L’Israël des Alpes ou les Vaudois du Piémont/04

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L’Israël des Alpes ou les Vaudois du Piémont
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L'ISRAEL DES ALPES
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LES VAUDOIS DU PIEMONT

IV.
CAPTIVITÉ ET DÉLIVRANCE.

Le moment approche où le peuple élu va être arraché à sa terre promise[1]. Tant qu’il a touché de la plante du pied le sol natal, il a été invincible dans sa protestation, il a résisté aux moyens pacifiques et aux moyens violens de la propagande romaine; mais, attaqué par le haut et le bas des Alpes, en butte aux efforts combinés de la France et du Piémont, il sera bientôt jeté hors des états de la maison de Savoie. La catastrophe vaudoise de 1686 parut aux contemporains le coup de grâce de la secte antique. Le peuple entier fut dispersé parmi les nations protestantes, ou massacré, ou réduit à fléchir le genou devant les dieux étrangers. Le sanctuaire vaudois est démoli, et de la cité sainte des Alpes il ne reste pas pierre sur pierre. Des colons venus de la Savoie et du Piémont occupent maintenant la terre du valdisme, et des mains catholiques recueillent le fruit de l’activité et du travail de vingt générations hérétiques. La foi elle-même, ce précieux héritage auquel la patrie a été sacrifiée, la foi s’éteint chez plusieurs au milieu des tortures de la captivité, et l’émigration n’emporte que ceux que la violence n’a pu réduire à l’unité romaine. C’en est donc fait du valdisme. La réformation désespère de le rétablir dans ses vallées natales, et les souverains de l’Allemagne, émus d’un si grand désastre, recueillent les expulsés errans et leur fournissent des terres vacantes à cultiver. À Rome au contraire, on est dans la joie, on fête la dispersion par des Te Deum retentissans, comme on avait fêté auparavant les Pâques piémontaises et la Saint-Barthélémy française, et le pape expédie au duc de Savoie Victor-Amédée II un bref solennel pour le féliciter d’avoir enfin dissipé le point noir de l’hérésie au bord de l’horizon immaculé de la terre italienne ; mais cette joie est de courte durée : trois ans après la catastrophe, les proscrits reparaissent en armes sur la crête des Alpes. Ils n’ont pu vivre sur la terre étrangère malgré l’empressement affectueux des peuples et des souverains protestans qui les ont accueillis, l’amour invincible du montagnard pour le lieu de sa naissance les a ressaisis et les ramène aux Alpes. La « glorieuse rentrée, » comme les écrivains vaudois nomment ce retour, est l’événement le plus extraordinaire que nous ayons à décrire ; mais, avant d’arriver à la grande crise de 1686, il faut connaître la période traversée depuis la paix de Pignerol de 1655, par laquelle se termine notre dernière étude.


I.

Cette paix, obtenue par la médiation française, avait mis fin à la première guerre des banditti, ainsi nommée parce qu’elle fut soutenue par les vaudois échappés au massacre des Pâques piémontaises et bannis par les édits de la cour de Turin. Elle fut suivie d’une série de persécutions de détail et de crimes commis par les soldats de la forteresse de la Torre, qui finirent par pousser à bout la patience des vaudois et par faire éclater une seconde guerre. La forteresse de la Torre a dominé pendant deux siècles la patrie vaudoise. Bâtie au XVIe siècle par Charles-Emmanuel Ier au confluent des vallées du Pellice et de l’Angrogna, elle était d’abord destinée à défendre contre la France les pentes du versant italien. Les successeurs de Charles-Emmanuel Ierla laissèrent tomber en ruine : la France semblait avoir abandonné tout projet sur l’Italie depuis l’échange du marquisat de Saluées contre la Bresse en 1601 ; mais, sous le règne de Louis XIII, Richelieu ayant de nouveau franchi les monts et occupé Pignerol et Casale, la forteresse fut relevée et agrandie ; elle devait servir à la fois à surveiller les vallées vaudoises et à tenir en échec les forces françaises établies dans la citadelle de Pignerol. Louis XIV, déjà sous l’influence fatale qui devait le conduire à la révocation de l’édit de Nantes, semble avoir vu sans défaveur l’érection de cette bastille formidable dirigée contre l’hérésie des Alpes. En vain le maréchal de Créqui, gouverneur du Dauphiné, et le commandant de Pignerol lui firent-ils observer ce que ces fortifications présentaient de menaçant pour la France, il les laissa terminer sans réclamation. La Torre se remplit bientôt d’une garnison nombreuse. En 1662, la fameuse association turinaise de la propagande désigna au choix du souverain pour gouverneur du fort un aventurier sans scrupules, le comte de Bagnolo. Quoique la paix de Pignerol eût mis à néant le passé, Bagnolo somma les hommes marquans de la dernière guerre, l’historien Léger, Josué Janavel et vingt autres vaudois, d’avoir à se présenter à Turin par-devant le sénat du Piémont. Aller à Turin en ce temps-là, c’était pour un vaudois aller à la mort ou tout au moins à la prison perpétuelle. Ils refusèrent, s’enfuirent aux montagnes, et y vécurent de la vie errante du banni, du banditto. Leurs biens furent confisqués, leurs maisons démolies, et sur l’emplacement de celle de l’historien Léger une pyramide fut élevée avec cette inscription : Alla memoria infame di Legero. reo di lesa-maestà. La même peine atteignait tous ceux qui donnaient un asile ou des vivres aux fugitifs : les soldats de Bagnolo arrivaient, démolissaient ou incendiaient la maison hospitalière. Le premier noyau des proscrits s’accrut des victimes de ces violences, et bientôt l’élite de la population se trouva sur les hauteurs et armée. On y pouvait vivre en été : sous la muanda ou chalet vaudois, le banditto était assuré de trouver toujours nourriture et sympathie ; mais, l’hiver venu, il fallut descendre et combattre pour ne pas mourir de faim. Des bandes de partisans organisées par Janavel pendant l’hiver de 1662 à 1663 s’élancent sur la zone catholique de la plaine, et les soldats du comte fuient devant ces montagnards affamés. Les villages, les bourgs, même les petites villes fortifiées, sont emportés d’assaut et mis à contribution. Ainsi commença la seconde guerre des bandits.

L’attitude du souverain devant cette nouvelle levée de boucliers montre qu’il en ignorait absolument la cause. Par son édit du 25 juin 1663, il ordonna au peuple vaudois de faire lui-même la guerre aux bannis. Se figure-t-on un peuple si odieusement traité se levant contre ses chefs aimés, ses coreligionnaires, contre ceux qui l’ont déjà une fois sauvé de l’extermination ? L’édit fixait le nombre de volontaires que chaque communauté devait fournir ; personne ne répondit à l’appel. L’abstention résignée des vaudois étonna le duc et l’irrita. L’ignorance dans laquelle l’avaient maintenu ses ministres, presque tous membres de l’odieuse association de la propagande, allait enfin aboutir au résultat espéré ; la guerre fut résolue. Le duc trompé n’avait plus devant lui des religionnaires incorrigibles à qui il aurait volontiers permis d’adorer Dieu à leur manière, s’il avait été abandonné à ses propres inspirations; on lui montrait des sujets révoltés, des sujets d’autant plus dangereux que, placés à l’extrême frontière de ses états, ils pouvaient servir de point d’appui aux entreprises de l’étranger; il fallait les soumettre à tout prix. L’édit du 25 juin avait accordé quinze jours pour livrer les bannis. Avant l’expiration de ce délai, le 29 juin, 6 régimens, commandés par le marquis de Fleury, pénètrent dans les vallées et tentent de s’emparer de la montagne de la Vachère en combinant l’attaque avec la garnison de la forteresse, qui monte vers le même point par le Roccamanéot. Les guerres antérieures avaient révélé l’importance stratégique de la Vachère. C’est là que s’étaient reformés et organisés les échappés des Pâques piémontaises. Pour y arriver, il fallait franchir les Thermopyles vaudoises, le fameux défilé des portes d’Angrogna. Janavel le fit couper par des retranchemens en terre, et y posta 60 hommes destinés à mourir pour retarder la marche de l’ennemi. « Là, dit-il en les quittant, vous arrêteriez une armée, et vous couvrirez à la fois la Vachère et le Roccamanéot. Allez, priez et tenez ferme. » Ils tinrent ferme en effet, et toute une journée ils arrêtèrent les régimens du marquis pendant que le héros vaudois, fuyant devant le comte de Bagnolo, l’attirait sur les pentes du Roccamanéot jusqu’à un lieu élevé et hérissé de rochers et de buissons où il avait caché une partie de sa troupe. Les Piémontais viennent donner dans cette embuscade; une fusillade meurtrière les arrête tout à coup au moment où ils se croyaient sûrs du triomphe, et met le désordre dans leurs rangs. Janavel crie alors en faisant allusion aux batailles bibliques de Barac et de Débora : « C’est ici notre Thabor, ô Dieu, couvre-nous de ta puissante main ! » et, s’élançant le sabre au poing, il rejette sur le flanc de la montagne l’ennemi débandé. Au lieu de le poursuivre, il remonte en toute hâte vers le défilé que gardent ses 60 braves. Leur situation était des plus critiques. L’ennemi, ne pouvant les déloger par une attaque de front, s’était d’abord couvert d’un retranchement semblable au leur, ce qui lui avait pris beaucoup de temps, puis, se hissant sur un côté du défilé, il allait tourner la position. Déjà les vaudois, dont le nombre est fort réduit, reçoivent d’en haut les feux plongeans, ils vont périr jusqu’au dernier. C’est alors que Janavel apparaît avec sa bande victorieuse sur les hauteurs escaladées par l’ennemi. Il prend en écharpe les 6 régimens, et les force d’abandonner la position en laissant sur le champ de bataille 600 hommes tués ou blessés.

Après cet échec, la propagande suggéra au duc de Savoie un nouvel édit par lequel les vaudois étaient déclarés rebelles, coupables de lèse-majesté, et comme tels condamnés en masse à la mort; mais les exceptions arrivèrent l’une après l’autre, et le duc, s’adoucissant peu à peu, finit par ne plus comprendre dans sa terrible déclaration que les principaux d’entre les bannis, ceux-là mêmes qui avaient fui les premiers aux montagnes. Le but de cette mesure était de séparer leur cause de celle du peuple. Le résultat fut tout l’opposé de celui qu’on attendait, et la guerre continua. La réformation n’était pas restée les bras croisés depuis le commencement de la lutte. Des encouragemens moraux et des secours matériels arrivaient chaque jour de l’Angleterre, de la Hollande, de l’Allemagne et de la Suisse protestante aux persécutés de la cause vaudoise, tandis que sur la cour persécutrice pleuvaient les énergiques représentations diplomatiques. A Cromwell, mort en 1658, avait succédé dans la protection du protestantisme opprimé Frédéric-Guillaume de Hohenzollern, dit le grand-électeur, le véritable fondateur de cette monarchie qui domine aujourd’hui le centre de l’Europe. Il avait entendu des bords de la Sprée le cri de douleur de l’Israël des Alpes, et par une note en latin du 17 mars 1662 il s’était efforcé d’émouvoir la pitié de Charles-Emmanuel II. « Nous avons appris, lui écrit-il, les souffrances et les malheurs de vos sujets qui habitent les vallées du Piémont, et qui ont la même religion que nous. Il nous a été rapporté qu’ils sont écrasés d’impôts exceptionnels, qu’on leur interdit l’industrie et le commerce, que leurs pasteurs sont condamnés à mort et les principaux d’entre eux bannis de leur pays. » Il supplie le duc de rendre à ce peuple la liberté de religion, garantie par les édits des princes de sa maison, et que lui-même à confirmée récemment par les patentes de grâce de Pignerol. Cette première note n’ayant point fait cesser la persécution, il en écrit une seconde à la date du 15 décembre 1663. Pour amener le duc à une politique de tolérance, il lui propose en exemple la conduite qu’il tient à l’égard de la minorité catholique de ses états. L’exemple des Hohenzollern en cette matière est en effet digne d’attention. Maîtres d’un pays en majorité protestant, protestans eux-mêmes et très attachés aux principes de la réforme, ils se sont néanmoins bien gardés de proscrire la religion de la minorité. La Prusse est peut-être de toutes les nations la seule qui n’ait point connu la proscription en matière religieuse. Grâce à cette politique inspirée par l’équité naturelle et la raison, ce pays est devenu le reluge du protestantisme rejeté des autres nations tout en ne perdant aucun des élémens de la population catholique qu’il contenait, et ses plaines arides, ses vastes landes désertes, se sont ainsi chargées d’une population serrée qui dicte aujourd’hui des lois à l’Allemagne entière. Dans sa réponse, également en latin, le duc de Savoie s’engage à user envers les vaudois de la même mesure que l’électeur applique à ses sujets catholiques. Nous aimons à croire que le Savoyard était porté à suivre l’exemple du Hohenzollern, car ces deux familles souveraines ont entre elles plus d’un trait de ressemblance. Toutes deux sont tolérantes par tempérament ou par politique; mais elles différaient alors en un point essentiel que cette correspondance singulière met en pleine lumière. Frédéric-Guillaume puise dans la loi et dans la charité chrétiennes les motifs de cette protection qu’il accorde à sa minorité catholique, tandis que Charles-Emmanuel subordonne sa conduite à l’égard des vaudois à l’obéissance qu’il doit à son église, salvo tamen ecclesiœ romanœ et orthodoxœ obsequio. L’un règle sa conduite sur les inspirations de sa conscience, l’autre sur le mot d’ordre venu de Rome. De là les différences de la politique suivie par ces deux familles à l’égard de leurs minorités dissidentes respectives.

Aux représentations du grand-électeur vinrent se joindre celles des états-généraux de Hollande et celles des six cantons protestans de la Suisse. Louis XIV s’abstint d’intervenir, quoiqu’il eût été invité par Frédéric-Guillaume à offrir de nouveau sa médiation; mais la France des huguenots ne s’abstint pas, elle. Il en vint quelque chose de plus efficace que des notes diplomatiques, des armes, des munitions de toute sorte et des hommes. Les frères de l’autre versant passèrent les cols de la montagne comme autrefois, et dans les sanglantes affaires des portes d’Angrogna et du Roccamanéot que nous avons rappelées les armes françaises et les soldats français avaient fait merveille. Devant ce peuple si bien soutenu, entouré de tant et de si éclatantes sympathies, résolu d’ailleurs à mourir dans la foi de ses pères, la cour de Turin réfléchit, le duc prit une idée plus claire de la situation ; il accepta la proposition des ambassadeurs suisses de réunir à Turin une conférence où les montagnards viendraient plaider leur cause. Un sauf-conduit signé de sa main fut accordé nominalement à six vaudois désignés par les ambassadeurs, et la conférence s’ouvrit le 21 décembre à l’hôtel de ville. Dans la première séance, les délégués vaudois firent la longue énumération des crimes du gouverneur qui avaient provoqué la guerre. Le vol, l’assassinat, l’incendie, la démolition des maisons, le pillage et la confiscation, rien ne manque à ce réquisitoire, dressé avec l’énergie d’une douleur longtemps contenue. Il résulte de ce document, que nous trouvons dans le procès-verbal de la conférence publié à Turin l’année suivante, que les vallées avaient été soumises au régime militaire connu vingt ans plus tard en France sous le nom de dragonnades. Le comte de Bagnolo donna son mémoire justificatif. Les faits odieux mis à sa charge n’y sont pas contestés, il essaie de les justifier d’une curieuse façon : il a tué, pillé, incendié et torturé, cela est vrai; mais il s’agit de bannis qu’aucune loi ne protège, que nul n’est tenu de respecter dans leurs biens et leurs personnes, et si par aventure d’autres ont souffert, c’est sûrement quelqu’un des leurs, de leurs amis, de leurs proches ou de ceux qui leur fournissaient des vivres.

Ces étranges argumens trahissent la pensée secrète de la propagande : le peuple vaudois est hors la loi par cela même qu’il est hors de l’église une et indivisible; nul n’est tenu à lui garder la foi, selon le mot fameux d’Innocent III, et on ne commet rien de contraire à la loi de Dieu ou des hommes en lui courant sus, en le traquant dans ses montagnes. Cette pensée se fit jour pendant la conférence même par la plus odieuse des violations du droit des gens. Pendant que l’on discute avec les vaudois, après un armistice conclu, après les saufs-conduits accordés, le comte de San Damiano, colonel piémontais qui avait déjà figuré dans le drame sanglant de 1655, monte à l’assaut des vallées par quatre points à la fois. La propagande espérait trouver les vaudois endormis dans la confiance qu’avait fait naître l’ouverture des conférences; mais le chef des bandits veillait. Janavel repoussa trois des colonnes d’attaque, et la quatrième, qui avait réussi à pénétrer dans le vallon de Roccapiatta, où elle commit des atrocités qui rappellent les Pâques piémontaises, se retira précipitamment dès qu’elle apprit l’insuccès des autres. La nouvelle de ce coup monté par la propagande jeta dans un douloureux étonnement les ambassadeurs présens à la conférence; mais on ne voit pas dans le procès-verbal qu’ils aient eu la pensée d’en faire remonter la responsabilité au duc de Savoie. L’ordre d’attaquer n’émanait pas de lui. Il a été retrouvé dans les archives d’état à Turin sous ce titre : Distribuzion delle trupe per li quatro altachi che si devon fare dimani, 21 décembre, alli ribelli delle valli. Il ne porte pas la signature souveraine, et semble plutôt émaner d’un comité occulte que d’un gouvernement régulier. Le duc se hâta de faire oublier cette violation du droit des gens par ses patentes de grâce du mois de janvier 1664. Le passé est mis à néant, les sentences de mort sont rapportées, les bannis peuvent rentrer dans leurs foyers, à l’exception de Léger et de Janavel; les prisonniers sont rendus, et nul ne pourra être recherché pour des faits commis pendant la guerre. Quant à ce qui tenait le plus au cœur des vaudois, l’exercice de leur religion, il demeure toléré, selon les anciens édits, dans la région vaudoise, excepté dans la communauté de Saint-Jean, qui touche à la plaine piémontaise. Cette communauté est retranchée de la région de la tolérance. Le temple y sera démoli, et le barbe n’y pourra mettre les pieds que pour donner ses secours aux malades et aux mourans, et encore n’y pourra-t-il séjourner une nuit pleine, « à peine de la vie. »

Malgré ces restrictions, qui du reste ne furent pas suivies à la lettre, les patentes de grâce de I664 ont ouvert une période relativement heureuse et libre qui a duré jusqu’en 1686. Après ce premier pas dans la réconciliation du souverain avec son peuple, il s’en fit bientôt d’autres, suppression des impôts et des lois d’exception, liberté du trafic avec les catholiques sous la seule restriction de ne pas faire de propagande. Par ces mesures réparatrices, les vallées maudites rentrèrent peu à peu dans la communion civile du reste des états de Savoie; les émigrans purent comme autrefois se répandre sur les deux versans et rapporter dans la ruche natale le butin amassé au dehors : aussi la condition matérielle du peuple s’éleva bien au-dessus de celle des populations des vallées catholiques du même versant. C’est pendant cette période de paix que la terre vaudoise se couvrit de ces travaux d’irrigation qu’on admire encore aujourd’hui. Quelques-unes des belles prairies naturelles du bas des vallées remontent à cette époque. Il faut dire aussi que la sympathie étrangère fut pour quelque chose dans ce relèvement matériel. Les amis du dehors, en Angleterre, en Hollande, en Suisse et en Allemagne, avaient fait de larges collectes pour soutenir les vaudois pendant la guerre; le flot continua de couler quand la paix fut venue, et féconda ce petit coin de terre, qui présenta bientôt un aspect de prospérité souverainement irritant pour l’ennemi traditionnel. Un certain monsignor Mosti, nonce du pape à Turin, vit dans cette prospérité hérétique un scandale pour le bon peuple catholique et en parla au duc; mais celui-ci, qui voyait la chose d’un œil différent, lui fit répondre par le comte de Butigliera que, « si on ne consultait que la politique, il faudrait plutôt laisser croître et multiplier les hommes des vallées, car ils sont fidèles, dévoués, laborieux, utiles au pays. » Cette lettre, dont l’original est aux archives de cour à Turin, montre qu’à cette époque la pression de Rome et de son clergé ne suffisait déjà plus pour jeter la maison de Savoie dans la persécution. Sa politique d’agrandissement formait déjà un utile contre-poids aux inspirations de l’intolérance, et elle trouvait dans cette population guerrière des soldats tout formés qui ne demandaient pas mieux que de combattre pour leur souverain au lieu de combattre contre lui. Les vaudois s’étant bravement conduits dans la guerre contre la république de Gênes en 1673, le duc leur en témoigna sa haute satisfaction par une lettre affectueuse, qui fut lue le dimanche dans tous les temples de la montagne. C’était la première fois qu’un prince de Savoie adressait directement une parole cordiale à la population réfractaire. Elle en fut vivement touchée, si l’on en croit les écrivains nationaux, pour qui cette lettre est un grand événement. « L’Israël des Alpes, dit l’un d’eux, rendit grâce à l’Éternel, chanta le cantique d’allégresse, et la montagne de Sion se couvrit de feux de joie. » Victor-Amédée II persévéra dans la politique inaugurée par son père; à la date du 4 décembre 1681, on trouve encore un édit qui confirme les édits antérieurs en faveur des vaudois. La dissidence religieuse semble donc un fait légal, accepté désormais par le prince sinon par le sanfédisme d’une partie de son peuple, et les vaudois pouvaient alors espérer que l’épée de la persécution ne s’approcherait plus de leurs retraites séculaires; « mais, dit un écrivain vaudois, les voies de Dieu ne sont pas nos voies, et ces pauvres églises, déjà si éprouvées, étaient alors plus près que jamais d’être anéanties par une catastrophe extraordinaire. » En langage plus clair, Louis XIV venait de révoquer l’édit de Nantes et de déclarer que le protestantisme français avait cessé d’exister. La catastrophe vaudoise fut le contre-coup de la révocation française.


II.

On sait les conséquences de cette grande iniquité. Moins d’un an après, la France avait perdu, d’après les calculs de Vauban, 100,000 habitans, et des meilleurs, 60 millions d’argent monnayé emportés par les proscrits, 9,000 matelots, 12,000 soldats aguerris, 600 officiers, ses manufactures les plus florissantes. Le commerce en fut ruiné, ajoute Saint-Simon, et le quart du royaume sensiblement dépeuplé. La perte morale fut plus grande encore. Cette violation de ce qu’il y a de plus sacré parmi les hommes, de la liberté de conscience, de la famille, de la propriété, à l’égard de 2 millions de Français, altéra la notion des principes essentiels sur lesquels repose la société, et cette perte fut irréparable. Au dehors, le contre-coup fut terrible. Ces milliers d’émigrés s’échappant de la France comme d’un bagne remplirent l’Europe de leurs cris de désolation et de colère. A la vue des tristes épaves de la persécution, le protestantisme, pris d’une haine furieuse contre le persécuteur, se leva en masse sous la conduite de Guillaume d’Orange. Le nouveau roi d’Angleterre réunit bientôt en un même faisceau les haines religieuses et les haines nationales surexcitées par la politique superbe de Louis XIV, et deux coalitions successives infligèrent à la France les désastres et les humiliations qui rendirent si sombres les dernières années du « roi-soleil. » Non content de supprimer le protestantisme en France, il voulut imposer sa politique aux souverains étrangers. La pression diplomatique exercée sur le duc de Savoie par Louis XIV est demeurée très obscure jusqu’à ces derniers temps, et les écrivains contemporains, ne la connaissant pas, ont fait peser sur Victor-Amédée II des responsabilités qui ne lui reviennent pas entièrement. La correspondance de Louis XIV avec son ambassadeur à Turin, M. le marquis d’Arcy, extraite par M. Guizot des archives diplomatiques, va éclairer d’un jour nouveau la catastrophe vaudoise. Il écrit le 12 octobre 1685, six jours avant la révocation de l’édit de Nantes, qu’il a donné ordre au gouverneur de Pignerol « d’essayer de convertir les vallées qui sont de son gouvernement par le logement des troupes. » Pignerol et les vallées qui y conduisent, Pragela, Pérouse, Bardonnèche, Oulx et Fenestrelles, appartenaient alors à la France. « Comme ces vallées, dit-il, sont limitrophes de celles du Piémont qui sont sujettes du duc de Savoie, et dans lesquelles ses prédécesseurs ont toujours montré souffrir avec peine l’exercice de la religion prétendue réformée, je désire que vous donniez part à ce prince de ce que je vous écris, et que vous l’exhortiez de ma part à se servir des mêmes mesures dans ses états, ne doutant pas qu’elles n’aient le même succès. » Le 27, l’ambassadeur répond qu’il a vu le duc, afin de l’engager « à profiter de la conjoncture que lui offre le voisinage des troupes de votre majesté pour obliger les gens de la religion prétendue réformée à se convertir, et pour ramener de la sorte ses peuples à une même croyance. » Le duc savait ce qu’il en avait coûté à ses ancêtres pour avoir tenté de réduire les vaudois à l’unité religieuse, et il ne cacha pas à l’ambassadeur français les difficultés de l’entreprise. « Il m’a témoigné, ajoute l’ambassadeur, qu’il recevait avec tous les sentimens possibles de respect et de reconnaissance les conseils de votre majesté, mais qu’il devait examiner mûrement les choses, car plusieurs de ses prédécesseurs avaient tenté inutilement de le faire, et avaient même porté de grands désordres dans ce pays-ci par de telles entreprises. » A une nouvelle insistance du roi et de son ambassadeur, le duc répondit assez vivement qu’il ne lui appartenait pas de tenter dans ses états ce que sa majesté très chrétienne n’avait pu mener à bonne fin dans les siens. « Il paraît, écrit encore Louis XIV le 10 novembre, il paraît que le duc de Savoie n’a pas encore pris la ferme résolution de travailler efficacement à cette grande affaire... Il faut lui faire entendre que sa gloire est intéressée à ce qu’il ramène ses sujets, à quelque prix que ce soit, aux genoux de l’église. S’il n’a pas assez de troupes de ce côté-là, ajoute-t-il dans sa dépêche du 16, vous pouvez l’assurer qu’il sera assisté des miennes, et que je lui donnerai tout le secours dont il aura besoin pour exécuter un si pieux dessein. »

Cette promesse de troupes, transmise par l’ambassadeur, fit sur le duc l’impression la plus désagréable, et sa réserve en devint plus grande. « C’est un prince fort réservé, répond le marquis d’Arcy. Il s’est borné à me réitérer ses remercîmens pour l’intérêt que votre majesté porte à ses affaires. » Les ministres de Victor-Amédée ne gardèrent pas la même mesure que lui, et pendant que leur maître résiste aux conseils du roi de France, le président Truchi et le marquis de San Tomaso promettent de travailler à la réduction des vaudois, ainsi qu’il résulte de la dépêche de l’ambassadeur français du 27 octobre. « Le marquis de Saint-Thomas, dit-il, et le président Truchi sont ceux qui goûtent le mieux les conseils de votre majesté. » Enfin l’orgueil de Louis XIV s’irrite des résistances de Victor-Amédée, et il écrit à la date du 27 décembre ces paroles menaçantes : « Vous devez lui faire entendre que, tant qu’il laissera subsister des huguenots sur la frontière de mes états, son autorité ne sera point assez grande pour empêcher la désertion de mes sujets calvinistes, et comme il peut bien juger que je ne le souffrirai pas, et que l’insolence de ces hérétiques me donnerait du mécontentement, il pourrait bien arriver que je n’aurais plus pour lui les mêmes sentimens d’amitié que je lui ai témoignés jusqu’à présent. Je m’assure qu’il fera sur ce sujet les plus sérieuses réflexions. » Il lui tarde de voir appliquer sur le versant italien des Alpes le régime des dragonnades, déjà en vigueur en-deçà, et il demande l’époque précise où Victor-Amédée voudra bien commencer, «Il n’y a pas de temps à perdre, écrit-il au marquis d’Arcy, pour pouvoir réussir facilement, et je serais bien aise que le marquis de Saint-Thomas me marquât le temps dans lequel il voudrait agir, et que vous me le fissiez savoir au plus tôt. » Le duc promet enfin de voir ce qu’on pourrait tenter pour amener les vaudois à se soumettre; mais il a soin d’avertir l’ambassadeur qu’il n’a pas besoin des troupes de la France, qu’il veut agir par lui-même. Louis ne se contente point de cette promesse, et il fait au prince de Savoie l’injure de le croire capable de donner une parole qu’il n’a pas l’intention de tenir. « Je crains, dit-il, qu’il ne se contente de vous faire part de ses projets sans les exécuter. C’est pourquoi vous devez lui représenter fortement que tous les ménagemens qu’il aurait pour ces gens-là ne serviraient qu’à les rendre plus opiniâtres. Il doit tout d’un coup leur retirer les grâces et les permissions qui leur ont été octroyées par ses prédécesseurs, ordonner la démolition de leurs temples, leur défendre de faire aucun exercice de religion, et dans le même temps charger du logement de ses troupes ceux qui seront les plus opiniâtres. » Cette lettre est du 17 janvier 1686, et le 25, sans attendre la réponse de l’ambassadeur, il lui ordonne d’insister pour la révocation immédiate et les grands moyens. Le duc résiste toujours. « Il ne s’ouvre encore clairement à aucun de ses ministres, répond le marquis d’Arcy; mais je continue à faire si bien connaître ici la résolution de votre majesté de ne point souffrir si près de ses états une retraite semblable, que, nonobstant la mauvaise foi et la lenteur qu’on apporte à cette entreprise, je ne puis croire qu’on s’empêche de la terminer à la satisfaction de votre majesté. »

Pour apprécier ce qu’il y a d’honorable dans cette résistance du prince de Savoie, il faut connaître dans quelle situation il se trouvait vis-à-vis de la France. Louis XIV le tenait pour ainsi dire sous ses pieds; il le tenait par les forteresses de Pignerol et de Casale, qui serraient le Piémont comme dans un étau; il le tenait par une armée de 12,000 hommes, échelonnée de Briançon à Pignerol et occupée à dragonner les vaudois sujets de la France. Aucun des dangers de sa situation n’échappait à la clairvoyance de Victor-Amédée II, prince des plus avisés de son temps, et qui, si l’on en croit le témoignage du maréchal de Tessé, faisait chaque matin une revue de l’état politique de l’Europe pour s’orienter dans la journée. Au mois de janvier 1686, rien n’apparaissait à l’horizon qui pût faire contre-poids à la volonté tyrannique du roi de France : l’empire était occupé de sa guerre avec le Turc, la Hongrie révoltée, la Hollande en paix, l’Angleterre sous un roi ami des jésuites, l’Espagne vaincue et humiliée; partout le champ était laissé libre à la politique des dragonnades. On pouvait à la vérité déjà discerner des germes de coalitions dans les animosités politiques excitées chez les nations catholiques par les visées de Louis XIV à l’hégémonie universelle et dans les animosités religieuses allumées chez les nations protestantes par le spectacle des souffrances inouïes de 2 millions de coreligionnaires français. Aucun de ces élémens de la situation générale n’échappait à la sagacité du prince; mais aucun de ces élémens n’avait acquis assez de consistance pour lui offrir un point d’appui, et il fallut plier devant la volonté qui avait fait plier l’Europe, il fallut révoquer les anciens édits protecteurs de la secte des Alpes. Le 26 janvier, le marquis d’Arcy put écrire à son roi : « C’est mercredi prochain que le duc de Savoie m’a promis de faire connaître les mesures qu’il allait prendre pour entrer dans les vues de votre majesté. » L’édit de révocation parut le 31 janvier; il peut se résumer en trois mots, la conversion, l’exil ou la mort. Le duc espérait opérer la réunion sans effusion de sang. Aussi employa-t-il des termes d’une sévérité impitoyable avec l’espoir secret qu’il ne serait pas obligé de déployer la force armée; mais Louis veillait à ce que tout s’accomplît à la lettre, et le corps d’armée du Dauphiné se tenait prêt à tout événement.

Jamais la situation du peuple martyr n’avait été aussi critique. Dans les guerres antérieures, les hautes retraites des montagnes avaient été son refuge, et le salut était venu par les cols supérieurs; mais cette fois ils vont être occupés par l’ennemi, et quel ennemi! Catinat, le général habile, l’émule de Lesdiguières dans les guerres de montagnes, le héros de vingt batailles. Pris par le haut des vallées et par le bas, comment échapper à la ruine? Aussitôt que l’édit fut connu, les chefs militaires du peuple et ses conducteurs spirituels se réunirent à Angrogna pour délibérer et prier. On lut dans l’assemblée une lettre de Janavel contenant ses instructions sur la conduite à tenir dans cette crise suprême. On sait que le héros des deux guerres des bandits avait été excepté des patentes de grâces de I664. Il vivait depuis lors à Genève, proscrit, mais regardant toujours du côté de ses chères vallées et préoccupé des dangers qui menaçaient ses frères. Dans cette lettre, qui fut saisie par l’ennemi, et qui est aujourd’hui dans les archives de Turin, il donne à ses compatriotes les conseils que lui dicte son expérience. Il veut d’abord qu’on adresse au souverain des requêtes bien humbles pour le prier de ne pas loger de troupes dans les vallées. « Les syndics des communes, dit-il, devront représenter à son altesse royale que le peuple en prendrait ombrage; ils devront offrir de payer le logement en argent. Au nom de Dieu, n’acceptez aucun logement sous quelque prétexte que ce soit, autrement c’est votre perte assurée. » Il rappelle que les Pâques piémontaises ont commencé par un logement militaire. « Souvenez-vous, s’écrie-t-il, des massacres de 1655... » La discipline, la formation des compagnies, l’ordre de combat, les positions qu’il faut fortifier, il a sur toutes ces questions des vues arrêtées qu’il communique. « Vos compagnies ne doivent être que de 18 à 20 hommes. Vous aurez un conseil secret composé de 1 homme de chaque vallée, ainsi que de 1 ou de 2 pasteurs qui aient du cœur, et vous aurez 1 commandant-général par-dessus tous les peuples des vallées. Toutes ces nominations se feront à voix du peuple et avec bon ordre. Si Dieu vous donne du temps, vous aurez soin d’acheter du blé et de le retirer par les montagnes, afin qu’il serve à secourir les plus misérables et entretenir les compagnies. » Ce qu’il faut surtout, c’est l’union entre toutes les vallées, et, pour arriver à cette union si nécessaire, il invite les pasteurs à réunir tout le peuple, grands et petits, et, « après les avoir exhortés selon la parole de Dieu, ils les feront jurer, la main levée vers le ciel, fidélité à l’église et à la patrie, quand même il s’agirait de la mort. En faisant ainsi, ajoute-t-il, vous verrez que l’épée de l’Éternel sera à votre côté. » Enfin il insiste sur la nécessité d’avertir les puissances réformées du danger qui menace l’Israël des Alpes, et d’envoyer une adresse au prince légitime pour lui rappeler ses édits de tolérance et ceux de ses ancêtres.

Pour se conformer à ce dernier avis, l’assemblée vota une humble adresse à Victor-Amédée ; mais elle resta sans réponse. Trois fois elle est renouvelée, trois fois elle se perd dans un silence de mort. On écrit aux puissances amies, et le cri de détresse parti des Alpes émeut vivement la diète des six cantons protestans de la Suisse. La diète, réunie extraordinairement à Baden, délègue deux patriciens de Berne, Gaspard et Bernard de Muralt, qui arrivent à Turin au mois de mars. Frédéric-Guillaume, le vieil ami des vaudois, vivait encore. Il écrit à la date du 19 janvier 1686 une lettre pressante qui reste également sans réponse jusqu’au mois de mai suivant. Les nobles paroles et les nobles pensées qu’elle renferme méritaient pourtant toute l’attention de Victor-Amédée II. « Quoique les haines qu’engendre la diversité de religion soient profondément enracinées au cœur de l’homme, dit-il en un latin solennel, il est une loi de la nature antérieure et supérieure, une loi sainte qui l’oblige à tolérer son semblable et même à le secourir dans l’affliction sans égards à ses mérites, imo et adflictum absque merito suo juvare tenetur. » Au nom de cette loi naturelle, au nom de l’humanité, de la clémence et de la miséricorde, qui sont, dit-il, « les attributs des princes, » il conjure le duc d’accorder la paix, la liberté à ses sujets et aux malheureux proscrits français qui sont venus chercher un refuge sur la terre vaudoise. Pour ceux-ci surtout, le cœur du « grand-électeur » s’émeut de compassion, et il a des paroles qu’il fait bon entendre après avoir écouté les éclats de la haine dévote du « grand-roi. » « Certainement, dit-il, si ces malheureux étaient le moins du monde coupables, nous n’intercéderions pas pour eux, et nous serions le premier, malgré notre foi commune, à demander qu’ils fussent justement punis ; mais ils ne sont coupables d’aucun crime : au contraire, c’est pour rester fidèles à leur conscience, — qu’aucune force humaine ne peut contraindre et dont l’empire appartient à Dieu seul, — qu’ils ont brisé les liens les plus chers de la société et de la famille, qu’ils sont misérables, sans fortune, sans patrie, proscrits, affamés, destitués de tous les biens auxquels on attache du prix. Ah ! qui ne les jugerait dignes de pitié ? qui ne voudrait leur accorder secours et protection ? Quis non misericordia, ope et auxilio dignos judicaret ? » Et ce que le brave électeur disait dans cette magnifique dépêche, il le faisait à l’égard de 20,000 proscrits français qui arrivaient alors dans ses états. À toutes ces victimes de la persécution, il ouvrait les bras ; il étendait sur eux sa protection, décrétait des sommes considérables et des concessions de terrain pour les établir. Les bienfaits ne sont jamais perdus. La Prusse a récolté largement ce qu’avaient semé ses anciens électeurs, et dans l’édifice grandiose élevé par les Brandebourg on peut voir encore les pierres apportées par des mains françaises, par ces malheureux dont l’électeur parle si éloquemment. Cette protection accordée à des hérétiques aurait pu ne pas faire impression sur l’esprit du duc de Savoie, et l’électeur revient à l’argument déjà employé vingt ans auparavant auprès de Charles-Emmanuel II, il parle encore de la protection qu’il accorde aux catholiques. « Nous en avons un grand nombre en Westphalie, dit-il, et nous les protégeons, nous les favorisons, nous les aimons et les élevons aux honneurs et aux dignités au même titre que ceux qui partagent notre foi. » Quand le duc de Savoie répondit à cette dépêche, il était trop tard, l’édit de janvier avait paru, et il ne restait aux vaudois que l’alternative du combat ou de l’abjuration : ils résolurent de combattre.

À la nouvelle de cette résolution désespérée, les ambassadeurs, déjà arrivés à Turin, accourent aux vallées et convoquent une nouvelle assemblée qui se réunit le 22 mars au Chiabas, sur la colline d’Angrogna, non loin du lieu où se tint deux siècles auparavant celle qui vota la réunion du valdisme au calvinisme. Elle s’ouvrit par la prière d’un réfugié français, du fameux Henri Arnaud, qui va être bientôt le Moïse de l’Israël des Alpes. Il était pour la résistance à tout prix, et il fit monter vers le ciel une prière dans ce sens, un cri d’opprimé résolu à combattre jusqu’à la mort ; mais les ambassadeurs déclarèrent la résistance impossible devant les troupes de Louis XIV et de Victor-Amédée II. « Vos vallées, dit Gaspard de Muralt, sont enclavées dans les états de vos ennemis ; tous les passages sont gardés ; aucune nation n’est en mesure de faire la guerre à la France dans votre intérêt ; nulle armée ne pourrait même pénétrer jusqu’ici, et vous enfin vous avez à peine trois mille combattans ; les troupes réglées n’attendent que le signal du massacre : comment pourrez-vous résister ? » De la part des ambassadeurs, tous fervens protestans, il ne pouvait être question d’abjuration. C’était donc l’émigration en masse, l’émigration sans espoir de retour, l’abandon définitif de la patrie bien-aimée qu’avaient à proposer les diplomates étrangers. « Consentiriez-vous, reprit l’un d’eux, à quitter votre patrie, si nous obtenions de Victor-Amédée qu’il vous laissât disposer de vos biens et sortir de ses états avec vos familles ? » À cette proposition, des cris, des gémissemens, des sanglots et des protestations s’élèvent de l’assemblée. Les plus affligés, ne pouvant invoquer aucun secours naturel, espèrent en un miracle, et attendent la délivrance du Dieu qui a gardé l’Israël des Alpes pendant tant de siècles. « Ne comptez pas sur des événemens miraculeux, répond Gaspard de Muralt. Il vous est impossible de lutter contre vos ennemis. Réfléchissez à votre position. Une issue vous reste pour en sortir : ne vaut-il pas mieux transporter ailleurs le flambeau de l’Évangile dont vous êtes dépositaires que de le laisser ici s’éteindre dans le sang ? » L’assemblée déclara qu’elle ne pouvait prendre un parti définitif sans avoir consulté le peuple de toutes les vallées, et pendant que cette enquête se fait les ambassadeurs retournent à Turin pour agir sur l’esprit de la cour ; mais la propagande faisait bonne garde : on ne les laisse pas arriver jusqu’au duc, on leur refuse même les saufs-conduits qu’ils demandaient pour les députés vaudois chargés d’apporter à Turin la décision de l’assemblée du Chiabas. Celle-ci s’était déclarée en permanence, et le secrétaire de la légation suisse revint avec le dernier mot des ambassadeurs. « Il n’y a plus rien à espérer, la cour n’est plus libre, l’envoyé de Louis XIV assiège le duc et le presse d’agir sans retard. Hâtez-vous de quitter ce pays pendant que vous le pouvez encore ! »

On vit alors la division s’introduire parmi ce peuple jusque-là si uni. Personne n’eut l’idée d’abandonner la foi des pères ; il n’y eut pas la même unanimité au sujet de l’abandon de la patrie. Une partie des pasteurs se prononça pour l’émigration ; mais les délégués laïques des communes, réunis à Roccapiatta le 14 avril, jurèrent, la mainlevée vers le ciel, selon la formule donnée par Janavel, de combattre jusqu’à la mort, à l’exemple de leurs pères. Cette décision causa un étonnement douloureux aux ambassadeurs, qui écrivirent de Turin une lettre émue. « Sans doute, disaient-ils, la patrie a de grands charmes ; mais les biens du ciel sont préférables à ceux de la terre. Vous pouvez encore sortir de ce pays qui vous est à la fois si cher et si funeste, vous pouvez emmener vos familles, conserver votre religion, éviter de répandre le sang. Au nom du ciel ! ne vous obstinez pas dans une résistance inutile, ne fermez pas la dernière issue qui vous reste pour éviter une totale destruction ! » Qu’on juge de l’effet de cette lettre, dit un écrivain vaudois. Tous les temples retentissent de sanglots qui sont bientôt dominés par les graves accens de la prière. Le 19 avril, une nouvelle assemblée confirma le serment du 14. C’était le vendredi de la semaine sainte, le jour mémorable où les prêtres de l’ancienne loi ont tué le juste. Henri Arnaud, l’un des pasteurs qui avaient prêté le serment, se leva au milieu de l’assemblée, et dit en priant : « Seigneur Jésus ! toi qui as souffert et qui es mort pour nous, accorde-nous la grâce de pouvoir souffrir aussi et de sacrifier notre vie pour toi. Ceux qui persévéreront jusqu’à la fin seront sauvés. » Amen ! répondit l’assemblée entière ; puis, à l’imitation des premiers chrétiens réunis dans une agape fraternelle avant de descendre dans l’arène, l’Israël des Alpes célébra sa dernière pâque, le pain fut distribué, et la coupe circula selon le rituel de la nouvelle alliance, chacun mangeant et buvant tour à tour en commémoration du grand sacrifice. « Sublime et douloureuse communion ! » s’écrie un historien vaudois.

Ce fut le dernier repas, la cène des mourans pour un grand nombre, car les dragons de Louis XIV approchaient par le haut des vallées. Sur la plaine, à Bibiana, étaient campés les régimens de Nice et de Montferrat, à la Torre ceux de Savoie et de la Croix-Blanche, la gendarmerie à Garciliana, les gardes du corps et la cavalerie à Bricherazio. Les troupes françaises tenaient le nord des vallées depuis Fenestrelles jusqu’à Pignerol, et n’avaient que la rivière de Chisone à traverser pour entrer sur la terre vaudoise. Plus promptes que celles de Savoie, elles la franchirent à la lumière des torches dans la nuit du dimanche de Pâques au lundi, et l’avant-garde, commandée par le colonel de Villevieille, occupa sans résistance le premier village vaudois de Saint-Germain. La population avait fui sur les hauteurs voisines, où l’ennemi voulut la poursuivre. Le combat s’engagea sur des pentes couvertes de broussailles : pendant dix heures, les vaudois tinrent tête à l’avant-garde, soutenue par de la cavalerie, et sur le soir les montagnards firent un effort suprême et chassèrent l’ennemi du territoire de Saint-Germain en lui faisant subir une perte de 500 hommes. La guerre des Cévennes n’avait pas encore commencé. C’était donc pour la première fois que les soldats français rencontraient devant eux des huguenots qui avaient l’audace de se défendre. L’échec de Saint-Germain exaspéra ces missionnaires d’un nouveau genre, et le lendemain, étant revenus en force dans la vallée de Saint-Martin, ils y commirent des excès épouvantables. Les vaudois qui ne périssent point par l’épée et les balles dans le combat sont pendus aux arbres, précipités du haut des rochers, écartelés par les chevaux ou brûlés avec les débris de leurs maisons. Il faut sans doute faire la part de l’exagération sectaire dans les récits du temps. Les uns portent évidemment la marque d’une passion qui ne laisse guère voir les choses comme elles sont ; mais d’autres sont écrits froidement, naïvement, par des témoins éplorés. Telle est par exemple la narration d’un capitaine vaudois échappé à ce massacre. Il erra longtemps par les montagnes, où il fut enfin rencontré par un catholique qui le cacha dans sa maison, courut à la recherche de sa femme et de sa fille, égarées aussi dans les montagnes, et parvint à les lui ramener ; saisi ensuite, jeté dans les prisons du Piémont, il raconta ses malheurs et ceux de son peuple sans passion, presque sans réflexion. Son écrit, encore inédit, intitulé : Memorie di me Bartholomeo Salvajot, jette une vive lumière sur la captivité et la dispersion du peuple vaudois. « Les Français, dit-il, tuaient dans la vallée de Saint-Martin tous ceux qu’ils rencontraient ; gli amazzavano, gli impiccavano agli alteri, e da tutte le parti non si sentira altro che grida, che facera orrore. »

Pour qu’une armée française soit descendue à de pareils excès, il a fallu qu’elle fût profondément démoralisée par la mission misérable que le despote magnifique de la France lui faisait accomplir depuis une dizaine d’années. L’honneur militaire lui-même s’y pervertit, et les généraux les plus purs s’y souillèrent d’actions qui soulèveraient aujourd’hui la réprobation du monde civilisé. Catinat, le commandant de cette odieuse expédition, fit dire aux vaudois réunis au nombre de 1,500 sur une montagne que leurs frères des autres vallées avaient fait leur soumission au duc de Savoie, ce qui n’était pas vrai au moment où il faisait porter ce message par un parlementaire. Cette nouvelle abattit les courages les plus fermes, et ils envoyèrent au général un parlementaire pour traiter de la capitulation. Catinat promit qu’il ne serait porté atteinte ni à leur vie ni à leurs biens, et comme le vaudois exprimait encore quelque doute, le général répondit vivement que « toute son armée traverserait les villages sans y toucher une poule. » Malgré cette promesse, les vaudois descendus de la montagne furent entourés par les soldats, les hommes en état de porter les armes furent séparés de leurs femmes et de leurs enfans et envoyés prisonniers au duc de Savoie. Un écrit publié à Rotterdam en 1689[2] raconte ce qui advint des femmes et des filles dès qu’elles furent séparées de leurs défenseurs naturels. Une soldatesque effrénée se jeta sur elles dans le village de Poemian. Plusieurs de ces filles de la réformation, préférant la mort à la honte, luttèrent des mains et des ongles. L’une d’elles ne fut violée qu’après avoir été clouée au sol par une épée qui lui traversa la poitrine, d’autres tombèrent sous les balles du ravisseur en fuyant dans les bois. Celles qui survécurent à cette scène de sauvages furent rassemblées avec les enfans et les vieillards, et allèrent rejoindre leurs maris et leurs frères dans les prisons. Salvajot, notre chroniqueur, déjà prisonnier au couvent des capucins de la petite ville piémontaise de Luzerne, vit arriver cette troupe désolée. « Dans les premiers jours de ma captivité, dit-il, je vis arriver 400 personnes, tant femmes qu’enfans et vieillards, et tous dans un état si déplorable, si malheureux, que les prisonniers eux-mêmes en étaient affligés. Ces pauvres gens avaient conduit avec eux quelques ânes et quelques mulets ; mais les soldats s’emparèrent de ces montures, et en jetaient bas ces pauvres enfans et ces pauvres femmes si brutalement que c’était une véritable compassion. Deux d’entre elles, qui étaient enceintes, accouchèrent sur le coup, et on les mena dans un autre cachot… Tous les jours, on amenait de nouvelles bandes de prisonniers. Il y avait quelquefois des familles entières ; mais les soldats arrachaient les petits des bras de leurs mères avec tant de violence que plusieurs de ces faibles créatures furent étranglées et restèrent mortes entre leurs mains. Il n’y avait point d’humanité dans ces gens-là, » ajoute-t-il avec une éloquente simplicité.

L’œuvre commencée par les Français dans la vallée de Saint-Martin fut poursuivie dans les deux autres vallées par les Piémontais, avec moins de barbarie toutefois, la lutte n’ayant pas été à beaucoup près aussi vive ; la patrie vaudoise fut vidée de son peuple, qui alla s’entasser dans les prisons et dans les fossés de treize forteresses du Piémont. Il ne resta dans les montagnes que quelques bandes qui échappèrent jusqu’à l’automne aux poursuites de l’armée piémontaise. Rapides dans l’attaque, insaisissables dans la fuite, elles tombaient à l’improviste sur un poste militaire, sur une bourgade, mettaient tout à feu et à sang, et regagnaient précipitamment leurs retraites inaccessibles. C’était le dernier effort du peuple sacrifié. Le commandant piémontais, le marquis de Parella, parvint à s’en rendre maître, soit par la force, soit en facilitant leur émigration par des saufs-conduits accordés à tous ceux qui les demandaient. Maintenant d’autres scènes vont passer sous nos yeux. Après la captivité suit la dispersion, et nous allons assister à l’exode de l’Israël des Alpes et à sa rentrée glorieuse dans l’héritage des ancêtres.


III.

Les historiens vaudois sont remplis du récit des souffrances du peuple captif. Salvajot nous montre de plus près ce spectacle de désolation. Partout il voit ses frères entassés dans des cachots infects, ou jetés dans les fossés des citadelles, sans abri, sans paille pour se coucher, sans eau et quelquefois sans nourriture. Un jour, on le fit entrer dans le cachot des ministres. En bon vaudois qu’il est, il salue en entrant ses conducteurs spirituels. « Je saluai, dit-il, et, voyant leur misérable état, je leur demandai s’ils n’avaient rien pour dormir. Ils me répondirent non. Alors le major, entré avec moi, me dit en ricanant : Eh bien ! monsieur le capitaine Salvajot, comment trouvez-vous cela ? Nous ne sommes pas au bout, et vous verrez comment nous vous traiterons. Sur mon refus d’abjurer, il parla de me faire pendre. » Le 16 mai 1686, on fit partir pour la citadelle de Turin un convoi de prisonniers où se trouvait l’auteur des Memorie di me. Par une faveur particulière, il avait avec lui sa femme et sa fille, amenées par ce brave catholique que nous connaissons déjà. « Nous étions environ 160 personnes. Les hommes étaient attachés deux à deux, et chaque 27 couples étaient encore reliés par une longue corde. Quand nous sortîmes de Luzerne, il y avait beaucoup de peuple assemblé qui nous disait de mauvaises paroles. Damnés d’hérétiques, criait-il, on va voir votre fin. Regardez encore une fois vos montagnes, car vous ne les reverrez plus ! il y en avait beaucoup parmi nous qui pleuraient. » Cette corde qui les reliait entre eux était leur tourment. Si l’un voulait boire, il fallait que toute la bande se jetât par terre. Les convertisseurs de la propagande suivaient le triste convoi pour voler les enfans sous les yeux des pères enchaînés et impuissans ; mais les mères, restées libres, les défendaient avec la fureur du désespoir. « A peine entrés à Turin, dit Salvajot, il nous fallut une grande surveillance pour qu’on ne nous enlevât pas nos enfans. On s’était déjà saisi de ma petite fille, et on l’emportait à la hâte lorsque la femme de Barthélémy Ruet courut après les ravisseurs et me la ramena. » A peine arrivée à la citadelle, sa femme accoucha d’une fille au milieu des autres prisonniers. Il faut entendre le pauvre père, heureux à la fois et affligé, raconter dans son langage sans art les circonstances du baptême forcé de l’enfant. « Le comte Santus vint me dire : Il faut la faire baptiser. Je fus fort étonné de cela, parce que je pensais qu’il ignorait sa naissance. — L’enfant, lui dis-je, se porte bien, et on pourra le baptiser plus tard. — Non, il faut que cela se fasse tout de suite. Voilà M. de Roccanova et Mme la baronne Pallavicino qui lui serviront de parrain et de marraine et qui feront votre fortune. — Alors je n’osais plus rien dire, et on apporta l’enfant dans la chapelle de la forteresse, où je suivis le cortège avec Mlle Jahier. » C’était une fille du héros vaudois qui avec Janavel avait sauvé sa patrie en 1655. Energiquement attachée à la foi pour laquelle avait combattu son père, elle éprouva une telle douleur en voyant la cérémonie catholique qu’elle tomba évanouie dans la chapelle. « On donna à mon enfant, reprend Salvajot, les noms de Louise-Caroline, qui étaient ceux du parrain et de la marraine. Le lendemain, on apporta à l’accouchée une chemise et des draps envoyés par le padre Valfrè. »

Il faut savoir ce qu’était cet inconnu dont le nom arrive ici sous la plume du prisonnier. C’était un moine de la noble famille des Valfrè, un de ces hommes qui semblent nés pour aimer et faire le bien, un saint Vincent de Paul piémontais, mais d’un esprit plus large et plus tolérant que celui de France. Il s’était attaché à cette grande misère vaudoise pour la soulager, suivant les captifs de citadelle en citadelle, leur faisant distribuer du linge, des bouillons, et leur donnant même quelque peu d’argent. Il était accompagné d’un moine savoyard, le père Morand, animé du même esprit et de la même charité, « et ce qu’il y avait de remarquable, ajoute Salvajot en parlant de ces deux bienfaiteurs, c’est qu’ils ne faisaient aucune différence entre ceux qui s’étaient faits catholiques et ceux qui étaient restés fidèles à leur religion. Ils semblaient même avoir pour ces derniers plus d’égards et de respect. » Pendant que ces deux amis de l’humanité étaient à l’œuvre, prodiguant leurs secours indistinctement, des moines d’une autre trempe entraient dans les prisons à tout moment pour tourmenter les captifs par d’interminables controverses théologiques. Ils y mettaient un acharnement étrange. Un pasteur nommé Leydet, ayant été pris les armes à la main, fut condamné à mort. Les moines le poursuivirent de controverses jusque sur l’échafaud, et pendant qu’il s’écriait en face du supplice : « O mon Dieu, je remets mon âme entre tes mains, » ces furieux l’obsédaient encore d’argumens sur les caractères de la véritable église. Les prisonniers avaient d’autres plaies qui s’attachaient à eux, des maladies, des privations de toute sorte, la faim, les mauvais traitemens, des gardiens impitoyables qui les faisaient rentrer vivement dans leurs cachots lorsque le duc de Savoie venait inspecter les travaux de fortifications. Cette dernière circonstance, notée par Salvajot, prouve que le duc était tenu systématiquement dans l’ignorance de ce qui se passait. Le pauvre père raconte que sa femme mourut quelques jours après sa délivrance, et fut ensevelie dans le drap donné par le bon Valfrè ; un mois après mourut aussi l’enfant baptisée de force, et Salvajot resta seul avec une petite fille alors âgée de cinq ans et demi. « Enfin, dit-il, on commença de parler de notre prochaine sortie du pays. Déjà on laissait quelques-unes de nos femmes passer les portes de la citadelle et aller en ville pour faire leurs provisions ; puis on permit aussi à quelques hommes de sortir, pourvu qu’ils fussent accompagnés de deux sergens, et ainsi s’acheminaient les choses vers notre liberté. »

Les envoyés du protestantisme restés à Turin pendant que se jouait le drame sanglant que nous avons décrit, reprirent les négociations aussitôt qu’il fut fini, et obtinrent de Victor-Amédée que l’expatriation du peuple proscrit se ferait aux frais de l’état. Les prisons ne furent ouvertes que fort avant dans l’automne, lorsque le Mont-Cenis était déjà couvert de neiges. À Turin et dans quelques autres forteresses, on ne laissa pas d’abord partir les enfans, « afin, dit Salvajot, que les seigneurs pussent en prendre. » La mode introduite par la marquise de Pianezza faisait alors fureur parmi les grandes familles piémontaises : chacun voulait avoir un petit groom arraché à l’hérésie. « On voit rarement passer un carrosse qui n’ait son barbet derrière, écrit l’envoyé suisse à leurs excellences de Berne ; il y en a même quelquefois jusqu’à deux, reconnaissables à leur bonnet à la dragonne. » Une autre lettre du même personnage ajoute : « Les prisonniers m’ont dit qu’à leur sortie de la citadelle de Turin le major avait enlevé plusieurs enfans par force. » Les pères et les mères dont on enlevait les enfans poussaient des cris terribles, dit Salvajot, era un gran piento fra i padri e le madre. Il y eut même du sang répandu, car, ajoute-t-il, plusieurs mères avaient résolu, avant de sortir de prison, de tuer leurs enfans plutôt que de les laisser prendre aux catholiques. C’est par de telles scènes que l’exode commença. Il fallait franchir le Mont-Cenis au milieu de l’hiver, et sur tout le trajet les malheureux exilés semaient la route de cadavres. De la première bande, composée de 300 personnes, il en resta 90 sur les Alpes, morts de froid, et celle qui suivit retrouva les cadavres ensevelis sous la neige. Ce n’est pas à Turin seulement qu’il y avait des voleurs d’enfans ; on en prit à travers la Savoie, à Lanslebourg, à Saint-Jean-de-Maurienne, à Aiguebelle et Annecy ; mais le duc, ayant appris ces odieux enlèvemens, ordonna que les enfans fussent rendus, et les soldats qui accompagnaient les convois de proscrits reçurent des ordres sévères à cet égard. Les convois qui suivirent les deux premiers furent mieux traités. Au pied du Mont-Cenis, du côté du Piémont, le duc fit apporter des capotes de gros drap gris pour chaque proscrit, et dès lors ils furent à l’abri du froid en passant la montagne.

C’est ainsi qu’arrivèrent à Genève les débris de l’Israël des Alpes. Il en était entré en prison de 11 à 12,000, et il n’en sortit des états de Savoie que 4,000 environ : le reste était mort ou avait fait adhésion à l’église romaine. Genève et la Suisse protestante furent admirables de dévoûment. Des commissaires genevois allaient attendre les exilés jusqu’au Mont-Cenis avec les dons et les secours de la charité, et revenaient avec eux. À l’arrivée de chaque convoi, la population se portait à sa rencontre jusqu’au pont d’Arve, qui était alors la frontière de la république. « On s’entre-battait, dit un contemporain, pour recueillir les plus misérables. C’était à qui les aurait plus tôt conduits dans sa demeure. Il y en eut qui les portèrent dans leurs bras depuis la frontière jusqu’à la ville. » Les conseils de la république venaient eux-mêmes en costume officiel attendre aux portes de Genève l’arrivée des convois. Les malheureux entraient en chantant le psaume du refuge composé par Théodore de Bèze :

Faut-il, grand Dieu ! que nous soyons épars !


Ils chantaient d’une voix lamentable, et la population émue pleurait et chantait avec eux. « C’étaient des scènes lugubres, continue le même contemporain, à l’arrivée de chaque convoi. Les premiers arrivés accouraient au-devant des nouveaux pour chercher leurs proches. Un père demandait son enfant, et un enfant cherchait son père, un mari cherchait sa femme, et une femme son mari. » Et le peuple de Genève, témoin de cette grande désolation, s’efforçait de l’adoucir par ses soins, par sa sympathie et sa charité. Il fallut un arrêté du grand-conseil pour répartir les proscrits entre les habitans, car ceux-ci ne mesuraient pas toujours leur bonne volonté pour les réfugiés à leurs ressources ni à la capacité de leurs maisons, et dans leur élan inconsidéré de dévoûment ils emmenaient chez eux tous ceux qu’ils rencontraient. Ce dévoûment paraîtra plus admirable encore, si l’on se rappelle que Genève n’avait pas à secourir seulement l’infortune vaudoise. Un érudit distingué, M. Gaberel, a compté 60, 000 réfugiés français qui trouvèrent alors dans cette ville un asile permanent ou un secours pour continuer leur route vers d’autres pays. Les maisons comme les cœurs semblaient s’élargir, dit-il, pour contenir toutes ces épaves de la révocation. Jamais l’utilité des petits pays à côté des grands n’a mieux été démontrée, et, si la reconnaissance des bienfaits reçus était une vertu politique, l’école moderne des grandes agglomérations nationales ne serait pas née. L’exemple de Genève recevant pendant trois siècles les victimes des révolutions et des réactions politiques et religieuses de la France montre à quoi servent ces existences qu’on regarde aujourd’hui de si haut.

Les autres cantons de la Suisse protestante vinrent au secours de Genève et revendiquèrent leur part de bienfaisance. Après eux, ce furent les princes d’Allemagne, surtout le vieil électeur de Brandebourg. Aussitôt qu’il apprit l’arrivée en Suisse des premiers vaudois, il envoya au-devant d’eux son chargé d’affaires dans le Palatinat, M. Mendelshobe, pour traiter de leur établissement en Allemagne. Par une lettre du 25 janvier 1687, l’envoyé transmet à son maître les renseignemens qu’il a recueillis sur les émigrans. « Ces braves gens, dit-il, désireraient surtout qu’on leur donnât un district où ils pussent demeurer réunis, qu’ils fussent sous la dépendance immédiate du souverain, et non comme en France sous celle des nobles. Il y a peu d’artisans et d’industriels parmi eux : ainsi il ne faudrait que des terres à cultiver et surtout des pâturages. Ils aimeraient particulièrement un territoire propre à la culture du minier, parce qu’ils se sont depuis longtemps appliqués à élever les vers à soie, et pourraient, par ce moyen, pourvoir aisément à leur subsistance. Son altesse électorale peut être assurée de trouver en eux des sujets soumis et d’une fidélité inébranlable. Ce sont des gens simples et laborieux ; mais ils ont des manières à eux, et leurs habitudes ont beaucoup de ressemblance avec les mœurs suisses. Pour cette raison, ils ne voudraient pas être mêlés avec les Français réfugiés, dont l’humeur vive et éveillée ne s’accorderait peut-être pas avec leur tranquillité et leur genre de vie tout patriarcal. » Des lieux d’établissement furent arrêtés à Standal, à Burg, à Spandau et à Magdebourg ; mais, quand les vaudois virent qu’il fallait aller si loin, il leur sembla que c’était un nouvel exil, et, comme le peuple d’Israël captif à Babylone, ils furent ressaisis par la grande douleur de la patrie absente. Ce sentiment leur était revenu avec la sécurité. L’image de leurs chères montagnes, un moment effacée par les souffrances physiques de la captivité, revint plus vive et plus attrayante dans leur imagination dès qu’ils furent entourés du bien-être procuré par la bienfaisance des frères étrangers. Ils ne marchaient vers les établissemens promis qu’en regardant en arrière, et à chaque étape à travers la Suisse il en restait quelques-uns qui ne voulaient plus avancer. L’auteur des Memorie di me, qui faisait partie de l’un de ces convois, raconte qu’à Saint-Gall 150 vaudois refusèrent d’aller plus loin. L’envoyé prussien, M. de Bondely, qui les accompagnait, s’indigne de cette conduite dont il ne comprend pas le motif, et il a des paroles dures pour la caractériser. « Au lieu de 1,500 vaudois que nous attendions, écrit-il à l’électeur, nous n’en avons que 7 ou 800 ; les autres sont des libertins qui se laissent aveugler par un amour incroyable pour leur patrie, et qui veulent à tout prix y retourner. »

On a peine à comprendre qu’après tout ce qui s’était passé ils aient encore conservé l’espoir de rentrer dans leurs vallées ; mais les sentimens du cœur n’ont pas la même logique que la raison, et ils échappent au contrôle de celle-ci. Comment rentrer dans leurs vallées, maintenant repeuplées de colons catholiques, gardées par les armées de Louis XIV et de Victor-Amédée II ? Comment triompher des obstacles qui les en séparaient : le lac de Genève à franchir, la Savoie tout entière et de hautes montagnes à traverser, des populations ennemies et des soldats à combattre ? Mais rien ne peut détruire l’enchantement de la patrie absente dans le cœur de l’enfant des hautes cimes. Ce trait du caractère des peuples montagnards les rend peu propres aux colonisations, car la patrie nouvelle est sans cesse défaite par l’attrait de l’ancienne qui ramène le colon au pays d’origine. L’idée du retour poursuivait donc les émigrans partout où la bienfaisance protestante s’efforçait de les fixer. Quand une idée domine à ce point toute une collection d’hommes, quelque absurde et insensée qu’elle soit, elle trouve toujours un moyen d’entrer dans les faits. Il en arriva ainsi de cette idée vaudoise, elle trouva des hommes d’action pour la réaliser. Ce n’était pas sans un mot d’ordre secret que les émigrés s’arrêtaient sur la route. Le vieux proscrit de Genève, Janavel, était avec Henri Arnaud l’âme de ce complot, qui avait pour but la restauration des vaudois dans leur pays. Dans un conseil secret tenu à Genève au mois de mai 1688, ils résolurent d’envoyer dans les vallées trois émissaires chargés de reconnaître la situation et d’explorer les cols de la Savoie par où l’on pourrait passer. Les trois espions trouvèrent la désolation partout, les temples abattus, les villages à moitié détruits, des maisons vides, ouvertes et croulantes ; mais l’impression la plus pénible fut de voir les plus belles terres, les prairies de Saint-Jean, les vignes d’Angrogna et de Rora, déjà occupées par des catholiques venus de la Savoie et du Piémont. Une partie de l’ancienne population y vivait encore, retenue par l’amour du sol natal, catholique extérieurement, mais vaudoise au fond de l’âme, sombre, irritée, et pouvant servir de point d’appui à un retour offensif. En revenant par les montagnes de la Savoie pour remplir une partie essentielle de leur mission, ils furent arrêtés dans la vallée de Tignes, en Tarentaise, par le châtelain du comte Laval de l’Isère ; mais ils se tirèrent de ce mauvais pas en se couvrant du déguisement de colporteurs comme les anciens prophètes vaudois, et ils arrivèrent sans autre accident à Genève, où les attendait Janavel.

Ce n’était pas dans la tête seule du vieux proscrit que fermentait l’idée du retour. D’autres s’en occupaient à son insu, et leur tentative faillit compromettre le projet qu’il avait arrêté avec Arnaud, et que nous verrons bientôt exécuter avec une merveilleuse audace. D’après le projet anonyme, les vaudois devaient s’amasser sans bruit vers l’embouchure du Rhône dans le lac de Genève et remonter le fleuve dans le Valais, jusqu’à la hauteur de Martigny. Là, on tournerait à droite, on franchirait les Alpes une première fois au grand Saint-Bernard, une seconde fois au petit Saint-Bernard en tournant par derrière le massif du Mont-Blanc, et, après être entré sur le territoire de la Savoie, on viendrait tomber sur les montagnes natales par le mont Iseran et le Mont-Cenis : projet gigantesque, enfanté par des esprits malades, qui échoua dès les commencemens. Le comte Govone, envoyé piémontais en Suisse, ayant appris par ses agens la nouvelle du rassemblement vaudois à la tête du lac, adressa d’énergiques réclamations à la diète helvétique, et Louis XIV fit déclarer que, si l’invasion projetée n’était pas réprimée, il en ferait un casus belli. Leurs excellences de Berne, de qui relevait alors le pays de Vaud, où se faisait le rassemblement, durent agir sous la double pression de la France et de Turin, et l’ordre fut expédié au bailli d’Aigle de ramener de gré ou de force les émigrés dans l’intérieur de la Suisse. Le bailli exécuta l’ordre avec toute la douceur et tous les ménagemens possibles, car, en sa qualité de protestant zélé, il souhaitait ardemment le succès de l’entreprise qu’il était obligé de réprimer. « Pauvres vaudois, leur dit-il les larmes aux yeux, le Seigneur se souviendra de vos détresses, car il ne peut qu’approuver le zèle que vous témoignez pour rétablir sa sainte religion dans le sanctuaire de vos aïeux, où elle n’a jamais été éteinte, et il vous ramènera infailliblement dans votre patrie. » Après le bailli, un chef de l’expédition prit la parole et commenta ce texte de l’Écriture : ne crains point, petit troupeau. « Oui, ne crains point, car Dieu a son temps pour abattre et pour relever ; souffrons avec patience, et à son heure il nous relèvera. »

Après cette tentative manquée, le vieillard de Genève et Arnaud se mirent à l’œuvre pour un nouveau plan. Cette fois on se réunirait près de Nyon, dans la forêt de Prangins, à l’endroit où le lac est étranglé entre le promontoire savoyard d’Yvoire et la côte de Vaud, où par conséquent la traversée du lac est très courte ; on gagnerait rapidement les hautes montagnes du Faucigny pour éviter la poursuite des troupes ducales, et, arrivé dans la haute vallée de l’Isère, on franchirait le mont Iseran et le Mont-Cenis pour tomber de là sur la terre vaudoise. Ce plan arrêté entre Arnaud, Janavel et d’autres réfugiés, on se mit en devoir de l’exécuter, et le mot d’ordre du rassemblement fut transmis aux vaudois dispersés en Suisse et en Allemagne. Il ne suffisait pas cependant d’aspirer à reconquérir la patrie, il fallait des moyens d’exécution, des armes, des munitions et de l’argent. Arnaud partit secrètement pour la Hollande et alla en conférer avec Guillaume d’Orange. Ce prince ne s’était pas encore embarqué pour l’Angleterre ; mais déjà il préparait dans les ports de la Hollande cette expédition qui devait détrôner le Stuart catholique, donnera l’Angleterre un roi protestant et à la France le plus terrible ennemi qu’elle ait eu. Il saisit d’un coup d’œil l’importance de la tentative vaudoise, la diversion qu’elle créerait sur les Alpes et l’action dissolvante qu’elle exercerait probablement sur l’alliance de Victor-Amédée II et de Louis XIV, et il la favorisa de tout son pouvoir, mais indirectement, par ses amis hollandais et suisses. Dès lors les vaudois ne manquèrent ni d’armes, ni d’argent, ni d’officiers exercés pour les commander. Bientôt on ne fit même plus un mystère de la protection du prince d’Orange, et un émissaire du duc de Savoie écrit qu’il a vu près de Lausanne des vaudois qui portaient à leur chapeau les couleurs de Guillaume, le ruban orange. La Suisse, moins craintive devant le roi de France, auquel la diète de l’empire venait de déclarer la guerre, laissait se produire assez librement ces manifestations et ces préparatifs vaudois. Arnaud, de retour de son voyage, eut une dernière entrevue avec Janavel, qui lui donna par écrit des instructions curieuses sur la conduite de l’expédition.

Il trace à ses compatriotes un plan de campagne où l’on reconnaît l’expérience du partisan et la foi ardente du chrétien. En entrant en Savoie, ils devront ramasser sur leur route les seigneurs et les prêtres, et les garder en otages pour faire tomber la résistance des populations. Il leur indique les cols par lesquels ils devront passer et les montagnes qu’ils devront fortifier dès qu’ils seront arrivés. Il en est une surtout, la Balsille, — nom qui va être bientôt illustré par des combats héroïques, — sur laquelle il appelle particulièrement l’attention. « N’épargnez pas, dit-il, vos peines et vos labeurs pour fortifier cette position, qui sera votre forteresse la plus solide. Ne la quittez qu’à la dernière extrémité. » Lorsqu’il porte sa pensée sur ces colons infidèles qui occupent maintenant la terre sacrée, le sang lui monte au cerveau, il est saisi de l’esprit qui animait les anciens Hébreux à leur entrée dans la terre de Chanaan, et il donne résolument le conseil de les détruire à la façon de l’interdit, suivant la parole biblique. « Pas de quartier ! dit-il, car les hommes que vous épargneriez iraient révéler votre position à l’ennemi. » Il ne veut pas toutefois qu’on verse le sang innocent, « afin de n’avoir pas à en répondre devant Dieu. » Il termine ses instructions par un élan prophétique. « Si vous vous confiez en l’Éternel, soyez assurés qu’il ne vous oubliera pas, et que son épée sera autour de vous comme une muraille de feu contre vos ennemis. »

Le 15 août 1689 est le jour fixé pour le rendez-vous général sur la rive du lac. Ce jour était bien choisi, car c’était celui du jeûne fédéral, solennité plus rigoureusement observée alors qu’aujourd’hui en Suisse : tout chômait, le peuple et les autorités. On vit bien les détachemens vaudois converger vers la forêt, le châtelain de Rolles avertit même le bailli de Nyon du rassemblement qui se faisait à peu de distance de cette dernière ville ; mais le bailli ne pouvait faire battre le rappel des milices un jour de jeûne et d’humiliation, et il se contenta d’assister au départ, qui eut lieu pendant la nuit sur quinze bateaux arrivés secrètement de Genève et de Lausanne. Le chef militaire de l’expédition, le capitaine Bourgeois, n’ayant pu se trouver au rendez-vous, essaya de franchir le lac plus tard avec un nouveau détachement ; mais les envoyés français et piémontais étaient avertis déjà, et le pauvre commandant en retard fut arrêté par l’autorité bernoise, jugé et exécuté sur l’esplanade de Nyon, pour apaiser la colère du souverain qui faisait alors trembler toutes les puissances. Ce fait prouve que la Suisse n’était point complice du départ des vaudois, et qu’il leur avait fallu tout d’abord déjouer la vigilance des autorités locales pour se lancer dans cette aventure étrange où nous allons les suivre.


IV.

La relation de cette expédition a été écrite par deux auteurs qui en faisaient partie, par le vaudois Renaudin et le Cévenol Hugues. Henri Arnaud a fait de leurs manuscrits un livre assez confus, connu sans ce titre : Histoire de la glorieuse rentrée, où il s’attribue le principal honneur de l’expédition. On remarque dans le manuscrit de cet ouvrage, qui est déposé à la bibliothèque de Berlin, des ratures comme dans la plupart des manuscrits vaudois, et ces ratures ont pour but d’amoindrir le rôle et d’effacer même le nom du général Turrel, réfugié français qui remplaça le capitaine Bourgeois dans le commandement militaire. Il fut élu sur le territoire ennemi, aussitôt après le débarquement, par le vote des expéditionnaires, selon la formule donnée par Janavel, « à genoux, les yeux et les mains levés au ciel, le cœur et l’âme au Seigneur. » Le corps fut divisé en dix-neuf compagnies ayant chacune son capitaine, et des soldats qui n’entrèrent pas dans les compagnies on forma trois corps détachés que la relation nomme avant-garde, corps de bataille et arrière-garde. Arnaud représentait l’autorité religieuse ; c’était un prophète souvent plus puissant, mieux écouté que le chef militaire.

Aussitôt que la nouvelle de l’entrée des vaudois en Savoie fut connue, elle causa un profond étonnement dont nous retrouvons l’écho dans les feuilles périodiques du temps. « Quelle apparence, disait le Mercure historique, que les vaudois puissent rentrer dans leur pays sans qu’on s’oppose à leur passage, sans qu’ils soient écrasés ? Comment pourront-ils lutter contre les forces de la France et du Piémont, qui les pressent des deux côtés ? » — « Il est impossible, ajoutait la Gazette de Leyde, qu’ils y retournent sans périr, quelques précautions qu’ils prennent, et la cour de Savoie peut être tranquille de ce côté-là. » Ils avaient en effet à surmonter des obstacles naturels dont la vue seule est effrayante. Ils allaient rencontrer les quatre vallées profondes de l’Arve, de l’Isère, de l’Arc et de la Dora, dont ils auraient à monter et à descendre les versans en s’élevant sur trois des plus hautes montagnes de l’Europe, sur le Bonhomme, l’Iseran et le Mont-Cenis. En huit jours, ils franchirent la distance qui les séparait de leurs vallées natales en décrivant dans l’axe de la chaîne centrale un arc de plus de 150 kilomètres de développement, se tenant sur les hauteurs escarpées pour éviter la poursuite des milices locales, cherchant les rivières à leur source pour n’avoir pas à les traverser. Il est curieux de voir de plus près ces hardis aventuriers et de les suivre avec l’Histoire de la glorieuse rentrée à la main.

Leur passage au milieu des populations de la Savoie excite d’abord plus d’étonnement que d’hostilité, ils recueillent même quelques témoignages de sympathie. « Dieu vous bénisse ! » disaient les paysans du Chablais en les voyant passer. Un curé leur ouvre sa cave pour les désaltérer, et fait les meilleurs vœux pour le succès de leur entreprise ; mais les hobereaux du pays, les « seigneurs, » comme les appelle la relation, n’ont pas les mêmes sentimens, et cherchent partout à les arrêter. Aussi la première chose que font les vaudois en arrivant, c’est de s’emparer du seigneur, et dans la collection des otages qu’ils ramassent sur la route figurent presque tous les noms de la noblesse savoyarde, les de Coudrée, les de Foraz, les de Rochette, les de Riddes, les de Loches. Ils sont forcés comme les autres de gravir les sommités neigeuses et de supporter, malgré leurs plaintes réitérées, les fatigues du voyage. Si des paysans armés gardent les passages, les vaudois viennent respectueusement dire au seigneur prisonnier d’écrire à son confrère en seigneurie de débarrasser la route, et cette prière manque rarement son effet. La première manifestation hostile eut lieu au col du Voiron, première montagne qui limite le bassin de Genève : 200 paysans enrégimentés par les moines et par le châtelain de Boëge y attendaient cachés dans un bois de sapins ; mais ils se dissipèrent à l’approche de l’avant-garde vaudoise, et le châtelain fut prié de se joindre aux otages avec un moine trouvé porteur d’une dague sous sa robe. C’est alors que les vaudois commencèrent à se faire précéder de lettres écrites par les otages et expédiées aux seigneurs et aux villes qu’on allait rencontrer. La relation a conservé l’une de ces lettres, celle du marquis de Coudrée. « Ces messieurs, dit-il, sont arrivés ici au nombre de 2,000 ; ils nous ont priés de les accompagner afin de pouvoir rendre compte de leur conduite, et nous pouvons vous assurer qu’elle est toute modérée : ils paient tout ce qu’ils prennent, et ne demandent que le passage. Ainsi nous vous prions de ne point faire sonner le tocsin, de ne point faire battre la caisse, et de faire retirer votre monde, au cas qu’il soit sous les armes. »

Cette lettre, portée à Viuz et à Saint-Jeoire, ouvrit le passage jusqu’à Cluses, ancienne capitale du Faucigny, bâtie sur l’Arve, au pied de rochers à pic. Arrivés devant cette ville le second jour de leur entrée en Savoie, ils virent les habitans en armes sur les fossés et sur les rochers, vociférant et criant des injures aux vaudois, qu’ils appelaient « barbets. » Ces préparatifs belliqueux étaient dus à l’initiative de quatre seigneurs enfermés dans la ville, MM. de Rochette, de Riddes, de Charbonnière et de Loches. Les otages comprirent qu’il y allait de leur vie, si le combat s’engageait, et l’un d’eux, M. de Foraz, écrivit à ses confrères un billet qui eut le même succès que le premier. La ville s’ouvrit, et les vaudois la traversèrent entre deux haies de population silencieuse. Néanmoins, en sortant, on remarqua des enfans qui couraient à toutes jambes dans la direction de Sallanches, autre ville de la même vallée. Cette circonstance excita la défiance, et l’on pria les gentilshommes de se joindre aux otages. Le domestique de l’un d’eux, ayant voulu devancer l’expédition, fut arrêté, et on le trouva porteur d’une lettre de son maître aux habitans de Sallanches pour les engager à disputer le passage. Rendus plus circonspects par cette découverte, ils avancèrent avec prudence dans cette immense crevasse de l’Arve qui conduit au Mont-Blanc. La rivière, grossie par les pluies, occupait presque tout le bas de la vallée, et de chaque côté s’élevaient des hauteurs à pic, « d’où l’on aurait pu, dit le journal de Renaudin, écraser une armée à coups de pierres. » À Maglan, premier bourg qu’on rencontre au sortir de Cluses, on prit pour otages le seigneur et le curé. Ce n’était pas trop de tous ces otages pour dissiper le rassemblement qui s’était formé à Sallanches, où 600 hommes armés gardaient le pont sur l’Arve. Le passage ayant été refusé, l’avant-garde vaudoise s’empara du seigneur de Megève et de quatre des principaux de la ville qui étaient venus à cheval à la tête du pont. Cette capture importante fit tomber les armes des mains de la population. On se mit à parlementer pour échanger les prisonniers contre un homme que l’on disait être le premier syndic de Sallanches, mais qui n’en était en réalité que le premier meunier. Quatre capucins étaient chargés de mener à bonne fin cette fraude, qui fut découverte et coûta la liberté à deux de ces singuliers parlementaires, (i Les deux autres, dit le journal, surent si lestement retrousser leur robe pour courir qu’ils échappèrent. » Les deux capucins prisonniers, voyant leur vie en danger, obtinrent que le pont fût laissé libre, et les vaudois allèrent se reposer des fatigues de la journée au village de Combloux, à l’entrée des passages qui conduisent du bassin de l’Arve dans celui de l’Isère. C’est là que les attendaient les grandes difficultés.

Ils suivirent d’abord la vallée de Megève, qui verse ses eaux dans l’Arly et par l’Arly dans l’Isère, puis, tournant au nord, ils rentrèrent dans le bassin de l’Arve en franchissant une montagne « dont le seul aspect fait peur, » dit le journal. La pluie, la neige et le brouillard épais en rendaient l’ascension des plus dangereuses. Les guides hésitaient, ne reconnaissant plus la voie, « et se croyant être dans les nues ; » mais ils la retrouvèrent bientôt quand on leur eut montré le bout de la corde pour les pendre, car leur hésitation n’était qu’une ruse. C’est ainsi qu’on arriva au sommet de cette montagne, que le journal appelle Hauteluce. On y prit quelque repos sous les chalets, d’où les bergers s’étaient enfuis. Il y avait encore quelques provisions abandonnées auxquelles on s’abstenait de toucher par un scrupule honorable. « Les otages, qui ne s’accommodaient guère de notre frugalité, dit le journal, s’étonnaient fort qu’une si grande troupe marchât avec tant de retenue, ajoutant qu’en fait de vivres c’était la coutume des soldats d’en prendre où ils en trouvaient. » Cette leçon, jointe à la faim qui les tourmentait, leur fit abandonner tout scrupule, et ils mangèrent du pain, du fromage et du lait, « qu’on aurait à la vérité payés, dit le narrateur, si l’on avait su à qui ces provisions appartenaient. » Ceux qui ont escaladé les montagnes savent que la grande difficulté est non pas dans l’ascension, mais dans la descente. Les vaudois furent obligés de se laisser couler sur les pentes sans savoir où ils allaient tomber, car le brouillard leur cachait les objets, et n’ayant pour se diriger que la blancheur de la neige tombée pendant la nuit. C’est ainsi que l’on retomba dans le bassin de l’Arve, au pied de l’un des plus formidables contre-forts du Mont-Blanc, le Bonhomme. On se mit dès le matin à gravir cette montagne, haute de 2,755 mètres au-dessus du niveau de la mer, marchant dans la neige jusqu’aux genoux et avec la pluie sur le dos. L’année précédente, au bruit de la première tentative d’invasion, le gouverneur de la Savoie avait fait construire au col du Bonhomme des retranchemens en pierre avec embrasures et réduits. « Trente soldats auraient pu nous y détruire ; mais, ajoute le pieux narrateur, l’Éternel, qui était toujours avec la troupe des fidèles, permit qu’ils trouvassent ces beaux retranchemens vides et sans aucune garde. » Le corps expéditionnaire, voyant là un miracle de la Providence, tombe à genoux dans la neige, et Arnaud fait une magnifique prière d’action de grâces. La raison de cet abandon s’explique naturellement. Le duc de Savoie, qui méditait le revirement politique de l’année suivante, revirement qui le délivra de l’odieuse vassalité que Louis XIV faisait peser sur lui, avait retiré ses troupes de la Savoie pour les concentrer au-delà des monts, afin de pouvoir à l’occasion les joindre à celles de son cousin, le prince Eugène, général de l’armée impériale. De là cette absence de force militaire et cet abandon des fortifications du col du Bonhomme, qui étonne le narrateur, peu au courant, à ce qu’il paraît, des événemens politiques. Pour comble de bonheur, l’expédition trouva au sommet de la montagne une auberge connue des touristes, où elle s’approvisionna largement.

On était enfin sur le versant des eaux de l’Isère. Les montagnards s’habituaient peu à peu à la vue de cette grande troupe, et elle fut reçue sans hostilité le long de la vallée de lignes, qui conduit au mont Iseran. Les notables du bourg de Sainte-Foy vinrent même au-devant des voyageurs, leur offrirent des provisions, et louèrent leur projet de reconquérir la patrie. Ces politesses causèrent un moment d’arrêt dans la marche de la colonne à travers l’étroite vallée, et Henri Arnaud s’en inquiéta, croyant y voir un piège de l’ennemi. « Il avait pour maxime, dit le journal, de toujours se défier des caresses affectées. » Il fit rejeter les offres de la population, et pressa la marche pour arriver le même jour à Laval, le dernier village qu’on rencontre en-deçà de la grande chaîne qui sépare la Tarentaise de la Maurienne. On gravit le lendemain le col de l’Iseran, à 3,300 mètres d’altitude, le long d’un glacier peu connu, mais qui présente un spectacle aussi grandiose que celui du Mont-Blanc. De vastes étendues de glaces recouvrent le sommet de la chaîne, et s’appliquent sur elle comme une calotte dont les extrémités surplombent et pendent en stalagmites étincelantes. On dirait une seconde montagne superposée. C’est le long de ces magnificences naturelles que défilent les proscrits sans y prêter la moindre attention, car ils avaient des préoccupations bien différentes. Les bergers leur apprirent au sommet du col qu’un grand nombre de soldats les attendaient au Mont-Cenis ; mais cette nouvelle enflamma leur courage, et ils descendirent joyeusement sur la vallée de la Maurienne. Le premier groupe d’habitations humaines est Bonneval, la commune la plus élevée de la Savoie et peut-être de l’Europe. Les gens s’y montrèrent hospitaliers, et le curé s’empressa d’ouvrir sa cave. Plus bas, à Bessans, qui est encore à 1,630 mètres au-dessus du niveau de mer, l’accueil fut tout autre. « C’étaient les plus méchantes gens qui existent sous la voûte des cieux, et ils nous obligèrent à les punir en leur prenant quelques mulets, et en forçant le curé, le châtelain et six paysans à nous suivre. » Le lendemain, on était au Mont-Cenis, où l’on trouva, au lieu des soldats innombrables annoncés par les bergers, une troupe considérable de mulets portant les bagages d’un cardinal. C’était le cardinal Angelo Ranuzzi. Il avait acheminé ses bagages par le Mont-Cenis pendant qu’il se dirigeait sur Rome par la voie de Marseille pour aller siéger au conclave qui élut le pape Alexandre VIII. Nonce en France pendant les démêlés de Louis XIV avec Innocent XI, il était soupçonné d’avoir suscité des ennemis au roi très chrétien et même d’avoir mis la main à la coalition. Ses bagages, dévalisés par les vaudois, renfermaient des papiers compromettans qui parvinrent, on ne sait comment, à Victor-Amédée et à Louis XIV. Il aspirait à la tiare, « dignité qu’il était capable de remplir mieux que tout autre, dit la relation vaudoise, car il joignait à de belles qualités et à un grand air de prélat une intelligence particulière des intérêts des princes et des maximes de cour ; » mais les papiers saisis ruinèrent ses ambitions, et il en mourut de chagrin à Fano. « À ses derniers momens, ajoute le journal, il s’écriait encore : O le mie carte ! o le mie carte ! ô mes papiers ! ô mes papiers ! »

Après cet exploit, qui fait peu d’honneur aux vaudois, ils s’empressèrent de traverser le plateau du Mont-Cenis pour aller joindre la vallée de la Dora ; mais à la descente du petit Mont-Cenis ils furent égarés par la malice de leurs guides sur une affreuse montagne appelée la Touille, qui domine la vallée du Jaillon. C’est sur ce versant qu’on voit une excavation étrange nommée le trou du condamné, creusée tout entière dans la roche à l’aide de la pique et du ciseau. Par ce trou passe un petit cours d’eau sans lequel la vallée du Jaillon ne serait qu’un désert aride. La vie est née, des prairies vertes se sont formées et des groupes d’habitations se sont échelonnés sur cette source féconde, amenée par le travail étonnant du mystérieux condamné. On raconte dans les villages d’en bas qu’à une époque inconnue un proscrit se cacha dans cette solitude. Les bergers de la montagne eurent pitié de lui, car il était bon, doux et craignant Dieu, et lui apportèrent du pain de seigle et du lait caillé. Pour les récompenser de leur sollicitude, il se mit à l’œuvre avec la pique, le maillet de fer et le ciseau, il travailla, il travailla tant et si longtemps qu’à la fin l’eau bienfaisante put passer à travers le rocher éventré. Il était toujours joyeux dans son travail, et au milieu de l’hiver, caché sous la double voûte du rocher et de l’épaisse couche de neige, on l’entendait chanter sans cesse d’une voix plaintive des cantiques pieux. On l’entend même encore aujourd’hui pendant la nuit, si l’on en croit la légende; le bruit étouffé de son marteau se mêle toujours à celui des tourmentes de la montagne. Le caractère exceptionnel de ce forçat, tel qu’il ressort de la légende, nous met sur la voie de la vérité : le trou du condamné est probablement l’œuvre d’un de ces vaudois proscrits par les anciens édits, caché dans cette retraite inaccessible, protégé par la commisération d’abord, ensuite par la reconnaissance du peuple de ces montagnes. — Les vaudois passèrent tout près de l’excavation « par un précipice plutôt que par un chemin battu, » dit le journal, et ils descendirent dans la vallée du Jaillon, vaste cirque fermé par des montagnes tout autour. C’est en escaladant celle qui s’élève du côté de l’est, la montagne de Chaumont, que les vaudois rencontrèrent les premières troupes réglées qu’ils eussent vues depuis leur départ de la Suisse, et c’étaient des troupes françaises, les dragons du « grand roi. »

Si Victor-Amédée avait dégarni la Savoie de troupes et laissé la route libre aux vaudois, Louis XIV avait au contraire fort à cœur de les arrêter. Ne pouvant faire occuper la Savoie dans la crainte de jeter le duc dans la coalition, il avait fait avancer par le Briançonnais quelques milliers d’hommes qui occupaient le fort d’Exilles et barraient la vallée de la Dora. Ce sont ces soldats que les vaudois venaient de rencontrer en gravissant la montagne de Chaumont. Le moment critique de l’expédition était arrivé. Elle n’a eu à vaincre jusqu’à ce moment que des obstacles opposés par les montagnes et les précipices ; mais ici elle va avoir à lutter contre le véritable ennemi, contre l’oppresseur du peuple élu. Il fallut rebrousser chemin sous une grêle de balles qui tua beaucoup de monde, il fallut regagner le cirque du Jaillon, remonter « l’affreuse » montagne de la Touille, suivre des sommités inabordables pour redescendre sur la Dora en tournant le fort menaçant d’Exilles. Cette marche fut la plus pénible de l’expédition. Les otages, forcés de monter en s’aidant des mains aussi souvent que des pieds, suppliaient les vaudois de leur donner la mort pour abréger un pareil supplice. L’un d’eux, qui était prêtre, fut tué d’un coup de feu en cherchant à s’évader. Ils savaient que leur présence au milieu des proscrits ne serait d’aucune utilité pour personne, car les Français n’étaient pas disposés à se laisser désarmer par les lettres et les supplications des nobles et des moines savoyards, et cette pensée ajoutait à l’horreur de leur situation. On marchait au milieu d’un brouillard épais quand tout à coup, par une éclaircie, on s’aperçut qu’on était suivi par un détachement de la garnison du fort. Ce détachement ne parut pas assez nombreux pour inquiéter les vaudois, et ceux-ci redoublèrent d’énergie pour atteindre le pont en bois jeté sur la Dora à Salbertrand. Le pont était gardé par un régiment et par 500 paysans armés sous le commandement du colonel Larrey. L’ennemi se croyait si sûr d’écraser là les vaudois, qu’il n’avait pas voulu rompre le pont, et cette confiance lui coûta cher. Turrel, ce commandant-général dont le rôle a été systématiquement effacé dans la relation arrangée par Henri Arnaud, montra en cette circonstance une intrépidité sans égale. Arrivé près du pont, il commanda de se coucher à terre pendant le premier feu des Français, un feu terrible qui ne blessa qu’un homme, ce qui fit dire à l’un des otages, gentilhomme blanchi sous les armes, « qu’il n’avait jamais vu un pareil feu avoir si peu d’effet. » Après cette tempête, Turrel s’élance en criant : « Le pont est à nous ! le pont est à nous ! » Et sa troupe le suit, se précipite et culbute l’ennemi, étourdi de cette charge impétueuse. « Les sabres des vaudois, dit la relation, mettaient en pièces les épées des Français, et faisaient jaillir des étincelles en frappant sur les fusils, dont l’ennemi ne se servait plus que pour parer les coups. » Les vaudois avaient pris pour mot d’ordre le nom d’une de leurs vallées : Angrogne, et ils le répétaient pour se reconnaître dans la mêlée sanglante qui suivit le passage du pont. Ce mot mal prononcé par les Français coûta la vie à plus de 200 d’entre eux. On tuait impitoyablement ceux qui criaient grogne au lieu d’Angrogne.

La victoire de Salbertrand rouvrit la patrie aux exilés, et le lendemain, arrivés sur les hauteurs qui dominent Fénestrelles, ils purent saluer de loin leurs montagnes natales. Le commandant Turrel, dit la relation, « les exhorta à remercier Dieu de ce que, après avoir surmonté si miraculeusement tant de difficultés, il leur faisait enfin apercevoir un point de l’endroit où tendaient tous leurs vœux. » À cette vue, leurs cœurs sont remplis de joie, plusieurs ont les larmes aux yeux, et le sentiment profond que tous éprouvent déborde dans une prière de reconnaissance prononcée par le général, « prière, ajoute la relation, qui les anima d’une nouvelle ardeur. » Ils en avaient besoin pour les nouveaux combats qui leur restaient à livrer avant de reconquérir l’héritage des ancêtres. Pendant sept mois, cette bande héroïque tint les montagnes devant les Français et les Piémontais. La première opération fut de débarrasser la terre natale des colons catholiques qui l’occupaient. Devant ces infidèles, comme les appelle la relation, les vaudois sont saisis de l’esprit des anciens Hébreux : ils tuent, ils détruisent, ils exterminent, ils observent à la lettre les instructions de Janavel. L’auteur de la Glorieuse rentrée raconte impassiblement ces exécutions. « Ayant pris 46 hommes, dit-il, on tint conseil de guerre à leur égard, et, après les avoir exhortés à prier Dieu, on les mena deux à deux sur le pont de la Balsille, où on les mit à mort, et leurs cadavres étaient successivement précipités dans la rivière. » Ce n’est pas seulement sur les étrangers et les intrus que se déchaîne la colère vaudoise, c’est encore sur ceux des anciens coreligionnaires qui ont trahi leur foi et qui ne se soumettent pas immédiatement à l’arrivée du vengeur. La relation appelle ceux-ci des « révoltés, » et, s’ils ne se joignent pas aux guérillas, ils sont aussi exterminés. Ces excès trouvent leur explication, sinon leur excuse, dans les conditions faites aux expéditionnaires : ils étaient traités non en belligérans, mais en bandits, et tous ceux qui tombaient entre les mains des Français étaient pendus ou réservés pour les galères du « grand roi. » Les Piémontais eurent une attitude différente dès le mois de février 1690. Leur commandant, le marquis de Parella, et le major Verceîli, gouverneur de la forteresse de la Torre, adoptèrent dès lors un système de conduite qui frappa vivement l’attention des proscrits, mais dont ceux-ci ne paraissent pas avoir compris tout d’abord la signification. La poursuite devient moins pressante du côté du Piémont, tandis que du côté de la France elle redouble d’énergie et d’acharnement. Le marquis tente plusieurs fois d’entrer en pourparlers avec Henri Arnaud, devenu chef militaire en même temps que conducteur spirituel des vaudois par le départ du commandant Turrel, et lui fait offrir, par l’intermédiaire d’un prisonnier, des saufs-conduits pour venir au camp piémontais. De nombreuses lettres furent échangées ; mais ces avances sont toutes repoussées. « Vous me marquez, répond Arnaud à ce prisonnier qui servait d’intermédiaire, que dans la paix tout fleurit, que dans la guerre tout se détruit, et que vous souhaiteriez savoir mes sentimens là-dessus. Les voici sans aucune réserve, avec fidélité et sincérité. — Vous savez que nés pères ont possédé de temps immémorial ces vallées, qu’ils ont très fidèlement servi leur souverain, payé les impôts et obéi en tout ce qu’on leur commandait. Cependant ils ont été chassés de leurs maisons depuis quelques années, pour s’en aller errans avec leurs familles dans les pays étrangers. Il ne faut donc pas trouver étonnant que ce pauvre et obéissant peuple ait si fort à cœur de revenir dans les lieux de sa naissance pour y habiter et posséder les héritages que ses ancêtres ont laissés de tout temps. Notre intention n’était point et n’est point encore de faire la guerre à son altesse royale, notre prince naturel. »

Arnaud, comme tous les esprits possédés par une idée fixe, n’avait pas de souplesse ; il ne comprit pas la pensée politique qui se cachait sous ces avances. La nouvelle attitude de l’autorité piémontaise révélait assez clairement que le duc voulait se réconcilier avec le peuple opprimé pour s’en faire un auxiliaire. Le duc était en effet à cette époque à bout de patience. Louis XIV devenait plus exigeant. Après lui avoir demandé ses meilleures troupes pour les envoyer sur le Rhin, il élève maintenant de nouvelles prétentions ; il accuse le duc d’avoir des ententes secrètes avec l’Angleterre, la Hollande et les autres protecteurs des vaudois, et, pour s’assurer de son alliance, il ne se contente plus de la possession des forteresses de Pignerol et de Casale : il veut mettre garnison jusque dans Verrua et dans la citadelle de la capitale. Devant ces prétentions, soutenues par les dépêches insolentes de Louvois, le duc fut bien forcé de regarder autour de lui s’il n’y avait pas un moyen d’y échapper. Au mois d’août 1689, il eut une entrevue secrète à Turin avec son cousin, le prince Eugène. L’empereur d’Autriche, poussé par Guillaume d’Orange, offrait à Victor-Amédée un agrandissement du côté de Gênes, la restitution de Pignerol et de Casale, détenus par la France, et le traitement royal de ses ambassadeurs, dignité vivement recherchée jusque-là par la maison de Savoie. Ces offres étaient séduisantes, mais elles ne lui parurent pas pour le moment appuyées par des troupes assez nombreuses en Italie. Il y concentra les siennes en dégarnissant la Savoie, qu’il n’avait pas l’espoir de défendre en cas de rupture, et cette circonstance explique pourquoi les vaudois n’y rencontrèrent pas un soldat. Enfin, à mesure que la pensée d’une adhésion à la coalition d’Augsbourg mûrissait dans son esprit sous la pression de Louis XIV, il faisait aux vaudois ces avances qu’Henri Arnaud repoussa avec tant d’imprévoyance. Cette lenteur à comprendre faillit causer la ruine des derniers défenseurs de l’Israël des Alpes.

Ils s’étaient retranchés à la Balsille, sur cette montagne indiquée par les instructions de Janavel comme le dernier asile de l’indépendance et de la foi vaudoises. Elle est située au couchant de la vallée de Saint-Martin, et s’élève par gradins de rochers superposés qui forment autant de bastions naturels tournés contre la vallée. De l’autre côté, elle se relie à la chaîne centrale des Alpes par des précipices et des escarpemens qui ne peuvent servir de passage qu’au chamois et au bouquetin. Au mois de mai 1690, une armée française descendit sur le versant italien, sous la conduite de Catinat ; elle avait mission d’en finir avec les bandits des Alpes et d’imposer à Victor-Amédée II les prétentions que l’on sait. Une lettre d’un officier savoyard rend compte du premier assaut donné à la montagne par une division française. « Je n’ai que le temps de vous dire que les Français ont inutilement attaqué le fort de la Balsille, et qu’ils ont été obligés de se retirer après avoir perdu 150 soldats, 3 capitaines, des subalternes et quelques blessés, entre autres 1 colonel et 1 lieutenant-colonel, qui a été fait prisonnier avec les deux sergens restés auprès de lui pour le secourir. Ce lieutenant-colonel a été fort surpris de trouver dans le fort dix-neuf ou vingt officiers à galons or et argent, qui l’ont traité en gens de guerre et fort humainement, jusqu’à lui permettre d’envoyer quérir le chirurgien-major de son régiment et tout ce qui pouvait lui être nécessaire. » Ce premier échec ne ralentit pas les travaux d’attaque, car il fallait détruire à tout prix ce nid de barbets, selon le mot du marquis de Feuquières, ambassadeur de France à Turin, qui vint prendre lui-même le commandement du siège sous les ordres de Catinat. Cinq corps d’attaque se forment autour de la montagne ; chaque soldat est accompagné d’un pionnier portant une fascine, un sac de laine ou de terre pour se mettre à l’abri des balles vaudoises ; sur les hauteurs voisines du Gugnivert, on hissa du canon à la force des bras et des épaules. Enfin, quand tout fut près pour l’assaut, on cria aux assiégés, à l’aide d’un porte-voix, de se rendre, que chacun d’eux recevrait un passeport et 500 louis d’or pour quitter le pays. L’ambassadeur leur envoya un parlementaire pour traiter de la capitulation sur ces bases, et les menaça, en cas de refus, de les pendre tous. Arnaud fit une réponse d’une énergie antique. « Nous ne sommes point sujets du roi de France, et, ce monarque n’étant point le maître de ce pays, nous ne pouvons faire aucun traité avec aucun de vos messieurs. Nous sommes dans les héritages que nos pères nous ont laissés de tout temps, et nous espérons, avec l’aide de celui qui est le Dieu des armées, d’y vivre et d’y mourir, quand même nous ne resterions que dix pour les défendre. Si votre canon tire, nos rochers n’en seront point épouvantés, et nous entendrons tirer. »

Mais que pouvait cette poignée d’hommes contre une armée française ? Le 14 mai, après un assaut terrible, la dernière retraite vaudoise fut emportée. Heureusement pour les assiégés, la nuit vint, et un brouillard, comme il s’en élève vers le soir sur les Alpes, enveloppa la montagne avant qu’on eût pris le retranchement qui en couronnait le sommet. Le lendemain, quand l’ennemi pénétra dans la dernière redoute, il n’y trouva plus les vaudois : ils avaient fui pendant la nuit par un escarpement tellement difficile à traverser que les Français n’en pouvaient croire leurs yeux, et on les aperçut filant déjà comme un troupeau de chamois derrière le Gugnivert et se dirigeant sur le massif des Alpes centrales. Ils y errèrent pendant trois jours, et le quatrième, étant descendus dans l’ancienne forteresse naturelle des barbes, au Prà del Tor, ils y apprirent la grande nouvelle apportée par un envoyé du général piémontais Pallavicino : Victor-Amédée II venait de déclarer la guerre à la France ! Il avait enfin éclaté à la nouvelle prétention de Louis XIV d’occuper Verrua et la citadelle de Turin. « Il y a assez longtemps qu’on me traite en vassal, dit-il ; maintenant on veut faire de moi un page ; le temps est venu de montrer ce que je suis. » Dès lors la cause vaudoise devint la sienne propre. Il dit au capitaine vaudois venu auprès de lui pour organiser une guerre de guérillas sur les derrières de l’armée française : « Vous n’avez qu’un Dieu et un prince à servir. Servez Dieu et votre prince fidèlement. Jusqu’à présent nous avons été ennemis, désormais il nous faut être bons amis. D’autres ont été la cause de vos malheurs ; mais si, comme vous le devez, vous exposez vos vies pour mon service, j’exposerai aussi la mienne pour vous, et tant que j’aurai un morceau de pain, vous en aurez votre part. »

L’heureuse nouvelle ne tarda pas d’arriver aux vaudois du dehors, aux dispersés de l’Israël des Alpes. Ils se hâtent vers la patrie rouverte, ils arrivent de tous les points de la dispersion, du Brandebourg, de la Westphalie, du Wurtemberg, de la Hollande et de la Suisse, avec leurs femmes et leurs enfans, et viennent réoccuper le sol natal, abandonné par les colons catholiques moyennant une indemnité réglée par le duc. Les prisons rendent leurs prisonniers, les grandes familles du Piémont les enfans volés, et ceux qui par faiblesse se sont faits catholiques, « les captifs de Babylone, » comme on les appelait, sont aussi autorisés à retourner au culte de leurs pères et à la « montagne de l’Éternel. » Il ne manque au rassemblement que ceux qui sont tombés dans les mains du pharaon de Versailles : ceux-là rament sur les galères, ou sont morts par le fer, le feu et la corde. Tel fut le sort du commandant Turrel, le héros de Salbertrand. Il était allé au milieu de l’hiver recruter en France les victimes des dragonnades pour la guerre des Alpes. Arrêté en Dauphiné, il avait péri du supplice de la roue à Grenoble, et douze de ses recrues avaient été pendues, « six à sa droite et six à sa gauche, » dit la relation vaudoise. La mort a fait de grands vides parmi cette population naguère si prospère ; mais enfin les survivans sont libres, ils peuvent adorer Dieu selon leur conscience, relever leurs temples et leurs maisons et cultiver en paix leurs héritages. La reconnaissance en fait des héros, et pour le prince qui leur ouvre la terre promise ils auraient soulevé leurs montagnes, entassé Pélion sur Ossa. Tous les historiens du Piémont ont rendu hommage à la valeur qu’ils déployèrent pendant cette guerre, qui dura cinq ans. « Ils furent d’un grand secours pour le duc de Savoie, » dit Carlo Botta. « Ces montagnards, ajoute le comte de Saluées dans son Histoire militaire, coururent se joindre au marquis de Parella, qui les avait attaqués naguère, et les petits combats qu’on livra dans les montagnes coûtèrent plus de mille hommes à l’ennemi, qu’on chassa de Luzerne. » La forteresse de Coni, qui était la clé du Piémont du côté de Tende, fut défendue par eux et par les habitans de la ville. Henri Arnaud, qui venait d’être nommé colonel par le duc, se multiplia avec son corps volant de coreligionnaires, tombant à l’improviste sur les détachemens français qui gardaient les défilés, enlevant les dépêches et les convois qui descendaient sur Pignerol et poussant même des pointes jusqu’en Dauphiné. Ces héroïques partisans, que Louis XIV croyait avoir anéantis, fatiguèrent l’armée française d’Italie par des attaques incessantes sur ses derrières, et leur action ne fut pas étrangère aux grands résultats de cette guerre, qui se termina en 1695 par la restitution au duc de Savoie de Casale, de Pignerol, des vallées du versant italien, et par la neutralité de l’Italie, ce grand principe si cher à la maison de Savoie.

Le duc reconnut ces services par l’édit du 23 mai 1694, qui fut la charte de la restauration vaudoise. La dissidence religieuse n’avait été jusqu’alors qu’un fait dans ses états, un fait impatiemment supporté et souvent contesté; elle devint un droit légal et écrit à dater de cet édit, qui provoqua une tempête incroyable de récriminations. Le pape protesta par sa bulle du 19 août suivant, qui déclara la nouvelle loi nulle et de nul effet, et défendit, sous peine d’excommunication, de l’observer. Irrité de cette intervention papale, le duc déféra la bulle au sénat du Piémont, et la peine de mort fut prononcée contre tout prêtre ou évêque qui la publierait. Un seul osa enfreindre l’arrêt du sénat, et ce fut un chanoine de cette antique abbadia de Pignerol qui s’était donné la mission de persécuter les vaudois depuis six siècles. Le fait étant resté isolé, on n’y prit pas garde. Louis XIV vit aussi cet acte réparateur d’un mauvais œil; son désir de ramener le duc aux traditions de l’intolérance hâta la paix de 1695. Dans le traité qui restitua au Piémont les vallées du versant italien, il fit insérer une clause secrète qui obligeait Victor-Amédée à interdire le culte vaudois. Ce fut une nouvelle désolation dans ces vallées; mais les anciennes, celles qui avaient été l’objet de l’édit de 1694, restèrent sous le bénéfice de cette charte de restauration. Elles n’ont plus eu dès lors à se défendre contre les ducs, devenus les rois de Sardaigne et les rois d’Italie. Ce ne fut pas la liberté de Savoie, comme nous l’entendons aujourd’hui, qui fut accordée aux vaudois; ils restèrent sous une législation exceptionnelle, n’ayant pas les mêmes droits que les catholiques, éloignés des fonctions publiques, toujours parqués sur leur territoire; mais ils y ont pu vivre, prier et adorer selon leur conscience, ils ont eu leur place marquée dans la monarchie des Alpes. Tandis qu’en France la famille protestante était sans état civil, ici elle avait son registre tenu par le pasteur au même titre que le registre de la famille catholique par le curé. Tandis qu’en France le protestantisme était proscrit et ne put relever ses temples qu’à la veille de la grande révolution, ici il avait une organisation complète, un conseil supérieur nommé par l’élection, présidé par une sorte d’évêque appelé modérateur, et qui tenait ses assises annuelles tantôt dans une vallée, tantôt dans une autre, avec l’assistance et sous l’œil d’un commissaire royal. En un mot, il n’est pas de pays catholique où la minorité dissidente ait eu une situation plus privilégiée qu’ici depuis l’acte réparateur de Victor-Amédée II jusqu’au grand événement qui a transformé le monde moderne.

Ce n’est pas inutilement et sans profit que le Piémont a eu sous les yeux le spectacle séculaire d’un petit peuple invincible dans sa foi et luttant sans cesse pour le droit et la liberté. Si les classes illettrées y sont demeurées insensibles et fermées, il n’en est pas de même des classes éclairées et de cette aristocratie piémontaise jadis si intolérante. Elle a déposé ses préjugés et ses préventions en voyant cette fermeté dans la revendication des droits de la conscience humaine. L’éloignement qu’elle éprouvait autrefois s’est changé en sympathie. Ce qu’il y avait d’acceptable pour une conscience catholique dans la dissidence religieuse a été peu à peu accepté, et l’idée d’une religion dépouillée de l’attirail de la puissance temporelle, cette idée, qui est l’essence même de la protestation vaudoise, a fait son chemin dans les esprits; elle a passé de l’opprimé à l’oppresseur piémontais, et a conquis peu à peu les autres parties de la nation. Aujourd’hui l’Italie est de toutes les nations catholiques la mieux préparée à l’abolition du pouvoir temporel des papes et à la séparation de l’église et de l’état. La leçon donnée par le valdisme a été lente à pénétrer, mais enfin elle a pénétré. Le faible foyer allumé sur les Alpes dès les temps du moyen âge a fini par communiquer de sa chaleur aux pays environnans. On a vu en 1848 combien la sympathie pour les vaudois avait gagné les hautes classes du Piémont. L’adresse au roi Charles-Albert pour demander leur émancipation se couvrit en quelques jours de six cents signatures, parmi lesquelles on remarquait les grands noms de ce pays, les d’Azeglio, les Cavour, les Balbo. L’émancipation fut accordée, et dès lors le ferment vaudois a pu se répandre librement dans la masse italienne et faire lever ici et là des congrégations et des églises dissidentes. Le Piémont d’abord a été envahi par la propagande vaudoise, et l’Italie a revu des colporteurs et des évangélistes plus rassis et plus calmes que ceux des XIIIe et XVIe siècles, mais non moins zélés, allant de bourgade en bourgade et semant partout la parole divine. Autour d’eux se sont groupés des centres de protestation, et aujourd’hui il est peu de villes italiennes de quelque importance qui n’ait son église dissidente. Quelques esprits chagrins, trop attachés à l’ancienne idée d’unité religieuse, ont déploré cette fermentation ; mais, en regardant attentivement aux conditions morales qui font aujourd’hui la force des nations, on est plutôt tenté de déplorer la faiblesse de l’action vaudoise ou la nature réfractaire des élémens qu’elle a rencontrés. La concurrence, la lutte et la discussion sont les conditions de la vie moderne, et il faut plaindre le peuple qui s’interdit de toucher au domaine religieux, qui abandonne les intérêts supérieurs de sa conscience au jugement sans appel d’une autorité indiscutable et infaillible, car l’immobilité dans cette sphère entraînera bientôt l’immobilité dans les sphères inférieures de l’activité humaine.


HUDRY-MENOS.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1867, des 1er avril et 1er août 1868.
  2. Histoire de la persécution des vallées de Piémont, contenant ce qui s’est passé dans la dissipation des églises et des habitans en l’an 1686.