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L’Italie et la révolution italienne de 1848/01

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L’Italie et la révolution italienne de 1848
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 785-813).
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L’ITALIE


ET LA


RÉVOLUTION ITALIENNE DE 1848




PREMIERE PARTIE.
L’INSURRECTION MILANAISE. — LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE. — LES CORPS AUXILIAIRES.[1]




J’ai vu se former l’orage qui menaça d’abord les princes italiens et qui menace aujourd’hui les peuples mêmes de l’Italie ; j’ai secondé de tout mon pouvoir les nobles efforts tentés par quelques hommes d’élite afin d’éclairer les Italiens de toutes les conditions et de toutes les provinces sur leurs véritables intérêts, et leur donner confiance dans leurs propres forces ; j’ai vu s’allumer leur courage, leur intelligence s’ouvrir, leur résolution se former ; j’ai partagé leurs espérances ; enfin, j’ai glissé avec eux sur la pente de l’abîme où un effort désespéré peut seul encore nous retenir. Les événemens à travers lesquels l’Italie a marché de progrès en progrès, de victoire en victoire d’abord, et de défaite en défaite, d’humiliation en humiliation ensuite, sont enveloppés d’un si grand mystère, les causes et les conséquences en sont si mal appréciées, l’ordre en est si bizarre, les circonstances en sont si étranges, qu’il est presque impossible de s’en former aujourd’hui une idée exacte, comme aussi d’en porter un jugement équitable. C’est pourquoi je vais essayer de raconter simplement les faits dont j’ai été le témoin, tout en laissant à d’autres le soin d’expliquer ceux dont je ne saurais rendre raison avec quelque vraisemblance.

Il est une question à laquelle il importe de répondre avant tout. — Comment se fait-il que l’histoire d’Italie soit encore un mystère au siècle où nous vivons et dans la partie du monde que nous habitons ? — La publicité n’a-t-elle pas tout envahi en Europe ? Y a-t-il encore des causes secrètes, et les motifs des actions de tous peuvent-ils demeurer cachés ? L’histoire d’Italie manque d’unité, parce que l’Italie elle-même en a toujours manqué. Ce n’est pas là une seule histoire dont toutes les parties, groupées autour d’un sujet principal, marchent à un même dénoûment. Ce sont plusieurs histoires distinctes et pourtant se touchant et se tenant les unes les autres de si près, qu’aucune ne peut subsister indépendamment de ses compagnes. L’histoire est toujours plus ou moins soumise aux lois qui régissent les poèmes dramatiques. Or, le moyen de rendre clair et attachant un drame dans lequel ne se trouve aucune des trois unités ! Là ne gît pourtant pas toute la difficulté, ou, pour mieux dire, cette première difficulté en engendre d’autres. Les Italiens sont de tous les peuples d’Europe celui dont le génie subtil a donné naissance aux politiques et aux hommes d’état les plus artificieux. Toutes les villes de l’Italie n’ont pas lutté entre elles de force et de pouvoir seulement ; elles ont lutté d’habileté, de ruse, et quelquefois de fraude. Figurez-vous Machiavel d’un côté, les Borgia de l’autre, — Galéas Visconti ou Ludovic le More aux prises avec les princes de la maison de Savoie, avec André Doria ou avec les grands hommes de la république de Venise, — les Bentivoglio avec les Ezelins, les Montefeltre ou les La Rovère, — et voyez si vous pouvez vous flatter de connaître les événemens dans lesquels ces hommes ont joué le principal rôle, et qu’ils ont par conséquent intérêt à présenter sous un faux jour. Qu’un homme puissant et adroit soit pour quelque chose dans une affaire, et personne ne pourra s’en former une idée précise. Que sera-ce donc si le pape, tous les princes de la chrétienté et les plus rusés politiques du monde y sont intéressés, et chacun d’une manière différente ? Pour prouver la vérité de mon assertion, je voudrais que l’on me permît de dresser une liste de tous les princes qui eurent quelque chose à démêler avec la cour de Rome, et l’on verrait que l’histoire les érige en héros ou en tyrans, selon qu’ils se sont montrés pleins de déférence envers le saint-siège, ou disposés à résister à ses volontés impérieuses. En Italie, on ne saurait trop le répéter, autant de villes, autant d’intérêts divers, autant d’hommes appelés à les représenter, et par conséquent autant de versions différentes pour les mêmes faits, autant de systèmes auxquels on force les événemens de se conformer.

Le développement que la publicité a acquis depuis un demi-siècle en Europe a rendu en quelque sorte plus impénétrables encore les nuages qui enveloppèrent de tout temps l’histoire d’Italie. Il n’y a guère qu’un an, les gouvernemens italiens et leurs adhérens jouissaient seuls du privilège d’en appeler par la presse à l’opinion publique. Le citoyen patriote et libéral qui prétendait rectifier les fausses assertions des agens de la police autrichienne et de toutes les polices qui en découlent, courait grand danger d’aller expier cet excès d’audace sur la paille d’un cachot. Les nations étrangères, la France, l’Angleterre et l’Allemagne libérale, savaient bien à peu près à quoi s’en tenir sur la véracité des écrivains auxquels l’Autriche laissait la faculté d’écrire sur les affaires politiques d’Italie ; mais, si elles refusaient d’ajouter foi à leurs assertions, il fallait aussi qu’elles renonçassent, en l’absence de témoignages sincères, à se former une idée de ce qui se passait véritablement dans la péninsule. Les mieux renseignés sur les affaires d’Italie étaient donc précisément ceux qui avouaient n’en pas connaître le premier mot, tandis que ceux qui croyaient en être informés par les ouvrages publiés en Italie tenaient pour vrais des faits complètement faux, et acceptaient comme équitables les jugemens les plus iniques.

Le voile qui cachait à l’Europe les questions italiennes s’épaissit encore, lorsqu’une ombre de liberté de la presse eut pénétré en Italie, et lorsque les intérêts divers qui depuis long-temps s’agitaient sourdement dans la péninsule se trouvèrent ouvertement aux prises. La partie libérale de la population, le peuple et ses amis marchèrent avec ardeur, avec courage et franchise à la conquête de leurs droits, sans trop se soucier des pièges que leur tendaient leurs ennemis communs. Tirant avantage de cette confiance naïve, le parti rétrograde et absolutiste, le parti de l’étranger, entreprit de semer la discorde par de calomnieux rapports entre le peuple et ceux qui s’étaient institués ses défenseurs. On s’attacha à dénaturer les caractères, les intentions et les actes des adversaires de l’Autriche, de telle façon que les libéraux ne se reconnussent plus eux-mêmes et que les nations étrangères leur retirassent à jamais toute estime et toute sympathie,

J’ai assisté, ai-je dit, au drame qui vient de se dérouler en Italie et à la catastrophe dont les suites pèsent encore sur cette malheureuse contrée. En parcourant la péninsule d’une extrémité à l’autre, j’ai entendu des faits dont j’avais été moi-même le témoin racontés de cent manières différentes. J’arrive en France, et j’y trouve de nouvelles versions qui s’écartent de la vérité au point de la rendre méconnaissable. Comment l’histoire se fera-t-elle ? comment découvrira-t-on, à quelques siècles de distance, la raison et les suites d’événemens présentés sous tant d’aspects divers et dont aucun n’approche du vrai ? C’est afin de donner un récit exact de ces événemens que je prends la plume. Mon témoignage ne sera pas accepté aujourd’hui par tout le monde : ceux surtout auxquels il est peu favorable trouveront commode de le récuser ; mais l’on s’apercevra tôt ou tard que j’ai raconté les faits sans aucune altération et que je n’ai eu pour but, en écrivant, le triomphe d’aucun parti. Il y a un accent de vérité qu’on n’emprunte pas et qui, là où il se trouve, est toujours reconnu.


I.

L’histoire de l’Italie depuis cinq mois comprend deux ordres de faits bien distincts. D’une part, l’attention est attirée par le gouvernement provisoire de Milan, de l’autre, par les opérations de l’armée piémontaise. Il y a là deux centres d’intérêt que nous chercherons à ne pas confondre. Pendant les premiers mois qui suivirent son installation, le gouvernement provisoire de Milan a eu sur les affaires de l’Italie une action qu’il importe d’apprécier ; dans la période plus récente, qui a précédé la capitulation de Milan, l’armée piémontaise apparaît comme le principal acteur. C’est le rôle peu connu du gouvernement milanais que nous voudrions préciser dans la première partie de cette étude.

Au commencement de l’année 1848, le sort de Palerme et de Milan préoccupait surtout les esprits. La première de ces villes essayait de s’arracher au joug d’un gouvernement oppresseur, mais national ; l’autre se préparait à s’affranchir de la tyrannique et cruelle domination de l’étranger. Quant aux autres provinces de l’Italie, elles semblaient marcher à pas lents, mais sûrs, vers un meilleur état de choses. Turin, Florence et Rome poussaient à l’envi leurs gouvernemens dans la voie du progrès, et toute violence nouvelle commise par le roi de Naples ou par l’empereur d’Autriche soulevait partout d’unanimes élans d’indignation.

La révolution milanaise éclata dans la journée du 18 mars. Toutes les villes de la Haute-Italie répondirent à ce signal, et, chassés de tout asile, fuyant devant une population désarmée, mais héroïque, les soldats autrichiens cherchèrent un refuge dans leurs places fortes, disposées à l’avance pour les recevoir. Pendant que Milan livrait bataille dans ses rues, le peuple s’ameutait à Gênes, à Turin, devant les palais du gouverneur et du roi ; il déclarait qu’il voulait se battre, se mettait en marche, et faisait comme une violence morale au roi Charles-Albert pour le décider à la guerre. Le marquis Pareto, de Gênes, venait d’entrer au ministère, et n’avait accepté le portefeuille qu’à la condition de porter secours aux Lombards. Les menaces réitérées de l’Autriche et les dispositions bien connues de la population piémontaise avaient contraint le gouvernement à se mettre sur le pied de guerre, de sorte qu’il suffit d’un ordre donné et de trois jours de marche pour amener l’armée piémontaise sous les murs de Milan. Elle n’y entra pourtant pas, car l’armée autrichienne en était déjà fort éloignée, dans la direction de Mantoue et de Vérone.

Ces deux villes voulaient et pouvaient fermer leurs portes aux soldats de Radetzki et se défendre jusqu’à l’arrivée des Piémontais. Les forteresses de Mantoue et de Vérone renfermaient à la vérité une garnison autrichienne, mais trop faible et trop découragée pour être à craindre. La conspiration de la lâcheté et de la perfidie, conspiration permanente pendant toute la durée de la guerre parmi certains hauts personnages du Piémont et peut-être aussi de la Lombardie, conserva ces deux places fortes et les deux autres moins importantes qui en dépendent, Legnago et Peschiera, au maréchal Radetzki. A Mantoue, ce fut l’évêque qui parcourut les rues de la ville, suppliant les habitans étonnés et interdits de lui laisser le soin de tout arranger avec le chef des troupes qui approchaient, et qui devaient, disait-il, se concerter avec les soldats enfermés dans la citadelle, de façon à sortir ensemble de la ville sans inquiéter la population et sans s’exposer à recevoir d’insultes. A Vérone, ce furent quelques nobles seigneurs qui, s’adressant au peuple de la part du vice-roi (l’archiduc Ranieri), le conjuraient d’accorder le passage à des troupes consternées, battues, qui ne demandaient que la faculté d’évacuer au plus tôt l’Italie. Dans l’une comme dans l’autre de ces villes, le mensonge réussit complètement. Les Mantouans et les Véronais consentirent à ouvrir un passage à l’armée autrichienne, qu’ils reçurent l’écharpe tricolore sur la poitrine et le fusil sur l’épaule, car dans chacune de ces villes la population s’était déjà constituée en garde nationale ; mais, à peine les troupes autrichiennes furent-elles dans les murs de Vérone et de Mantoue, que, levant le masque, elles déclarèrent ne plus vouloir en sortir. La garde nationale fut cassée, l’administration et la police autrichienne furent rétablies, et les étrangers commencèrent à faire peser sur ces deux malheureuses cités l’odieux système de contributions forcées qu’ils n’ont pas cessé de pratiquer depuis cette époque. A partir de ce moment aussi, la position de l’armée autrichienne, maîtresse des quatre plus fortes places de la Lombardie, devint formidable, et une tâche des plus difficiles échut à l’armée piémontaise.

L’enthousiasme et l’ardeur extrême des Milanais leur avaient rendu la victoire aisée ; mais, la victoire obtenue, il restait à constituer un gouvernement. Depuis trente-six ans que la domination autrichienne pesait sur la Lombardie, la carrière des emplois avait été fermée à tous les Italiens qui auraient pu s’y distinguer par leur caractère ou par leurs talens. Le peuple était donc réduit à chercher dans les familles nobles ses chefs et ses guides. Il y a sans doute en Lombardie des hommes capables de conduire la nation, à travers mille dangers, sur la voie des révolutions et des combats, vers la liberté et l’indépendance ; mais leurs noms sont ignorés du peuple, tandis que ceux des nobles familles qui acquirent leur célébrité quelques siècles avant nous sont dans toutes les mémoires. C’est vers ces familles, nous le répétons, que le peuple a dû se tourner d’abord. Parmi les nobles lombards, quelques-uns, non entièrement étrangers aux affaires, étaient connus pour leur attachement à la maison d’Autriche. D’autres, en plus grand nombre, témoignaient depuis long-temps une profonde aversion pour la puissance autrichienne ; mais, contraints par cette aversion même de se tenir éloignés des affaires, ils menaient une vie frivole et dissipée, et paraissaient incapables de diriger une administration. Ce fut donc aux plus libéraux parmi les premiers, aux moins frivoles parmi les seconds, que la nation accorda sa préférence ou plutôt son adhésion tacite.

Le comte Casati était podestat de Milan depuis six ans, ce qui signifie qu’il avait été réélu deux fois, et qu’il avait vécu en bon accord avec l’Autriche pendant tout ce temps. Le comte Borromeo, décoré de la Toison d’or, occupait plus d’une fonction à la cour de Vienne. L’un et l’autre de ces hommes, qui, avant l’année 1848, avaient toujours vécu en paix avec le gouvernement impérial et la police de Milan, s’étaient enhardis, peu de temps avant les événemens de mars, jusqu’à présenter quelques observations au gouverneur comte Spaur au sujet des actes d’inexplicable brutalité que lui-même ou ses collègues venaient de permettre ou d’ordonner aux soldats croates. Le gouvernement autrichien de Milan était en ce moment en proie à une sorte de fièvre : toute représentation, toute opposition, quelques ménagemens qu’on mît à les exprimer, lui étaient insupportables. MM. Casati et Borromeo reçurent d’abord l’ordre de se taire ; puis, sans même leur laisser le temps de résister ou de se soumettre, l’on passa aux menaces, aiix persécutions, à l’ordre d’exil et même d’arrestation. Loin de moi la pensée d’atténuer le mérite de la résistance de MM. Borromeo et Casati. Dans les quelques semaines qui s’écoulèrent entre leur rupture avec le gouvernement autrichien et la révolution milanaise, l’un et l’autre firent preuve de courage et de fermeté, le comte Borromeo surtout, qui refusa constamment, malgré des injonctions impérieuses et réitérées, de quitter Milan.

Telle était l’attitude de ces deux fonctionnaires lorsque l’insurrection, ayant renversé tout l’édifice de l’administration autrichienne, ne laissa debout que les autorités municipales dont M. Casati était le président. Le gouvernement provisoire qui se forma alors se plaça tout naturellement sous sa présidence. Le comte Borromeo se trouva aussi, et par la même raison, appelé au pouvoir. Le comte Durini, ancien podestat et homme d’une rare capacité en matières administratives ; le comte Giulini ; l’un des Mécènes de la Revue européenne et l’un des chefs d’un parti ou plutôt d’une petite école dite des humanitaires ; le comte Alexandre Porro, jeune naturaliste de mérite et collaborateur de M. le comte Giulini ; M. Baretta, administrateur assez intelligent, mais généralement connu pour son attachement à la maison d’Autriche et à son système ; le comte Pompée Litta, homme d’une rare distinction : tels furent les principaux collègues de MM. Casati et Borromeo. Autour d’eux vinrent se grouper les représentans des villes qui, ayant, comme Milan, chassé les Autrichiens, avaient envoyé leur adhésion au gouvernement de la métropole, au gouvernement provisoire de la Lombardie.

Peut-être, en lisant les noms des membres du gouvernement provisoire et des représentans des villes lombardes, a-t-on pensé qu’il y eut à Milan et dans les autres villes une sorte d’élection populaire qui attribua à quelques hommes le pouvoir souverain. Qu’on se détrompe : pendant que le bruit des canons, des fusils, du tocsin et du tambour ; remplissait l’air, pendant que la mort parcourait nos rues et que les destinées de l’Italie étaient en question, la plupart des hommes que nous venons de nommer se rendirent au palais Marino, se distribuèrent les rôles et se partagèrent le pouvoir. Ils ont souvent répété que, si le succès eût favorisé les Autrichiens, leurs vies eussent été les premières sacrifiées. Il est certain que l’Autriche eût sévi contre des hommes qui auraient franchement pris l’attitude et le rôle de chefs révolutionnaires ; mais, supposons qu’ils se fussent abstenus, pendant la lutte, de toute mesure hostile aux intérêts autrichiens : ne pouvaient-ils pas justifier leur conduite devant un ennemi vainqueur en se donnant comme des sujets fidèles qui s’étaient dévoués pour assurer l’ordre et contenir la fureur populaire ? Je ne dis pas que telle ait été la pensée des membres du gouvernement provisoire ; je tiens seulement à établir que le peuple n’a pas été appelé à les choisir, et que leur cause ne fut jamais confondue avec la sienne.

Le chef de la police, le baron Torresani, s’était échappé avec le reste de l’administration autrichienne. Il fallut donc réorganiser la police, et l’on s’y prit fort mal. Un ancien médecin de Padoue, aujourd’hui précepteur dans une famille vénitienne établie à Milan, homme d’esprit, mais d’un esprit superficiel et léger, point méchant, point capable, à mon avis, d’une trahison, égaré seulement par une vanité excessive, fut placé à la tête de la police. Jamais emploi n’exigea un plus rare mélange de pénétration, d’adresse et de fermeté ; jamais homme ne fut moins propre à le remplir que le nouveau directeur de la police milanaise, le docteur Fava.

Parmi les représentans que les villes révoltées envoyèrent à la métropole, l’un d’eux était connu de tous pour son attachement à la maison d’Autriche, et un autre ne l’était pas moins pour ses opinions républicaines. Ce dernier est le marquis Guerrieri de Mantoue ; le premier était envoyé par la ville de Como. Quelques Milanais ayant reproché ce choix à certains citoyens de Como, ceux-ci répondirent qu’ils ne connaissaient que trop bien les opinions de leur représentant, mais que, pour être admis dans un gouvernement quelconque, il fallait être rompu aux affaires, que Como renfermait sans doute un grand nombre d’hommes habiles, mais que personne n’avait pu les voir à l’œuvre, tandis que le comte Rezzonico avait donné des gages de son aptitude. Le gouvernement provisoire comptait aussi plus d’un secrétaire et un grand nombre de sous-secrétaires dont les opinions étaient singulièrement disparates, et qui tous avaient leur part d’influence et même de pouvoir. L’un de ces secrétaires, M. Mauri, homme d’un grand sens et d’un esprit rare, écrivain distingué, cœur honnête et d’une probité à toute épreuve, ne joignait à tant de qualités précieuses ni l’habitude des affaires et la connaissance des hommes, ni des opinions bien arrêtées sur tous les articles du catéchisme politique, ni enfin une véritable fermeté de caractère. On l’employa à rédiger les proclamations, les ordres du jour, etc., si bien que lui-même se nommait le poète de la troupe. Le mot pouvait être spirituel, mais il était triste, Était-ce donc là tout le parti que le gouvernement savait tirer d’un homme de talent et d’un esprit élevé ?

M. Correnti était l’un des collègues de M. Mauri. Jeune, intelligent, légèrement imbu du socialisme français et de la philosophie allemande, M. Correnti était depuis plusieurs années le véritable soutien de la Revue européenne, recueil mensuel fondé sous les auspices de la jeune aristocratie milanaise. Celle-ci avait prodigué les plus gracieuses marques de sympathie au spirituel écrivain qui lui assurait une sorte d’initiative littéraire. Aussi, à peine les nobles fondateurs de cette Revue arrivèrent-ils au pouvoir, que M. Correnti fut appelé à occuper auprès d’eux une place secondaire à la vérité, mais d’une importance réelle. Conduit par les jeunes seigneurs dont il était depuis long-temps l’orateur et l’écrivain dans la salle du conseil, il fut accepté par les membres plus âgés du gouvernement provisoire comme pouvant continuer ce rôle sous leur patronage. Républicain lui-même, M. Correnti était intimement lié avec les principaux organes du parti républicain en Italie. Il était en outre accoutumé à ne pas discuter sa pensée, mais à la supposer bonne et à ne jamais craindre de l’exprimer, soit qu’elle dût se traduire par un discours, par un article, ou même par un acte. L’on passait aisément sur de pareils inconvéniens ; les opinions républicaines de M. Correnti s’accorderaient avec celles de MM. Guerrieri et Anelli ; quant à son humeur indépendante, chacun se flattait d’en venir à bout, tandis que lui-même se promettait bien d’établir victorieusement son ascendant sur ses collègues et jusque sur ses chefs.

Il serait trop long de nommer ici tous les sous-secrétaires, tous les employés subalternes, quoique influens, dont les salles du palais Marino étaient encombrées. Qu’il me suffise de dire que certaines recommandations ouvraient l’accès à tous les emplois, et qu’avec un peu d’adresse on acquérait dans l’administration une autorité égale à celle des plus hauts fonctionnaires.

La constitution du gouvernement lombard était par elle-même très incomplète. Le gouvernement provisoire représentait le souverain ; mais, au-dessous de lui, point de ministère responsable qui se partageât les différentes branches de l’administration, point de représentation nationale qui exerçât le pouvoir législatif. Seulement, et vu l’importance extrême qu’avait pour la Lombardie tout ce qui touchait à la guerre, l’un des membres du gouvernement provisoire, le comte Pompée Litta, fut spécialement attaché à ce département. Ce fut le seul ministère organisé, et en vérité, si les affaires militaires ne marchèrent ni avec plus d’ensemble, ni avec plus d’énergie, ce ne fut pas faute d’hommes pour les conduire. Ce n’était pas assez d’un ministre de la guerre ; il y avait un général en chef commandant l’armée lombarde (qui n’existait pas encore), un commandant de la place et un intendant chargé de l’organisation de l’armée. N’oublions pas que l’armée piémontaise avait aussi, outre son ministre de la guerre et son roi, qui la commandait, un général en chef et une multitude d’autres généraux ; n’oublions pas que tous ces chefs de l’armée piémontaise, aussi bien que de l’armée lombarde, essayaient d’imprimer aux troupes la direction qui leur paraissait la meilleure, sans songer que l’unité de commandement est une des premières nécessités de la guerre, que chacun d’eux s’entourait des hommes sur lesquels il pouvait personnellement compter, que chacun avait son système et ne s’inquiétait guère de le mettre d’accord avec celui de ses collègues, que les ordres et les contre-ordres se suivaient et se croisaient rapidement, que les fonctions, loin d’être sagement distribuées, appartenaient toutes à chacun, et on comprendra aisément pourquoi l’on eut tant de peine à organiser une armée dans un pays dont tous les habitans, presque sans exception, demandaient à se battre.

Il y avait à peu près deux mois que le gouvernement provisoire de Milan était établi, lorsque l’on imagina de créer un ministère de l’instruction publique, et d’y appeler M. Berchet, émigré de 1821 et poète célèbre. Ce choix était excellent ; mais il est permis de se demander pourquoi on créait ce ministère avant que l’édifice complet de l’administration fût sorti du chaos. Le besoin d’une réforme dans l’instruction publique se faisait d’ailleurs fort peu sentir à une époque où tous les étudians et les séminaristes eux-mêmes étaient soldats dans l’armée ou volontaires dans les montagnes. Quoi qu’il en soit, les deux ministères de l’instruction publique et de la guerre furent les seuls institués. Ce que j’ai dit de l’installation du gouvernement provisoire peut servir à faire comprendre pourquoi il s’appliqua si activement à arrêter l’élan populaire et à sortir de la crise révolutionnaire. L’histoire de ce gouvernement, mi-parti de républicains et de monarchistes, ne se compose guère que d’une suite de concessions échangées entre ses membres, qui n’étaient ni ralliés par une pensée commune ni soutenus par un même principe. Ce fut pour se rendre mutuellement la vie plus douce que les gouvernans milanais mirent au jour ce fameux système d’impartialité, moyennant lequel la Lombardie se vit soumise à un pouvoir qui n’avait ni tendances monarchiques, ni tendances républicaines. A tous ceux qui croyaient qu’un gouvernement ne pouvait exister qu’à la condition d’être ou monarchique ou républicain, ils répondaient qu’ils n’étaient là que provisoirement, que le peuple n’avait pas fait connaître sa volonté, et qu’eux-mêmes voulaient demeurer neutres, pour n’exercer sur lui aucune influence et ne pas le gêner dans ses futures déterminations. Cette neutralité n’était pourtant que le chaos. Les gouvernans monarchiques obéissaient à la direction donnée par Charles-Albert et s’efforçaient non-seulement de rallier autour de lui la majorité des Lombards, mais aussi d’éteindre dans le cœur de ces derniers toute ardeur patriotique, toute étincelle démocratique, de façonner enfin les Lombards à l’image du peuple de Turin, afin que Charles-Albert, en les admettant au nombre de ses fidèles et trop heureux sujets, n’eût rien à craindre ni de leur caractère, ni de leurs principes. Le parti républicain, d’un autre côté, représenté au pouvoir par le marquis Guerrieri, par le secrétaire M. Correnti et par un ou deux autres personnages, voyait sans regrets les fautes nombreuses commises par la fraction monarchique du gouvernement ; il donnait même les mains à ces fautes, se flattant peut-être de perdre par là le parti monarchique et constitutionnel, mais oubliant d’empêcher que le pays ne fût entraîné dans sa ruine.


II.

Ce système de neutralité ne tarda pas à porter des conséquences funestes dans toutes les branches de l’administration. Parlons d’abord de la police, dont j’ai déjà nommé le chef. M. Fava était, à proprement parler, le président d’un triumvirat dans lequel résidait toute la puissance politique de l’état. Le troisième membre de ce comité, M. Lissoni, jouissait d’une bonne renommée, qu’il méritait sans doute. Le second, M. le baron de Sopransi, était un avocat fort distingué, mais attaché de cœur à la maison d’Autriche, lié d’amitié avec tous les personnages du gouvernement autrichien et de la police de Lombardie, ainsi qu’avec les membres des trop célèbres commissions spéciales de 1821 ; enfin, sans doute pour que la liste de ses titres auprès du gouvernement issu de la révolution milanaise fût complète, M. Sopransi était beau-frère du général Welden. Tandis que vingt-sept de nos malheureux volontaires étaient mutilés d’abord et fusillés ensuite dans les fossés qui entourent la ville de Trente, par ordre et sous les yeux du général Welden, M. Sopransi, devenu l’un des directeurs de la police milanaise, se disait appelé à préserver le pays de tout complot séditieux tenté en faveur de l’Autriche. Il faut bien dire quels furent les résultats de la confiance accordée au beau-frère du général Welden.

Les communes de Lombardie sont groupées par district, et chaque district est présidé par un commissaire de police qui cumule, avec ses propres attributions, celles du maire, du sous-préfet et du juge de paix. La constitution communale lombarde est peut-être la plus libérale de l’Europe ; mais l’exécution de la loi est si imparfaite, que le commissaire se trouve investi d’un pouvoir dictatorial tel que l’exercent en Turquie les cadis. Ces commissaires, dont les appointemens sont des plus modiques, sont choisis d’ordinaire dans la dernière classe des employés de la police, et se livrent sans scrupule à l’espionnage, pour peu qu’il soit lucratif. Le premier acte de la police révolutionnaire de Milan devait être la destitution de tous ces fonctionnaires et peut-être l’abolition même de cette charge. Loin de là, pas un des anciens commissaires ne fut destitué. Cette fausse clémence porta bientôt ses fruits. Les campagnes furent inondées de misérables auxquels les Autrichiens avaient ouvert les portes du bagne de Mantoue, et de prétendus déserteurs des troupes autrichiennes. Dans plusieurs chefs-lieux de district, le commissaire se composa une petite garde prétorienne de ces individus et des mauvais sujets du village. C’est par ce moyen que les Autrichiens étaient tenus au courant de tous nos mouvemens, tandis que nous ignorions ce qu’il nous importait de savoir. C’est à la faveur de cette conspiration permanente, tolérée par le gouvernement, que les vivres ou autres objets destinés à l’armée piémontaise tombèrent plus d’une fois aux mains de l’ennemi, que plusieurs villages furent incendiés, que des cris de mort furent proférés contre les maîtres, et que la révolte pénétra quelquefois parmi nos paisibles paysans. La très grande majorité de la population des campagnes ne prenait aucune part à ces désordres, mais elle n’osait pas s’y opposer, car le refrain habituel du commissaire et de ses satellites était celui-ci : Radetsky reviendra bientôt ; gardez-vous d’en douter, ni lui, ni les siens ne seront jamais expulsés de ce pays, et, à son retour, justice sera faite de tous. Ceux qui lui seront demeurés fidèles auront pour leur part ce qui sera enlevé aux méchans. Ceux qui ont quelque chose à se reprocher seront cloués sur le battant de leur porte. Faites votre profit de ce que vous avez entendu. — Les malheureux paysans demeuraient interdits et se retiraient effrayés, non-seulement pour eux-mêmes, mais pour ceux de leurs maîtres qu’ils savaient compromis.

Le mal alla plus loin. Parmi les incendiaires qui tombèrent entre les mains des gendarmes, plusieurs déclarèrent être sortis de Mantoue et avoir reçu des secours de la police de cette ville, à la condition de se rendre dans le Milanais et de semer la discorde parmi les Lombards. La justice ne poursuivit pas ces hommes, et plusieurs d’entre eux furent rendus à la liberté après quelques jours d’emprisonnement.

Il est, à peu de lieues de Milan, une manufacture de poudre connue sous le nom de poudrière de Lembrate. Tout à coup, au commencement du mois de mai, pendant que personne, à Milan, ne songeait à l’approche possible des Autrichiens, l’on apprit, un matin, que la poudrière de Lembrate avait été attaquée, pendant la nuit, par une bande d’Autrichiens déguisés. Qui donc les avait guidés ? comment s’étaient-ils avancés jusqu’aux portes de Milan, et comment n’avait-on pas été informé de leur passage ? Ce mystère demeura inexpliqué, et le directeur de la police se renferma dans un dédaigneux silence. Un autre jour, la générale se fit subitement entendre, et les gardes nationaux se précipitèrent rapidement vers la porte Nuova, où est située la geôle de la ville. Cinq cents détenus pour vols et pour assassinats s’étaient trouvés inopinément armés, les poches remplies de munitions, et, après s’être emparés des gardiens et les avoir renfermés à leur place, ils s’étaient barricadés, et, menaçant de tirer sur quiconque ferait mine d’approcher, ils s’efforçaient de s’évader. La garde nationale eut bientôt fait justice de cette révolte, et, après avoir réintégré ces misérables dans leurs prisons, elle déféra les gardiens à la justice, comme coupables d’avoir fourni des armes aux détenus et favorisé leur tentative d’évasion. Les soupçons paraissaient d’autant mieux fondés, que tout le personnel de l’administration des prisons était demeuré le même, et que l’on avait trouvé beaucoup de pièces de monnaie autrichienne dans les poches des détenus et de leurs gardiens. Malgré tant de graves indices, on ne donna aucune suite à cette affaire.

Les finances ne furent pas mieux administrées que la police. Le premier soin du gouvernement devait être de se procurer de l’argent, des soldats et des armes. Le trésor était tellement épuisé lors du départ des Autrichiens, que, neuf jours après cet événement, l’échéance de l’intérêt de la dette força le fisc à faire banqueroute. L’accident ne fit aucun bruit, car les créanciers étaient les Milanais eux-mêmes, et ils attendirent sans impatience ni clameurs que le numéraire fût rentré dans les caisses du trésor. Afin de subvenir aux dépenses nécessaires, le gouvernement ouvrit un emprunt volontaire et une souscription pour les offrandes que les citoyens lui apporteraient. L’emprunt ne devait d’abord rapporter aucun intérêt ; mais, plus tard, comme le chiffre n’en grossissait pas assez vile, on promit un intérêt de 4 et demi, et l’on arriva bientôt jusqu’au 5 pour 100. Ces tergiversations étaient d’un effet déplorable dans le public, car elles avaient une signification évidente : c’était que l’emprunt, soutenu par le seul dévouement des citoyens, ne marchait pas, et cela était vrai ; mais ce qui était faux et ce que les mesures adoptées par l’état tendaient à faire supposer vrai, c’est que l’insuccès de la mesure de l’emprunt eût pour cause l’avarice des propriétaires ou des capitalistes lombards. L’emprunt portait en lui-même, dans sa propre conception, des germes de mort subite. J’essayai plusieurs fois d’en convaincre le gouvernement, mais sans réussir mieux que d’autres à faire prendre en considération mes conseils. Le fisc ne recevait pour l’emprunt que de l’argent comptant ou des valeurs effectives, telles que bijoux, argenterie, etc., à titre d’offrande. Quel est l’homme privé, quelque riche qu’il soit, qui garde dans son tiroir une somme assez considérable pour secourir un état aux abois ? Le commerce, effrayé de la révolution, de la guerre et des revers possibles, suspendit ses opérations, et les capitaux disparurent de la place, de sorte que les propriétaires du sol le plus riche de l’Europe se virent hors d’état de réaliser la valeur effective de leurs terres pour venir en aide au pays. La difficulté était d’autant plus grande, que l’emprunt avait été ouvert au commencement de l’été, et que les fermiers lombards paient leurs loyers en trois termes, en août, en novembre et en décembre. En juin et en juillet, toutes les caisses étaient à peu près vides. On pouvait offrir 2,000, 5,000, 10,000 francs au trésor, mais il y avait presque honte à offrir si peu, et il était impossible d’offrir davantage.

Quant à la souscription volontaire, ce fut là que les petites sommes furent versées, et elles formèrent un total de près de 4 millions de livres. C’était beaucoup, parce que ces 4 millions sortaient de la bourse du pauvre et représentaient de nombreux sacrifices accomplis par un sentiment patriotique ; mais ce n’était presque rien relativement aux besoins de l’état. Pourquoi le gouvernement ne contractait-il pas un emprunt avec quelque forte maison de banque génoise, française, anglaise ou américaine, en lui offrant pour garantie hypothécaire le territoire lombard, dont les plus riches propriétaires étaient disposés à engager une partie considérable ? S’étant refusé à recourir à ce moyen, le trésor ne prolongea son existence qu’à force d’expédiens. Il exigea d’avance quatre termes de l’impôt foncier, il créa un impôt sur les capitaux empruntés, et il fit peser cet impôt sur le débiteur et non sur le créancier. Cet impôt était ruineux surtout pour le commerce, qui se fonde principalement sur la faculté que lui assure le crédit de faire valoir les capitaux d’autrui. Or, les négocians, les propriétaires, qui, ne pouvant suffire à leurs besoins par leurs seules ressources, s’étaient vus forcés d’emprunter un capital, se trouvaient tout à coup grevés d’une nouvelle charge à laquelle ils n’avaient pas pourvu, et qui dérangeait toute l’économie de leurs affaires. Avec le temps, le poids de cet impôt se serait réparti régulièrement entre le débiteur et le créancier par la diminution de l’intérêt du capital ; mais, établi à l’improviste, il apportait une perturbation fâcheuse dans les fortunes et dans les affaires. Le produit de ce nouvel impôt n’ayant pas suffi, l’argenterie des particuliers et les objets de prix des églises furent réclamés par le gouvernement, qui recueillit par ce moyen plus de 4 millions de livres. Malheureusement, de tels expédions ne pouvaient être que d’une efficacité passagère, et le déficit finissait toujours par reparaître, faute d’une bonne et sage administration qui réglât les dépenses ordinaires, et d’un fonds de caisse suffisant pour subvenir aux dépenses extraordinaires de la guerre.

En présence des embarras financiers du gouvernement provisoire, on se demandait comment la Lombardie, qui avait entretenu jusque-là une armée autrichienne forte quelquefois de quatre-vingt mille hommes, et qui, toute mal administrée qu’elle était, envoyait chaque année non moins de 40 millions à l’Autriche, ne pouvait plus se suffire à elle-même depuis que l’armée étrangère et le tribut annuel de 40 millions avaient cessé de peser sur elle. Ce fait s’expliquait de deux façons. Et d’abord, l’armée autrichienne était en partie remplacée par l’armée piémontaise, dont l’entretien avait été stipulé entre les gouvernemens piémontais et lombard et mis à la charge de la Lombardie à raison de plus de 3 millions de livres par mois. D’autre part, le gouvernement provisoire s’était plu à faire étalage de philanthropie ; il avait supprimé d’un coup, et sans rien mettre en place, l’impôt personnel et la loterie, en même temps qu’abaissé considérablement l’impôt du sel. Ces mesures, excellentes en temps de paix, étaient extravagantes en temps de guerre et lorsque les coffres de l’état étaient vides. Elles signifiaient, pour le paysan et pour les classes pauvres en général, que le nouveau gouvernement allait leur rendre la vie plus douce. C’était comme un engagement pris, et cet engagement, dans la crise terrible où l’on se trouvait, en face de la catastrophe épouvantable qui s’approchait, personne ne pouvait le tenir. En effet, lorsque l’abolition de l’impôt personnel et l’abaissement du prix du sel furent proclamés, le sentiment qu’éprouva le pauvre ne fut pas de la satisfaction, mais plutôt de l’espoir ; il vit dans ces mesures moins un avantage immédiat que le gage d’une amélioration progressive dans sa condition. Aussi, lorsqu’au lieu de parvenir à l’aisance, il se vit enlever ses fils par la guerre, ses ressources par la ruine du commerce et par l’économie forcée des riches, le malheureux soupira après ses illusions détruites et ne songea plus au léger bienfait qu’il avait reçu d’abord. On l’avait préparé au bonheur lorsqu’on n’avait à lui proposer que des sacrifices. Quant à l’abolition de la loterie, c’était une mesure pleine en effet de moralité, mais peu prudente, nous le répétons, vu la pénurie d’argent dont l’on souffrait et le mécontentement qu’elle ne pouvait manquer d’exciter dans le peuple.

Si les charges nouvelles créées par l’entretien de l’armée piémontaise et par des mesures intempestives avaient gravement compliqué la situation du trésor, le désordre extrême qui s’introduisit dans toutes les parties de l’administration vint surtout accélérer la ruine de nos finances. Le choix des membres du gouvernement provisoire n’avait pas été bon ; le choix de leurs adhérens fut plus mauvais encore. Dans les premiers jours qui suivirent l’expulsion des Autrichiens, beaucoup de personnes eurent les places qu’elles se donnèrent elles-mêmes ; plus tard, ce furent les cliens des nobles familles qui entrèrent en possession des emplois les plus lucratifs ; un assez grand nombre d’anciens employés, créatures de l’Autriche, demeurèrent à leurs postes, et, comptant sur le retour des Autrichiens (retour qu’ils préparaient de toutes leurs forces), ils tiraient profit du provisoire pour s’enrichir impunément.

On a vu ce qu’étaient la police et l’administration financière du gouvernement provisoire de Milan : il nous reste à le suivre sur un autre terrain. Le ministère de la guerre était celui où se commettaient les plus honteuses dilapidations. Le chef de ce ministère, le comte Litta, homme honorable autant qu’excellent citoyen, tomba malade, et l’intérim du ministère fut confié à M. Collegno, émigré piémontais de 1821, administrateur intègre et libéral, mais faible et fatigué des révolutions. M. Collegno convenait mieux au gouvernement provisoire que M. Litta ; aussi ce dernier ne parvint-il pas à ressaisir le portefeuille de la guerre : il tint ferme pendant quelques jours dans son refus de se retirer ; mais, placé dans l’alternative ou de faire éclater des discordes intestines ou de céder, il se démit. Ce fut M. Collegno, son successeur, qui appela aux affaires le général Perron, dont presque toute l’armée crut avoir à se plaindre.

M. Collegno et le général en chef Théodore Lecchi, ancien général du royaume d’Italie, ne surent point mettre un terme aux désordres qui excitaient l’indignation publique contre le ministère de la guerre. Le payeur en chef, l’employé par les mains duquel tout l’argent du ministère devait passer, était un ancien commerçant, connu de la ville entière pour avoir fait quatre banqueroutes frauduleuses. L’armée lombarde et les corps francs manquaient de souliers, d’habits, de manteaux, de tous les objets de première nécessité. L’armement n’avançait pas faute d’argent, et pourtant tous les revenus des familles aisées étaient versés dans les caisses du trésor. Il n’était bruit dans la ville que des vols audacieux commis par tel ou tel membre de l’administration, et ces récits, quoiqu’en partie faux ou exagérés, achevaient de détruire la confiance que le peuple avait placée d’abord dans son gouvernement. L’opinion du pays se manifestait en toute occasion, elle empruntait tous les organes dont elle pouvait disposer pour conjurer le gouvernement de se disculper ou de faire justice de ses agens. « Vous ne voulez, lui disait-on, avoir recours qu’à des mesures de confiance pour assurer votre autorité, puisque vous n’ouvrez que des emprunts volontaires ; sachez alors obtenir cette confiance, sans laquelle vous mourrez. » Mais non, le gouvernement ne comprenait pas ce langage, et il mettait une sorte de point d’honneur à ne rien faire de ce qui pouvait lui concilier l’opinion. En attendant, la population hésitait ; elle se demandait si l’argent dont elle faisait hommage à la cause de l’indépendance était employé en effet au service de la patrie ; elle attendait des preuves pour ou contre, et le temps marchait.

La question de l’armement était une des plus difficiles qu’eût à résoudre le gouvernement provisoire. Pour comprendre son attitude touchant cette question, il ne faut pas oublier qu’à partir de la fin d’avril, époque de la maladie du comte Litta, tous les emplois du ministère de la guerre furent entièrement confiés à des Piémontais, qui recevaient leurs inspirations des chefs de l’armée piémontaise. Quant au général en chef Théodore Lecchi, il n’eut jamais aucun véritable pouvoir dans cette administration. Dès le jour de la sortie des Autrichiens, la population entière demanda à marcher. On lui objecta le défaut d’armes, et on lui promit d’y pourvoir promptement. Malgré cette promesse, la garde nationale s’arma lentement, et huit jours avant la capitulation de Milan, lorsque le peuple, ameuté devant le palais Marino, refusait de se retirer, si la levée en masse n’était pas immédiatement décrétée, on lui répondait encore : « Comment voulez-vous qu’on décrète une levée en masse, puisqu’il n’y a pas d’armes dans la ville ? » Cependant, huit jours plus tard, le peuple découvrait soixante-deux mille fusils cachés dans le palais dit du Génie.

Je n’entrerai pas ici dans le détail des négociations manquées, des commandes données et retirées, des mille obstacles qui vinrent sans cesse entraver l’armement et l’habillement des troupes lombardes. Les fabricans d’armes de Brescia avaient offert de livrer cinq cents fusils par semaine au gouvernement : on ne parvint pas à s’entendre. Les fabricans de drap de Como avaient proposé de livrer dans un temps donné un certain nombre de pièces de drap vert pour les troupes : on refusa. Le premier ban publié, les conscrits qui arrivaient des campagnes dans la ville ne trouvèrent ni équipement, ni logement prêt pour les recevoir, et, lorsque les régimens commencèrent enfin à se former, ce fut avec une lenteur et une gaucherie désolantes. Le duc Visconti ayant offert de lever un régiment à ses frais, on lui délivra un brevet de colonel. Le duc était animé de la meilleure volonté, mais il ignorait jusqu’aux premières notions de l’art militaire. Il choisit pour ses officiers des Piémontais dont la capacité était des plus équivoques, puisque tous les bons officiers de cette nation occupaient leur place à l’armée du roi Charles-Albert. La discipline était bannie de ce régiment, composé d’hommes grands et forts, mais grossiers et dépravés, accourus sous le drapeau parce que la solde était de trente sous par jour. Un autre régiment, celui des chevau-légers, avait pour colonel le comte Max Caccia, excellent officier de l’armée française ; mais l’intelligence même du jeune colonel et la connaissance qu’il avait du service militaire ne faisaient que lui rendre sa position plus pénible. Je ne citerai qu’un exemple des désagrémens qu’il eut à essuyer. Pendant trois mois, il demanda vainement des chevaux pour ses soldats, et, n’ayant obtenu, au bout de ce temps, que des chevaux de deux ans et demi, incapables de servir, il dut envoyer sa démission. La triste situation du pays qu’il était appelé à défendre, l’engagement que prit enfin l’administration de faire droit à ses demandes, le décidèrent pourtant à revenir sur sa détermination et à rester à son poste.

La lenteur et la maladresse des chefs qui avaient organisé l’armée, l’incapacité, l’improbité même d’un trop grand nombre d’agens chargés de subvenir aux dépenses militaires, devaient paralyser, il faut en convenir, le gouvernement le mieux intentionné. En eût-il été autrement d’ailleurs, eût-on rencontré des agens plus zélés, plus habiles, pour seconder des vues mieux arrêtées, il eût encore été impossible aux organisateurs les plus capables de former une bonne armée en deux ou trois mois. La population lombarde le sentait bien ; c’est pourquoi elle hésitait à prendre du service dans les troupes régulières, et préférait entrer dans les corps francs. C’était là, à vrai dire, la seule voie ouverte à toute une population qui, étrangère depuis trente-six années aux sévères exigences de la vie militaire, ambitionnait néanmoins de se distinguer dès ses premiers pas dans la carrière des armes. Plusieurs bandes de volontaires se formèrent dès les premiers jours qui suivirent la révolution milanaise, et partirent pour le Tyrol italien, se dirigeant du côté des lacs de Garda et d’Idro. Tout ce que les familles les plus distinguées de la ville comptaient de jeunes gens dévoués et ardens s’enrôlèrent dans ces corps, sans distinction de classes, sans ambition de grades. Ces colonnes de volontaires, ainsi formées à la hâte, n’étaient, dans la pensée des citoyens, que l’avant-garde de corps plus considérables que le ministère de la guerre allait s’empresser d’organiser. Quel ne fut pas leur douloureux étonnement, lorsqu’ils entendirent les chefs du ministère ne parler qu’avec un profond dédain de la noble jeunesse qui venait de se porter avec un si généreux enthousiasme au-devant de l’ennemi ! Non-seulement on paraissait ne point compter sur ces premiers corps francs, mais on repoussait avec vivacité toute proposition d’en former de nouveaux, et on se déclarait bien résolu à ne jamais recourir à de pareils moyens.

Ce ne fut pas assez cependant, pour le gouvernement, d’avoir accablé les volontaires de son dédain ; il leur fit bientôt la guerre avec d’autres armes. Les soldats les mieux équipés, lorsqu’ils sont une fois entrés en campagne, manquent bientôt de tout, si leur chef n’y pourvoit. Or, sous le prétexte commode que nos légions de volontaires étaient composées de jeunes gens de bonnes maisons, on ne les paya point, et on les laissa manquer de tout. Placés sur le sommet des Alpes tyroliennes, enfoncés dans les neiges, sans tentes, sans médecins ni ambulances, les volontaires lombards couchaient en plein air, au milieu d’une population effrayée, pauvre et intéressée, qui, voulant se dédommager des périls qu’on lui apportait, arrachait à ces malheureux leurs dernières ressources, et faisait payer chaque morceau de pain au poids de l’or. Ces jeunes gens succombaient souvent à la peine, mais ils ne se plaignaient pas. Leur poste, où ils étaient constamment attaqués, leur plaisait, au contraire, parce qu’ils y trouvaient l’occasion de servir leur pays. Et que faisait le gouvernement pour rendre hommage à cet héroïque dévouement ? Jamais un bulletin officiel ne rendit compte des combats soutenus ni des avantages remportés par les volontaires lombards. Pas un de leurs noms ne fut recommandé à la reconnaissance des contemporains ni au souvenir de l’histoire. Les mères qui perdirent leurs enfans dans les gorges du Tonale ou du Caffaro n’entendirent jamais un mot d’éloge prononcé sur leurs tombes, et nous n’apprenions les combats de nos volontaires que par les vides nombreux que chacune de ces luttes ignorées laissait dans nos familles.

A Pavie, le corps universitaire forma un bataillon, et partit pour le théâtre de la guerre ; à Milan, les lycées et les collèges, le séminaire même, en firent autant. Ces jeunes gens avaient demandé instamment qu’on les envoyât sans retard au-devant de l’ennemi. C’est sur Mantoue qu’on les dirigea, et là, sous le feu et à la portée du canon autrichien qui les décimait[2], on les condamna à l’immobilité. La population de Milan s’émut aux nouvelles qui lui arrivaient du camp placé devant Mantoue, et on n’osa pas traiter ses réclamations avec dédain. On abandonna la position si malheureusement choisie pour le camp de Mantoue, et les tentes furent transportées à quelques pas en arrière.

L’ardeur de nos volontaires ne faiblissait pas malgré tant d’épreuves et de sourdes menées. Relégués dans les montagnes, accusés de manquer de discipline et de ruiner l’état, ils supportaient des fatigues sans gloire avec une patience inébranlable. Trois fois on les désorganisa sous le vain prétexte de les réorganiser sur des bases plus solides ; on les força même à quitter les passages dont la défense leur était confiée, pour les enfermer dans la ville de Brescia en attendant leur nouveau règlement et leurs nouveaux chefs : ils ne se laissèrent point décourager. Enfin les chefs de l’armée leur permirent de retourner à leurs postes, sans qu’on eût donné la moindre suite aux promesses réitérées d’organisation. On continua donc la guerre avec le concours des volontaires dont les offres de service avaient été acceptées lors de l’entrée en campagne ; seulement, et cela prouve l’aversion que ces auxiliaires inspiraient aux chefs de l’armée régulière, on résolut de n’en point admettre de nouveaux. Ce fut en vain que des jeunes gens sortis des écoles militaires, que d’anciens officiers qui avaient servi, soit dans la légion étrangère de France, soit en Espagne, en Suisse ou même sous l’empire, se présentèrent au ministre de la guerre, ne demandant qu’à entrer comme simples soldats dans un corps de volontaires : un refus dédaigneux fut la seule réponse qu’on fit à ces demandes[3]. Ce n’était pas seulement le gouvernement provisoire, c’était l’état-major de l’armée piémontaise qui s’opposait à l’engagement des volontaires. On se plaignait de ce que le contingent lombard ne fût ni assez nombreux, ni assez habile au métier de la guerre, et le roi Charles-Albert ne voulait pas permettre que les corps francs guerroyassent en rase campagne, parce que, disait-il, on fusille en temps de guerre tous les militaires pris sans uniforme, et qu’il ne voulait pas exposer les volontaires à un sort pareil.

On avait raison quand on signalait l’inexpérience militaire des Lombards ; mais c’était à cause de cette inexpérience même qu’il fallait les employer à la seule guerre qui leur offrît des chances favorables : nous voulons parler de la guerre de partisans. Pendant les trente-six années du régime autrichien, l’honneur, qui commandait aux Lombards de s’abstenir de toute fonction publique, ne leur avait laissé de choix qu’entre la vie frivole de l’homme du monde ou la vie paisible de l’agriculteur. Pourtant le Lombard est naturellement brave : il l’a montré dans les cinq journées de mars ; mais la bravoure, sans l’éducation militaire, ne suffit pas pour faire un bon soldat. Le temps qu’eût exigé la formation d’une armée régulière lombarde manquait absolument aux généraux chargés de cette organisation. Il ne fallait que vingt-quatre heures, au contraire, pour composer un corps de partisans, et ce corps, bien que formé à la hâte, eût remplacé avec avantage des régimens qu’on ne pouvait qu’imparfaitement discipliner.

Il faut bien le dire, Charles-Albert voulait faire la guerre avec l’armée piémontaise seule. C’est pour cela qu’il évita autant qu’il le put d’invoquer l’intervention française, c’est pour cela qu’il repoussa les offres de services d’officiers et même de généraux étrangers que leur dévouement à la cause des nationalités et de la liberté attirait en Italie ; c’est pour cela enfin qu’il se montra si malveillant envers les volontaires lombards, et qu’il reçut de si mauvaise grâce les soldats que lui envoyèrent les autres états italiens.


III.

Nous touchons ici à une autre face de la question soulevée par l’accueil que fit aux demandes des corps francs de Lombardie le gouvernement provisoire de Milan, d’accord avec l’armée piémontaise. Ce n’est pas seulement en effet aux volontaires lombards, c’est aux volontaires et aux renforts réguliers accourus de tous les points de l’Italie que l’on fit subir des traitemens inexplicables.

Il était absurde d’espérer qu’un grand-duc de Toscane, prince de la maison d’Autriche, qu’un pontife romain et qu’un Bourbon de Naples viendraient officiellement en aide à la maison de Savoie et à la population révoltée de Milan pour chasser les Autrichiens du nord de l’Italie. L’invitation que fit, à peine installé, le gouvernement provisoire de Milan aux autres états italiens pour les engager à prendre leur part des fatigues et des dangers de la guerre, cette invitation était un simple acte de convenance, et n’avait de sens qu’en tant qu’elle s’adressait aux peuples eux-mêmes. Les peuples, en effet, comprirent cet appel, et le contingent qui fut formé dans les états romains prouva ce qu’on pouvait attendre du généreux élan des populations italiennes. L’histoire de ce contingent, placé sous les ordres du général Durando, est un épisode trop significatif de la guerre de l’indépendance italienne pour ne pas trouver place ici comme une preuve indispensable à l’appui de nos assertions.

La première armée qui se forma dans l’Italie inférieure pour marcher au secours de l’Italie du nord, ce fut l’armée romaine. Le peuple romain exigea la formation immédiate d’un corps de troupes que le général Durando serait chargé de conduire dans la Vénétie. Plusieurs légions de gardes nationaux, un assez grand nombre de volontaires, quelques troupes de la ligne et près de sept mille Suisses composaient une armée de quatorze mille hommes qui représentait le contingent romain dans la grande armée d’Italie.

L’Italie éprouva un sentiment de sécurité profonde lorsqu’elle apprit la nouvelle de la nomination du général Durando au rang de commandant des forces actives du saint-siège. Le général Durando avait quitté depuis plusieurs années le Piémont, à une époque où il était excessivement difficile à un Italien du parti libéral d’y demeurer sans transiger avec son honneur. Durant la guerre d’Espagne, il avait soutenu le bon droit, et s’était acquis le renom de brave officier. Rentré en Italie lorsque les idées libérales avaient cessé d’en être proscrites, le général avait refusé toute situation douteuse, et vivait modestement à Rome pauvre et sans dignités, mais honoré de tous et entouré de la considération qui s’attache à une vie sans tache et à des talens bien connus. Lors donc que la Lombardie apprit qu’il acceptait le commandement de l’armée romaine, elle crut pouvoir compter sur la coopération active d’un ami fidèle. La Vénétie, qui n’avait jusque-là reçu de secours d’aucun côté, tourna ses regards vers la Romagne et se crut sauvée.

Durando était à Ferrare, et ses troupes, échelonnées depuis cette ville jusqu’au Pô, le pressaient de passer outre. Lui s’excusait sans cesse et sous divers prétextes. Aujourd’hui, c’était un renfort qu’il attendait ; demain, c’étaient des ordres qui n’arrivaient pas. Et pourtant, dès sa première entrée en campagne, il avait adressé à ses troupes une proclamation dans laquelle il se disait envoyé par Pie IX pour les commander et les faire marcher sur les Autrichiens. La Lombardie et la Vénétie entières avaient les yeux sur lui et ne savaient que penser de cette étrange inaction. Charles-Albert s’excusait sur les lenteurs de Durando du retard que lui-même apportait à ses opérations. L’aide-de-camp du général Durando, le marquis Rosales, arriva à Milan sur ces entrefaites et apporta au gouvernement provisoire l’explication de cette énigme. Le général Durando manquait de l’argent nécessaire pour compléter l’équipement de ses troupes, et il demandait au gouvernement provisoire une somme assez considérable, qui lui fut accordée presque sans discussion. Le marquis Rosales s’éloigna de Milan avec l’espoir d’y rentrer sous peu à la suite de son général victorieux. Cependant, malgré ce secours, malgré les instances vives et réitérées que le marquis Rosales apportait au général Durando, celui-ci passa encore plusieurs jours dans l’immobilité, n’alléguant aucun motif à son refus de se porter en avant, et paraissant n’avoir d’autre but que de gagner du temps.

Ici, comme partout et toujours, durant ces quatre mois de lutte, ce furent les masses qui entraînèrent les chefs. L’armée romaine força le général à passer le Pô et à marcher au-devant de l’ennemi ; mais à peine avait-elle franchi ce fleuve, qu’une allocution de Pie IX apprenait aux peuples que la mission de son armée se bornait à la défense de l’intégrité du territoire romain, et renouvelait au général l’injonction de ne jamais prendre l’offensive envers l’Autriche. Cette allocution, qui était suivie, disait-on, d’un ordre secret recommandant au général Durando de rétrograder jusqu’à Ferrare, excita dans Rome et dans les provinces une irritation menaçante. D’une part, la révolte paraissait imminente, de l’autre, Charles-Albert mandait au général Durando qu’il était désormais sur le théâtre de la guerre dont lui-même était le chef, que tout général lui était par conséquent subordonné et ne devait plus recevoir d’ordres que de lui, qu’il eût donc à marcher sans se soucier des injonctions qu’il pourrait recevoir d’ailleurs. L’armée romaine appuya la protestation de Charles-Albert ; la population de Rome exigea du pape qu’il se rétractât. Durando se décida à marcher en avant, et il y fut autorisé, peu de jours après, par Pie IX lui-même.

La situation des provinces de la Vénétie était devenue des plus critiques, car le général Nugent descendait du côté de Trévise, d’Udine et de Bellune, à la tête de douze à quinze mille hommes, dans l’intention de se joindre avec Radetzki, toujours enfermé dans Vérone. Nugent dévastait tout sur son chemin, et prenait toutes les positions qui n’étaient pas assez fortes pour lui opposer une longue résistance. Et si l’on réfléchit que la Vénétie ne possédait pas à cette époque un seul régiment de ligne, on comprendra que l’armée du général Nugent dut y apporter l’effroi et y causer d’affreux ravages.

Après avoir traversé le Pô, Durando marcha lentement vers Trévise, qui était attaquée par les troupes de Nugent. Je dis qu’il marcha lentement, et en effet sa lenteur fut telle que la question était vidée avant qu’il y arrivât, et, grâce à la fermeté et à la bravoure des citoyens, elle le fut cette fois à notre avantage. Les soldats de Nugent, redoutant peut-être d’avoir à perdre trop de temps sous les murs de Trévise, renoncèrent à s’en emparer et se dirigèrent sur Bellune, Udine et Vicence. A peine avaient-ils abandonné les murs de Trévise et pris la direction d’Udine, que Durando rebrousse chemin, et, se résignant à la perte de toute une province, il court se placer à l’endroit où la route de Vienne vient déboucher à peu de distance de Vicence, sur la grande route de Milan à Venise. Il garde cette position pendant que Nugent s’empare de Bellune, d’Udine, de Bassano, et lorsque, n’ayant plus de villes à conquérir, Nugent descend en ligne directe sur Vicence, Durando se retire à Mestre. Nugent arrive sans être inquiété devant Vicence ; il attaque la ville et la bombarde pendant plusieurs heures. Les habitans, aidés par plusieurs corps de volontaires que commande le général Antonini, repoussent Nugent et le contraignent à lever le siège. Nugent s’y résout et reprend le chemin de Vérone, où il entre sans obstacles, amenant au maréchal Radetzki un renfort considérable.

Que devenait pendant ce temps le général Durando ? Il suivait lentement et à petites journées les troupes de Nugent, de manière à se tenir toujours à quelque distance du général autrichien ; et, lorsqu’il l’eut vu faire son entrée à Vérone, il fit volte-face et retourna à Vicence pour y établir son quartier-général. Bientôt, cependant, l’armée autrichienne presque entière, qui était renfermée à Vérone, en sortit pour se porter sur Vicence. Charles-Albert, qui venait, après un combat sanglant, de s’emparer de Rivoli, envoya un courrier à Durando pour lui demander combien de jours il pouvait tenir dans Vicence. — « Six ou huit jours au moins, » répondit le général, et, sur cette réponse, Charles-Albert prit ses mesures pour lui apporter du secours[4].

La confiance que les habitans de Vicence plaçaient dans l’appui de l’armée romaine eut-elle pour effet de ralentir leur propre activité, et pensèrent-ils que le salut de la ville ne dépendait plus de leur seul courage ? On le croirait en voyant la rapidité avec laquelle les Autrichiens s’emparèrent des hauteurs qui dominent cette ville. C’était un malheur, mais ce malheur était réparable. Le général Durando sembla en juger différemment, car, à peine les canons ennemis avaient-ils commencé à lancer les bombes dans l’intérieur de la ville, qu’il fit déployer le drapeau blanc, signe muet de la reddition de toute place. Les citoyens ne l’eurent pas plutôt aperçu, qu’ils forcèrent le général à le retirer et à continuer le combat ; mais, au milieu de la bataille même, le malheureux drapeau blanc reparut d’un autre côté de la ville. Avertis de nouveau que la capitulation allait être conclue, les habitans furieux tirèrent à plusieurs reprises sur le drapeau et le firent tomber. Toutefois le signe seul disparaissait, la chose demeurait ; la honte était consommée, et la ville se rendait, après un combat de quelques heures, ayant une armée entre ses murs pour la défendre, et une autre armée à peu d’heures de distance pour la secourir. Les termes de la capitulation sont connus. Le général se réservait la faculté de quitter la ville, accompagné de ses soldats et de ceux des citoyens qui voudraient le suivre, avec armes et bagages. Il s’engageait, en son propre nom et au nom de ses troupes, à ne point porter les armes contre l’Autriche pendant trois mois. On était alors au commencement de juin, et ces trois mois sont écoulés.

Le général Durando avait quitté Vicence, suivi d’une partie de la population, et les Autrichiens n’avaient pas craint d’insulter, de maltraiter, au mépris de la convention, les citoyens sortis les derniers de la ville. L’armée romaine avait repris la route de Ferrare, et tout était accompli, lorsque les troupes piémontaises se présentèrent devant Vérone. Hélas ! le drapeau jaune et noir y flottait sur tous les murs ; les hommes dépêchés en éclaireurs apportèrent la triste nouvelle que tout était fini à Vicence, et que les Autrichiens victorieux se trouvaient déjà de retour à Vérone. Pourquoi cette lenteur dans la marche des troupes piémontaises ? Leurs chefs répondirent qu’elles étaient fatiguées, et que l’on avait compté sur les six ou huit jours dont avait parlé le général Durando. Je raconte exactement et n’explique pas. Que l’on me permette pourtant d’ajouter que ma conviction personnelle a toujours été favorable au général Durando. Je ne saurais dire quelle peut être sa justification, car il me semble qu’en pareil cas des ordres secrets, de quelque part qu’ils viennent, ne peuvent être considérés comme une justification satisfaisante. Si peu favorables que soient les apparences au chef de l’armée romaine, quelles qu’aient été les tristes conséquences de sa conduite, je me dois à moi-même de déclarer que j’ai connu personnellement le général Durando, et que j’ai toujours cru voir en lui un homme d’honneur et de sens, ami sincère de son pays, incapable d’une bassesse et d’une lâcheté, un de ces hommes enfin sur lesquels, dans des momens difficiles, on se repose avec une pleine confiance. J’ai voulu faire ici cette déclaration pour soulager mon propre cœur et pour persuader le général, comme tous ceux dont je pourrai avoir à parler ici avec quelque sévérité, que ce n’est point la colère de la défaite qui dicte mes paroles, que ce ne sont pas des préventions défavorables qui me portent à faire peser sur eux la responsabilité de tous nos malheurs. Le seul sentiment auquel j’obéis, c’est le désir de justifier mon pays, en faisant retomber les torts qu’on lui attribue sur les vrais coupables. Les populations italiennes, les Lombards et les Vénitiens en particulier, ont été admirables pendant ces quatre mois. Leurs chefs ont commis des fautes énormes, dont la nation porte aujourd’hui la peine. Si l’Italie souffre pour les fautes d’autrui dans ses intérêts, dans son indépendance, sa liberté, son existence, je voudrais empêcher da moins qu’elle n’en souffrît aussi dans son honneur.

On a vu, par la campagne du général Durando, quelle étrange direction avait été donnée aux opérations du contingent romain. En montrant quel a été le sort d’autres corps auxiliaires, je continuerai la justification de la nation italienne, qui n’a rien négligé, on pourra s’en convaincre, pour prendre sa part des dangers de la guerre.

La Toscane offrit, dès le premier jour, cinq à six mille volontaires, dont une partie fut employée au blocus de Mantoue. Ces malheureux furent traités avec une négligence inhumaine et que j’aurais hésité à croire, si je n’avais eu sous les yeux le témoignage écrit de leur chef. On leur confia le côté des marais, et on les oublia pendant plus d’une semaine dans cette position mortelle. Les marais qui baignent d’un côté les murailles de Mantoue forment un véritable lac d’eau stagnante, et un homme debout dans ces eaux y enfonce jusqu’à mi-corps. C’est là, debout dans ces eaux, que les soldats toscans furent laissés pendant huit jours sans pouvoir seulement étendre leurs membres fatigués et endoloris par la fièvre, et sans que leur sacrifice fût d’aucune utilité pour l’armée lombarde, puisque le prétendu blocus de Mantoue n’existait que du côté du lac, tandis que l’entrée et la sortie de la ville étaient entièrement libres de tous les autres côtés.

Quant au vaillant bataillon universitaire de Pise, qui emportait sur le champ de bataille toutes les espérances d’une génération, personne n’ignore que, chargé de défendre la position de Curtatone, il fut abandonné seul aux prises avec une division tout entière d’Autrichiens pendant huit heures, et que les secours tardifs envoyés par Charles-Albert à Curtatone ne trouvèrent que des monceaux de cadavres.

Naples s’était engagé à envoyer en Lombardie une forte armée, et l’ardeur extrême de la population ne permit pas au gouvernement de manquer à sa parole. Chacun connaît l’horrible catastrophe qui rétablit le roi dans l’exercice de son autorité, et lui permit de rappeler ses troupes ; mais ce que l’on ignore, ce sont les causes de cette catastrophe, puisqu’on l’attribue généralement à l’impatience du parti républicain de Naples. Si ce parti existe réellement dans le royaume de Naples, toujours est-il qu’il ne se montra aucunement dans les derniers troubles de ce pays. Il était, depuis quelque temps, question de réformer le statut royal, que personne n’approuvait, et l’opinion publique s’était hautement prononcée pour une seule chambre. La querelle commença par une pétition des députés prêts à s’assembler, qui exprimaient leur désir de voir le statut royal réformé dans le sens indiqué par le vœu unanime du pays. Le roi répondit avec humeur, fit circuler des troupes et se mit en état de défense dans son palais. Le peuple, de son côté, fit des barricades, mais ni lui, ni les soldats ne pensaient que ces préparatifs dussent avoir des suites sérieuses. En effet, les bases d’une transaction amicale venaient d’être arrêtées, lorsqu’un coup de fusil, parti l’on ne sait d’où, donna le signal du combat et alla frapper mortellement un Suisse. Les vengeances royales eurent ensuite leur cours, et exigèrent le retour des troupes. Le général Pépé essaya vainement de retenir son armée sur le théâtre de la guerre ; il vit ses bataillons le quitter peu à peu, et il demeura seul avec quelques légions de volontaires : c’était sur ceux-ci qu’il fallait en effet s’appuyer.

Naples avait envoyé quatre colonnes de volontaires. Bientôt cependant un tiers au moins de ces jeunes gens rentra dans ses foyers, disant aux Napolitains qui se préparaient à partir comme eux pour la Lombardie : « Les Lombards ne veulent pas de nous ; pourquoi aller les secourir contre leur gré ?» Ce reproche des volontaires n’était fondé qu’à demi. Ce n’était pas la population milanaise qui avait repoussé les Napolitains : elle les avait accueillis comme des frères, et toutes les maisons leur avaient été ouvertes ; mais le gouvernement provisoire semblait prendre à tâche de les fatiguer de leur propre dévouement. Ceux qui étaient arrivés malades, et qui demandaient à se rétablir par quelques jours de repos, étaient menacés des peines infligées aux réfractaires. Ceux qui réclamaient leur solde étaient accusés d’indélicatesse, ceux qui priaient le gouvernement de leur donner des officiers dignes de sa confiance recevaient des reproches pour leur insubordination ; ceux enfin qui désiraient changer de corps et entrer dans les troupes de ligne étaient montrés au doigt pour leur inconstance et leur légèreté. Il était trop évident que la présence des volontaires était considérée comme un inconvénient par leurs chefs ainsi que par le gouvernement, et qu’on eût béni l’événement qui eût délivré l’état de ces importuns auxiliaires.


IV.

Je viens d’exposer des faits que personne ne peut contredire sérieusement. Si l’on m’objecte que les intentions des chefs du gouvernement et de l’armée étaient bonnes, et qu’un concours de malheureuses circonstances a tout fait, je répéterai que je ne discute ici ni l’innocence ni la culpabilité de personne. Je me borne à raconter, à rassembler mes souvenirs. Ce qui est évident pour moi, ce qui doit l’être pour tout esprit impartial, c’est que l’Italie tout entière s’était émue à la nouvelle de l’insurrection lombarde, c’est que l’Italie tout entière voulait prendre part à la guerre contre l’Autriche. Quelques hommes seuls ont vu ce noble mouvement avec inquiétude ; ils ont craint que le Piémont ne perdît de son influence à partager le mérite de son dévouement avec le reste de l’Italie. Au moment même où vingt millions de frères ne demandaient qu’à prendre les armes pour sa cause, il fallait que la Lombardie n’oubliât pas qu’elle devait tout attendre, tout espérer du Piémont, et qu’elle ne pouvait prétendre exister autrement que par lui. Il n’est que trop certain qu’une pareille pensée explique seule les dédains étranges, les catastrophes mystérieuses qui ont récompensé si tristement le zèle des volontaires napolitains, toscans, lombards, et abouti finalement à paralyser les généreuses dispositions des peuples italiens. Cela n’a pas empêché cependant ceux mêmes dont les coupables manœuvres avaient amené ce résultat de se répandre en récriminations contre la tiédeur des Italiens en général et des Lombards en particulier. Ces accusations ont même passé les Alpes et retenti jusqu’en France. En présence des faits que j’ai racontés et de ceux qu’il me reste à signaler, on peut dire si elles sont justes.

Le gouvernement provisoire de Milan avait une seule excuse à invoquer pour justifier sa mollesse et ses lenteurs : c’étaient les obstacles que lui opposaient les partis qui divisaient la population autour de lui. Voyons donc si cette excuse est valable. Lorsque Charles-Albert mit le pied sur le territoire des provinces lombardes, il protesta, on le sait, dans une proclamation solennelle, contre toute pensée ambitieuse, et prit plaisir à s’intituler l’épée de l’Italie. Il y avait de la chevalerie dans cette déclaration ; il y en avait beaucoup trop pour que le roi de Piémont pût la soutenir jusqu’au bout. Les deux élémens dont se composait le gouvernement provisoire trouvèrent dans la proclamation de Charles-Albert l’occasion de dessiner nettement leur attitude. Le parti royaliste paraissait la considérer comme l’effet d’une exaltation généreuse, et croyait que les Lombards devaient s’opposer de toutes leurs forces à l’exécution d’une promesse imprudente. Le parti républicain célébrait de son côté bien haut cette générosité, la disait pleine de sagesse, et soutenait que c’eût été faire au roi une sanglante injure que de le supposer capable de revenir sur une pareille résolution.

Lorsque Mazzini arriva à Milan, vers le 10 avril, le gouvernement lui fit une réception brillante. Les deux nuances représentées au sein du pouvoir avaient un égal intérêt à bien l’accueillir : les royalistes espéraient le gagner à la cause de la monarchie constitutionnelle, et les républicains se flattaient peut-être, ou d’obtenir, grâce à l’éloquence de Mazzini, la conversion de leurs collègues, ou de les compromettre vis-à-vis de Charles-Albert par leur liaison avec le chef du parti républicain. Cet accueil étonna tout le monde, et fit naître d’abord des soupçons parmi les hommes du parti constitutionnel contre les tendances du gouvernement provisoire, et parmi les républicains contre Mazzini lui-même ; mais ces soupçons étaient mal fondés, et la population ne tarda pas à s’en convaincre en voyant combien le bon accord entre les représentans des deux opinions contraires fut de courte durée. A peine les premiers symptômes de refroidissement se furent-ils manifestés, que les républicains, alors assez nombreux, se groupèrent autour de Mazzini, et l’acceptèrent tacitement pour leur chef.

Il faut bien le reconnaître pourtant, le parti républicain se conduisit avec beaucoup plus de prudence qu’on ne l’a prétendu généralement. Dans le journal qu’il fit paraître à cette époque sous le titre de l’Italie du peuple, Mazzini ne s’opposa aucunement à l’union de la Lombardie et du Piémont ; il se borna à réclamer l’exécution de la promesse royale, et le droit, pour le peuple lombard, de ne rien décider sur son propre sort avant la fin de la guerre, de s’assembler après avoir conquis son indépendance, et de se prononcer, à la suite d’une mûre délibération, sur la forme de gouvernement la plus propre à fonder l’unité et la liberté de l’Italie.

Je ne dois pas négliger de remarquer ici que le parti républicain se partageait en deux camps : le parti républicain unitaire, dont Mazzini était le chef, et le parti républicain fédéraliste, qui se ralliait autour de M. Cattaneo, illustre écrivain et profond économiste milanais. Mazzini et les siens ne pouvaient parler au nom d’une seule province italienne, et, leurs vœux les plus ardens ayant pour objet l’unité de la péninsule, ils devaient nécessairement se borner à insister pour que l’on consultât les différens peuples d’Italie, et pour que la forme du gouvernement à venir fût déterminée par la majorité des suffrages. Entre le parti républicain unitaire et le parti des royalistes constitutionnels, la divergence d’opinion consistait surtout en ceci : — les constitutionnels voulaient former d’abord un état puissant, un royaume de l’Italie du nord, lequel se serait tenu prêt à profiter de toutes les circonstances favorables pour attirer à lui les autres états italiens jusqu’à la constitution d’une seule Italie ; — les républicains unitaires rejetaient ce procédé comme lent et peu sûr, puisqu’il était douteux que les populations du centre et du midi de l’Italie prissent fait et cause pour un prince de la maison de Savoie contre leurs propres souverains. Ils déclaraient que l’Italie ne pouvait se régénérer que par un élan unanime des peuples italiens qui briseraient résolument avec leur passé, pour commencer une existence nouvelle sur ces nouvelles bases : la liberté, l’indépendance et l’unité. Le fait de la séparation de la Sicile d’avec le royaume de Naples, celui de la réunion du royaume lombardo-vénitien au Piémont, les touchaient peu, et leur semblaient de peu d’importance. Ce n’était ni de la réunion, ni de la séparation de quelques provinces qu’il s’agissait pour eux ; il fallait, à les en croire, un mouvement général de tous les Italiens contre le système des provinces, un mouvement destiné à former d’emblée une seule Italie. Les républicains unitaires s’appuyaient sur la proclamation de Charles-Albert, qui avait déclaré ne rien vouloir accepter des Lombards avant l’expulsion totale des Autrichiens ; ils protestaient n’avoir d’autre but que de mettre le peuple à même de se prononcer avec connaissance de cause, lorsque le moment en serait venu ; ils s’engageaient à respecter le choix du peuple, quel qu’il fût, et à servir la monarchie constitutionnelle, si le peuple l’adoptait par un choix libre et réfléchi. Les constitutionnels, on le voit, ne rencontraient pas des prétentions bien déraisonnables du côté des républicains unitaires.

Il était plus difficile de marcher de bon accord avec les républicains fédéralistes, car, selon eux, tout ce que faisaient les Lombards et les Piémontais partait d’une fausse donnée, s’appuyait sur le faux, et avait pour but une chimère. Ce parti aurait pu sans doute susciter des obstacles à l’œuvre de l’affranchissement de l’Italie, tentée uniquement par les armes piémontaises et lombardes ; mais le chef du parti fédéraliste, M. Cattaneo, n’est ni un intrigant ni un ambitieux inquiet. S’il sent sa propre valeur et aspire à occuper dans son pays une position digne de ses nobles facultés, la droiture de ses intentions, une sorte de nonchalance et de paresse qui lui sont naturelles, l’empêchent de saisir avidement et sans scrupule toute occasion de parvenir. M. Cattaneo sait se placer dans l’ombre, lorsqu’il juge que sa présence peut nuire soit à lui-même, soit à autrui. Pendant toute la durée de la domination autrichienne, il rechercha l’obscurité, parce que sa propre dignité ne lui permettait pas de se montrer ailleurs qu’au premier rang de l’opposition, et qu’il avait peu de confiance dans le succès de ses adhérens. Depuis le 22 mars, après être demeuré quelques jours à la tête du comité de la guerre, il comprit que ses collègues dans le gouvernement ne tarderaient pas à se tourner contre lui, et que ses opinions pouvaient, d’un moment à l’autre, blesser d’implacables susceptibilités. Il se retira donc non-seulement des affaires, mais renonça même à toute polémique. A partir du moment de sa retraite, c’est-à-dire de la dissolution du comité dont il était le président, M. Cattaneo s’imposa la loi de ne provoquer ni d’accepter aucune discussion politique tant que durerait la guerre. Pas un journal ne put se vanter, en effet, de le compter parmi ses rédacteurs ; pas un club ne put le nommer parmi ses membres. Lorsqu’il s’aperçut que le gouvernement et la population lui attribuaient néanmoins des discours et des écrits séditieux, M. Cattaneo s’enferma chez lui et ne consentit plus à recevoir qu’un très petit nombre d’amis intimes. Il est juste de dire que l’opinion des républicains fédéralistes ne fut pas même représentée dans l’arène des discussions politiques en Lombardie.

Ce que j’ai dit de l’attitude des républicains unitaires et fédéralistes a dû suffire pour montrer que le gouvernement provisoire ne pouvait aucunement attribuer aux menées des partis les embarras de sa situation. Les causes de ces embarras, je les ai fait connaître, et c’est en lui-même qu’il faut les chercher. Avant de commencer le récit de nos derniers malheurs, j’ai dû montrer sur qui en doit peser la responsabilité. Si l’ennemi nous a surpris avec un trésor vide, une population désarmée, des troupes sans discipline, en face de l’Italie inactive et presque indifférente, on sait maintenant que la population lombarde réclamait en vain des armes, que le désordre et la division étaient au sein du gouvernement provisoire, que ce gouvernement et le quartier-général de l’armée piémontaise avaient refroidi, par une suite de mesures impolitiques, l’enthousiasme fraternel des volontaires italiens. Ces faits étant connus, on comprendra mieux l’histoire des dernières épreuves que la Lombardie vient de traverser, et qui seront pour toute l’Italie, nous l’espérons, un enseignement salutaire.


CHRISTINE TRIVULCE DE BELGIOJOSO.

  1. Mme la princesse de Belgiojoso, qui nous communique ces études, se propose d’examiner, dans une série d’articles, la situation si complexe des divers états de l’Italie en 1848. On ne saurait contester au noble écrivain la connaissance de l’état réel de l’Italie ; c’est en quelque sorte un témoin oculaire des derniers événemens que nous laissons parler.
  2. Des volontaires suisses partagèrent en cette occasion le sort des volontaires lombards. Une compagnie suisse de cent hommes, qui vint se mettre à la disposition du ministère de la guerre, fut envoyée sous les murs de Mantoue. Sur les cent volontaires, deux seuls survécurent : quatre-vingt-dix-huit avaient été tués, non pas sur le champ de bataille, mais dans leur camp, au repos.
  3. Moi-même j’eus plus d’une fois à recommander d’anciens militaires qui, voulant servir à tout prix la cause lombarde, demandaient à être admis dans l’armée en qualité de soldats. Mes demandes furent toujours écartées, par cette seule raison que les hommes ainsi engagés seraient encore des volontaires.
  4. Je rapporte ici les faits d’après la version de l’armée piémontaise et de l’état-major du roi lui-même, et je n’en garantis pas l’exactitude ; mais ce qui m’engage à y ajouter quelque foi, c’est l’extrême difficulté que j’éprouve à trouver une autre explication quelque peu plausible de ces événemens.