L’Irréligion de l’avenir/III/L’Irréligion de l’avenir

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Félix Alcan (p. 299-479).

TROISIÈME PARTIE
L’IRRÉLIGION DE L’AVENIR




CHAPITRE PREMIER
L’INDIVIDUALISME RELIGIEUX




I. Une rénovation religieuse est-elle possible. — 1o Peut-on espérer l’unification des grandes religions aujourd’hui existantes. — 2o Peut-on s’attendre à l’apparition d’une religion nouvelle. — Plus de miracles possibles. — Plus de poésie religieuse. — Plus d’hommes de génie capables de créer sincèrement et naïvement une religion nouvelle. — Plus d’idée religieuse originale à apporter aux hommes. — Plus de nouveau culte possible. Derniers essais de culte nouveau en Amérique, en France. Le culte des Comtistes. La religion de l’éthique d’Adler. — La religion peut-elle être renouvelée par le socialisme. Qualités et défauts des expériences socialistes.
II. — L’anomie religieuse et la substitution du doute à la foi. — I. L’absence de religion amènera-t-elle le scepticisme ; le nombre des sceptiques s’accroîtra-t-il par la disparition de la religion. — II. Substitution du doute à la foi. Caractère vraiment religieux du doute.
III. — Substitution des hypothèses métaphysiques aux dogmes. — Différence entre le sentiment religieux et l’instinct métaphysique. Caractère impérissable de ce dernier. Double sentiment des bornes de notre science et de l’infinité de notre idéal. — Essai de conciliation tenté par Spencer entre la religion et la science. Confusion de la religion et de la métaphysique.


I. — UNE RÉNOVATION RELIGIEUSE EST-ELLE POSSIBLE


Nous avons vu la dissolution des dogmes et de la morale religieuse dans les sociétés actuelles, mais une question se présente : cette période de dissolution religieuse que nous traversons ne sera-t-elle point suivie d’une rénovation religieuse ?

Une telle rénovation ne pourrait se faire que de deux manières : 1o par l’unification des religions ; 2o par une religion nouvelle. Il ne faut plus songer aujourd’hui à l’unification des religions existantes : chacune se montre désormais impuissante à s’assimiler les autres. Non seulement les diverses confessions issues du christianisme se tiennent mutuellement en respect, mais il en est de même des grandes religions orientales. L’islamisme seul fait des progrès notables parmi les peuplades encore imbues de l’animisme primitif, et pour lesquelles il représente un évident progrès. Quant aux missionnaires chrétiens, ils n’ont jamais pu faire beaucoup de prosélytes, ni parmi les Musulmans, ni parmi les Boudhistes, ni parmi les Hindous. L’Hindou qui est arrivé à s’assimiler la science européenne en viendra nécessairement à douter du caractère révélé de sa religion nationale, mais il ne sera pas pour cela porté à croire que la révélation chrétienne soit plus vraie ; il cessera d’être proprement religieux pour devenir libre-penseur. Tous les peuples en arrivent là ; les principales grandes religions en sont venues à posséder une valeur approximativement égale comme symboles de l’inconnaissable, et l’on n’éprouve plus le besoin de passer de l’une dans l’autre : l’humanité, en général, n’aime pas le changement pour le changement. De plus, les missionnaires eux-mêmes manquent aujourd’hui de foi dans leur religion ; ils n’ont que l’enthousiasme sans le talent ou le talent sans l’enthousiasme, et l’on peut prévoir un moment où l’esprit de prosélytisme, qui a fait jusqu’ici la puissance des religions, les abandonnera. Peu de gens pourraient s’écrier comme ce jésuite incrédule et missionnaire : « Ah ! vous n’avez pas idée du plaisir qu’on goûte à persuader aux hommes ce qu’on ne croit pas soi-même. » Là où manque la foi absolue, s’attachant jusqu’aux moindres détails du dogme, manque la force essentielle de tout prosélytisme, celle de la sincérité. Un jour l’évêque Colenso, au Natal, fut interrogé par ses néophytes sur l’Ancien Testament ; après l’avoir poussé de questions en questions, on finit par lui demander sa parole d’honneur que tout cela était vrai. Pris d’un scrupule, l’évêque tomba dans une réflexion profonde, étudia la question, lut Strauss et les exégètes allemands, enfin publia un livre où il considère comme des mythes les histoires bibliques. À cet exemple célèbre de Colenso chez les Cafres, il faut ajouter ceux de M. Francis Newman en Syrie, du Rév. Adams dans l’Inde, d’autres encore moins connus. Pour combattre avec efficacité des religions aussi bien constituées que celle de l’Inde, par exemple nos missionnaires seraient forcés de s’instruire sérieusement dans l’histoire des religions ; mais le jour où ils étudient ainsi sincèrement les religions comparées, avec l’intention de convertir autrui, ils ne tardent pas à se convertir eux-mêmes, ou du moins à rejeter toute croyance en une révélation spéciale[1]. Concluons que les grandes religions, principalement les religions « universalistes », arrivées aujourd’hui à la plénitude de leur développement, se balancent et se limitent l’une l’autre. Dans ces vastes corps en équilibre, la vie ne se révèle plus guère qu’intérieurement, par la formation de centres nouveaux d’activité qui se détachent du noyau primitif, comme il arrive pour le protestantisme scindé chaque jour en sectes plus nombreuses et pour l’hindouisme même, de telle sorte que le signe de la vie pour ces religions est précisément le commencement de la désagrégation. L’avenir, au lieu de nous promettre une unité religieuse, semble donc au contraire devoir produire une diversité toujours croissante, un partage en groupes toujours plus nombreux et plus indépendants, une individualisation toujours plus grande.


On a cru trouver dans la multiplicité toujours croissante des sectes, par exemple des sectes protestantes, dans les efforts courageux de certains disciples de Comte ou de Spencer, dans la naissance du mormonisme en Amérique ou du brahmaïsme aux Indes, des symptômes d’une fermentation religieuse analogue à celle qui agitait le monde au temps des Antonins, et pouvant aboutir comme elle à une rénovation. « Tout dans la nature a d’humbles commencements, et nul ne peut dire aujourd’hui si la mission inconsciente des pêcheurs et des publicains groupés, il y a dix-huit siècles, sur les bords du lac Tibériade, autour d’un doux et mystique idéaliste, n’écherra pas demain à telle association de spirites prophétisant dans un repli des Montagnes-Rocheuses, à tel conventicule d’illuminés faisant du socialisme dans une arrière-boutique de Londres, à telle bande d’ascètes méditant comme les Esséniens d’autrefois sur les misères de ce monde, dans quelque jungle de l’Hindoustan. Peut-être leur suffirait-il de trouver sur le chemin de Damas un autre Paul qui les lance dans les voies du siècle[2]. » — Elles sont bien superficielles ces analogies qu’on veut établir entre notre siècle et celui des Antonins, entre le siècle qui, dans son ensemble, est le plus incrédule de tous, et celui qui s’est montré le plus crédule à l’égard de toutes les religions, celle d’Isis et de Mithra comme celle de Jésus, celle du serpent parlant comme celle du Christ incarné dans le sein d’une vierge. On oublie que, depuis dix-huit cents ans, une chose nouvelle s’est produite dans l’histoire de l’humanité, la science ; celle-ci n’est plus compatible avec les révélations surnaturelles et avec les miracles qui fondent les religions.

Nous objectera-t-on qu’il se fait cependant encore des miracles ? — Sans doute, un ou deux illustres en un siècle ! Ce qu’il y a d’étonnant, ce n’est pas qu’il se fasse encore des miracles, c’est que, avec des millions de croyants encore convaincus, avec des milliers de femmes et d’enfants nécessairement exaltés, il s’en fasse si peu. Chaque jour devrait avoir son miracle bien et dûment constaté, et malheureusement ces miracles quotidiens ne se produisent plus guère que dans les hôpitaux de fous ou d’hystériques. Tandis que là des savants incrédules les provoquent et les publient, ailleurs les vrais croyants en ont presque peur, les évitent ou les taisent. Si un roi défendit autrefois à Dieu de faire des miracles, le pape en est presque venu au même point aujourd’hui : ils sont un objet de doute et de défiance plutôt que d’édification. Chez les nations protestantes orthodoxes, il ne se fait plus aujourd’hui de miracles ; dans l’enseignement, les théologiens éclairés n’insistent même plus sur les récits merveilleux de la première tradition chrétienne : ils les considèrent comme pouvant affaiblir l’autorité des Écritures plutôt que la renforcer. Ajoutons que, pour fonder une religion nouvelle ou produire une rénovation des religions anciennes, un miracle ou deux seraient impuissants ; ils pourraient plutôt se retourner contre la religion et la détruire. Il faut une série de miracles, il faut une sorte d’atmosphère merveilleuse dans laquelle soient plongés et transfigurés tous les objets ; il faut une auréole mystique n’eut jurant pas seulement la tête du prophète, mais rejaillissant sur les croyants qui l’environnent. En d’autres termes, il faut que le Messie entre dès sa vie dans la légende, et cela sans supercherie aucune, ni de sa part, ni de ceux qui l’entourent et respirent sa divinité. Par malheur, de nos jours, les hommes extraordinaires tombent immédiatement dans le domaine de l’histoire, qui précise tout, appuie sur tout, marque en gros caractères lourds les traits fins et subtils de la légende, toujours prête à s’arranger en arabesques ou en figures fantastiques. Aujourd’hui la légende d’un Napoléon, qu’il avait travaillé lui-même à tramer fallacieusement, qu’il avait soutenue avec toutes les ressources du pouvoir despotique et de la force brutale, n’a pas duré trente ans en Europe ; elle existe encore en Orient, transfigurée. L’histoire se saisit des personnalités, les rapetisse en un jour. Si Jésus avait existé de notre temps, on publierait même ses lettres. Comment croire à la divinité de quelqu’un dont on a lu la correspondance ? D’ailleurs les moindres faits d’une existence intéressante sont contrôlés ; l’état civil permet de reconstituer les dates importantes, l’emploi des années, des jours. Quelquefois une simple contravention de police, comme il est arrivé dans la vie du père de Shakspeare, peut servir à fixer une date ; or, la vie d’un prophète ne saurait manquer de contraventions de police, puisque chez nous les rassemblements sont interdits. Notre existence aujourd’hui est tellement resserrée et étreinte par les réalités, tellement disciplinée, qu’il est bien difficile au merveilleux de s’y introduire ou d’y rester longtemps : nous nous agitons à l’intérieur de petites cases numérotées et étiquetées, où le moindre dérangement éclate aux yeux ; nous sommes enrégimentés et, comme les soldats dans la caserne, nous devons chaque soir répondre à l’appel de notre nom, sans pouvoir nous absenter de la société humaine, nous retirer dans notre personnalité, échapper au grand œil social. Nous ressemblons encore à ces abeilles dont les ruches avaient été couvertes de verre et dont la vie était ainsi devenue transparente : on les voyait travailler, on les voyait construire, on les voyait faire leur miel ; et le miel le plus doux, ce miel même dont les anciens nourrissaient Jupiter enfant, perd tout merveilleux pour celui qui l’a vu élaborer par les pattes patientes des ouvrières.

Concluons que nous sommes bien loin du temps où Pascal disait encore : « Les miracles montrent Dieu et sont un éclair. » Nous n’avons plus cet éclair. La science tient déjà toute prête l’explication du nouveau miracle sur lequel on essaierait un jour de fonder la nouvelle religion de l’avenir.

Un élément de grande fécondité religieuse, le génie poétique et métaphysique, s’en va aussi de la religion, cela est incontestable. Lisez les récits des derniers miracles, celui de Lourdes, par exemple : la petite fille ôtant ses bas pour passer un ruisseau, les paroles de la Vierge, la vision répétée comme un spectacle devant des témoins qui ne voient rien, tout cela est trivial ou insignifiant ; comme nous sommes loin de la Vie des Saints, de l’Évangile, des grandes légendes hindoues ! Les pauvres d’esprit peuvent voir Dieu ou la Vierge ; ce n’est pas eux qui les font voir ; ce n’est pas eux qui fondent ou ressuscitent les religions : il faut que le génie ait passé par là, et le génie, qui souffle où il veut, souffle aujourd’hui ailleurs. Si la Bible et l’Évangile n’étaient pas des poèmes sublimes, ils n’auraient pas conquis le monde. Ce sont, au point de vue purement esthétique, des épopées bien supérieures à l’Iliade. Quelle odyssée vaut celle de Jésus ? Les Grecs et les Romains raffinés furent quelque temps avant de comprendre cette poésie simple et pourtant si colorée : ce ne fut qu’à la longue qu’ils en vinrent à admirer le style même de l’Écriture. Saint Jérôme, transporté en rêve aux pieds du souverain juge, entendait une voix menaçante lui crier : « Tu n’es qu’un Cicéronien ; » après ce rêve, saint Jérôme s’appliqua mieux à comprendre les beautés de la Bible et de l’Evangile, et finit par les préférer même aux périodes balancées du grand orateur latin. Il avait raison : le Sermon sur la montagne, malgré quelques incohérences (en partie du fait des disciples), est plus éloquent que le plus beau discours de Cicéron, et les invectives contre les Pharisiens (authentiques ou non) valent mieux que les apostrophes à Catilina. C’est, selon nous, tout à fait à tort que M. Havet se demande, en parlant de l’Évangile, comment « une grande révolution a pu naître de cette littérature médiocre. » Il y a quelque chose de tout nouveau dans la littérature évangélique, et qui ne se retrouve ni chez les Grecs ni dans l’Ancien Testament, c’est le sentiment de la tendresse ; il y a aussi un procédé nouveau de style, l’onction, qui vaut bien le lyrisme des prophètes ; c’est une morale populaire, à la fois profonde et naïve comme l’instinct, et où chaque parole nous fait vibrer jusqu’au cœur. Le « succès littéraire » de l’Évangile a été un succès pleinement mérité. Le peuple hébreu, qui ne compte pas un homme de science, a eu éidemment une succession de poètes sobres, puissants ou attendris, comme il ne s’en est rencontré chez aucun autre peuple, et c’est ce qui explique en grande partie la fortune des religions hébraïques. La poésie, comme l’espérance, est une sœur de la foi, et elle lui est plus nécessaire encore, car on peut se passer de l’attrait lointain de l’espérance quand on a le charme présent de l’illusion.

Pour fonder une grande religion, il a fallu et il faudra toujours des hommes de génie, comme l’a été Jésus ou, pour prendre un type plus historique, saint Paul. Or le génie des grands fondateurs de religions a besoin de réaliser deux conditions essentielles. Il faut qu’il soit absolument sincère : nous ne vivons plus au temps où la religion semblait une œuvre d’imposture ; il faut en outre qu’il soit pour ainsi dire dupe de lui-même, dupe de ses inspirations, de ses illuminations intérieures, disposé à y voir quelque chose de surhumain, à se sentir soi-même dieu, tout au moins désigné spécialement par Dieu. Cette seconde condition a été facilement réalisée aux temps anciens où, dans l’ignorance des phénomènes psvchologiques et physiologiques, non seulement les Jésus, mais de purs philosophes, les Socrate, les Plotin et tant d’autres, crurent sentir en eux le surnaturel, prirent au sérieux leurs visions ou leurs extases, et, ne pouvant s’expliquer leur génie tout entier à eux-mêmes, crurent à une communication mystérieuse ou miraculeuse avec Dieu. Ranger purement et simplement ces grands hommes dans la classe des fous serait absurde ; c’étaient des inconscients cherchant à expliquer les phénomènes qui se passaient en eux et en donnant, après tout, l’explication la plus plausible pour l’époque. Aujourd’hui, avec les connaissances scientifiques que nous possédons et que possède nécessairement tout homme arrivé à un certain niveau intellectuel, des inspirés comme Moïse ou Jésus seraient forcés, pour ainsi dire, d’opter entre ces deux partis : ne voir dans leur inspiration que l’élan naturel du génie, ne parler qu’en leur nom propre, ne prétendre rien révéler, rien prophétiser, être enfin des philosophes ; ou bien se laisser tromper par leur exaltation, l’objectiver, la personnifier et devenir réellement des fous. À notre époque, ceux qui ne sont pas capables de nommer la force agissant en eux, de la déclarer naturelle et humaine, qui se laissent emporter trop loin par elle et ne peuvent plus rester maîtres d’eux-mêmes, ceux-là sont définitivement classés parmi les aliénés ; les prophètes trop dupes d’eux-mêmes sont mis à Charenton. Nous faisons ainsi des distinctions qu’on ne pouvait pas faire autrefois et que ne pouvaient faire eux-mêmes les grands promoteurs d’idées religieuses : ils étaient soulevés par le mouvement qu’ils provoquaient, divinisés par le dieu qu’ils apportaient aux hommes. Le génie est susceptible de s’instruire comme la sottise ; il porte aujourd’hui comme elle la marque des connaissances nouvelles acquises par l’humanité. On peut prévoir un temps et ce temps est probablement déjà venu pour l’Europe, où les prophètes mêmes, les apôtres et les messies manqueront aux hommes. C’est une grande profession qui meurt. « Qui de nous, qui de nous va devenir un dieu ? » — Non seulement personne ne le peut plus, mais personne ne le veut : la science a tué le surnaturel jusque dans notre conscience même, jusque dans nos extases les plus intérieures ; nos visions ne peuvent plus être pour nous des apparitions, mais de simples hallucinations, et le jour où elles seraient assez fortes pour nous tromper nous-mêmes, nous dedendrions impuissants à tromper autrui, notre folie éclaterait et souvent même serait justiciable des lois humaines. Entre l’homme de génie et le fou il n’y a plus ce moyen terme, l’homme inspiré, le révélateur, le messie, le dieu.

Ajoutons que le milieu favorable à l’action des hommes inspirés manque aujourd’hui et manquera de plus en plus. L’intensité des phénomènes d’émotion religieuse chez un peuple, intensité qui va parfois jusqu’au fanatisme, tient beaucoup à son ignorance même et au niveau où se traîne sa vie ordinaire. Lorsque tout d’un coup les problèmes de l’origine, de la destinée, du pourquoi des choses, viennent se dresser devant son intelligence, il éprouve des terreurs profondes, des extases, un tressaillement de toute sa sensibilité, qui tient à ce que l’état philosophique et métaphysique vers lequel il se trouve entraîné constitue en lui une véritable révolution. Lorsque le niveau intellectuel moyen de la vie se sera élevé, l’émotion métaphysique perdra ce qu’elle a de troublant et de révolutionnaire, précisément parce qu’elle aura pénétré d’une manière régulière l’étendue de l’existence humaine. Des jouissances plus calmes et d’un ordre plus haut se répandront alors sur toute la vie au lieu de s’abattre sur un court instant de sa durée ; celui qui passe son existence au bord de l’Océan n’en a plus peur, ou tout au moins n’éprouve plus l’émotion violente de celui qui n’a jamais vu une tempête. Si nous n’avions jamais regardé le ciel étoile, il nous épouvanterait comme un abîme le premier jour où nous porterions la tête en haut ; aujourd’hui sa vue est plutôt pour nous un calmant, un moyen d’élever l’âme sans secousse. Pour apaiser les violences du sentiment religieux il suffit donc, après l’avoir purifié, de le laisser pénétrer toute notre existence, de faire qu’il nous soit toujours présent, de nous accoutumer à l’infini.

Une dernière condition serait indispensable au succès d’une religion nouvelle : il faudrait qu’elle fût vraiment nouvelle, qu’elle apportât une idée à l’esprit humain. Parmi les misérables tentatives religieuses qui se sont produites de nos jours d’un bout du monde à l’autre, rien d’original n’a surgi. En Amérique, une religion d’apparence nouvelle, le mormonisme, s’est propagée avec quelque succès ; elle est, parmi les tentatives religieuses modernes, la seule qui se soit enveloppée du cortège des prophéties et des révélations miraculeuses, indispensable à une véritable religion dogmatique ; elle a, elle aussi, son livre et sa Bible, et même elle compte dans sa légende une prosaïque histoire de lunettes merveilleuses destinées à la lecture du livre. Le dieu mormon, plus instruit que celui de la Bible, a aujourd’hui des notions d’optique. Mais, pour qui va au fond des doctrines mormones, elles ne sont qu’un retour aux idées et aux mœurs juives : tout, dans cette religiun, est une répétition, une copie de légendes et de croyances surannées, auxquelles rien n’a été ajouté que de trivial ; elle est à notre époque un anachronisme. Elle semble déjà arrivée d’ailleurs à la limite de son développement : le nombre de ses adhérents n’augmente plus. Le brahmaïsme hindou, lui, est un spiritualisme éclectique et mystique sans une seule idée vraiment neuve. Le comtisme, qui ne prend de la religion que les rites, est un essai pour maintenir la vie dans un corps dont on a arraché le cœur. Les spirites sont ou des charlatans ou des empiriques qui constatent, sans les expliquer scientifiquement, certains phénomènes encore mal connus du système nerveux : le charlatanisme n’a jamais rien fondé de durable dans le domaine religieux. Comparer le mormonisme américain ou le spiritisme au christianisme naissant, c’est exposer à faire sourire en rapprocliant des choses sans commune mesure. Si humbles qu’aient été les commencements du christianisme, il ne faut pas se laisser duper par des illusions historiques, ni croire qu’il ait dû son triomphe à de simples coïncidences d’événements heureux, que le monde par exemple, selon une hypothèse de M. Renan, eût pu très facilement devenir mythriaste. Les disciples d’un certain Chrestus, mentionnés pour la première fois par Suétone, avaient, pour étayer leurs croyances encore vagues, deux épopées incomparables au point de vue poétique, la Bible et les Évangiles ; ils apportaient au monde une morale admirable jusque dans ses erreurs et originale surtout pour la foule ; ils lui apportaient, en outre, une grande idée métaphysique, celle de la résurrection, qui, combinée avec les idées des philosophes, devait nécessairement donner naissance à la doctrine de l’immortalité personnelle. Le christianisme devait donc vaincre ; il devait trouver son saint Paul ; la Bible et les Évangiles étaient des œuvres trop belles pour rester oubliées ou sans action. On n’a pas un seul exemple, dans l’histoire, d’un grand chef-d’œuvre à la fois littéraire et philosophique qui soit passé tout à fait inaperçu, sans exercer d’influence sur la marche de l’humanité. Toute œuvre qui possède une assez large mesure de beau ou de bien est sûre de l’avenir.

C’est par les masses et par le peuple que les mouvements religieux ont commencé jadis ; or une religion nouvelle ne pourrait nous venir aujourd’hui ni de la masse ignorante des peuples orientaux, ni des basses classes de notre société. Dans les civilisations antiques, les mêmes superstitions naïves unissaient toutes les classes sociales. Marc-Aurèle se voyait forcé de présider en grande pompe une cérémonie en l’honneur du serpent d’Alexandre d’Abonotique, qui avait des fidèles jusque dans son entourage. Aujourd’hui, un évêque d’Australie a pu refuser d’organiser des prières pour la pluie, en déclarant que les phénomènes atmosphériques étaient réglés par des lois naturelles inflexibles, et en engageant ses fidèles, s’ils voulaient un remède contre la sécheresse, à améliorer leur système d’irrigation. Ces deux petits faits marquent toute la différence des temps. Le terme méprisant de Barbares, sous lequel les Grecs et les Romains désignaient tous les autres peuples, n’était rien moins qu’exact, puisqu’en somme les Hébreux et les Hindous avaient une religion plus profonde que la leur, et même une littérature à certains égards supérieure. La civilisation grecque et romaine est un des rares exemples historiques qui prouvent que la religion n’est pas nécessairement la mesure du développement intellectuel des peuples. Les Grecs remportaient principalement par les arts et par les sciences naissantes, encore inconscientes de leur force ; mais la supériorité qu’ils s’attribuaient sur tous les autres points était une pure illusion, provenant de leur ignorance. Au contraire, la supériorité que nous nous attribuons de nos jours, nous la justifions par notre savoir : nous connaissons mieux aujourd’hui la religion de la plupart des peuples orientaux qu’ils ne la connaissent eux-mêmes ; aussi avons-nous quelque droit d’apprécier ces religions, de les admirer et de les critiquer tout ensemble, droit que ne possédaient nullement les anciens. La distinction entre les savants et les ignorants reste aujourd’hui la seule ligne de démarcation vraiment sérieuse pour les classes comme pour les peuples. Cette ligne est désormais impossible à franchir pour une religion, car toute religion complète implique une conception générale du monde, et la naïve conception du monde que se forme en tout pays un homme du peuple ne pourra jamais s’imposer de vive force à un esprit cultivé. Nous ne voyons donc pas comment des « couches profondes » de l’humanité pourrait germer et sortir encore une grande religion.

On peut d’ailleurs démontrer presque a priori l’impossibilité de trouver rien de nouveau dans le domaine proprement religieux et mythique. On n’imaginera rien de plus attrayant, comme mythe métaphysique, que le souverain bonheur obtenu dès cette vie par le nirvâna bouddhiste, ou obtenu dans l’autre par l’immortalité chrétienne. En ces deux conceptions, l’imagination métaphysique de l’humanité a réalisé pour toujours son chef-d’œuvre, comme l’imagination plastique a réalisé le sien dans la statuaire grecque. On peut demander autre chose dans un autre ordre d’idées, on peut exiger des hypothèses moins naïves, plus voisines de la rude vérité ; mais on ne peut pas espérer qu’aucune de ces hypothèses séduise en un jour l’humanité, passe sur le monde comme la traînée lumineuse d’un éclair, apparaisse enfin avec les caractères d’une révélation. La foule ne reconnaît jamais d’autre révélation que celle qui lui annonce quelque chose d’heureux, un « salut » dans ce monde ou dans l’autre ; pour être un prophète écouté, une condition essentielle est d’être un prophète de bon augure. Nous croyons donc la métaphysique religieuse, après les deux immenses efforts du bouddhisme et du christianisme, — le mahométisme n’est qu’une vulgarisation sans grande valeur, — réduite désormais à la stérilité ou à la répétition. Autant se multiplient les hypothèses sévères et vraiment philosophiques qu’on peut tirer aujourd’hui de la généralisation même des sciences, autant sont condamnées à l’uniformité et à la banalité ces hypothèses enfantines qui résolvaient d’un seul coup, et d’une manière toute consolante, la question des destinées humaines ou cosmiques. Il faut sortir des conditions où s’est placé jusqu’ici l’esprit religieux pour trouver quelque chose de neuf en métaphysique ; il faut dépasser toute idée assez primitive pour être encore à la portée d’un hottentot ; il faut, pour cela même, ne plus poursuivre l’universel, le catholique, dans la sphère de la spéculation.

Même situation en morale. Peut-on, en fait de morale exaltée et entraînante, aller plus loin que le christianisme et le bouddhisme, qui prêchent tous deux l’altruisme exclusif, l’abnégation absolue ? On ne pourrait que revenir dans une certaine mesure en arrière, modérer certains élans exagérés de dévouement dans le vide, accommoder à la réalité, mitiger ou pondérer cette morale mystique. Mais, avec une telle tâche, un nouveau Messie serait impuissant : on n’entraîne pas d’un coup l’humanité par des paroles simplement sensées, représentant le devoir dans sa froideur, l’humble et terne devoir de la vie de chaque jour. L’honnête bon sens n’est pas contagieux à la façon de ces exaltations religieuses qui courent sur les hommes et passent. Le sentiment moral peut avec le temps s’infiltrer dans chacun de nous, gagner de proche en proche, monter comme une onde, mais si lentement que nous ne le sentons même pas. Les perfectionnements les plus durables sont souvent les plus inconscients. Il est difficile, par un simple élan de foi, de monter brusquement plusieurs degrés dans l’échelle des êtres. Le vrai perfectionnement moral est parfois juste le contraire de ces entraînements d’héroïsme qui tombent ensuite. La « passion du bien, » en devenant victorieuse, cesse d’être une passion : il faut qu’elle se mêle à notre nature, à notre tempérament normal, à cette « chair » même que maudissent es mystiques ; il faut que l’homme devienne bon, pour ainsi dire, de la racine des cheveux à la plante des pieds Aussi le bouddhisme et le christianisme, sur beaucoup de points, ont-ils abouti à des avortements. Si les premiers apôtres qui ont prêché ces religions revenaient parmi nous, par combien de côtés ils retrouveraient l’humanité encore la même à travers des milliers d’années ! Il s’est sans doute produit un progrès intellectuel, qui a fixé un certain nomlare d’idées morales, mais ce progrès intellectuel, très complexe, n’est pas tout entier du fait des eligions : il ne s’était pas produit encore dans le petit nonibre de cœurs simples groupés autour de la « parole nouvelle » en qui les apôtres, pourtant, purent déjà voir se réaliser plus ou moins leur idéal religieux et moral. Ces primitives vertus, toutes religieuses et non scientifiques, en s’étendant à l’humanité, se sont nécessairement corrompues : une morale d’abnégation exaltée ne peut réussir qu’auprès d’un petit groupe, d’une famille, d’un couvent séquestré artificiellement du reste du monde ; elle échoue nécessairement quand elle s’adresse et s’étend à l’humanité entière. Celle-ci est un milieu trop large et trop mouvant, où certaines semences ne peuvent s’implanter et fructifier : on ne sème pas sur la mer. Recommencer aujourd’hui les épopées religieuses du christianisme et du bouddhisme, ce serait aboutir à un échec, car ce serait toujours vouloir développer à l’extrême le cœur humain avant d’avoir développé proportionnellement son cerveau. Cette culture aboutissant à un manque d’équilibre, à une sorte de monstruosité naturelle dans la floraison, peut réussir pleinement sur des individus, mais non sur des races. C’est pourquoi le chercheur qui, aujourd’hui, ajoute la plus petite parcelle de vérité à la masse des connaissances scientifiques ou philosophiques déjà acquises, peut faire une œuvre beaucoup moins brillante, mais parfois plus définitive que l’œuvre purement religieuse d’un Messie. Il est de ceux qui construiront, non pas en trois jours, mais dans la lenteur des âges, l’édifice sacré qu’on ne détruira plus.

La conséquence la plus essentielle de toute religion positive, le culte, n’est pas moins difficile que le dogme à concilier avec l’esprit des sociétés futures. Le fond du culte, nous l’avons vu, c’est le rite, produit de l’habitude et de la tradition. Or, on l’a dit avec raison, l’une des marques caractéristiques de l’esprit novateur et de la supériorité intellectuelle, c’est le pouvoir de dissocier les associations d’idées, de ne pas se sentir entraîné par les courants d’idées établies, de ne pas contracter du premier coup des habitudes invincibles de pensée, de ne pas avoir en quelque sorte l’intelligence ritualiste. Si tel est un des grands signes de supériorité chez l’individu, il en sera de même chez les peuples. Le progrès dans l’humanité se marque par le degré où est arrivée la faculté de dissociation. Alors l’instinct du nouveau n’est plus contrebalancé par l’instinct du rite ; la curiosité peut être poussée jusqu’au bout sans avoir ce caractère de bouleversement et d’impiété novatrice qu’elle présente aux yeux des peuples primitifs. L’importance du rite dans la vie matérielle et religieuse d’un peuple indique la part prédominante, chez ce peuple, des associations inconscientes et obscures ; son cerveau est comme pris et enveloppé dans un réseau de fils opaques enchevêtrés, tissu impénétrable à la lumière et à la conscience. Au contraire le progrès de la conscience et de la réflexion, qui se manifeste chez les peuples modernes, est accompagné de l’affaiblissement graduel des coutumes établies, des habitudes inconscientes, de la discipline redoutable du fait acquis. Il y a là souvent un certain danger au point de vue pratique, parce que la réflexion, déjà assez forte pour dissoudre l’habitude, ne l’est pas toujours assez pour combattre la passion du moment : sa puissance intellectuelle de dissociation n’est pas encore égale à sa force morale de domination et de direction. Mais quels que soient, au point de vue moral ou social, les inconvénients de ces progrès de la réflexion, il reste certain que, au point de vue religieux, ils amèneront tôt ou tard la disparition du caractère sacré des rites, des cérémonies religieuses, de tout le côté mécanique du culte. Dans l’entourage des dieux comme dans celui des rois, l’étiquette est destinée à disparaître. Tout ce qui est un office cessera d’être un devoir, et le rôle du prêtre en sera gravement altéré. L’idéal lointain vers lequel nous marchons serait même la disparition du prêtre, qui est comme le rite personnifié et dont le dieu aujourd’hui vieilli, ne demeurant plus guère que par la puissance énorme du fait, n’est sous certains rapports que la déification de l’habitude. Vainement des hommes qui croient encore avoir une religion, — des pasteurs allemands, anglais ou américains, des déistes hindous, — font les plus grands efforts pour se débarrasser de la révélation et du dogme, pour réduire leur foi à des croyances personnelles et progressives, mais accompagnées encore d’un rituel. Ce rituel n’est qu’une superfétation, une habitude presque superstitieuse conservée mécaniquement et destinée à disparaître.

Le mouvement qui, dans certains pays, porte la religion à abandonner ses dogmes et ses rites, est en réalité un mouvement de désagrégation, non de reconstitution. Les croyances humaines, telles qu’elles se reconstitueront un jour, ne porteront nullement la marque des religions dogmatiques et ritualistes : elles seront simplement philosophiques. Dans certains milieux, il est vrai, tout système philosophique tend à prendre la forme pratique et sentimentale d’un système de croyances ou d’espérances. C’est ainsi que les idées de Kant et de Schelling, passant en Amérique, ont aussitôt donné naissance au transcendantalisme d’Emerson et de Parker ; c’est ainsi que la philosophie de l’évolution de Spencer y a produit plus tard la religion du Cosmisme, représentée par MM. Fiske, Potter, Savage. Mais toutes ces prétendues religions ne sont que la projection, l’ombre mouvante abaissée dans le domaine du sentiment et de l’action par les spéculations du domaine intellectuel. Il ne suffit pas d’avoir le même ais sur quelque point de métaphysique ou de sociologie, puis de se réunir dix ou cent dans un théâtre ou un temple, pour fonder ainsi, avec une religion nouvelle, un culte nouveau. À la plupart de ces prétendues religions, qui ne sont que des philosophies et quelquefois des philosophies faussées, on peut appliquer ce mot de Mark Pattison, qu’on interrogeait sur ce qu’il avait vu à la chapelle des comtistes de Londres : « Trois personnes, et pas de Dieu. »

Les défauts de ces cultes de formation moderne apparaissent plus sensibles qu’ailleurs dans le sécularisme, qui a eu son heure de succès en Angleterre. C’est une religion purement athée et utilitaire, ayant conservé le plus possible le rituel de l’Église anglicane. Cette contradiction entre le vide du fond et la prétention de la forme aboutit parfois à des conséquences risibles, à une véritable parodie[3].

Chez nous, les Comtistes ont tenté un effort pour conserver le rite sans les croyances métaphysiques. Autant la doctrine comtiste du fétichisme renferme de vérité quand on s’en sert pour caractériser les religions primitives, autant elle est insuffisante au point de vue des religions actuelles. C’est que nos religions sont passées graduellement de la physique à la métaphysique : leurs fétiches sont aujourd’hui des symboles de la Cause suprême ou de la Fin suprême. Or le positivisme ne peut nous offrir aucun symbole de ce genre : son « Grand Fétiche » est un pur fétiche, bon pour les peuples primitifs. L’ « Humanité » ne satisfait pleinement ni l’idée de causalité ni l’idée de finalité. Au point de vue de la causalité, elle est un simple chaînon dans la grande série des phénomènes ; au point de vue de la finalité, elle constitue une fin inexacte pratiquement et insuffisante théoriquement ; elle est pratiquement inexacte, parce que la presque totalité de nos actions se rapportent à tel ou tel petit groupe humain, non à l’humanité entière ; elle est théoriquement insuffisante, parce que l’humanité nous apparaît comme peu de chose dans le grand Tout : sa vie est un point dans l’espace, un instant dans la durée ; elle constitue un idéal borné, et en somme, à regarder de haut, il est aussi vain de voir une race se prendre elle-même pour fin suprême qu’un individu. On ne contemple pas éternellement son propre nombril, et surtout on ne l’adore pas. L’amour de l’humanité, qui est la plus grande des vertus, ne saurait devenir « fétichisme » que par une absurdité. On ne peut pas espérer former une religion en alliant simplement la science positive et le sentiment aveugle : le fétichisme auquel on revient ainsi est une religion de sauvage qu’on vient proposer précisément aux hommes les plus civilisés. D’ailleurs, ce n’est pas le pur sentiment affectif que nous croyons deslnié à subsister dans l’avenir sous des formes multiples et à remplacer les religions ; c’est le sentiment en tant qu’il est excité par des symboles métaphysiques, en tant qu’il accompagne des spéculations de la pensée. La métaphysique religieuse peut être une illusion involontaire, une erreur, un rêve ; mais le fétichisme sans métaphysique est bien pire : c’est une illusion voulue, une erreur cherchée, un rêve qu’on fait tout éveillé. Auguste Comte semble croire, pourtant, que nous aurons toujours besoin d’adresser notre culte au moins à une personnification imaginaire de l’humanité, à un grand Être, à un grand Fétiche : ce serait faire du fétichisme une sorte de catégorie d’un nouveau genre, s’imposant à l’esprit humain comme les catégories kantiennes. Le fétichisme ne s’est jamais imposé à nous de cette manière : au point de vue intellectuel, il s’appuie sur des raisonnements dont on peut démontrer la fausseté ; au point de vue sensible, sur des sentiments déviés de leur direction normale et qu’on peut y ramener. Si parfois l’amour s’adresse à des personnifications, à des fétiches, c’est seulement à défaut de personnes réelles, d’individus vivants : — telle nous semble être, en sa plus simple formule, la loi qui amènera graduellement la disparition de tout culte fétichiste. Il s’agit de trouver des dieux en chair et en os, vivant et respirant avec nous, — non pas des créations poétiques comme ceux d’Homère, mais des réalités visibles. Il s’agit d’apercevoir le ciel dans les âmes humaines, la providence dans la science, la bonté au fond même de toute vie. Il faut non pas projeter nos idées et nos représentations subjectives en dehors de ce monde et les aimer d’un amour stérile, mais aimer d’un amour actif tous les êtres de ce monde, en tant qu’ils sont capables de concevoir et de réaliser les mêmes idées que nous. De même que l’amour de la patrie tend à disparaître en tant qu’amour d’une abstraction et se résout dans une sympathie générale pour tous nos concitoyens, de même l’amour de Dieu se dispersera sur la terre entière, se fragmentera entre tous les êtres. Connaître des choses vivantes, c’est les aimer : ainsi la science, en tant qu’elle s’applique à la vie, se confond, croyons-nous, avec le sentiment constitutif des religions les plus hautes, avec l’amour.

Une autre religion de l’humanité ou « religion de l’éthique » a été fondée récemment à New-York par le fils d’un rabbin américain, M. Félix Adler ; mais ce dernier, plus conséquent qu’Auguste Comte, s’est résolu à trancher au vif dans les rites religieux comme dans les dogmes. Il a supprimé presque toutes les cérémonies, tout catéchisme, tout livre saint. Sa métaphysique, inspirée par Kant plutôt que par Comte, n’affirme copondant rien à l’endroit des notions de Dieu et de l’immortalité ; il admet seulement l’existence du noumène inconnaissable, d’une « Réalité ultime qui gît derrière toutes les apparences et d’où sort l’harmonie du monde. » — « Alors que la divergence des croyances continue à s’accentuer, il semble nécessaire, dit M. Adler, de placer la loi morale là où elle ne peut être discutée, dans la pratique. Les hommes se sont si longtemps disputés sur l’auteur de la loi, que la loi même est restée dans l’ombre. Notre mouvement est un appel à la conscience, un cri pour plus de justice, une exhortation à plus de devoirs. « 

Le premier but que les associations réformatrices doivent poursuivre, selon M. Adler, c’est de réformer leurs membres. Aussi s’est-il hâté de fonder : lo une école du dimanche où l’on enseigne la morale, l’histoire des cultes les plus importants et quelque peu de philosophie de la religion ; 2o un Kindergarten public, organisé d’après la méthode Frœbel ; 3o une école ouvrière où les enfants sont admis à partir de trois ans jusqu’à neuf[4].

M. Adler a vu se grouper autour de lui d’abord des Juifs, ensuite bon nombre de personnes sans distinction de race, qui restent d’ailleurs entièrement libres dans leurs croyances personnelles, unies seulement par la bonne volonté et l’ardent désir de « régénérer l’humanité. » Tous les dimanches, les fidèles se réunissent pour entendre une conférence, puis se dispersent ; les membres seuls s’assemblent pour délibérer au sujet des œuvres fondées par l’association. Cette religion « à l’américaine », toute pratique, est acceptable pour le philosophe ; au fond ce n’est plus qu’une vaste société de tempérance complétée par une société de secours mutuels. On ne peut lui reprocher que d’avoir un caractère un peu trop positif et terre à terre, mais c’est certainement un des types possibles entre lesquels se partagera et se dispersera un jour la religion.


Certains partisans de la rénovation religieuse placent leur dernier espoir dans le socialisme. Les idées socialistes doivent, selon eux, renouveler la religion de l’avenir et lui donner une vitalité jusqu’alors inconnue. — Cette conception paraît au premier abord originale, mais en réalité elle n’est qu’un retour en arrière. Les grandes religions à portée universelle, le bouddhisme, le christianisme, ont été socialistes à leurs débuts, elles ont prêché le partage des biens et la pauvreté pour tous ; c’est une des raisons pour lesquelles elles se sont propagées avec tant de rapidité parmi le peuple. En réalité, dès qu’à la période de propagande a succédé la période d’établissement, ces religions ont fait tous leurs efforts pour devenir individualistes, fût-ce au prix de contradictions : elles n’ont plus promis l’égalité que dans le ciel ou dans le nirvâna.

S’ensuit-il que nous croyions les idées socialistes sans aucun avenir ; et d’autre part ne peut-on concevoir un certain mysticisme s’alliant au socialisme, lui empruntant et lui communiquant de la force ? — Un socialisme mystique n’est nullement irréalisable dans certaines conditions et, loin de faire obstacle à la libre-pensée religieuse, il pourra en être une des manifestations les plus importantes. Mais ce qui a rendu jusqu’ici le socialisme impraticable et utopique, c’est qu’il a voulu s’appliquer à la société tout entière, non à tel ou tel petit groupe social. Il a voulu être socialisme d’État, de même que toute religion rêve de devenir religion d’État. L’avenir des systèmes socialistes et des doctrines religieuses, c’est au contraire de s’adresser à de petits groupes, non à des masses confuses, de provoquer des associations très variées et multiples au sein du grand corps social. Comme le reconnaissent ses partisans les plus convaincus, le socialisme exige de ses membres, pour sa réalisation, une certaine moyenne de vertu qu’on peut rencontrer chez quelques centaines d’hommes, non chez plusieurs millions. Il cherche à établir une providence humaine, qui ferait très mal les affaires d’un monde, mais peut encore veiller assez bien sur quelques maisons. Le socialisme veut plus ou moins faire un sort à chaque individu, fixer les destinées, donner à chacun une somme de bonheur moven en lui assignant une petite case de la ruche sociale. C’est un fonctionnarisme idéal, et tout le monde n’est pas né pour être fonctionnaire ; c’est la vie prévue, assurée, sans mésaventures et aussi sans grandes espérances, sans le haut et le bas de îa bascule sociale, — existence quelque peu utilitaire et uniforme, tirée au cordeau comme les planches d’un potager, impuissante à satisfaire les désirs ambitieux qui s’agitent chez beaucoup d’entre nous. Le socialisme, soutenu aujourd’hui par les révoltés, aurait besoin au contraire, pour sa réalisation, des gens les plus paisibles du monde, les plus conservateurs, les plus bourgeois ; il ne donnera jamais un aliment suffisant à cet amour du risque qui est si vif en certains cœurs, qui porte à jouer le tout pour le tout, — toute la misère contre toute la fortune, — et qui est un des facteurs essentiels du progrès humain.

On fait tous les jours des essais de socialisme pratique : c’est l’association phalanstérienne de M. Godin en France, ce sont les associations des disciples de Cabet en Amérique ; ce sont d’autres d’un caractère plus purement religieux, comme celle des quakers, des shakers, etc., et enfin les sociétés de production, de consommation, de crédit. Toutes ces tentatives franchement ou indirectement socialistes n’ont jamais réussi qu’à condition que leurs promoteurs n’aient pas trop voulu faire grand, englober trop de gens dans leur petit groupe ; ils reconnaissent tous aujourd’hui qu’ils sont forcés de maintenir à l’écart certaines incapacités intellectuelles ou morales. Le socialisme ne se réalise qu’avec une petite société triée sur le volet. Même les théoriciens qui, se contentant d’associer l’ouvrier aux bénéfices du patron, y voyaient la panacée universelle, reconnaissent aujourd’hui que la participation aux bénéfices constitue un remède pour beaucoup, non pour tous, que tous les ouvriers ne sont pas assez patients ni laborieux pour se plier aux conditions très simples que réclame la participation. Ces hommes impropres à la vie d’association, ces individuahtés résistantes, on se borne à les mettre aujourd’hui hors de la petite société qu’on a formée ; on serait forcé de les mettre nors la loi et d’en faire des parias si cette petite société enveloppait le monde. Le socialisme se détruirait lui-même en voulant s’universaliser.

Toute découverte scientifique passe nécessairement par trois périodes distinctes : la période dépure théorie, la période d’application en petit dans les laboratoires, la période d’application en grand dans l’industrie. Aussi arrive-t-il à tout moment qu’une idée se trouve arrêtée dans la sphère de la théorie sans pouvoir passer dans la pratique, ou bien que, réalisée en petit dans le monde artificiel du laboratoire, elle avorte quand il s’agit d’une réalisation en grand dans l’industrie. S’il en est ainsi de toutes les idées scientifiques, de toute invenrion portant sur la matière inerte que nous pouvons librement pétrir, à plus forte raison en est-il ainsi des idées sociales, des expériences sur la matière humaine, si variable, si hétérogène, si résistante. Les socialistes n’en sont le plus souvent encore qu’à la théorie, — une théorie très vague et très contradictoire ; quand il s’agira pour eux de passer à la pratique, il faudra bien distinguer entre l’application en petit dans un milieu choisi, fait exprès, et l’application en grand dans l’État. L’État qui, séduit par quelque belle théorie socialiste, serait par impossible entraîné à vouloir la réaliser lui-même sur de grandes proportions, se ruinerait nécessairement. Les expériences sociales, encore une fois, ne peuvent pas être tentées directement par l’État, même si elles s’appuient sur des idées religieuses, et surtout peut-être si elles s’y appuient. Les expériences de ce genre ne peuvent être qu’observées par l’État, suivies avec intérêt par lui ; on peut même admettre que, dans certains cas, l’État a le droit d’encourager les plus intéressantes d’entre elles, de les subventionner, comme il fait pour des entreprises industrielles. Nous sommes persuadé que, dans l’avenir, se produiront des manifestations très diverses du socialisme, comme d’ailleurs de l’esprit religieux. Il doit y avoir des conceptions variées de l’ordre social, toutes également réalisables avec des tempéraments différents et des climats différents. La société humaine, qui aujourd’hui, en dehors des couvents, — groupements artificiels d’individus de même sexe, — présente un type assez uniforme, pourra offrir plus tard, grâce à une entière liberté d’association et au progrès de l’initiative individuelle, une grande variété de types. Le socialisme librement appliqué ne fondera pas une religion, mais il pourra fonder un grand nombre d’associations dominées par des idées métaphysiques ou morales que les associés auront adoptées en commun. Il contribuera ainsi à cette multiplicité, à cette diversité de croyances qui n’exclut pas, mais appelle, au contraire, leur libre groupement.

L’avenir laissera donc de plus en plus à la pensée humaine la liberté de prendre toutes les directions où elle pourra s’engager sans violer le droit d’autrui. Quel est l’idéal social le plus élevé ? Est-ce purement et simplement la pratique des vertus nécessaires, ou encore une moralité à demi-inconsciente, une innocence bénigne, composée à la fois d’igriorance et d’habitude ? Nous trouvons ce type social réalisé dans certaines contrées de l’Orient, converties au bouddhisme, où la population est si douce que des années se passent sans qu’un homicide soit signalé ; et cependant ces contrées ne nous paraissent nullement réaliser notre idéal. Faut-il qu’à cette sorte de moralité moyenne s’ajoute une satisfaction moyenne des principaux désirs humains, l’aisance économique, le bonheur pratique à la portée de tous ? Cela encore ne nous suffit pas, car nous voyons sans trop d’envie ce bonheur villageois réalisé dans de petits coins de la Suisse, du Portugal, dans des pays privilégiés comme Costa-Rica, où la misère est presque inconnue. Que nous faut-il donc ? Les artistes rêvent une vie vouée tout entière à l’art, au beau, ennemie de la vertu terre à terre et pratique ; cet idéal a été réalisé à la Renaissance : on y a vu une éclosion extraordinaire de tous les instincts esthétiques coïncidant avec une assez grande dépravation morale, et nous ne désirons nullement revenir à cette époque. Est-ce donc le règne de la science qui est l’idéal moderne ? Nous aurions alors une société de Fausts blasés, qui ne serait peut-être pas beaucoup plus enviable que tous les autres types sociaux. Non, un idéal social complet ne peut consister ni dans la moralité nue, ni dans le simple bien-être économique, ni dans l’art seul, ni dans la science seule : il faut tout cela réuni, et l’idéal le plus haut sera le plus large, le plus universel. Idéal, c’est progrès, elle progrès ne peut pas se faire dans une seule direction à la fois : qui n’avance que sur un point ne tarde pas à reculer. La lumière ne triomphe que par rayonnement, en envahissant l’ombre dans tous les sens à la fois. Aussi ne pourrait-on démontrer l’excellence d’une religion en prouvant qu’elle favorise l’essor de l’activité humaine dans une direction unique, par exemple celle de la moralité ou de l’art. Moraliser l’homme, comme a pu le faire le christianisme ou le bouddhisme, ce n’est pas encore tout ; exciter son imagination esthétique, comme le faisait le paganisme, ce n’est pas tout non plus. Il faut pousser en avant non une des facultés humaines, mais l’homme tout entier ; et une seule religion en est incapable. Il faut que chacun de nous se fasse la sienne. Il n’est point mauvais que celui qui veut se composer une vie semblable à celle du prêtre soit chrétien et même quaker ; il n’est point mauvais que l’artiste soit païen. Ce qui est certain, c’est que pas une des divinilés créées successivement par l’esprit humain ne peut lui suffiree aujourd’hui ; il a besoin de toutes à la fois, et encore de quelque chose par delà, car sa pensée a devancé ses dieux.

Sous les voûtes sonnantes des vieilles cathédrales retentissent tant d’échos et de voix diverses, qu’on a dû parfois tendre au travers de la nef un immense filet pour arrêter au passage les ondes sonores et pour permettre à la voix du prêtre d’arriver seule à l’oreille des fidèles. Ce filet, invisible d’en bas, qui isole la parole sacrée et refuse à toute autre la sonorité, il est tendu non seulement au travers des nefs des cathédrales, mais au cœur même des vrais croyants. C’est ce léger et invisible filet qu’il nous faut tout d’abord déchirer, afin que nulle voix sortant du monde ne soit interceptée avant d’arriver jusqu’aux hommes : la vraie « parole sacrée » n’est pas une parole solitaire, c’est la symphonie de toutes les voix résonnant ensemble sous la voûte du ciel.

Je causais un jour avec M. Renan de l’affaiblisscment graduel de la parole religieuse, de ce silence où est tombé le Verbe divin qui jadis emplissait seul le monde ; aujourd’hui, c’est le Verbe de la nature et de l’humanité, c’est la pensée et le sentiment absolument libres qui se substituent aux oracles, aux révélations surnaturelles, à toute la dogmatique religieuse. M. Renan, avec cette ouverture d’esprit qui lui est habituelle et qui est faite d’ailleurs de beaucoup de scepticisme, ne tarda pas à abonder dans mon sens : « Oui, c’est bien cela, disait-il, l’irréligion est le but vers lequel nous marchons. Après tout, pourquoi l’humanité ne se passerait-elle pas de dogmes ? La spéculation remplacera la religion. Déjà, chez les peuples les plus avancés, les dogmes se désagrègent, un travail intérieur brise, éparpille ces incrustations de la pensée. En France, nous sommes déjà, pour la plupart, des irréligieux ; un homme du peuple ne croit guère plus que le savant : il a son petit fonds d’idées à lui, plus ou moins naïves ou profondes, sur lesquelles il vit sans avoir besoin de s’adresser au prêtre. En Allemagne, Je travail de décomposition des dogmes est aussi très avancé. En Angleterre, il commence, mais il va vile. Le christianisme semble partout avoir pour aboutissant naturel la libre pensée. Le bouddhisme et l’hindouisme, de même : dans les Indes, la plupart des hommes intelligents sont libres penseurs ; en Chine, il n’y a pas de religion d’État. Oui, ce sera long, mais la religion s’en ira, et on peut déjà, pour l’Europe, se figurer le temps où elle ne sera plus… Il y a bien un point noir, c’est l’islam ; oh ! ces Turcs, quelles têtes étroites, rebelles au libre raisonnement, ennemies de tout ce qui n’est pas l’équilibre parfait de la foi littérale ! Comment faire entendre raison à ces gens-là ?… Enfin, s’ils ne veulent pas nous suivre, on se passera d’eux, voilà tout. Oui, je crois qu’il faudra se passer des Turcs. » — Nous ajouterons que si, parmi les chrétiens et les bouddhistes, quelques-uns devaient se montrer aussi résistants que les Turcs, on saurait aussi se passer d’eux. Ceux qui dans l’humanité pensent, voient et marchent, ont toujours à traîner derrière eux la longue queue de ceux qui ne savent ni voir ni penser, et qui ne veulent pas marcher. Le progrès se fait pourtant. Tous les jours les adeptes convaincus des diverses religions positives et dogmatiques comptent moins parmi les membres vraiment actifs de l’espèce humaine : n’en demandons point davantage. Ceux qui ne comptent pas pour le progrès, dès maintenant n’existent pour ainsi dire plus : ils disparaîtront tout à fait un jour. L’exercice de la pensée devient plus que jamais une condition d’existence ; le rôle prépondérant des religions dans la vie passée de l’humanité s’explique par ce fait, qu’elles étaient presque alors le seul moyen pour l’homme de mettre en œuvre son activité intellectuelle et morale ; elles étaient comme le « débouché » unique de toutes les tendances élevées de notre être. À cette époque, en dehors de la religion, rien que des préoccupations grossières et matérielles ; pas de milieu entre le rêve et la réalité la plus terre à terre. Aujourd’hui ce milieu est trouvé : on peut être un penseur sans avoir besoin de rêver, on peut même être un rêveur sans avoir besoin de croire. La science et l’art sont nés et nous ouvrent leurs domaines aux perspectives infinies, où chacun peut dépenser, sans le gaspiller en pure perte, son excédent d’activité. La science permet le désintéressement de la recherche sans tolérer les égarements de l’imagination, elle donne l’enthousiasme sans le délire ; elle a une beauté à elle, faite de vérité.


II. — L’ANOMIE RELIGIEUSE ET LA SUBSTITUTION DU DOUTE À LA FOI


I. — Nous avons ailleurs proposé comme idéal moral ce que nous avons appelé l’anomie morale, l’absence de règle apodictique, fixe et universelle[5]. Nous croyons plus fermement encore que l’idéal de toute religion doit être de tendre vers l’anomie religieuse, vers l’affranchissement de l’individu, vers la rédemption de sa pensée, plus précieuse que celle de sa vie, vers la suppression de toute foi dogmatique sous quelque forme qu’elle se dissimule. Au lieu d’accepter des dogmes tout faits, nous devons être nous-mêmes les ouvriers de nos croyances. La foi serait sans doute, quoi qu’en dise Montaigne, un oreiller bien plus commode à la paresse que celui du doute. C’est pour beaucoup un véritable nid de la pensée où l’on se blottit à l’abri, où l’on cache sa tête sous une aile protectrice, dans une obscurité tiède et douce ; c’est même un nid préparé d’avance, comme ceux qu’on vend pour les oiseaux domestiques, faits de main d’homme et placés déjà dans une cage. Nous croyons cependant que, dans l’avenir, l’homme prendra de plus en plus l’horreur des abris construits d’avance et des cages trop bien closes. Si quelqu’un de nous éprouve le besoin d’un nid où poser son espérance, il le construira lui-même brin par brin, dans la liberté de l’air, le quittant quand il en est las pour le refaire à chaque printemps, à chaque renouveau de sa pensée.

L’absence de religion, l’anomie religieuse sera-t-elle le scepticisme ? — Depuis la disparition des Pyrrhon et des Œnésidème, le scepticisme n’est plus qu’un mot qui sert à englober les doctrines les plus diverses. Les sceptiques grecs aimaient à s’appeler les chercheurs, Ζητητικοί ; c’est le nom qui convient à tout philosophe, qui définit même le philosophe par opposition au croyant. Mais comme on abuse du terme de sceptique, au sens moderne et négatif ! Si vous n’appartenez à aucun système nettement défini, vous voilà rangé aussitôt au nombre des sceptiques. Pourtant, rien de plas éloigné du scepticisme superficiel qu’un esprit synthétique qui, précisément parce qu’il embrasse un horizon assez large, refuse de se cantonner dans un point de vue étroit, dans une clairière de cent pieds carrés ou dans un petit vallon entre deux montagnes. Vous n’êtes pas assez dogmatique, dit-on parfois au philosophe ; à quel système appartenez-vous ? dans quelle classe des insectes pensants faut-il vous ranger ? sur quel carton de notre collection faut-il vous piquer de compagnie ? Un lecteur éprouvera toujours le besoin d’interroger un auteur au moyen d’un certain nombre de formules convenues : — Que pensez-vous sur tel problème, sur tel autre ? Vous n’êtes pas spiritualistc, vous êtes donc matérialiste ? Vous n’êtes pas optimiste, alors vous êtes pessimiste ? Il faut répondre par un oui ou un non tout court, comme dans les plébiscites. — Eh ! ce que je pense a peu d’importance, même pour moi, mon point de vue n’est pas le centre de la cité intellectuelle. Ce que je cherche à connaître, à deviner en moi comme en vous-même, c’est la pensée humaine dans ce qu’elle a de plus complexe, de plus varié, de plus ouvert. Si je m’examine moi-même, ce n’est pas en tant que je suis moi, mais en tant que je trouve en moi quelque chose de commun avec tous les hommes ; si je regarde ma bulle de savon, c’est pour y découvrir un rayon du soleil ; c’est pour en sortir et non pour y borner ma vue. D’ailleurs ceux-là seuls ont des idées absolument fixes, tranchées et satisfaites de leurs propres limites, qui précisément n’ont pas d’idées personnelles. Révélation, intuition, religion, en général affirmation catégorique et exclusive, telles sont les notions ennemies de la pensée moderne, qui ne peut se concevoir elle-même que comme toujours progressive et toujours élargie. Il y a deux sortes d’hommes, les uns qui s’en tiennent toujours à la surface des choses, les autres qui cherchent le fond ; il y a les esprits superficiels et les esprits sérieux. En France, presque tous les hommes que nous désignons sous le nom de sceptiques ou de blasés sont simplement des superficiels tâchant de se donner un air profond. Ce sont aussi, souvent, des épicuriens pratiques. Il y aura à jamais des gens prêts à dire comme certain héros de Balzac : Trouver toujours bon feu, bonne table, n’avoir rien à chercher ici-bas, voilà l’existence ! L’attente du vivre et du couvert est le seul avenir de la journée. Et il y en aura d’autres pour qui la vie sera de chercher infatigablement.

Le nombre des « sceptiques » ne s’accroîtra pas nécessairement par la disparition de la religion. Le scepticisme qui n’est que légèreté et ignorance tient précisément aux mêmes causes que les préjugés religieux, à l’absence d’une éducation philosophique solide et d’une discipline mentale. Quant aux intelligences vraiment sérieuses, elles sont de deux sortes : les unes positives, les autres spéculatives. Un esprit trop positif, trop terre à terre, s’il se généralisait à l’excès dans la société humaine, pourrait devenir une menace d’abaissement ; mais ce n’est pas la religion qui l’empêche de se développer : voyez l’Amérique. Le véritable moyen de tempérer l’esprit positif, c’est de cultiver le sentiment du beau et l’amour des arts. Quant aux esprits spéculatifs, ils sont l’avenir de l’humanité ; mais la spéculation, loin d’avoir besoin du dogme, naît plutôt de son affaiblissement : pour se poser des interrogations sur les questions les plus hautes, il ne faut pas avoir d’avance dans le dogme des réponses toutes faites. La disparition des religions positives ne fera donc que donner plus d’essor à la libre spéculation métaphysique et scientifique. L’esprit spéculatif est tout ensemble le contraire de l’esprit de foi et le contraire de l’esprit de négation absolue. Un chercheur peut parfois se défier de ses forces, se plaindre de son impuissance, mais il ne renoncera jamais, en face de la vérité lointaine. Les esprits vraiment forts ne seront jamais des découragés ni des dégoûtés, des Mérimée ou des Beyle. Il y a dans la production active de l’esprit, dans la spéculation toujours mouvante, quelque chose qui dépasse tout ensemble et la foi et le doute pur, comme il y a dans le génie quelque chose qui dépasse à la fois l’admiration un peu niaise de la foule et la critique dédaigneuse des prétendus connaisseurs. Les esprits trop critiques et les esprits trop crédules ne sont que des impuissants. Il est bon de sentir sa faiblesse, mais de temps en temps seulement ; il faut promener ses regards sur les limites de l’intelligence humaine, mais ne pas les y arrêter à jamais : on pourrait se paralyser soi-même. « L’homme, a dit Gœthe, doit croire avec fermeté que l’incompréhensible deviendra compréhensible ; sans cela il cesserait de scruter. » Malgré le nombre d’idées qui entrent et sortent au hasard des têtes humaines, qui montent et tombent sur notre horizon, qui brillent et s’éteignent, il y a cependant en tout esprit une part d’éternité. Dans certaines nuits d’automne se produisent au ciel de véritables pluies d’aérolithes : on voit, par centaines à la fois, ces petits astres se détacher du zénith, comme les flocons d’une neige lumineuse ; il semble que la voûte même du ciel éclate, que rien ne soutient plus les mondes en train de s’effondrer sur la terre, que toutes les étoiles vont descendre à la fois et laisser une nuit sans tache au firmament devenu opaque : mais bientôt le tourbillon d’astres passe, ces lueurs d’une seconde s’éteignent, et alors, toujours à leur place sur la grande voûte bleue, on voit reparaître la clarté sereine des étoiles fixes : tout ce désordre se passait bien au-dessous d’elles et n’a point troublé l’éclat tranquille de leurs rayons, l’incessant appel de leur lumière. L’homme répondra toujours à ces appels : devant le ciel ouvert et l’interrogation posée dans la nuit par les grands astres, on ne se sent las et faible que quand on ferme lâchement les yeux. L’humanité ne perdra rien de sa force intellectuelle à voir, par la disparition de la foi religieuse, l’horizon s’agrandir autour d’elle et les points lumineux se multiplier dans l’immensité. Le vrai génie est spéculatif, et dans quelque milieu qu’on le place, il spéculera toujours ; il a spéculé jusqu’ici en dépit de ses croyances, il spéculera encore mieux en dépit de ses doutes, parce que telle est sa nature.

Et il ne faut pas craindre que cette puissance spéculative de l’esprit humain, en s’augmentant, paralyse sa puissance pratique. Les intelligences assez larges, tout en regardant le monde de plus haut, ne cessent pas de le voir tel qu’il est et de comprendre la vie humaine telle qu’elle doit être. Il faut savoir être avec conviction un homme, un patriote, un « tellurien, « comme disait Amiol avec quelque mépris : cette fonction, considérée en soi, peut paraître mesquine dans l’ensemble des choses, mais un esprit droit ne la remplira pas avec moins de conscience parce qu’il en voit les limites et l’importance restreinte. Rien n’est en vain, à plus forte raison nul être n’est en vain : les petites fonctions ont leur nécessité comme les grandes. Un homme d’esprit, s’il était portefaix ou balayeur public, ne devrait-il pas s’appliquer même à cette profession peu relevée et balayer par devoir comme d’autres se dévouent ? Faire bien ce que l’on a à faire est le premier des dévouements, quoi qu’il en soit le plus humble. Une fourmi de génie n’en doit pas apporter à la fourmilière un vermisseau de moins, même si elle voit l’univers au delà de sa fourmilière et l’éternité au delà de l’instant qui passe.


II. — Si la suppression du dogme religieux n’aboutit pas au scepticisme, sa vraie et première conséquence n’en est pas moins le doute, et nous croyons que le sentiment moderne du doute est bien supérieur à la foi antique en un dogme. La foi religieuse se distingue des croyances philosophiques par une différence de conscience, de réflexion sur soi. Si l’homme qui a sa foi n’est pas tout à fait aveugle, du moins n’aperçoit-il qu’un point de l’horizon intellectuel ; il a mis son cœur quelque part, et le reste du monde n’existe pas pour lui ; il reviendra toujours au coin choisi, à ce nid de sa pensée et de son espérance dont nous parlions tout à l’heure ; il y reviendra comme le pigeon lâché retourne à son pigeonnier et ne distingue que lui dans l’immense espace. Le fanatisme marque un degré d’inconscience de plus dans la foi. Au contraire, plus la conscience fait de progrès au sein de l’humanité, plus la foi religieuse se fond dans la crovance philosophique ; les deux sentiments ne se distinguent pkis que par une différence d’acuité dans le doute, qui tient elle-même à un degré de netteté dans laision des choses et de leurs faces multiples. À mesure que la conscience croit, elle manifeste ici comme partout son influence destructive sur l’instinct : tout ce qu’il y avait d’instinctif, de primitif, de naïf dans la foi disparaît ; en même temps s’en va ce qu’il y avait de fort, ce qui en faisait une puissance si redoutable installée dans le cœur humain. La vraie force revient à la raison consciente d’elle-même, consciente des problèmes, de leur complexité, de leurs difficultés ; c’est la substitution de la lumière à la chaleur obscure comme principe moteur.

La foi, nous l’avons vu, consiste à affirmer des choses non susceptibles de vérification objective avec la même force subjective que si elles pouvaient se vérifier, à rendre dans les consciences l’incertain dynamiquement égal ou même supérieur au certain. L’idéal du philosophe, au contraire, serait une correspondance parfaite entre le degré de probabilité des choses et le degré de l’affirmation intérieure. Il faudrait que notre conscience reproduisît exactement notre science avec ses démonstrations et ses hésitations tout ensemble. Si une intelligence primitive ne peut se résoudre à rester en suspens, si elle a besoin d’affirmer, une intelligence plus parfaite se reconnaît à ce qu’elle peut douter de ce qui est sujet à doute. La crédulité est le mal originel de l’intelligence.

Appelons donc certitude ce qui est certitude, croyance plausible ou probable ce qui est possibilité ou probabilité. Quand on s’occupe d’un point précis de fait, on peut en venir à dire positivement : c’est là ce qui est, c’est là ce que l’avenir affirmera sur ce point ; mais, quand il s’agit de croyances et de croyances métaphysiques, il est absurde de dire : je crois telle chose, donc c’est le dogme que vous devez tous adopter. La base positive des inductions métaphysiques que tente l’esprit humain est encore trop inégale et trop fragile pour ne pas permettre à la ligne des hypothèses un écartoment qui va grandissant dans les sphères obscures de l’inconnu ; aucune de nos percées vers l’infini ne peut être encore parallèle à l’autre ; nos pensées aujourd’hui montent dans tous les sens et se perdent comme des fusées capricieuses sans pouvoir se rencontrer dans les cieux. Le philosophe ne peut que constater jusqu’à nouvel ordre cet écartement des lignes tracées par l’hypothèse humaine, sans essayer de le nier.

Maintenant, un problème se pose devant le philosophe même comme devant tous les hommes : celui de l’action. Il faut bien adopter une ligne unique pour la conduite au milieu de cet écart des lignes qui caractérise la spéculation humaine ; laissant la pensée philosophique poursuivre ses courbes et ses méandres par-dessus nos têtes, nous devons choisir sur terre un petit chemin sur. Parfois on est forcé, pour agir, de se comporter avec des choses douteuses comme si elles étaient certaines. Un tel choix n’est cependant qu’un moyen inférieur et exceptionnel de prendre parti entre les hvpothèses dont on n’a pas le temps ou le pouvoir de mesurer exactement la réalité. On tranche ses doutes, mais c’est là un pur expédient pratique, un coup d’épée dans les nœuds gordiens de la vie dont on ne peut faire une règle de pensée. La foi, qui met sur un pied d’égalité le certain et l’incertain, l’évident et le douteux, ne doit être qu’un état d’esprit provisoire ayant pour but de permettre l’action. Aussi ne doit-on pas, pour ainsi dire, croire une fois pour toutes, donner à jamais son adhésion. La foi ne doit jamais être que le pis aller du savoir, un pis aller tout provisoire. Aussitôt que l’action n’est plus nécessaire, il faut revenir au libre examen, à tous les scrupules, à toutes les précautions de la science. Kant a renversé violemment l’ordre des choses quand il a fait prédominer en morale la foi sur le raisonnement, prédominer la raison pratique, dont les commandements peuvent n’être que l’entraînement d’une habitude acquise, sur la raison vraiment critique et scientifique. Sa philosophie morale consiste à ériger le parti pris en règle, tandis qu’au contraire on ne doit prendre un parti qu’en dernière analyse, se demander toujours si le parti choisi était bien le meilleur, enfin, autant que possible, n’accorder aux diverses représentations de notre pensée qu’une puissance pratique exactement proportionnelle à leur probabilité dans l’état actuel de notre savoir. Les alternatives n’existent pas en dehors de nous : elles n’existent pas pour celui qui sait ; l’idéal moral n’est pas de les multiplier, de faire du saut périlleux la démarche habituelle de la pensée. Il n’y a pas de commandement catégorique ni de credo religieux pour le voyageur perdu sous des cieux inconnus, et ce n’est pas la foi qui le sauvera, mais l’action constamment contrôlée par l’esprit de doute et de critique.

Le doute n’est pas, au fond, aussi opposé qu’on pourrait le croire au sentiment religieux le plus élevé : c’est une évolution de ce sentiment même. Le doute, en effet, n’est que la conscience que notre pensée n’est pas l’absolu et ne peut le saisir, ni directement, ni indirectement ; à ce point de vue, le doute est le plus religieux des actes de la pensée humaine. L’athéisme même est souvent moins irréligieux que l’affirmation du dieu imparfait et contradictoire des religions. Douter de Dieu est encore une forme du sentiment du divin. D’ailleurs, la constante recherche que le doute provoque n’exclut pas nécessairement l’autel élevé au « dieu inconnu, » mais elle exclut toute religion déterminée, tout autel qui porte un nom, tout culte qui a ses rites. Dans les cimetières du Tyrol, chaque tombe porte un petit bénitier de marbre que remplit l’eau du ciel et où viennent boire les hirondelles du clocher : plus sacrée et plus bénie cent fois est cette eau claire venue d’en haut que celle qui dort inutile dans le noir bénitier de l’église et sur laquelle a passé la main du prêtre. Pourquoi la religion met-elle pour ainsi dire sous le séquestre, pourquoi retire-t-elle de la circulation éternelle tout ce qu’elle touche, même une goutte d’eau ? Cela seul est vraiment sacré qui est consacré à tous, qui passe de main en main, qui sert sans cesse, qui s’use même et se perd dans le service universel. Point de maisons fermées, de temples fermés, d’âmes fermées ; point de vies cloîtrées et murées, de cœurs étouffés ou éteints ; mais la vie à ciel ouvert et à cœur ouvert, sous l’air libre, sous l’incessante bénédiction du soleil et des nuées.

On accuse souvent le philosophe d’orgueil parce qu’il rejette la foi ; pourtant c’est le père de notre philosophie, c’est Socrate qui a dit le premier : je ne sais qu’une chose, que je ne sais rien. C’est précisément parce que le philosophe sait combien de choses il ignore, qu’il ne peut pas affirmer au hasard et qu’il est réduit sur bien des points à rester dans le doute, dans l’attente anxieuse, à respecter la semence de vérité qui ne doit fleurir que dans l’avenir lointain. Affirmer ce qu’on ne sait pas de science certaine, c’est une sorte de cas de conscience. Au point de vue individuel comme au point de vue social, le doute semble, dans certains cas, un véritable devoir ; — le doute ou, si l’on aime mieux, l’ignorance méthodique, l’humilité, l’abnégation de la pensée. Là où le philosophe ignore, il est moralement forcé de dire aux autres et de se dire à lui-même : j’ignore, je doute, j’espère, rien de plus.

Le sentiment le plus original et l’un des plus profondément moraux de notre siècle, — du siècle de la science, — c’est précisément ce sentiment de doute sincère par lequel on considère tout acte de foi comme une chose sérieuse, qu’on ne saurait accomplir à la légère, un engagement plus grave que tous ces engagements humains qu’on hésite tant à prendre : c’est la signature dont parlait le moyen âge, qu’on trace avec une goutte de son sang et qui vous enchaîne pour l’éternité. Au moment de la mort surtout, à cette heure où les religions disent à l’homme : abandonne-toi un instant, laisse-toi aller à la force de l’exemple, de l’habitude, au désir d’affirmer même là où tu ne sais pas, à la peur enfin, et tu seras sauvé, — à cette heure où l’acte de foi aveugle est la suprême faiblesse et la suprême lâcheté, le doute est assurément la position la plus haute et la plus courageuse que puisse prendre la pensée humaine : c’est la lutte jusqu’au bout, sans capitulation ; c’est la mort debout, en présence du problème non résolu, mais indéfiniment regardé en face.


III. — SUBSTITUTION DES HYPOTHÈSES MÉTAPHYSIQUES AUX DOGMES


Là où cesse la science positive, il y a encore place pour l’hypothèse et pour cette autre science, dite métaphysique, qui a pour but d’évaluer les probabilités comparatives des hvpothèses : savoir, supposer, raisonner dans tous les sens en partant de ce qu’on a supposé, chercher enfin, — ces mots paraissent rendre tout l’esprit moderne : nous n’avons plus besoin du dogme. La religion, qui n’était à l’origine qu’une science naïve, a fini par devenir l’ennemie même de la science ; à l’avenir, il faudra qu’elle se fonde, si elle le peut, dans la science elle-même ou dans l’hypothèse vraiment scientifique, je veux dire celle qui ne se donne que comme hypothèse, se déclare elle-même provisoire, mesure son utilité à l’étendue de l’explication qu’elle fournit et n’aspire qu’à disparaître pour faire place à une hypothèse plus large. Mieux vaut la science ou la recherche que l’adoration immobile. Ce qui seul est éternel dans les religions, c’est la tendance qui les a produites, le désir d’expliquer, d’induire, de tout relier en nous et autour de nous ; c’est l’activité infatigable de l’esprit, qui ne peut s’arrêter devant le fait brut, qui se projette en toutes choses, d’abord troublé, incohérent, comme il fut jadis, puis clair, coordonné et harmonieux, comme est la science d’aujourd’hui. Ce qui est respectable dans les religions, c’est donc précisément le germe de cet esprit d’investigation scientifique et métaphysique qui tend aujourd’hui à les renverser l’une après l’autre.

Le sentiment religieux proprement dit ne doit pas se confondre avec ce qu’on pourrait appeler l’instinct métaphysique : il en est profondément distinct. Il est appelé à se dissoudre avec l’extension de la science, tandis que l’autre pourra se transformer de toutes les façons sans disparaître. L’instinct de la spéculation libre répond d’abord à un sentiment indestructible, celui des bornes de la connaissance positive : il est comme la résonance en nous de l’immortel mvstère des choses. Il répond en outre à une autre tendance invincible de l’esprit, le besoin de l’idéal, le besoin de dépasser la nature visible et tangible, non seulement par l’intelligence, mais par le cœur. L’âme humaine, comme les hirondelles, a les ailes trop longues pour voler tout près de terre : elle esl faite pour les grands coups d’ailes, les élans faciles et puissants dans le plein ciel. Il faut seulement qu’elle se soulève une fois du sol ; souvent elle ne le peut : ses longues ailes battent en vain la terre sans pouvoir la chasser et se souillent de boue. Quelle force la saisira et la lancera dans les cieux ? Le désir même de ces espaces inconnus, le désir de l’idéal infini et incertain. La nature, telle que nous la font connaître les sciences positives, est sans doute la seule divinité parfaitement incontestable, elle est le deus certus (c’est ainsi que l’empereur Aurélien appelait le soleil) ; mais cette certitude même est une condition d’infériorité : la lumière du soleil n’est pas la plus brillante lumière, le réel ne saurait être pour la pensée humaine définitivement divin. Le dieu idéal est donc nécessairement aussi le deus incertus, le dieu problématique, peut-être mensonger.

Grâce à ce double sentiment des bornes de notre science et de l’infinité de notre idéal, il est inadmissible que l’homme renonce jamais aux grands problèmes sur l’origine et sur la fin des choses : l’enfant peut bien pour un instant, dit Spencer, en se cachant la tête sous sa couverture, échappera la conscience des ténèbres qui l’environnent ; mais cette conscience, bien que rendue moins vive, subsiste néanmoins, et l’imagination continue nécessairement à s’occuper de ce qui est placé au delà des limites de la perception. Le progrès de la pensée humaine a porté encore moins sur les réponses aux problèmes que sur l’art de formuler les problèmes eux-mêmes : les énigmes ne nous sont plus posées dans les mêmes termes naïfs qu’elles l’étaient pour les premiers hommes. C’est là l’une des preuves de l’agrandissement de l’esprit humain ; par malheur, la réponse est toujours aussi difficile que tentante. Nous ne tenons jusqu’ici aucune explication, mais une simple transposition du grand mystère, reporté plus loin et plus haut, de telle sorte que, comme l’a dit encore Spencer, « tout côté mystérieux enlevé à l’ancienne interprétation de l’univers est ajouté à la nouvelle interprétation. » Spencer, on le sait, a comparé quelque part le savoir humain à une sphère lumineuse perdue dans un infini d’obscurité ; plus la sphère va grandissant, plus elle multiplie ses points de contact avec la nuit, de telle sorte que la science, en augmentant, ne ferait qu’élargir l’abîme de notre ignorance.

Il ne faudrait pourtant pas tomber à ce sujet dans l’exagération. L’univers est infini sans doute, et conséquemment la matière de la science humaine est infinie ; néanmoins, l’univers est dominé par un certain nombre de lois simples dont nous pouvons nous rendre compte de mieux en mieux. Plusieurs vies d’hommes seraient nécessaires pour connaître dans leur complexité toutes les branches des épopées védiques, mais nous pouvons cependant, dès aujourd’hui, saisir les idées maîtresses, les principes qui les dominent ; rien n’empêche qu’il en soit ainsi un jour pour l’épopée de l’univers. Nous pourrons même en venir à délimiter les points précis sur lesquels porte notre ignorance, à marquer dans les chaînes des phénomènes entrecroisés à l’infini les anneaux qui sont pour nous hors de prise. On ne peut donc pas dire que notre ignorance aille grandissant avec notre science même, mais on peut considérer comme très probable que notre science sentira toujours quelque chose lui échapper et en viendra à déterminer de plus en plus nettement, quoique d’une manière toute négative, la nature de ce quelque chose. L’infinité de l’« inconnaissable » même n’est en somme qu’une hypothèse. Nous nous accordons peut-être trop à nous-mêmes en croyant à quelque chose d’infini en nous, fût-ce notre ignorance. Peut-être la sphère de notre savoir est-elle, comme notre globe terrestre, enveloppée seulement d’une bande assez étroite de nuages, d’obscurité et d’ignorance ; peut-être n’y a-t-il pas de « fond » des choses, de même qu’il n’est pas de fond et de soutien à notre terre ; peut-être tout se réduit-il à une gravitation de phénomènes. L’inconnu est une atmosphère où nous vivons, mais il ne s’étend peut-être pas plus à l’infini que l’atmosphère terrestre, et on ne peut pas plus faire de la conscience de l’infini inconnaissable le soutien de nos connaissances qu’on ne peut supposer notre globe porté pour ainsi dire par son atmosphère, suspendu à ses nuages[6].

Inconnaissable ou non, infini ou fini, l’inconnu sera toujours l’objet des hypothèses métaphysiques. Admettre ainsi la perpétuité de ces hypothèses, est-ce admettre l’éternité des religions ? Il faut s’entendre sur les termes. Spencer définit la pensée religieuse « celle qui s’occupe de ce qui est au delà de la sphère des sens ; » mais tel est précisément le propre de la pensée philosophique : c’est donc la philosophie en son entier, non pas seulement la religion, qui se trouve englobée par la définition de Spencer. Bien plus, c’est en un sens la science même, car la science, s’occupant de tout ce qui tombe sous la perception ou le raisonnement, cherche par cela même à fixer la limite où leur pouvoir s’arrête : elle touche ainsi indirectement à la sphère de 1’ « inconnaissable », sinon pour la pénétrer, du moins pour la délimiter, ce qui est déjà une sorte de connaissance négative. Le savoir est essentiellement critique et doit se critiquer lui-même. Qu’il faille admettre l’éternité de la philosophie et de la science, cela ne nous semble pas douteux ; mais qu’on en doive conclure, comme Spencer, la pérennité de la religion avec tout ce qu’on entend d’habitude par ce mot, rien de moins prouvé.

Pour Spencer, l’inconnaissable même n’est pas absolument négatif. Au milieu des mystères qui deviennent d’autant plus mystérieux qu’on y réfléchit davantage, il restera toujours, dit-il, une certitude absolue pour l’homme, « c’est qu’il se trouve en présence d’une énergie infinie et éternelle, source de toutes choses. » — Cette formule de la certitude humaine est bien contestable. D’abord le savant admet plutôt une infinité d’énergies qu’une énergie infinie : ce qui substituerait au monisme une sorte d’atomisme mécanique, une division à l’infini de la force. De plus, la religion ne saurait se borner à affirmer l’existence d’une énergie ou d’une infinité d’énergies éternelles. Elle a besoin d’admettre un rapport quelconque entre ces énergies et la moralité humaine, entre la direction de ces énergies et la tendance qui nous porte à faire le bien. Or, un rapport de ce genre est tout ce qu’il y a de plus sujet à doute dans l’évolutionnisme. Nous croyons qu’il faut, sur ce point, faire des hypothèses et le plus d’hypothèses possible ; mais, loin d’offrir un caractère de certitude, ces hypothèses offriraient plutôt, au point de vue de la science pure, un caractère d’improbabilité. La moralité humaine, si on ne la considère que scientifiquement, est une question d’espèce, non une question concernant l’univers. Ce qui distingue des dieux les forces naturelles admises par la science moderne, c’est précisément qu’elles sont indifférentes à notre moralité. Rien de certainement divin ne nous est apparu dans le monde, malgré l’admiration croissante que uous éprouvons pour la complexité de ses phénomènes, pour la solidarité qui existe entre eux, pour la vie latente ou active qui anime toutes choses. La science ne nous montre point un univers qui travaillerait spontanément à la réalisation de ce que nous appelons le bien : pour réaliser ce bien, c’est nous qui devrons plier le monde à notre volonté. Il s’agit de rendre esclaves ces dieux que nous avons commencé par adorer ; il s’agit de substituer au « règne de Dieu » le règne de l’homme.

La prétendue conciliation de la science et de la religion ne se fait donc, chez Spencer, qu’à la faveur de l’ambiguïté des termes. Les partisans des religions n’en ont pas moins recueilli précieusement ces apparentes concessions pour en faire un argument en faveur de la perpétuité des dogmes. « Comment les dogmes finissent », Jouffroy nous l’avait dit ; récemment, un de ses successeurs à la Sorbonne essayait de montrer « comment les dogmes renaissent », et il s’appuyait, suivant l’exemple de Spencer, sur le sens ambigu des mots. Ces « dogmes », ce sont pour M. Caro les principaux points de doctrine du spiritualisme traditionnel — comme si on pouvait donner le nom de dogmes à des hvpothèses philosophiques, fût-ce même à des hypothèses éternelles ! Il ne s’agit d’ailleurs que de s’entendre ; si on appelle dogmes les problèmes toujours renaissants avec leurs solutions toujours hypothétiques, alors les dogmes renaissent et renaîtront toujours : multa renascentur quæ jam cecidere, cadentque… Mais si on raisonne, comme le doit un philosophe, sur des termes d’un sens précis, comment appeler dogmes les libres constructions de la métaphysique ? Voici Heraclite l’évolutionniste, voici Platon le contemplateur des idées, puis vient Aristote suspendant sa pensée à la pensée de la pensée ; Descartes qui cherche dans le doute le fondement d’une vérité plus inébranlable, Leibniz s’efforçant de se faire le miroir de l’univers, Spinoza perdu dans la substance infinie, Kant faisant tourner le monde autour de la pensée et la pensée autour de la loi morale ; où sont les dogmes, dans ces grands poèmes de la métaphysique ? Non, ce ne sont pas là des dogmes, mais des systèmes marqués de l’individualité du génie, quoique renfermant en eux quelque chose de l’éternelle philosophie, de la perennis-philosophia de Leibniz. Chaque système, comme tel, est précisément un moyen de démontrer insuffisance de l’idée maîtresse qui le domine et la nécessité pour l’esprit humain de dépasser cette idée. Systématiser, en effet, c’est, en tirant d’un groupe d’idées tout ce qu’elles contiennent, montrer ce qu’on n’en peut faire sortir, montrer qu’elles ne peuvent être adéquates à la pensée tout entière. Construire, c’est prouver le poids même des pierres dont on se sert, l’impossibilité de les soulever jusqu’au ciel. Il faut construire des systèmes pour un certain nombre d’années, comme l’architecte construit pour trois ou quatre siècles quelque admirable édifice ; puis on peut soi-même, l’œuvre accomplie, marquer les points par où elle craquera d’abord, les colonnes qui céderont les premières, le commencement de l’écroulement final. Toute chute rationnelle force à la résignation, donne dans une certaine mesure la consolation. Ce qui est utile est nécessairement transitoire, car l’utilité se déplace ; c’est ainsi que l’utilité d’un système est la démonstration même de son caractère mortel. Ανάγϰη στηναι, dit le dogme ; Ανάγϰη μὴ στηναι, dit le philosophe. Les systèmes meurent, et à plus forte raison les dogmes ; ce qui reste, ce sont les sentiments et les idées. Tous les arrangements se dérangent, toutes les délimitations et toutes les définitions se brisent un jour ou l’autre, toutes les constructions tombent en poussière ; ce qui est éternel, c’est cette poussière même des doctrines, toujours prête à rentrer dans un moule nouveau, dans une forme provisoire, toujours vivante et qui, loin de recevoir la vie de ces formes fugitives où elle passe, la leur donne. Les pensées humaines vivent non par leurs contours, mais par leur fond. Pour les comprendre il faut les saisir non dans leur immobilité, au sein d’un système particulier, mais dans leur mouvement, à travers la succession des doctrines les plus diverses.

Ainsi que la spéculation même et l’hypothèse, le sentiment philosophique et métaphysique qui y correspond est éternel, mais il est aussi éternellement changeant. Anotre époque, il est déjà bien loin de la « certitude intime » du dogme, de la foi confiante et reposée. Si l’indépendance de l’esprit et la libre spéculation ont leur douceur, leur attrait, leur ivresse même, elles ont aussi leur trouble et leur inquiétude. Il faut se résoudre aujourd’hui à souffrir davantage par notre pensée, comme d’ailleurs nous jouissons davantage par elle ; car la vie de l’esprit, comme celle du corps, est faite d’une balance entre, la peine et le plaisir. La haule émotion métaphysique, comme la haute émotion esthétique, n’est jamais pure de toute tristesse[7]. Un jour viendra où, dans tous les cœurs, des cordes graves et même douloureuses s’éveilleront, demanderont parfois à vibrer, comme elles vibraient jadis aux cœurs privilégiés des Heraclite et des Jérémie. Le sentiment métaphysique ne peut pas ne pas avoir quelque chose de triste, comme le sublime que nous nous sentons incapables de jamais embrasser, comme le doute même, comme le mal intellectuel, le mal moral, le mal sensible toujours mêlés à toutes nos joies et dont ce doute est un retentissement dans notre conscience. À ce point de vue, on peut dire qu’il y a une part de souffrance en toute philosophie profonde comme en toute profonde religion.


Un jour que j’étais assis à ma table de travail, mon amie est venue à moi tout inquiète : « Quel front triste ! Qu’as-tu donc ? Des larmes, mon Dieu ! T’ai-je fait de la peine ? — Eh non, m’en fais-tu jamais ? Je pleure d’une pensée, tout simplement, oui, d’une pensée en l’air, abstraite, d’une pensée sur le monde, sur le sort des choses et des êtres. N’y a-t-il pas dans l’univers assez de misère pour justifier une larme qui semble sans objet, comme assez de joie pour expliquer un sourire qui semble naître de rien ? » Tout homme peut pleurer ou sourire ainsi, non sur lui, ni même sur les siens, mais sur le grand Tout où il vit, et c’est le propre de l’homme que cette solidarité consciente où il se trouve avec tous les êtres, cette douleur ou cette joie impersonnelle qu’il est capable d’éprouver. Cette faculté de s’impersonnaliser pour ainsi dire est ce qui restera de plus durable dans les religions et les philosophies, car c’est par là qu’elles sont le plus intérieures. Sympathiser avec la nature entière, en chercher le secret, vouloir contribuer à son amélioration, sortir ainsi de son égoïsme pour vivre de la vie universelle, voilà ce que l’homme fera toujours par cela seul qu’il est homme, qu’il pense et qu’il sent.

Les religions peuvent donc passer sans que l’esprit et le sentimentmétaphysiques en soient le moins du monde altérés. Quand les Hébreux allaient vers la terre promise, ils sentaient Dieu avec eux ; Dieu avait parlé et avait dit : c’est là-bas ; le soir une nuée de feu s’allumait et marchait devant eux. Maintenant la lueur céleste s’est éteinte, nous ne sommes pas bien sûrs d’avoir Dieu sur nos têtes, nous ne possédons d’autre lumière que notre intelligence, et, avec cette simple lueur, il faut se diriger dans la nuit. Si encore nous étions sûrs qu’il y a une terre promise, que d’autres que nous y arriveront, que le désert aboutira à quelque chose ! Mais non, cette certitude même nous est enlevée : nous cherchons un nouveau monde et nous ne pouvons affirmer qu’il existe ; nul n’y est allé, nul n’en est revenu ; il nous faut le découvrir avant de nous y reposer. Et pourtant nous avancerons toujours, poussés par un infatigable espoir.





CHAPITRE II
L’ASSOCIATION. — CE QUI SUBSISTERA
DES RELIGIONS DANS LA VIE SOCIALE




Caractère social des religions, communions religieuses, églises. — Type idéal de l’association libre. — Ses diverses formes.
I. L’Association des intelligences. Comment cette association conservera un des éléments les plus précieux des religions. — Sociétés d’études scientifiques, philosophiques, religieuses. Écueils à éviter. — De la vulgarisation des idées scientifiques et de la « conversion » des esprits à la science.
II. L’Association des volontés et le prosélytisme moral. Évolution par laquelle la religion tend, dès maintenant, chez les âmes les plus hautes, à se fondre avec la charité. — La pitié et la charité survivront aux dogmes. — Rôle de l’enthousiasme dans le prosélytisme moral. — Nécessité de l’espérance pour soutenir l’enthousiasme. — Possibilité de propager les idées morales, lo sans les mythes et les dogmes religieux ; 2o sans les idées de sanction religieuse. — Le héros criminel et heureux imaginé par Baudelaire ; critique de cette conception. — Le culte du souvenir et des morts.
III. L’Association des sensibilités — Culte de l’art et de la nature. — L’art et la poésie se détacheront des religions et leur pourront survivre. Nécessité de développer le sentiment esthétique et le culte de l’art à mesure que s’affaiblit le sentiment religieux. Poésie, éloquence, musique, leur rôle dans l’avenir. — Substitution finale de l’art au rite. — Culte de la nature. Que le sentiment de la nature fut à l’origine un élément essentiel du sentiment religieux. Supériorité du culte de la nature sur celui de l’art humain. La nature, vrai temple de l’avenir.


L’idée pratique la plus durable qu’où trouve au fond de l’esprit religieux, comme au fond des tentatives de réforme sociale, est l’idée d’association. À l’origine, nous l’avons vu, la religion est essentiellement sociologique, par sa conception de la « société des dieux et des hommes. « Ce qui subsistera des diverses religions dans l’irréligion future, c’est cette idée que le suprême idéal de l’humanité, et même de la nature, consiste dans l’établissement de rapports sociaux toujours plus étroits entre les êtres. Les religions ont donc eu raison de s’appeler elles-mêmes des associations et des églises (c’est-à-dire des assemblées). C’est par la force des associations, soit secrètes, soit ouvertes, que les grandes religions juive et chrétienne ont envahi le monde. Le christianisme a même abouti, dans l’ordre moral et social, à la notion de l’église universelle, d’abord militante, puis triomphante et unie dans l’amour. Seulement, par une étrange aberration, au lieu de considérer l’universalité comme un idéal, limite inaccessible d’une évolution indéfinie, on a présenté la catholicité comme déjà réalisée dans un système de dogmes qu’il n’y aurait plus qu’à faire connaître et, au besoin, à imposer. Ce contresens a été la perte des religions dogmatiques, et il subsiste encore même dans les religions qui changent les dogmes en symboles, car il y a encore moins de symbole universel que de dogme universel. La seule chose universelle doit être précisément l’entière liberté donnée aux individus de se représenter à leur manière l’éternelle énigme et de s’associer avec ceux qui partagent les mêmes conceptions hypothétiques.

L’association, entravée jusquici par les lois, l’ignorance, les préjugés, les difficultés des communications, qui sont une difficulté de rapprochement, etc., n’a guère commencé qu’en ce siècle à montrer toute sa puissance. Il viendra sans doute un jour où des associations de toute sorte couvriront le globe, où tout, pour ainsi dire, se fera par association, où dans le grand corps social des groupes sans nombre de l’aspect le plus divers se formeront, se dissoudront avec une égale facilité, circuleront sans entraver en rien la circulation générale. Le type dont toute association doit chercher à se rapprocher, c’est celui qui unirait à la fois l’idéal du socialisme et l’idéal de l’individualisme, c’est-à-dire celui qui donnerait à l’individu le plus de sécurité dans le présent et dans l’avenir tout en lui donnant aussi le plus de liberté. Dès maintenant toute assurance est une association de ce genre ; d’une part, elle fait protéger l’individu par une immense force sociale mise en commun ; d’autre part, elle n’exige de l’individu qu’un minimum de contribution, elle le laisse libre d’entrer ou de sortir à son gré de l’association, le protège enfin sans rien imposer.

Le tort des religions et aussi des systèmes socialistes, nous l’avons déjà remarqué, c’est de s’être figuré jusqu’ici l’individu comme présentant un type moral et intellectuel inique. Les êtres humains ne sont, ni au dedans ni au dehors, des figures de cire copiées sur le même patron ; la psychologie et la physiologie des peuples, — sciences encore embryonnaires, — nous montreront un jour toute la diversité qui existe dans les races humaines et qui, par des phénomènes d’atavisme sans nombre, ramène brusquement l’hétérogénéité au sein même des types les plus corrects. Le sentiment religieux, métaphysique et moral, doit prendre un jour toutes les formes, provoquer tous les groupements sociaux, se faire individualiste pour les uns, socialiste pour les autres, afin que les différents genres d’esprits puissent se rapprocher et se classer, — sous la seule condition de garder toute leur indépendance, de n’altérer en rien la liberté de leurs croyances par l’action de les mettre en commun. Plus on est uni, plus on doit être indépendant ; il faut tout partager sans pourtant rien aliéner : les consciences peuvent se faire transparentes l’une pour l’autre sans rien perdre de l’aisance de leurs mouvements. L’avenir, en un mot, est à l’association, pourvu que ce soit des libertés qui s’associent, et pour augmenter leur liberté, non pour en rien sacrifier.

Si, de ces principes généraux, nous passons à des applications particulières, nous trouvons trois formes essentielles de libre association qui devront survivre aux religions : celle des intelligences, celle des volontés, celle des sensibilités.


I. — ASSOCIATION DES INTELLIGENCES


La libre association des pensées individuelles permettra leur groupement toujours provisoire en des croyances variées et variables, qu’elles regarderont elles-mêmes comme l’expression hypothétique et en tous cas inadéquate de la vérité. Il y a des divisions et des subdivisions dans le monde de la pensée semblables aux divisions géographiques de notre terre ; ces divisions s’expliquent par la répartition même du travail : chacun a une tâche distincte à remplir, un objet distinct auquel il doit appliquer son intelligence. Or, tous les travailleurs unis dans un même effort de pensée et tournés vers un même point de l’horizon intellectuel tendent naturellement à se rapprocher ; toute coopération tend à devenir union et association. Nous avons tous une patrie intellectuelle, comme une patrie terrestre ; dans celle-là comme dans celle-ci nous sentons des concitoyens, des frères, vers lesquels nous pousse une sympathie naturelle. Cette sympathie s’explique par une conscience vague de la solidarité des intelligences humaines, qui ne peuvent se désintéresser l’une de l’autre, qui aiment à partager la vérité ou l’erreur comme le plaisir ou la souffrance : il est bon de les voir ainsi se rapprocher, se rejoindre, s’harmoniser, pourvu qu’elles ne se prennent pas elles-mêmes dans une sorte d’engrenage, et que leur solidarité soit une condition de progrès, non d’arrêt et d’immobilité. Les hommes se plairont toujours à mettre en commun et à partager leurs idées, comme les disciples de Socrate apportaient ensemble et partageaient leurs repas dans la petite maison remplie par l’amitié ; on est rapproché par ce qu’on sait, suppose ou préjuge, comme par ce qu’on aime. Le rayonnement de notre cœur doit d’abord chercher ceux qui sont plus près de nous, ceux qui sont nos voisins par leur pensée et leurs travaux. Le travail ne façonne pas seulement les objets, il façonne aussi à la longue le travailleur : une même occupation poursuivie avec le même amour finit par donner à la longue le même cœur. Le travail, de quelque ordre qu’il soit, constitue donc un des liens les plus forts entre les hommes. Aussi de nos jours les associations se forment-elles entre les savants ou les chercheurs comme entre les travailleurs des mêmes corps de métier. Nous avons des sociétes d’études scientifiques, médicales, biologiques, etc. ; nous avons des sociétés d’études littéraires et philologiques, d’études philosophiques, psychologiques ou morales, d’études économiques ou sociales, enfin d’études religieuses. Ces sociétés sont de vraies églises, mais des églises pour le libre travail, non pour le repos dans une foi convenue ; elles iront se multipliant par la spécification même de chacune de ces études. De telles associations entre travailleurs sont le type dont se rapprochera sans doute dans l’avenir toute association, y compris celles d’un caractère religieux. La communauté de recherches, qui crée une fraternité semblable à la communauté de foi, est souvent supérieure et plus féconde. Un jour sans doute les plus hautes associations religieuses ne seront que des associations d’études religieuses ou métaphysiques. Ainsi se réconcilieront les éléments les meilleurs de l’individualisme et du socialisme. Le caractère impondérable et extensible à l’infini de la science, la possibilité qu’elle nous donne d’ajouter la valeur de tous à notre valeur personnelle sans pourtant en rien détourner, font de l’acquisition des connaissances le type de l’appropriation parfaite, qui satisfait tout à la fois l’individu et la société.

Il y a toutefois ici un écueil à éviter. Il faut se défier de la force que les opinions, surtout les opinions morales, sociales et métaphysiques, semblent prendre lorsqu’elles sont réunies en faisceau, comme les sarments de la fable ; cette force de résistance qu’elles gagnent n’augmente en rien leur valeur intrinsèque, — de même que chaque sarment reste individuellement aussi fragile, même au sein du faisceau qui résiste à la main la plus vigoureuse. Novalis disait : « Ma croyance a gagné un prix infini à mes yeux, du moment que j’ai vu qu’une autre personne commençait à la partager, » — C’est là une constatation psychologique fort juste, mais c’est au fond la constatation d’une illusion dangereuse et contre laquelle il faut se prémunir ; car, dans un certain entraînement de passion, il est plus facile de se tromper à deux, il est plus facile même de se tromper quand on est mille, que quand on est un. La science a ses enthousiastes, mais elle a aussi ses fanatiques ; elle aurait au besoin ses intolérants et ses violents. Heureusement, elle porte son remède avec elle : agrandissez la science, et elle devient le principe même de toute tolérance, car la science la plus grande est celle qui connaît le mieux ses limites.

Tandis que les esprits distingués s’associeront ainsi pour mettre en commun leurs travaux et leurs spéculations, les hommes dont la vie est tournée plutôt du côté du travail manuel s’associeront aussi pour mettre en commun leurs croyances plus ou moins vagues, plus ou moins irréfléchies, mais d’où le surnaturel sera exclu toujours davantage à mesure que l’instruction scientifique se répandra dans le peuple. Ces croyances, qui seront surtout métaphysiques chez certains peuples, pourront être chez d’autres, comme dans les nations latines, surtout sociales et morales. Toutes les associations offriront les types les plus divers, selon les opinions mêmes qui auront présidé à leur formation ; elles se ressembleront pourtant par ce trait commun, qu’elles excluront progressivement tout dogme, toute révélation. En outre, ces associations de croyants auront pour commun idéal de se rapprocher des associations de chercheurs et de savants dont nous venons de parler. Les personnes instruites qui se trouveront à la tête de ces sortes de communions auront pour tâche d’y vulgariser les résultats des recherches scientifiques ou métaphysiques entreprises dans les sociétés plus élevées. Il n’y aura pas de temple qui ne soit ainsi formé de plusieurs temples superposés, comme les nefs superposées de certaines églises anciennes ; et le plus haut de ces temples, celui d’où descendra la parole la plus inspirée, sera bâti à ciel ouvert et habité non par des fidèles, mais au contraire par des infidèles à toute vérité bornée, par des esprits toujours en quête d’un savoir plus étendu et plus sûr : ad lucem per lucem.

Un des effets principaux de l’association des intelligences ainsi pratiquée, sera la diffusion et la propagation des idées scientifiques dans le peuple. Si on considère les religions comme une vulgarisation des premières théories scientifiques humaines, on peut croire que le plus sûr moyen d’en combattre les erreurs et d’en conserver les bons côtés sera la vulgarisation des théories vraies de la science moderne. Vulgariser, c’est en un sens « convertir, » mais c’est convertir à des vérités hors de doute ; c’est une des tâches les plus capables de tenter un philanthrope : on est sûr que le vrai ne fera pas de mal quand on le répand sans l’abaisser. Une parole vraiment bonne, un livre vraiment bon sont souvent meilleurs qu’une bonne action : ils portent plus loin, et si quelquefois un acte imprudent d’héroïsme a pu être funeste, une parole allant au cœur ne le fut jamais. De nos jours on trouve déjà des livres à l’usage des enfants et du peuple qui sont de véritables chefs-d’œuvre, et qui mettent à leur portée les plus hautes idées de la morale et de certaines sciences, sans les défigurer en rien ; ces livres sont des espèces de catéchismes moraux ou scientifiques bien supérieurs aux catéchismes religieux. On peut être assuré qu’il se produira un jour, pour les grandes théories cosmologiques ou métaphysiques, des livres de ce genre, résumant dans un langage à la portée de tous et sous de vives images les faits acquis ou les hypothèses probables. La vulgarisation, venant de plus en plus s’interposer entre la haute science et l’ignorance populaire, remplacera ainsi les religions, qui sont elles-mêmes un ensemble de notions exotériques, une représentation symbolique et grossière d’un savoir profond autrefois, aujourd’hui naïf. La science moderne, pour progresser, a besoin de se populariser ainsi ; elle avance en s’élargissant toujours, comme les grands fleuves ; bien plus, sans cet élargissement continu, elle n’avancerait pas.

Un des grands avantages de la science, c’est qu’elle utilise jusqu’aux demi-talents et aux esprits les plus modestes. — ce que l’art ne peut pas faire. Un poète médiocre est bien souvent un être absolument inutile, un zéro dans l’univers ; au contraire, un esprit très ordinaire, qui apportera un perfectionnement presque insignifiant dans l’enroulement des fils d’une bobine électrique ou dans l’engrenage d’une machine à vapeur, aura rendu un réel service : il aura fait son œuvre ici-bas, il aura payé son tribut, justifié sa place au soleil. Tandis que l’art ne souffre pas la médiocrité, la science peut s’appuyer sur elle ; chez tous elle peut rencontrer des collaborateurs. Par cela même, la science trouve en elle une force de propagation que l’art ne possède pas toujours au même degré, que les religions seules ont eue à ce point. L’art peut rester très facilement aristocratique ; la science, elle, ne dédaigne rien, ramasse toutes les observations, rassemble et multiplie toutes les forces intellectuelles. Comme les grandes religions bouddhique et chrétienne, elle est égalitaire, elle a besoin des foules, elle a besoin de s’appeler légion. Sans doute un petit nombre de génies dominateurs sont toujours nécessaires pour mener le travail, embrasser l’ensemble des matériaux apportés, les distribuer, s’élever aux inductions imprévues. Mais ces génies, trop isolés, seraient impuissants. Il faut que chaque homme apporte sa pierre, un peu au hasard, et que toutes ces pierres se tassent lentement sous l’effort de leur propre poids, pour que l’œuvre sortie de cette collaboration de l’humanité entière devienne vraiment inébranlable. Les digues bâties à pierres perdues sont les plus solides de toutes. Quand on marche sur ces digues, on sent la mer passer et frémir non seulement autour de soi, mais sous ses pieds mêmes ; on entend le grondement vain de l’eau qui se joue autour de chaque bloc non taillé ni cimenté sans pouvoir en arracher un seul, et qui baigne tout sans rien détruire. Telles sont dans l’esprit humain les constructions de la science, bâties avec de petits faits amassés au hasard, que les générations ont jetés en désordre les uns sur les autres, et qui pourtant finissent par se tenir si solidement que nul effort de l’imagination ne peut plus les disjoindre : le rêve se joue désormais autour de ces réalités emboîtées l’une dans l’autre, sans pouvoir les entamer. L’esprit humain, malgré son va-et-vient éternel, sent alors en lui quelque chose de solide que les vagues des flux et des reflux peuvent pénétrer non emporter.


II. — L’ASSOCIATION DES VOLONTÉS ET LE PROSÉLYTISME MORAL


Un deuxième élément survivra aux religions. Comme les intelligences affranchies du dogme, les volontés continueront à s’associer librement en vue des souffrances humaines à soulager, des vices et des erreurs à guérir, des idées morales à répandre. Cette association a, comme celle des intelligences, son principe dans la conscience de la solidarité et de la fraternité humaine, mais, bien entendu, il ne s’agit plus de la fraternité fondée sur des idées superstitieuses ou antiphilosophiques, sur la communauté d’origine, sur l’existence d’un même père terrestre ou même céleste ; il s’agit d’une fraternité rationnelle et morale fondée sur l’identité de nature et de tendance. Le vrai philosophe ne doit pas dire seulement : rien de ce qui est humain ne m’est étranger, mais : rien de ce qui vit, soutire et pense ne m’est étranger. Le cœur se retrouve partout où il entend battre un cœur comme lui, jusque dans l’être le plus infime, à plus forte raison dans l’être égal ou supérieur. Un poète de l’Inde, dit la légende, vit tomber à ses pieds un oiseau blessé, se débattant contre la mort ; le cœur du poète, soulevé en sanglots de pitié, imita les palpitations de la créature mourante : c’est cette plainte mesurée et modulée, c’est ce rythme de la douleur qui fut l’origine des vers ; comme la poésie, la religion a aussi son origine la plus haute et sa plus belle manifestation dans la pitié. L’amour des hommes les uns pour les aulrcs n’a pas besoin d’être précédé par l’accord complet des esprits ; c’est cet amour même qui arrivera à produire un accord relatif : aimez-vous l’un l’autre, et vous vous comprendrez ; quand vous vous serez bien compris, vous serez déjà plus près de vous entendre. Une lumière jaillit de l’union des cœurs.

L’universelle sympathie est le sentiment qui devra se développer le plus dans les sociétés futures. Dès aujourd’hui, par une évolution absolument inévitable, la religion chez les âmes les plus hautes a fini par se fondre avec la charité. Encore dures et stériles chez les peuples primitifs Quelles ne sont qu’un recueil de formules de propitiation, les religions ont fini, en se pénétrant de morale, par devenir l’une des sources essentielles de la tendresse humaine. Le bouddhisme et le christianisme se sont trouvés à la tête des principales œuvres de charité que l’homme ait entreprises. Condamnées fatalement, au bout d’un laps de temps plus ou moins long, à la stérilité intellectuelle, ces religions ont eu le génie du cœur. Les Vincent de Paul ont peu à peu remplacé les saint Augustin ou les saint Athanase, non sans profit pour l’humanité. Cette évolution ira s’accentuant sans doute. Aujourd’hui, par exemple, où si peu d’œuvres intellectuelles d’un vrai talent se sont produites dans la sphère théologique[8], beaucoup d’œuvres pratiques ont été conçues et exécutées par des prêtres. Un jour viendra sans doute où toute souffrance personnelle, réagissant sur les sentiments sympathiques, fera naître un désir de soulager la souffrance d’autrui. La douleur physique produit en général un besoin d’agitation physique : de même que des lois esthétiques viennent rythmer cette agitation, transforment les gestes désordonnés en mouvements réguliers, les cris en chants de douleur[9], de même, dans la souffrance morale, une loi plus complexe, intervenant de nouveau, peut diriger vers autrui l’instinct qui nous pousse à agir pour oublier de souffrir ; alors toute souffrance pourra devenir, chez celui même qui l’éprouve, une source de pitié à l’égard des souffrances d’autrui, tout malheur personnel sera un principe de charité.

Comme le sentiment artistique, le plus haut sentiment religieux doit être fécond ; il doit porter à l’action. Religion, si l’on en croit saint Paul lui-même, veut dire charité, amour ; or, il n’y a pas de charité sinon envers quelqu’un, et l’amour véritablement riche ne peut pas s’épuiser dans la contemplation et l’extase mystique, qui scientifiquement ne sont pour lui qu’une déviation et comme un avortement. L’amour véritable doit se tourner à agir. Ainsi s’efface l’antique opposition de la foi et des œuvres : il n’y a pas de foi puissante sans les œuvres, pas plus qu’il n’y a de vrai génie stérile ou de vraie beauté inféconde. Si Jésus préférait Marie, immobile à ses pieds, à Marthe s’agitant dans la maison, c’est que sans doute il pressentait dans la première un trésor d’énergie morale se réservant en quelque sorte pour les grands dévouements : cette réserve n’était qu’une attente, elle ressemblait au silence que gardent les amours sincères, silence qui en dit plus que toutes les paroles.

La charité sera toujours le point où viendront se confondre la spéculation théorique la plus risquée et l’action pratique la plus sûre. S’identifier par la pensée et le cœur avec autrui, c’est spéculer au plus beau sens du mot : c’est risquer le tout pour le tout. Ce grand risque, l’homme voudra toujours le courir. Il y est poussé par les plus vivaces penchants de sa nature. Gœthe disait qu’un homme n’est vraiment digne de ce nom que quand il a « fait un enfant, bâti une maison et planté un arbre. » Cette parole, sous une forme un peu triviale, exprime très bien ce sentiment de fécondité inhérent à tout être, ce besoin de donner ou de développer la vie, de fonder quelque chose : l’être qui n’obéit pas à cette force est un déclassé, il souffre un jour ou l’autre, et il meurt tout entier. Heureusement, l’égoïsme absolu est moins fréquent qu’on ne le croit ; vivre uniquement pour soi est plutôt une sorte d’utopie se résumant dans cette formule naïve : « tous pour moi, moi pour personne. » Les plus humbles d’entre nous, dès qu’ils ont entrepris une œuvre, ne se possèdent plus eux mêmes : ils ne tardent pas à appartenir tout entiers à l’œuvre commencée, à une idée, et à une idée plus ou moins impersonnelle ; ils sont tirés malgré eux par elle, comme la fourmi roulant sous le brin de paille qu’elle a saisi une fois et qui l’entraîne jusque dans des fondrières sans pouvoir lui faire lâcher prise.

Le promoteur de toutes les entreprises, petites ou grandes, de presque toutes les œuvres humaines, c’est l’enthousiasme, qui a joué un rôle si important dans les religions. L’enthousiasme suppose la croyance en la réalisation possible de l’idéal, croyance active, qui se manifeste par effort. Le possible n’a le plus souvent qu’une démonstration, son passage au réel ; on ne peut donc le prouver qu’en lui ôtant son caractère distinctif, le pas encore. Aussi les esprits trop positifs, trop amis des preuves de fait, ont-ils cette infirmité de ne pouvoir bien comprendre tout le possible ; les analystes distinguent trop exactement ce qui est de ce qui n’est pas pour pouvoir pressentir et aider la transformation constante de l’un dans l’autre. Il y a sans doute un point de jonction entre le présent et l’avenir, mais ce point de jonction est difficilement saisissable pour l’intelligence pure : il est partout et nulle part ; ou, pour mieux dire, ce n’est pas un point inerte, mais un point en mouvement, une direction, conséquemment une volonté poursuivant un but. Le monde est aux enthousiastes, qui mêlent de propos délibéré le pas encore et le déjà, traitant l’avenir comme s’il était présent ; aux esprits synthétiques qui dans un même embrassement confondent l’idéal et le réel ; aux volontaires qui savent brusquer la réalité, briser ses contours rigides, en faire sortir cet inconnu qu’un esprit froid et hésitant pourrait appeler avec une égale vraisemblance le possible ou l’impossible. Ce sont les prophètes et les messies de la science. L’enthousiasme est nécessaire à l’homme, il est le génie des foules, et, chez les individus, c’est lui qui produit la fécondité même du génie.

L’enthousiasme est fait d’espérance, et pour espérer, il faut avoir un cœur viril, il faut du courage. On a dit : le courage du désespoir ; il faudrait dire : le courage de l’espoir. L’espérance dent se confondre avec la vraie et active charité. Si, au fond de la boîte de Pandore, est restée sans s’envoler la patiente Espérance, ce n’est pas qu’elle ait perdu ses ailes et qu’elle ne puisse, abandonnant la terre et les hommes, s’enfuir librement en plein ciel ; c’est qu’elle est avant tout pitié, charité, dévouement ; c’est qu’espérer, c’est aimer, et qu’aimer, c’est savoir attendre auprès de ceux qui souffrent.

Sur la boîte de Pandore entr’ouverte où est restée ainsi l’espérance amie, prête à tous les dévouements pour les hommes et pour l’avènement de l’idéal humain, il faut écrire comme sur le coffret du Marchand de Venise qui contenait l’image de la bien-aimée : « Qui me choisit, doit hasarder tout ce qu’il a. »

L’objet de l’enthousiasme varie d’âge en âge : il s’est attaché à la religion, il peut aussi s’attacher aux doctrines et aux découvertes scientifiques, il peut surtout s’attacher aux croyances morales et sociales. De là cette nouvelle conséquence, que l’esprit même de prosélytisme, qui semble si particulier aux religions, ne disparaîtra en aucune manière avec elles : il se transformera seulement. Chez tout homme sincère et enthousiaste, ayant à dépenser une surabondance d’énergie morale, on trouve l’étoffe d’un missionnaire, d’un propagateur d’idées et de croyances. Après la joie de posséder une vérité ou un système qui semble la vérité, ce qui sera toujours le plus doux au cœur humain, c’est de répandre cette vérité, de la faire parler et agir par nous, de l’exhaler comme notre souffle même, de la respirer et de l’inspirer tout ensemble. Il n’y a pas seulement douze apôtres dans l’histoire de l’humanité ; on compte encore aujourd’hui et on comptera dans l’avenir autant d’apôtres que de cœurs restés jeunes, forts et aimants. Il n’existe pas d’idée dans notre cerveau qui n’ait un caractère social, fraternel, une force d’expression et de vibration par delà le moi. L’ardeur à propager les idées aura donc, dans la société future, une importance aussi grande que l’ardeur à les découvrir. Le prosélytisme tout moral prendra pour but de communiquer à autrui l’enthousiasme du bien et du vrai, de relever le niveau des cœurs dans la société entière, principalement chez le peuple.

Ici on nous fera peut-être plus d’une objection ; on nous signalera la difficulté de rendre populaire, indépendamment des religions, un enseignement de la morale conforme aux idées scientifiques de notre temps. Un professeur de la Sorbonne me soutenait un jour que, dans ce temps de crise des doctrines, tout enseignement un peu systématique de la morale, au lieu de la consolider, risque d’en altérer les fondements chez les jeunes esprits. Pas de théories, car elles aboutissent au scepticisme ; pas de préceptes absolus, car ils sont faux ; il ne reste à enseigner que des faits, de l’histoire : on ne trompe pas et on ne se trompe pas soi-même en alléguant un fait. En somme, plus d’enseignement proprement dit de la morale.

Nous croyons au contraire que, de toutes les théories si diverses sur les principes de la morale, on peut déjà tirer un certain fonds d’idées commun, en faire un objet d’enseignement et de propagation populaire. Toutes les théories morales, même les plus sceptiques ou les plus égoïstes à leur point de départ, ont abouti à constater ce fait que l’individu ne peut pas vivre uniquement de soi et pour soi, que l’égoïsme est un rétrécissement de la sphère de notre activité, qui finit par appauvrir et altérer cette activité même. On ne vit pleinement qu’en vivant pour beaucoup d’autres. Nos actions sont comme une ombre que nous projetons sur l’univers ; pour raccourcir cette ombre et la ramener vers nous, il faut diminuer notre taille ; aussi le meilleur moyen pour se faire grand, c’est de se faire généreux, tandis que tout égoïsme a pour conséquence ou pour principe une petitesse intérieure. L’idée et le sentiment qui est au fond de toute morale humaine, c’est toujours le sentiment de la générosité ; généreux et philanthropiques deviennent eux-mêmes, pour qui les regarde sous un certain angle, les systèmes d’Épicure et de Bentham. C’est cet esprit de générosité inhérent à toute morale qu’un moraliste peut et doit toujours s’efforcer de dégager, de faire pénétrer dans l’esprit de ses auditeurs. Que reste-t-il des longues années d’enseignement auxquelles a été vouée notre jeunesse ? Des formes abstraites ? des idées plus ou moins scolastiques inculquées à grand peine ? Non, tout cela se fond, se disperse ; ce qui subsiste, ce sont des sentiments. De l’enseignement de l’histoire se dégage un certain culte du passé et de nos traditions nationales, qui est utile, mais qui peut devenir dangereux s’il est poussé trop loin ; de l’enseignement de la philosophie, une certaine ouverture d’esprit, une curiosité pour la recherche des causes, un amour de l’hypothèse, une tolérance à l’égard des doctrines opposées à la nôtre ; et que doit-il rester d’un enseignement bien suivi de la morale ? Avant tout une générosité du cœur qui fait que, — sans nous oublier nous-mêmes, — du moins nous ne nous soucions plus uniquement de nous. Tous les autres enseignements élargissent l’esprit, celui-ci doit élargir le cœur. Il ne faut donc pas avoir peur de la diversité des systèmes moraux, parce qu’en somme ils n’ont pas trouvé de vérité psychologique et physiologique plus certaine, de fait plus vérifiable que l’amour, principe de tout altruisme, et qu’ils en viennent nécessairement à placer l’être humain dans cette alternative : se dessécher ou s’ouvrir. Les actions exclusivement égoïstes sont des fruits pourrissant sur l’arbre plutôt que de nourrir. L’égoïsme, c’est l’éternelle illusion de l’avarice, prise de peur à la pensée d’ouvrir la main, ne se rendant pas compte de la fécondité du crédit mutuel, de l’augmentation des richesses par leur circulation. En morale comme en économie politique, il est nécessaire que quelque chose de nous circule dans la société, que nous mêlions un peu de notre être propre et de notre vie à celle de l’humanité entière. Les moralistes ont eu tort peut-être de trop parler de sacrifice : on peut contester que la vertu soit, en son fond le plus secret, un sacrifice au sens rigoureux du mot ; mais on ne peut nier qu’elle soit fécondité morale, élargissement du moi, générosité. Et ce sentiment de générosité par lequel, quand on va au fond de soi, on y retrouve l’humanité et l’univers, c’est ce sentiment-là qui fait la base solide de toutes les grandes religions, comme il fait celle de tous les systèmes de morale ; c’est pour cela qu’on peut sans danger, en se plaçant à ce centre de perspective, montrer la diversité des croyances humaines sur le bien moral et sur l’idéal divin : une idée maîtresse domine toujours cette variété, l’idée de l’amour. Être généreux de pensée et d’action, c’est avoir le sens de toutes les grandes conceptions humaines sur la morale et la religion.

D’ailleurs, est-il besoin du secours d’idées mythiques et mystiques pour comprendre la société humaine et ses nécessités, parmi lesquelles se trouve la nécessité même du désintéressement ? Plus l’être humain deviendra conscient, plus il aura conscience de la nécessité, de la rationalité inhérente à la fonction qu’il accomplit dans la société humaine, plus il se verra et se comprendra lui-même dans son rôle d’être social. Un fonctionnaire sans reproche est toujours prêt à risquer sa vie pour accomplir la fonction qui lui est dévolue, fût-ce la simple fonction de garde champêtre, de douanier, de cantonnier, d’employé de chemin de fer ou de télégraphe ; celui-là serait inférieur à ces très humbles employés qui ne se sentirait pas capable de braver lui aussi la mort à un moment donné. On peut se juger soi-même et juger son idéal en se posant cette question : pour quelle idée, pour quelle personne serais-je prêt à risquer ma vie ? — Celui qui ne peut pas répondre à une telle interrogation a le cœur vulgaire et vide ; il est incapable de rien sentir et de rien faire de grand dans la vie, puisqu’il est incapable de dépasser son individualité ; il est impuissant et stérile, traînant son moi égoïste comme la tortue sa carapace. Au contraire, celui qui a présente à l’esprit la pensée de la mort en vue de son idéal, cherche à maintenir cet idéal à la hauteur de ce sacrifice possible ; il puise dans ce risque suprême une tension constante, une infatigable énergie de la volonté. Le seul moyen d’être grand dans la vie, c’est d’avoir la conscience qu’on ne reculera pas devant la mort. Et ce courage devant la mort n’est pas le privilège des religions : il est en germe dans toute volonté intelligente et aimante, il est en germe dans ce sentiment même de l’universel que nous donnent la science et la philosophie ; il commence à se montrer dans ces élans spontanés du cœur, dans ces inspirations de l’être moral semblables à celles du poète, que l’art et la morale cherchent à faire naître plus fréquemment en nous. Indépendamment de toute conception religieuse, la moralité a ce privilège d’être une des poésies les plus hautes de ce monde, dont elle est une des plus vivantes réalités. Cette poésie, au lieu d’être purement contemplative, est en action et en mouvement ; mais le sentiment du beau n’en demeure pas moins un des éléments les plus durables du sentiment moral : la vie vertueuse, les Grecs le disaient déjà, c’est la vie belle et bonne tout ensemble. La vertu est le plus profond des arts, celui dans lequel l’artiste se façonne lui-même. Dans les vieilles stalles en chêne des chœurs d’église, amoureusement sculptées aux âges de foi, le même bois représente souvent sur une de ses faces la vie d’un saint, sur l’autre une suite de rosaces et de fleurs, de telle sorte que chaque geste du saint figuré d’un côté devient de l’autre un pétale ou une corolle : ses dévouements ou son martyre se transforment en un lys ou une rose. Agir et fleurir tout ensemble, souffrir en s’épanouissant, unir en soi la réalité du bien et la beauté de l’idéal, tel est le double but de la vie ; et nous aussi, comme les vieux saints de bois, nous devons nous sculpter nous-mêmes sur deux faces.

On nous objectera encore que la propagation et l’enseignement des idées morales, s’ils deviennent indépendants des religions, manqueront d’un dernier élément qui a sur les esprits religieux une puissance souveraine : l’idée de sanction après la mort, ou tout au moins la certitude de cette sanction. À quoi on peut répondre que le plus pur du sentiment moral est précisément de faire le bien pour le bien même. Et si on réplique que c’est un idéal chimérique, étant si élevé, nous répondrons à notre tour que la force de l’idéal, pour se réaliser, deviendra d’autant plus grande dans les sociétés futures que cet idéal sera placé plus haut[10]. On croit que les idées les plus élevées sont les moins faciles à propager dans les masses : c’est une erreur que l’avenir démentira sans doute de plus sn plus. Tout dépend du talent de celui qui répand ces sentiments et ces idées : le génie de Jésus et des Évangélistes a plus fait pour propager la moralité sur la terre, en exprimant sous une forme populaire et sublime tout ensemble les plus hautes idées morales, qu’en menaçant les hommes de la vengeance divine et des flammes de la géhenne. Dans cette parole : « Aimez-vous les uns les autres ; à ce signe tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres », dans ce précepte admirable et éternel il y a plus de force pratique inépuisable que dans ces autres apostrophes dont nous sourions aujourd’hui : « Vous serez jetés dans le feu… Il y aura des pleurs et des grincements de dents. » Déjà, dans le passé même, c’est sous la protection des sentiments les plus élevés que se sont produites les plus grandes révolutions religieuses ; ces sentiments resteront dans l’avenir, dépouillés des idées superstitieuses auxquelles ils furent longtemps associés, La religion a pu faire par milliers des martyrs courant gaiement aux supplices ; c’est une tâche sans doute plus difficile encore, mais après tout non moins réalisable, de faire des millions de simples honnêtes gens. La moralité ne perdra pas de sa force pratique en se montrant de plus en plus ce qu’elle est, c’est-à-dire le but le plus haut que puisse se poser l’homme : la vraie idée de la moralité se confond avec la charité, et la charité véritable ne va pas sans un désintéressement absolu, qui n’attend une récompense ni des hommes ni de Dieu. La reconnaissance ne doit jamais entrer dans les attentes de la vie, dans les espérances par lesquelles on escompte l’avenir : ce serait d’ailleurs un bien mauvais calcul. Il faut prendre la reconnaissance quand elle vient, comme par surcroît, en être surpris et réjoui comme d’un véritable bienfait. Il est même bon et il est raisonnable de ne jamais faire le bien qu’en s’attendant à l’ingratitude. Et de même il faut se résigner à ne pas recevoir après la mort un prix de sa bonté. L’enseignement moral le plus pratique est celui qui s’adresse aux sentiments les plus généreux.

Pour soutenir la nécessité de l’idée de sanction dans l’enseignement et dans la propagation de la morale, on nous a présenté un jour l’argument suivant, exprimé sous une forme vive et anecdotique. Baudelaire, dit-on, vers les derniers temps de sa vie intellectuelle, avait tracé le canevas d’un grand drame destiné à étonner les partisans de la morale « bourgeoise ». Le héros de ce drame, dépouillant tous les préjugés vulgaires, commettait l’un après l’autre, et avec un égal succès, les forfaits réputés les plus épouvantables, tuait son père, déshonorait son frère, violait sa sœur et sa mère, trahissait son pays ; enfin, son œuvre accomplie, en possession de la fortune et de l’estime publique, on le voyait, retiré dans quelque beau site sous un doux climat, s’écrier le plus tranquillement du monde : « Maintenant jouissons en paix du fruit de nos crimes. » — Quelle réponse, me disait-on, ferez-vous à cet homme et à ceux qui seraient tentés de l’imiter, si vous n’avez pas les menaces de la religion et la perspective des peines futures ? comment troublerez-vous les jouissances que le criminel se promet ?

Recherchons d’abord quelles peuvent être ces jouissances si désirables. Le héros de Baudelaire est naturellement incapable d’éprouver les plaisirs de la famille et du foyer : pour qui a tué son père, avoir un fils n’offre rien de bien désirable. Il est incapable également d’éprouver l’amour de la science pour la science, car l’homme qui aurait pu aimer la science pour elle-même y aurait trouvé assez d’apaisement pour perdre toute chance de devenir un grand criminel. Goûtera-t-il de bien vives jouissances esthétiques ? La délicatesse morale et la délicatesse esthétique se touchent en général d’assez près : il est peu probable que l’être incapable de remords, et à qui échappent ainsi toutes les nuances de la vie morale, soit apte à saisir les nuances du beau, à éprouver dans toutes ses variétés et ses vivacités l’émotion esthétique[11]. La capacité d’une sincère admiration pour le beau correspond toujours à la possibilité de fortes répulsions pour le laid, et la répulsion pour le laid ne va guère sans une répulsion semblable pour la laideur morale. Il est vrai que Byron a inventé des héros sataniques accomplissant les crimes les plus noirs sans rien perdre de leur élégance, de leurs belles façons, de leur haute éducation de grands seigneurs ; mais de tels héros, en supposant qu’ils puissent exister dans la réalité, sont extrêmement malheureux ; ils ont, d’après Byron lui-même et ses disciples, des remords raffinés, qui n’en sont pas moins cuisants, le dégoût de la vie, la misanthropie ; ils ne peuvent comprendre que l’art pessimiste, qui n’a d’autre effet que de retourner le couteau dans leur plaie : leurs jouissances esthétiques se transforment alors en véritables déchirements. Si l’on quitte le byronisme pour s’en tenir à la réalité connue, on peut douter qu’un vrai criminel puisse goûter des plaisirs esthétiques beaucoup plus relevés que ceux d’un garçon boucher ayant reçu quelque instruction. Ses jouissances tourneront donc dans le cercle banal du vin, du jeu et des belles ; mais il ne pourra même pas s’enivrer de bon cœur, car on parle dans l’ivresse ; s’il est prudent, il jouera peu, car il se ruinerait ; restent donc les femmes, qui sont en effet la consolation habituelle des scélérats. De tout temps c’est dans les mauvais lieux que la police est allée chercher les criminels le lendemain de leur crime. Eh bien, en vérité, nous ne voyons aucune raison, si ce n’est des raisons de police et de défense sociale, pour enlever à des misérables les jouissances restreintes qui leur restent dans l’existence. Ce serait faire beaucoup d’honneur au héros de Baudelaire que de vouloir lui donner l’immortalité pour lui faire payer le plus cher possible dans l’autre vie les quelques baisers qu’il a pu acheter dans celle-ci avec son or ensanglanté. Nous n’avons à lui souhaiter aucune souffrance. Celle qu’on désirerait qu’il pût éprouver, c’est celle du remords, mais le remords est un signe de supériorité. Les vrais criminels, les criminels de tempérament, ceux qui sont atteints de ce qu’on appelle la folie morale, ignorent absolument le remords parce qu’ils sont parfaitement adaptés au crime ; ils sont faits pour le milieu amoral où ils vivent, et ils s’y trouvent à l’aise, ils n’éprouvent pas le désir d’en changer. Pour sentir qu’une porte est basse, il faut être de grande taille. Si lady Macbeth avait eu la main assez rude et l’œil assez myope, elle n’aurait jamais désiré ôter de sa main la tache de sang. En général, pour souffrir, il faut toujours dépasser plus ou moins son milieu. Le criminel qui éprouve des remords est donc moins écarté du type humain que celui qui n’en éprouve pas. Le premier peut redevenir homme avec certains efforts ; le second, ignorant même la ligne de démarcation qui le sépare de l’humanité, est incapable de la franchir ; il est muré dans son crime ; c’est une brute ou un fou.

— Mais, objectera-t-on, si cette brute ou ce fou dont vous parlez n’a sur la tête aucune menace divine, sa situation ne deviendra-t-elle pas enviable pour beaucoup de gens, qui travailleront à détruire en eux les instincts moraux et humains pour se placer précisément dans la position de cet homme ? — Nous ne croyons pas que la foi à la sanction religieuse apporte un grand changement à l’aspect qu’un tel être, malade moralement, présente pour tout être sain. Le crime ne peut offrir pour l’homme qu’un seul attrait, celui de la richesse qu’il a chance de se procurer. Mais la richesse, quelque prix qu’elle ait aux yeux populaires, n’est pourtant pas sans commune mesure avec tout le reste. Proposez à un pauvre de le rendre millionnaire en lui donnant la goutte, il refusera s’il a l’ombre de raison. Proposez-lui d’être riche sous la condition d’être bancal ou bossu, il refusera probablement aussi, surtout s’il est jeune ; toutes les femmes refuseraient. La difficulté qu’on éprouve à recruter certains états, même bien rétribués, comme celui de bourreau, montre encore qu’aux yeux du bon sens populaire l’argent n’est pas tout. S’il était tout, nulle menace religieuse ne pourrait empêcher l’assaut universel donné aux richesses[12]. Je connais des femmes et aussi des hommes qui refuseraient une fortune s’il fallait l’acquérir dans l’état de boucher, — tant sont fortes certaines répugnances, même purement sentimentales et esthétiques. L’horreur morale du crime, plus puissante dans la généralité des cœurs que toute autre répugnance, nous écartera donc toujours des criminels, quelles que soient les perspectives de l’au-delà de la vie.

Cette horreur ne sera que plus forte lorsque, au sentiment habituel de haine, de colère et de vengeance que nous cause la présence d’un criminel, se sera substitué par degré le sentiment de la pitié, — de cette pitié que nous éprouvons pour les êtres inférieurs ou mal venus, pour les monstruosités inconscientes de la nature. On peut parfois se prendre à envier le sort de celui qu’on hait ; mais on ne peut souhaiter d’être à la place du misérable qui vous fait pitié. La haine, pour qui sait l’approfondir, renferme encore quelque centre caché d’attraction et d’envie ; mais il n’est pas, pour arrêter le désir, de barrière morale plus haute et plus définitive que la pitié.

Le seul élément respectable et durable dans l’idée de sanction, ce n’est ni la notion de peine ni celle de récompense, c’est la conception du bien idéal comme devant avoir une force suffisante de réalisation pour s’imposera la nature, envahir le monde entier : il nous semblerait bon que l’homme juste et doux eût un jour le dernier mot dans l’univers. Mais ce règne du bien que l’humanité rêve n’a pas besoin, pour s’établir, des procédés de la royauté humaine. Le sentiment moral peut se considérer lui-même comme devant être la grande force et le grand ressort de l’univers ; cette ambition de la moralité à envahir progressivement la nature, par l’intermédiaire de l’humanité, est ce qu’il y a de plus élevé dans le domaine philosophique ; c’est aussi ce qu’il y a de plus propre à entretenir l’esprit de prosélytisme. Nul mythe n’est ici nécessaire pour exciter l’ardeur du bien et le sentiment de l’universelle fraternité. Ce qui est grand et beau se suffit à soi-même, porte en soi sa lumière et sa flamme.

Quelles que soient les croyances que les hommes partageront un jour sur l’existence après cette vie et les conditions qui rendent possible le triomphe final du bien, il est une dernière idée morale et sociale qui sera toujours facile à conserver et à propager parmi eux, parce qu’elle est le fond de toutes les religions sans être vraiment attachée à un dogme religieux : c’est le culte du souvenir, la vénération et l’amour des ancêtres, le respect de la mort et des morts. Loin de diminuer nécessairement avec la religion, le respect des morts pourra s’accroître encore, parce que le sentiment métaphysique de l’inconnu de la mort ira croissant. L’esprit démocratique lui-même porte les foules à une admiration inquiète devant le perpétuel nivellement de la mort, qui passe sans cesse sur l’humanité, arrête également tout excès de misère ou de bonheur, nous prend tous et nous jette pêle-mêle dans le grand abîme, au bord duquel, si attentive que l’oreille se penche, elle n’a jamais entendu remonter de bruit de chute.

Les Grecs, le peuple qu’on s’accorde à nous montrer comme le moins religieux des peuples antiques, était celui qui vénérait le mieux ses morts. La cité le plus irréligieuse des temps modernes, Paris, est celle où la fête des morts est le plus solennelle, où le peuple entier se lève pour la célébrer : c’est aussi celle où nous voyons le « gavroche » le plus railleur se découvrir pourtant devant la mort qui passe, saluer sur son chemin l’image visible de l’éternelle énigme. Le respect des morts, qui relie les générations l’une à l’autre et reforme les rangs brisés, qui donne l’immortalité la plus certaine, celle du souvenir et de l’exemple, n’a pas de raison pour disparaître dans le morcellement des religions. La Fête-Dieu peut s’oublier ; la fête des morts durera autant que l’humanité même.


III — L’ASSOCIATION DES SENSIBILITÉS — CULTE DE L’ART ET DE LA NATURE


I — La troisième idée qui survivra aux religions, et qu’elles n’ont encore qu’imparfaitement réalisée jusqu’ici, c’est la libre association des sensibilités en vue d’éprouver en commun une émotion esthétique d’un genre élevé et moralisateur ; voilà ce qui restera du cérémonial des divers cultes. La part de l’art déjà existante dans toute religion s’en dégagera ; elle deviendra indépendante de toute tradition, de tout symbolisme pris trop au sérieux et conséquemment voisin de la superstition. La science, la métaphysique, la morale, chacune par son côté, aboutissent à la poésie et, par cela même, à quelque chose d’analogue au sentiment religieux.

La pure abstraction, par laquelle le savant pourrait échapper au sentiment, est un état d’esprit instable et passager : il y a dans l’abstraction quelque chose de fictif, puisque dans la réalité il n’existe rien d’abstrait ; aussi ne vaut-elle que comme méthode : son but est d’arriver à saisir un des côtés de la réalité pour embrasser ensuite la réalité entière. Tout résultat général auquel elle arrive tôt ou tard peut devenir objet de sentiment. « Les progrès de la science, dit M. Spencer, ont été de tout temps accompagnés d’un progrès correspondant dans la faculté d’admirer. » Cette faculté ne peut que se développer à l’avenir, quand l’homme arrivera à une conception moins fragmentaire et vraiment synthétique de l’univers. L’admiration est un des résidus du sentiment religieux, une fois dépouillé de tout ce qu’il a de factice et de transitoire. L’homme s’étonnera toujours et contemplera, quoique peut-être un moment doive venir où il ne s’agenouillera plus. Le génie de l’artiste, même quand il s’inspire des grandes idées philosophiques ou cosmologiques, demeure tout différent du génie proprement religieux, qui a pour caractère distinctif d’être dogmatique. Quel peuple plus poète et moins religieux que les Grecs ? La poésie, comme la métaphysique, consiste dans des constructions de l’imagination et de la pensée qui peuvent se varier à l’infini, qui tendent à envahir tout le champ du possible ouvert à l’esprit. La religion dogmatique, au contraire, restreint plus ou moins la fécondité de l’imagination ou de la pensée philosophique : elle ne va pas sans une certaine pauvreté de l’esprit qui s’en tient à telle ou telle conception une fois donnée, toujours la même, et n’en veut plus sortir, fatigué de créer. L’hypothèse métaphysique sans le dogme, avec sa variété et sa liberté, ne peut manquer d’être féconde dans le domaine même de l’art : elle ne reste jamais dans l’abstrait, elle produit un sentiment correspondant, un sentiment proprement poétique, qui n’est pas l’assurance naïve de la foi, mais qui est la transformation du monde réel sous l’influence de la pensée concevant l’idéal. Pour le philosophe comme pour le poète, toutes les surfaces que saisit la science, toutes les formes de ce monde, sous le doigt qui les touche, sonnent non pas le vide, mais pour ainsi dire l’intériorité de la vie : elles ressemblent à ces marbres d’Italie dont les vibrations sont musicales, comme leurs formes sont harmonieuses. Il y a une harmonie du dedans qui peut coexister avec celle des surfaces ; la science nous montre les lois du dehors, la philosophie et la poésie nous mettent en sympathie avec la vie intérieure. S’il est impossible de nier, avec les idéalistes purs, qu’il y ait de l’objectif dans le monde que nous nous représentons, on ne peut dire où il commence et où le subjectif finit. Il existe entre le Naghiri et le Yarkand une peuplade presque inconnue appelée Hunza, dont la langue présente ce caractère qu’il est impossible de séparer du substantif l’idée de la personne humaine : on ne peut par exemple exprimer isolément l’idée de cheval ; il faut dire mon cheval, ou ton cheval, ou son cheval. Avec une langue plus parfaite que celle de cette peuplade sauvage, nous sommes comme elle dans l’absolue impossibilité d’abstraire la personnalité humaine des choses, surtout quand il s’agit non plus des menus objets extérieurs, mais de la représentation de l’ensemble du cosmos. Il n’existe pas un monde isolément, mais le vôtre, mais le mien, mais le monde humain. L’homme est si étroitement mêlé à sa conception de l’univers, qu’il est impossible de savoir ce qui resterait, nous ôtés, de notre univers, et ce qui resterait de nous si on nous isolait du monde. Aussi le métaphysicien et le poète aboutissent-ils tous les deux à l’animation universelle, à la projection de l’homme en toutes choses. Au plus haut point de leur essor, la poésie et la philosophie viendront se confondre ; la métaphysique est une sorte de poésie de l’esprit, comme la poésie est une sorte de métaphysique des sens et du cœur. Les deux nous font concevoir le monde d’après ce que nous trouvons en nous-mêmes, et après tout, puisque nous sommes le produit du monde, il doit y avoir dans le grand tout quelque chose de ce qui est en nous. Pour aller au fond des choses, il faut descendre au fond de sa pensée. La poésie est une chose légère et ailée, a dit Platon : il voulait parler surtout de la poésie du poète, celle des mots sonores et harmonieux ; mais la poésie du métaphysicien, celle des idées profondes et des causes cachées, celle-là aussi a des ailes, et ce n’est pas seulement pour se jouer à l’entour des choses, pour glisser comme l’oiseau de l’air à la surface du sol ou à celle des eaux. Elle doit être comme ces oiseaux plongeurs qui, au lieu de se jouer à fleur d’eau, s’enfoncent dans la nappe limpide, puis, au risque d’être asphyxiés, marchent sur le fond opaque et dur qu’ils fouillent à coup de bec ; tout d’un coup on les voit ressortir de l’eau en secouant leurs plumes, et on ne sait d’où ils viennent : souvent leurs coups de bec sont perdus, parfois cependant ils rapportent quelque graine profonde ; ils sont les seuls êtres qui se servent ainsi de leurs ailes non seulement pour glisser et effleurer, mais pour pénétrer et pour chercher le fond. Le dernier mot de l’art des poètes comme de celui des penseurs, ce serait d’arriver à saisir sous le flot mouvant et les ondulations des choses le secret de la nature, qui est aussi le secret de l’esprit.


II. — Plus les religions dogmatiques s’affaiblissent, plus il faut que l’art se fortifie et s’élève. L’être humain a besoin d’une certaine dose de distraction et même, comme dit Pascal, de « divertissement ». Celui qui est tout à fait réduit à la bestialité, comme tel ouvrier anglais ou allemand, ne connaît qu’une distraction au monde : manger et boire, boire surtout. On sait en effet que bien des ouvriers anglais ne vont ni au théâtre ni au temple, ne lisent pas, ne connaissent même pas les jouissances du home : la taverne et le gin remplacent également pour eux l’art, la famille et la religion. L’opium joue le même rôle en Chine. Ceux qui ne savent pas se divertir s’abrutissent ; cela encore est un changement pour eux, une variété dans la monotonie des jours, une solution de continuité dans la chaîne des misères. Il faut de temps en temps oublier : un ancien disait même qu’il aimerait mieux la science d’oublier que celle de se souvenir. Pour oublier, l’homme le plus grossier n’a que le sommeil de l’ivresse[13]. À un degré plus élevé, on trouve l’art et l’adoration. Ce sont les deux formes de l’oubli les plus légères et les plus suaves.

La somme d’activité dépensée par l’homme dans la sphère religieuse ou esthétique peut apparaître au premier moment comme inutile et parfois nuisible ; mais il faut songer que l’humanité a toujours un surplus d’activité à dépenser d’une manière ou d’une autre : or, la prière et les exercices de piété, en tant qu’exercices et occupations, sont un des passe-temps les moins nuisibles, une des dépenses les moins vaines de l’activité. La prière a été jusqu’ici l’art des pauvres, comme l’église a été leur théâtre. Sans doute l’art et la prière ne peuvent faire à eux seuls le fond de la vie. Les mystiques se sont imaginé que c’était la vie pratique qui était le divertissement, et que le seul fond sérieux des choses était la contemplation religieuse. Ils prenaient ainsi l’envers même de la vérité. Les préoccupations de l’art ou de la métaphysique doivent dominer la vie humaine, non l’absorber. La religion surtout, avec ses mythes, renferme une trop grande part d’illusion et de chimère pour qu’on puisse vivre d’elle : c’est une nuée colorée et rayonnante qui flotte sur une cime par dessus nos têtes ; si nous voulons monter jusqu’à elle, y entrer et nous y mouvoir, nous nous apercevons qu’elle est vide, qu’elle est intérieurement sombre : c’est un nuage lourd et glacé comme tous les autres, doré seulement d’en bas par l’illusion du regard.

La poésie des religions peut survivre à leur dogmatique : comme articles de foi, leurs idées sont aujourd’hui des anachronismes ; comme conceptions pratiques et philosophiques, elles sont en partie impérissahles, à l’égal de toute œuvre d’art. « Qui voudra, dit Lange, réfuter une messe de Palestrina ou accuser d’erreur la madone de Raphaël ? » Les religions ont inspiré tout un cycle d’œuvres littéraires et artistiques, ces œuvres leur survivront, du moins en partie : elles seront ce qui les justifiera le mieux un jour. Que nous reste-t-il des croisades aujourd’hui ? Parmi les meilleures choses qu’elles nous ont données, il faut compter quelques fleurs rapportées des pays lointains et propagées chez nous, — comme les roses de Damas, — des couleurs et des parfums qui ont survécu à la grande chevauchée de l’Europe contre l’Asie, au heurt d’idées et de passions éteintes aujourd’hui pour jamais.

Les prêtres, à certains points de vue, sont des artistes populaires ; seulement le véritable artiste doit se modifier avec le temps, comprendre les œuvres nouvelles, ne pas répéter indéfiniment le même thème musical ou poétique. Le côté faible de l’esthétique religieuse, c’est qu’elle ne connaît qu’un nombre restreint de drames ou de mystères qu’elle répète sans se lasser depuis des siècles. Elle devra un jour changer son répertoire. Qu’on se réunisse pour éprouver en commun une émotion à la fois esthétique et sérieuse, pour voir ou entendre quelque chose de beau, rien de mieux ; mais que cette émotion soit indéfiniment la même et que toute représentation ne soit qu’une répétition, c’est ce qui devient inadmissible. Le rite est inconciliable avec le double but que l’art se propose : variété et progrès dans l’expression des sentiments, variété et progrès dans les sentiments eux-mêmes. Il faudra donc tôt ou tard que l’art rudimentaire du rituel fasse place à des arts véritables et progressifs, par la même loi qui a fait que l’architecture instinctive et éternellement la même des oiseaux ou des insectes est devenue chez l’homme une architecture infiniment variée, qui a produit et produit encore les chefs-d’œuvre les plus divers, depuis Notre-Dame de Paris jusqu’à l’Alhambra.

En général, les hommes se réunissent pour écouter. La conférence ou le sermon, les chants, telle est la partie qui semble devoir subsister la dernière dans le culte religieux. Elle se retrouvera probablement, plus ou moins transformée, dans les associations de l’avenir comme dans celles du passé. Un point prendra une importance croissante dans toute parole adressée au peuple : c’est le côté instructif ; on ne doit parler au peuple que pour lui apprendre quelque chose. Or, il y a trois sortes d’instruction : l’instruction scientifique, l’instruction littéraire, l’instruction morale ou métaphysique. La première devra être donnée dans une proportion toujours croissante non seulement à l’école, mais dans tout lieu où se réunissent les adultes. Les deux autres sortes d’instruction pourraient être données simultanément par le moyen de lectures bien choisies. Ce qu’il y a de plus intéressant dans beaucoup de sermons ou de conférences, ce sont les textes et les citations apportés par le prédicateur. Le choix de ces textes, la manière dont ils sont expliqués, mis à la portée de la foule, c’est là ce qui fait la valeur du sermon ; en d’autres termes, ce dernier est d’autant meilleur qu’il est plus simplement la lecture sentie et expliquée d’une des belles pages des bibles humaines. Déjà en Allemagne, en Angleterre, aux Indes, les prédicateurs de certaines sectes très libérales prennent indifféremment le texte de leurs sermons dans tous les livres sacrés de l’humanité. On peut concevoir une époque plus libérale encore où ces textes seraient empruntés non seulement aux poètes des anciens âges, mais aux génies incontestés de tous les temps ; il se trouvera des lecteurs et des commentateurs populaires pour toutes les grandes œuvres humaines. La plus complète expression du sentiment dit religieux, en dehors des vastes épopées hindoues ou juives, se rencontre après tout dans les chefs-d’œuvre profanes, depuis Platon et Marc-Aurèle jusqu’à l’hymne au devoir de Kant, depuis les drames d’Eschyle jusqu’à l’Hamlet de Shakspeare, au Polyeucte de Corneille ou aux Contemplations de V. Hugo.

Les « prophètes religieux », comme les prêtres, seront remplacés par les grandes individualités de tous les ordres de la pensée humaine, de la poésie, de la métaphysique et de la science. Chacun de nous pourra parmi eux se choisir son prophète, préférer le génie qui s’adapte le mieux à son intelligence personnelle et peut le mieux lui servir d’intermédiaire avec l’éternelle vérité. Chacun de nous n’en restera pas moins son propre prêtre[14].

Outre la poésie et l’éloquence, l’art le plus religieux, c’est-à-dire le plus capable d’engendrer des émotions communes et sympathiques d’un genre élevé, a été et sera la musique. Wagner n’avait pas absolument tort d’y voir la religion de l’avenir ou tout au moins le culte de l’avenir. Nous ne parlons pas seulement de la musique instrumentale, mais encore et surtout de la musique vocale, de ces chœurs qu’on rencontre si souvent en Allemagne, où viennent s’unir tant de voix en un même chant, où elles se rythment sur la même mesure, réglées et emportées toutes ensemble par le génie. Ainsi comprise, la musique est vraiment religieuse et sociale[15].

Au reste, il n’est presque pas d’art qui ne soit conciliable avec la gravité du sentiment religieux, car tout art, par ses parties les plus hautes, non moins que la poésie et la musique, éveille la pensée contemplative et philosophique. On peut donc croire avec Strauss que la religion se laissera envahir graduellement par l’art, se fondra peu à peu avec lui. Dès maintenant, il y a des différences de genre plutôt que des oppositions entre l’art profane et l’art que nous appelons sacré. Ces différences subsisteront toujours : il est évident qu’un pas redoublé, par exemple, ne peut jamais être le symbole d’une idée vraiment profonde sur la nature, l’humanité ou l’infini. L’esthétique religieuse continuera donc d’exclure certaines formes inférieures de l’art tout en devenant toujours plus large et plus tolérante.

L’art, pour remplacer la religion, devra accomplir un certain nombre de progrès nécessaires, non seulement dans ses formes, mais dans ses moyens extérieurs de manifestation. Remarquons combien les représentations de l’église ou du temple sont mieux organisées au point de vue hygiénique que celles des arts. Point ou peu de veillées, des édifices immenses où l’on respire largement, où la température est à peu près constante ; enfin un exercice esthétique qui est une réparation, au lieu d’être une dépense. Comparez à cela les salles de concert, les théâtres, où l’on s’entasse sous des lustres trop brillants, où l’on s’enfièvre, où l’on se dépense de cent façons, d’où l’on sort fatigué, affaibli physiquement et cependant excité, poursuivi par des images sensuelles. Les architectes des églises entendaient infiniment mieux l’hygiène que ceux de nos théâtres. En voulant enfermer le ciel sous leurs voûtes immenses, ils ont deviné vaguement qu’il fallait, pour la poitrine des hommes comme pour leur cœur, de l’air, et encore de l’air. Chez les Grecs, là où l’art était une véritable religion, on ne connaissait que les théâtres en plein jour et en plein air, où le corps pouvait véritablement se reposer, pendant que l’esprit se laissait emporter aux fantaisies de l’art.

Comme l’art profane actuel doit subir quelques transformations pour satisfaire pleinement les tendances d’une nature saine et bien équilibrée, l’art religieux devra, pour se survivre en ses plus hautes tendances, se dépouiller des éléments qui semblent précisément le constituer aujourd’hui, le merveilleux du fond et le convenu de la forme. Tout art, nous l’avons vu, a longtemps eu besoin du merveilleux pour captiver les hommes : le grand art aujourd’hui cesse d’y faire appel. D’un autre côté, tout art a commencé aussi par le convenu, le conventionnel, le cérémonial, et s’en affranchit par degrés. On peut même établir cette loi générale : plus les arts deviennent parfaits, plus ils deviennent expressifs, c’est-à-dire plus ils cherchent à traduire au dehors le sentiment ; d’autre part, plus ils sont expressifs et traduisent le sentiment qu’ils veulent exprimer, plus ils excluent le convenu et le pompeux. Toute expression qui serait une traduction amplifiée et exagérée de l’émotion est supprimée. L’artiste, vis-à-vis de l’émotion intérieure, se trouve dans la même position que le traducteur d’une grande œuvre : sa traduction semblera aujourd’hui d’autant plus parfaite qu’elle serrera le texte de plus près, qu’elle sera pour ainsi dire juxtalinéaire ; il n’en était pas ainsi autrefois, où tout traducteur se croyait obligé d’être un amplificateur. Si, dans l’art véritable il existe de grands moyens pour rendre et inspirer l’émotion, il n’y en a pas de gros. L’orateur, de nos jours, fait un emploi beaucoup moindre du geste, l’acteur sur le théâtre ne se montre plus grandi par le cothurne, le vers va se rapprochant du langage ordinaire, la musique s’affranchit de toutes les règles trop conventionnelles du contrepoint. Ce qui est vrai pour les arts les plus divers l’est aussi pour l’esthétique religieuse, qui se débarrassera de tous les ornements factices et de toutes les cérémonies vaines du rite. L’expression esthétique d’un sentiment profond, pour être vraie et durable, doit être profonde comme lui, voisine de l’être intérieur, murmurée encore plus qu’articulée. Ce qui rend éternels tels ou tels vers des grands poètes, c’est leur simplicité : plus un art se surcharge de matière, plus il est sûr de périr, comme l’architecture du style jésuite, si ridicule aujourd’hui avec ses dorures et ses fausses richesses. Les cérémonies proprement dites sont destinées à se simplifier toujours davantage dans les associations religieuses ou morales. Un jour viendra sans doute où elles n’auront lieu que pour célébrer les trois grands événements de la vie humaine : la naissance, le mariage et la mort ; peut-être même disparaîtront-elles tout à fait, l’émotion devenant trop profonde et trop intérieure pour être traduite d’une manière extérieure par le moindre rite, par le moindre culte convenu et réglé d’avance.


Une larme en dit plus que vous n’en pourriez dire.


Dans les cimetières, on reconnaît aujourd’hui les tombes des familles les plus distinguées à ce qu’elles sont plus simples, moins chargées d’ornements convenus. Une seule dalle de marbre sous un arbuste en fleurs, c’est assez pour produire sur celui qui passe une impression plus vive que toutes les croix, les lampes qui brûlent, les images de saints, les colifichets enfantins, les inscriptions ridicules qui ornent tant de tombeaux. Il ne faut pas trop prêter un langage aux énigmes éternelles ; elles parlent d’elles-mêmes, sans qu’on ait besoin d’enfler leur voix. Le silence des cieux étoilés fait plus d’impression qu’une parole, et l’instruction religieuse la plus haute ne doit avoir qu’un but : enseigner aux hommes à écouter ce silence. La méditation, qui est après tout recommandée par toute religion, renferme implicitement la négation de tout rite.


III. — Le sentiment de la nature fut, à l’origine, un des éléments importants du sentiment religieux. Ce n’était pas simplement la solitude que les ascètes de l’Inde allaient chercher dans les vallées de l’Himalaya, ni saint Antoine dans la Thébaïde, ni saint Bruno à la Grande-Chartreuse. Ils éprouvaient tous le besoin mal défini d’allier à la monotonie de la contemplation intérieure l’admiration d’une nature vraiment belle ; de remplir le vide de l’extase par des sensations puissantes et bien coordonnées. En eux, à leur insu, il y avait souvent un poète endormi, un peintre aux mains impuissantes, un astronome à l’œil curieux des espaces : tous ces sentiments divers venaient se fondre dans le sentiment religieux, le profane se mêlait au divin, et ils ne rapportaient qu’à Dieu seul l’émotion intense éveillée en eux par les symphonies des forêts ou le rayonnement des aurores sur les cimes. Aujourd’hui le sentiment esthétique s’est dissocié du sentiment religieux. Si toute émotion esthétique très élevée a un caractère contemplatif et philosophique, elle n’en reste pas moins étrangère à toute religion donnée : nul tabernacle ne peut contenir le ciel ; elle est étrangère même à la notion définie et anthropomorphique d’un Dieu personnel. Nous ne croyons plus contempler et sentir la personnalité de Dieu en contemplant et en sentant la nature : l’artiste a définitivement supplanté le solitaire. La force du sentiment théologique en a été affaiblie d’autant, la force du sentiment de la nature a plutôt grandi encore.

Ce sentiment, si puissant déjà chez beaucoup d’hommes de nos jours, on doit travailler à le généraliser davantage. Comme toutes les facultés esthétiques, le goût de la nature a besoin d’être cultivé, développé par une éducation mieux entendue. Il ne se rencontre pas toujours de prime abord ni chez le paysan à l’esprit engourdi, où l’habitude mécanique et inconsciente a émoussé l’émotion, ni chez le citadin, où des habitudes contraires ont amené des goûts contraires : un vrai Parisien de race et d’éducation n’aimera guère la campagne qu’en passant, pour une heure ou deux, — comme il aime le bois de Boulogne. Il éprouvera difficilement un vrai sentiment d’admiration pour un paysage, comme il en éprouverait peut-être pour une œuvre d’art, pour un tableau enfermé dans un cadre d’or : son œil n’est pas fait aux dimensions de la nature.

De tous les sentiments esthétiques, le sentiment de la nature a l’avantage d’être celui qui, poussé même à l’excès, ne dérange pas l’équilibre des facultés mentales et de la santé physique. C’est le seul qui soit absolument d’accord avec l’hygiène. On peut tuer quelqu’un en lui inculquant un amour exagéré du théâtre, de la musique, etc. ; on ne peut que fortifier et équilibrer son organisme par l’amour de la nature. — De l’air, de la lumière ! Je ne sais si les Grecs n’avaient pas raison de philosopher en plein air, dans les jardins et sous les arbres. Un rayon de soleil fait quelquefois mieux comprendre le monde qu’une méditation éternelle dans un cabinet gris devant des livres ouverts[16].

Comparez les émotions esthétiques de la nature à celles de l’art humain, et vous sentirez bientôt leur supériorité. L’art, même le grand art, même celui qui semble le plus près de la vérité, ne peut jamais être qu’une représentation très infidèle du monde réel, parce qu’il est forcé de choisir dans ce monde, de glisser sur tout ce qui fait la trame uniforme de la vie pour mettre en relief tout ce qui est extrême, tout ce qui peut produire soit les larmes, soit le rire. La vie en elle-même et prise en moyenne n’est ni ridicule ni tragique ; la vie telle qu’elle apparaît dans l’œuvre d’art est généralement l’un ou l’autre. C’est que l’œuvre d’art a un but auquel elle subordonne même la vérité : l’intérêt ; tandis que la vie a son but en elle-même. De là ce caractère pessimiste de l’art, surtout de l’art moderne, qu’on a remarqué tant de fois : plus l’artiste sera habile et connaîtra les procédés de son art, plus il sera porté à chercher les côtés douloureux ou risibles de la vie ; par cela même qu’il veut produire la pitié ou l’éclat de rire, l’existence sera à ses yeux un drame ou une comédie. Vivre trop exclusivement dans le monde de l’art, c’est donc toujours vivre dans un milieu factice, comme quelqu’un qui passerait son existence dans un théâtre. Le plus beau poème, la plus belle œuvre d’art a toujours des coulisses dont il faut se défier. Les jeux de l’imagination se font le plus souvent avec des dés pipés. L’art humain, pour qui s’en nourrit trop exclusivement, a donc quelque chose d’un peu malsain, d’un peu déséquilibré. La plus grande esthétique est encore celle de la nature, toujours sincère, et qui se montre toujours telle qu’elle est, sans cette tromperie qu’on appelle la parure. Aussi croyons-nous qu’une plus haute culture esthétique amènera un sentiment toujours plus vif de la nature, et c’est surtout dans la contemplation du cosmos que pourront pleinement coïncider le sentiment esthétique et le sentiment religieux épuré. L’émotion que donne un paysage, un coucher de soleil, une ouverture sur la mer bleue, une montagne blanche toute droite, ou même ce simple morceau de ciel que tout coin de terre a sur lui, est absolument pure, saine, sans rien de heurté, de trop navrant ni de trop immodérément gai. Devant la nature, l’émotion esthétique rafraîchit et délasse au lieu de fatiguer, le sourire des choses n’a jamais rien qui ressemble à une grimace ; il pénètre jusqu’à l’âme comme la lumière jusqu’au fond des yeux, et si la nature a ses tristesses, il s’y mêle toujours quelque chose d’infini qui élargit le cœur. Pour qui sent assez profondément l’immensité toujours présente à la nature et enveloppant toute chose comme le ciel, il est impossible de ne pas puiser dans ce sentiment une sorte de sérénité stoïque.




CHAPITRE III
PRINCIPALES HYPOTHÈSES MÉTAPHYSIQUES QUI REMPLACERONT LES DOGMES
LE THÉISME




I. — Introduction. — Du progrès dans les hypothèses métaphysiques. — Comment ces hypothèses iront sans cesse se diversifiant dans le détail et se rapprochant sur les points essentiels. — Importance qu’y prendra l’élément moral. — Que la part de la conscience réfléchie ne diminuera pas, quoi qu’en dise M. Spencer, dans la moralité humaine. — Groupes synthétiques où viendront se ranger les divers systèmes métaphysiques.
II. Le théisme. — 1o Sort probable de l’idée de création. — L’auteur du monde peut-il être conçu comme un premier moteur. Éternité du mouvement. — L’auteur du monde peut-il être conçu comme proprement créateur. Illusion de l’idée de néant. — Critique de l’idée de création au point de vue moral. Le problème du mal et la responsabilité du créateur. Hypothèses qu’on a proposées pour sauver l’optimisme. Hypothèse d’un Dieu créant des spontanéités, des libertés, des « ouvriers » et non des « œuvres.» Part persistante du déterminisme réciproque et caractère illusoire de la spontanéité primitive. — Hypothèse de l’épreuve, son immoralité. — Hypothèse de la chute, son impossibilité. Dieu changé en tentateur. Lucifer et Dieu. — 2o Sort probable de l’idée de providence. — Hypothèses qu’on pourrait tenter pour expliquer la providence spéciale et les miracles. Leur insuffisance. — Hypothèse d’une providence non omnipotente, proposée par Stuart Mill. Critique de cette hypothèse. — Le Dieu-Humanité des disciples de Comte. — La religion doit être non pas seulement humaine, mais cosmique. Ce que deviendra dans l’avenir l’idée philosophique de Dieu. — La Religion dans les limites de la raison proposée par les néo-Kantiens. Transformation finale de l’idée du Divin et de l’idée de Providence. — La providence humaine et l’existence progressive du divin dans le monde.


I. — INTRODUCTION DU PROGRÈS DANS LES HYPOTHÈSES MÉTAPHYSIQUES


Si l’humanité, cliercliant une explication plausible du monde, se trouve en présence d’un grand nombre d’hypothèses entre lesquelles elle exercera de plus en plus sa libre faculté de choix, ce n’est pas à dire que ces hypothèses doivent rester pour nous l’objet de la même bienveillante neutralité, qu’elles soient équivalentes à nos yeux et ne pèsent pas plus l’une que l’autre pour la pensée humaine. Loin de là : nous croyons que, parmi les hypothèses métaphysiques, un triage s’est fait déjà et se continuera à l’avenir. Un progrès croissant s’accomplit dans notre représentation de l’inconnaissable à mesure que s’éclaire pour nous la sphère du connaissable. La morale elle-même, si différente selon les contrées, tend à se rapprocher d’un type unique et à devenir identique pour tous les peuples civilisés ; on en peut dire autant de toute la partie pratique des religions : les rites vont se simplifiant de jour en jour, les dogmes aussi ; les hypothèses métaphysiques feront de même. Par le progrès de la pensée humaine, on en viendra à mieux connaître les directions dans lesquelles il faut aller pour se rapprocher de la vérité. Nous regardons comme certain, par exemple, qu’on renoncera bientôt, si on ne l’a déjà fait, à concevoir l’idéal sous le type du Dieu jaloux et méchant de la Bible.

L’angle des regards humains dirigés vers les diverses figures de l’idéal ira diminuant de plus en plus ; mais, à mesure que les intelligences seront ainsi moins divergentes, elles deviendront plus pénétrantes. Alors se produira cette conséquence inattendue, que les hypothèses sur le monde et ses destinées, pour être plus voisines les unes des autres, n’en resteront pas moins nombreuses ni moins variées. La pensée humaine pourra même devenir plus personnelle, plus originale et nuancée, tout en devenant moins contradictoire d’un homme à l’autre. À mesure qu’on entreverra mieux la vérité, les points de vue, au lieu de rester uniformes, acquerront plus de diversité dans le détail et plus de beauté dans l’ensemble. L’approche de la certitude augmente la grandeur et la probabilité des hypothèses sans en diminuer le nombre. L’astronomie par exemple, en approfondissant la voûte du ciel, a produit ce double résultat d’accroître la somme des vérités connues sur les corps célestes et de multiplier en même temps le nombre des hypothèses possibles induites de ces vérités mêmes ; le savoir le plus certain peut être ainsi le plus fécond en vues de toute sorte, même incertaines. À mesure que la pensée pénètre plus avant, elle voit les choses, en même temps, se diversifier dans leurs aspects et s’unifier dans leurs lois. Ce soir, de Sermione, la presqu’île chère à Catulle, je voyais sur la surface du lac de Garde briller autant d’étoiles que j’en pouvais apercevoir au plus profond des cieux : chaque étoile reflétée sur le lac n’était, en réalité, que le miroitement d’une goutte d’eau voisine de ma main ; chacune des lueurs du ciel était un monde séparé de moi par un infini ; les étoiles du ciel et celles du lac étaient pourtant les mêmes pour mon regard : ce que saisit le moins l’œil humain, c’est la distance réelle des choses et la profondeur vraie de l’univers. Pourtant la science corrige le regard, mesure les distances, creuse toujours davantage la voûte de la sphère céleste ; distinguant les objets de leurs reflets, elle marque à la fois la place du rayon dans l’eau et son origine dans les cieux. Peut-être un jour, au ciel de la pensée indéfiniment élargi, entreverra-t-elle le foyer primitif et lointain, le noyau central d’où sort toute lumière, et dont nous ne saisissons encore que des rayons brisés sur des surfaces, des reflets renvoyés par les objets les plus proches de nous, des scintillements fuyants sur un miroir qui tremble.


Depuis les Stoïciens et Kant il s’est produit une sorte d’orientation nouvelle de toutes les hypothèses métaphysiques. Ce qui constitue aujourd’hui le plus grand attrait de ces hypothèses, c’est qu’elles tentent de donner un sens moral au monde, d’imprimer à l’évolution universelle une direction qui soit conforme à celle de notre conscience d’êtres sociaux et aimants. L’histoire future des religions se résume dans cette loi, que les dogmes religieux, transformés d’abord en simples conjectures métaphysiques, réduits plus tard à un certain nombre d’hypothèses définies entre lesquelles chaque individu fera un choix toujours plus raisonné, en viendront enfin à porter principalement sur le problème moral : la métaphysique religieuse finira par être surtout une morale transcendante, une sociologie idéale embrassant tous les êtres qui constituent l’univers. — Et cette sociologie ne sera plus fondée sur des inductions physiques, comme celle des premières religions, ou ontologiques, comme celle des premières métaphysiques, mais sur des inductions tirées de la conscience morale. Toutes les antiques notions de l’animisme, du théisme, du panthéisme, seront dominées par ce que l’on pourrait appeler le moralisme.

Les solutions diverses qu’on peut donner du problème moral étendu ainsi au monde passionneront toujours davantage la pensée spéculative de l’homme, mais elles pourront ne pas préoccuper au même degré sa pensée pratique ; un jour sans doute elles n’auront plus l’influence extraordinaire qu’ont eue souvent les croyances religieuses sur la conduite des anciens hommes. Grâce au progrès social, l’agent moral éprouvera de moins en moins le besoin, pour se soutenir dans les sacrifices qu’exige la vie droite, de faire appel aux hypothèses métaphysiques, de s’appuyer sur l’incertain. La morale positive se suffira de plus en plus dans le cours ordinaire de la vie. La générosité du cœur aura moins besoin des élans aventureux de l’intelligence ; elle les produira plutôt sans en dépendre. La haute spéculation métaphysique tendra à devenir, comme les constructions esthétiques, un objet de luxe ; on l’aimera pour elle-même et pour l’élévation générale qu’elle donne à l’esprit beaucoup plus qu’en tant qu’elle pourrait guider notre conduite dans telle ou telle voie précise et particulière ; nous serons en quête de la destinée du monde indépendamment de la nôtre propre, et la pure curiosité de l’intelligence se risquant dans l’inconnu remplacera l’intérêt direct du moi.

Nous ne croyons pourtant pas, avec M. Spencer, que la part de la conscience réfléchie dans la conduite humaine doive aller toujours diminuant, que l’homme en vienne à faire le bien par un instinct aveugle, à se jeter au feu ou à l’eau pour sauver autrui presque aussi inconsciemment que déjà nous saluons un ami dans la rue. Selon toute probabilité au contraire, l’homme deviendra de plus en plus un être réfléchi, philosophique, et cette réflexion qu’il applique déjà à toutes choses, il ne pourra manquer de l’appliquer aux principes directeurs de sa conduite. Faut-il craindre ici que l’influence dissolvante exercée d’habitude par la réflexion sur les instincts naturels puisse sérieusement empêcher les progrès croissants de l’instinct social ? Non. L’intelligence ne paralyse un instinct que quand elle va dans un autre sens que lui, quand elle ne réussit pas à le justifier, ou quand elle peut le remplacer avec avantage ’. Or la pensée spéculative trouvera toujours une justification de l’instinct social dans les lois de l’univers ; même au point de vue purement scientifique et positif, nous l’avons montré ailleurs, la manifestation la plus extraordinaire de l’instinct social, le dévouement, rentre cependant par un côté dans les lois générales de la vie et perd le caractère anormal qu’on est parfois porté à lui attribuer : le péril affronté pour soi ou pour autrui n’est pas une pure négation du moi et de la vie personnelle, c’est cette vie même portée jusqu’au sublime par le sentiment du danger, du risque, sentiment que la sélection a développé et rendu très puissant dans les espèces supérieures : s’exposer au danger présente quelque chose de normal chez un individu bien constitué moralement. Le sublime, en morale comme en esthétique, a les mêmes racines que le beau[17]. L’instinct de la spéculation ne viendra donc pas altérer l’instinct social ; il pourra plutôt fortifier dans l’homme le désintéressement, par cette raison que la spéculation est l’acte le plus désintéressé de la vie mentale. D’une manière générale, la conscience réfléchie est toujours plus désintéressée que l’acte irréfléchi, qui a son type dans l’acte réflexe ; elle est moins directement utile à la vie élémentaire. Aussi, parallèlement au développement de la conscience et de l’intelligence spéculative, se produit toujours un développement de notre activité morale : plus un être est vraiment intelligent, plus il est actif ; or, plus il est actif, moins il se suffit à lui-même et plus il a besoin d’agir pour autrui. Les êtres antisociaux sont presque toujours des oisifs d’esprit et de corps, des paresseux incapables d’un travail suivi du cerveau ou des membres. L’activité de l’intelligence ne peut donc que fortifier ainsi indirectement les instincts moraux : la pensée rend sociable.


Quoique, par les progrès de l’analyse, la complication des grandes hypothèses métaphysiques ou morales dans leurs détails doive aller croissant, il est cependant possible, dès aujourd’hui, de prévoir quels sont les principaux groupes synthétiques où viendront se ranger et se classer les systèmes divers.

Notre livre n’est pas un traité de métaphysique : on n’attend donc pas de nous une exposition doctrinale de ces systèmes ; mais leur esprit caractéristique, qui a été aussi l’esprit des diverses religions, voilà ce qui nous intéresse, voilà ce qui fait pour nous leur valeur. C’est cet esprit, à la fois spéculatif et pratique, conséquemment religieux au vrai sens du mot, qu’il importe de mettre en évidence, et cela sans aucune préoccupation dogmatique comme sans préoccupation polémique. La sincérité absolue, la sincérité impersonnelle pour ainsi dire et sans passion est le premier devoir du philosophe. Arranger le monde selon ses préférences personnelles, — par exemple ne chercher que les hypothèses les plus « consolantes, » non les plus probables, — ce serait ressembler à un commerçant qui, examinant son grand livre, n’alignerait que les chiffres avantageux et ne s’appliquerait à faire que de consolantes additions. La plus stricte probité est de rigueur pour qui examine le grand livre de la vie : le philosophe ne doit rien cacher ici aux autres ni à lui-même. Nous essaierons donc de faire voir quels sont, à notre avis, les divers aspects sous lesquels se montre aujourd’hui le connaissable en son ensemble, conséquemment aussi l’inconnaissable, que sympathiser tour à tour avec les sentiments qui ont inspiré les principaux systèmes métaphysiques, sans cependant nous faire illusion sur ce qu’ils ont d’erroné ou d’incomplet. Dans une église de Vérone, des sentences sacrées sont inscrites sur les dalles de marbre où l’on marche ; elles se suivent, se complètent l’une l’autre et, obscures d’abord, elles prennent un sens et s’éclairent à mesure qu’on avance sous les hautes voûtes : ainsi en est-il dans la vie, où toutes les croyances religieuses ou philosophiques au milieu desquelles nous marchons et respirons nous semblent d’abord énigmatiques et mystérieuses ; nous les foulons quelquefois aux pieds sans les comprendre ; à mesure que nous avançons, nous en saisissons mieux le sens caché, les naïvetés et les profondeurs. Chaque pas dans la vie est une perspective qui s’ouvre pour nous dans le cœur de l’humanité : vivre, c’est comprendre, et comprendre, ce n’est pas seulement tolérer, mais aimer. Cet amour, d’ailleurs, n’exclut ni la clairvoyance, ni l’effort pour améliorer et transformer : au contraire, l’amour vraiment actif doit être avant tout un désir de transformation et de progrès. Aimer un être, une croyance, c’est chercher à les élever.


II. — LE THÉISME


La plupart des gens ne voient guère d’alternative possible qu’entre telle et telle religion bien déterminée et l’athéisme résolu. C’est une étrange inconséquence. La pensée religieuse se manifeste de cent façons, pourquoi la libre-pensée se restreindrait-elle à une seule conception des choses ? J’ai connu une foule de libres-penseurs qui croyaient plus sincèrement à l’existence de Dieu, à l’immortalité de l’âme et aux principes dits spiritualistes que beaucoup de prétendus dévots. Avaient-ils raison ? Voltaire, par exemple, qui affirmait l’existence de Dieu après un lever de soleil, n’était-il pas un peu naïf et porté à prendre une émotion pour une évidence ? Peu importe ; ce que nous voulons faire ressortir en ce moment, c’est que la foi au prêtre n’est nullement liée à la foi en Dieu et que la première peut même, en disparaissant, donner tout d’abord plus de force à la seconde en lui donnant plus d’élévation. Aussi n’est-ce pas une seule doctrine philosophique qu’on doit opposer à l’ensemble des religions : ce sont toutes les doctrines philosophiques, toutes les hypothèses discutables. Nous disons à l’individu : pèse et choisis. Et parmi ces hypothèses, nous laissons la place qui lui est due à celle même dont les religions modernes sont l’expression symbolique, le théisme. Si l’anomie religieuse que nous proposons pour idéal est la suppression de toute révélation extérieure, elle n’exclut pas pour cela ceux qui croient avoir l’intuition intérieure et personnelle du divin. Il y aura place même pour les mystiques dans l’individualisme religieux de l’avenir. Il suffit toutefois de suivre le mouvement philosophique moderne pour voir que l’intuitionnisme, en métaphysique comme en morale, perd chaque jour du terrain. Le progrès des idées amènera le triomphe graduel de l’induction scientifique sur la prétendue intuition naturelle, de la probabilité sur la foi. La révélation intérieure disparaîtra comme la révélation extérieure pour laisser place, par degrés, au raisonnement. Les dogmes du théisme se dissoudront comme tout dogme ; mais l’esprit théiste pourra subsister dans ce qu’il a de plus pur.

I. Examinons d’abord le sort probable du dogme d’un dieu créateur, qui se trouve actuellement au sommet des grandes religions juive, chrétienne et islamite. La méthode de la science suit la « loi d’économie ; » la nature économise les forces, la science économise de plus en plus les idées. La première économie à faire ne sera-t-elle point précisément celle de l’idée de création ? — L’auteur du monde peut d’abord être conçu comme moteur universel. Mais les idées de cause motrice ou de premier moteur renferment au fond des contradictions, dont se dégage de plus en plus la philosophie moderne ; car ces idées supposent comme état primitif le repos. Or le repos n’est pas plus primitif et absolu que le néant. Rien n’est en repos, rien n’a jamais été on repos. L’atome d’air qui semble le plus immobile parcourt dans ses vibrations, selon Clausius, 447 mètres par seconde, en un espace de 95 millionièmes de millimètre, et reçoit pendant ce temps 4 milliards 700 millions de chocs. L’atome vibrant d’hydrogène parcourt en une seconde 1844 mètres. Le repos est donc une illusion humaine sur laquelle s’appuie cette autre illusion d’un premier moteur divin. Éternellement le mouvement a agité les molécules de la substance primitive, plus tard groupées en sphères, et ces sphères se sont mises d’elles-mêmes à tourner dans l’éther, sans avoir jamais eu besoin d’être poussées, selon le symbole égyptien, par le scarabée sacré roulant sa boule féconde, image de l’univers. Là où, comme le remarque Strauss, le grand Newton avait besoin d’invoquer la « chiquenaude divine, » là où Buffon avait recours à l’hypothèse d’une comète venant accrocher la sphère primitive, pour en détacher ces fragments qui sont la terre et les planètes, nous n’avons plus à invoquer que la fixité des lois naturelles. Depuis Descartes, Kant et Laplace, nous possédons des explications approximatives de la formation des astres, tour à tour produits par le tourbillonnement de la matière, puis dissous par lui, naissant pour être, comme disait Kant, « dévorés par l’abîme de l’éternité. » Une même cause, la résistance de l’éther, explique à la fois l’agglomération en noyaux de la matière nébuleuse, puis le ralentissement de la sphère ainsi formée, sa chute sur un centre voisin d’attraction, son embrasement, et enfin, de nouveau, sa résurrection sous d’autres formes.

D’autre part, depuis les progrès de la physiologie et de l’histoire naturelle, le monde inorganique et le monde organique se sont tellement rapprochés, qu’une explication vraiment complète du premier nous donnerait sans doute le mot du second. Il n’y a plus aujourd’hui d’abîme entre la vie et ce qui la soutient, entre ce qui palpite et ce qui va palpiter. Si nos laboratoires ne peuvent nous faire prendre sur le fait la génération spontanée, c’est qu’ils ne sont pas comparables à celui de la nature, qu’ils ne disposent pas des mêmes moyen, que les êtres prétendus primitifs qu’on veut leur faire produire ne ie sont pas : les savants qui ont tenté de telles expériences ressemblaient à des darwiniens convaincus qui essaieraient de transformer en huit jours des anthropoïdes en hommes. Il y a, dans la nature, des convergences de forces infinies sur un point déterminé que ne peut réaliser aucun laboratoire. En outre, le temps est un facteur nécessaire de l’évolution des choses, que nous sommes toujours portés à négliger : ce qui est naturel est lent. Pour trouver la vie organique en voie de formation, il faut donc reculer dans le lointain des temps, comme pour trouver un astre encore à l’état de dispersion il faut sortir de notre système solaire.

Si Dieu n’est pas un moteur nécessaire, est-il le nécessaire créateur de l’être même des choses ? — Une cause créatrice semble de plus en plus, aux esprits modernes, inutile pour expliquer le monde, car l’être n’a pas besoin d’explication ; c’est plutôt le néant qui aurait besoin d’être expliqué. Néant, mort, repos, — idées toutes relatives et dérivées : il n’y a de mort que par rapport à la vie, et cette mort même n’est qu’un état provisoire, un intervalle entre deux métamorphoses. Il n’existe pas un punctum mortuum, un seul point vraiment mort dans l’univers. C’est donc par un pur artifice de la pensée que les religions ont transporté à l’origine des choses l’anéantissement, la mort, — cette conséquence lointaine de la vie, — pour faire ensuite intervenir une puissance créatrice : leur « création » est une résurrection suivant une mort fictive.

Ce n’est pas l’être qui sort du néant, c’est le néant qui est un simple aspect de l’être, ou plutôt une illusion de la pensée. Aussi renoncera-t-on toujours davantage à l’idée de création, qui sera remplacée par celle de variation et d’évolution. Les divers mondes ne sont que des variantes éternelles du même thème. Le taf, twam asi des Hindous tend à devenir une vérité scientifique. L’unité substantielle du monde et la solidarité de tous les êtres arrivera sans doute à une démonstration de plus en plus évidente.

On peut donc considérer comme prouvé, depuis Kant que la création est une hypothèse indémontrable et même inconcevable ; mais Kant ne s’est pas demandé si ce dogme biblique ne tendra pas à nous paraître de plus en plus immoral, ce qui, d’après la doctrine même de Kant, suffirait pour le faire rejeter dans l’avenir. Le doute qui avait tourmenté déjà quelques penseurs de l’antiquité se répand et augmente de nos jours : un créateur est un être en qui toutes choses ont leur raison et leur cause, conséquemment à qui vient aboutir toute responsabilité suprême et dernière. Il assume ainsi sur sa tête le poids de tout ce qu’il y a de mal dans l’univers. À mesure que l’idée d’une puissance infinie, d’une Liberté suprême devient inséparable de l’idée de Dieu, Dieu perd toute excuse, car l’absolu ne dépend de rien, il n’est solidaire de rien, et, au contraire, tout dépend de lui, a en lui sa raison. Toute culpabilité remonte ainsi jusqu’à lui : son œuvre, dans la série multiple de ses effets, n’apparaît plus à la pensée moderne que comme une seule action, et cette action est susceptible, au même titre que toute autre, d’être appréciée au point de vue moral ; elle permet de juger son auteur, le monde devient pour nous le jugement de Dieu. Or, comme le mal et l’immoralité, avec le progrès même du sens moral, deviennent plus choquants dans l’univers, il semble de plus en plus qu’admettre un « créateur » du monde, c’est, pour ainsi dire, centraliser tout ce mal en un foyer unique, concentrer toute cette immoralité dans un seul être et justifier le paradoxe : « Dieu, c’est le mal. » Admettre un créateur, c’est, en un mot, faire disparaître du monde tout le mal pour le faire rentrer en Dieu comme en sa source primordiale ; c’est absoudre l’homme et l’univers pour accuser leur libre auteur.

Il est quelque chose de pire encore que de placer ainsi la source de tout mal dans une liberté créatrice, c’est, pour innocenter le créateur, de nier le mal même et de déclarer ce monde le meilleur des mondes possibles. Tel est le parti auquel se sont arrêtés Leibniz et tous les théologiens. Les religions sont contraintes à se transformer en une apologie de l’univers, en une admiration du plan divin ; elles tiennent en réserve des excuses pour l’existence de l’injustice et travaillent inconsciemment à fausser le sens moral de l’homme, afin de dégager la responsabilité de Dieu.

On a essayé bien des hypothèses pour sauver l’optimisme dans une certaine mesure, pour excuser le créateur sans compromettre le sens moral et l’instinct du progrès. Ou s’est efforcé de montrer dans le mal physique (la souffrance), dans le mal intellectuel (l’erreur ou le doute), une condition sine qua non du bien moral ; ce qui les justifierait. Le mal moral resterait ainsi le seul mal véritable, et comme précisément ce mal est constitué par la mauvaise volonté de l’homme, c’est donc à l’homme seul qu’en reviendrait la responsabilité. Selon cette hypothèse, il n’y aurait de mauvais dans l’univers que le méchant, c’est-à-dire celui qui s’est fait seul ce qu’il est. Et encore le mal moral lui-même pourrait être considéré comme une condition suprême du bien moral, ce dernier supposant un choix, une alternative tranchée par la volonté, une double voie toujours ouverte. Tout le mal de l’univers serait ainsi compensé par la moralité, toute la souffrance par la vertu, toutes les erreurs par l’affirmation pratique du bien, toutes les fautes par la bonne volonté. Le monde lui-même ne serait qu’un moyen pour produire la moralité, et, dans son apparente imperfection, il serait le meilleur possible parce qu’il servirait à produire ce qu’il y a de meilleur.

Le monde, a-t-on dit, ne peut pas être absolu de tout point, car alors il serait Dieu ; il faut toujours qu’il reçoive quelque chose ; mais, moins il reçoit, plus il agit par lui-même, se développe par lui-même, et plus il se rapproche de l’absolu ; de telle sorte que sa pauvreté même fait sa grandeur, en lui permettant de se donner la véritable richesse, celle qu’on n’emprunte pas à autrui, mais que soi-même on conquiert. Tout se transfigure donc, selon cette hypothèse : chaque misère devient un mérite. Dieu a voulu créer le monde le plus « spontané » possible, c’est-à-dire, au fond, créer le moins possible, remettre tout à l’initiative des êtres. Laissez faire, telle est la devise de Dieu, comme de tout bon gouvernement. Un résultat moindre, mais obtenu par la spontanéité, est supérieur à un résultat plus grand obtenu par l’artifice. « L’art divin », a dit un philosophe en commentant les plus hautes pensées de Platon, « est infiniment supérieur à l’art humain ; il crée des individus ayant leur fin en eux-mêmes et chez lesquels le fond projette la forme. Ces individus ne sont plus, comme le croyait Leibniz, des automates… La vraie perfection est la perfection autonome… Si Dieu n’était qu’un démiurge, on pourrait et on devrait l’accuser d’être un ouvrier maladroit. Ne voit-on pas dans le monde des combinaisons malheureuses, des essais infructueux, des ébauches inachevées, des fins mal atteintes ? Les adversaires de la Providence auront alors beau jeu… Mais ces ébauches sont celles que font les êtres eux-mêmes ; elles ne sont pas l’œuvre de Dieu, mais celles des forces et des âmes individuelles. En un mot, Dieu n’est pas un ouvrier qui fait des œuvres ; c’est un ouvrier qui crée des ouvriers[18]. » Cette formule résume d’une manière frappante ce qu’on pourrait appeler l’optimisme transformé. La nouvelle hypothèse ne s’efforce plus de nier le mal : au contraire, elle est la première à le mettre en évidence ; seulement, en faisant du mal une conséquence de la « spontanéité, « elle s’efforce d’en faire une sorte de matière et de support du bien même. L’ébauche la plus informe devient respectable quand on sait qu’un chef-d’œuvre en peut sortir et qu’il ne peut sortir que d’elle.

L’hypothèse en question est certainement celle qui, dans le théisme, pourra encore longtemps paraître la plus plausible. Pourtant, elle donne lieu à bien des difficultés. D’abord, elle admet comme évidente la supériorité de ce qui est spontané sur ce qui ne l’est pas, de ce qui se fait sur ce qui est fait. Soit, mais en quoi les êtres du monde ont-ils une existence spontanée, en quoi est-ce que j’existe spontanément, moi ? Ne suis-je pas l’œuvre d’une foule de causes ? Je suis né et me maintiens par l’accord d’une multitude de volontés minuscules, cellulaires ou atomiques. Serais-je amoindri si j’étais provenu directement d’une seule volonté, la volonté divine ? J’ai toujours en dehors de moi des antécédents, des causes, et ma vraie cause n’est pas en moi : que m’importe alors si ces causes sont placées dans l’univers même ou par delà ? Que le monde soit l’œuvre plus ou moins harmonieuse de spontanéités aveugles ou l’œuvre d’une volonté intelligente, cela n’ôte ni n’ajoute à la valeur de chaque individu, produit de ce monde. Mes ancêtres me sont indifférents, du moment où je puis être à moi seul mon propre ancêtre. La statue de Pygmalion ira-t-elle reprocher au sculpteur de l’avoir faite belle du premier coup et, à lui seul, définitivement façonnée pour l’existence ? Pourvu qu’elle vive et soit heureuse, peu lui importe la manière dont cette vie lui a été donnée. Derrière elle est l’obscurité, devant elle la vie ouverte et la lumière : c’est devant elle qu’elle regardera.

Dans l’hypothèse néo-platonicienne transformée, l’organisation des individus finit toujours par être, en dernière analyse, l’œuvre d’un déterminisme réciproque ; dans l’hypothèse ordinaire, elle est l’œuvre d’une volonté déterminante absolue ; mais le caractère absolu ou relatif du principe déterminant ne change rien à la nature de la détermination même. Le monde actuel n’est pas plus passif s’il provient directement de la cause première que s’il en provient indirectement, par l’intermédiaire d’une multitude de causes secondes, même si ces causes ont présenté individuellement le caractère de la spontanéité. Après tout, puisqu’il faut toujours être solidaire de quelqu’un, mieux vaudrait la solidarité avec la seule perfection divine qu’avec tout le « péché » des créatures.

Il y a pourtant dans la notion platonicienne et aristotélique de spontanéité primitive quelque chose de profond et de plausible, mais qui aboutit précisément au contraire de la création. En effet, pour pousser jusqu’au bout l’hypothèse de la spontanéité d’existence, il faut diminuer le premier fonds d’existence jusqu’à en faire une substance absolument nue, dépourvue de toute qualification ; mais alors on arrive à la puissance pure d’Aristote, à l’être pur de Hege], identique au non-être. Le chef-d’œuvre de la spontanéité, ce sera de se créer tout entier soi-même sans créateur. Si une telle spontanéité est possible, alors on n’a plus besoin de Dieu : il est plus simple de dire que le devenir est sorti de l’identité même de l’être avec le non-être, ou plutôt que le devenir est par lui-même éternel. Dieu, c’est ce devenir même des choses, et le théisme se change ainsi en athéisme ou en panthéisme.

En résumé, le créateur, n’ayant pu créer des substances nues et toutes virtuelles, a dû créer des êtres doués de quelque qualité actuelle ; mais alors ce sont touj ours des œuvres, non des ouvriers, au moins sous ce rapport. De plus, une fois créée telle substance avec telles qualités, il en résulte nécessairement tels et tels effets : les qualités sont des déterminations qui déterminent à leur tour d’autres déterminations. Voilà donc le présent gros de l’avenir. Il existe toujours des « œuvres » développant ce que renfermait fatalement leur germe.

M, Secrétan nous dira que Dieu a simplement créé des libertés, non des substances ; mais il faut avouer que ces libertés sont plongées dans un milieu de déterminisme qui leur laisse bien peu d’action. Dès lors, pourquoi ne nous a-t-il pas créés plus libres, et plus libres encore, et aussi libres que lui ? — Nous aurions été des dieux. — Eh bien, tant mieux ; il ne saurait y avoir trop de dieux : nous ne voyons pas pourquoi Dieu serait réduit à être un, « comme si le nombre était une loi plus puissante que lui[19]. » En se multipliant, nous ne voyons pas pourquoi le créateur serait contraint de rabaisser, de diminuer lui-même cette vie divine qu’il a voulu partager ; nous ne voyons pas pourquoi la fécondité de Dieu ne pourrait être qu’une dégénération.

En tous cas, nous devrions avoir, à défaut d’autres attributs, le maximum de liberté possible : en admettant que nous ne puissions être libres à l’égal de Dieu, notre liberté ne devrait différer de la sienne que par un minimum. Ce minimum, pouvant toujours être diminué, devrait être plus petit que toute différence donnée, que toute quantité donnée ; il devrait être un infiniment petit, pratiquement égal à zéro. Nous en sommes loin, et, si Dieu nous a donné la liberté, il s’en est montré bien avare.

À vrai dire, c’est par abus de langage qu’on suppose en nous une liberté ressemblant à cette liberté idéale qu’on place en Dieu et à laquelle on attribue un prix infini. La liberté que les religions nous laissent, c’est le libre-arbitre, le pouvoir de faire mal ou bien, pouvoir dont l’idée, évidemment, ne convient pas à Dieu. Sans entrer dans l’examen de ce que serait un tel pouvoir et de ce qu’il vaudrait moralement, on peut toujours se demander pourquoi notre libre-arbitre se trouve au milieu de conditions si défavorables, si propres à le faire défaillir. La seule réponse est la théorie classique de l’épreuve. L’épreuve, comme explication du monde, revient à supposer un père exposant ses enfants, pour éprouver leur vertu, à toutes les tentations du vice et du crime, et sachant d’avance que ses enfants succomberont. C’est là une conjecture moralement inadmissible, une conception digne de ces temps lointains où le cœur des pères était plus dur qu’aujourd’hui. De plus, on ne peut guère éprouver que des êtres vraiment conscients, car c’est à eux seuls qu’on peut proposer une alternative morale. Or la conscience réfléchie tient si peu de place dans l’univers ! Pourquoi donc et en vertu de quelle épreuve les minéraux et les végétaux sont-ils retenus dans le sommeil ou le malaise sourd du non-être, les animaux déchirés par la souffrance du vivre et du mourir, sans même pouvoir tirer comme nous de ces souffrances une excitation de la volonté morale, une amélioration quelconque ?

La suprême ressource du christianisme et de la plupart des religions, c’est l’idée de « chute». Mais cette explication du mal par une défaillance primitive revient à expliquer le mal par le mal même ; il faut qu’antérieurement à la chute il y ait déjà quelque chose de mauvais dans le prétendu libre-arbitre lui-même, ou autour de lui, pour qu’il puisse faillir : une faute n’est jamais primitive. On ne tombe pas quand il n’y a pas de pierres sur la route, qu’on a les jambes bien faites et qu’on marche sous l’œil de Dieu. Il ne saurait y avoir de péché sans tentation, et nous revenons ainsi à cette idée que Dieu a été le premier tentateur ; c’est Dieu même qui déchoit alors moralement dans la chute de ses créatures, par lui voulue. Pour expliquer la faute primitive, racine de toutes les autres, la faute de Lucifer, les théologiens, au lieu d’une tentation par les sens, ont eu l’idée d’une tentation de l’intelligence même : c’est seulement par orgueil que pèchent les anges, et c’est du plus profond d’eux-mêmes que vient ainsi leur faute. Mais l’orgueil, cette faute de l’intelligence, ne tient en réalité qu’à sa courte vue ; la science la plus complète et la plus haute n’est-elle pas celle qui voit le mieux ses limites ? L’orgueil est donc donné pour ainsi dire avec l’étroitesse même du savoir : l’orgueil des anges ne peut provenir que de Dieu. On ne veut et on ne fait le mal qu’en vertu de raisons, mais il n’y a pas de raisons contre la raison même. Si, suivant les partisans du libre-arbitre, l’intelligence humaine peut, dans des mouvements d’orgueil et de perversité intérieure, se créer, se susciter à elle-même des motifs de faire le mal, elle ne le peut du moins que là où son savoir est borné, ambigu, incertain : on n’hésite pratiquement que là où il n’y a pas d’absolue évidence intellectuelle ; on ne peut pas faillir dans la lumière et contre la lumière. Un Lucifer était donc par sa nature même impeccable. La volonté du mal ne naît que de l’opposition qu’une intelligence imparfaite croit saisir par erreur, dans un monde hypothétiquemont parfait, entre son bien et celui de tous. Mais, si Dieu et son œuvre sont bien réellement parfaits, une telle antinomie entre le bien individuel et le bien universel, — qui apparaît déjà aux plus hautes intelligences humaines comme n’étant sans doute que provisoire, — apparaîtra bien mieux encore comme telle à l’archange de l’intelligence même, au « porte-lumière » de la pensée. Savoir, c’est participer en quelque sorte à la conscience de la Vérité suprême, à la conscience divine ; avoir toute la science, ce serait concentrer en soi tous les reflets de la conscience même de Dieu : comment, de tout ce divin, le satanique pourrait-il sortir ?

Aujourd’hui, lorsqu’une faute est commise parmi les hommes sans qu’on puisse en rendre responsable ni l’éducation, ni le milieu moral, ni une tentation trop violente pour la chair humaine, les savants remontent dans les générations antécédentes du coupable et y cherchent l’explication de cette anomalie, convaincus qu’ils sont d’être en présence d’un cas d’atavisme. Le premier-né de Dieu ne pouvait faillir pour cette raison. Alors que le monde était jeune, beau et bon, une première faute devenait chose plus étonnante que ce monde lui-même ; c’était une véritable création. Satan, comme inventeur, devenait supérieur à Dieu : son fiat nox moral dépassait le fiat lux en génie et en puissance créatrice. Encore une fois, toute explication religieuse du mal aboutit, en fin de compte, à placer son origine en Dieu même ou en un être plus puissant que Dieu : dans les deux cas elle rabaisse également le créateur. C’est la raison principale qui compromet de plus en plus, pour tous les esprits philosophiques, l’idée de création proprement dite.


II. — La seconde notion du théisme est celle de providence, laquelle peut être ou générale ou spéciale. À la providence spéciale et gouvernant du dehors nous avons vu se rattacher la doctrine du miracle. Voici le seul moyen par lequel on pourrait tenter de défendre ces deux notions aujourd’hui si vieillies. Concevez, à la manière de Pascal, deux mondes, le monde physique, puis, par-dessus, le monde « moral », l’enveloppant et le pénétrant par endroits. Les points où le monde moral pénètre, les points d’intersection pour ainsi dire, ce sont les miracles. Ils ne sont des dérogations aux lois de la nature qu’en tant qu’ils affirment des lois supérieures. — Mais, répondrons-nous, les lois prétendues supérieures seront toujours contradictoires sur quelques points avec celles de la nature, — sur les points mêmes où le miracle se produit. On ne peut supposer, par exemple, qu’un saint précipité du haut d’un rocher résiste à la loi de la pesanteur et remonte vers le ciel sans une contradiction manifeste avec les lois naturelles, sans une destruction de ces lois. De plus une loi morale est telle précisément en tant qu’elle diffère du réseau des lois naturelles et ne peut intervenir au milieu d’elles. Une loi naturelle seule peut suspendre d’une manière apparente l’action d’une loi naturelle.

Quelques-uns ont cru supprimer le miracle en supposant une action de la Providence non sur le monde matériel, mais sur la pensée humaine ; en imaginant des suggestions, des inspirations d’en haut, des idées providentielles ; mais la science contemporaine a établi une telle connexité entre la pensée et le mouvement, qu’il est impossible de ne pas voir dans toute action exercée sur la pensée une action exercée sur le monde matériel. On ne peut même pas changer ainsi la forme du miracle et immatérialiser la Providence pour la sauver : l’intervention spéciale de la Providence doit être matérielle ou ne pas être.

Il y avait donc une certaine logique dans la vieille conception des miracles, du surnaturel et de la Providence spéciale. Les religions ne s’y sont pas trompées : elles ont senti que, le jour où la Providence serait par trop exclusivement universelle, la religion s’absorberait dans la métaphysique, et c’est en effet ce résultat qui se produira dans l’avenir. Les religions ne s’en sont jamais tenues à l’idée de providence générale, et il est certain que, si la providence purement générale peut suffire à la raison abstraite d’un Malebranche, à son goût pour l’ordre, pour la symétrie et la loi, en revanche une telle conception n’est guère satisfaisante pour le cœur de l’homme, pour son sentiment de justice, pour le désir qu’il a, en se donnant un dieu, de trouver du moins en ce dieu un défenseur et un bienfaiteur. Le bienfait perd de son prix pour le genre humain en devenant trop indirect, et d’autre part l’humanité ne comprend guère une justice toute générale, traitant l’individu comme un moyen par rapport au tout, le sacrifiant au besoin, du moins pour un temps : la charité comme la justice lui semblent devoir être individuelles et spéciales. La providence universelle l’est tellement qu’on n’en trouve plus trace dans le détail, surtout dans le mal particulier et dans toutes les souffrances particulières dont se compose la réalité de la vie. Le dieu de Malebranche, incapable de montrer individuellement à aucun de nous sa bienveillance effective, se trouve paralysé par sa grandeur même, comme Louis XIV ; il devient le seul être qui ne puisse se mouvoir sans briser une loi naturelle et qui, conséquemment, soit condamné à un éternel repos ; la moindre de ses interventions étant un miracle, il ne peut user des voies et moyens qu’emploient les autres êtres sans faire preuve d’impuissance et sans déroger : ce Dieu est réduit, pour rester Dieu, ou à demeurer inerte, ou à contredire notre intelligence. Il cesse par cela même de nous paraître aimable, à moins qu’on ne prétende l’aimer précisément pour ce qu’il ne peut pas faire, pour la bonne volonté qu’il ne peut pas nous témoigner, pour les prières qu’il ne peut exaucer. La pitié, tel est le seul sentiment que pourrait exciter en nous un être assez bon pour ne vouloir que le bien et assez impuissant ou assez inactif pour laisser faire tout le mal qui se fait au monde. Nulle misère humaine ne serait comparable à cette misère divine. La souffrance suprême devrait être éprouvée par un Dieu qui, ayant seul la pleine conscience de sa propre infinité, sentirait seul pleinement la réelle distance qui sépare de lui le monde créé : c’est ce Dieu qui, par une vision claire et profonde, pourrait seul aller jusqu’au fond de l’abîme du mal ; c’est lui qui devrait en avoir le vertige éternel.


Ce qu’il y a de plus inacceptable dans la notion traditionnelle de la providence, c’est son caractère d’omnipotence. D’une part, l’omnipotence divine est en contradiction avec l’existence du mal ; d’autre part, elle aboutit logiquement à la possibilité d’une intervention surnaturelle en ce monde, intervention qui devrait être spéciale et non pas seulement générale pour être vraiment bienfaisante. Afin d’échapper à ces inconvénients de l’idée de providence, Stuart Mill a supposé un Être supérieur et divin qui cependant n’aurait pas la toute-puissance. Cet être serait le principe du bien agissant dans l’univers selon des lois naturelles, mais entravé, retardé en son action par ces lois elles-mêmes, qui apportent la souffrance et la mort. Un tel être admis, la religion sera sauvée, semble-t-il, et la morale affermie : la vertu devient alors une sorte de coopération avec ce grand Être inconnu, qui lutte comme nous contrôle mal ; l’homme de bien acquiert le sentiment qu’ « il aide Dieu. » — Ajoutons que Dieu l’aide aussi dans la mesure de ce qu’il peut faire.

L’idée de providence ainsi amendée devient sans doute plus admissible, plus conciliable avec le monde réel et imparfait que nous avons sous les yeux. Seulement, il faut bien l’avouer, cet amendement équivaut presque à une suppression pure et simple. En effet, la providence réduite à n’être ainsi qu’une des forces en jeu dans la nature, qui y amènent le triomphe plus ou moins partiel et provisoire du bien, ne se distingue guère de l’évolution même, de la sélection, de toute autre grande loi bienfaisante de l’univers ou des espèces. Personnifier de telles lois est scientifiquement inutile ; est-ce pratiquement très utile ? D’autre part supposer, à côté de ces lois, un être qui les regarde agir, mais en somme ne peut rien en dehors d’elles, c’est revenir à la conception des dieux paresseux. La première condition d’existence pour un dieu, c’est de servir à quelque chose : un dieu non omnipotent ressemble bien vite à un dieu impotent. Le monde actuel marque la limite extrême du pouvoir de ce dieu, et à un certain moment de l’évolution, les forces indifférentes de la nature, liguées contre le principe du bien, peuvent réussir à le paralyser entièrement.

Le dieu non omnipotent est-il éternel ? S’il ne l’est pas, nous ne voyons pas en quoi il est très supérieur à l’homme, auquel il ne parvient même as à révéler clairement son pouvoir, tant ce pouvoir est peu de chose. Si ce Dieu est éternel et éternellement présent à toutes choses, alors son impuissance grandit et devient radicale. On pouvait encore, après tout, se féliciter qu’une éternité aveugle et indifférente eût rencontré par hasard, au milieu de toutes les combinaisons possibles, celle qui a produit notre monde actuel ; mais un dieu qui poursuit le bien en toute conscience depuis l’éternité démontre son incapacité complète, s’il n’aboutit à rien de mieux qu’à cet avortemont de l’idéal qui est notre univers. Le jugement que nous devons porter sur le monde et sur la vie est tout entier subordonné à la question de savoir qui a fait le monde, qui a fait la vie : si le monde s’est constitué tout seul, dans le grand hasard de l’infini, il pourra nous apparaître, ce pauvre monde, comme ayant pourtant encore sa beauté, comme un premier gage d’espérance ; mais, s’il est l’œuvre d’une volonté présente à toutes choses et persistant dans ses desseins depuis l’éternité, on peut trouver que cette volonté n’a pas eu un grand pouvoir à son service, que l’importance de la victoire n’est pas en proportion avec la durée de la lutte, qu’un tel dieu n’est point un appui solide et que son existence est en somme assez indifférente à l’avenir de l’univers. Est-il plus puissant que l’humanité, est-il même aussi puissant ? Son éternité n’est que la preuve d’une inaction volontaire ou forcée ; loin de l’élever, elle le rabaisse aux yeux de ses fidèles. Sur la surface de la terre bien des insectes sont probablement nés avant l’homme ; à travers l’ambre diaphane des terrains tertiaires on aperçoit le petit corselet des mélipones figé depuis cinq cent mille ans : ces lointains devanciers de l’homme en sont-ils à ses yeux plus vénérables ?


Stuart Mill, disciple d’Auguste Comte, avait une arrière-pensée en nous parlant de cette providence non omnipotente, conçue sur le type de la volonté humaine ; il songeait que pour beaucoup d’hommes éclairés un tel être, travaillant au bien dans la mesure restreinte de ses forces, se confondrait avec l’Humanité prise en son ensemble. L’Humanité est en effet, suivant la pensée de Comte, un grand être, divin par ses aspirations, auquel on peut en toute vérité de cœur rendre hommage, surtout si on fait abstraction de ces individus parasites qui n’ont pas coopéré à l’œuvre commune et que le progrès consiste précisément à exclure toujours davantage de la société. La religion devient alors, suivant la définition de Comte, l’état d’unité spirituelle résultant de la convergence de toutes nos pensées, de toutes nos actions vers le service de l’Humanité. C’est, disait Stuart Mill, une religion réelle, qui pourrait, mieux qu’une autre, résister aux attaques des sceptiques et reprendre la tâche des anciens cultes. Dans cette doctrine, la providence n’est autre que l’Humanité veillant sur son propre berceau. — Cette providence confondue avec la volonté humaine peut être assurément acceptée par tous les philosophes ; elle marque, nous le verrons plus tard, le dernier point auquel on puisse amener la notion du Dieu-Providence, le point où cette notion ne se distingue plus de la moralité humaine. Le précepte : aime les hommes en Dieu est alors retourné et devient celui-ci : aime Dieu dans les hommes. Pour un philosophe, qui identifie Dieu et l’idéal, les deux préceptes sont également vrais et beaux. N’avons-nous pas montré nous-même comment le sentiment religieux tend à se confondre, dans son évolution, avec le respect et l’amour de l’humanité, comment la foi religieuse tend à devenir une foi morale, et finalement une simple, mais active espérance dans le triomphe du bien moral ?

Les idées de Stuart Mill et de Comte sont donc à l’abri de la critique quand on les prend dans leur sens général et élevé, presque métaphorique ; mais, si on veut les prendre à la lettre et constituer un culte pour le nouveau Dieu-Humanité, quoi de plus mesquin et de plus puéril ? Précisément parce qu’on réalise la providence dans l’humanité, il faut supprimer le culte dont cette providence était jadis l’objet, les cérémonies, les invocations, les adorations, qui ne sont plus qu’un paganisme manifeste et ridicule. Oui, il y a une sorte de providence présente en tout organisme, et aussi à l’organisme social, qui n’est autre que l’équilibre des lois de la vie ; oui, le tout d’un organisme est vraiment admirable, et l’on comprend qu’un membre d’un organisme vivant, lorsqu’il est doué de conscience, puisse admirer le tout auquel il appartient ; mais comment en fera-t-il un objet de culte ? Je comprends que les cellules qui me constituent s’intéressent beaucoup à la conservation de ce que j’appelle mon moi, s’aident l’une l’autre, et par là m’aident moi-même, mais qu’elles m’adorent moi-même, je ne le comprends plus. Autre chose est l’amour de l’humanité, autre chose l’idolâtrie de l’homme, la « sociolâtrie », selon le terme d’Auguste Comte. Disons mieux, l’amour vraiment sincère et éclairé de l’humanité est le contraire même de cette idolâtrie ; il serait par elle compromis et corrompu. Le « culte de l’Humanité » ressemble à l’antique et naïf culte de la famille, des dieux lares, du foyer, du charbon sacré dormant sous la cendre amoncelée où on le conservait. Pour conserver aujourd’hui le respect et l’amour, il n’est plus bon de les envelopper de toutes ces superstitions ; ils se communiquent mieux d’un cœur à l’autre, comme la flamme vive à ciel ouvert. La religion positiviste, loin d’être un pas en avant, serait un retour en arrière, vers des croyances superstitieuses qui se sont évanouies d’elles-mêmes, parce qu’elles étaient devenues inutiles, conséquemment nuisibles.

Selon nous, la religion doit être non seulement humaine, mais cosmique. Et c’est en effet ce qui aura lieu par la force des choses, ou plutôt par la force de la réflexion humaine. Le théisme sera obligé, pour subsister, de se renfermer dans l’affirmation la plus vague possible d’un principe analogue à l’esprit comme mystérieuse origine du monde et de son développement. Ce principe aura pour caractère essentiel de ne pas être vraiment séparé du monde, ni opposé à son déterminisme. Les idées de création et de providence tendront à se résoudre de plus en plus dans quelque action spontanée essentielle à tous les êtres, surtout aux êtres doués de conscience. La religion s’est changée peu à peu en une métaphysique de finalité immanente, où il ne subsiste plus que cette proposition très générale : — Le monde a un sens et une « fin interne[20] » ; le monde est « une société d’êtres » qui peuvent arriver à découvrir en eux un même « ressort moral[21] ». — Dieu est le terme humain par lequel nous désignons ce qui rend possible le mouvement (hi monde vers un étatde paix, de concorde, d’harmonie. Et comme le possible, pour l’intelligence humaine, paraît se fonder sur le réel[22], la croyance à la possibilité d’un monde meilleur devient la croyance à quelque chose de divin qui est immanent au monde.

Entre le théisme le plus idéaliste et ce qu’on nomme l’athéisme, il n’existera plus un jour qu’une distance qui peut aller diminuant à l’infini. Beaucoup d’athées sont déjà, malgré le tranchant des mots, d’accord avec les théistes, parfois « ivres de Dieu. » Quand on ne s’entend pas sur l’existence actuelle de Dieu, on a toujours comme ressource son existence progressive, le devenir de Dieu, la réalisation de l’idéal, la descente graduelle et incessante du Christ sur la terre et les mondes. Le pressentiment du progrès vient se confondre avec le sentiment même de la présence actuelle du divin : on croit sentir l’idéal prendre vie et palpiter près de soi. On est comme l’artiste qui contemple intérieurement l’œuvre projetée avec tant d’amour et avec une telle puissance de regard, qu’il la voit surgir devant ses yeux : sur la toile encore incolore se lève la forme rêvée, et elle est plus belle peut-être qu’elle ne sera jamais.

Quand les idées se sont sui’lisamment subtilisées et élargies, elles en viennent à mépriser le mot. Comment répondre en termes catégoriques à des interrogations comme celle de la Marguerite de Faust ? « Il y a peut-être bien longtemps que tu n’es allé à la messe… Crois-tu en Dieu ? » — « Ma bien aimée, répond Faust, qui oserait affirmer qu’il y a un Dieu ?… — Ainsi tu n’y crois pas ?… — Qui osera dire qu’il ne croit pas, s’il écoute la voix de son cœur ?… Quand un sentiment de tendresse et de bonheur aura rempli ton âme, prononce des mots au hasard, je n’en ai point à te prescrire. Qu’importe que tu dises : bonheur ! cœur ! amour ! Dieu ! le sentiment est tout, le mot est vain. » Le philosophe déiste qui fait si bon marché des mots semble à la foule superficielle n’être qu’un sceptique hypocrite ; d’autre part, l’athée trop cassant a l’étroitesse d’un sectaire. Ce qui est certain, c’est que le nom de Dieu a été associé tantôt aux plus grandes conceptions humaines, tantôt aux plus barbares : l’hypothèse théiste ne pourra subsister dans l’avenir que si on consent enfin à la dépouiller de tout ce qu’elle a éveillé si souvent d’idées puériles ou grossières.

C’est vers ce but que tend aujourd’hui le théisme des esprits les plus larges, en particulier ce que l’on appelle avec Kant « la religion dans les limites de la raison » et qui mérite un examen spécial.

La religion néo-kantienne élève d’abord l’idée du bien moral au-dessus de tout, comme principe directeur de la volonté raisonnable. De là les néo-kantiens déduisent la « liberté morale » comme condition du bien : car le bien n’est autre chose, selon eux, que la liberté s’apparaissant à elle même en sa pureté intelligible et dominant le moi sensible ou « phénoménal. » La liberté, pour être ainsi conçue, est placée dans une sphère supérieure à celle des phénomènes, qui est essentiellement le domaine de la nécessité et du déterminisme. Aussi, en approfondissant la notion de la liberté absolue et intemporelle, les Kantiens finissent-ils par y découvrir celle d’éternité ; c’est en prenant conscience de cette idée que je puis dire avec Spinoza : « Je sens, j’éprouve que je suis éternel. « L’éternité elle-même se confond avecla divinité : l’Éternel, n’est-ce pas toujours ce que les peuples ont adoré ? Je sens donc Dieu au fond de mon être, il se révèle à moi par l’idéal moral. Maintenant, ce Dieu que nous révèle notre conscience, est-ce nous-même en notre pureté, est-ce chacun de nous, et faut-il croire alors que le fond des choses est, comme on l’a dit, une « république des libertés, » qu’il y a par cela même autant de dieux que d’individus, que nous sommes tous des dieux ? Ou bien la multiplicité des individus et des personnalités n’est-elle qu’une apparence, la liberté est-elle une au fond des choses ? Le théisme pourra choisir entre ces deux hypothèses, entre une sorte de polythéisme métaphysique et moral ou une sorte de monothéisme ; il pourra ensuite imaginer à son gré les rapports qui s’établissent entre la liberté absolue et le monde des phénomènes. Mais la croyance à l’idéal moral n’impliquera rigoureusement rien de plus que la croyance dans quelque chose d’éternel et de divin, comme ressort du mouvement universel ; on ne pourra la pousser plus loin, on sera impuissant à en faire sortir telle religion déterminée plutôt que telle autre. Dans ces limites restreintes, elle pourra cependant fournir un dernier aliment au sentiment moral et religieux. La forme la plus acceptable des doctrines théistes sera sans doute quelque philosophie morale conçue dans le sens des Kantiens. Seulement, le Kantisme est demeuré trop attaché à l’idée de devoir proprement dit, d’obligation et d’impératif catégorique. Il est encore une religion de la loi, comme le judaïsme. Au lieu de la loi, on se contentera sans doute, dans l’avenir, d’élever au-dessus de toutes choses un idéal conçu comme exerçant sur notre pensée et sur notre volonté l’attrait le plus haut que puisse exercer ce qu’on a appelé une « idée-force[23]. »

Dès lors, la croyance au divin ne sera plus une adoration passive, mais une action. De même, la croyance à la providence ne sera plus une justification du monde actuel et de ses maux au nom de l’intention divine, mais un effort pour y introduire, par une intervention humaine, plus de justice et plus de bien. Nous avons vu que l’idée de la providence était fondée, pour les anciens peuples, sur la conception d’une finalité extérieure imposée aux choses, d’un but secret et transcendant auquel les ferait servir une volonté inconnue. Avec une telle idée, l’homme était sans cesse arrêté dans son action, puisqu’il se considérait comme incapable de détourner les choses de leur fin : le monde lui semblait organisé d’une façon définitive, sans autre appel que la prière et le miracle ; autour de lui, tout lui apparaissait comme sacré. L’inviolabilité de la nature était tout ensemble, on s’en souvient, un principe et une conséquence de l’idée de providence ainsi entendue. Aussi avons-nous vu que la science fut longtemps tenue pour sacrilège. Quelle surprise et quel scandale de la voir intervenir au milieu de ce monde, brouillant tout, changeant la direction de toutes les forces, transformant en humbles fonctionnaires de l’homme tous ces êtres divins ! De nos jours, au contraire, la science est de plus en plus en honneur. Depuis un siècle, la nature est bouleversée autour de nous ; la longue attente de l’humanité se change en une fièvre d’action : chacun veut mettre la main sur un rouage du mécanisme universel et contribuer pour sa part à modifier la direction de l’ensemble ; chacun veut imposer une fin aux choses, chacun veut devenir autant qu’il est en lui, providence.

De même que l’individu se sent de plus en plus citoyen de l’État, il se sent de plus en plus citoyen de l’univers, solidaire de tout ce qui s’y passe, cause et effet à l’égard de tous les phénomènes. Il reconnaît qu’il ne peut se désintéresser de rien, que partout autour de lui il peut exercer une action, si minime qu’elle soit, laisser sa marque aux choses. Il constate avec étonnement la puissance de sa volonté intelligente. À mesure que sa raison établit un lien entre les phénomènes, elle les relie par là à lui-même ; il ne se sent plus isolé dans l’univers. Puisque, suivant une pensée célèbre, le centre du monde est dans chaque être, il s’ensuit que, si ce centre était assez conscient de lui-même, s’il voyait aboutir à lui tous les rayons de la sphère infinie et s’entrecroiser en son sein toutes les chaînes des phénomènes, il verrait aussi le champ de sa volonté s’étendre à l’infini, il s’apercevrait que par un côté ou par un autre il a action sur toutes choses : chaque être se sentirait devenir une providence universelle.

Si l’homme n’en est pas là, c’est pourtant vers cet idéal que la marche de l’humanité nous emporte. Une part du gouvernement de la nature est entre nos mains ; une part de la responsabilité des événements qui se passent dans l’univers retombe sur nous. Tandis qu’à l’origine l’homme ne vit guère que l’état de « dépendance » où il se trouvait par rapport au monde, état que les religions antiques symbolisèrent, il constate à présent que, par une réciprocité naturelle, le monde à son tour dépend de lui. La substitution de la providence humaine à l’action omniprésente de la providence divine, apparaît, à ce nouveau point de vue, comme l’une des formules les plus exactes du progrès. La croissante indépendance de l’homme en face des choses aura ainsi comme conséquence une indépendance intérieure croissante, une liberté toujours grandissante d’esprit et de pensée.

L’idée vulgaire de providence spéciale et extérieure, qui, nous l’avons vu, tient de si près à celle d’assujettissement, l’idée même plus raffinée d’une providence transcendante et lointaine, assignant à chaque être sa place déterminée dans le tout, pourra donc s’affaiblir sans que nous y perdions énormément. Un jour nous nous apercevrons que nous sommes plus forts quand nous restons debout, libres et la main dans la main, que lorsque nous nous agenouillons tête baissée, implorant le ciel impassible. Chez les anciens Germains, avant de pénétrer dans les forêts sacrées, le fidèle se faisait lier les mains, pour symboliser son esclavage en présence des dieux ; s’il avait le malheur de tomber le long du pèlerinage, il n’osait se relever, car c’eût été une injure que de se redresser ainsi devant eux ; il en était réduit à se rouler sur le sol, comme les reptiles, pour sortir du temple immense, du dôme de la forêt sacrée. À cette conception primitive de la servitude religieuse s’oppose déjà et s’opposera de plus en plus la conception moderne de l’homme libre devant son dieu, qui deviendra son idéal aimé, son œuvre pressentie, son rêve de progrès. Dès maintenant, le vrai sentiment du divin se reconnaît, à ce qu’il donne à l’homme la conscience de sa liberté et de sa dignité, non de son esclavage ; les vrais dieux sont ceux qui nous font le front plus haut dans la lutte pour la vie : adorer, ce n’est plus aujourd’hui se prosterner et ramper, c’est se redresser, c’est s’élever.

Pour emprunter un nouveau trait à la terre classique des symboles, à l’Inde, d’où nos ancêtres Germains ou Gaulois étaient sortis, la grande épopée du Ramayana nous parle d’un saint et sage anachorète qui réunissait en lui toute la vertu et la piété humaines. Un jour que, confiant dans la justice d’en haut, il invoquait Indra et le chœur des dieux, les dieux capricieux ne l’écoutèrent pas ; la prière partie de son cœur retomba des cieux sans avoir été entendue. L’homme très juste, voyant l’indifférence divine, fut pénétré d’indignation ; il réunit en lui toute la force qu’il avait « thésaurisée par ses sacrifices et ses renoncements « et, se sentant alors plus puissant que ses dieux, plus puissant qu’Indra lui-même, il se mit à commander aux cieux. À sa voix des astres nouveaux, brillant de leur propre lumière, surgirent dans l’immensité ; lui aussi il proférait le fiat lux, il refaisait le monde : sa bonté intérieure se changeait en providence créatrice. Ce n’était pas encore assez : il songea à créer des dieux nouveaux aussi, des dieux meilleurs. Indra tremblant se voit alors près de déchoir, car Celui même qui commande à l’air et aux cieux ne peut rien contre la « sainteté, » Indra le puissant se hâte donc de céder, de plier ; c’est lui qui dit à l’homme : « Que ta volonté soit faite. » Il laisse une place dans le ciel aux astres nouveaux qu’y avait créés le juste : leur lumière est comme l’éternel témoignage de la toute-puissance possédée par la Bonté, qui fait d’elle la divinité suprême et l’objet dernier de l’adoration des hommes.


CHAPITRE IV
PRINCIPALES HYPOTHÈSES MÉTAPHYSIQUES QUI REMPLACERONT LES DOGMES
(SUITE)


LE PANTHÉISME




I. — Le panthéisme optimiste. — Transfomiation du théisme transcendant en théisme immanent et en panthéisme. — Dieu « désanthropomorphisé », selon MM. Fiske et Spencer. — Diverses formes du panthéisme. — Panthéisme intellectualiste et optimiste de Spinoza. — Objections. Fatalisme de Spinoza. — Forme morale qu’on pourrait donner au panthéisme, en y introduisant une idée de finalité. — Qualités et défauts du panthéisme. — Notion d’unité sur laquelle il repose ; critique de cette notion ; sa subjectivité possible.
II. — Le panthéisme pessimiste. — Interprétation pessimiste des religions en Allemagne. — 1o Causes des progrès du pessimisme à notre époque. — Progrès de la métaphysique panthéiste et de la science positive. Souffrances de la pensée et de la réflexion. Affinement de la sensibilité et de la sympathie. Dépression des volontés et sentiment d’impuissance, etc. — 2o Le pessimisme est-il guérissable. Ses remèdes possibles. — Le problème social et l’avenir social. — Illusions renfermées dans le pessimisme. Inexactitude de son calcul des peines et plaisirs. Une page de Léopardi. — Critique des applications pratiques du pessimisme. Le nirvâna. Une expérience du nirvâna. — Le panthéisme pessimiste sera-t-il la religion de l’avenir.


À mesure que le théisme devient plus immanent, il laisse davantage dans le vague la personnalité de Dieu. C’est cette personnalité que le panthéisme en vient à nier ou à fondre avec, l’univers. Selon M. Spencer et M. Fiske, au mouvement qui portait l’humanité à construire son Dieu avec des éléments humains succède un mouvement en sens contraire, qui l’entraîne à dépouiller son Dieu de tous les attributs humains, à le désanthropomorphiser. L’humanité lui enlève d’abord ses sentiments inférieurs, puis, plus tard, tout ce qui est analogue à la sensibilité humaine, les sentiments supérieurs étant encore trop grossiers. Le même travail s’accomplit pour ce qui concerne l’intelligence et la volonté. Chaque faculté humaine est tour à tour enlevée à la divinité, qui, avec toute limitation, semble perdre toute détermination saisissable pour l’intelligence : ce n’est plus qu’une insondable unité échappant aux formes de la pensée distincte. Le panthéisme s’accomode de cette notion de la divinité ainsi « désanthropomorphisée », indéterminée et indéterminable. Pourtant, dans les spéculations les plus naïves et les plus grossières de l’homme, dans l’anthropomorphisme et le fétichisme, il reste encore, selon M. Spencer, une part de vérité : c’est que le pouvoir qui se manifeste dans la conscience n’est qu’une forme différente du pouvoir mystérieux qui se manifeste en dehors de la conscience. « Quel est le dernier résultat auquel sont arrivées les sciences humaines, si ce n’est que la force inconnue qui existe en dehors de la conscience, sans être semblable à celle que la conscience nous révèle, doit être pourtant un simple mode de la même force, puisque chacune d’elles est capable d’engendrer l’autre ? » Par conséquent le résultat final de la spéculation commencée par l’homme primitif, « c’est que la puissance qui se manifeste dans l’univers matériel est la même puissance qui, en nous mêmes, apparaît sous la forme de la conscience. »

Si le panthéisme en vient à nier la personnalité et l’individualité de Dieu, par compensation, il est porté à attribuer une sorte d’individualité au monde. En effet, grâce à la présence de Dieu en toutes ces parties, le monde se trouve devenir un véritable être vivant ayant son unité organique, sa loi d’évolution déterminée à l’avance comme celle de l’embryon. Ce qui caractérise le panthéisme, à ce nouveau point de vue, c’est donc l’importance qu’il attache à l’idée d’une unité substantielle du monde.

Mais, ainsi entendu, le panthéisme demeure une doctrine très flottante, susceptible des interprétations les plus diverses, selon la manière dont on se représente l’énergie universelle, l’unité omniprésente, surtout le ressort fondamental de son évolution, qui est nécessité pure selon les uns, finalité selon les autres. De plus la nécessité et la finalité universelle peuvent être conçues sous une double forme, optimiste ou pessimiste.


I. — LE PANTHÉISME OPTIMISTE


La première espèce de panthéisme, qui admet une substance se développant dans une infinité de modes par une nécessité étrangère à toute finalité, est le panthéisme purement intellectualiste et rationaliste de Spinoza. Cette doctrine nous montre dans le grand Tout la logique immanente qui préside à son développement. La vraie nature de l’homme, c’est la raison, puisque la raison est l’essence de l’homme. L’acte propre de la raison est de comprendre, et comprendre, c’est apercevoir la nécessité des choses. Cette nécessité est la Nature, ou, si l’on veut, c’est Dieu. « Nous ne tendons, par la raison, à rien autre chose qu’à comprendre ; et l’âme, en tant qu’elle se sert de la raison, ne juge utile pour elle que ce qui la conduit à comprendre. » Concevoir l’absolue nécessité de la nature éternelle, c’est concevoir ce qui, n’étant soumis qu’à sa propre loi, est libre ; c’est donc concevoir l’éternelle liberté. Par cela même, c’est participer à cette liberté, et s’identifier avec elle. La science de la nécessité ne fait donc qu’un avec la liberté. La pensée de l’homme s’identifie alors à la pensée divine et devient la conscience de l’éternité. Cette conscience, produisant la suprême joie, c’est l’amour de Dieu. L’idéal mystique des Hébreux et des Chrétiens semble se confondre avec les théories morales de l’antiquité, dans la vaste synthèse que propose Spinoza. L’intuition intellectuelle, c’est la nature ayant conscience de soi ; la liberté intellectuelle des Stoïciens, qui est la conscience même de la nécessité, c’est la nature se possédant elle-même ; l’extase mystique, enfin, par laquelle l’individualité s’absorbe dans l’être universel, c’est la nature rentrant en soi et retrouvant son existence éternelle sous ses modes passagers[24].


Ce que la philosophie morale et religieuse a toujours objecté et objectera toujours au panthéisme de Spinoza, considéré comme un substitut possible de la religion, c’est son fatalisme optimiste, où tout se fait par la nécessité mécanique et brutale des causes efficientes, sans aucune espèce de finalité interne, sans progrès véritable. Le déroulement des modes de la substance, même quand il est douleur, mort, vice, est divinisé. On se demande pourquoi cette existence prétendue parfaite, incapable de tout progrès réel, n’est pas de tout point immuable, et pourquoi cette éternelle agitation sans but au sein de la substance absolue.

À en croire M. Fiske, le spinozisme serait la seule doctrine à laquelle convînt le nom de panthéisme. C’est là une classification qui nous semble trop étroite. Tout théisme finaliste tend à devenir, lui aussi, panthéisme, quand il nie la transcendance et quand il admet une sorte d’unité organique du monde, qui est le Deus vivus, la Natura naturans, mais avec une loi de progrès supérieure aux lois nécessaires de la pure logique, de la mathématique, de la mécanique. L’exclusion de toute finalité immanente aux choses n’est donc pas indispensable au panthéisme. On peut même concevoir un panthéisme en quelque sorte moral, qui admettrait un sens moral du monde, tout au moins ce que M. Fiske lui-même appelle une tendance dramatique vers un dénouement moral. Dès lors, si c’est un Dieu qui se développe ainsi et « peine » dans l’univers, l’homme se croit, à tort ou à raison, plus rassuré sur le sort de son idéal moral. On sent un but vers lequel marcher, et dans l’ombre des choses on entend quelqu’un marcher avec soi ; on n’a plus peur de la vanité de toute existence, puisque, au contraire, toute existence est divinisée, sinon telle qu’elle est, du moins telle qu’elle tend à être et sera un jour dans le tout.

Ce système, selon ses partisans, serait une induction justifiée par la doctrine moderne de l’évolution. M. Fiske va jusqu’à dire que le darwinisme a remis dans le monde autant de téléologie qu’il en avait enlevé. Malheureusement rien n’est plus problématique qu’une telle interprétation de la science moderne. La science ne nous montre rien de divin dans l’univers, et l’évolution qui fait et défait sans cesse des mondes semblables les uns aux autres ne nous présente avec certitude aucune fin naturelle, consciente ou inconsciente. La fin, l’idéal pourrait donc fort bien, scientifiquement, n’être qu’une idée humaine ou du moins propre aux êtres doués de conscience réfléchie. Nulle induction d’ordre scientifique ne permet de prêter à l’univers comme toi, au grand Tout, une conscience de ce genre. C’est d’ailleurs une conséquence également très problématique que de se figurer l’univers comme un tout ayant une unité psychique et morale, puisque, pour la science, l’univers est un infini où nous ne voyons rien qui soit groupé autour d’un centre. Le monde est une force unique peut-être matériellement parlant, mais dans un état de dispersion morale et psychique. Tout ce qui est organisé, vivant, sentant, pensant, est fini, à notre connaissance, et l’équivalence des forces de l’univers, sur laquelle s’appuie la science, n’a rien de commun avec la centralisation de ces forces. C’est peut-être précisément parce qu’elles n’ont pas de direction d’ensemble qu’elles luttent l’une contre l’autre et se maintiennent l’une l’autre. Pour que l’univers se pensât dans sa totalité, qui sait s’il ne faudrait point qu’il se limitât, qu’il se donnât à lui-même un centre réel et peut-être, par cela même, une circonférence, qu’il arrêtât l’expansion éternelle de la matière et de la vie dans l’étendue sans bornes ?

Ce qui fait cependant que bon nombre d’esprits seront toujours tentés par le panthéisme, c’est précisément cette idée d’unité radicale sur laquelle il se fonde ; mais, quand on voudra déterminer cette unité, elle apparaîtra toujours tellement fuyante, qu’elle finira par se perdre dans l’indétermination du non-être hégélien. On se demandera alors si l’unité panthéistique ne serait pas, comme la finalité, une idée de notre esprit plutôt que le fond réel des choses. Le caractère un et défini que nous offre l’univers lui vient peut-être seulement de notre cerveau, où il se projette. Sur un mur, — le mur de la caverne de Platon, — projetez l’ombre d’objets confus et innombrables, d’atomes tourbillonnants, de nuées informes : tout cela prendra une figure, semblera même l’ombre fantastique de certaines constructions humaines ; vous reconnaîtrez des tours, des villes, des corps d’animaux, là où il n’y a que la masse obscure et infinie en profondeur d’êtres opaques interceptant la lumière de vos yeux. L’unité et la figure du monde peut n’être que l’ombre qu’il fait en nous. En dehors de nous il reste l’infini, qui, pour notre intelligence, ne peut jamais être que l’informe, car il est illimité, et nous ne pouvons le dessiner, lui fixer des contours. L’unité du monde, encore une fois, n’est pas faite ; elle ne se réalise peut-être que dans notre esprit, c’est par notre esprit seulement qu’elle peut passer dans les choses et dans les êtres. Le monde, l’humanité ne sont donc des touts qu’en tant que nous les pensons et que nous agissons sur eux, que nous les rapportons ainsi à notre action et à notre pensée comme centre.


En résumé, si le besoin d’unité semble donner raison au panthéisme et, en une certaine mesure, le justifier, ce besoin ne reçoit cependant qu’une satisfaction illusoire dans les deux formes principales du panthéisme, surtout la forme mécaniste. Ou l’unité primordiale et finie reste abstraite, indéterminée, ce qui en fait une pure notion subjective ; ou elle se détermine par des attributs qui sont tout aussi humains que ceux du dieu des théistes. La volonté dont parle Schopenhauer, c’est ou la volonté humaine, ou simplement la force (qui elle-même est humaine ou animale), ou le sentiment d’effort, ou enfin une pure abstraction. De même pour la Force éternelle que M. Spencer place à l’origine du monde ; ce sont là des conceptions plus pauvres, mais non pas plus nécessairement objectives que celle du Dieu-pensée, du Dieu-esprit, du Dieu-amour,


II — LE PANTHÉISME PESSIMISTE.


Le panthéisme, après avoir commencé par l’optimisme de Spinoza, a fini par le pessimisme de Schopenhauer. C’est là sa forme la plus récente, qui d’ailleurs est elle-même fort ancienne. L’interprétation pessimiste des religions, avec la rédemption par la mort ou par le nirvâna, fait des progrès incessants, surtout en Allemagne. Pascal avait dit déjà : « De tout ce qui est sur la terre, le chrétien ne prend part qu’aux déplaisirs, non aux plaisirs. » L’Allemagne, après avoir ressuscité le bouddhisme avec Schopenhauer, de Hartmann, Bahnsen, est en train de nous donner une sorte d’édition pessimiste du christianisme, qui dépasse de beaucoup Pascal. On sait que sans le mal et le péché, il n’y aurait point de religion pour M. de Hartmann, et comme le mal est attaché à l’existence même, l’anéantissement de la vie est le seul salut possible. Bahnsen, dans sa philosophie du désespoir, aboutit à des conclusions analogues. Le représentant le plus intéressant de la nouvelle doctrine est Philipp Mainlaender, l’auteur de la philosophie de la Rédemption (die Philosophie der Erlösung). Ce pessimiste était fils de parents d’une piété exaltée, petit-fils d’une mystique morte d’une fièvre nerveuse à trente-trois ans, frère d’un autre mystique qui, parti aux Indes, s’était converti au bouddhisme pour mourir bientôt après, épuisé par ses luttes intérieures ; Philipp trouva lui-même son chemin de Damas dans la boutique d’un libraire de Naples, où il découvrit les écrits de Schopenhauer. Après avoir rédigé son système de philosophie pessimiste, il veilla à l’impression du premier volume et, le jour où il en reçut le premier exemplaire (31 mars 1876), il se pendit[25]. On ne pourra nier la force de la conviction chez ce pessimiste, ni la puissance d’attraction des idées abstraites lorsqu’elles s’implantent dans un cerveau préparé par l’hérédité et l’atmosphère morale. Pour Mainlaender, la philosophie doit un jour remplacer la religion, mais en l’interprétant dans son vrai sens, qui est pessimiste : Mainlaender se déclare hautement « chrétien », tout en prétendant fonder scientifiquement l’athéisme. La liberté du suicide est la nouvelle force d’attrait par laquelle on remplacera la belle illusion de l’immortalité ; le salut par la mort remplacera le salut par la vie éternelle. L’arbre de la science deviendrait ainsi le figuier légendaire de Timon le Misanthrope, qui, à chaque matin nouveau, portait pendus à ses fortes branches ceux qui étaient venus chercher l’oubli du mal de vivre.


I. — Pour apprécier la valeur et la durée probable de ce sentiment pessimiste qu’on veut identifier de nos jours avec le sentiment religieux, il faut d’abord en rechercher les causes.

Diverses raisons ont amené cette transformation du panthéisme qui, après avoir divinisé le monde, rêve aujourd’hui son anéantissement et sa réabsorption dans l’unité originelle. La première cause est le progrès même de la métaphysique panthéiste. Après avoir adoré la nature comme l’œuvre d’une raison immanente, on a fini par y voir une œuvre de déraison, une chute de l’unité indéterminée et inconsciente dans la misère et le conflit des déterminations phénoménales, des consciences condamnées à la douleur. Tout au moins la nature apparaît-elle comme indifférente. « La Force éternelle », dont on parle tant aujourd’hui, n’est pas plus rassurante pour nous et pour notre destinée que la Substance éternelle. À tort ou à raison l’instinct métaphysique, identique en son fond à l’instinct moral, ne réclame pas seulement un principe de vie présent à toutes choses : il poursuit encore un idéal de bonté et de sociabilité universelle.

J’étais dans la montagne, étendu sur l’herbe : un lézard est sorti d’un trou, a pris ma jambe immobile pour un rocher ; il y a grimpé sans façon pour s’y chauffer au soleil. Le petit être confiant était là, sur moi, jouissant de la même lumière, ne se doutant pas de la vie relativement puissante qui circulait sans bruit et amicalement sous lui. Et moi, je me mis à regarder la mousse et l’herbe sur lesquelles j’étais étendu, la terre brune, les grands rochers : ne ressemblais-je pas moi-même à l’humble lézard, et n’étais-je pas jouet de la même erreur ? La vie sourde n’était-elle pas tout autour de moi, à mon insu ? Ne palpitait-elle pas sous mes pieds ? N’agitait-elle pas confusément le grand Tout ? — Oui, mais qu’importe, si c’est au fond une vie aveugle, égoïste, où chaque atome ne travaille que pour soi ? Petit lézard, pourquoi n’ai-je point comme toi sous le soleil un œil ami qui me regarde ?

La seconde cause du pessimisme contemporain est le progrès rapide de la science positive avec les révélations que, coup sur coup, elle nous a apportées sur la nature. Le progrès se précipite tellement, de nos jours, que l’adaptation de l’intelligence à des idées toujours nouvelles devient pénible ; nous allons trop vite, nous perdons haleine comme le voyageur emporté sur un cheval fou, comme l’aéronaute balayé par le vent avec une vertigineuse vitesse. Le savoir produit ainsi à notre époque un sentiment de malaise, qui tient à un trouble de l’équilibre intérieur ; la science, si joyeuse à ses débuts, à la Renaissance, faisant son apparition au milieu des rires éclatants de Rabelais, devient maintenant presque triste. Nous ne sommes pas encore faits aux horizons infinis du monde nouveau qui nous est révélé et où nous nous trouvons perdus : de là la mélancolie de l’époque, mélodramatique et vide avec les Chateaubriand et les premiers enfants du siècle, sérieuse et réfléchie avec Léopardi, Schopenhauer et les pessimistes d’aujourd’hui. Dans l’Inde on distingue les brahmanes à un point noir qu’ils portent entre les deux yeux : ce point noir, nos savants, nos philosophes, nos artistes le portent aussi sur leur front éclairé par la lumière nouvelle.

Une troisième cause du pessimisme, qui résulte elle-même des précédentes, c’est la souffrance causée par le développement exagéré de la pensée à notre époque, par la place trop grande et finalement douloureuse qu’elle occupe dans l’organisme. Nous souffrons d’une sorte d’hypertrophie de l’intelligence. Tous ceux qui travaillent de la pensée, tous ceux qui méditent sur la vie et la mort, tous ceux qui philosophent finissent par éprouver cette souffrance. Et il en est de même des vrais artistes, qui passent leur vie à essayer la réalisation d’un idéal plus ou moins inaccessible. On est attiré à la fois de tous les côtés, par toutes les sciences, par tous les arts ; on voudrait se donner à tous, on est forcé de se retenir, de se partager. Il faut sentir son cerveau avide attirer à lui la sève de tout l’organisme, être forcé de le dompter, se résigner à végéter au lieu de vivre ! On ne s’y résigne pas, on aime mieux s’abandonner à la flamme intérieure qui consume. La pensée affaiblit graduellement, exagère le système nerveux, rend femme ; elle n’ôte pourtant rien à la volonté, qui reste virile, toujours tendue, inassouvie : de là des luttes longues, un malaise sans fin, une guerre de soi contre soi. Il faudrait choisir : avoir des muscles ou des nerfs, être homme ou femme ; le penseur, l’artiste n’est ni l’un ni l’autre. Ah ! si, en une seule fois et d’un seul effort immense, nous pouvions arracher de nous-mêmes et mettre au jour le monde dépensées ou de sentiments que nous portons, comme on le ferait avec joie, avec volupté, dût notre organisme tout entier se briser dans ce déchirement d’une création ! Mais non, il faut se donner par petites fractions, se répandre goutte à goutte, subir toutes les interruptions de la vie ; peu à peu l’organisme s’épuise dans cette lutte de l’idée avec le îorps ; puis l’intelligence elle-même se trouble, pâlit, comme une lumière vivante et souffrante qui tremble à un vent toujours plus âpre, jusqu’à ce que l’esprit vaincu s’affaisse sur lui-même et que tout retombe dans l’ombre.

La pensée moderne n’est pas seulement plus clairvoyante du côté des choses extérieures et de la nature ; elle l’est aussi du côté du monde intérieur et de la conscience. Or, Stuart Mill soutenait que la réflexion sur soi et le progrès de l’analyse psychologique ont une force dissolvante, qui, avec la désillusion de la trop grande clarté, amènent la tristesse. On voit trop le jeu de ses propres ressorts et le fond de ses sentiments. Quelle intime contradiction que d’être assez philosophe ou assez poète pour se créer un monde à soi, pour embellir et illuminer toute réalité, et d’avoir cependant l’esprit d’analyse trop développé pour être le jouet de sa propre pensée ! On bâtit d’aériens châteaux de cartes, et ensuite on souffle soi-même dessus. On est sans pitié pour son propre cœur, et on se demande parfois s’il ne vaudrait pas mieux ne point en avoir. Je suis trop transparent pour moi-même, je vois tous les ressorts cachés qui me font agir, et cela ajoute une souffrance à toutes les autres. Je n’ai pas assez de foi ni en la réalité objective ni en la rationalité de mes joies mêmes pour qu’elles puissent atteindre leur maximum.

En même temps que l’intelligence devient plus pénétrante et plus réfléchie par le progrès des connaissances de toute sorte, la sensibilité plus délicate s’exalte. La sympathie même, selon les pessimistes, ne peut devenir qu’un instrument de douleur en nous faisant souffrir davantage des souffrances d’autrui. Le retentissement en nous des peines humaines, toujours croissant par l’effet d’une sociabilité croissante, semble proportionnellement plus grand que celui des joies humaines. Les préoccupations sociales elles-mêmes, qui vont augmentant à notre époque, sont si loin d’être satisfaites, que les pessimistes se demandent si elles le seront jamais et si l’humanité, de plus en plus nombreuse dans le combat pour vivre, ne sera pas à la fois de plus en plus misérable et de plus en plus consciente de sa misère.

Enfin, une dernière cause du pessimisme est la dépression de la volonté qui accompagne l’exaltation même de l’intelligence et de la sensibilité. Le pessimisme est en quelque sorte la suggestion métaphysique engendrée par l’impuissance physique et morale. Toute conscience d’une impuissance produit une mésestime non seulement de soi, mais des choses mêmes, mésestime qui, chez certains esprits spéculatifs, ne peut manquer de se transformer en formules à priori. On dit que la souffrance aigrit, ; la chose est plus vraie encore de l’impuissance. C’est ce que viennent de confirmer de récentes observations psycho-physiologiques[26]. Chez les aliénés comme chez les hypnotiques, les périodes de satisfaction et d’optimisme, qui sont aussi celles de bienveillance et d’aménité, coïncident avec une augmentation de puissance motrice mesurable au dynamomètre ; au contraire, les périodes de mécontentement et de malveillance s’expliquent par un état de dépression de la volonté accompagné d’une atténuation de la force musculaire, qui tombe parfois de moitié. On peut dire avec M. Féré que les individus bien portants, « offrant une tension potentielle maxima, » sont sans cesse en mesure d’ajouter une partie d’eux-mêmes à tout ce qu’il s’agit d’apprécier ; les dégénérés, au contraire, les affaiblis, soit au point de vue phvsique, soit au point de vue psychique, sont toujours en déficit ; « ils ne peuvent qu’emprunter, et apprécient tout au-dessous de sa valeur. » Ajoutons que, étant ainsi impuissants à s’équilibrer avec l’univers, il leur semble, par une naturelle illusion d’optique, que c’est l’univers qui ne peut se mettre en équilibre avec leurs aspirations ; ils croient le dépasser quand c’est lui en réalité qui les dépasse.

Dans toutes les expériences sur le somnambulisme, l’impuissance engendre le dégoût ; le patient chez lequel on a provoqué l’impuissance de saisir un objet désiré, s’explique à lui-même cette impuissance en cherchant dans l’objet quelque caractère repoussant et méprisable. Toujours nous donnons des restrictions de notre volonté une explication objective, au lieu d’en chercher une explication subjective. Une fois lancés dans cette voie, les somnambules iraient certainement, s’ils en étaient capables, jusqu’à construire un svstème métaphysique pour rendre raison de leur état subjectif[27].

Le pessimisme est probablement ainsi, au début, un point de vue individuel dominé par le sentiment subjectif d’impuissance. Toutefois ce sentiment lui-même, on aurait tort de le contester, a quelque chose d’universel ; la conscience des limites de la puissance humaine ne peut manquer de s’accroître, comme la conscience de l’ignorance humaine, par les progrès mêmes de notre science et de notre pouvoir. Le pessimisme n’est donc pas pure folie, pure vanité ; ou, s’il est folie, cette folie est naturelle ; elle se rencontre parfois transitoirement dans certains efforts aveugles de la nature même. À certaines heures, la nature paraît insensée, paraît vouloir des folies, quoique la force de la logique, identique au fond à la force des choses, ait toujours en elle le dernier mot comme elle doit l’avoir aussi, sans doute, dans l’esprit humain.

En résumé, dans ce siècle de crise, de ruine religieuse, morale, sociale, de réflexion et d’analyse dissolvante, les raisons de souffrir abondent et finissent par sembler des motifs de désespérer. Chaque progrès nouveau de l’intelligence ou de la sensibilité, nous l’avons vu, paraît créer des douleurs nouvelles. Le désir de savoir surtout, le plus dangereux peut-être de tous les désirs humains parce que c’est celui dont l’objet est le plus réellement infini, devient aujourd’hui insatiable, s’attache non seulement à des individus isolés, mais à des peuples entiers ; c’est lui qui est avant tout le « mal du siècle ». Ce mal du siècle, grandissant toujours, devient pour le philosophe le mal même de l’humanité : c’est dans le cerveau de l’homme qu’il a son siège, c’est de la tête que l’humanité souffre. Comme nous sommes loin de cette naïveté des peuples primitifs qui, si on leur demande où est le siège de la pensée, montrent au hasard le ventre ou la poitrine ! Nous, nous savons bien que c’est avec la tête que nous pensons, car c’est de là que nous souffrons, c’est là que nous hante le tourment de l’inconnu, c’est là que nous portons la blessure sacrée de l’idéal, c’est là que nous nous sentons poursuivis et sans cesse ressaisis par la pensée ailée et dévorante. Parfois, dans les montagnes de la Tartarie, on voit passer un animal étrange fuyant à perdre haleine sous le brouillard du matin. Il a les grands yeux d’une antilope, des yeux démesurés éperdus d’angoisse, mais, tandis qu’il galope et de son pied frappe le sol tremblant comme son cœur, on voit s’agiter des deux côtés de sa tête deux ailes immenses qui semblent le soulever dans chacun de leurs battements. Il s’enfonce dans les sinuosités des vallées, laissant des traces rouges sur les rochers durs ; tout d’un coup il tombe : alors on voit les deux ailes géantes se détacher de son corps, et un aigle qui s’était abattu sur son front et lui dévorait lentement la cervelle, s’envole rassasié vers les cieux.


II. — Le pessimisme est-il guérissable ? — Le sentiment du mal a, croyons-nous, sa part légitime dans le sentiment métaphysique ou religieux ; mais est-ce une raison pour en faire non plus la partie, mais le tout de la métaphysique et de la religion ? Tel est le problème.

M. de Hartmann s’est efforcé de retrouver un fond pessimiste sous toutes les religions ; c’est trop juger l’humanité d’après nous-mêmes et notre époque. Soutenir ainsi que la religion est fondée sur un pessimisme radical, c’est comme si on voulait prétendre que la médecine a pour principe non la curabilité, mais l’incurabililé des maladies. Dans le pessimisme de Schopenhauer, comme dans l’optimisme de Spinoza, il y a sans doute une part de vérité qui sera indestructible, mais ce pessimisme dépasse de beaucoup toute affirmation et même toute probabilité scientifique. Si le monde n’a pour la science rien de divin, il n’a non plus rien de diabolique ; il n’y a pas plus lieu de maudire que d’adorer la nature extérieure. Intérieurement, les causes de souffrance que nous avons analysées ne sont que provisoires. Le savoir humain, qui accable actuellement le cerveau, peut, en s’organisant mieux, comme il l’est déjà dans certaines têtes bien équilibrées, produire un jour un sentiment de bien-être et de vie plus large. Il y a toute une science nouvelle à créer, celle de l’hygiène intellectuelle pour les peuples, de la thérapeutique intellectuelle pour les individus. Cette science, une fois créée, pourra empêcher ou guérir la dépression mentale, consécutive à une excitation exagérée, qui semble la formule physiologique du pessimisme et que la Grèce pensante n’a guère connue.

D’ailleurs le désir de savoir, qui est, nous l’avons vu, parmi les causes les plus profondes du mal du siècle, peut devenir, à un autre point de vue, la source la plus inaltérable peut-être, le plus sûr allégement de bien des maux humains. Certes, il est parmi nous des déshérités, physiquement ou mentalement infirmes, qui peuvent dire : « J’ai souffert dans toutes mes joies ; » le nescio quid amari est venu pour eux dès les premières gouttes de toute volupté ; pas un sourire qui, pour eux, n’ait été un peu mouillé, pas un baiser qui n’ait été douloureux. Et cependant même cette existence peut avoir sa douceur, lorsqu’elle est sans révolte, entièrement acceptée comme une chose rationnelle : ce qui corrige l’amertume, c’est la transparence aux regards, la pureté, — que possèdent à un si haut point les flots de la mer. En s’étendant, en s’élevant, en s’apaisant de plus en plus, le savoir peut rendre un jour à l’âme quelque chose de cette sérénité qui appartient à toute lumière et à tout regard lumineux. C’est là ce qu’il y avait de vrai dans le calme intellectuel de Spinoza : si son optimisme objectif est insoutenable, il y avait plus de vérité en son optimisme subjectif, en cette conscience de la paix intérieure trouvée dans l’extension même de l’intelligence et dans l’harmonie des pensées.

Quant à la réflexion de la conscience sur elle-même, où les pessimistes voient une force dissolvante de toutes nos joies, elle ne dissout vraiment que les joies irrationnelles et, par compensation, elle dissout aussi les peines déraisonnables. Le vrai résiste à l’analyse : c’est à nous de chercher dans le vrai non seulement le beau, mais aussi le bon. Il existe, à tout prendre, autant de vérité solide et résistante dans l’amour éclairé de la famille, dans celui même de la patrie, dans celui de l’humanité, que dans tel fait scientifique le plus positif, dans telle loi physique comme celle de la gravitation et de l’attraction. Le grand remède à l’analyse poussée à l’extrême, comme elle a existé chez certains esprits du genre d’Amiel, toujours en contemplation de leur moi, c’est de s’oublier un peu, d’agrandir leur horizon, surtout d’agir. L’action est, de sa nature, une synthèse réalisée, une décision prise qui résout ou tranche un ensemble de points. Elle les tranche sans doute provisoirement, mais l’homme doit se rappeler qu’il vit dans le provisoire, non dans l’éternel ; que, d’ailleurs, ce qu’il y a de plus éternel dans cet univers, c’est peut-être l’action même, le mouvement, la vibration de l’atome et l’ondulation qui traverse le grand Tout. Celui qui agit n’a pas le temps de s’apitoyer sur son cher moi ni de disséquer ses sentiments. Les autres formes de l’oubli sont involontaires et parfois en dehors de notre pouvoir, mais il est une chose qu’on peut toujours oublier, c’est soi. Le remède à toutes les souffrances du cerveau moderne est dans l’élargissement du cœur.

On nous dit que le cœur même souffre de la sympathie et de la pitié toujours croissantes : le problème du bonheur individuel, par l’effet de la solidarité toujours plus grande, est dominé plus que jamais aujourd’hui par le problème du bonheur social. Ce ne sont plus seulement nos douleurs présentes et personnelles, mais celles des autres, mais celles de la société, mais celles de l’humanité à venir qui deviennent pour nous un sujet de trouble. — Soit ; on peut discuter à perte de vue sur l’avenir ; nous n’avons pas le miroir magique où Macbeth voyait passer avec un serrement de cœur la file des générations futures, et nous ne pouvons lire d’avance le bonheur ou la misère sur le visage de nos fils. Dans le miroir de l’avenir humain c’est notre propre image que nous regardons, et nous sommes portés, en cette image de nous-mêmes, à faire comme les poètes, qui aiment à grandir leurs douleurs. Le problème social qui nous tourmente est infiniment complexe ; cependant nous croyons que les optimistes ont autant et plus de droit à l’envisager avec tranquillité que les pessimistes à le déclarer insoluble, alors surtout qu’il n’est posé d’une manière un peu moins obscure à la conscience humaine que depuis environ un demi-siècle.

Le problème social se divise en deux questions distinctes, l’une relative au conflit des intérêts, l’autre au conflit des volontés ennemies. Nous croyons que le côté économique du problème social sera résolu le jour où l’accroissement simultané de la crise sociale et de la connaissance scientifique aura amené les classes aisées à cette conviction, qu’elles risquent de tout perdre en voulant tout garder, et les classes inférieures à cette conviction correspondante, qu’elles perdraient tout en voulant tout prendre, qu’elles verraient se fondre entre leurs mains les richesses convoitées, qu’en partageant à l’excès le capital on le stérilise, comme on tue un germe en le divisant. Le socialisme a son remède dans la science, — alors même que l’instruction contribuerait au contraire pendant un temps à répandre le socialisme. De l’intensité même de la crise sortira l’apaisement. C’est au moment précis où les intérêts sont le plus parfaitement conscients de leurs réelles oppositions qu’ils sont le plus près d’arriver à un compromis : la guerre n’est jamais que le résultat d’une science incomplète sur la valeur comparative des forces et des intérêts en présence ; on se bat faute de calculer, mais les coups de canon ne sont eux-mêmes que des chiffres en mouvement, de tonnantes équations.

Le conflit des intérêts, une fois apaisé par le compromis des intelligences, se terminera par l’union progressive des volontés. La solution la plus complète de la « question sociale » se trouve dans la sociabilité même de l’homme. Les aspérités des intérêts s’adouciront nécessairement par l’incontestable progrès de la sympathie sociale et des « sentiments altruistes. »

Si la sympathie, l’amour, le travail en commun, la jouissance en commun, semblent parfois augmenter les peines, ils peuvent encore mieux décupler les joies. Les peines, nous le savons de reste, en se partageant s’allègent. La sympathie par elle-même est un plaisir. Les poètes le savent, et surtout les poètes dramatiques ; la pitié, fût-elle accompagnée d’une vive représentation de la souffrance d’autrui, reste douce encore en ce qu’elle fait aimer : — Cet être souffre, donc je l’aime. — Or, l’amour renferme des joies infinies ; il multiplie largement le prix de la vie individuelle à ses propres yeux, en lui donnant une valeur sociale, qui est en même temps la vraie valeur religieuse. L’homme, a dit le poète anglais Wordsworth :


Vit d’admiration, d’espérance et d’amour ;


mais celui qui a l’admiration et l’amour aura toujours par surcroît l’espérance ; celui qui aime et admire aura cette légèreté du cœur qui fait qu’on marche sans sentir la fatigue, qu’on sourit en marchant et que toutes les visions du chemin semblent vous sourire. L’amour et l’admiration sont donc les grands remèdes de la désespérance : aimez, et vous voudrez vivre. Quelle que soit la valeur de la vie pour la sensibilité, savoir, agir, et principalement agir pour autrui, constitueront toujours des raisons de vivre. Or, on peut dire que c’est surtout pour les raisons de vivre qu’il faut tenir à la vie.

Le pessimisme ne veut voir dans la vie que le côté sensitif ; il y a aussi le côté actif et intellectuel : outre l’agréable, il y a le grand, le beau, le généreux. Même au seul point de vue des joies et des peines, le pessimisme se fonde sur des calculs aussi contestables que pourrait l’être « l’arithmétique des plaisirs » dans Bentham. Nous croyons l’avoir montré ailleurs[28], le bonheur et le malheur sont des constructions mentales faites après coup, et dans lesquelles une foule d’erreurs d’optique entrent en jeu. D’abord, dans la désillusion même de nos pessimistes, il y a une illusion dont ils n’ont pas vu les causes. Léopardi a trouvé, on s’en souvient, un ingénieux argument empirique en faveur du pessimisme, dans son Dialogue d’un marchand d’almanachs et d’un passant : « Almanachs ! Almanachs nouveaux ! Calendriers nouveaux ! — Des Almanachs pour l’année nouvelle ? — Oui, Monsieur. — Croyez-vous qu’elle sera heureuse, cette année nouvelle ? — Oh ! oui, illustrissime, bien sûr. — Comme l’année passée ? — Beaucoup, beaucoup plus. — Comme l’autre ? — Bien plus, illustrissime. — Comme celle d’avant ? Ne vous plairait-il pas que l’année nouvelle fût comme n’importe laquelle de ces dernières années ? — Non, Monsieur, il ne me plairait pas. — Combien d’années nouvelles se sont écoulées depuis que vous vendez des almanachs ? — Il va y avoir vingt ans, illustrissime. — À laquelle de ces vingt années voudriez-vous que ressemblât l’année qui vient ? — Moi ? je ne sais pas. — Ne vous souvenez-vous d’aucune année en particulier qui vous ait paru heureuse ? — Non, en vérité, illustrissime. — Et cependant la vie est une belle chose, n’est-il pas vrai ? — On sait cela. — Ne consentiriez-vous pas à revivre ces vingt ans, et même tout le temps qui s’est écoulé depuis votre naissance ? — Eh ! mon cher Monsieur, plût à Dieu que cela se pût ! — Mais, si vous aviez à revivre la vie que vous avez vécue, avec tous ses plaisirs et toutes ses peines, ni plus, ni moins ? — Je ne voudrais pas. — Et quelle autre vie voudriez-vous revivre ? La mienne, celle d’un prince ou celle d’un autre ? Ne croyez-vous pas que moi, le prince ou un autre, nous répondrions comme vous, et qu’ayant à recommencer la même vie, personne n’y consentirait ? — Je le crois… — Chacun est d’avis que la somme du mal a été, pour lui, plus grande que celle du bien ; mais l’année prochaine le sort commencera à nous mieux traiter tous deux, et tous les autres avec nous ; ce sera le commencement de la vie heureuse… — Almanachs ! almanachs nouveaux[29] ! »

Certes, beaucoup d’entre nous répondraient au poète de la même manière que le vendeur d’almanachs, se soucieraient peu de recommencer leur vie ; mais on ne peut pas conclure de là, avec Léopardi, que notre vie passée, prise en masse, ait été plus malheureuse qu’heureuse. Il s’ensuit seulement une chose, c’est qu’elle nous est maintenant connue et, comme telle, a perdu la plus grande partie de son charme esthétique ; elle vaut réellement beaucoup moins qu’elle ne valait. L’homme, en effet, n’est pas un être purement sensitif, il n’a pas de plaisirs aveugles, pour ainsi dire ; il ne jouit pas seulement, il connaît qu’il jouit, il connaît ce dont il jouit, et chacune de ses sensations vient augmenter son petit trésor de science. Ce trésor une fois formé, il désire toujours l’augmenter, mais on comprend qu’il ne se soucie guère de contempler et de palper indéfiniment les richesses déjà acquises. Il existe donc dans notre vie passée tout un côté par lequel elle est réellement ternie, déflorée. C’est à peine s’il s’y trouve un petit nombre d’heures assez riches, assez pleines, pour que nous n’ayons pu les épuiser tout entières par la conscience et pour qu’il nous plaise encore d’y revenir, d’y appuyer, d’en faire sortir de nouveau tout ce qu’elles contiennent de joie intense. Pour toutes les autres heures de l’existence, le principal charme a été de les mesurer du regard, de les comparer entre elles, d’exercer sur elles notre intelligence et notre activité, puis de passer légèrement au travers. Une fois écoulées, elle ne valent plus la peine que la conscience s’y arrête, elles sont comme ces paysages que le voyageur ne se retourne pas pour regarder. Si donc, chez l’homme, le désir satisfait perd une grande partie de son charme et se réveille avec quelque peine dans des circonstances identiquement pareilles, cela tient en partie aux lois mêmes du désir, mais cela tient aussi à la supériorité de l’être humain, pour qui le plaisir désiré doit toujours offrir quelque chose de nouveau à l’intelligence. Il existe en tout désir une sorte de curiosité esthétique et philosophique qui ne trouve plus d’objet dans le passé. La nouveauté, cette fleur des choses, ne peut pas être cueillie deux fois sur la même branche.

— Mais, nous répondra Léopardi, ce charme de la nouveauté, qu’est-ce encore, sinon une illusion nouvelle ? car tout ici-bas est toujours sensiblement le même, et l’avenir, qui n’est qu’une répétition du passé, doit logiquement nous dégoûter comme lui — Formules abstraites et inductions précipitées, qui ne résistent ni au raisonnement ni à l’expérience. Quoi qu’en aient dit les poètes pessimistes, rien n’est jamais le même, ni dans la vie humaine, ni dans l’univers, et il y a toujours quelque chose de nouveau sous le soleil, fût-ce la pousse verte d’un arbre, l’aile effarouchée d’un oiseau glissant à l’horizon ou la couleur changeante d’un nuage. Il n’y a pas deux aurores qui soient les mêmes. Les contes de fées nous parlent de merveilleux livres d’images qu’on pouvait feuilleter à jamais sans se lasser, car chaque image fuyait sous le doigt même qui tournait la page, remplacée aussitôt par une nouvelle. L’univers est un livre de ce genre, si changeant aux regards, que, lorsqu’on veut revenir à la page contemplée, elle est déjà tout autre ; et nous-mêmes aussi, nous sommes autres, et, pour celui qui sait approfondir ses sensations et ses pensées, chacune de ses visions du monde a toujours la fraîcheur de la jeunesse.

Le signe distinctif d’une intelligence vraiment humaine, vraiment supérieure, c’est de s’intéresser à toutes les choses de l’Univers, conséquemment à toutes les différences de ces choses. Quand on regarde de loin et d’un œil distrait, quand on regarde sans voir, on n’aperçoit ici-bas que des ressemblances ; quand on regarde avec attention, avec affectuosité l’Univers, on y découvre des différences sans nombre ; l’intelligence et l’activité toujours en éveil y trouvent partout de quoi se satisfaire. Aimer un être ou un monde, c’est à chaque instant apercevoir en lui quelque chose de nouveau.

Quand donc les pessimistes croient voir une illusion dans le charme de l’avenir, on peut leur retourner ce reproche ; c’est eux qui se laissent duper par leurs yeux et qui, contemplant le monde d’un regard trop distrait, — de trop loin, pour ainsi dire, — ne le voient pas tel qu’il est et ne l’aiment pas faute de le comprendre. Si l’on pouvait, de quelque aérolithe qui passe, regarder la chaîne des Alpes, le Righi et le Faulhorn, le mont Blanc et le mont Rose paraîtraient des montagnes toutes semblables, des points indifférents sur l’écorce terrestre. Cependant, quel est le voyageur naïf qui les confondra et qui se vantera d’avoir tout vu dans les Alpes parce qu’il est monté sur le Righi ? La vie, elle aussi, est comme une ascension perpétuelle où il est bien difficile de s’écrier : J’ai tout vu, parce qu’on a gravi un premier sommet. De l’enfance à la vieillesse l’horizon peut toujours s’élargir, toujours se différencier, toujours se renouveler. La nature ne semble se copier que pour un regard superficiel. Chacune de ses œuvres est originale comme celle du génie. Au point de vue esthétique et intellectuel, le découragement est donc un aveuglement, involontaire ou volontaire. Si les poètes ont parfois souhaité d’oublier leurs sensations passées trop douloureuses et la partie la plus concrète de leur vie, il n’est pas un vrai savant qui ait jamais exprimé le désir d’oublier ce qu’il savait, de faire le vide dans son intelligence, de rejeter cette science humaine si lentement acquise, — à moins que ce ne fût pour le plaisir raffiné de la rapprendre de nouveau, de refaire à soi seul le travail des générations. Sous tous les désirs humains, encore une fois, existe toujours cette « soif de vérité » qui est un des éléments essentiels du sentiment religieux ; et tous les autres désirs pourraient être fatigués ou rassasiés, que celui-là subsisterait encore : on peut être las même de la vie sans être las de la science. Celui qui a été le plus durement blessé par l’existence peut encore l’accepter pour cette clarté de l’intelligence qu’elle lui apporte même au prix de la douleur, comme le soldat dont les paupières ont été brûlées dans la bataille les soulève pourtant, déchirées et palpitantes, pour laisser passer un rayon de lumière, et pour suivre de l’œil le combat qui se continue autour de lui.

En somme, l’analyse de la sensibilité, sur laquelle s’appuie surtout le pessimisme, est superficielle par bien des côtés. Le mot même de pessimisme est inexact, car il n’y a rien au monde de pire, de pejus ou de pessimum ; seulement il y a du mauvais, il faut le reconnaître : cette reconnaissance est à la fois la conséquence et la condition de tout progrès, de tout pouvoir conscient et de tout savoir.

Plus contestables encore sont les règles pratiques que le pessimisme prétend tirer de ses principes pour la direction de la volonté. Étant donnée la misère de l’existence, on sait en effet le remède qu’il nous propose, le nouveau « salut religieux » que les bouddhistes modernes prétendent apporter au monde. Cette nouveauté, plus vieille que Çakia-Mouni lui-même, est une des plus antiques idées orientales ; elle séduit aujourd’hui les occidentaux, après les avoir attirés plus d’une fois (car on pourrait en retrouver la trace chez les néo-platoniciens et les mystiques chrétiens). C’est la conception du nirvâna. Couper tous les liens qui nous attachent au monde extérieur, élaguer toutes les jeunes pousses des désirs nouveaux, et croire qu’élaguer ainsi, c’est délivrer ; pratiquer une sorte de complète circoncision intérieure, se replier sur soi et croire qu’on pénètre alors dans l’intimité du Tout (les mystiques disaient de Dieu) ; ouvrir au fond de soi un abîme, sentir le vertige du vide et croire néanmoins que ce vide est la plénilude suprême, Πλῄϱωμα, — telle a toujours été une des grandes tentations de l’homme, de même qu’on vient de très loin au bord des grands précipices rien que pour s’y pencher, pour en sentir l’indénnissahle attrait. La notion panthéiste ou moniste du nirvâna échappe à toute critique, précisément parce qu’elle est une unité vide de tout contenu précis. Au point de vue physiologique et naturaliste on ne peut dire qu’une chose, c’est que le nirvâna correspond à cette période de repos et de relâchement qui suit toujours toute période de tension, d’effort. Il faut prendre haleine dans l’éternelle marche en avant qui constitue la vie phénoménale ; il est bon de sentir parfois la lassitude, il est bon aussi de comprendre le peu de prix et la vanité relative de tout ce qu’on a obtenu jusqu’alors ; mais c’est à la condition que cette intelligence de la vanité de notre passé soit un aiguillon nouveau pour l’avenir. S’en tenir à cette lassitude d’être et d’agir, et croire que l’existence la plus profonde est aussi la plus dépouillée, la plus froide, la plus inerte, c’est là une défaillance qui équivaut à une défaite dans la lutte pour la vie. Le nirvâna aboutit en fait à l’anéantissement de l’individu et de la race ; les vaincus de la vie seraient-ils donc précisément les vainqueurs des misères de la vie ?

Il serait curieux de faire l’expérience pratique du nirvâna. Nous connaissons quelqu’un qui a poussé cette expérience des antiques religions aussi loin que le pouvait un esprit européen, aux tendances scientifiques. Pratiquant l’ascétisme jusqu’à renoncer à tout aliment varié, excluant de sa nourriture la viande, — comme le fit M. Spencer pendant quelque temps, — le vin même, tout ragoût, tout excitant du palais, il en vint à diminuer autant qu’on peut le faire ce désir même qui subsiste le dernier dans l’être, le désir des aliments, le frisson et l’éveil de tout être affamé à la vue d’un mets appétissant, l’attente agréable du repas, — ce moment qui, a-t-on dit, constitue pour tant de gens l’avenir de la journée. Notre expérimentateur avait remplacé les longs repas par l’ingestion de quelques tasses de lait non assaisonné. Ayant ainsi effacé en lui presque toutes les jouissances du goût et des sens les plus grossiers, ayant renoncé à l’action, au moins en ce qu’elle a de matériel, il chercha un dédommagement dans les jouissances de la méditation abstraite ou de la contemplation esthétique. Il entra dans une période qui n’était pas encore le rêve, mais qui n’était pourtant déjà plus la vie réelle, aux contours nettement dessinés et arrêtés. Ce qui en effet donne son relief et son dessin à la vie de chaque jour, ce qui fait époque pour nous dans l’existence, c’est la succession de nos désirs et de nos plaisirs. On n’a pas idée quel vague peut introduire dans l’existence la simple suppression de quelques centaines de repas. Par des coupures analogues dans tous les autres ordres de plaisirs et de désirs sensibles, on en vient à donner à toute sa vie quelque chose d’éthéré qui n’est pas sans charme, quoique sans saveur et sans couleur. Tout l’univers recule par degrés dans une sorte de lointain, car il est composé de choses que vous ne touchez plus d’une main aussi forte, que vous ne tâtez plus aussi grossièrement, et qui en conséquence vous touchent moins, vous laissent plus indifférent ; vous entrez vivant dans ce nuage où les dieux s’enveloppaient parfois, et vous ne sentez plus aussi fermement la terre sous vos pieds. Mais vous vous apercevez bientôt que, pour n’être plus sur la terre ferme, vous n’en êtes pas plus près du ciel ; si vous avez gardé le pouvoir de vous observer exactement vous-même, ce qui vous frappera le plus, c’est l’affaiblissement de votre pensée, précisément alors que vous la croyiez plus dégagée par l’affranchissement de tous les soucis matériels. Ne se reposant plus sur aucune réalité aux contours solides, elle devient par cela même plus incapable d’abstraction : la pensée vit de contrastes, comme tout notre être, et c’est lui donner de la force, loin de lui en ôter, que de la détourner par instants des objets qui semblaient lui être le plus naturels. En voulant purifier trop sa pensée et la sublimiser, on lui ôte sa précision ; la méditation se fond en un rêve, et le rêve peut devenir facilement cette extase où les mystiques se perdent dans l’έν ϰαὶ παν, mais où un esprit habitué à la possession de soi ne peut rester longtemps sans en sentir le vide. Alors une révolte se fait ; on commence à comprendre que la pensée la plus abstraite a encore besoin, pour acquérir ses meilleurs instants de lucidité et d’attention, d’être comme fouettée par le désir. Nous conseillons cette expérience pratique du nirvâna à ceux qui en parlent par ouï-dire, sans avoir jamais pratiqué bien longtemps le renoncement entier, absolu. Le seul danger à craindre, c’est que ce renoncement ne produise trop vite un certain abêtissement ; c’est qu’on ne perde la pleine conscience de soi et qu’on ne soit saisi par le vertige avant de l’avoir bien mesuré des yeux, et d’avoir bien vu qu’il n’y a rien au fond. Dans la montagne, les meilleurs sentiers sont ceux qu’a tracés le pas lourd et sûr des ânes et des mulets. « Suivez le chemin des ânes », nous disent les guides. Il en va souvent ainsi dans la vie : c’est le gros bon sens des foules qui ouvre la voie ; il faut le suivre bon gré mal gré, et les philosophes eux-mêmes ne s’en trouvent pas plus mal, de suivre le chemin des ânes.

L’absorption dans la substance infinie, le renoncement au vouloir-vivre, la sainteté inactive restera la forme dernière et l’expression la plus achevée de toutes les illusions humaines ; c’est le complet zéro retrouvé sous toutes les quantités plus ou moins négligeables de la vie. Si tout est vanité, rien de plus vain après tout que cette conscience même de la vanité totale, poussée à ses dernières limites ; si l’action est vaine, le repos est plus vain encore, si la vie est vaine, la mort l’est plus encore. La sainteté même ne vaut que par la charité, c’est-à-dire en somme par ce qui relie l’individu à tous les autres, par ce qui le rend de nouveau esclave du désir et du plaisir, — au moins de ceux des autres, sinon des siens propres. Il faut toujours servir quelqu’un, entrer soi-même dans des liens, fût-ce ceux de la chair. Il faut avoir une chaîne, quitte à la soulever, à la porter en avant, à entraîner les autres avec soi. On ne peut pas constituer pour soi-même un but suffisant, un centre d’action et de gravitation ; on ne s’affranchit pas parce qu’on se replie sur soi, qu’on forme ainsi un cercle idéal comme le serpent enroulé, ou qu’on regarde éternellement son « nombril », selon le précepte hindou ; rien ne ressemble plus à la servitude que la liberté immobile et arrêtée en soi. La sainteté trop parfaite des mystiques, des bouddhistes, des pessimistes, est de l’égoïsme subtilisé, et la seule vertu vraiment bonne au monde est la générosité, qui ne craint pas de prendre un point d’appui sur la poussière du sol pour marcher plus sûrement vers autrui.


Nous ne croyons donc pas, avec Schopenhauer et M. de Hartmann, que le panthéisme pessimiste puisse être la religion de l’avenir. On ne persuadera pas à la vie de ne plus vouloir vivre, à la vitesse acquise par le mouvement même de se changer tout à coup en immobilité. Nous l’avons dit ailleurs, c’est une même raison qui rend l’exislence possible et qui la rend désirable : si la somme des peines emportait la balance dans une espèce vivante, cette espèce s’éteindrait par l’affaissement consécutif de la vitalité. Les peuples occidentaux, ou pour mieux dire les peuples actifs, à qui appartient l’avenir, ne se convertiront jamais aux idées pessimistes ; celui qui agit sent sa force, celui qui se sent fort est heureux. Même en Orient, le pessimisme des grandes religions n’est que superficiel quand il s’adresse à la foule, et il n’a pas laissé dans la vie populaire de trace très profonde ; les maximes banales sur les maux de l’existence et sur la résignation nécessaire aboutissent, en fait, à un far niente approprié aux mœurs de l’Orient. D’autre part, quand il s’adresse aux penseurs, le pessimisme n’est que provisoire, il leur montre aussitôt le remède dans le nirvâna ; mais cette panacée-là, nous n’y croyons plus, et le salut par la négation ou par la destruction violente de l’existence ne peut tenter longtemps le bon sens moderne. Comment attribuer à l’homme le pouvoir d’écraser l’œuf sacré d’où est sortie la vie avec ses invincibles illusions, et d’où elle ressortira toujours, quoi que fassent les ascètes, quoi que fassent les partisans du suicide individuel ou, comme M. de Hartmann, du « suicide cosmique ? » Il serait peut-être moins difficile encore de créer que d’anéantir, de faire Dieu que de le tuer.





CHAPITRE V
PRINCIPALES HYPOTHÈSES MÉTAPHYSIQUES QUI REMPLACERONT LES DOGMES


(SUITE)


NATURALISME IDÉALISTE, MATÉRIALISTE, MONISTE




I. — Naturalisme idéaliste. — Diverses formes de l’idéalisme. — Forme subjective. — Forme objective. Toute existence ramenée à un mode d’existence mentale. — Valeur de l’idéalisme pour le sentiment religieux. — Forme la plus plausible du naturalisme idéaliste d’après un philosophe contemporain : possibilité d’un progrès universel fondée sur la spontanéité radicale des êtres et sur l’ « idée de liberté. » — Conciliation du déterminisme et de l’idée de liberté. — L’idéalisme moral comme substitut possible du sentiment religieux, qui devient le sentiment de la dépendance de l’univers par rapport à la « volonté du bien. »
II. — Naturalisme idéaliste. — Difficulté de définir le matérialisme absolu. — La matière, l’atome. Les atomes tourbillons. — L’hydrogène. — Nécessité d’élargir le matérialisme en introduisant dans l’élément primordial la vie et le germe de la pensée. — Dernière notion qui envahit le matérialisme : idée d’infini en grandeur et en petitesse.
III. Le naturalisme moniste et la destinée des mondes. — Évolution des systèmes contemporains vers le monisme. — En quel sens vraiment scientifique on peut prendre ce système. — Le monde conçu comme un seul et même devenir, une seule et même vie. — Les deux formules scientifiques de la vie. Que le progrès consiste en la fusion graduelle de ces deux formules l’une dans l’autre. — Comment la moralité et la religiosité sortent naturellement de la vie, sans qu’il soit besoin de faire appel à une finalité primordiale. — Espérances métaphysiques et morales qu’on peut fonder sur le monisme scientifique, relativement à la destinée des mondes et de l’humanité. — Faits qui paraissent s’opposer à ces espérances. — Idée décourageante de la dissolution, qui semble liée à celle de l’évolution. Ce lien est-il absolument nécessaire et démontré ? — Ressources diverses de la nature pour perpétuer les combinaisons les mieux réussies. Rôle de l’intelligence, du nombre, du temps et de l’espace. — Le calcul des probabilités. — L’éternité a parte post est-elle une raison de découragement ou d’espérance. — Existence probable d’êtres pensants dans les autres mondes : nos frères planétaires. — Possibilité d’êtres supérieurs à l’homme. Ce que la science peut conserver de l’idée religieuse des « dieux. » — Hypothèse d’une conscience inter-cosmique et d’une « société universelle. »
IV. — La destinée de l’homme et l’hypothèse de l’immortalité dans le

naturalisme moniste. — Deux conceptions possibles de l’immortalité. — L’existence éternelle ou intemporelle, et la continuation de la vie sous une forme supérieure.
   I. Hypothèse de la vie éternelle. Sa place dans les religions antiques, chez les platoniciens, chez Spinoza, Kant et Schopenhauer. — La vie éternelle laisse-t-elle subsister l’individualité. — Distinction de Schopenhauer et de plusieurs autres philosophes entre l’individualité et la personnalité. — Caractère transcendant et problématique de la vie éternelle. — Tendance aristocratique de cette même idée. Hypothèse de l’immortalité conditionnelle à laquelle elle aboutit chez certains théologiens. — Critique de l’immortalité conditionnelle. Incompatibilité de cette notion avec celle de bonté divine, — II. Hypothèse d’une continuation de la vie et de son évolution sous une forme supérieure. — Recherche de ce dont la théorie évolutionniste permet d’espérer l’immortalité. — Immortalité des œuvres et des actions. Vrai sens dans lequel on peut la concevoir. — Son rapport avec les lois de l’hérédité, de l’atavisme, de la sélection naturelle. — Immortalité de l’individu. Objections de la science. Protestation de l’amour contre l’anéantissement de la personne. Antinomie qui en résulte. — III. — Opposition moderne de l’idée de fonction à l’idée de substance simple, où l’ancienne philosophie cherchait la preuve de l’immortalité. — Théorie péripatéticienne de Wundt et des philosophes contemporains sur la nature de l’esprit. — L’immortalité serait une continuation de fonction et se fonderait non sur la simplicité, mais sur la complexité supérieure de la conscience. — La complexité entraîne-t-elle nécessairement l’instabilité. — Les trois stades de l’évolution sociale. — Analogie de la conscience avec une société. Caractère collectif de la conscience individuelle. — Rêve d’une immortalité progressive, produit dernier de l’évolution et de la sélection naturelle. — 1o La conscience, pour être composée et complexe, n’est pas nécessairement vouée à la dissolution ; il peut se former des composés indissolubles dans l’ordre mental comme dans l’ordre physique. — 2o Rapport mutuel des consciences ; leur fusion possible en une conscience supérieure. — Ce que la psychologie contemporaine peut admettre du rêve religieux de la « pénétration des âmes. » — Évolution possible du souvenir et son identification avec la réalité même. La palingénésie par l’amour. — Caractère problématique de ces conceptions et de toute conception relative au fond de l’existence, de la conscience, et au rapport de la conscience avec l’existence. — IV. — Comment ceux qui, dans l’état actuel de l’évolution, n’admettent pas l’immortalité individuelle, doivent envisager la mort. — Le stoïcisme antique et le stoïcisme moderne. — La mort prévue et consciente : ce qu’elle a de triste et ce qu’elle a de grand. — Le moi s’élargissant assez, par la pensée philosophique et le désintéressement scientifique, pour comprendre, approuver même dans une certaine mesure son propre évanouissement.


Le naturalisme consiste à croire que la nature, avec les êtres qui la composent, épuise toute l’existence. Mais, même à ce point de vue, il reste toujours à savoir ce qui constitue le fond de l’être et ce qui, parmi les diverses formes d’existence à nous connues, est le plus voisin de ce fond. La nature est-elle matière, est-elle pensée, est-elle l’unité des deux ? Le problème relatif à 1’ « essence » de l’être, quoique descendu dans le domaine immanent de la nature, n’en subsiste donc pas moins.

La théorie qui semble dominer aujourd’hui, c’est celle des deux aspects irréductibles l’un à l’autre, l’intérieur et l’extérieur, des deux faits sui generis, le fait de conscience et le mouvement. Nous aurions, selon le mot de M. Taine[30], deux « textes » du livre éternel, au lieu d’un seul. Il s’agit de savoir lequel est le texte primitif et sacré. Les uns choisissent celui qui nous est fourni par la seule conscience, les autres celui que déchiffre à grand’peine la science objective. De là deux directions opposées dans toute spéculation non seulement psychologique, mais métaphysique : l’une est tournée vers le dedans, l’autre vers le dehors, l’une idéaliste, l’autre matérialiste. Mais on peut et on doit concevoir quelque unité des deux aspects : notre pensée, devant deux lignes convergentes, ne peut consentir à ne pas les prolonger jusqu’à un sommet d’angle. Il y a donc en somme trois formes du naturalisme : idéaliste, matérialiste, moniste. Ce sont là, selon nous, les vrais systèmes fondamentaux et immanents, dont le théisme, l’athéisme et le panthéisme ne sont que des dérivés transcendants.


I. — NATURALISME IDEALISTE


Si on prend les mots de pensée et d’idée en ce sens large que préféraient les Descartes et les Spinoza, et qui désignait toute la vie mentale, tout le contenu possible de la conscience, on peut appeler idéalisme le système qui ramène la réalité à la pensée, à l’existence psychique, si bien qu’être, c’est être pensé ou penser, être senti ou sentir, être voulu ou vouloir, être l’objet d’un effort ou le sujet d’un effort.

Il est clair que l’idéalisme est un des systèmes où le sentiment religieux pourra trouver une satisfaction, puisque ce sentiment rentre dans l’instinct métaphysique, et que l’instinct métaphysique sera toujours porté à retrouver en toutes choses l’esprit, la pensée, le mental, le moral. Le fond du théisme, ce par quoi il vaut, c’est ce que nous avons déjà appelé le moralisme, c’est-à-dire la croyance que la vraie force est de nature mentale et morale. Dieu n’est qu’une représentation de cette force conçue comme transcendante. Le panthéisme, de son côté, après avoir divinisé et subtilisé l’univers, après l’avoir pour ainsi dire fondu en Dieu, tend à prendre la forme d’un naturalisme idéaliste, lequel fait rentrer le dieu même ainsi conçu dans la pensée qui le conçoit, lui dénie toute existence autre que dans la pensée, par la pensée, pour la pensée. Selon la comparaison hindoue, c’est ainsi que l’araignée, après avoir elle-même tiré de soi sa toile et l’avoir projetée en cercle autour d’elle, la retire et, la dévorant, la fait disparaître en elle-même, avec tous les rayons ou reflets diaprés qu’elle retenait dans sa trame et qui en faisaient un monde en raccourci. La pensée, elle aussi, peut tour à tour tirer de soi un monde et un dieu, pour les absorber ensuite.

Mais comment se représenter la pensée centrale d’où tout part et où tout revient ? Est-elle individuelle ou impersonnelle ? — Il y a d’abord un idéalisme tout subjectif et, comme disent les Anglais « égoïstique » ; c’est celui que M. Huxley définit dans sa Vie de Hume. « En dépit de toute démonstration contraire, dit-il, la collection des perceptions qui constituent notre conscience pourrait n’être qu’une fantasmagorie qui, engendrée et coordonnée par le moi, déroulerait ses scènes successives sur le fond du néant. « M. Spencer répond que, si l’univers n’était ainsi qu’une projection de nos sensations subjectives, l’évolution serait un rêve ; mais l’évolution peut se formuler aussi bien en termes idéalistes qu’en termes réalistes : un rêve bien lié vaudrait d’ailleurs la réalité même. L’idéalisme subjectif et « égoïstique » est donc difficile à réfuter logiquement. Malgré cela, il aura toujours peu d’adhérents, car cette simplification apparente du monde est en réalité une complication. Pour pouvoir faire rentrer tout entier dans les têtes pensantes le monde des phénomènes, il faut supposer une concordance de tromperies entre toutes nos impressions et entre les impressions de tous les autres êtres humains, chose beaucoup plus difficile à concevoir que la simple projection d’un monde objectif en nous. Le mental est d’ailleurs toujours plus complexe que le matériel ; si donc l’on veut isoler le mental, le réduire à lui-même, il faudra, pour se rendre compte de l’illusion d’optique qui crée le monde, un déploiement d’ingéniosité assez vain et beaucoup plus grand que pour faire de ce monde une simple perception. Enfin le moindre effort, avec la résistance qu’il rencontre, est la réfutation de l’idéalisme égoïstique, ou, comme disent encore les Anglais, du solipsisme. Dans la « résistance », en effet, coïncident et la sensation subjective et perception d’une réalité objective. Si l’on peut encore considérer comme subjectif l’ordre d’après lequel nous combinons ou superposons les sensations de résistance pour former l’étendue et ses diverses dimensions, il est bien difficile d’admettre que les matériaux de cette construction soient comme suspendus en l’air. Pour expliquer la résistance, il faut absolument sortir du moi, car, même dans les cas où la résistance tactile paraît se ramener à une hallucination, la cause de cette hallucination s’explique toujours par quelque résistance organique, par quelque frottement des rouages intérieurs. L’erreur du fou qui voit une force étrangère prendre figure et se dresser devant ses yeux n’est pas de considérer cette force comme existant en dehors de lui, mais bien de la placer à l’extrémité de ses nerfs tactiles, tandis qu’elle est dans son cerveau même, au point où ses nerfs viennent se rattacher aux centres cérébraux ; il a toujours raison de sentir un ennemi, mais il ne le sent pas là où il est.

Il faut donc bien se résoudre à admettre tout ensemble des microcosmes, le mien, le vôtre, et un macrocosme, le mien, le vôtre. Ce qui est vrai, c’est qu’il s’établit entre le grand monde et chaque petit monde pensant une communication incessante, par laquelle tout ce qui se passe dans l’un vient retentir dans l’autre. Comme nous vivons dans l’univers, l’univers vit en nous. Ce n’est pas une métaphore. Si on pouvait lire dans le cerveau d’un enfant de nos écoles, on y verrait déjà gravée l’image plus ou moins fidèle de toutes les merveilles de notre monde : cieux, mers, montagnes, villes, etc. ; on y apercevrait le germe de tous les sentiments élevés, de toutes les connaissances complexes qu’une tête humaine peut contenir. Ce serait bien autre chose s’il s’agissait d’un grand homme, d’un penseur ou d’un poète : dans son vaste cerveau on retrouverait tout le monde visible ou invisible, avec ses faits et ses lois, on y retrouverait toute l’humanité en ce qu’elle a de meilleur, comme on aperçoit dans les verres des télescopes l’image agrandie des astres lointains. À qui saurait lire ainsi les traces laissées dans l’organisme par les sensations et les idées il suffirait, si notre terre disparaissait un jour, de quelques cerveaux humains bien choisis pour la reconstruire, pour en retracer l’image et en raconter l’histoire.

L’humanité agissante et pratique sera toujours « réaliste, » en ce sens qu’elle admettra toujours que le monde a une existence indépendamment de la pensée individuelle. Nous n’insisterons donc pas davantage sur l’idéalisme subjectif, qui a plus d’importance pour la curiosité métaphysique que pour le sentiment religieux.

Il n’en est pas de même de la seconde forme d’idéalisme, c’est-à-dire de l’idéalisme objectif.

Là, toute existence matérielle est ramenée à un mode d’existence mentale : l’être est identifié, soit avec la loi idéale qui préside au développement de cet être, soit avec le fond réel de nos consciences, de nos sensations, de nos désirs. « Le monde, a dit Emerson, est de l’esprit précipité ».

Cette hypothèse est certainement une de celles qui peuvent le mieux servir de substitut au théisme, si le théisme disparaît jamais de la métaphysique religieuse. Mais, selon nous, la grande objection qu’on peut faire à l’idéalisme ainsi entendu est la suivante : — Sert-il beaucoup d’objectiver l’esprit, si on ne change rien par là à l’existence du mal, que Platon identifiait à la matière ? On a beau transformer toute évolution en une évolution mentale, on ne la hâte pas pour cela. On transporte seulement au dedans de l’esprit les obstacles mystérieux qu’il croyait rencontrer dans une matière extérieure : on spiritualise donc le mal même. Après avoir identifié les choses qui évoluent avec la loi intelligible et intellectuelle qui préside à cette évolution, il reste toujours à expliquer pourquoi cette loi est sur tant de points mauvaise, pourquoi l’intelligence essentielle aux choses présente tant de contradictions et de défaillances.

Malgré cette objection, qui ne recevra peut-être jamais de complète réponse, il est certain que l’idéalisme nous laisse plus d’espérance morale et sociale que les autres systèmes. À la pensée, comme à une suprême ressource, peut se rattacher encore, malgré le mal et la douleur, ce désir de progrès et de « salut « qui fait le fond de la spéculation religieuse. Toutefois, pour donner à cette doctrine une forme plus acceptable, il ne faudra pas seulement entendre par pensée l’intelligence, il faudra entendre aussi le sentiment, le désir, le vouloir. Et de fait, à l’idéalisme purement intellectualiste d’autrefois nous voyons succéder, de nos jours, un idéalisme fondé surtout sur la volonté comme principe des choses[31]. La sensibilité universellement répandue est la conséquence de la volonté universellement présente, et l’intelligence proprement dite, du moins en tant que représentation, est plus « superficielle » que le sentir et le vouloir[32]. Ces trois formes diverses et toujours unies de la vie mentale[33] sont les grandes forces sur lesquelles le sentiment moral et religieux pourra toujours chercher un point d’appui.

Dans la question du mal, l’idéalisme ainsi entendu constitue une des solutions les plus capables de tenter la pensée. L’optimisme étant insoutenable, comme nous l’avons vu, et le pessimisme étant une exagération, l’hypothèse métaphysique et religieuse la plus plausible de nos jours serait la conception d’un « progrès possible dans le monde grâce à une spontanéité radicale des êtres[34] ». Dans cette hypothèse, la volonté, avec sa tendance au développement le plus grand et le plus universel possible, serait la puissance primitive par excellence, le fond de l’homme et de l’univers. L’idée de liberté, chez l’homme, serait la conscience de cette puissance progressive, immanente à tous les êtres, et cette idée deviendrait le ressort de notre vie morale. L’idée de liberté, au sein même du déterminisme, « produit une direction nouvelle » : elle devient un motif nouveau parmi les motifs, un mobile nouveau parmi les mobiles ; « elle se réalise en se concevant et en se désirant. » Grâce à l’intermédiaire de cette idée, la réalité enveloppe une puissance de liberté progressive, c’est-à-dire « d’union constante avec le tout, et d’affranchissement moral. » — « Au début, guerre universelle des forces, fatalité brutale, mêlée infinie des êtres s’entrechoquant sans se connaître, par une sorte de malentendu et d’aveuglement ; puis organisation progressive, qui permet le dégagement des consciences, et par cela même des volontés : union progressive des êtres se reconnaissant peu à peu pour frères. La mauvaise volonté serait transitoire et naîtrait, soit des nécessités mécaniques, soit de l’ignorance intellectuelle ; la bonne volonté, au contraire, serait permanente, radicale, normale, et viendrait du fond même de l’être. La dégager en soi, ce serait s’affranchir du passager et de l’individuel au profit du permanent et de l’universel. Ce serait devenir vraiment libre et, par cela même, ce serait devenir aimant[35]. »

Dans le naturalisme idéaliste ainsi fondé sur l’ « idée de liberté, » il n’y aurait plus opposition absolue entre la liberté progressive et le déterminisme au milieu duquel elle progresse : ce seraient les deux aspects d’une même évolution. Qu’est-ce que le déterminisme qui nous enveloppe ? Il se réduit à une série d’actions des autres êtres sur nous et de réactions de nous sur les autres êtres ; mais qu’est-ce que ces actions et ces réactions sans nombre, si ce n’est le signe du développement des activités intérieures ? Et maintenant, quel est le fond de l’activité dans l’univers, si ce n’est une puissance débordante, ennemie de toute limite, de toute entrave, en un mot, une liberté se faisant ? Ainsi, selon cette doctrine, quand on pénètre assez loin, quand on brise, pour ainsi dire, la surface des choses, on voit la liberté créant le déterminisme, se confondant, s’unifiant avec lui[36]. La nécessité n’est, en quelque sorte, que l’ « armure des libertés ; » elle naît de leurs rapports mutuels, de leurs points de contact. On ne peut pas comprendre de libertés sans un déterminisme qui en dérive ; car être libre, c’est pouvoir, c’est agir et réagir ; agir et réagir, c’est déterminer et être déterminé. D’autre part, on ne peut comprendre de déterminisme, c’est-à-dire d’action réciproque, sans quelque action interne, sans quelque volonté qui doit être en soi spontanée et tend à être libre. À ce point de vue, on pourrait dire, sans contradiction, que le déterminisme enveloppe le monde, et que la volonté le constitue.

Si l’action des volontés l’une sur l’autre dans le monde est encore le plus souvent brutale, c’est qu’elles sont encore à demi-inconscientes des puissances qu’elles portent en elles-mêmes ; la conscience, en se développant au dedans d’elles, les unira, transformera leurs chocs en un concours. Pour éviter de se heurter à des obstacles infranchissables, la volonté a encore moins besoin de projeter la lumière autour d’elle que de s’éclairer intérieurement, de regarder en soi. Comme il n’y a rien dans l’univers d’étranger à la volonté, il n’y a rien non plus d’étranger à l’idéal que toute volonté se propose. Il est probable qu’avec la vie, il y a partout de la conscience à un degré infinitésimal ; or, partout où il y a conscience, il peut y avoir désir. La devise de la nature, comme l’a dit un poète contemporain, c’est : « j’aspire. » L’idéal humain n’est peut-être que la formule consciente de cette aspiration commune à l’univers entier. Si cela était vrai, il s’ensuivrait que la liberté idéale est le terme de l’évolution des choses et que la volonté qui y tend en est le principe[37].

On a objecté à cet évolutionisme idéaliste que, « si le progrès a un but et des principes, l’évolution n’en a pas[38]. » — Mais la doctrine en question a précisément pour objet de donner un « but » et des principes à l’évolution, d’étendre le « progrès » au monde entier. On a encore objecté à cette hypothèse d’un naturalisme en quelque sorte panthéliste, selon lequel tout est volonté (θέλος), que, « si on place de la liberté partout, cela revient à n’en mettre nulle part[39].» Cette objection n’est pas exacte, car il faudrait dire alors, dans la sphère économique, qu’en augmentant le bien-être de tous on n’augmente celui de personne, ou qu’en appauvrissant tout le monde également, on enrichirait tout le monde. Autre chose est d’universaliser une notion, autre chose de la supprimer. On ne peut plus séparer aujourd’hui la conception du monde de celle de l’homme, elles sont solidaires. Mettez-vous, par exemple, un libre arbitre indifférent dans l’homme, Épicure aura alors raison de mettre l’indéterminisme au fond de toutes choses[40]. De même, supposez-vous qu’il existe dans l’bomme une « bonne volonté radicale, très distincte du libre arbitre, mais qui n’en constitue pas moins une sorte de liberté morale en voie de formation[41] » ; on devra alors retrouver le germe de cette volonté dans le monde entier, sous une forme plus ou moins inconsciente. Pour que réellement l’esprit humain enfante quelque chose, il faut que tout l’univers soit comme lui en travail. Les partisans de la « bonne volontés » comme fond de la moralité humaine sont donc logiques en la plaçant, plus ou moins dégradée, dans la nature entière, chez tous les êtres où point déjà l’intelligence ; et, en même temps que la bonne volonté, il faudra imaginer dans ces êtres un obscur commencement de responsabilité, de mérite ou de démérite implicite, revenir enfin à la théorie hindoue, bien interprétée, selon laquelle tous les degrés de la nature sont au fond des degrés dans la moralité.

Hypotheses fingo, c’est la devise de la métaphysique. L’idéalisme moral, tel que nous venons de le résumer d’après un auteur contemporain, n’est assurément qu’une hypothèse, et une hypothèse contestable ; mais c’est pourtant, semble-t-il, la forme de naturalisme idéaliste la moins incompatible avec la théorie de l’évolution et avec les faits de l’histoire naturelle ou de l’histoire humaine[42]. De plus, elle est un des meilleurs refuges du sentiment religieux dégagé de ses formes mystiques, comme de sa transcendance, et ramené dans les sphères de la nature. L’activité inconnue qui est au fond de la nature même en étant venue à produire dans l’homme la conscience et le désir réfléchi du mieux, il y a là un motif d’espérer, un motif de croire que le mot de l’énigme des choses n’est pas, au point de vue métaphysique et moral : « Il n’y a rien. »

Nous avons plusieurs fois cité la définition de la religion donnée par Schleiermacher : sentiment de notre absolue dépendance par rapport à l’univers et à son principe. Quand le sentiment religieux se transforme en idéalisme moral, il tend vers une formule qui, sous certains rapports, est l’inverse de la précédente : — sentiment de la dépendance de l’univers par rapport à la volonté du bien que nous constatons en nous et que nous supposons être ou pouvoir devenir le principe directeur de l’évolution universelle. La pensée de l’idéal moral et social, l’« idée de liberté », au lieu d’être dans l’univers un simple accident de surface, serait alors la révélation et la conscience progressive de ses lois les plus fondamentales, de son moteur le plus intime, de la vraie « essence des choses », la même chez tous les êtres à des degrés divers et en des combinaisons diverses. La nature entière est comme une ascension éternelle vers un idéal qu’elle conçoit de mieux en mieux, mais qui la domine toujours. Quand on monte sur un sommet pour contempler une chaîne de montagnes, on voit, à mesure qu’on s’élève, surgir et se ranger tout le long de l’horizon les cimes blanches de neige ; debout, l’une à côté de l’autre. étincelantes sous leurs glaciers, elles montent en silence dans la lumière : il semble qu’un immense effort soulève ces masses énormes et les porte en haut, il semble que leur immobilité ne soit qu’apparente ; on croit se sentir emporté avec elles vers le zénith. Ainsi les héros de la légende indienne, quand ils sont fatigués de la vie et de la terre, réunissent leurs dernières forces, gravissent, la main dans la main, la haute montagne, l’Himalaya ; la montagne les porte dans la nue. Pour tous les anciens peuples, la montagne était la transition entre la terre et le ciel ; c’était là que les âmes, profitant de l’élan que la terre s’était imprimé à elle-même, prenaient plus librement leur essor : la montagne était une voie vers les cieux ouverte par la nature même. Peut-être y a-t-il quelque chose de profond dans ces idées naïves qui prêtent à la nature des aspirations plutôt humaines : n’existe-t-il pas en elle de grandes voies tracées, de grandes lignes, de grandes ébauches ? Elle a fait tout cela sans le savoir, comme les blocs de pierre se sont soulevés lentement vers les étoiles sans savoir où ils allaient. À l’homme de mettre un sens à son œuvre, de se servir de ses efforts, d’employer les siècles passés comme des matériaux sur lesquels s’élèvera l’avenir : en gravissant la nature, il aura gravi le ciel.


II. — NATURALISME MATÉRIALISTE


Pour bien juger l’idéalisme, il faut lui opposer son contraire, le matérialisme.

Nous ne dirons que quelques mots du matérialisme pur, parce qu’il est le système le plus éloigné de la pensée même qui a produit les religions et les métaphysiques. Le matérialisme absolu n’est du reste pas facile à définir, parce que le mot même de matière est un des plus vagues qui existent. Si on veut se représenter les derniers éléments de la matière indépendamment de toute pensée, de toute conscience, de toute vie plus ou moins parente de la nôtre, on poursuit évidemment une chimère ; on aboutit à l’indétermination pure de la matière platonicienne, aristotélique, hégélienne, dyade indéfinie, virtualité, identité de l’être et du non-être. Aussi les matérialistes sont-ils obligés de donner un nom déterminé et matériel à la force simple et primitive dont le monde entier n’est pour eux qu’une évolution. Si toute matière, par exemple, suivant les théories les plus récentes, se réduit à l’hydrogène, le matérialisme posera l’hydrogène comme constituant une sorte d’unité matérielle ou substantielle du monde. La variété n’aurait lieu que dans les formes de l’élément primitif, hydrogène ou, si l’on préfère, préhydrogène.

Il faut bien avouer que cette conception est quelque peu naïve et nominale : le nom matériel ou chimique n’exprimera jamais que le dehors, les propriétés extérieures de l’élément primordial. L’atome d’hydrogène est probablement déjà un composé d’une complexité extrême, un monde formé de mondes en gravitation. L’idée même de l’atome indivisible et insécable est philosophiquement enfantine. Thomson et Helmholtz ont montré que nos atomes sont des tourbillons, et ils ont réalisé expérimentalement des tourbillons analogues formés de fumée (par exemple, la fumée de chlorhydrate d’ammoniaque). Chaque « anneau-tourbillon » est toujours composé des mêmes particules ; on ne peut en séparer une seule des autres : il a ainsi une individualité fixe. Qu’on essaie de couper les anneaux-tourbillons, ils fuiront devant la lame ou s’infléchiront autour d’elle, sans se laisser entamer : ils sont insécables. Ils peuvent se contracter, se dilater, se pénétrer en partie l’un l’autre, se déformer, mais jamais se dissoudre. Et de là certains savants ont conclu : « Nous avons donc une preuve matérielle de l’existence des atomes. » Oui, à condition d’entendre par atome quelque chose d’aussi peu simple, d’aussi peu primordial, d’aussi énorme relativement qu’une nébuleuse. Les atomes sont « insécables » comme une nébuleuse est insécable pour un couteau, et l’atome d’hydrogène offre à peu près la même « simplicité » que notre système solaire. Expliquer tout par l’hydrogène, c’est un peu comme si on expliquait l’origine du monde en supposant donnés le soleil et ses planètes. On ne peut faire sortir de l’hydrogène le monde actuel qu’à la condition de mettre dans les prétendus atomes d’hydrogène autre chose que ce que les physiciens et les chimistes en connaissent, du point de vue extérieur où ils se placent. Le matérialisme a donc besoin d’élargir son principe pour le rendre fécond : « Elargissez, » comme dirait Diderot, votre athéisme et votre matérialisme.

Une fois élargi, le matérialisme devra tout d’abord attribuer au moins la vie à l’élément universel, au lieu d’en faire ce qu’on nomme une matière brute. « Chaque génération de physiciens, écrit M. Spencer, découvre, dans la matière appelée brute, des forces à l’existence desquelles les plus savants physiciens n’auraient pas cru quelques années auparavant. » Quand nous voyons des corps solides, malgré leur apparente inertie, sensibles à l’action de forces dont le nombre est infini ; quand le spectroscope nous prouve que des molécules terrestres se meuvent en harmonie avec des molécules placées dans les étoiles ; quand nous nous voyons forcés d’inférer que des vibrations innombrables traversent l’espace dans toutes les directions et l’agitent, la conception qui s’impose à nous, « ce n’est point celle d’un univers composé de matière morte, c’est plutôt celle d’un univers partout vivant : vivant dans le sens général du mot, si ce n’est dans le sens restreint[43]. » La vie est une notion plus humaine peut-être, plus subjective, mais, après tout, plus complète et plus concrète que celles de mouvement et de force ; car nous ne pouvons espérer trouver le vrai trop loin du subjectif, puisque le subjectif est la forme nécessaire que doit prendre en nous la vérité.

La seconde amélioration dont le matérialisme a besoin pour pouvoir satisfaire le sentiment métaphysique, c’est, avec la vie, de placer dans l’élément primordial au moins un germe du « psychique. » Seulement, cette matière primitive étant une force capable et de vivre et finalement de penser, ce n’est plus là ce qu’on entend vulgairement et même scientifiquement par matière, encore bien moins par hydrogène. Le pur matérialiste, palpant la sphère du monde et s’en tenant à l’impression la plus grossière, celle du tact, s’écrie : tout est matière ; mais la matière même se résout bientôt, pour lui, dans la force, et la force n’est qu’une forme primitive de la vie. Le matérialisme devient donc en quelque sorte animiste et, devant la sphère roulante du monde, il est obligé de dire : elle vit. Alors intervient un troisième personnage, qui, comme Galilée, la frappe du pied à son tour : — Oui, elle est force, elle est action, elle est vie ; et pourtant elle est encore autre chose, puisqu’elle pense en moi et se pense par moi. E pur si pensa !

Nous voilà donc obligés à faire de nouveau sa part au naturalisme idéaliste. Le matérialisme, d’ailleurs, rentre assez facilement dans l’idéalisme ; c’est ce qu’ont bien montré Lange et, chez nous, M. Taine. Le matérialisme pur, en effet, aboutit à un mécanisme tout abstrait, qui lui-même vient se fondre dans les lois de la logique et de la pensée. Quant au fond de ce mécanisme, — atomes et mouvements, — il se résout en un ensemble de sensations tactiles et visuelles affaiblies, subtilisées, raréfiées, et prises ensuite comme expression de la réalité ultime. Ce prétendu fond de la réalité objective n’est que le dernier résidu de nos sensations les plus essentielles. Le matérialiste croit faire de la science positive ; il fait, lui aussi, tout comme l’idéaliste, de la poésie métaphysique ; seulement ses poèmes, avec leurs constructions imaginatives, sont écrits en langue d’atomes et de mouvements, au lieu d’être écrits en langue d’idées. Les symboles qu’il choisit sont plus voisins du terre-à-terre et de la réalité visible, ils ont plus de portée et plus de généralité ; mais ce sont toujours des symboles. Ce sont, en quelque sorte, des métaphores où les termes scientifiques perdent leur sens positif pour prendre un sens métaphysique, transportés qu’ils sont dans un domaine que n’atteint pas l’expérience. Ceux de nos savants qui spéculent ainsi sur la nature des choses sont des Lucrèce qui s’ignorent.

Une dernière notion qui finit par envahir le matérialisme même, c’est celle qui fut toujours particulièrement propre à satisfaire les aspirations métaphysiques et religieuses de l’homme : la notion d’infinité, soit en petitesse, soit en grandeur. Nos savants s’ingénient à compter les molécules d’une goutte d’eau ; ils nous disent qu’un cube d’eau d’un millième de millimètre contient 228 millions de molécules : ils nous disent qu’une tête d’épingle renferme un nombre d’atomes représenté par le cube de 20 millions, et que, si on en détachait chaque seconde un milliard à la fois, il faudrait, pour compter les millions, continuer l’opération pendant 253 678 ans. Mais toutes ces évaluations sont des jeux d’arithmétique qui font illusion sur la réalité : ces nombres si gros en apparence ne sont rien, et c’est à l’infini, sans doute, qu’un grain de poussière nous fournirait des particules à compter.

L’argument contre la notion d’infini en petitesse ou en grandeur, tiré de l’impossibilité logique d’un nombre infini, n’est pas décisif[44] ; car il repose sur cette pétition de principe que tout est nombrable dans l’univers, c’est-à-dire saisissable d’une manière précise et pouvant s’enfermer dans les cadres d’une intelligence comme la nôtre. La logique veut, au contraire, que la division ou la multiplication restent toujours possibles dans un milieu toujours homogène, comme l’espace, le temps et la quantité, et que, par conséquent, elles aillent toujours plus loin que tel nombre donné. Si le matérialisme, qui se dit « purement scientifique ». n’admet pas que la nature fournisse autant que la pensée conçoit, s’il nie le parallélisme de la pensée et de la nature, il nie par cela même la rationalité de la nature, qui est précisément le principe sur lequel repose toute philosophie ayant la prétention d’être « purement scientifique. » Ceux qui rejettent l’infini aboutissent, en effet, à supposer une sorte de contradiction entre l’activité de la pensée humaine, qui ne peut s’arrêter à aucun point déterminé, et la nature, qui s’arrêterait sans raison à un point déterminé du temps et de l’espace. On peut dire que la notion d’infini s’impose au matérialisme ; or elle est une de ces antinomies nécessaires devant lesquelles aboutit l’intelligence par son exercice même : c’est précisément en nombrant que l’intelligence arrive à se représenter l’innombrable, c’est en épuisant toute quantité donnée qu’elle arrive à se représenter l’inexhaustible, c’est en connaissant toujours davantage qu’elle arrive devant l’inconnaissable : toutes ces idées expriment le point où nous sentons que notre intelligence commence à faiblir, et au delà duquel la vision s’obscurcit, se trahit elle-même. Sous la matière que la pensée conçoit et sous la pensée qui se conçoit, il y a un infini qui les déborde toutes les deux et qui semble le plus profond de la matière même. Ce n’est pas sans raison que les anciens appelaient précisément la matière, conçue en soi et indépendamment de ses formes, l’infini, ἄπειϱον. Le matérialisme nous laisse ainsi, comme les autres systèmes, en présence de ce « mystère dernier » que toutes les religions ont symbolisé dans leurs mythes, que la métaphysique sera toujours obligée de reconnaître et la poésie d’exprimer par des images.

Sur le bord de la mer est une grande montagne toute droite, lancée en l’air comme une flèche : les flots viennent blanchir à ses pieds. Le matin, quand le premier rayon de soleil tombe sur les vieux rochers, ils tressaillent, une voix s’échappe des pierres grises, qui se mêle à celle des vagues bleues : la montagne et la mer causent ensemble. La mer dit : « Depuis un million d’années que je le reflète en vain dans mes vagues mouvantes, le ciel est toujours aussi loin de moi, aussi immobile. » Et la montagne dit : — « Depuis un million d’années que je suis montée vers lui, il est toujours aussi haut. » Un jour, un rayon de soleil tomba si souriant sur le front de la montagne, que celle-ci voulut l’interroger sur ce ciel lointain d’où il venait. Le rayon allait répondre ; mais le front de la montagne le réfléchit brusquement vers la mer, et un flot qui scintillait le renvoya vers le ciel, d’où il venait. Le rayon est encore en route à travers l’infini, vers cette nébuleuse de Maïa, dans les Pléiades, qui est restée si longtemps invisible, — ou plus loin encore ; — et il n’a pas répondu.


III. — LE NATURALISME MONISTE — LA DESTINÉE DES MONDES


Ce nom d’infini, ἄπειϱον, donné par les anciens à la matière, les modernes l’ont donné à l’esprit. C’est que les deux aspects, matériel et spirituel, recouvrent sans doute la même unité. La synthèse des deux aspects est le naturalisme moniste.

I. — Nous n’avons pas à faire ici l’appréciation théorique du monisme comme système métaphysique. Constatons seulement que toutes les doctrines tendent aujourd’hui vers ce système. Le matérialisme n’est plus autre chose qu’un monisme mécaniste, où la loi fondamentale est conçue comme épuisée et traduite tout entière par les termes mathématiques. L’idéalisme est également un monisme où la loi essentielle est conçue comme mentale, soit qu’on la cherche plutôt dans le domaine de l’intelligence, soit qu’on la cherche dans celui de la volonté. Sous cette dernière forme, le monisme a de nombreux représentants en Allemagne et en Angleterre. En France, il a été soutenu par M. Taine. Nous venons de voir qu’il est aussi soutenu actuellement, sous une autre forme, par M. Fouillée, qui y voit la conciliation du naturalisme et de l’idéalisme, et qui y verrait aussi, sans doute, une conciliation possible entre l’essentiel du panthéisme et l’essentiel du théisme[45]. Selon nous, il faut maintenir la balance, plus que ne le font les philosophes précédemment cités, entre les aspects matériel et mental de l’existence, entre la science objective et le savoir subjectif de la conscience. Le monisme ne désigne donc pour nous qu’une hypothèse unifiant les données les plus positives de la science, qui sont inséparables de celles de la conscience même. L’unité fondamentale que désigne le terme de monisme n’est pas pour nous la substance une de Spinoza, l’unité absolue des Alexandrins, ni la force inconnaissable de Spencer, encore moins une cause finale préalablement existante comme dans Aristote. Nous n’affirmons pas non plus une unité de figure et de forme qu’offrirait l’univers. Nous nous contentons d’admettre, par une hypothèse d’un caractère scientifique en même temps que métaphysique, l’homogénéité de tous les êtres, l’identité de nature, la parenté constitutive. Le vrai monisme, selon nous, n’est ni transcendant ni mystique, il est immanent et naturaliste. Le monde est un seul et même devenir ; il n’y a pas deux natures d’existence ni deux évolutions, mais une seule, dont l’histoire est l’histoire même de l’univers.

Au lieu de chercher à fondre la matière dans l’esprit ou l’esprit dans la matière, nous prenons les deux réunis en cette synthèse que la science même, étrangère à tout parti pris moral ou religieux, est forcée de reconnaître : la vie. La science étend chaque jour davantage le domaine de la vie, et il n’existe plus de point de démarcation fixe entre le monde organique et le monde inorganique. Nous ne savons pas si le fond de la vie est « volonté », s’il est « idée », s’il est « pensée », s’il est « sensation », quoique avec la sensation nous approchions sans doute davantage du point central ; il nous semble seulement probable que la conscience, qui est tout pour nous, doit être encore quelque chose dans le dernier des êtres, et qu’il n’y a pas dans l’univers d’être pour ainsi dire entièrement abstrait de soi. Mais, si on laisse les hypothèses, ce que nous pouvons affirmer en toute sûreté de cause, c’est que la vie, par son évolution même, tend à engendrer la conscience ; le progrès de la vie se confond avec le progrès même de la conscience, où le mouvement se saisit comme sensation. Au dedans de nous, tout se ramène, pour le psychologue, à la sensation et au désir, même les formes intellectuelles du temps et de l’espace[46] ; au dehors de nous, tout se ramène, pour le physicien, à des mouvements ; sentir et se mouvoir, voilà donc les deux formules qui semblent exprimer l’univers intérieur et extérieur, le concave et le convexe des choses ; mais sentir qu’on se meut, voilà la formule exprimant la vie consciente de soi, encore si peu fréquente dans le grand Tout, qui pourtant s’y dégage et s’y organise de plus en plus. Le progrès même de la vie consiste dans cette fusion graduelle des deux formules en une seule. Vivre, c’est en fait évoluer vers la sensation et la pensée.

En même temps que la vie tend ainsi à prendre possession de soi par la conscience, elle cherche à se répandre par l’action, par une action toujours plus envahissante. Vie, c’est fécondité. Tandis que la vie la moins consciente n’aboutit qu’à l’épanouissement intérieur de la cellule solitaire, la vie la plus consciente se manifeste par la fécondité intellectuelle et morale L’expansion, loin d’être ainsi contre la nature de la vie, est selon sa nature ; elle est même la condition de la vie véritable, de même que, dans la génération, le besoin d’engendrer un autre individu fait que cet autre devient comme une condition de nous-même. C’est que la vie n’est pas seulement nutrition, elle est production, et l’égoïsme pur, au lieu d’être un agrandissement, serait une diminution et une mutilation de soi. Aussi l’individualité, par son accroissement même, tend-elle à devenir sociabilité et moralité[47]. C’est cette sociabilité qui, après avoir fait le fond de l’instinct moral, crée l’instinct religieux ou métaphysique, en ce qu’il a de plus profond et de plus durable. La spéculation métaphysique, comme l’action morale, se rattache ainsi à la source même de la vie. Vivre, c’est devenir un être conscient, moral, et, finalement, un être philosophique. La vie se traduit naturellement par l’action sous ses deux formes, qui se ramènent plus ou moins l’une à l’autre : l’action morale, et ce qu’on pourrait appeler l’action métaphysique, c’est-à-dire l’acte de la pensée reliant l’individu à l’univers

Jusqu’à présent, nous n’avons fait appel à aucune idée de finalité. La moralité, selon nous, pas plus que l’instinct dit religieux, n’a son principe primordial dans la finalité ; elle est simplement à l’origine une fécondité plus ou moins aveugle, inconsciente ou mieux subconsciente. Cette fécondité, en prenant mieux conscience de soi, se règle, se rapporte à des objets de plus en plus rationnels : le devoir est un pouvoir qui arrive à la pleine conscience de soi et s’organise. De même que l’idée d’une fin préconçue n’a pas besoin de régler, dès le début, la marche de l’humanité, elle n’a pas besoin non plus de régler celle de la nature.


Avec ces données positives, il s’agit de savoir quel aspect prendra pour nous l’homme et le monde. Le naturalisme moniste laisse-t-il une place aux espérances sur lesquelles s’est toujours appuyé le sentiment moral et métaphysique, dans ses efforts pour faire de la pensée et de la bonne volonté autre chose que « vanité ? »

Si on peut concevoir l’évolution comme ayant un but dès le commencement et étant providentielle en son ensemble — hypothèse métaphysique qui, malheureusement, ne s’appuie sur aucune induction scientifique —, on peut aussi la concevoir comme aboutissant à des êtres capables de se donner à eux-mêmes un but et d’aller vers ce but en entraînant après eux la nature. La sélection naturelle se changerait ainsi finalement eu une sélection morale et, en quelque sorte, divine. C’est là sans doute une hypothèse encore bien hardie, mais qui est pourtant dans la direction des hypothèses scientifiques. Rien ne la contredit formellement dans l’état actuel des connaissances humaines. L’évolution, en effet, a pu et dû produire des espèces, des types supérieurs à notre humanité : il n’est pas probable que nous soyons le dernier échelon de la vie, de la pensée et de l’amour. Oui sait même si l’évolution ne pourra ou n’a pu déjà faire ce que les anciens appelaient des « dieux ? »

De cette manière peut se trouver conservé le fond le plus pur du sentiment religieux : sociabilité non seulement avec tous les êtres vivants et connus par l’expérience, mais encore avec des êtres de pensée et des puissances supérieures dont nous peuplons l’univers. Pourvu que ces êtres n’aient rien pour ainsi dire d’antiréel, pourvu qu’ils puissent se trouver réalisés quelque part, sinon dans le présent, du moins dans l’avenir, le sentiment religieux n’offre plus rien lui-même d’incompatible avec le sentiment scientifique. En même temps, il se confond tout à fait avec l’élan métaphysique et poétique. Le croyant se transforme en philosophe ou en poète, mais en poète qui vit son poème et qui rêve l’extension de sa bonne volonté propre à la société universelle des êtres réels ou possibles. La formule du sentiment moral et religieux que Feuerbach avait proposée : — réaction du désir humain sur l’univers, — peut alors se prendre en un sens supérieur : — Double désir et double espérance, 1o que la volonté sociable dont nous nous sentons animés personnellement se retrouve aussi, comme le fait supposer la biologie, dans tous les êtres placés au sommet de l’évolution universelle ; 2o que ces êtres, après avoir été ainsi portés en avant par l’évolution, réussissent un jour à la fixer, à arrêter en partie la dissolution, et qu’ils fixent par là même dans l’univers l’amour du bien social ou, pour mieux dire, l’amour même de l’universel.

Ainsi formulé, le sentiment religieux demeure ultra-scientifique, mais il n’est plus antiscientifique. Il suppose beaucoup, sans doute, en admettant une direction possible de l’évolution par les êtres arrivés au degré supérieur ; mais, après tout, comme nous ne pouvons affirmer avec certitude que cette direction n’existe pas ou ne pourra jamais exister, le sentiment moral et social nous excite à agir, dans notre sphère, de manière à produire, autant qu’il est en nous, cette direction supérieure de l’évolution universelle. Si, comme nous l’avons dit, la moralité est un phénomène de fécondité morale, on comprendra que tout être moral ait nécessairement les yeux tournés vers l’avenir, espère ne pas voir mourir son œuvre, veille au salut de ce quelque chose de soi qu’il a livré à autrui — son amour, — par lequel non seulement il s’est voué aux autres, mais a fait aussi les autres siens dans une certaine mesure, a pris des droits sur eux, les a conquis pour ainsi dire en se donnant à eux. En travaillant pour l’humanité, pour l’univers à qui elle est liée, j’acquiers des droits sur l’univers : il s’établit entre nous un rapport de dépendance réciproque. La plus haute conception de la morale et de la métaphysique est celle d’une sorte de ligue sacrée, en vue du bien, de tous les êtres supérieurs de la terre et même du monde.


II. — Maintenant, quels sont les faits scientifiques qui pourraient s’opposer à ces espérances sur la destinée des mondes et de l’humanité ?

L’idée décourageante par excellence dans la théorie de l’évolution, c’est celle de la dissolution, qui y semble d’abord invinciblement liée. Depuis Heraclite jusqu’à M. Spencer, les philosophes n’ont jamais séparé ces deux idées. Toute évolution n’aboutit-elle pas nécessairement à la dissolution ? — L’expérience que nous avons des individus et des mondes semble en effet, jusqu’à présent, répondre par l’affirmative. Nous ne connaissons que des mondes qui ont fait ou feront naufrage. Quand le cadavre d’un marin a été jeté à la mer, les compagnons qui l’ont aimé relèvent le point exact de latitude et de longituds où son corps a disparu dans l’uniforme Océan : deux chiffres sur un feuillet de papier sont le seul vestige qui subsiste alors d’une vie humaine. On peut croire qu’un sort analogue est réservé au globe terrestre et à l’humanité entière : ils peuvent un jour sombrer dans l’espace et se dissoudre sous les ondes mouvantes de l’éther ; à ce moment, si de quelque astre voisin et ami on nous a observés, on marquera le point de l’abîme céleste où notre globe a disparu, on relèvera l’ouverture de l’angle que formaient pour des yeux étrangers les rayons partis de notre terre, et cette mesure de l’angle de deux rayons éteints sera l’unique trace laissée par tous les efforts humains dans le monde de la pensée.

Néanmoins, le devoir de la science étant de ne jamais dépasser, pas plus dans ses négations que dans ses affirmations, ce qu’elle peut constater ou démontrer, il importe de ne pas étendre sans preuve à tout l’avenir ce que le passé seul a vérifié.

Jusqu’à présent il n’est pas d’individu, pas de groupe d’individus, pas de monde qui soit arrivé à une pleine conscience de soi, à une connaissance complète de sa vie et des lois de cette vie. Nous ne pouvons donc pas affirmer ni démontrer que la dissolution soit essentiellement et éternellement liée à l’évolution par la loi même de l’être : la loi des lois nous demeure x. Pour la saisir un jour, il faudrait un état de la pensée assez élevé pour se confondre avec cette loi même. On peut d’ailleurs rêver un pareil état : s’il est impossible de prouver son existence, il est encore plus impossible de prouver sa non-existence. Peut-être qu’un jour, si la pleine connaissance de soi, la pleine conscience était réalisée, elle produirait une puissance correspondante assez grande pour arrêter désormais le travail de dissolution à partir du point où elle serait arrivée à l’existence. Les êtres qui sauraient, dans l’infinie complication des mouvements du monde, distinguer ceux qui favorisent son évolution de ceux qui tendent à le dissoudre, de tels êtres seraient peut-être capables de s’opposer aux mouvements de dissolution, et le salut définitif de certaines combinaisons supérieures serait assuré. Pour franchir la mer, il faut que l’aile d’un oiseau ait une certaine envergure ; c’est une question de quelques brins de plume, son sort se joue sur ces plumes légères. Jusqu’à ce que leur aile ait été assez forte, les oiseaux de mer qui s’écartaient du rivage ont sombré l’un après l’autre. Un jour leur aile a grandi, et ils ont pu traverser l’Océan, Il faudrait aussi que grandît pour ainsi dire l’envergure des mondes, que s’élargît en eux la part de la conscience : peut-être alors se produirait-il des êtres capables de traverser l’éternité sans sombrer, peut-être l’évolution pourrait-elle être mise à l’abri d’un recul : pour la première fois dans la marche de l’univers un résultat définitif aurait été obtenu. Selon les symboles souvent profonds de la religion grecque, le Temps est le père des mondes. La force de l’évolution, que les modernes placent au-dessus de toute chose, c’est toujours l’antique Saturne, qui crée et dévore : lequel de ses enfants le trompera et le vaincra ? quel Jupiter sera un jour assez fort pour enchaîner la force divine et terrible qui l’aura engendré lui-même ? Pour ce nouveau-né de l’univers, pour ce dieu de lumière et d’intelligence, le problème serait de limiter l’éternelle et aveugle destruction sans arrêter la fécondité éternelle. Rien, après tout, ne peut nous faire affirmer scientifiquement qu’un tel problème soit, sur tous les points, à jamais insoluble.

La grande ressource de la nature, c’est le nombre, dont les combinaisons possibles sont elles-mêmes innombrables et constituent la mécanique éternelle. Les hasards de la mécanique et de la sélection, qui ont déjà produit tant de merveilles, peuvent en produire de supérieures encore. C’est là-dessus que les Heraclite, les Empédocle, les Démocrite, comme plus tard les Laplace, les Lamarck, les Darwin, ont fondé leur conception du jeu qui se joue dans la nature, et de tous les sorts divers qui sont en même temps des destinées. Il est sans doute dans la marche des mondes et dans leur histoire, — comme dans l’histoire des peuples, des croyances, des sciences, — un certain nombre de points où les voies se bifurquent, où la moindre poussée d’un côté ou de l’autre suffit à perdre ou à sauver l’effort accumulé des siècles. Nous avons dû franchir heureusement une infinité de carrefours de ce genre pour arriver à devenir l’humanité que nous sommes. À chaque carrefour nouveau que nous rencontrons, le risque se pose toujours devant nous, toujours tout entier. Certes, le nombre de fois qu’un soldat heureux a évité la mort ne fera pas dévier d’un millimètre la balle qui peut être tirée sur lui d’un instant à l’autre dans l’éternelle mêlée ; toutefois, si les risques auxquels on a échappé ne garantissent point l’avenir, les insuccès passés ne sont point non plus une preuve d’insuccès éternel.

L’objection la plus grave peut-être à l’espérance, — objection qui n’a pas été assez mise en lumière jusqu’ici et que M. Renan lui-même n’a pas soulevée dans les rêves trop optimistes de ses Dialogues, — c’est l’éternité a parte past, c’est le demi-avortement de l’effort universel qui n’a pu aboutir encore qu’à ce monde[48]. Néanmoins, s’il y a là une raison pour restreindre notre confiance dans l’avenir de l’univers, ce n’est pas un motif de désespérer. Des deux infinis de durée que nous avons derrière nous et devant nous, un seul s’est écoulé stérile, du moins en partie. Même en supposant l’avortement complet de l’œuvre humaine et de l’œuvre que poursuivent sans doute avec nous une infinité de frères extraterrestres, il restera toujours mathématiquement à l’univers au moins une chance sur deux de réussir : c’est assez pour que le pessimisme ne puisse jamais triompher dans l’esprit humain. Si les coups de dé qui, selon Platon, se jouent dans l’univers, n’ont produit encore que des mondes mortels et des civilisations bientôt fléchissantes, le calcul des probabilités démontre qu’on ne peut, même après une infinité de coups, prévoir le résultat du coup qui se joue en ce moment ou se jouera demain. L’avenir n’est pas entièrement déterminé par le passé connu de nous. L’avenir et le passé sont dans un rapport de réciprocité, et on ne peut connaître l’un absolument sans l’autre, ni conséquemment deviner l’un par l’autre.

Supposez une fleur épanouie à un point quelconque de l’espace infini, une fleur sacrée, celle de la pensée. Depuis l’éternité, des mains cherchent en tous sens dans l’espace obscur à saisir la fleur divine. Quelques-unes y ont touché par hasard, puis se sont égarées de nouveau, perdues dans la nuit. La fleur divine sera-t-elle jamais cueillie ? Pourquoi non ? Toute négation, ici, n’est qu’une prévention née du découragement ; ce n’est pas l’expression d’une probabilité. Supposez encore un rayon franchissant l’espace en ligne droite sans y être réfléchi par aucun atome solide, aucune molécule d’air, et des yeux qui, dans l’éternelle obscurité, cherchent ce rayon sans pouvoir être avertis de son passage, tâchent de le découvrir au point précis où il perce l’espace. Le rayon va, s’enfonce dans l’infini, ne rencontre toujours rien, et cependant des yeux ouverts, une infinité d’yeux ardents le désirent et croient parfois sentir le frissonnement lumineux qui se propage autour de lui et accompagne sa percée victorieuse. Cette recherche sera-t-elle éternellement vaine ? — S’il n’y a pas de raison définitive et sans réplique pour affirmer, il y a encore moins de raison catégorique pour nier. Affaire de hasard, dira le savant ; de persévérance aussi et d’intelligence, dira le philosophe.

La possibilité même où nous nous trouvons aujourd’hui de nous poser de tels problèmes sur l’avenir des mondes, semble indiquer un rapprochement de fait par rapport à cet avenir : la pensée ne peut être en avant sur la réalité que jusqu’à un certain point ; la conception d’un idéal en présuppose la réalisation plus ou moins ébauchée. À l’âge tertiaire, nul animal ne spéculait sur la société universelle. Une conception vraie de l’idéal, si elle pouvait s’évaluer mathématiquement, représenterait sans doute un nombre énorme de chances favorables à sa réalisation ; se bien poser un problème, c’est commencer à le résoudre. Le calcul purement mathématique des probabilités extérieures n’exprime donc pas la réelle valeur des chances dans le domaine intellectuel et moral, parce qu’ici la possibilité, la probabilité, la force même de réalisation sont dans la pensée, qui est une concentration de chances intérieures et pour ainsi dire vivantes.

Outre l’infinité des nombres et l’éternité des temps, une nouvelle raison d’espérance est l’immensité même des espaces, qui ne nous permet pas de juger l’état à venir du monde uniquement sur notre système solaire et même stellaire. Sommes-nous les seuls êtres pensants dans l’univers ? — Nous avons déjà vu que, sans dépasser de beaucoup les données certaines de la science, on peut dès maintenant répondre non. Il se trouve très probablement une infinité d’astres éteints arrivés à peu près au même point de leur évolution que notre terre ; chacun de ces astres offre une composition physique et chimique sensiblement analogue à celle de la terre ; enfin ils ont dû passer par des phénomènes analogues de vaporisation et de condensation, d’incandescence et de refroidissement : il est donc probable que la vie organique s’y est produite sous une forme plus ou moins voisine de celle qu’elle a présentée à l’origine sur notre globe. En effet, l’homogénéité de matière inorganique, que l’analyse spectrale nous fait constater jusque dans les astres les plus reculés, permet de supposer, en vertu d’une induction qui n’est pas trop invraisemblable, une certaine similitude dans les types les plus fondamentaux de la vie organique. Des types analogues de minéralisation et de cristallisation ont dû aboutir à des types analogues d’organisation, quoique le nombre et la richesse des formes possibles augmente à mesure qu’on passe à des degrés plus complexes d’existence. Nous ne voyons pas trop pourquoi le protoplasma originaire aurait été, dans tel satellite de Sirius, infiniment différent de ce qu’il a été sur notre globe. Peut-être même les combinaisons de la vie sont-elles parfois retombées dans des sortes de décimales périodiques, reproduisant les mêmes formes et « nombres vivants », comme dirait Pythagore. Il semble difficile à la science actuelle de supposer la vie à tel degré déterminé de son évolution autre part que dans un organisme plus ou moins semblable à la cellule, de supposer la vie consciente de soi autrement que centralisée et se manifestant par des vibrations analogues à celles qui parcourent notre système nerveux : la vie consciente se ramène à une société de vivants, à une sorte de conscience sociale qui semble avoir besoin de se projeter dans un foyer pour arriver à l’individualité. La vie organique et consciente, ayant des conditions encore plus déterminées que celles de la vie inorganique, a dû être entraînée dans une évolution qui, malgré toute la différence des milieux, aura offert sans doute bien des analogies avec celle des espèces animales et humaines sur notre terre. Peut-être les lois les plus générales de Geoffroy Saint-Hilaire, sur la corrélation et le balancement des organes pourraient-elles se vérifier même chez les animaux qui se trouvent dans les satellites des lointaines étoiles de vingtième grandeur. Malgré l’imagination qu’a montrée la nature sur notre globe même dans la variété de ses flores et de ses faunes, on peut supposer que le génie de la vie sur notre terre offre des points de similitude avec le génie qui travaille sur les autres globes. Malgré l’intervention des différences de température, de lumière, d’attraction, d’électricité, les espèces sidérales, si différentes qu’elles soient des nôtres, ont dû être poussées par les éternelles nécessités de la vie dans le sens du développement sensitif et intellectuel, et, dans cette voie, elles ont dû aller tantôt plus loin que nous, tantôt moins loin. Remarquons d’ailleurs que, sur notre globe même, les types trop bizarres, trop monstrueux et produits par une sorte d’imagination apocalyptique, comme ceux qui sont nés à l’âge tertiaire, n’ont pu subsister : les espèces les plus vivaces ont été généralement les moins étranges, celles qui se rapprochaient mieux d’un type plus uniforme et plus esthétique. On peut donc admettre dans l’univers, sans trop d’invraisemblance, une infinité d’humanités analogues à la nôtre pour les facultés essentielles, quoique peut-être très différentes pour la forme des organes, et supérieures ou inférieures en intelligence. Ce sont nos frères planétaires. Peut-être quelques-uns d’entre eux sont-ils comme des dieux par rapport à nous ; c’est là, nous l’avons déjà dit, ce qui reste scientifiquement de possible ou de vrai dans les antiques conceptions qui peuplent les « cieux » d’êtres « divins »[49].

— Mais, a-t-on dit, si d’autres globes que le nôtre sont habiles par des êtres intelligents et aimants, se nourrissant comme nous du « pain quotidien » de la science, ces êtres ne peuvent cependant être très notablement supérieurs à nous, car ils nous auraient donné déjà des signes visibles de leur existence. — Parler ainsi, c’est ne pas compter assez avec cette puissance terrible de l’espace, qui isole si bien les êtres et peut les emprisonner dans l’infini plus étroitement qu’entre les parois d’un cachot. On peut même se demander si des êtres dont l’intelligence serait relativement infinie et presque sans commune mesure avec la nôtre, mais qui seraient éloignés de nous par un espace également incommensurable, ne verraient pas leur puissance brisée par l’espace et incapable de s’étendre au delà de certaines distances. Notre témoignage, quand il s’agit de l’existence de tels êtres, n’a pas plus de valeur que celui d’une fleur de neige des régions polaires, d’une mousse de l’Himalaya ou d’une algue des profondeurs de l’océan Pacifique, qui déclareraient la terre vide d’êtres vraiment intelligents parce qu’ils n’ont jamais été cueillis par une main humaine. Si donc il existe quelque part des êtres véritablement dignes du nom de « dieux », ils sont probablement encore si éloignés de nous, qu’ils nous ignorent comme nous les ignorons, ils réalisent peut-être notre idéal, et cependant cette réalisation de notre rêve restera toujours étrangère à nos générations.

On admet aujourd’hui qu’à toute pensée correspond un mouvement. Supposez qu’une analyse plus délicate que l’analyse spectrale nous permît de fixer et de distinguer sur un spectre non seulement les vibrations de la lumière, mais les invisibles vibrations de la pensée qui peuvent agiter les mondes, nous serions peut-être surpris de voir, à mesure que décroît la trop vive lumière et la trop intense chaleur des astres incandescents, y éclore par degrés la conscience — les plus petits et les plus obscurs des astres étant les premiers à la produire, tandis que les plus éblouissants et les plus énormes, les Sirius et les Aldébaran, seront les derniers à ressentir ces vibrations plus subtiles, mais verront peut-être une éclosion plus considérable de force intellectuelle, une humanité de plus grandes proportions et en rapport avec leur énormité.

Qu’est-ce que l’espace connu de nous, depuis notre terre jusqu’aux dernières nébuleuses que saisissent les plus puissants télescopes, et aux trous noirs où l’œil se perd derrière ces dernières lueurs ? Tout cet univers n’est qu’un simple point par rapport à l’univers total, — en supposant qu’il y ait un « tout ». L’éternité pourrait donc être nécessaire au progrès pour traverser l’immensité, si on suppose au progrès (fût-il certain et immanquable) un point de départ unique, une sorte de terre sacrée et de peuple élu, du sein duquel il se répandrait sur l’infini. D’ailleurs, la science moderne ne peut guère admettre cette terre privilégiée : la Nature sans bornes ne peut avoir, comme Dieu, d’élection exclusive. Si la partie est gagnée quelque part, elle peut et doit l’être sur bien des points à la fois ; seulement l’ondulation du bien ne s’est pas encore répandue jusqu’à nous. La lumière intellectuelle va moins vite que celle du soleil et des étoiles ; et, cependant, que de temps il faut à un rayon de la Chèvre pour arriver jusqu’à notre terre !

Dans nos organismes inférieurs, la conscience ne paraît se propager d’une molécule vivante à une autre que lorsqu’il y a contiguïté de cellules dans l’espace ; néanmoins, d’après les plus récentes découvertes sur le système nerveux et sur la propagation de la pensée par suggestion moniale à d’assez grandes distances[50], il n’est pas contraire aux faits de supposer la possibilité d’une sorte de rayonnement de la conscience à travers l’étendue, au moyen d’ondulations d’une subtilité encore inconnue de nous. Alors nous pourrions concevoir non plus des sociétés de consciences enfermées en un petit coin de l’espace, dans un organisme étroit qui est une prison, mais la victoire d’une conscience sociale sur l’espace ; — victoire par laquelle l’idéal de sociabilité universelle, qui fait le fond de l’instinct religieux, finirait par devenir une réalité de fait. De même qu’un jour, par la communication plus étroite des consciences individuelles, pourra s’établir sur notre propre terre une sorte de conscience humaine, de même on pourrait sans absurdité rêver, dans l’infini des âges, la réalisation d’une conscience intercosmique,

« Dieu est patient parce qu’il est éternel », aiment à répéter les théologiens. Pour l’être qui est supposé posséder la toute-puissance, la patience à laisser triompher le mal serait un crime ; mais cette parole, qui ne s’applique guère à Dieu, peut convenir mieux à l’être naturel qui conçoit son unité fondamentale avec le tout, qui prend la conscience de son éternité en se reliant par la pensée à l’espèce, puis à la vie dont l’espèce n’est qu’un accident, puis à l’évolution de ce globe où la vie consciente ne paraît d’abord elle-même qu’un accident, puis à l’évolution des vastes systèmes astronomiques dans lesquels notre globe n’est plus qu’un point : l’être pensant, l’homme peut être patient, parce que, en tant que membre de la nature, il est éternel.


IV. — LA DESTINÉE DE L’HOMME ET L’HYPOTHÈSE DE L’IMMORTALITÉ DANS LE NATURALISME MONISTE


Avec la destinée des mondes, ce qui nous intéresse le plus, c’est notre propre destinée. La religion est en majeure partie une méditation de la mort. Si nous ne devions pas mourir, il y aurait sans doute encore des superstitions parmi les hommes ; il n’y aurait probablement pas de superstitions systématisées ni de religion. La masse humaine fait si peu de métaphysique ! Il faut qu’un problème la heurte et la blesse pour attirer son attention ; la mort est un de ces problèmes. La porte de la « vallée de Josaphat, » où s’en vont les morts, sora-t-elle ouverte sur les cieux comme un arc-en-ciel à la courbe faite de lumière et d’espérance, comme un joyeux arc de triomphe, ou bien sera-t-elle basse comme la porte du tombeau, et donnant sur l’ombre infinie ? Telle est la grande interrogation à laquelle toutes les religions ont essayé de fournir une réponse. « Le dernier ennemi qui sera vaincu, a dit saint Paul, c’est la mort ; » peut-être aussi la mort est-elle le dernier secret qui sera pénétré par la pensée humaine. Les idées qui tendent à dominer dans la philosophie moderne semblent d’ailleurs se tourner contre la perpétuité de notre moi. L’idée d’évolution, principalement, enveloppe celle de mobilité et paraît aboutir à la dissolution des individus plus sûrement encore qu’à celle des mondes et des espèces. La forme individuelle et la forme spécifique ne semblent pas avoir plus de fixité l’une que l’autre. Sur les pans de muraille des catacombes on voit souvent, grossièrement dessinée, la colombe de l’arche portant le rameau vert, symbole de l’âme qui a abordé par delà l’océan à l’éternel rivage ; aujourd’hui le rivage recule à l’infini devant la pensée humaine, l’océan immense s’est rouvert : où cueillir, dans la nature sans fond et sans bornes, le rameau d’espérance ? La mort est un abîme encore plus grand que la vie.

Quand Platon arrivait devant ce problème de la destinée, il ne craignait pas de se lancer en plein dans les hypothèses philosophiques et même dans les mythes poétiques. Nous voudrions examiner quelles sont aujourd’hui les suppositions ou, si l’on veut, les rêves qu’on peut faire encore sur la destinée à venir en s’inspirant surtout de la philosophie dominante à notre époque, celle de l’évolution. Dans la conception actuelle de la nature, Platon trouverait-il encore quelque refuge pour ces « belles espérances » dont il faut, dit-il, « s’enchanter soi-même ? » En Allemagne et surtout en Angleterre, on se plaît à chercher ce qui peut subsister des antiques croyances religieuses dans nos hypothèses scientifiques et philosophiques, fût-ce sous la forme la plus problématique et la plus incertaine. Nous voudrions faire ici, à propos de l’immortalité, un travail analogue, aussi conjectural que peut l’être toute perspective sur le mystère des destinées. Est-il besoin de dire que nous ne prétendons nullement « démontrer » ni l’existence, ni même la probabilité scientifique d’une vie supérieure ? Notre dessein est plus modeste : c’est déjà beaucoup de faire voir que l’impossibilité d’une telle vie n’est pas encore prouvée et que, devant la science moderne, l’immortalité demeure toujours un problème : si ce problème n’a pas reçu de solution positive, il n’a pas reçu davantage, comme on le prétend parfois, une solution négative. En même temps, nous rechercherons quelles hypothèses hardies, aventureuses même, il faudrait faire aujourd’hui pour traduire et transposer en langage philosophique les symboles sacrés des religions sur la « destinée de l’âme. »


I. — Il y a deux conceptions possibles de la survivance au delà de la mort : celle de l’existence éternelle, celle de l’immortalité proprement dite ou continuation et évolution de la vie sous une forme supérieure. La première conception correspond surtout aux systèmes idéalistes sur le monde, que nous avons analysés précédemment, et qui, plaçant au fond même des choses une pensée éternelle, une pensée de la pensée, croient que l’homme peut, en s’identifiant avec elle, entrer du temps dans l’éternité. La pensée, qui ne semblait d’abord qu’une réverbération et une image des choses, se reconnaîtrait à la fin comme la réalité même dont tout le reste n’était qu’un reflet. Mais cette conception d’une existence éternelle n’est pas non plus incompatible avec la philosophie de l’évolution, car l’évolution dans le temps n’exclut pas un mode transcendant d’existence hors du temps. Seulement cette existence demeure essentiellement problématique : c’est le Noumène de Kant, l’Inconnaissable de Spencer. D’après cette hypothèse, la mort corporelle serait un simple moment de l’évolution physique, et le terme final proposé à tous les êtres serait leur fixation dans la conscience de l’éternité. Ce point de fixation, accessible à tout être pensant, ce serait seulement par la pensée la plus haute qu’on pourrait l’atteindre, par la pensée désintéressée, impersonnelle et universelle.

Tel est l’espoir qui a fait le fond des grandes religions et des métaphysiques idéalistes. Selon Platon, il n’y a de durable en nous que ce qui s’attache à l’éternel et à l’universel, « comme étant de même nature ». Le reste est emporté par le devenir, par la génération perpétuelle, c’est-à-dire par l’évolution. Une fleur est une amie pour nous ; pourtant elle ne tire sa couleur et son charme que d’un rayon de soleil ; et d’autre part, ce rayon auquel devrait remonter notre affection est tout impersonnel : il crée la beauté et passe ; c’est dans le soleil qu’il faudrait aimer le rayon et la fleur. L’amour trop exclusif d’un être déterminé et borné renferme toujours quelque erreur, et c’est pour cela que cet amour est périssable : il nous fait nous arrêter à tel ou tel anneau dans la chaîne infinie des causes et des effets. C’est l’univers en son principe, c’est l’être universel qu’il faudrait aimer, si notre cœur était assez vaste, et cet amour seul, selon Platon, peut être éternel. L’éternité n’est-elle pas la forme même de l’existence dans le monde intelligible, dont le soleil est le Bien et dont les étoiles sont les idées ? Les néo-platoniciens du christianisme, au-dessus du temps et de sa mobilité incessante, ont également rêvé quelque chose d’intemporel et d’immuable, qu’ils ont appelé la « vie éternelle » : Quæ enim videntur, temporalia sunt ; quæ autem non videntur, æterna. Spinoza a reproduit la même conception d’une existence reposant en sa plénitude sous la forme d’éternité, et qui n’exclut pas le développement perpétuel des modes toujours changeants. Kant, par son Noumène, a aussi désigné une existence intelligible, « intemporelle » et transcendante, superposée à l’évolution physique. « Le principe éternel de l’âme, dit à son tour Schelling, n’est pas éternel en ce sens que sa durée n’aurait ni commencement ni fin, mais en ce sens qu’il n’a aucun rapport avec le temps. « Schopenhauer, enfin, admet aussi une volonté intemporelle et éternelle, distincte du vouloir-vivre qui s’attache au cours du temps et à révolution de ses formes. — « Nous reconnaissons volontiers, dit Schopenhauer, que ce qui reste après l’abolition complète du vouloir n’est absolument rien pour ceux qui sont encore plein du vouloir-vivre. Mais pour ceux chez qui la volonté s’est niée, notre monde réel avec ses soleils et sa voie lactée, qu’est-il ? — Rien. » C’est par ces paroles, on le sait, que se termine le livre de Schopenhauer. Nous nous retrouvons ainsi en présence du nirvâna, conçu non plus seulement comme un refuge contre la vie, mais comme un refuge contre la mort même : c’est la notion d’une existence sans lieu et sans temps, pour ainsi dire utopique et uchronique.

Maintenant, cette vie éternelle elle-même, que nous venons de supposer problématiquement, a-t-elle un caractère tout impersonnel, ou laisse-t-elle une place à la personnalité ? — C’est à quoi on ne peut répondre avec certitude, puisque nous ignorons tout autant le fond de l’être individuel que celui de l’être universel, et conséquemment le degré de subsistance possible de l’individualité vraie dans l’universalité de l’être. Schopenhauer, cependant, essayant de rendre à la personne plus de réalité que Platon, a opposé le « principe d’individuation » à l’individualité naturelle où il prend forme. On peut se demander en effet si la vraie conscience, la vraie pensée, la vraie volonté ne débordent pas l’individualité, tout en conservant ce qu’il y a d’essentiel dans la personnalité même. L’individualité est toujours plus ou moins physique, mais peut-être ce qui fait l’individualité bornée ne fait-il pas la vraie personnalité, le vrai fond lumineux et actif de la conscience ; peut-être la plus haute pensée ou volonté, tout en devenant universelle, reste-t-elle encore personnelle en un sens supérieur, comme le Νοὒς d’Anaxagore[51].

Que nous spéculions sur l’être individuel ou sur l’être universel, nous aboutissons toujours au même X transcendant. Toutefois ces spéculations ont une utilité : celle de nous rappeler les limites de notre connaissance positive. La croyance à une immortalité transcendante ne peut alors, selon les expressions de Fiske, « se définir que par le mode négatif, comme un refus de croire que ce monde soit tout. Le matérialiste soutient que, quand nous avons décrit l’univers entier des phénomènes, dont nous pouvons prendre connaissance dans les conditions de la vie actuelle, alors toute l’histoire est dite. Il me semble, au contraire, que tout n’est pas dit[52]. » — Du moins, ajouterons-nous, il est possible que tout ne soit pas dit. Mais, pour passer ici du possible au probable, il faudra toujours des raisons plus positives, soit de l’ordre moral, soit de l’ordre psychologique : les spéculations métaphysiques, à elles seules, laisseront toujours l’esprit devant un simple problème.


Les théories qui promettent la « vie éternelle, « dont nous venons de parler, se sont montrées dans l’histoire plus ou moins aristocratiques, portées à n’y admettre qu’un petit nombre d’  « élus ». Dans le bouddhisme, le sage seul arrive à l’existence éternelle, tandis que les autres continuent de rouler dans le cercle des temps et dans l’illusion des phénomènes. Pour Spinoza, il n’y a d’éternel dans l’esprit que ce qu’il appelle la « connaissance du troisième genre », l’intuition intellectuelle et l’  « amour intellectuel ». Cette connaissance n’appartient proprement qu’au vrai philosophe. L’intelligence de l’ignorant est toute passive et périssable : « Aussitôt que l’ignorant cesse de pâtir, dit Spinoza, il cesse d’être. » Gœthe inclinait de même à réserver la vie éternelle pour l’aristocratie des esprits.

Cette théorie d’inégalité n’est soutenable que tant qu’elle s’en tient à constater, comme un simple fait, la différence de progrès existant entre les êtres, ainsi que le petit nombre de ceux qui atteignent les sommets de la sagesse. Il n’en va plus de même quand on s’efforce d’ériger ce fait de l’inégalité naturelle ou morale en droit divin, et quand on suppose un Dieu créant et voulant cet ordre de choses. C’est pourtant ce que des théologiens modernes du christianisme ont soutenu, en essayant une interprétation nouvelle des textes sacrés. Selon eux, les bons seuls sont immortels ou, pour mieux dire, immortalisés par Dieu ; la damnation des autres se transforme en un anéantissement complet, dont Dieu leur paraît innocenté. Il y a là, selon nous, une illusion métaphysique. L’hypothèse de l’  « éternité conditionnelle » ne peut s’admettre concurremment avec l’existence d’un créateur ; car, en ce cas, il est toujours impossible d’échapper à cette contradiction d’un être qui aurait créé pour anéantir, qui aurait choisi des êtres pour la mort complète parmi ceux mêmes qu’il a appelés à la vie. L’anéantissement n’est qu’un palliatif de la damnation : c’est la guillotine céleste substituée aux longues tortures d’avant la Révolution. Nous ne sortons pas, dans cette hypothèse théologique, des vieilles idées sur la sanction divine qu’on retrouve au cœur de toutes les religions : c’est toujours le sacrifice disaac sur la montagne ou celui de Jésus, c’est toujours Dieu immolant un de ses enfants pour sauver les autres. Dira-t-on que, dans l’hypothèse de l’immortalité conditionnelle, c’est l’être immoral qui aboutit naturellement à son propre suicide sans l’intervention de Dieu ? — L’abandon à la passion et même au vice ne peut pas être assimilé au suicide, car, dans le suicide, on sait ce qu’on veut et on en est responsable, on se tue en voulant se tuer : au contraire, celui qui s’abandonne à la passion ne veut nullement mourir, mais vivre ; si donc il arrivait à l’anéantissement, ce serait sans l’avoir prévu et voulu, par un coup de surprise, par une sorte de ruse divine, et la responsabilité de cet anéantissement retomberait toujours sur Dieu, non sur lui. D’ailleurs, comment comprendre qu’il existe entre deux individus de même nature une assez grande différence naturelle ou morale pour que l’un meure tout entier et que l’autre vive in œternum ? On peut dire, en retournant un argument de la République de Platon, que, si le vice était un mal réellement mortel pour l’âme, il la tuerait dès cette vie ; son influence destructive ne se ferait pas sentir seulement lors de cet accident étranger qui est la mort du corps.

Comme l’idée de l’immortalité conditionnelle est incompatible avec celle d’un Dieu créateur, omnipotent, omniscient et souverainement aimant, elle ne peut non plus se concilier avec celle d’une société des âmes, d’un royaume spirituel, d’où certains déshérités seraient exclus pour jamais. C’est une pure fiction de la haine que de supposer une âme absolument méchante et haïssable, qui n’aurait plus rien d’humain, encore moins de divin, conséquemment de digne de vivre. Ce serait transporter les castes de parias jusque dans la cité céleste. Il est contradictoire de nous commander la charité universelle, embrassant sans exception tous les hommes, et de vouloir en même temps nous faire consentira l’anéantissement ou au dam de quelques-uns. Nous sommes tous trop solidaires, naturellement et moralement, pour que les uns puissent être entraînés dans la mort définitive sans que les autres s’arrêtent dans leur ascension éternelle : par l’amour de l’humanité, nous nous sommes liés les uns aux autres, comme ceux qui s’en vont sur la neige des sommets, et l’un de nous ne peut glisser sans qu’une secousse se propage à l’autre, n’arrache à la fois du sol toute la grappe humaine. Nihil humani alienum ; un même cœur bat en nous tous, et s’il s’arrêtait pour toujours dans une poitrine humaine, on le verrait, dans le cœur même des prétendus immortels, cesser aussi de battre. Les meilleurs, ceux qui seraient prêts à recevoir le baptême de l’immortalité, feraient comme ce chef barbare et païen qui, près de laver ses péchés en se plongeant dons l’eau sacrée du baptistère, ayant son salut sous la main et le paradis devant les yeux, demanda tout à coup quel serait le sort de ses compagnons tombés avant lui, morts sans la foi, et s’il pourrait les retrouver dans le ciel. « Non, répondit le prêtre, ils seront parmi les misérables damnés, et toi parmi les bienheureux. » — « J’irai donc parmi les damnés, car je veux aller où sont mes compagnons d’armes. Adieu. » Et il tourna le dos au baptême sauveur.

L’hypothèse de l’immortalité conditionnelle ne peut donc se soutenir que si on élimine l’idée d’un Dieu créateur, celles de mérite absolu, de vertu, de charité universelle et infinie ; elle devient alors la croyance à une sorte de nécessité naturelle ou métaphysique qui atteint ou n’atteint pas les êtres selon leur degré de perfection, comme la pesanteur fait tomber certains corps et s’élever certains autres. Cette hypothèse est essentiellement antiprovidentielle et ne s’harmonise qu’avec les systèmes plus ou moins analogues au spinozisme.

En général, l’idée de vie éternelle étant tout à fait transcendante, on ne peut faire à ce sujet que des rêves plus ou moins mystiques. Quittons donc ce domaine pour nous rapprocher de la nature et de l’expérience. Au lieu de parler d’éternité, parlons de survivance et d’une immortalité non pas conditionnelle, mais conditionnée en fait par les lois même de la matière ou de l’esprit, et à laquelle d’ailleurs tous pourraient arriver un jour.


II. — Commençons par ce qui est le plus voisin de l’expérience positive et cherchons, dans ce domaine, ce dont la philosophie de l’évolution nous permet le mieux d’espérer l’immortalité. Il y a pour ainsi dire, dans la sphère de la conscience, des cercles concentriques qui vont se rapprochant de plus en plus du centre insondable : la personne. Passons en revue ces diverses manifestations de la personnalité pour voir si elles offriront quelque chose d’impérissable.

La sphère du moi la plus extérieure en quelque sorte et la plus observable, ce sont nos œuvres et nos actions. Quand il ne s’agit que d’œuvres toutes matérielles, comme une maison qu’on a construite, un tableau qu’on a peint, une statue qu’on a sculptée, on peut trouver qu’il y a trop de distance et une séparation trop grande entre l’ouvrier et l’œuvre : être immortel dans ses œuvres ressemble trop alors à une sorte d’illusion d’optique. Mais, s’il s’agit d’œuvres intellectuelles et surtout morales, il y a déjà un rapprochement entre l’objet et la cause d’où il est sorti. On comprend alors ce que peut renfermer de vrai cette doctrine de haute impersonnalité et d’entier désintéressement selon laquelle on vit là où on agit. Il y a ici mieux qu’une œuvre matérielle, il y a une action d’ordre intellectuel et moral. L’homme de bien est précisément celui qui veut avant tout vivre et revivre dans ses bonnes actions ; le penseur, dans les pensées qu’il a léguées au patrimoine humain et qui continuent la sienne. Cette doctrine se retrouve au fond de presque toutes les grandes religions, et c’est celle qui peut le mieux subsister même dans le domaine purement scientifique. Selon les bouddhistes modernes de l’Inde, nos actions sont « l’âme de notre vie » ; c’est cette âme qui reste après l’existence d’un jour, et la transmigration des âmes n’est que la transformation constante du bien dans le mieux, du mal dans un mal plus hideux : l’immortalité de notre âme est l’immortalité de notre action même, se mouvant à jamais dans le monde et le mouvant à son tour selon sa propre force ou, ce qui revient au même, selon sa propre valeur.

Les générations se succèdent à l’œuvre, se passent l’une à l’autre l’espérance. Heri meum, tuum hodie, hier fut à moi, je l’ai passé à faire du bien, — pas assez de bien ; aujourd’hui est à toi : emploie-le tout entier, ne laisse perdre aucune de ces heures dont chacune, si elle meurt stérile, est comme une chance de réaliser l’idéal qui s’éteint entre les mains des hommes. Tu es maître d’aujourd’hui : tâche que demain soit à ton idéal, que demain soit toujours en avant sur aujourd’hui, que l’horizon sur lequel se lèvent les jours des hommes soit sans cesse plus lumineux et plus haut.

Suivons l’action dans ses effets, dans les mouvements où elle se prolonge, dans les traces qui sont comme les résidus de ces mouvements. Notre action va plus loin que notre savoir et étend à l’infini ses conséquences. Même au point de vue purement physique et physiologique. le bien pensé n’est pas perdu, le bien tenté n’est pas perdu, puisque la pensée, le désir façonnent les organes. L’idée même de ce qui est aujourd’hui une chimère implique un mouvement réel de notre cerveau ; elle est encore une « idée-force » qui contient son élément de vérité et d’influence. Nous héritons non seulement de ce que nos pères ont fait, mais de ce qu’ils n’ont pu faire, de leur œuvre inachevé, de leur effort en apparence inutile. Nous frémissons encore des dévouements et des sacrifices de nos ancêtres, des courages dépensés même en vain, comme nous sentons au printemps passer sur nos cœurs le souffle des printemps antédiluviens et les amours de l’âge tertiaire.

Puisque l’essor des générations présentes a été rendu possible par une série de chutes et d’avortements passés, ce passé même, ce passé ébauché et embryonnaire devient la garantie de notre avenir. Il est, dans le domaine moral comme dans le domaine physiologique, des fécondations encore mal expliquées. Parfois, longtemps après la mort de celui qui l’a aimée le premier, une femme met au monde un enfant qui ressemble à celui-là : c’est ainsi que l’humanité pourra enfanter l’avenir sur un type entrevu et chéri dans le passé, même quand le passé semblait enseveli pour toujours, si dans ce type il y avait quelque obscur élément de vérité et, par conséquent, de force impérissable. Ce qui a vraiment vécu une fois revivra donc, ce qui semble mourir ne fait que se préparer à renaître. La loi scientifique de l’atavisme devient ainsi un gage de résurrection. Concevoir et vouloir le mieux, tenter la belle entreprise de l’idéal, c’est y convier, c’est y entraîner toutes les générations qui viendront après nous. Nos plus hautes aspirations, qui semblent précisément les plus vaines, sont comme des ondes qui, avant pu venir jusqu’à nous, iront plus loin que nous et peut-être, en se réunissant, en s’amplifiant. ébranleront le monde. Je suis bien sur que ce que j’ai de meilleur en moi me survivra. Non, pas un de mes rêves peut-être ne sera perdu : d’autres les reprendront, les rêveront après moi, jusqu’à ce qu’ils s’achèvent un jour. C’est à force de vagues mourantes que la mer réussit à façonner sa grève, à dessiner le lit immense où elle se meut.

En définitive, dans la philosophie de l’évolution, vie et mort sont des idées relatives et corrélatives : la vie en un sens est une mort, et la mort est encore le triomphe de la vie sur une de ses formes particulières. On ne pouvait voir et saisir le Protée de la fable sous une forme arrêtée que pendant le sommeil, image de la mort ; ainsi en est-il de la nature : toute forme n’est pour elle qu’un sommeil. une mort passagère, un arrêt dans l’écoulement éternel et l’insaissable fluidité de la vie. Le devenir est essentiellement informe, la vie est informe. Toute forme, tout individu, toute espèce ne marque donc qu’un engourdissement transitoire de la vie : nous ne comprenons et nous ne saisissons la nature que sous l’image de la mort. Et ce que nous appelons la mort. — la mienne ou la vôtre, — est encore un mouvement latent de la vie universelle, semblable à ces vibrations qui agitent le germe pendant des mois d’apparente inertie et préparent son évolution. La nature ne connaît pas d’autre loi qu’une germination éternelle. Un savant retournait entre ses doigts une poignée de blé trouvée dans le tombeau d’une momie égyptienne. — « Cinq mille ans sans voir le soleil ! Pauvres grains de blé, vous voici devenus stériles comme la mort dont vous étiez les compagnons ; jamais vous ne balancerez au vent du Nil la tige dont vous portez le germe desséché. — Jamais ? Qu’en sais-tu ? Que sais-tu de la vie ? Que sais-tu de la mort. » — À tout hasard, pour tenter une expérience dans laquelle il n’espérait guère, le savant sema les grains sortis de la tombe. Et le blé des Pharaons, sentant enfin la chaleur du soleil avec la caresse de l’air et de la terre, s’amollit, se gonfla ; des tiges vertes fendirent la terre d’Égypte et, jeunes comme la vie, se balancèrent sous le vent du Nil, au bord de l’onde inépuisable et sacrée. — Pensée humaine, vie supérieure qui t’agites en nous comme sous l’écorce du blé tressaille le germe, amour, qui sembles t’endormir pour jamais sous la pierre du tombeau, n’aurez-vous point votre réveil et votre épanouissement dans quelque printemps inattendu, ne verrez-vous point l’éternité, qui semblait fermée pour vous et recouverte de ténèbres, s’illuminer et se rouvrir ? La mort, après tout, qu’est-ce autre chose dans l’ensemble de l’univers qu’un degré moindre de la température vitale, un refroidissement plus ou moins passager ? Elle ne peut être assez puissante pour flétrir à jamais le rajeunissement perpétuel de la vie, pour empêcher la propagation et la floraison à l’infini de la pensée et du désir.

III. — Oui, je survivrai dans le tout et je survivrai dans mes œuvres ; mais cette immortalité scientifique de l’action et de la vie est-elle suffisante pour le sentiment religieux ? Comme individu, qu’est-ce que la science, qu’est-ce que la philosophie de l’évolution peuvent me promettre ou me laisser espérer ? De l’immortalité en quelque sorte extérieure et impersonnelle, pouvons-nous passer à l’immortalité intérieure et personnelle ?

Assurément ce n’est point à la science que l’individualité peut demander des preuves de sa durée. La génération, aux yeux du savant, est comme une première négation de l’immortalité individuellie ; l’instinct social qui ouvre notre cœur à des milliers d’autres êtres et le partage à l’infini, en est une seconde négation ; l’instinct scientifique lui-même et l’instinct métaphysique, qui fait que nous nous intéressons au monde entier, à ses lois et à ses destinées, diminue encore, pour ainsi dire, notre raison d’être comme individus bornés. Notre pensée brise le moi où elle est enfermée, notre poitrine est trop étroite pour notre cœur. Oh ! comme on apprend rapidement dans le travail de la pensée ou de l’art à se compter pour peu soi-même ! Cette défiance de soi ne diminue en rien l’enthousiasme ni l’ardeur ; elle y mêle seulement une sorte de virile tristesse, quelque chose de ce qu’éprouve le soldat qui se dit : « Je suis une simple unité dans la bataille, moins que cela, un cent-millième ; si je disparaissais, le résultat de la lutte ne serait sans doute pas changé ; pourtant je resterai et je lutterai. »

Toute individualité, au point de vue scientifique, est une sorte de patrie provisoire pour nous. Toute patrie, d’autre part, est une sorte de grand individu ayant sa conscience propre faite d’idées et de sentiments qu’on ne retrouve pas ailleurs. Aussi peut-on aimer sa patrie d’un amour plus grand et plus puissant qu’on n’aime tel ou tel individu. Cet amour ne nous empêche pas de comprendre que notre patrie ne sera pas immortelle comme nation, qu’elle aura sa période d’accroissement et de dissolution, que les obstacles qui séparent les peuples sont faits pour tomber ici et pour se relever là, que les nations sans cesse se défont, se refont et se mêlent. Pourquoi, lorsque nous aimons notre être individuel, ne consentons-nous pas à faire le même raisonnement et voudrions-nous le murer à jamais dans son individualité ? quand une patrie meurt, pourquoi un homme ne pourrait-il pas mourir ? Si c’est parfois deviner l’avenir que de s’écrier en tombant dans la bataille : finis patriœ, n’est-ce pas le deviner aussi sûrement que de s’écrier en face de sa propre dissolution : finis individui ? Kosciuszko se serait-il reconnu à lui-même le droit de vivre, lorsqu’il sentait se disperser toutes ces idées et ces croyances communes qui avaient fait la Pologne dans l’histoire, se déchirer cette patrie dont l’idée l’avait toute sa vie soutenu et avait fait le plus profond de sa vie même ?

Une jeune fille de ma famille, se sentant mourir et déjà rendue muette par la mort, demanda par gestes un morceau de papier sur lequel elle commença à écrire de sa main refroidie : » Je ne veux pas… » Brusquement la mort survint, brisant cette volonté qui cherchait à s’affirmer contre elle, avant même qu’elle eût pu trouver une formule : l’être pensant et l’expression même de sa pensée semblèrent anéantis du même coup ; la protestation de l’enfant, inachevée comme sa vie même, se perdit comme elle. C’est qu’on ne peut pas vouloir contre la mort, c’est qu’il est inutile de se raidir dans la grande chute finale. La seule supériorité de l’homme dans la mort consiste au contraire à la comprendre et à pouvoir même l’accepter en ce qu’elle a de rationnel : le roseau pensant de Pascal non seulement peut, comme tout roseau, être contraint à plier, mais il peut volontairement s’incliner lui-même, respecter la loi qui le tue. Après la conscience de son pouvoir, un des plus hauts privilèges de l’homme, c’est de prendre conscience de son impuissance, au moins comme individu. De la disproportion même entre l’infini qui nous tue et ce rien que nous sommes, naît le sentiment d’une certaine grandeur en nous : nous aimons mieux être fracassés par une montagne que par un caillou ; à la guerre nous préférons succomber dans une lutte contre mille que contre un ; l’intelligence, en nous montrant pour ainsi dire l’immensité de notre impuissance, nous ôte le regret de notre défaite.

Vouloir éterniser l’individu, plus ou moins physique jusque dans son moral, c’est, aux yeux du savant, un dernier reste d’égoïsme. Selon lui, l’esprit humain doit accepter la perspective même de la mort individuelle par une sorte de dévouement intellectuel analogue à celui qui nous fait accepter la mort pour la patrie. Les savants modernes sont de ceux qui n’ont pas d’espérance, οἱ μὴ ἔχοντες ἐλπίδα, comme disait saint Paul : nous sommes individuellement trop peu selon la science pour vivre toujours individuellement.


Devons-nous donc consentir de gaieté de cœur au sacrifice du moi, mourir sans révolte pour la vie universelle ? — Tant qu’il s’agit de soi, on peut encore marcher légèrement au sacrifice. Mais la mort pour les autres, l’anéantissement pour ceux qu’on aime, voilà ce qui est inacceptable pour l’homme, être pensant et aimant par essence. Le stoïcisme scientifique ou philosophique a beau répondre avec Épictète qu’il est « naturel » qu’un vase, étant fragile, se brise, et qu’un homme, étant mortel, meure. — Oui, mais reste à savoir si ce qui est naturel et scientifique doit suffire, comme le prétendaient les stoïciens, à contenter ma raison, mon amour. De fait, en aimant véritablement une autre personne, ce n’est pas la chose fragile que je cherche à aimer, ce n’est pas seulement le « vase d’argile » ; mais, dégageant l’intelligence et le cœur de cette argile dont Épictète ne veut point les séparer, je m’attache à eux comme s’ils étaient impérissables : je corrige, je transfigure la nature même, je dépasse par ma pensée la brutalité de ses lois, et c’est peut-être là l’essence même de l’amour d’autrui. Si ensuite les lois de la nature, après avoir paru un moment suspendues et vaincues par la force de mon amour désintéressé, le brisent violemment, quoi d’étonnant à ce qu’il s’affirme encore contre elles et à ce que « je sois dans le trouble ? » Ce n’est pas seulement de la peine que j’éprouve alors, c’est de l’indignation, c’est le sentiment d’une sorte d’injustice de la nature. La sérénité des stoïques n’a vu dans toute douleur qu’une affection passive de la sensibilité ; mais la douleur morale, c’est aussi la volonté luttant contre la nature et, comme ils le disaient eux-mêmes, travaillant, « peinant » pour la redresser. C’est même à ce titre que la douleur est bonne : son rôle, ici-bas, est d’opposer sans cesse notre idéal moral et social à notre nature physique, et de forcer par ce contraste notre nature elle-même à se perfectionner : la douleur est le principe de toute évolution de la vie, et s’il existe quoique moyen de vaincre la mort, c’est peut-être à force de douleur que nous pourrons y parvenir. Nous avons donc raison de nous révolter contre la nature qui tue, si elle tue ce qu’il y a de meilleur moralement en nous et en autrui.

L’amour vrai ne devrait jamais s’exprimer dans la langue du temps. Nous disons : j’aimais mon père de son vivant ; j’ai beaucoup aimé ma mère ou ma sœur. — Pourquoi ce langage, colle affection mise au passé ? Pourquoi ne pas dire toujours : j’aime mon père, j’aime ma mère ? L’amour ne veut-il pas et ne doit-il pas être un éternel présent ?

Comment dire à une mère qu’il n’y a rien de vraiment et définitivement vivant, de personnel, d’unique dans les grands yeux souriants et pourtant réfléchis de l’enfant qu’elle tient sur ses genoux ; que ce petit être qu’elle rêve bon, grand, en qui elle pressent tout un monde, est un simple accident de l’espèce ? Non, son enfant n’est pas semblable à ceux qui ont vécu, ni à ceux qui vivront : nul aura-t-il jamais ce même regard ? Tous les sourires qui passent successivement sur le visage des générations ne seront jamais un certain sourire qui illumine là, près de moi, le visage aimé. La nature entière n’a pas d’équivalent pour l’individu, qu’elle peut écraser, non remplacer. Ce n’est donc pas sans raison que l’amour refuse de consentir à cette substitution des vivants les uns aux autres qui constitue le mouvement même de la vie ; il ne peut accepter le tourbillonnement éternel de la poussière de l’être : il voudrait fixer la vie, arrêter le monde en sa marche. Et le monde ne s’arrête pas : l’avenir appelle sans cesse les générations, et cette puissante force d’attraction est aussi une force de dissolution. La nature n’engendre qu’avec ce qu’elle tue, et elle ne fait la joie des amours nouveaux qu’avec la douleur des amours brisés.

Cette protestation de l’amour contre la mort, contre la dissolution de l’individu, s’étend même aux êtres inférieurs à l’homme. Un chien, semble-t-il, n’a qu’une valeur vénale, et pourtant pourrai-je jamais racheter celui qui est mort les yeux dans mes yeux, me léchant une dernière fois la main ? Celui-là aussi m’aimait de toutes les forces de son pauvre être inférieur, et il eût voulu me retenir en s’en allant, et moi j’eusse voulu le retenir aussi, ne pas le sentir se fondre sous ma main. Tout être qui aime n’acquiert-il pas un titre à l’immortalité ? Oui, l’idéal de l’affection serait d’immortaliser tous les êtres, et même elle ne s’arrêterait pas là ; le poète qui sent tout ce qu’il y a d’individuel même dans une fleur, même dans le rayon de lumière qui la colore, même dans la goutte d’eau qui la désaltère, voudrait immortaliser la nature entière ; il voudrait l’éternité pour une goutte d’eau diaprée, pour l’arc-en-ciel d’une bulle de savon : est-ce que deux bulles seront jamais les mêmes dans la nature ? Et tandis que le poète voudrait ainsi tout retenir, tout conserver, ne souffler sur aucun de ses rêves, enchaîner l’océan de la vie, le savant répond qu’il faut laisser couler le flot éternel, monter la grande marée grossie de nos larmes et de notre sang, laisser la liberté à l’être et au monde. Il est pour le savant quelque chose de plus sacré que l’amour individuel, c’est le flux, le reflux et le progrès de la vie.


Ainsi, dans la question de l’immortalité individuelle, deux grandes forces tirent en sens contraire la pensée humaine : la science, au nom de l’évolution naturelle, est portée à sacrifler partout l’individu ; l’amour, au nom d’une évolution supérieure, morale et sociale, voudrait le conserver tout entier. C’est l’une des plus inquiétantes antinomies qui se posent devant l’esprit du philosophe.

Doit-on accorder entièrement gain de cause à la science, ou bien faut-il croire qu’il y a quelque chose de véridique dans l’instinct social qui fait le fond de toute affection, comme il y a un pressentiment et une anticipation de vérité dans tous les autres grands instincts naturels ? L’instinct social a ici d’autant plus de valeur aux yeux du philosophe qu’on tend aujourd’hui à considérer l’individu même comme une société, l’association comme une loi universelle de la nature. L’amour, qui est le plus haut degré de la force de cohésion dans l’univers, a peut-être raison de vouloir retenir quelque chose de l’association entre les individus, Son seul tort est d’exagérer ses prétentions ou de mal placer ses espérances. Après tout, il ne faut pas être trop exigeant ni demander trop à la nature. Un vrai philosophe doit savoir faire, même pour ceux qu’il aime, la part du feu de la vie. La mort est l’épreuve de la flamme qui ne purifie qu’en consumant. S’il reste de nous quelque chose, c’est déjà beaucoup, si ce quelque chose est ce qu’il y a de meilleur en nous, que peut-on demander davantage ? On brise le vase, — ce vase dont parle Épictète, — d’argile ou de cristal : le parfum reste peut-être, s’élargit même dans l’air libre ; il s’y fond, mais il y subsiste.

La science qui semble le plus opposée à la conservation de l’individu, c'est surtout la mathématique, qui ne voit dans le monde que des chiffres toujours variables et transformables l’un dans l’autre, et qui joue trop avec des abstractions. Au contraire, la plus concrète peut-être des sciences, la sociologie, voit partout des « groupements » de réalités : elle ne peut donc faire aussi bon marché ni des rapports d’association, ni des termes eux-mêmes entre lesquels ils existent. Cherchons si, à ce point de vue supérieur d’une science plus complète et plus concrète, la conscience, principe de la personnalité vraie, exclut nécessairement et exclura toujours cette possibilité de durée indéfinie que toutes les grandes religions attribuent à l’ « esprit. »


III. — L’ancienne métaphysique s’est trop préoccupée des questions de substance, se demandant si l’ « âme » est faite d’une « substance » simple ou d’une substance composée. C’était se demander si l’esprit est fait d’une sorte de matière indivisible ou divisible ; c’était prendre pour base la représentation imaginative et, en quelque sorte, étendue des opérations mentales. C’est sur cette ontologie des substances simples qu’on fondait la « démonstration de l’immortalité. » La philosophie évolutionniste tend aujourd’hui à considérer en toutes choses non la substance, mais les actions, qui, physiquement, se traduisent en mouvements[53]. La conscience est une certaine action, accompagnée d’un certain ensemble de mouvements ; existât-elle en une substance, ce n’est pas la durée de cette substance qui nous intéresserait, mais celle de son action même, puisque c’est cette action qui constituerait vraiment notre conscience.

Wundt est un des philosophes contemporains qui ont le mieux montré, après Aristote, Hume, Berkeley, Kant et Schelling, ce qu’il y a d’illusoire à chercher sous la conscience une substance simple. C’est seulement l’expérience interne, dit-il, c’est seulement la conscience même qui est pour nous « immédiatement certaine ». Or, ceci implique, ajoute-t-il, « que toutes ces substances auxquelles le spiritualisme attache et lie l’expérience interne ou externe sont ce qu’il y a de plus incertain, car elles ne nous sont données dans aucune expérience. Ce sont des fictions volontaires à l’aide desquelles on essaye d’expliquer la connexion des expériences ». La vraie explication de cette connexion doit être cherchée ailleurs, dans une continuité de fonction et non dans une simplicité de substance. « Les effets consécutifs des états antérieurs se combinent avec ceux qui arrivent nouvellement : de cette manière peut prendre naissance une continuité aussi bien des états internes que des mouvements externes, continuité qui est la condition d’une conscience. » La liaison des états mentaux successifs manque dans les corps, quoiqu’ils doivent déjà envelopper le germe de l’action et de la sensation. Pour cette raison, Leibnitz n’avait pas tort de dire que les corps sont des « esprits momentanés » où tout est oublié immédiatement, où rien ne déborde du présent dans le passé et dans l’avenir ; la vie consciente, au contraire, réalise à travers des éléments qui changent une continuité de fonctions mentales, une mémoire, une durée. Cette continuité n’est pas un résultat de la simplicité, mais au contraire de la complexité supérieure qui appartient aux fonctions mentales. « Par son côté physique, dit Wundt, comme par son côté psychique, le corps vivant est une unité ; cette unité n’est pas fondée sur la simplicité, mais, au contraire, sur la composition très complexe. La conscience, avec ses états multiples et cependant unis étroitement, est pour notre conception interne une unité analogue à celle qu’est l’organisme corporel pour notre conception externe. La corrélation absolue entre le physique et le psychique suggère l’hypothèse suivante[54] : Ce que nous appelons l’âme est l’être interne de la même unité que nous envisageons, extérieurement, comme étant le corps qui lui appartient. Cette manière de concevoir le problème de la corrélation pousse inévitablement à supposer que l’être intellectuel est la réalité des choses, et que la propriété la plus essentielle de l’être est le développement, l’évolution. La conscience humaine est, pour nous, le sommet de cette évolution : elle constitue le point nodal dans le cours de la nature, où le monde se rappelle à soi-même. Ce n’est pas comme être simple, mais comme le produit évolué d’innombrables éléments, que l’âme humaine est, selon l’expression de Leibnitz, un « miroir du monde[55]. »

À ce point de vue moderne, qui, comme on le voit, est un développement du point de vue d’Aristote[56], la question de l’immortalité revient à savoir jusqu’où peut s’étendre la continuité des fonctions mentales, de l’ « être intellectuel » qui est l’unité interne d’une multiplicité complexe se saisissant elle-même.

Remarquons d’abord que, dans l’ordre même des choses matérielles, nous avons des exemples de composés indissolubles. Les principaux atomes simples, nous l’avons vu, sont des composés de ce genre. L’atome d’hydrogène est déjà un tourbillon de petits mondes. Maintenant, n’y a-t-il d’indissoluble dans l’univers que les prétendus atomes, ces « individus » physiques, et ne peut-on supposer dans le domaine mental des individus plus dignes de ce nom, qui en leur complexité même trouveraient des raisons de durée ?

Selon les doctrines aujourd’hui dominantes dans la physiologie et dans la psychologie expérimentale, la conscience individuelle serait, comme nous l’avons dit, un composé où se fondent des consciences associées, celles des cellules formant l’organisme[57]. L’individu enveloppant ainsi une société, le problème de la mort revient à se demander s’il peut exister une association tout à la fois assez solide pour durer toujours, et assez subtile, assez flexible pour s’adapter au milieu toujours changeant de l’évolution universelle.

Ce problème, remarquons-le d’abord, est précisément celui que cherchent à résoudre les sociétés humaines. Au premier degré de l’évolution sociale, la solidité et la flexibilité d’adaptation ont été rarement unies : l’immuable Égypte, par exemple, n’a pas été très progressive. Au second degré, à mesure que la science avance et que, dans l’ordre pratique, la liberté grandit, la civilisation se montre tout ensemble plus solide et plus indéfiniment flexible. Un jour, quand la civilisation scientifique sera une fois maîtresse du globe, elle aura à son service une force plus sûre que les masses les plus compactes et en apparence les plus résistantes, elle sera plus inébranlable que les pyramides mêmes de Chéops. En même temps, une civilisation scientifique se montrera de plus en plus flexible, progressive, plus capable d’appropriation à tous les milieux. Ce sera la synthèse de la complexité et de la stabilité. Le caractère même de la pensée est d’être une faculté d’adaptation croissante, et plus l’être s’intellectualise, plus il augmente sa puissance d’appropriation. L’œil, plus intellectuel que le tact, fournit aussi un pouvoir d’adaptation à des milieux plus larges, plus profonds, plus divers. La pensée, allant encore plus loin que l’œil, se met en harmonie avec l’univers même, avec les vents et les étoiles de l’immensité comme avec les atomes de la goutte d’eau. Si la mémoire est un chef-d’œuvre de fixation intellectuelle, le raisonnement est un chef-d’œuvre de flexibilité, de mobilité et de progrès. Donc, qu’il s’agisse de l’individu ou des peuples, les plus intellectuels sont aussi ceux qui ont à la fois le plus de stabilité et le plus de malléabilité. Le problème social est de trouver la synthèse de ces deux choses. Le problème de l’immortalité est au fond identique à ce problème social ; seulement, il porte sur la conscience individuelle conçue comme une sorte de conscience collective. À ce point de vue, il est probable que, plus la conscience personnelle est parfaite, plus elle réalise à la fois une harmonie durable et une puissance de métamorphose indéfinie. Par conséquent, en admettant même ce que disaient les pythagoriciens, que la conscience est un nombre, une harmonie, un accord de voix, on peut encore se demander si certains accords ne deviendront pas assez parfaits pour retentir toujours, sans cesser pour cela de pouvoir toujours entrer comme éléments dans des harmonies plus complexes et plus riches. Il existerait des sons de lyre vibrant à l’infini sans perdre leur tonalité fondamentale sous la multiplicité de leurs variations. Il doit y avoir une évolution dans l’organisation des consciences comme il y en a une dans l’organisation des molécules et des cellules vivantes, et, là aussi, ce sont les combinaisons les plus vivaces, les plus durables et les plus flexibles tout ensemble, qui doivent l’emporter dans la lutte pour la vie.

La conscience est un ensemble d’association d’idées et conséquemment d’habitudes, groupées autour d’un centre ; or nous savons que l’habitude peut avoir une durée indéfinie. Pour la philosophie contemporaine, les propriétés des éléments matériels sont déjà des habitudes, des associations indissolubles. Une espèce végétale ou animale est une habitude, un type de groupement et de forme organique qui subsiste à travers les siècles. Il n’est pas prouvé que les habitudes d’ordre mental ne puissent par le progrès de l’évolution, arriver à une fixité et à une durée dont nous ne connaissons aujourd’hui aucun exemple. Il n’est pas prouvé que l’instabilité soit le caractère définitif et perpétuel des fonctions les plus élevées de la conscience. L’espérance philosophique de l’immortalité est fondée sur la croyance opposée, selon laquelle, au dernier stade de l’évolution, la lutte pour la vie deviendrait une lutte pour l’immortalité. La nature en viendrait alors, non à force de simplicité, mais à force de complexité savante, à réaliser une sorte d’immortalité progressive, produit dernier de la sélection. Les symboles religieux ne seraient que l’anticipation de cette période finale. « Des ailes, des ailes à travers la vie, des ailes par delà la mort, » dit Rückert ; mais l’oiseau n’apprend pas d’un seul coup à voler ; l’habitude héréditaire du vol a été acquise et fortifiée dans l’espèce en vue d’intérêts pratiques et de la lutte pour l’existence. De même, il faudrait concevoir la survivance non pas comme achevée et complète du premier coup, mais comme se perfectionnant par degrés, se rapprochant de plus en plus d’une vie entièrement, indéfiniment durable. D’autre part, il faudrait montrer que cette survivance constitue une supériorité non seulement pour l’individu, mais pour l’espèce même, au sein de laquelle l’individu cesserait de s’éteindre brusquement. Par là, elle pourrait être le produit dernier d’une sélection continue.

Considérons donc maintenant les consciences dans leur rapport mutuel et, pour ainsi dire, social. La psychologie contemporaine tend à admettre que des consciences différentes, ou, si l’on préfère, des agrégats différents d’états de conscience peuvent s’unir et même se pénétrer ; c’est quelque chose d’analogue à ce que les théologiens ont appelé la pénétration des âmes. Dès lors, il est permis de se demander si les consciences, en se pénétrant, ne pourront un jour se continuer l’une dans l’autre, se communiquer une durée nouvelle, au lieu de rester, selon le mot de Leibnitz, plus ou moins « momentanées », et si ce sera un avantage pour l’espèce humaine.

Dans les intuitions mystiques des religions on entrevoit parfois le pressentiment de vérités supérieures : saint Paul nous dit que les cieux et la terre passeront, que les prophéties passeront, que les langues passeront, qu’une seule chose ne passera point, la charité, l’amour. Pour interpréter philosophiquement cette haute doctrine religieuse, il faudrait admettre que le lien de l’amour mutuel, qui est le moins simple et le moins primitif de tous, sera cependant un jour le plus durable, le plus capable aussi de s’étendre et d’embrasser progressivement un nombre d’êtres toujours plus voisin de la totalité, de la « cité céleste. » C’est par ce que chacun aurait de meilleur, de plus désintéressé, de plus impersonnel et de plus aimant qu’il arriverait à pénétrer de son action la conscience d’autrui ; et ce désintéressement coïnciderait avec le désintéressement des autres, avec l’amour des autres pour lui : il y aurait ainsi fusion possible, il y aurait pénétration mutuelle si intense que, de même qu’on souffre à la poitrine d’autrui, on en viendrait à vivre dans le cœur même d’autrui. Certes, nous entrons ici dans le domaine des rêves, mais nous nous imposons comme règle que ces rêves, s’ils sont ultra-scientifiques, ne soient pas antiscientifiques.

Transportons-nous donc vers cette époque problématique, quoique non contradictoire pour l’esprit, où les consciences, arrivées toutes ensemble à un degré supérieur de complexité et d’unité interne, pourraient se pénétrer beaucoup plus intimement qu’aujourd’hui sans qu’aucune d’elles disparût par cette pénétration. Elles communiqueraient ainsi entre elles, comme dans le corps vivant les cellules sympathisent et contribuent chacune à former la conscience collective ; « Tout est un, un est tout. » Au fait, on peut imaginer des moyens de communication et de sympathie beaucoup plus subtils et plus directs que ceux qui existent aujourd’hui entre les divers individus. La science du système nerveux et cérébral ne fait que commencer ; nous ne connaissons encore que les exaltations maladives de ce système, les sympathies et suggestions à distance de l’hypnotisme ; mais nous entrevoyons déjà tout un monde de phénomènes où, par l’intermédiaire de mouvements d’une formule encore inconnue, tend à se produire une communication de consciences, et même, quand les volontés mutuelles y consentent, une sorte d’absorption de personnalités l’une dans l’autre. Cette complète fusion des consciences, où d’ailleurs chacune pourrait garder sa nuance propre tout en se composant avec celle d’autrui, est ce que rêve et poursuit dès aujourd’hui l’amour, qui, étant lui-même une des grandes forces sociales, ne doit pas travailler en vain. Si l’on suppose que l’union des consciences individuelles va sans cesse en se rapprochant de cet idéal, la mort de l’individu rencontrera évidemment une résistance toujours plus grande de la part des autres consciences qui voudront le retenir. En fait, elles retiendront d’abord de lui un souvenir toujours plus vivace, toujours plus vivant, pour ainsi dire. Le souvenir, dans l’état actuel de notre humanité, n’est qu’une représentation absolument distincte de l’être qu’elle représente, comme une image qui resterait frissonnante dans l’éther en l’absence même de l’objet reflété. C’est qu’il y a encore absence de solidarité intime et de communication continue entre un individu et un autre. Mais on peut concevoir une image qui se distinguerait à peine de l’objet représenté, qui serait ce qu’il y a de lui en moi, qui serait connue l’action et le prolongement d’une autre conscience dans ma conscience. Ce serait comme une partie commune et un point de contact entre les deux moi. De même que, dans la génération, les deux facteurs arrivent à se combiner en un troisième terme, leur commun représentant, de même cette image animée et animante, au lieu de demeurer passive, serait une action entrant comme force composante dans la somme des forces collectives ; ce serait une unité dans ce tout complexe existant non seulement en soi, mais pour soi, qu’on nomme une conscience.

Dans cette hypothèse, le problème serait d’être tout à la fois assez aimant et assez aimé pour vivre et survivre en autrui. Le moule de l’individu, avec ses accidents extérieurs, sombrerait, disparaîtrait, comme celui d’une statue : le dieu intérieur revivrait en l’âme de ceux qu’il a aimés, qui l’ont aimé. Un rayon de soleil peut conserver pour un temps, sur un papier mort, les lignes mortes d’un visage ; l’art humain peut aller plus loin, donner à une œuvre les apparences les plus raffinées de la vie ; mais l’art ne peut encore animer sa Galatée. Il faudrait que l’amour y parvînt, il faudrait que celui qui s’en va et ceux qui restent s’aimassent tellement que les ombres projetées par eux dans la conscience universelle n’en fissent qu’une ; et alors, cette image désormais unique, l’amour l’animerait constamment de sa vie propre. L’amour ne fixe pas seulement des traces immobiles comme la lumière, il ne donne pas seulement les apparences de la vie, comme l’art ; il peut faire vivre en lui et par lui.

La désunion déviendrait donc impossible, comme dans ces atomes-tourbillons dont nous avons parlé plus haut, qui semblent ne former qu’un seul être parce que nulle force ne peut réussir à les couper : leur unité ne vient pas de leur simplicité, mais de leur inséparabilité. De même, dans l’ordre de la pensée, un infini viendrait aboutir à un faisceau vivant qu’on ne pourrait rompre, à un anneau lumineux qu’on ne pourrait ni diviser ni éteindre. L’atome, a-t-on dit, est « inviolable » ; la conscience finirait, elle aussi, par être inviolable de fait comme elle l’est de droit.

Le foyer secondaire de chaleur et de lumière vitale serait même devenu plus important que le foyer primitif, si bien qu’une sorte de substitution graduelle pourrait se faire de l’un à l’autre ; la mort ne serait que cette substitution, et de plus en plus elle s’accomplirait sans secousse. Nous nous sentirions entrer et monter dès cette vie dans l’immortalité de l’affection. Ce serait une sorte de création nouvelle. La moralité, la religion même n’est, selon nous, qu’un phénomène de fécondité morale ; l’immortalité serait la manifestation ultime de cette fécondité. Alors on verrait disparaître, dans une synthèse finale, cette opposition que le savant croit apercevoir aujourd’hui entre la génération de l’espèce et l’immortalité de l’individu. Si on ferme les yeux dans la mort, on les ferme aussi dans l’amour ; qui sait si l’amour ne pourra pas devenir fécond jusque par delà la mort ?

Le point de contact serait ainsi trouvé entre la vie et l’immortalité. À l’origine de l’évolution, dès que l’individu s’engloutissait dans la mort, tout était fini pour lui, l’oubli complet se faisait autour de cette conscience individuelle retombée à la nuit. Par le progrès moral et social, le souvenir augmente toujours tout ensemble d’intensité et de durée ; l’image qui survit au mort ne s’efface que par degrés, meurt plus tardivement. Peut-être un jour le souvenir des êtres aimés, en augmentant de force, finira-t-il par se mêler à la vie et au sang des générations nouvelles, passant de l’une à l’autre, rentrant avec elles dans le courant éternel de l’existence consciente. Ce souvenir persistant de l’individu serait un accroissement de force pour l’espèce ; car ceux qui se souviennent savent mieux aimer que ceux qui oublient, et ceux qui savent mieux aimer sont supérieurs au point de vue même de l’espèce. Il n’est donc pas impossible d’imaginer un triomphe graduel du souvenir par voie de sélection ; on peut se figurer un jour où l’individu se serait lui-même si bien mis tout entier dans son image, comme l’artiste se mettrait dans une œuvre s’il pouvait créer une œuvre vivante, que la mort deviendrait presque indifférente, secondaire, moins qu’une absence : l’amour produirait la présence éternelle.

Dès maintenant il se rencontre parfois des individus si aimés qu’ils peuvent se demander si, en s’en allant, ils ne resteraient pas encore presque tout entiers dans ce qu’ils ont de meilleur, et si leur pauvre conscience, impuissante encore à briser tous les liens d’un organisme trop grossier, n’a pas réussi cependant, — tant elle a été aidée par l’amour de ceux qui les entourent, — à passer presque tout entière en eux : c’est en eux déjà qu’ils vivent vraiment, et de la place qu’ils occupent dans le monde, le petit coin auquel ils tiennent le plus et où ils voudraient rester toujours, c’est le petit coin qui leur est gardé dans deux ou trois cœurs aimants.

Ce phénomène de palingénésie mentale, d’abord isolé, irait s’étendant de plus en plus dans l’espèce humaine. L’immortalité serait une acquisition finale, faite par l’espèce au profit de tous ses membres. Toutes les consciences finiraient par participer à cette survivance au sein d’une conscience plus large. La fraternité envelopperait toutes les âmes et les rendrait plus transparentes l’une pour l’autre : l’idéal moral et religieux serait réalisé. On se retrouve toujours et on peut se contempler soi-même dans toute âme ; seulement il ne suffit pas, pour cela, de se pencher du dehors sur elle ; il faut, avec la perspicacité de l’amour, pénétrer jusqu’au fond, il faut se mettre tout entier dans son propre regard. C’est ainsi qu’on ne peut de la grève se mirer dans la mer ; il faut entrer soi-même dans le flot mouvant et se laisser comme porter par lui pour s’y voir.


Ce sont là, à coup sûr, des spéculations dans un domaine qui, s’il ne sort pas de la nature, sort de notre expérience et de notre science actuelle. Mais la même raison qui frappe d’incertitude toutes ces hypothèses est aussi celle qui les rend et les rendra toujours possibles : notre ignorance irrémédiable du fond même de la conscience. Quelque découverte que la science puisse faire un jour sur la conscience et ses conditions, on n’arrivera jamais à en déterminer scientifiquement la nature intime, ni, conséquemment, la nature durable ou périssable. Qu’est-ce, psychologiquement et métaphysiquement, que l’action consciente et le vouloir ? Qu’est-ce même que l’action qui paraît inconsciente, la force, la causalité efficace ? Nous ne le savons pas ; nous sommes obligés de définir l’action interne et la force par le mouvement externe, qui n’en est pourtant que l’effet et la manifestation. Mais un philosophe restera toujours libre de nier que le mouvement, comme simple changement de relations dans l’espace, soit le tout de l’action, et qu’il n’y ait que des mouvements sans moteurs, des relations sans termes réels et agissants qui les produisent. Dès lors, comment savoir jusqu’à quel point la véritable action est durable en son principe radical, dans la force interne dont elle émane, dont le mouvement local est comme le signe visible, dont la conscience est l’ « appréhension » intime et immédiate. Nous retenons toujours quelque chose de nous, dans l’action comme dans la parole ; peut-être pourrons-nous retenir quelque chose de nous, même dans le passage à travers cette vie. Il est possible que le fond de la conscience personnelle soit une puissance incapable de s’épuiser dans aucune action comme de tenir dans aucune forme.

En tout cas, il y a là et il y aura toujours là un mystère philosophique qui vient de ce que la conscience, la pensée est une chose sui generis, sans analogie, absolument inexplicable, dont le fond demeure à jamais inaccessible aux formules scientifiques, par conséquent à jamais ouvert aux hypothèses métaphysiques. De même que l’être est le grand genre suprême, genus generalissimum, enveloppant toutes les espèces de l’objectif, la conscience est le grand genre suprême enveloppant et contenant toutes les espèces du subjectif ; on ne pourra donc jamais répondre entièrement à ces deux questions : — Qu’est-ce que l’être ? qu’est-ce que la conscience ? ni, par cela même, à cette troisième question qui présupposerait la solution des deux autres : la conscience sera-t-elle ?

On lit sur un vieux cadran solaire d’un village du midi : Sol non occidat ! — Que la lumière ne s’éteigne pas ! telle est bien la parole qui viendrait compléter le fiat lux. La lumière est la chose du monde qui devrait le moins nous trahir, avoir ses éclipses, ses défaillances ; elle aurait dû être créée « à toujours », εὶς ὰεί, jaillir des cieux pour l’éternité. Mais peut-être la lumière intellectuelle, plus puissante, la lumière de la conscience finira-t-elle par échapper à cette loi de destruction et d’obscurcissement qui vient partout contrebalancer la loi de création ; alors seulement le fiat lux sera pleinement accompli : lux non occidat in œternum !


IV. — Mais, nous dira-t-on, ceux qui ne se laissent pas prendre aux tentations de toutes ces belles et lointaines hypothèses sur l’au-delà de l’existence, ceux qui voient la mort dans toute sa brutalité, telle que nous la connaissons, et qui, comme vous-même peut-être, penchent vers la négative en l’état actuel de l’évolution, — quelle consolation, quel encouragement avez-vous pour eux au moment critique, que leur direz-vous sur le bord de l’anéantissement ? — Rien de plus que les préceptes du stoïcisme antique, qui lui aussi ne croyait guère à l’immortalité individuelle : trois mots très simples et un peu durs : « Ne pas être lâche. » Autant le stoïcisme avait tort lorsque, devant la mort d’autrui, il ne comprenait pas la douleur de l’amour, condition de sa force même et de son progrès dans les sociétés humaines, lorsqu’il osait interdire l’attachement et ordonnait l’impassibilité ; autant il avait raison quand, nous parlant de notre propre mort, il recommandait à l’homme de se mettre au-dessus d’elle. De consolation, point d’autre que de pouvoir se dire qu’on a bien vécu, qu’on a rempli sa tâche, et de songer que la vie continuera sans relâche après vous, peut-être un peu par vous ; que tout ce que vous avez aimé vivra, que ce que vous avez pensé de meilleur se réalisera sans doute quelque part, que tout ce qu’il y avait d’impersonnel dans votre conscience, tout ce qui n’a fait que passer à travers vous, tout ce patrimoine immortel de l’humanité et de la nature que vous aviez reçu et qui était le meilleur de vous-même, tout cela vivra, durera, s’augmentera sans cesse, se communiquera de nouveau sans se perdre ; qu’il n’y a rien de moins dans le monde qu’un miroir brisé ; que l’éternelle continuité des choses reprend son cours, que vous n’interrompez rien. Acquérir la parfaite conscience de cette continuité de la vie, c’est par cela même réduire à sa valeur cette apparente discontinuité, la mort de l’individu, qui n’est peut-être que l’évanouissement d’une sorte d’illusion vivante. Donc, encore une fois, — au nom de la raison, qui comprend la mort et doit l’accepter comme tout ce qui est intelligible, — ne pas être lâche.

Le désespoir serait grotesque d’ailleurs, étant parfaitement inutile : les cris et les gémissements chez les espèces animales, — du moins ceux qui n’étaient pas purement réflexes, — ont eu pour but primitif d’éveiller l’attention ou la pitié, d’appeler au secours : c’est l’utilité qui explique l’existence et la propagation dans l’espèce du langage de la douleur ; mais comme il n’y a point de secours à attendre devant l’inexorable, ni de pitié devant ce qui est conforme au Tout et conforme à notre pensée elle-même, la résignation seule est de mise, et bien plus un certain consentement intérieur, et plus encore ce sourire détaché de l’intelligence qui comprend, observe, s’intéresse à tout, même au phénomène de sa propre extinction. On ne peut pas se désespérer définitivement de ce qui est beau dans l’ordre de la nature.

Si quelqu’un qui a déjà senti les « affres de la mort » se moque de notre prétendue assurance en face d’elle, nous lui répondrons que nous ne parlons pas nous-même en pur ignorant de la perspective du « moment suprême. » Nous avons eu l’occasion de voir plus d’une fois, et pour notre propre compte, la mort de très près, — moins souvent sans doute qu’un soldat ; mais nous avons eu plus le temps de la considérer tout à notre aise, et nous n’avons jamais eu à souhaiter que le voile d’une croyance irrationnelle vînt s’interposer entre elle et nous. Mieux vaut voir et savoir jusqu’au bout, ne pas descendre les yeux bandés les degrés de la vie. Il nous a semblé que le phénomène de la mort ne valait pas la peine d’une atténuation, d’un mensonge. Nous en avons eu plus d’un exomple sous les yeux. Nous avons vu notre grand père (qui, lui aussi, ne croyait guère à l’immortalité) frappé par des attaques successives d’apoplexie, plus fortes d’heure en heure ; il nous dit en souriant, dans les éclaircies du mal, qu’il n’avait qu’un regret en s’en allant : c’était de voir lui survivre tant de superstitions et le catholicisme garder précisément la force dans les mains (nous étions au moment où la France marchait au secours de la papauté). Remarquons-le, le progrès des sciences, surtout des sciences physiologiques et médicales, tend à multiplier aujourd’hui ces cas où la mort est prévue, où elle devient l’objet d’une attente presque sereine ; les esprits les moins stoïques se voient parfois entraînés vers un héroïsme qui, pour être en partie forcé, n’en a pas moins sa grandeur. Dans certaines maladies à longue période, comme la phtisie, le cancer, celui qui en est atteint, s’il possède quelques connaissances scientifiques, peut calculer les probabilités de vie qui lui restent, déterminer à quelques jours près le moment de sa mort : tel Bersot, que j’ai connu, tel encore Trousseau, bien d’autres. Se sachant condamné, se sentant une chose parmi les choses, c’est d’un œil pour ainsi dire impersonnel qu’on en vient alors à se regarder soi-même, à se sentir marcher vers l’inconnu.

Si cette mort, toute consciente d’elle-même, a son amertume, c’est pourtant celle qui séduirait peut-être le plus un pur philosophe, une intelligence souhaitant jusqu’au dernier moment n’avoir rien d’obscur dans sa vie, rien de non prévu et de non raisonné. D’ailleurs, la mort la plus fréquente surprend plutôt en pleine vie et dans l’ardeur de la lutte ; c’est une crise de quelques heures, comme celle qui a accompagné la naissance ; sa soudaineté même la rend moins redoutable à la majorité des hommes qui sont plus braves devant un danger plus court : on se débat jusqu’au bout contre ce dernier ennemi avec le même courage obstiné que contre tout autre. Au contraire, lorsque la mort vient à nous lentement, nous ôtant par degrés nos forces et prenant chaque jour quelque chose de nous, un autre phénomène assez consolant se produit.

C’est une loi de la nature que la diminution de l’être amène une diminution proportionnée dans tous les désirs, et qu’on aspire moins vivement à ce dont on se sent moins capable : la maladie et la vieillesse commencent toujours par déprécier plus ou moins à nos propres yeux les jouissances qu’elles nous ôtent, et qu’elles ont rendues amères avant de les rendre impossibles. La dernière jouissance, celle de l’existence nue pour ainsi dire, peut être aussi graduellement diminuée par l’approche de la mort. L’impuissance de vivre, lorsqu’on en a bien conscience, amène l’impuissance de vouloir vivre. Respirer seulement devient douloureux. On se sent soi-même se disperser, se fragmenter, tomber en une poussière d’êtres, et l’on n’a plus la force de se reprendre. L’intelligence commence du reste à sortir du pauvre moi meurtri, à pouvoir mieux s’objectiver, à mesurer du dehors notre peu de valeur, à comprendre que dans la nature la fleur fanée n’a plus le droit de vivre, que l’olive mûre, comme disait Marc-Aurèle, doit se détacher de l’arbre. Dans tout ce qui nous reste de sensation ou de pensée domine un seul sentiment, celui d’être las, très las. On voudrait apaiser, relâcher toute tension de la vie, s’étendre, se dissoudre. Oh ! ne plus être debout ! comme les mourants comprennent cette joie suprême et se sentent bien faits pour le repos du dernier lit humain, la terre ! Ils n’envient même plus la file interminable des vivants qu’ils entrevoient dans un rêve se déroulant à l’infini et marchant sur ce sol où ils dormiront. Ils sont résignés à la solitude de la mort, à l’abandon. Ils sont comme le voyageur qui, pris du mal des terres vierges et des déserts, rongé de cette grande fièvre des pays chauds qui épuise avant de tuer, refuse un jour d’avancer, s’arrête tout à coup, se couche : il n’a plus le courage des horizons inconnus, il ne peut plus supporter toutes les petites secousses de la marche et de la vie, il demande lui-même à ses compagnons qu’ils le délaissent, qu’ils aillent sans lui au but lointain, et alors, allongé sur le sable, il contemple amicalement, sans une larme, sans un désir, avec le regard fixe de la fièvre, l’ondulante caravane de frères qui s’enfonce dans l’horizon démesuré, vers l’inconnu qu’il ne verra pas.

Assurément quelques-uns d’entre nous auront toujours de la peur et des frissons en face de la mort, ils prendront des mines désespérées et se tordront les mains. Il est des tempéraments sujets au vertige, qui ont l’horreur des abîmes, et qui voudraient éviter celui-là surtout à qui tous les chemins aboutissent. À ces hommes Montaigne conseillera de se jeter dans le trou noir « tête baissée », en aveugles ; d’autres pourront les engager à regarder jusqu’au dernier moment, pour oublier le précipice, quelque petite fleur de montagne croissant à leurs pieds sur le bord ; les plus forts contempleront tout l’espace et tout le ciel, rempliront leur cœur d’immensité, tâcheront de faire leur âme aussi large que l’abîme, s’efforceront de tuer d’avance en eux l’individu, et ils sentiront à peine la dernière secousse qui brise définitivement le moi. La mort d’ailleurs, pour le philosophe, cet ami de tout inconnu, offre encore l’attrait de quelque chose à connaître ; c’est, après la naissance, la nouveauté la plus mystérieuse de la vie individuelle. La mort a son secret, son énigme, et on garde le vague espoir qu’elle vous en dira le mot par une dernière ironie en vous broyant, que les mourants, suivant la croyance antique, devinent, et que leurs yeux ne se ferment que sous l’éblouissement d’un éclair. Notre dernière douleur reste aussi notre dernière curiosité.

  1. V. M. Goblet d’Alviella, L’évolution religieuse. Le prosélytisme religieux des anglo-saxons en est arrivé déjà au point de se contredire, de se paralyser lui-même. La société théosophique des États-Unis a envoyé en 1879, dans les Indes, des missionnaires ou plutôt des contre-missionnaires, qui s’étaient assigné pour but « de prêcher la majesté et la gloire de toutes les anciennes religions, ainsi que de prémunir l’Hindou, le Cingalais, le Parsi, contre la substitution d’une foi nouvelle aux enseignements des Védas, du Tri-Pitâka et du Zend Avestà. » Dans l’Inde et dans l’île de Ceylan, ces contre-missionnaires ont ramené à leur foi primitive des milliers d’indigènes convertis par des missionnaires chrétiens.
  2. L’évolution religieuse contemporaine, par M. Goblet d’Alvielia, page 411.
  3. Voici, par exemple, les versets par lesquels les sécularistes ont remplacé l’ite missa est :

    Portez-vous bien, chers amis ! adieu, adieu,
    Réjouissez-vous d’une façon sociable :
    Alors le bonheur résidera avec vous :
    Portez-vous bien, chers amis, adieu, adieu.
    Portez-vous bien, chers amis, adieu, adieu,
    Souvenez-nous de cette nuit ;

    Nous comptons en faire autant pour vous :
    Portez-vous bien, chers amis, adieu, adieu.

    Portez-vous bien, chers amis, adieu, adieu,
    Jusqu’à ce que nous nous réunissions de nouveau ;
    Gardez en vue le système social,
    Portez-vous bien, chus amis, adieu, adieu.

  4. Les élèves trop indigents sont habillés et nourris ; l’instruction y est gratuite ; cette école compte aujourd’hui deux cent cinquante élèves, après avoir commencé avec huit : un musée industriel y est attaché. Ajoutons que chaque jour des visiteuses (district nurses) s’en vont soigner les malades des quartiers pauvres de New-York.
  5. Voir notre Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.
  6. La notion même de l’inconnaissable a été vivement discutée en Angleterre et en France. Voir, sur ce point, le travail de M. Paulhan dans la Revue philosophique, t. VI, p. 279.
  7. Voir nos Problèmes de l’esthétique contemporaine, 1re partie.
  8. Pas une seule en France.
  9. Voir nos Problèmes d’esthétique, 1. III.
  10. Voir notre Esquisse d’une morale, p. 236 et 237.
  11. Voir nos Problèmes de l’esthétique contemporaine, 1re partie.
  12. M. de Molinari a calculé les chances de mort auxquelles on s’expose en exerçant régulièrement le métier d’assassin et certaines professions dangereuses comme celle de mineur. Il est arrivé aux résultats suivants : un assassin court moins de risques de mort qu’un mineur : « une compagnie d’assurance qui assurerait des assassins et des ouvriers mineurs, pourrait demander aux premiers une prime inférieure à celle qu’elle serait obligée d’exiger des seconds. » V. dans notre Esquisse d’une morale le chapitre sur le risque et la lutte, 1. IV.
  13. Tous les peuples malheureux, esclaves ou exilés, boivent. Les Irlandais et les Polonais sont, d’après des statistiques, les populations les plus ivrognes de l’Europe.
  14. « Le prophétisme n’est pas mort, il s’est épanoui et il se perpétue sous d’autres noms. La réforme religieuse et la spiritualité religieuse. L’émancipation des autorités oppressives, la guerre aux institutions corruptrices, la poésie religieuse, la philosophie de l’histoire, etc., sont, à divers titres, ses représentants dans le monde moderne. C’est le vieux tronc qui s’est déployé en branches. » (M. Albert Réville, p. 229, Prolégomènes de l’Histoire des religions.
  15. Actuellement la musique fait partie du culte ; mais de deux choses l’une : ou elle est faite par les fidèles, et elle est assez mauvaise, vu l’ignorance musicale de la plupart d’entre eux ; ou elle est faite en dehors des fidèles, et elle aurait alors plus de chances d’être bonne, mais elle est en général assez mal choisie. Il est probable qu’un jour l’éducation musicale se répandra infiniment plus qu’aujourd’hui. Il ne serait pas plus difficile, et il serait plus utile d’apprendre aux enfants les éléments de la musique que de leur apprendre le mystère de l’incarnation. — De plus, en prenant la musique dite religieuse non pas seulement dans le répertoire trop étroit des œuvres sacrées, mais dans tous les maîtres classiques, on serait assuré d’entendre de belle musique, de style et de mouvements variés, capable de plaire à tous ceux chez qui le goût esthétique est développé.
  16. Auprès de toute salle de bibliothèque devrait se trouver un jardin où, dans les beaux jours, on pourrait lire et écrire en plein air. Pour le travailleur du corps, par exemple l’ouvrier des usines, le délassement doit être le repos au grand air — et au besoin le travail intellectuel au grand air. — Pour le travailleur d’esprit, le vrai délassement est un exercice du corps à l’air et à la lumière. Pour les enfants, pas un jour de congé qui ne dût être passé à la campagne. Les veillées, les « sauteries d’enfants, dans un lieu fermé, même les représentations théâtrales de l’après-midi du dimanche sont, hygiéniquement parlant, des absurdités. Tous les internats, en outre, devraient être établis en dehors des villes et, autant que possible, sur des hauteurs : s’il existait en France, comme en Allemagne, par exemple, de grands collèges en pleine campagne, à proximité des forêts, ou mieux encore dans les altitudes du Dauphiné ou des Pyrénées, la mode finirait par les adopter comme le lieu d’éducation obligatoire pour les enfants de la classe aisée. Ainsi on pourrait combattre la dégénérescence de la bourgeoisie, beaucoup plus rapide en France qu’ailleurs, parce que la coutume de restreindre le nombre des enfants y entrave la sélection naturelle.
  17. Esquisse d’une morale sans obligation, p. 215.
  18. A. Fouillée, Philosophie de Platon, t. II, p. 639. — Voir aussi M. Secrétan, Philosophie de la liberté, et Vallier. l’Intention morale.
  19. M. Fouillée l’a fort bien montré dans ses Systèmes de morale contemporains, où il répond lui-même partiellement à l’hypothèse qu’il avait proposée en passant dans son commentaire de Platon.
  20. Voir Kant, Critique du jugement.
  21. Voir M. A. Fouillée, les Systèmes de morale contemporains.
  22. Voir Aristote, Métaphysique, et, en opposition, la Logique de Hegel.
  23. Voir la critique du Kantisme dans les Systèmes de morale contemporains, par M. Alfred Fouillée.
  24. Voir le chapitre sur Spinoza dans notre Morale d’Épicure, p. 230.
  25. Voir dans la Revue philosophique, juin 1885, un article de M. Arréat sur Mainlaender.
  26. M. Ch. Féré, Revue philosophique, juillet 1886.
  27. On persuade à une femme qu’elle ne peut prendre son fichu de laine posé sur le dossier d’un fauteuil : elle a froid aux épaules, le désire, avance la main, puis, sentant l’obstacle subjectif qu’elle cherche à traduire en un langage objectif, elle déclare que le fichu est sale, d’une vilaine couleur, etc., finit même par en être épouvantée jusqu’à la terreur la plus violente. De même pour un autre sujet d’expériences, une femme à qui on a persuadé qu’elle ne pouvait tirer le bouton d’un tiroir ; elle touche le bouton, puis le lâche, en disant que c’est un glaçon et en frissonnant de tout son corps. — Ce n’est pas étonnant, dit-elle pour justifier rationnellement cette émotion répulsive, c’est du fer. — On lui présente alors un compas en fer ; elle essaye de le prendre, le lâche aussitôt. — Vous voyez, dit-elle, c’est aussi froid que le bouton : je ne puis pas le tenir. — Ainsi l’explication objective d’un fait subjectif, une fois commencée, tend à se généraliser par la seule force de la logique, à envelopper tout l’ordre des phénomènes similaires, à devenir un système, au besoin un système cosmologique et métaphysique.
  28. Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 89.
  29. Dialogue cité par M. Caro dans le Pessimisme.
  30. Même doctrine chez M. Ribot.
  31. Voir Schelling, Schopenhauer, Lotze, Wundt, Secrétan, et, chez nous, MM. Ravaisson, A. Fouillée, Lachelier, et, dans une certaine mesure, M. Renouvier.
  32. Voir Schopenhauer, Horwicz, et, chez nous, M. Fouillée.
  33. Voir Wundt, Psychologie physiologique.
  34. Alfred Fouillée, la Liberté et le Déterminisme, 2e édition, p. 353, 354, 356.
  35. Ibid.
  36. A. Fouillée, la Liberté et le Déterminisme, 2e édition.
  37. « La catégorie de l’existence réelle ne semble point convenir à l’idée de la liberté ; celle-ci ne peut être conçue par nous, en sa perfection, que sous la catégorie de l’idéal, en son imperfection, que sous celle du devenir ». A. Fouillée, la Liberté et le Déterminisme, conclusion.
  38. M. Franck, Essais de critique philosophique.
  39. M. Franck, Ibid.
  40. C’est ce que nous croyons avoir montré, dès 1873, dans notre livre sur Épicure. — Voir aussi notre Morale anglaise, 2e partie, p. 385-386 de la 2e édition.
  41. A. Fouillée, la Liberté et le Déterminisme, 2e édition.
  42. Cette forme d’idéalisme est également compatible avec le monisme qui tend à dominer de nos jours ; elle finit même par se confondre avec le monisme, notamment chez M. Fouillée. (Voir plus loin.)
  43. M. Spencer a lui-même un peu oublié la chose dans plusieurs de ses constructions trop exclusivement mécanistes.
  44. Voir les arguments de M. Renouvier et les réponses de M. Lotze et de M. Fouillée dans la Revue philosophique.
  45. V. chapitre précédent.
  46. Voir notre étude sur l’idée de temps (Revue philosophique, avril 1885).
  47. Voir notre Esquisse d’une morale, p. 247 et suiv.
  48. Voir sur ce point nos Vers d’un philosophe, p. 198.
  49. Pour comprendre les différences énormes qui, malgré les analogies, peuvent exister entre l’organisation des êtres planétaires ou stellaires et la nôtre, il faut se représenter la variété qui existe au sein même des espèces terrestres. Supposez les fourmis, qui nous offrent déjà un type de société si avancé (avec les trois états de pasteur, de laboureur et de guerrier), supposez-les continuant leur développement intellectuel, au lieu de s’arrêter à l’exercice mécanique de l’instinct ; il n’est pas impossible qu’elles arrivent à un point d’évolution mentale analogue, mutatis mutandis, à celui de telle société humaine, par exemple des Chinois, ces fourmis humaines. Qui sait si elles ne pourraient dominer le globe, en remplaçant la force individuelle par le nombre et l’intelligence ? Ce serait une sorte de civilisation lilliputienne, destinée sans doute à exercer une moindre influence sur la marche des choses que celle d’êtres plus forts et doués d’une taille supérieure. Maintenant, pour passer d’un extrême à l’autre dans ce pays des rêves où se sont plu jadis Fontenelle, Diderot et Voltaire, supposons une humanité qui, au lieu de dériver des anthropoïdes, fût dérivée d’un des animaux qui sont, avec les singes, les plus intelligents de notre terre, de l’éléphant : la chose n’est pas scientifiquement impossible si on considère que la trompe de l’éléphant est, avec la main, un des organes de préhension les plus forts et même les plus délicats qui existent dans les espèces animales ; or, posséder un cerveau développé et un bon organe de préhension, ce sont là peut-être les conditions les meilleures pour vaincre dans la lutte pour la vie. On aurait donc pu voir réalisée sur notre terre même ou sur quelque astre lointain une civilisation géante, bien différente dans son aspect extérieur, sinon dans ses lois générales, de notre civilisation. Il faut nous familiariser avec cette pensée, si répugnante à notre anthropomorphisme instinctif, que, si l’évolution générale de la vie obéit à des lois nécessaires, une simple série d’accidents et de circonstances favorables peut faire dominer telle espèce sur telle autre, et que l’ordre de dignité des espèces pourrait être interverti sans que la marche générale de l’évolution fût pour cela suspendue.

    D’ailleurs, le développement de l’intelligence dans une planète tient sans doute beaucoup moins à la taille et au nombre des habitants qu’à la nature même de la vie organique qui y a pris naissance, et comme cette vie s’est constituée sous la dépendance étroite des phénomènes de chaleur, de lumière, d’électricité, et des modifications chimiques qu’ils produisent, ce sont ces phénomènes qui décident en quelque sorte de l’avenir intellectuel de la planète Kant avait émis cette hypothèse que, dans un système astronomique, par exemple dans notre système solaire, la perfection intellectuelle et morale des habitants croît en raison de leur éloignement de l’astre central, et suit ainsi le refroidissement de la température ; mais c’est là encore une hypothèse beaucoup trop simpliste pour rendre compte de choses si complexes, où la température est bien loin d’être le seul élément. Ce qui reste probable d’après les lois de la vie à nous connues, c’est que la pensée ne doit pouvoir facilement se faire jour ni dans un brasier, ni dans un glacier, et que l’inter utrumque est, ici encore, une condition nécessaire du développement organique et intellectuel.

  50. Voir Revue philosophique, 1886.
  51. « Au sein même de la personne, l’universalité augmente avec l’individualité, c’est-à-dire que, plus un être a d’existence pour lui, plus il devient participable pour autrui. L’incommunicabilité ou l’impénétrabilité n’est que le plus infime degré de l’existence : c’est l’existence naturelle, l’existence des forces encore aveugles et fatales, maintenues par leur lutte mutuelle et leur mutuel équilibre dans l’inertie et la torpeur… Plus un être se possède lui-même par l’intelligence, plus aussi il est capable de posséder les autres êtres par la pensée : l’être qui se connaît le mieux n’est-il pas aussi celui qui connaît le mieux les autres ?… L’esprit, en tant qu’intelligent, doit être ouvert, pénétrable, participable et participant. Deux esprits, sans se confondre, peuvent, à mesure qu’ils sont plus parfaits, se pénétrer plus parfaitement l’un l’autre par la pensée. » (A. Fouillée, Philosophie de Platon, II, 714).

    « Il faut, a dit également M. Janet, distinguer la personnalité et l’individualité. L’individualité se compose de toutes les circonstances extérieures qui distinguent un homme d’un autre homme, circonstances de temps, de lieux, d’organisation, etc. La personnalité a sa racine dans l’individualité, mais elle tend sans cesse à s’en dégager. L’individu se concentre en lui-même ; la personnalité aspire au contraire à sortir d’elle-même. L’idéal de l’individualité, c’est l’égoïsme, le tout ramené à moi ; l’idéal de la personnalité, c’est le dévouement, le moi s’identifiant avec le tout. La personnalité, au sens propre, c’est la conscience de l’impersonnel (Morale, 573). »

  52. Fiske, The destiny of man, p. 113.
  53. « Celui qui dit qu’il ne peut concevoir aucune action sans un substratum avoue par là même que le substratum prétendu, que sa pensée conçoit, est un simple produit de son imagination : c’est sa propre pensée qu’il est forcé de supposer indéfiniment derrière les choses comme ayant une réalité propre. Par une pure illusion de l’imagination, après qu’on a dépouillé un objet des seuls attributs qu’il possède, on affirme que quelque chose subsiste encore, on ne sait quoi. » (Schelling, Système de l’idéalisme transcendental).

    « Être, disait aussi Berkeley, c’est être ceci ou cela. Être simplement, sans rien de plus, ce n’est rien être ; c’est une simple conception, sinon même un mot vide de sens. » — « Berkeley voulait ainsi renverser l’hypothèse d’une substance placée hors de tout esprit comme un support, non perceptible par lui-même, des qualités perceptibles aux sens. » Félix Ravaisson, la Philosophie en France, 9. — Voir aussi M. Lachelier, de l’Induction.

  54. C’est l’hypothèse même du monisme.
  55. Wundt, Psychologie, tome II. Conclusion.
  56. Voir M. Ravaisson, la Métaphysique d’Aristote, tome II, et Rapport sur la Philosophie en France.
  57. « L’association ou le groupement est la loi générale de toute existence, organique ou inorganique. La société proprement dite n’est qu’un cas particulier, le plus complexe et le plus élevé, de cette loi universelle… Une conscience est plutôt un nous qu’un moi… Dans ses rapports avec d’autres consciences elle peut, sortant de ses limites idéales, s’unir avec elles et former ainsi une conscience plus compréhensive, plus une et plus durable, de qui elle reçoit et à qui elle communique la pensée, comme un astre emprunte et communique le mouvement au système auquel il appartient. » Espinas, des Sociétés animales, 128. — Voir aussi M. Fouillée, la Science sociale contemporaine, 1. III.