracle, et il les systématise. Les prêtres étant les hommes les plus capables dans la fonction qui était regardée comme la plus utile de toutes à la conservation sociale, ils devaient finir par se constituer en une caste vraiment supérieure et par devenir personnellement l’objet du culte qui passait à travers leurs mains. Le type le plus accompli du privilège sacerdotal est le sacerdoce héréditaire, tel qu’il a existé dans l’ancien judaïsme, et tel qu’il existe encore dans les Indes ; tout brahmane y est prêtre-né et n’a plus besoin que d’une éducation spéciale. Les trente-sept grands prêtres de Vichnou, dans le Guzerate, sont honorés aujourd’hui encore comme l’incarnation visible de Vichnou[42].

Le prêtre a toujours eu dans l’hisloire pour rival. — parfois pour adversaire, le prophète, depuis Bouddha jusqu’à Isaïe et Jésus. Le prophète n’est pas un prêtre lié à un sanctuaire, esclave d’une tradition, c’est une individualité : « le prophétisme, dit M. Albert Réville, est dans l’ordre religieux ce que le lyrisme est en poésie. » Le prophète et le poète lyrique, en effet, parlent tous deux au nom de leur propre cœur. Le prophète est souvent un révolutionnaire ; le prêtre est essentiellement conservateur ; l’un représente plutôt l’innovation, l’autre la coutume.

Le culte extérieur et le rite, en se liant à des sentiments élevés, ont pris dans toutes les grandes religions un caractère symbolique et expressif qu’ils n’avaient pas dans les pratiques de la sorcellerie primitive ; par là, ils sont devenus esthétiques, et c’est ce qui a rendu le culte durable. Pour qui regarde les cérémonies religieuses les plus vieillies avec un œil d’artiste, elles deviennent la reproduction, aujourd’hui trop machinale et trop inconsciente, d’une œuvre d’art d’autrefois qui avait son sens et sa beauté ; tel un orgue de Barbarie jouant un air admirable d’un maître ancien. Pfleiderer, dans sa Philosophie de la religion, a montré que ce qui domine dans le culte, c’est l’élément dramatique, la « dramatisation » de quelque scène mythologique ou légendaire. C’est surtout chez les Aryens que cet élément prédomine : les Aryens avaient l’amour des grandes épopées et des grands drames. Les Sémites sont plutôt lyriques, et de là vient l’importance du prophétisme chez eux. Toutefois, l’élément lyrique se retrouve aussi chez les poètes grecs et chez les pythonisses. L’élément dramatique, d’autre part, est visible dans certaines cérémonies symboliques du judaïsme ou du christianisme. La messe a été autrefois un véritable « drame de la Passion » où les spectateurs étaient acteurs en même temps ; les processions, demi-païennes et demi-chrétiennes, ont encore aujourd’hui pour la foule l’attrait de décors d’opéra. La communion des fidèles est une dramatisation de la Cène. Le catholicisme surtout offre un caractère dramatique et esthétique trop souvent grossier, qui explique, non moins que les raisons historiques, sa victoire sur le protestantisme chez les nations du midi, plus artistes que celles du nord, mais aussi plus sensuellement artistes. La supériorité esthétique d’une religion n’est pas à dédaigner pour le penseur ; en tout rite c’est, nous le verrons, son caractère esthétique qui reste la chose la plus respectable. Le sentiment religieux a été d’ailleurs toujours uni au sentiment esthétique ; il s’est trouvé être un des facteurs importants de son développement ; c’est ainsi que les drames et les épopées ont d’abord mis en jeu des dieux ou des demi-dieux plutôt que des hommes ; les premiers romans ont été des légendes religieuses ; les premières odes, des chants sacrés et des psaumes. La musique et la religion ont toujours été ensemble. Mais l’élément esthétique finit par s’affaiblir pour laisser place à une sorte de routine machinale, à mesure que la religion perd la vivacité de ses sentiments primitifs. En Orient, plus encore que chez nous, le phénomène est manifeste. Tout y devient rite monotone, cérémonie interminable. Tandis que les parsis, représentants de la plus vieille religion, passent six heures par jour en prières, voici, d’après l’Indian-Mirror, le récit de la fête du Seigneur dans le Brahmaïsme, cette religion pourtant toute moderne et purement déiste, fondée par Râm Mohun Roy et Keshub. « À six heures précises, un hymne fut entonné en chœur dans la galerie supérieure du mondir, pour annoncer la solennité du jour. D’autres suivirent, avec accompagnement d’harmonium ; et ainsi, d’hymne en hymne, on atteignit le moment de l’office, qui, en y comprenant le sermon, dura de sept à dix heures. Une partie de la congrégation se retira alors pour prendre quelque repos, mais le reste entonna le vêdi pour demander au ministre des éclaircissements sur divers points de son sermon. À midi, comme l’assemblée se retrouvait au complet, quatre pandits vinrent successivement réciter des textes sanscrits. À une heure, le ministre donna une conférence ». — Vinrent alors plusieurs thèses philosophiques et religieuses exposées par leurs auteurs. Des hymnes, des méditations et des prières en commun conduisirent l’assistance jusqu’aux approches de sept heures, où devait se célébrer l’initiation de sept nouveaux brahmaïstes. Cette cérémonie, entrecoupée d’un sermon, ne se prolongea pas moins de deux heures, et l’assemblée qui, à en croire le chroniqueur, ne donnait aucun signe de fatigue après ces quinze heures de dévotion continue, se sépara en chantant qu’elle n’en avait pas encore assez. « The heart wishes not to return home ! »


IV. — LE CULTE INTÉRIEUR — ADORATION ET AMOUR


Le culte intérieur a été un progrès et un raffinement du culte extérieur, qui, à l’origine, avait beaucoup plus d’importance aux yeux des hommes. À l’incantation, à l’offrande matérielle, aux sacrifices des victimes a succédé la prière intérieure, avec l’offrande tout intérieure de l’amour, avec le sacrifice tout intérieur des passions égoïstes. Aux hommages externes, aux témoignages de crainte et de respect par lesquels on reconnaît la puissance supérieure des divinités, comme on s’incline devant celle des rois, a succédé l’adoration mentale où Dieu est reconnu la Toute-Puissance, mais aussi la Toute-Bonté. L’inclination mentale de l’âme entière devant Dieu est le dernier reste du rite, et le rite même, dans les religions supérieures, est devenu le simple signe ou le symbole de cette adoration[43]. Ainsi, le caractère primitivement sociomorphique du culte est allé se subtilisant de plus en plus : la société semi-matérielle avec les dieux est devenue une société toute morale avec le principe même du bien, qui continue cependant d’être représenté comme une personne, comme un maître, comme un père, comme un roi.

La plus haute forme du culte intérieur est l’amour de Dieu, où sont venus se résumer tous les devoirs de la morale religieuse. L’adoration ne répond encore qu’au respect des puissances ; l’amour est une union plus intime. L’amour de Dieu est une manifestation partielle du besoin d’aimer qui se produit chez toute créature humaine. Ce besoin est assez grand pour ne pas se trouver toujours satisfait dans le milieu réel au sein duquel nous vivons ; il tend donc à sortir de ce milieu et, ne rencontrant pas sur terre d’objet qui lui suffise pleinement, il en cherche un par delà le ciel. L’amour de Dieu apparaît ainsi comme une surabondance de l’amour humain. Notre cœur se sent par moments plus grand que le monde, et cherche à le dépasser. N’oublions pas, d’ailleurs, que le monde a été étrangement rapetissé par l’ignorance, l’intolérance et les préjugés religieux ; la sphère dans laquelle pouvait s’exercer le besoin d’aimer était autrefois bien étroite : il n’est pas étonnant qu’on tendît les bras vers un être céleste et supra-naturel.

C’est encore ce qui arrive quand les affections humaines dépérissent en nous, perdent leur objet, ne trouvent plus à qui s’attacher. En France, comme en Angleterre et en Amérique, on a constaté depuis longtemps la dévotion habituelle des vieilles filles, des « tantes, » qui coïncide souvent avec une certaine sécheresse de cœur. En notre siècle, une fille non mariée et d’une bonne conduite est pour ainsi dire prédestinée à la dévotion : l’amour divin est pour elle une revanche nécessaire (je parle en moyenne, bien entendu). Remarquons aussi que les vieillards sont, en général, plus inclinés que les jeunes gens à la dévotion. Il y a sans doute bien des raisons à cela, l’approche de la mort, l’affaiblissement du corps et de l’intelligence, le besoin croissant d’un appui, etc. ; mais il en existe aussi une raison plus profonde : le vieillard, toujours plus isolé que le jeune homme et privé des excitations de l’instinct sexuel, est réduit à une moindre dépense d’affection et d’amour. Ainsi s’accumule en lui un trésor d’affection non utilisé, qu’il est libre d’appliquer à tel ou tel objet ; or l’amour de Dieu est celui qui coûte le moins d’efforts, qui s’accommode le mieux à l’indolence naturelle des vieillards, à leur souci d’eux-mêmes ; ils deviennent donc dévots, moitié par égoïsme, moitié par besoin de préoccupations désintéressées. Dans notre cœur à tous brûle toujours quelque grain d’encens dont nous laissons le parfum monter à Dieu quand nous ne pouvons plus le donner à la terre. Signalons aussi la perte des êtres aimés, les malheurs de toute sorte, les infirmités irréparables, comme provoquant naturellement une expansion vers Dieu. Au moyen âge, la misère a été parfois un des plus importants facteurs de la piété ; qu’il arrive à un homme un très grand malheur immérité, il y a toute chance pour qu’il devienne croyant et religieux, à moins qu’au contraire il ne se fasse athée : cela dépend souvent de sa force d’esprit, de ses habitudes, de son éducation. Quand on frappe un animal, il peut arriver également qu’il vous morde ou qu’il se couche à vos pieds. Toutes les fois que notre cœur est violemment refoulé, il se produit en nous une réaction inévitable ; il faut que nous répondions du dedans aux coups venus du dehors : cette réponse est tantôt la révolte, tantôt l’adoration. Tous les faibles, tous les déshérités, tous les souffrants, tous ceux à qui le malheur ne laisse même pas la force nécessaire pour s’indigner, n’ont qu’un recours : l’humilité douce et consolante de l’amour divin. Quiconque sur terre n’aime pas assez et n’est pas assez aimé, cherchera toujours à se tourner vers le ciel : cela est régulier comme le parallélogramme des forces.

De même que nous avons vu dans les erreurs des sens un des principes objectifs de la physique religieuse, peut-être pourrait-on voir dans l’amour dévié, trahi, un des principes subjectifs les plus essentiels du mysticisme. C’est par l’amour que s’explique cette onction, cette pénétrante douceur qui fait tressaillir les mystiques « jusque dans la moelle des os. » L’amour profond, même le plus terrestre, tend toujours à envelopper de respect, de vénération l’objet aimé ; cela tient à beaucoup de causes, et entre autres à cette loi psychologique qui fait que le désir grandit l’objet désiré. Aimer, c’est toujours adorer un peu. Si l’amour s’applique à un être humain, cette divinisation provisoire sera maintenue dans certaines limites ; mais, que l’amour se trouve repoussé de la terre, il ne perdra rien de la puissance d’imagination et d’effusion qu’il possède : alors l’âme, cherchant au loin quelque vague objet auquel s’attacher, s’emportera en élans mystiques, se ravira en extases. Elle personnifiera son idéal, lui donnera une figure, une parole : c’est Jésus, les pieds cachés sous la chevelure de Madeleine ; c’est la Vierge pleurant au pied de la croix ; c’est Moïse, le front dans les nuages ; c’est Bouddha enfant, devant lequel les statues des dieux se lèvent pour le saluer. Ainsi naissent les religions mystiques, faites de grandes images et de sentiments passionnés, faites surtout du cœur même de l’homme, dont elles détournent parfois la sève à leur profit. La foi la plus intellectuelle en apparence n’est souvent que de l’amour qui s’ignore. L’amour le plus terrestre est souvent une religion qui commence. Henri Beyle, visitant les mines de sel de Salzbourg, trouva dans un couloir une branche couverte de diamants incomparables, scintillants à la lumière : c’était un brin de bois mort oublié là, sur lequel le sel s’était posé et cristallisé ; dans la branche sèche et nue ainsi transformée Beyle vit le symbole de ce qui se passe au fond de tout cœur aimant : tout objet qu’on y jette s’y pare d’un éclat extraordinaire, d’une merveilleuse beauté. Il appelle ce phénomène cristallisation ; nous aimerions mieux l’appeler divinisation. Oui, l’amour divinise toujours son objet, — partiellement et provisoirement, quand cet objet est placé sur terre et près de ses yeux, d’une façon définitive quand cet objet se perd dans le lointain du ciel. Nos dieux sont comme ces êtres mystérieux qui, dans les légendes, naissent d’une goutte de sang généreux, d’une larme aimante tombant sur la terre. C’est avec notre propre substance que nous les nourrissons ; leur beauté, leur bonté vient de notre amour, et si nous les aimons ainsi, c’est qu’il faut bien aimer toujours quelque chose, faire entendre un suprême appel à tous les coins de l’horizon, même aux plus sourds. La parenté de l’amour et du sentiment religieux éclate de la façon la plus visible chez les esprits exaltés, aussi bien au moyen âge qu’à nos jours. La vraie originalité de la littérature chrétienne, c’est qu’on y trouve pour la première fois l’accent sincère et chaud de l’amour, à peine deviné çà et là par les grands génies de la littérature païenne, les Sappho et les Lucrèce. Dans une page de saint Augustin se révèle une ardeur beaucoup plus franche et profonde que toutes les mignardises d’Horace ou les langueurs de Tibulle. Rien dans l’antiquité païenne n’est comparable au chapitre de l’Imitation sur l’amour. La passion ainsi contenue et détournée monte à des hauteurs jusqu’alors inconnues, comme un fleuve qu’on entrave ; elle n’en reste pas moins toujours elle-même. Que dirons-nous des mystiques visionnaires, des sainte Thérèse, des Chantal et des Guyon ? La piété ici, dans son exagération, touche à la folie de l’amour ; sainte Thérèse eut pu être une courtisane de génie, comme elle a été une sainte. Les physiologistes et les médecins ont souvent observé de nos jours des cas pathologiques analogues, où l’effusion religieuse n’est pour ainsi dire qu’une méprise[44].

Dans le christianisme, la conception de Jésus, ce jeune homme beau et doux, incarnant l’esprit sous la forme la plus pure et la plus idéale, favorise plus que dans toute autre religion cette déviation de l’amour. C’est la croyance la plus anthropomorphique qui existe, car c’est celle qui, après s’être fait de Dieu l’idée la plus élevée, l’abaisse, sans l’avilir, dans la condition la plus humaine. Par un paganisme bien plus raffiné, bien plus profond que le paganisme antique, la religion chrétienne réussit à faire de Dieu l’objet d’un amour ardent sans cesser d’en faire un objet de respect. Mythe bien plus séduisant et plus poétique que celui même de Psyché : nous voyons Dieu, le vrai Dieu, descendu sur la terre comme un blond et souriant jeune homme ; nous l’entendons parler tout bas à l’oreille de Madeleine, au soir naissant ; puis cette vision disparaît soudain, et nous n’apercevons plus dans l’ombre que deux bras déchirés qui se tendent vers nous, un cœur qui saigne pour l’humanité. Dans cette légende tous les ressorts de l’imagination sont mis en jeu, toutes les fibres intérieures sont remuées : c’est une œuvre d’art accomplie. Quoi d’étonnant à ce que le Christ ait été et soit encore le grand séducteur des âmes ? Chez la jeune fille son nom éveille à la fois tous les instincts, jusqu’à celui de la mère, car on représente souvent Jésus sous la forme d’un enfant, avec les mêmes traits bouffis et roses sous lesquels les Grecs peignaient Éros. Le cœur de la femme est ainsi pris de tous les côtés à la fois : son imagination incertaine et craintive s’arrête tour à tour sur le chérubin, sur l’éphèbe, sur le crucifié pâle, dont la tête retombe le long de la croix. Peut-être, depuis la naissance du christianisme jusqu’à nos jours, n’y a-t-il pas eu de femme d’une piété un peu exaltée dont le premier battement de cœur étouffé et à peine conscient n’ait été pour son dieu, pour son Jésus, pour le type le plus aimable et le plus aimant qu’ait jamais conçu l’esprit humain.

Toutefois, à côté de l’élément en quelque sorte sentimental, l’amour de Dieu comprenait encore un élément moral, qui est allé se détachant de plus en plus avec le progrès des idées. Dieu étant le principe même du bien, l’idéal moral personnifié, l’amour de Dieu a fini par être l’amour moral proprement dit, vertu à son premier degré, sainteté à son achèvement. L’acte intérieur de charité est ainsi devenu l’acte religieux par excellence, où s’identifient la moralité et le culte intérieur : les œuvres et le culte sont la simple traduction au dehors de l’acte moral. En même temps, dans les plus hautes spéculations de la théologie philosophique, la charité a été conçue comme embrassant à la fois tous les êtres dans l’amour divin, par conséquent comme commençant à réaliser une sorte de société parfaite où « tous sont en un et un en tous. » Le caractère social et moral de la religion atteint ainsi son plus haut degré de perfectionnement, et Dieu apparaît comme une sorte de réalisation mystique de la société universelle sub specie æterni.




    douce lumière éclaire sans brûler, rafraîchit, délasse du jour. La lune sera considérée par eux comme un être mâle et tout-puissant, dont le soleil est la femelle. C’est surtout lorsque, morle à son dernier quartier et disparue de l’horizon, la lune y remonte soudain pour recommencer ses phases, qu’elle sera saluée et fêtée par des cris et des danses. Les noirs du Congo verront même en elle un symbole de l’immortalité (M. Girard de Rialle, Mythologie comparée, p. 148). Au contraire, l’Amérique a été le centre du culte du soleil. En général, il semble que l’agriculture ait dû amener le triomphe de ce dernier culte sur celui de la lune, car le laboureur a plus besoin du soleil que le chasseur ou le guerrier Selon J.-G. Müller, les races sauvages et guerrières ont de préférence adoré la lune.

  1. M. Roskoff, Das Religionswesen der Rohesten Naturvœlker (Leipzig, 1880). M. Girard de Rialle, Mythologie comparée (Paris, 1878). M. Réville, Les religions des peuples non civilisés (Paris, 1880).
  2. Voir M. G. de Morlillet, Le préhistorique. Antiquité de l’homme (Paris, 1883).
  3. Nous la trouvons adoptée, on à peu près, même par des spiritualistes comme M. Vacherot, La Religion (Paris, 1869).
  4. Voir l’Origine et le développement de la religion étudiés à la lumière des religions de l’Inde (traduit de l’anglais par J. Darmestetereter, 1 vol. in-8o, 1879, Reinwald).
  5. Orig. et dével. de la religion., p. 213.
  6. Orig. et dév. de la relig., p. 24.
  7. Ce mot a fait fortune en Allemagne. M. de Hartmann prend aussi pour point de départ l’hénotheisme.
  8. M. Müller, on le sait, est allé jusqu’à croire que les auteurs des premiers mythes auraient eu conscience qu’ils s’exprimaient par images ; la méprise des générations suivantes aurait ensuite personnifié les figures et les noms du divin ; la mythologie serait une « maladie du langage, a disease. »
  9. Parmi les pensées à la fois les plus ingénieuses et les plus contestables de l’ouvrage de M. Max Müller, nous citerons le paragraphe consacré à la divinité védique Aditi, l’un des noms de l’aurore. « Vous serez surpris, dit-il, comme je l’ai été moi-même la première fois que le fait s’est présenté à moi, quand je vous dirai qu’il y a réellement dans le Véda une divinité appelée l’infini, Aditi. Aditi dérive de diti et de la négation a. Diti est un dérivé régulier de la racine (dyati), lier, d’où le participe dita, lié et le substantif diti, « action de lier » et « lien ». Aditi a donc signifié d’abord « qui est sans lien, non enchaîné, non enfermé », d’où : « sans limites, infini, l’Infini. »

    Cette élymologie nous semble très propre à montrer au contraire que l’idée d’infini n’est point primitive, et que, lorsque les Hindous ont pour la première fois invoqué l’aurore sous le nom d’Aditi, ils étaient fort loin de penser au fini ou à l’infini. La nuit était pour eux une prison, le jour la délivrance. On sait qu’ils figuraient les journées sous l’image de vaches lumineuses qui sortent lentement de l’étable nocturne pour s’avancer à travers les prairies du ciel et de la terre. Ces vaches sont dérobées parfois, enfermées dans des cavernes sombres ; l’Aurore elle-même est retenue dans les abîmes du Rita : alors la nuit menace de régner sans fin ; mais les dieux se mettent en quête ; Indra arrive, délivre l’Aurore ; avec son aide on retrouve les vaches mugissantes qui, du fond des cavernes, appellent la liberté. Il nous semble qu’en s’inspirant de ces antiques légendes, il est facile de déterminer le sens primitif d’Aditi ; c’est l’aurore qui, retenue on ne sait où, réussit tout à coup à faire tomber ses liens et, radieuse, apparaît dans le ciel grand ouvert ; délivrée, elle délivre tout, elle brise le cachot dans lequel la nuit avait plongé le monde. Aditi, c’est l’aurore libre et en même temps libératrice. Par extension, ce sera la lumière immortelle et impérissable, que mille puissance ne peut voiler ni cacher plus d’un jour, tandis que Diti signifiera ce qui est mortel, périssable, enchaîné dans les liens de la matière. Il semble que cette étymologie est bien simple, et que de plus elle se trouve confirmée par les légendes auxquelles nous venons de faire allusion ; après l’avoir présentée dans la Revue philosophique (décembre 1879), nous la voyons adoptée par M. Réville, Prolégomènes à l’histoire des religions, 1881,

  10. Alfred Fouillée, La liberté et le déterminisme, 2e partie.
  11. Dialogues philosophiques, p. 39.
  12. Voir notre Morale anglaise contemporaine, 2e partie.
  13. Voir notre Morale anglaise contemporaine, p. 579.
  14. Le fétichisme, dit aussi M. Réville, ne saurait être que postérieur. « Le fétiche est un objet vulgaire, sans aucune valeur en lui-même, mais que le noir garde, vénère, adore, parce qu’il croit qu’il est la demeure d’un esprit. Le choix dudit objet n’est pourtant point absolument arbitraire. Le fétiche a ceci de très particulier qu’il est la propriété de celui qui l’adore. C’est dans ce caractère de propriété, de l’individu, de la famille, de la tribu, que l’on voit clairement apparaître la différence entre l’objet de la religion naturiste et le fétiche proprement dit. Quelque humble qu’il soit, arbre, rocher, ruisseau, le premier est indépendant, est accessible à tous, aux étrangers comme aux indigènes, à la seule condition de se conformera ses exigences en matière de rituel ou de culte. Le soleil luit pour tout le monde, la montagne est à la portée de tous ceux qui en parcourent les flancs, la source ralraichit le passant, quelle que soit sa tribu, l’arbre lui-même qui pousse en plein désert ne demande au voyageur qu’une marque de déférence et ne s’inquiète pas de son origine. On ne peut s’approprier individuellement l’objet naturel. Il en est tout autrement du fétiche. Une fois adopté par une famille, il est en quelque sorte au service de cette famille, et n’a rien à faire avec les autres. » Ce sens donné par M. Réville au fétichisme est tout à fait spécial, et n’atteint en rien le fétichisme primitif conçu comme projection de volontés en toutes choses.
  15. H. Spencer, Principes de sociologie, trad. Cazelles, t. I, p. 188.
  16. V. entre autres M. Vacherot, La religion.
  17. M. Spencer, Princ. de sociologie, t. I, p. 128.
  18. M. Spencer, Princ. de sociologie, t. I, p. 445.
  19. Selon M. Spencer, le mouvement du train n’apparaît pas aux animaux comme spontané parce qu’il est continu : c’est pour cela qu’il ne les effraie pas. — S’il en était ainsi, les animaux qui se trouvent près des stations devraient s’effrayer de l’arrivée et du départ des trains. Il n’en est rien.
  20. Principes de sociologie, p. 595.
  21. Ajoutons que, lorsque l’animal ou l’homme primitif ont constaté une propriété particulière dans un certain objet, ils ont souvent de la peine à étendre cette propriété aux objets simplement analogues : un jour que je faisais courir un jeune chat, comme un petit chien, après une boule de bois que je lançais, la boule vint à le blesser ; il cria, je l’apaisai, puis je voulus recommencer le jeu : il courut volontiers après les pierres les plus grosses que je jetai, mais il refusa obstinément de courir de nouveau après la boule. Ainsi c’était bien à la boule seule qu’il avait attaché la propriété de blesser ; il la regardait peut-être de mauvais œil ; peut-être la considérait-il comme un être méchant, qui ne se prêtait pas au ieu : faute de généraliser suffisamment son induction, il avait créé une sorte de fétiche qu’il n’adorait pas sans doute, mais qu’il craignait, ce qui est déjà quelque chose.

    M. Spencer lui-même admet chez les sauvages une certaine inaptitude à généraliser. Cette opinion, qui a paru un paradoxe, est peut-être une vérité importante. Si les intelligences primitives, comme l’a remarqué entre autres M. Taine, sont très promptes à saisir les ressemblances superficielles des objets, ce n’est pas toujours un signe de véritable perspicacité, car la ressemblance aperçue entre deux sensations peut s’expliquer moins par la généralisation de l’intelligence que par une sorte de confusion des sensations mêmes ; que deux sensations soient analogues ou maisxmcies, eusse fondront naturellement sans que l’intelligence y soit pour rien. De là, peu de portée de beaucoup d’exemples tirés du langage. La vraie généralisation semble surtout consister dans la réduction des faits en lois, c’est-à-dire dans l’abstraction réfléchie des différences, dans la conscience du déterminisme fondamental qui lie les choses et qui, précisément, échappe si souvent aux sauvages comme aux animaux.

    Constatons enfin que la plupart des animaux et des sauvages, lorsqu’ils se sont une fois trompés, sont assez lents à revenir de leurs erreurs, gardent même longtemps un sentiment de défiance envers l’objet qui les a trompés. Un chien des Pyrénées, rentrant le soir à la maison, aperçut à une place inaccoutumée un tonneau vide ; il eut une peur extrême, aboya longtemps ; au jour seulement, il osa approcher assez près de l’objet d’épouvante, l’examina, tourna autour et finit, comme les grenouilles de La Fontaine, par reconnaître que ce soliveau était inoffensif. Si le tonneau en question avait disparu pendant la nuit, le chien eût évidemment gardé le souvenir d’un être redoutable aperçu la veille dans la cour. Un singe, à qui je laissai un mouton en carton pendant toute une journée, neput jamais se persuader entièrement qu’il était inanimé ; je crois pourtant que cette persuasion fût venue à la fin, car le singe commençait à lui arracher les poils et à le traiter un peu trop familièrement. Mais la nature nous laisse rarement la possibilité d’un aussi long tête-à-tête avec les objets qui nous épouvantent.

    M.M. Spencer et Max Müller nous feront observer, il est vrai, que la nature ne nous montre pas de montons en carton, pas plus que d’orgues de barbarie, de montres, etc. Nous leur répondrons que la nature nous fait voir des choses bien plus étonnantes encore, des rochers et des forêts qui parlent (l’écho), des sources d’eaux chaudes, des fontaines intermittentes. M. Fergusson (Tree and serpent warship), raconte que, dans l’Inde, il vit de ses yeux un arbre qui saluait le lever ou le coucher du soleil en relevant ses rameaux ou en s’inclinant devant l’astre. Déjà des temples étaient élevés à l’entour, le peuple accourait de toutes parts pour voir l’arbre merveilleux. Cet arbre était un vieux dattier à moitié pourri, qui pendait sur la route : pour pouvoir passer dessous, on l’avait tourné de côté et attaché ; mais, pendant cette opération, les fibres qui composaient le tronc s’étaient tordues comme les fils d’une corde Ces libres se contractaient vers midi, à la chaleur du suleil ; l’arbre se détordait alors et se relevait ; elles se relâchaient à la rosée du soir, ce qui faisait retomber le dattier (V. M. Girard de Rialile, Mythologie comparée, t. l).

  22. M. H. Russel, l’explorateur des Pyrénées, remarque aussi les effets fantastiques que produisent les rayon ? lunaires dans les montagnes. « À mesure que la lumière remplaçait l’ombre sur la face ou aux angles des rochers, » dit-il dans le récit d’une ascension au pic d’Éristé, « ils avaient tellement l’air de remuer que plus d’une fois je les pris pour des ours. Aussi j’avais mon revolver chargé à côté de mon sac. » Le même explorateur remarque aussi les transformations étonnantes que subissent les objets de la nature dans le passage du jour à la nuit ou de la nuit au jour : à l’aube, il se fait une sorte de tressaillement universel qui semble tout animer : « Le bruit de la cascade voisine changeait souvent : à l’aube, après avoir gémi et tonné tour à tour, elle se mit à gronder. Car le matin, dans les montagnes, les sons grandissent, ils s’enflent, et les torrents surtout élèvent la voix comme s’ils s’impatientaient. À l’arrivée du jour l’air devient plus sonore, et on entend de bien plus loin. Ce sentiment étrange me frappe toujours, mais je n’en comprends pas la cause. » (Club alpin, année 1877.)
  23. M. H. Spencer, Sociologie, t. I, p. 201.
  24. Les sauvages prétendent voir remuer les yeux des portraits. J’ai vu un enfant de deux ans, habitué à jocer avec des gravures, ranger pourtant un jour brusquement et avec effroi le doigt de sa grand’mère posé sur l’image d’une bête féroce : « Grosse bête mordre bonne maman ! » — Ces idées, qui suppriment toute différence profonde et définitive entre l’animé et l’inanimé, sont maintenant encore ancrées dans les esprits : un homme d’une éducation distinguée me soutenait un jour fort sérieusement que certaines sources pétrifiantes des Pyrénées avaient la propriété de changer en serpents les bâtons qu’on y plantait. Pour celui qui s’imagine ainsi qu’un bout de bois peut devenir un serpent, quoi d’étonnant à penser que le bois vit (même le bois mort), que la source vit (surtout les sources de propriétés si merveilleuses), enfin que la montagne vit ? Tout s’anime à ses yeux et se revêt d’un pouvoir magique.
  25. Rappelons à ce propos que, d’après Wuttke, J.-G. Müller et Schultze, le culte de la lune et des astres nocturnes aurait précédé celui du soleil, contrairement aux opinions admises jusqu’ici. Les phases de la lune étaient très propres à frapper les peuples primitifs, et elles durent éveiller de très bonne heure leur attention. Toutefois il faut se garder, en ces questions, de généraliser trop vite et de croire que l’évolution de la pensée humaine a suivi partout la même voie. Les milieux sont trop différents pour n’avoir pas, dès l’origine, diversifié à l’infini les conceptions religieuses. En Afrique, par exemple, il est évident a priori que le soleil ne possède pas tous les caractères d’une divinité ; il ne se fait jamais désirer ni regretter, comme dans les pays du Nord ; il est plutôt malfaisant que bienfaisant ; aussi les Africains adoreront-ils de préférence la lune et les astres nocturacs, dont la
  26. Comme on l’a remarqué, l’adoration des forces naturelles s’est produite sous deux formes. Elle s’est adressée tantôt aux phénomènes réguliers et calmes (Chaldéens, Égyptiens), tantôt aux phénomènes changeants et perturbateurs (.luifs et Indo-Européeas) Elle a abouti presque partout à la personnification de ces forces.
  27. H. Spencer, Appendice aux principes de sociol. t. I, p. 596.
  28. Brehm, Revue scientifique, p. 974, 1874.
  29. Espinas, Sociétés animales, p. 181.
  30. Voir notre Morale d’Épicure (Des idées antiques sur la mort), 3e édition, p. 105.
  31. Voir Le Bon, l’Homme et les Sociétés, t. ILII.
  32. La croyance aux reliques, poussée à un si haut point par les premiers chrétiens et par tant de catholiques d’aujourd’hui, est aussi une forme de la foi aux fétiches et aux amulettes. Dès les premiers temps du christianisme, las fidèles allaient jusqu’en terre sainte puiser l’eau du Jourdain, ramasser la poussière du sol que les pieds du Christ avaient foulé, briser des fragments de la vraie croix, qui, dit saint Paulin de Nole, « garde dans sa matière insensible une force vitale et, réparant toujours ses forces, demeure intacte, bien qu’elle distribue tous les jours son bois à des fidèles innombrables. «  Les reliques passaient pour guérir non seulement le corps, mais l’âme de ceux qu’elles touchaient : Grégoire le Grand envoie à un roi barbare les chaînes qui avaient servi à lier l’apôtre Pierre, en lui donnant l’assurance que ces mêmes chaînes qui ont lié le corps du saint peuvent délivrer le cœur de ses péchés.

    Cette superstition des reliques, commune à tout le moyen âge, a été traduite dans toute sa naïveté par l’évéque Grégoire de Tours. Il nous raconte qu’un jour où il souffrait de douleurs aux tempes, le contact de la tenture qui masquait le tombeau de saint Martin suffit à le guérir. Il répéta trois fois l’expérience avec un égal succès. Une autre fois, nous dit-il, il était atteint d’une dysenterie mortelle : il boit un verre d’eau dans lequel il a fait dissoudre un peu de poussière recueillie sur le tombeau du grand saint, la santé lui est rendue. Un jour qu’une arête lui était entrée dans le gosier, il va prier et gémir, prosterné devant le tombeau ; il étend la main vers la tenture, la touche, et l’arête disparaît. « Je ne sais pas ce qu’est devenu l’aiguillon, dit-il, car je ne l’ai ni vomi, ni senti passer dans mon ventre. » Un autre jour encore sa langue devient énorme et se tuméfie, il lèche la barrière qui entoure le tombeau de saint Martin, et sa langue revient au volume naturel. Les reliques de saint Martin guérissaient jusqu’aux maux de dents. « Ô thériaque inénarrable ! (s’écrie Grégoire de Tours), ineffable pigment ! admirable antidote ! céleste purgatif ! supérieur à toutes les habiletés des médecins, plus suave que les aromates, plus fort que tous les onguents réunis ! tu nettoies le ventre aussi bien que la scammonée, le poumon aussi bien que l’hysope, tu purges la tête aussi bien que le pyrèthre ! »

  33. Étymologiquement, miracle signifie simplement chose étonnante. Les Hindous n’ont même pas de mot pour exprimer l’idée de surnaturel : miracle et spectacle se confondent dans leur langue. Le surnaturel, c’est pour eux l’objet même de la contemplation et de l’admiration, c’est ce qui éclate dans la trame monotone de la vie de chaque jour, ce qui attire les yeux et la pensée.
  34. Actes de la Société helvét. des sc. nat., août 1877.
  35. Through Siberia, by Henry Lunsdell, with illustrations and maps ; Londres, 1882.
  36. « L’hénothéisme, dit M. de Hartmann, repose sur une contradiction. L’homme cherche la divinité et trouve les dieux ; il s’adresse successivement à chacun de ces dieux comme s’il était la divinité cherchée, et lui confère des prédicats qui mettent en question la divinité des autres dieux. Ayant à se tourner vers différents dieux pour leur adresser des demandes différentes, il ne peut s’en tenir à une divinité naturelle unique ; il change l’objet de son rapport religieux et agit chaque fois avec le dieu particulier comme s’il était la divinité par excellence, sans remarquer qu’il dénie lui-même la divinité à tous les dieux en la leur attribuant à chacun tour à tour. Ce qui rend possible l’origine de la religion, c’est que cette contradiction reste sans être remarquée dans les premiers temps ; la persistance à méconnaître une pareille contradiction au milieu des progrès de la civilisation n’est possible, de son côté, que dans le cas où une extrême intensité du sentiment religieux empêche de faire à l’objet du rapport religieux l’application d’une critique rationnelle. Mais une pareille intensité du sentiment religieux ne se rencontre ni partout ni toujours, et il suffit d’un esprit de critique intellectuelle surgissant dans les intervalles de dépression pour rendre à la longue intenable le point de vue de l’hénothéisme. Deux voies se présentent alors pour faire disparaître la contradiction signalée. On peut maintenir l’unité aux dépens de la pluralité, ou, au contraire, la pluralité au détriment de l’unité. Par la premièie voie, on va au monisme abstrait, par la seconde, au polythéisme. Du polytthéisme, par dégénérescence, sortent le polydémonisme ou animisme, puis le felichisme. »
  37. On a remarqué que des peuples qui, depuis des siècles, avaient renoncé à l’anthropophagie, ont persisté longtemps à offrir pour pâture à leurs dieux des victimes humaines ; que des milliers de femmes ont fait, dans certains sanctuaires, le douloureux sacrifice de leur chasteté à des divinités de la sensualité furieuse. Les dieux du paganisme sont dissolus, arbitraires, vindicatifs, impitoyahles, et cependant leurs adorateurs s’élèvent peu à peu à des notions de pureté morale, de clémence, de justice. Javeh est vindicatif, exterminateur, et c’est sur ce terrain du judaïsme « que germera la morale par excellence de la mansuétude et du pardon. » Aussi la moralité réelle des hommes ne fut-elle jamais proportionnelle à l’intensité de leurs sentiments religieux, souvent fanatiques. — Voir M. Réville (Prolégomènes), p. 281.
  38. V. notre Esquisse d’une morale, I. III, Besoin psychologique d’une sanction.
  39. On a discuté longuement pour savoir si les Hébreux croyaient à l’immortalité ; on a reproché à M. Renan ses négations à ce sujet, mais M. Renan n’a jamais nié l’existence d’un séjour d’ombres ou de mânes chez les Hébreux ; toute la question est de savoir si les Hébreux admettaient une punition morale ou une récompense morale après la mort, et M. Renan a eu raison de soutenir que c’est là une idée étrangère au judaïsme primitif. Elle semble également étrangère à l’hellénisme primitif. Bien qu’on cherchât à se concilier les faveurs des mânes, on n’enviait point leur sort, qui semblait inférieur, même pour les justes, au sort des vivants. « Ne cherche pas à me consoler de la mort, noble Ulysse, dit Achille descendu aux enfers, j’aimerais mieux cultiver comme mercenaire le champ d’un pauvre homme sans patrimoine que de régner sur la foule entière des ombres légères. » (Voir notre Morale d’Épicure, 3e éd., Des idées antiques sur la mort).
  40. On sait que, dans les théologiens les plus orthodoxes, la peine du feu désigne une flamme véritable et sensible.
  41. « La sorcellerie purement individuelle et fantaisiste, dit M. Réville, se change graduellement en sacerdoce. Devenue par là une institution publique permanente, la sorcellerie sacerdotale se régularise, organise un rituel qui devient traditionnel, impose à ceux qui aspirent à l’honneur d’en faire partie des conditions d’initiation, des épreuves, un noviciat, reçoit des privilèges, les défend s’ils sont attaqués, cherche plutôt à les augmenter. C’est l’histoire de toutes les institutions sacerdotales, qui sont certainement un progrès sur la sorcellerie capricieuse, fantastique, désordonnée des âges antérieurs. »
  42. C’est un honneur payé très cher que celui de leur consacrer son âme, son corps, l’âme et le corps de sa femme. On paye cinq roupies pour les contempler, vingt pour les toucher, treize pour être fouetté de leur main, dix-sept roupies pour manger le bétel qu’ils ont mâché, dix-neuf roupies pour boire l’eau dans laquelle ils se sont baignés, trente-cinq roupies pour leur laver le gros orteil, quarante-deux roupies pour les frotter d’huile parfumée, de cent à deux cents roupies pour goûter dans leur compagnie l’essence du plaisir.
  43. Chez les Hindous, le tapas, c’est-à dire le feu, l’ardeur de la dévotion et du renoncement volontaire, désignait simplement à l’origine l’incantation ayant pour objet de contraindre les dévas à l’obéissance et de leur dérober une partie de leur pouvoir. D’une conception grossière est sortie la conception la plus raffinée. Voir M. Tiele, Manuel de l’Histoire des religions, p. 19 (trad. Maurice Vernes).
  44. Ribot, de l’Hérédité, 364 ; Moreau de Tours, Psych. morbide, 259.