L’Italie d’hier/Préface

La bibliothèque libre.
Charpentier & Fasquelle (p. i-vi).

PRÉFACE



Dans l’automne de 1855, à ce moment de la vie, où nous étions presque à notre début littéraire, mon frère et moi, partions pour l’Italie, dans l’intention de trouver sur cette terre inspiratrice, les éléments d’un livre.

Or, à la première ville italienne, à Domodossola, nous achetions un carnet de papeterie primitive, relié en parchemin blanc, et qu’entourait, comme fermeture, une petite lanière de cuir, semblable à la queue de rat d’une tabatière, — un carnet, comme en ont les marchands de chevaux de la Lorraine — et sur ce carnet, tour à tour, nous jetions, en notes, tout ce qui nous tombait sous les yeux : aussi bien la description d’une fromagerie de parmesan, que de la boucle de cheveux de Lucrèce Borgia, conservée à l’Ambroisienne ; aussi bien la description des bals du grand-duc de Florence, que de « l’Apothéose de Thomas d’Aquin » dans le tableau de Taddeo Gaddi ; aussi bien la description de l’hôpital des Vénériennes della Scuola San Marco, à Venise, que du Jour des Rameaux à Saint-Pierre ; aussi bien la description du stenterello du théâtre Borgognissanti, que de la poupée romaine du Musée du Vatican.

Et ces descriptions, pour mieux les faire parler plus tard à notre mémoire, mon frère, avec son incontestable talent de peintre, les doublait de rapides croquis à la mine de plomb, et même, quelquefois, en faisait revivre la couleur, dans de lumineuses aquarelles, entremêlées avec l’écriture sur le mauvais papier du carnet.

Toutes ces descriptions de la plume et du crayon étaient fidèles, exactes, rigoureusement prises sur le vif des êtres ou le calque des choses. Toutefois, en ces années, inquiètes, hésitantes, sur la voie que le lettré doit prendre, la religion de la réalité, de la vérité absolue, appliquée à l’humanité ou à la matière, dans la reproduction littéraire, n’était pas encore née en nous. Bien au contraire, nous nous trouvions dans cette même disposition lyrique et symbolique des jeunes esprits de l’heure présente, avec, au fond de nous, un certain mépris pour la transcription du vrai, du non imaginé, et renfoncés encore en ce mépris par le manque de talent et de style de Champfleury. Et les études d’après nature que nous faisions alors de l’Italie, n’étaient, pour nous, que le stratum d’un livre de prose poétique, fantastique, lunatique, — d’un livre de rêve, donné comme le produit d’une suite de nuits hallucinatoires.

Après six mois de séjour en Italie, au retour à Paris, nous écrivions une série de morceaux, sur Venise, Florence, Rome, Naples. Le travail sur Venise mené à fin, et auquel nous donnions le titre de Venise la Nuit, nous le portions à Théophile Gautier, au moment où il venait de prendre la direction de l’Artiste, et notre Venise paraissait en deux articles…

Ah fichtre ! quelle réception nous faisait, deux ou trois jours après, Aubryet, qui avait apporté, avec le frère d’Arsène Houssaye, l’argent de ce nouvel avatar de l’Artiste : « On n’avait pas l’idée d’articles pareils… c’était du pur charentonisme… La Ville et la Province se désabonnaient en masse… On aurait vraiment dit que nous voulions donner le coup de la mort à la tentative généreusement risquée par eux, en faveur d’un renouveau artiste de la littérature. »

Enfin, Aubryet nous faisait un tableau, si noir, si noir du préjudice causé à la Revue, par nos deux articles, que nous n’osions pas en demander le payement.

Au fond l’épouvante de notre prose, chez Aubryet, épouvante que nous retrouvions dans quelques articles de confrères, à cette première heure où l’on manque de la certitude en son œuvre, mettait en notre esprit, un trouble, un doute. Nous nous demandions, si nous ne nous trompions pas, si notre conception n’était pas d’une imagination trop déréglée, trop excentrique, trop extravagante, et ma foi, un beau jour, nous jetions dans la cheminée — sans en garder copie — tout ce qui n’avait pas paru de notre manuscrit, et reléguions, dans l’ombre d’un tiroir, le carnet italien à la fermeture de queue de rat.

Malgré tout, je gardais pour notre « Venise » un rien du sentiment de prédilection que les mères ont pour leurs enfants mal venus. Cette étude, avec ses défauts d’outrance, était pour moi un curieux renseignement sur nos cerveaux, sur leur ébullition un peu désordonnée, avant le refroidissement, l’apaisement, l’assagissement du talent formé, et je caressais la pensée de faire, un jour, de ces deux articles, un petit bijou typographique.

Cette pensée, longtemps un peu dormante, devenait, l’année dernière, une idée fixe, une obsession, et à l’automne, partant pour un séjour dans la Meuse, j’emportais le carnet italien — dont le parchemin avait été remplacé par un maroquin du Levant — pour y puiser les éléments d’une courte préface. Mais, je dois le dire, quand j’eus remis les yeux dans le petit manuscrit, j’eus un étonnement de ce qu’il contenait d’intéressant, sur les peintres primitifs, sur l’aspect des paysages, sur les silhouettes du populaire, sur le caractère de la beauté de la femme italienne, sur la cour de Toscane, sur les cérémonies de la semaine sainte à Rome, — enfin, au milieu de choses encore vivantes, sur tant de choses mortes aujourd’hui.

Et, au lieu d’une préface, je tirai de nos notes et de nos croquis de 1855 et 1856, en leur laissant leur jeunesse, un volume qui sert aujourd’hui d’introduction à Venise la Nuit.

Auteuil, mars 1893.
Edmond de Goncourt.