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L’Italie d’hier/Un dimanche

La bibliothèque libre.
Charpentier & Fasquelle (p. 21-29).
Portrait de ma personne emmitouflée, en gondole
Portrait de ma personne emmitouflée, en gondole
Caricatures du gras Morosini et du maigre Colonna
Caricatures du gras Morosini et du maigre Colonna

UN DIMANCHE.


La place Saint-Marc à deux heures. — Une musique allemande par un régiment hongrois, aux guêtres bleues. — À la porte du café Florian, la réunion de la société aristocratique, des descendants masculins des nobles familles, des Morosini et des Colonna, qui ont l’air des gras et des maigres d’une ancienne image. — Les grandes dames de la société vénitienne se promenant sous des toilettes parisiennes en retard, mettant un endimanchement bourgeois à leur beauté, fiévreusement sculpturale. — Ce monde, à tout moment, traversé par des marchands ambulants de fruits confits, de pruneaux, de nèfles, d’écorces de citron, glacés de sucre, enfilés le long d’une petite baguette. — Trois jeunes filles suivies d’une gouvernante, au nez de Hyacinthe, et d’un petit laquais, les jambes en manches de veste dans une culotte collante, et, son maigre torse dans une redingote étriquée, le faisant ressembler à un i qui badauderait en gaminant.

— Rien de nouveau ? jette en passant l’une des trois contessines à une amie.

— Rien. Je suis bien inquiète !

Il s’agit d’un amoureux de Milan, dont le panier qui sert au boulanger à monter le pain, au facteur les poulets amoureux, n’a pas apporté de nouvelles. C’est ainsi qu’on se renseigne là, au passage, entre jeunes filles.

Et celle-ci, me dit, quelques instants après, l’ami Baschet, est la jeune fille qui dernièrement, pour causer seule avec son amoroso, a cassé deux carreaux, à l’effet d’écarter la mère un peu rhumatismale, et de la reléguer au fond de la grande galerie, parmi ses vieux galants, — cette mère qui disait encore, ces jours-ci, à Baschet : « Moi aussi, j’ai été femme ! » Tête de Veronica Franco, l’Aspasie vénitienne, dont Henri III emporta un portrait, exécuté par le Tintoret

Au haut d’une baguette plantée dans le sol, se lit sur une bande de parchemin : Victoris Carpatio Veneti opus. Un ciel d’un bleu tendre qui s’argente et pâlit à l’horizon. Sur ce ciel, des voiles à demi carguées de galères s’enflant au vent, des mâts pavoisés de drapeaux, des étendards, des écus peints de couleurs éclatantes. Au bas d’une colline aux petits arbres rabougris, un palais revêtu de marbres verts et violets, à la porte encastrée dans des bas-reliefs représentant des amours jouant avec les trophées du dieu Mars, et au-dessus un mur crénelé, où court, il me semble bien, le croissant des Mahométans, et en haut duquel se lient, un pied sur une boule, un Apollon de bronze vert, dominant la campagne, où des maisons roses enfermant de petits jardins au feuillage noirâtre, dressent dans le ciel des cheminées en mortier. Au-devant du palais, sur le coquet mur duquel court une frise de lauriers, se dresse, sur un piédestal de marbre blanc, un mât où se balance une flamme d’or. Là, un enfant aux bas verts, à la calotte rouge, joue d’une sorte de violon long, près d’un vieillard assis sur un banc, tenant hiératiquement un bâton surmonté d’une boule d’or.

Tête d’éphèbe de Carpaccio, du musée Correre De jeunes éphèbes se promènent, coiffés de hauts toquets à la soie frisée ; les uns ont des bas rouges, les autres des bas noirs, où montent jusqu’aux genoux des ornements brodés. Un petit mantelet vert ou bleu leur fuit des épaules, et ils ramènent devant eux un grand manteau rouge ou violet, tombé à la taille derrière leurs dos. Ces éphèbes ont le front noyé sous les frisons de cheveux qui leur baignent le cou et les épaules, le nez d’une accentuation finement aquiline, la bouche petite et dédaigneuse, le menton court et saillant, et leur œil noir est comme perdu dans un rêve.

À gauche se trouve un portique de marbre, élevé de trois marches, où un souverain, un doge, en calotte, — le corno, peut-être, — en manteau de drap d’or, entouré de sa cour, a devant lui un ambassadeur à genoux, tandis qu’un interprète lit une lettre de présentation.

Sur la seconde marche du portique, en compagnie d’une autruche, un singe habillé et encapuchonné de pourpre, croque un citron.

Un tableau de la vie réelle de la vieille Venise, et qui, sous le pinceau du peintre-poète Carpaccio, a quelque chose d’un pays de fantaisie, d’un monde de son imagination, où le moyen âge de l’Europe se mêle à l’Orient, ainsi que dans toute la suite de ses toiles, étalées là, et où reviennent toujours sur le pâle azur du ciel, des drapeaux, des enseignes, des banderoles, et des dômes, et des campaniles, et des clochers, et des rochers bizarres hérissés de forteresses étranges. Et c’est encore, sur l’eau limpide et morte, des galères pavoisées, et la flotte des gondoles, recouvertes de tapis d’Orient, où sont des femmes sans sourire, aux chevelures ardentes semées de perles, dans les robes de pourpre brodées d’or, près de petits chiens blancs, qui ont l’air de pelotes de peluche — flotte de gondoles, manœuvrées par ces gondoliers vêtus de couleurs voyantes, du milieu desquels se détache ce musculeux nègre, à la toque rouge, à la torsade blanche, en glands de sonnette autour du cou, au pourpoint sombre éclairé par des crevés, au caleçon dessinant un échiquier noir et blanc, sur un collant bleu.

Dîner au Giardino, nommé ainsi à cause de ses treilles. — Une espèce de Ramponneau, où il y a un coin avec des boxes pour les gens à chapeau. — Des habitués de ce quartier, dont beaucoup, il y a vingt ans, n’avaient pas mis les pieds sur la place Saint-Marc, une population de bouchers, comme Castello est le quartier des gondoliers : des hommes coiffés de laine rouge, avec dessous des profils grecs, et qui s’entretiennent entre eux d’une voix douce et musicale. — Nous mangeons un risotto : un riz au gras, relevé de fromage, et dans lequel sont des foies de volailles. — Momolo, le chef de l’endroit, mandé par nous pour nous donner la recette, se refuse à venir. — Le risotto est suivi de quatre plats de poissons : parmi lesquels il y a un rombo, des rougets, des scampi, de petits poissons qui ont l’air de queues de crevettes, et qui ont un goût d’artichaut. Puis une salade de choux-fleurs, et comme entremets, un énorme zabaione. Un marchand de marrons, coiffé d’une calotte grecque, dans une houppelande verte, blanche sur toutes les coutures, et que recouvre sur le ventre un petit jupon blanc tombant jusqu’à mi-jambes, passe entre les tables, un panier au bras, offrant sa marchandise, pendant qu’un guitariste joue dans un coin de la salle.

L’addition est apportée, écrite au fond de l’assiette, et la répartition se fait sur le cul de l’assiette, passé à la bougie.

Caricatures du Vinci, d’après un dessin de l’Académie En ces temps, où la mélancolie d’une nation n’est pas constatée dans les livres, elle est écrite d’une manière bien visible dans les tableaux.

Voyez donc, dans les vieux tableaux de Venise, les accoudements pensifs des femmes aux balustrades, les élévations de leurs yeux au ciel, leurs regards longs, qui vont au delà de celui qui leur parle, ou leurs regards vagues de côté, regards qui ne regardent pas, et qu’accompagnent des déliements de mains, des dénouements de corps d’êtres, distraitement et songeusement pensifs. Chez les jeunes gens, ces bruns éphèbes qui semblent avoir dans les veines du sang arabe, c’est presque la grave rêverie de l’Orient, et l’enfance est peinte dans une espièglerie reposée, qui ne déborde que dans la lumière de ses yeux.