L’Italien/XI

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L’Italien ou le confessional des pénitents noirs
Traduction par Narcisse Fournier.
Michel Lévy frères (p. 121-138).
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Elena, bien cachée sous l’habit et le voile que sœur Olivia lui avait donnés, descendit dans la salle du concert et se mêla aux religieuses qui y étaient déjà rassemblées. À l’arrivée de l’abbesse, la crainte d’être reconnue s’empara d’elle et son trouble même faillit la trahir ; mais la supérieure, après avoir causé quelques instants avec le père abbé et quelques étrangers de distinction, s’assit dans son fauteuil et le concert commença. Le coup d’œil ne manquait ni d’éclat ni de grandeur. Dans une belle salle voûtée, illuminée par un nombre infini de bougies, cinquante religieuses environ, dont l’uniforme avait autant de grâce que de simplicité, étaient groupées autour de la supérieure au maintien majestueux et sévère et contrastaient avec les têtes vénérables de l’abbé et de ses religieux, placés en dehors de la grille qui coupait la salle en deux parties. Près de l’abbé se tenaient plusieurs étrangers de distinction, vêtus de l’habit napolitain dont la coupe élégante et les couleurs brillantes se détachaient sur l’aspect sombre du costume monastique. Ce côté de la salle attirait toute l’attention d’Elena qui espérait y apercevoir Vivaldi ; mais le concert finit sans qu’elle eût pu le découvrir. On passa dans l’appartement où la collation était préparée, et qui, comme la salle précédente, était divisé par une grille en parloirs intérieurs et extérieurs. L’un pour l’abbesse et ses religieuses ; l’autre pour les révérends pères et les étrangers. Parmi ceux-ci, Elena remarqua un personnage caché sous son chapeau de pèlerin et qui semblait assister à la fête sans y prendre part. Elle crut reconnaître l’air et la démarche de Vivaldi ; mais un reste d’incertitude lui fit attendre quelque nouveau trait de ressemblance. Tandis qu’elle fixait les yeux sur lui, l’étranger se découvrit ; c’était en effet Vivaldi. Le cœur palpitant, et sûre d’être reconnue, elle s’avança vers la grille sans lever son voile. Vivaldi avait laissé sur le rebord un petit papier plié et, avant qu’elle pût elle-même lui remettre le sien, il s’était prudemment éloigné. Comme elle allait prendre ce papier, une religieuse qui s’était approchée le fit tomber à terre avec sa manche ; et l’orpheline demeura immobile et pleine d’anxiété, s’attendant à chaque instant à voir la religieuse ramasser le billet et le porter à l’abbesse. Ses craintes se dissipèrent quand ladite religieuse poussa négligemment du pied le billet dans un coin ; mais elles se renouvelèrent avec plus de force quand elle vit la sœur s’approcher de l’abbesse pour lui dire quelques mots à l’oreille. Elle ne douta pas que Vivaldi n’eût été reconnu, et que le papier n’eût été laissé par terre à dessein pour qu’elle fût tentée elle-même de se trahir en le ramassant. Tremblante et près de succomber à ses terreurs, elle observait la con tenance de l’abbesse pendant qu’elle écoutait la religieuse, et elle crut lire sa destinée dans l’air sévère et les sourcils froncés de l’impérieuse femme. Elle voyait cependant s’écouler le temps qui devait servir à sa délivrance ; mais chaque fois qu’elle osait regarder autour d’elle, elle se figurait que la supérieure et la religieuse suivaient tous ses mouvements et ne la perdaient pas de vue. Après une heure passée dans cette pénible situation, la collation prit fin. Pendant le mouvement général qui se fit alors, Elena se rapprocha de la grille et ramassa vivement le billet de Vivaldi. Elle le cacha dans sa manche et suivit de loin l’abbesse et les religieuses qui quittaient la salle. En passant à côté de sœur Olivia, elle lui fit un signe et se rendit à sa cellule. Arrivée là, elle ferma bien vite sa porte de l’intérieur et, seule enfin, déplia le papier ; mais, dans son impatience, elle laissa échapper la lampe de ses mains et se trouva dans l’obscurité. Elle tomba dans un véritable désespoir. Aller chercher de la lumière, c’était se trahir, c’était compromettre sœur Olivia qui lui avait donné le moyen d’être libre, c’était s’exposer à être jetée en prison sur-le-champ. Attendre était affreux. Attendre quoi ? Il ne lui restait d’espérance que dans la visite de sœur Olivia qui pouvait peut-être venir trop tard pour qu’il lui fût encore possible de suivre les instructions de Vivaldi. Et cependant elle tournait et retournait entre ses mains ce malheureux billet qui renfermait son sort, son avenir, sa vie, et dont elle ignorait le contenu ! Horrible situation ! Au milieu de ses angoisses, elle entend marcher ; une lumière brille à travers la porte ; on l’appelle tout bas, c’est sœur Olivia ! La jeune fille ouvre, prend la lampe des mains de la religieuse et, pâle et tremblante, lit avec avidité le billet qui lui donnait rendez-vous à la grille du jardin des religieuses, où le frère Geronimo l’attendait et où Vivaldi viendrait la rejoindre pour la faire sortir de l’enceinte du couvent. Son amant ajoutait que des chevaux seraient prêts au bas de la montagne, pour la conduire où elle voudrait, et la conjurait de ne pas perdre un instant. Elena, désespérée, donna le papier à sœur Olivia en lui demandant conseil. Il s’était écoulé une heure et demie depuis le moment où Vivaldi écrit qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Dans cet intervalle, que de circonstances peut-être avaient rendu impraticable un projet d’évasion que le mouvement de la fête avait d’abord favorisé. La généreuse sœur Olivia partageait toutes les inquiétudes de son amie. Cependant, après une minute de réflexion, elle lui dit de reprendre courage.

— Le voile qui vous a cachée jusqu’à présent, ajouta-t-elle, peut vous protéger encore. Il nous faudra traverser le réfectoire où soupent celles de nos sœurs qui n’ont pas assisté à la collation, et elles resteront là jusqu’à ce que l’office les rappelle à la chapelle. Si nous attendions jusqu’à ce moment-là, nous ne pourrions plus passer.

Convaincues qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre, elles s’acheminèrent sur-le-champ vers le jardin. Plusieurs sœurs les rencontrèrent sans faire attention à Elena qui, en passant près de l’appartement de la supérieure, baissa son voile avec plus de soin. Tout à coup, elle se trouva en face de l’abbesse elle-même qui revenait de jeter un coup d’œil sur les religieuses réunies au réfectoire et qui s’étonnait de n’y avoir pas vu Elena. Elle s’effaça autant qu’elle put derrière sœur Olivia ; et celle-ci, ayant répondu tant bien que mal aux questions de l’abbesse, se remit en marche vers le réfectoire, suivie de son amie qui tremblait comme une feuille. Les religieuses, occupées de leur souper, ne prirent pas garde à elles. Arrivées à la porte du jardin, elles se croisèrent souvent avec des sœurs qui servaient ou desservaient la table. Une de celles-ci, au moment où elles ouvraient la porte, leur demanda pourquoi elles allaient du côté de la chapelle. Avaient-elles déjà entendu la cloche ? À cette question, Elena troublée saisit le bras de son amie pour l’engager à presser le pas ; mais sœur Olivia, plus prudente, allégua avec calme un motif de dévotion particulière. Puis toutes deux reprirent leur chemin. Comme elles traversaient le jardin, la crainte que Vivaldi ne se trouvât plus à l’endroit indiqué par lui émut si fort la pauvre Elena qu’elle s’arrêta incapable de se soutenir. Mais sœur Olivia lui montrant un bosquet que la lune commençait à éclairer, murmura à son oreille :

— Là derrière, sous cette allée de cyprès, est notre in pace.

Ce mot ranima les forces d’Elena ; elle redoubla d’efforts pour atteindre la porte de la grille qui semblait reculer devant elle. Enfin, elles y arrivèrent. Elena frappa doucement dans ses mains ; c’était le signal convenu. Elle attendit la réponse avec une inexprimable anxiété. Enfin trois petits coups se firent entendre ; puis la clef tourna dans la serrure, la porte s’ouvrit et deux personnes parurent. Une voix connue prononça le nom d’Elena ; et, à la lueur d’une lanterne sourde que tenait Geronimo, l’orpheline reconnut Vivaldi qui s’élança vers elle.

— Ô ciel ! dit-il d’une voix tremblante de joie et en lui prenant la main, est-il possible que vous soyez encore à moi ! Si vous saviez ce que j’ai souffert pendant cette heure mortelle.

Alors il remarqua sœur Olivia et fit un pas en arrière ; mais Elena le rassura en lui apprenant quelle reconnaissance ils devaient tous deux à la religieuse.

— Ce n’est pas le moment des explications, interrompit Geronimo, nous n’avons déjà perdu que trop de temps.

— Adieu, chère Elena, dit sœur Olivia. Puisse le ciel vous protéger !

— Adieu, ma tendre amie, répondit la jeune fille. Je ne vous verrai plus, mais je vous aimerai toujours. Vous m’avez promis de me donner de vos nouvelles : souvenez-vous du couvent de la Pietà.

Les deux amies s’arrachèrent des bras l’une de l’autre, et l’orpheline franchit la porte. Comme nos fugitifs suivaient l’avenue qui conduisait à l’église, Vivaldi, craignant de rencontrer quelque religieux, demanda s’il ne pourrait éviter de passer par le lieu saint ; mais Geronimo déclara que c’était impossible. Ils y entrèrent donc ; l’église était déserte. Ils arrivèrent à une issue latérale qui communiquait avec une grotte où l’on gardait une madone appelée Notre-Dame du Mont-Carmel, devant laquelle une lampe brûlait nuit et jour. Leur guide pénétra dans l’enceinte où se trouvait la madone et ouvrit une petite porte donnant sur un passage étroit et tortueux pratiqué dans le roc. Tout à coup, Elena se rappela que, d’après la description que lui avait faite sœur Olivia, ce passage devait être celui qui conduisait à l’in pace. Alarmée à l’idée que Geronimo les trahissait, elle refusa d’aller plus loin.

— Où nous conduisez-vous ? lui dit-elle.

— Où vous devez aller, répondit le frère d’une voix sourde.

Et ces mots, qui augmentèrent les alarmes d’Elena, ne laissèrent pas d’inquiéter Vivaldi.

— Si votre dessein est honnête, dit la jeune fille, pourquoi ne pas nous mener à quelque porte du couvent au lieu de nous diriger à travers ce labyrinthe souterrain ?

— Parce que les autres portes sont obstruées par des troupes de frères lais et de pèlerins, répondit Geronimo d’une voix rude. Le signor passerait bien au milieu d’eux ; mais alors que deviendrait la jeune dame ? Au surplus, vous avez su tout cela d’avance et c’est volontairement que vous vous êtes fiés à moi. Ce passage débouche sur des rochers. J’ai couru jusqu’ici assez de risques et je ne veux plus perdre mon temps. Si vous ne voulez pas me suivre, je vous laisse, et vous vous tirerez d’affaire comme vous pourrez.

Il allait refermer la porte, lorsque Vivaldi comprenant les suites que pouvait avoir sa défiance, et d’ailleurs un peu tranquillisé par l’indifférence apparente du frère, s’appliqua à l’apaiser et à encourager Elena.

Cependant, tandis qu’il s’engageait en silence dans les détours du passage, se tenant prêt à toute éventualité, il tendit une main à Elena et prit son épée de l’autre. Ce passage était fort long, et, avant qu’ils fussent parvenus à l’autre extrémité, ils entendirent des chants résonner à quelque distance.

— Qu’est cela ? dit Elena. D’où partent ces sons ?

— De la grotte que nous venons de quitter, dit Geronimo. C’est la dernière antienne des pèlerins à la chapelle de Notre-Dame. Je vois par là qu’il est minuit. Dépêchez-vous donc, signor, il faut que je m’en aille.

Les fugitifs, apprenant ainsi que la retraite leur était coupée, résolurent d’avancer à tout risque. En continuant leur marche, ils entendirent encore le son des cloches qui leur parvenait faible et sourd à travers la muraille du roc.

— Voilà le premier coup des matines, dit Geronimo d’un air alarmé. Il faut que je vous quitte. Hâtez-vous, madame.

Cette recommandation était inutile ; car à ce moment Elena doublait le pas pour atteindre une porte qui lui paraissait être l’issue tant désirée. En passant, elle aperçut l’entrée d’une espèce de chambre pratiquée dans le roc, où brillait une faible lumière ; mais, sans s’arrêter à y jeter les yeux, elle se dirigea rapidement vers la porte. Geronimo donna la lanterne à Vivaldi et se mit en devoir d’ouvrir la serrure pendant que le jeune homme se préparait à lui remettre le salaire convenu. Mais la porte ne cédait pas. Geronimo, se retournant, dit froidement :

— Je crains que nous ne soyons trahis. Il y a deux serrures : la seconde est fermée, et je n’ai la clef que de la première.

— Oui, oui, nous sommes trahis, répliqua Vivaldi d’un ton ferme, mais je vois trop bien quel est le traître ! N’espérez pas, malheureux, que votre dissimulation vous sauve. Rappelez-vous ce que je vous ai dit, et réfléchissez encore s’il est bien de votre intérêt de nous perdre. Ouvrez cette porte ou attendez-vous à tout. Quelque peu de prix que j’attache à ma vie, je n’abandonnerai pas cette jeune dame aux horreurs de sa situation.

Elena, rassemblant tout son courage, s’efforça de calmer Vivaldi et d’arrêter les violences auxquelles il était près de se livrer. Soit que le jeune homme fût désarmé par ses prières, soit que l’air d’innocence du frère lui en imposât, il cessa d’exhaler sa colère en plaintes inutiles et se mit lui-même à essayer de forcer la porte ; tentative aussi vaine que désespérée. Retourner sur leurs pas était impossible ; les pèlerins et les dévots remplissaient l’église et la grotte en attendant l’office du matin. Geronimo cependant, toujours impassible et dédaignant de se justifier, leur indiqua une dernière chance de salut : il fut convenu qu’il retournerait dans l’église pour voir s’il n’y avait quelque moyen de les faire sortir par la grande porte. Il les ramena dans la chambre où ils avaient vu de la lumière en passant, et s’en alla.

L’espérance qu’il leur laissait en s’éloignant s’affaiblit peu à peu, à mesure qu’il tardait à revenir, et bientôt l’anxiété des fugitifs devint extrême. L’air froid et l’odeur terreuse du caveau où ils se trouvaient rappelaient à Elena la chambre sépulcrale que sœur Olivia lui avait décrite et qui avait vu mourir la religieuse condamnée. La chambre était taillée dans le roc, n’ayant qu’une étroite ouverture grillée dans le haut pour aérer un peu ; on n’y voyait d’autres meubles qu’une table, un banc et une lampe qui jetait une lueur vacillante et pâle. Cette lampe allumée, s’ajoutant aux autres apparences, fit croire à Elena qu’elle avait bel et bien été conduite dans la prison même que l’abbesse lui avait réservée. Saisie d’horreur, elle parcourait cette chambre des yeux, cherchant à y découvrir quelque objet qui pût confirmer ou infirmer ses soupçons. Elle aperçut dans un coin écarté un indice qui lui parut non équivoque ; c’était un grabat qui sans doute avait été le lit de mort de la malheureuse recluse, et elle crut y voir encore la trace laissée par son cadavre. Tandis que Vivaldi la pressait de lui expliquer les causes de la terreur dont elle semblait frappée, leur attention fut attirée par un profond soupir qu’ils entendirent près d’eux. Elena saisit vivement le bras du jeune homme.

— Ce n’est pas un jeu de mon imagination, dit celui-ci. Vous l’avez entendu aussi ?

— Oui, répondit Elena.

— Quelqu’un est caché ici, reprit Vivaldi, mais rassurez-vous, j’ai mon épée !

— Écoutons encore, je l’entends, dit Elena.

— La plainte part de très près, reprit le jeune homme, mais cette lampe jette si peu de clarté !… Qui est là ?

Personne ne répondit. Alors Vivaldi, prenant la lampe et la promenant tout autour du caveau, découvrit une petite porte, en même temps qu’il entendait des accents pareils aux élans de ferveur d’une personne en prière. Il poussa la porte, qui ne résista pas, et se trouva à sa grande surprise en présence d’un religieux agenouillé au pied d’un crucifix, et si profondément absorbé dans sa dévotion qu’il ne s’aperçut pas de l’arrivée d’un étranger. C’était un moine à cheveux blancs. La douceur et la mélancolie empreintes sur ses traits touchèrent Vivaldi et inspirèrent quelque confiance à Elena. Tiré de son recueillement par la voix du jeune homme, le religieux témoigna un vif étonnement et s’informa du motif de sa présence et de celle d’une femme dans ce lieu. Vivaldi lui dit franchement quelle était sa situation et lui fit part de son embarras. Le religieux l’écoutait avec une profonde attention, jetant des regards compatissants tantôt sur lui, tantôt sur Elena. La pitié qui le sollicitait en faveur de ces étrangers semblait combattue par quelque considération puissante.

Ma fille, dit-il, si je me trompe, c’est bien vous que j’ai vue ce matin dans l’église. C’est vous qui avez protesté contre les vœux qu’on voulait vous faire prononcer ? Ignoriez-vous, mon enfant, les conséquences terribles d’un semblable refus.

— Hélas ! dit Elena, je n’avais le choix qu’entre deux malheurs.

— Saint homme, dit Vivaldi, je ne puis croire que vous soyez de ceux qui oppriment l’innocence ou qui aident à la persécuter. Ah ! si vous connaissiez les malheurs de cette jeune personne, si vous saviez que, seule au monde, orpheline, elle a été arrachée à sa demeure au milieu de la nuit, que des scélérats masqués l’ont amenée ici de force sur l’ordre de personnes étrangères, qu’il ne lui reste pas un seul parent, pas un protecteur naturel qui puisse défendre sa liberté et la réclamer des mains de ses ennemis ! Oh ! mon bon père, si vous saviez tout cela, vous n’hésiteriez pas à prendre pitié d’elle et à la sauver !

Le religieux arrêta de nouveau sur Elena un regard plein de compassion.

— Tout cela peut être vrai, dit-il, mais…

— Je vous comprends, mon père, vous voudriez des preuves. Mais comment vous en fournir ici ? Ah ! je vous en conjure, fiez-vous à ma parole de gentilhomme. Et si Dieu vous inspire quelque désir de nous secourir, cédez-y sur-le-champ : il en est encore temps, personne ne vient. Hâtez-vous.

— Pauvre créature ! disait le père comme pour lui-même mais assez haut pour être entendu. Elle, dans cette chambre ! Dans ce lieu funeste !

— Funeste ! s’écria Elena qui n’avait pas compris le sens de cette exclamation. Oui cette chambre est celle où a péri une pauvre religieuse, et j’y ai été conduite par trahison pour subir le même sort !

— Quoi, ici ! répéta Vivaldi avec l’accent du désespoir. Leur affreux cachot ! leur in pace ! Ah ! je comprends tout, je devine le piège horrible qu’ils nous ont tendu ! Mon père, au nom du ciel, si vous êtes disposé à nous secourir, profitez donc du moment qui nous reste !

Le religieux, qui avait tressailli lorsque Elena avait fait allusion à la religieuse enfermée et morte dans ce lieu, devint pensif. Sa tête se pencha sur sa poitrine, des larmes coulèrent de ses yeux, un sentiment profond sembla s’emparer de lui, pendant que Vivaldi, en proie à une extrême agitation, marchait à grands pas dans la chambre, et qu’Elena, jetant des regards effrayés autour d’elle, répétait d’un ton douloureux :

— Dans cette même chambre ! dans ce funeste lieu ! Oh ! de quelles souffrances ces murs ont-ils été et seront-ils encore témoins !

— Je n’ose dire, reprit le religieux, quel sort attend ici cette jeune fille, ni quel sera le mien peut-être, si je me décide à vous sauver, mais l’âge ne m’a pas tout à fait endurci le cœur. Que le reste de ma vie soit malheureux, peu importe, le terme en est si prochain ; mais votre jeunesse vous permet encore des années de bonheur. Eh bien, vous les aurez, mes enfants, s’il est en mon pouvoir de vous les rendre ! Suivez-moi jusqu’à la porte ; nous allons voir si ma clef peut l’ouvrir.

Vivaldi et Elena suivirent les pas tremblants du vieillard qui s’arrêtait de temps en temps pour écouter ; mais aucun bruit ne se fit entendre dans le passage solitaire jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la porte. À ce moment, ils distinguèrent des pas dans l’éloignement.

— Ils approchent, mon père, murmura Elena presque défaillante. Si la clef n’ouvre pas tout de suite, nous sommes perdus ! Oui, j’entends leurs voix ; ils m’appellent.

Enfin, la porte tourna sur ses gonds ; elle ouvrait sur un plateau de la montagne.

— Ne me remerciez pas, dit le religieux, vous n’en avez pas le temps Je vais refermer la porte et retarder, aussi longtemps que je le pourrai, ceux qui seraient tentés de vous poursuivre. Ma bénédiction soit avec vous, mes enfants !

Elena et Vivaldi eurent à peine le temps de lui dire adieu. La porte se referma derrière eux ; et le jeune homme, donnant le bras à sa bien-aimée, se dirigea en toute hâte vers l’endroit où Paolo devait l’attendre. Mais en tournant l’angle de la muraille du couvent, il aperçut une longue procession de pèlerins qui sortait par la grande porte. Il recula de quelques pas. Cependant il craignait, en s’arrêtant aux environs du monastère, d’entendre la voix de Geronimo et des frères envoyés à leur poursuite ; mais d’un autre côté, le seul chemin praticable pour arriver au bas de la montagne était alors occupé par les pèlerins. Un clair de lune brillant permettait de distinguer tous les visages de ces hommes qu’ils avaient tant d’intérêt à éviter, tandis qu’ils étaient protégés eux-mêmes par l’ombre de la muraille. Ils prirent le parti de se jeter sous un couvert de palmiers qui les conduisit, par un petit coteau, au pied de quelques roches parmi lesquels ils trouvèrent un abri momentané. Plus éloignés alors du monastère, ils attendirent que la procession des pèlerins, suivant les détours de la montagne, cessât de faire entendre ses chants de plus en plus faibles et indistincts. Alors ils se hasardèrent à descendre avec précaution au travers des rochers, regardant souvent derrière eux du côté du couvent. Elena crut distinguer une lumière mouvante dans sa petite tour et supposant que l’abbesse et ses religieuses étaient à sa recherche, elle en éprouva une vive terreur qui lui fit presser le pas. Les fugitifs arrivèrent enfin sans accident au pied de la montagne, où ils trouvèrent Paolo à son poste avec les chevaux.

— Ah ! mon cher maître, s’écria-t-il, vous voilà donc enfin !… Je commençais à craindre, en vous voyant tarder si longtemps, que les moines ne vous eussent retenu pour vous faire faire pénitence le reste de votre vie !… Que je suis donc heureux de vous revoir !

— Je ne le suis pas moins de te retrouver, mon cher Paolo. Où est la capote de pèlerin que je t’ai chargé de me procurer ?

Paolo la lui donna, et Vivaldi en enveloppa Elena qu’il mit en croupe ; puis ils se dirigèrent vers Naples où l’orpheline se proposait de se rendre au couvent de la Pietà. Cependant Vivaldi, craignant qu’on ne les poursuivît sur cette route, résolut de prendre des chemins détournés. Ils arrivèrent bientôt au terrible passage qu’Elena avait suivi pour venir au monastère.

La lune n’éclairait que faiblement le précipice, et la route passait sous des roches saillantes et comme suspendues en plein ciel.

— Ah ! monsieur, s’écria tout à coup Paolo, qu’est-ce que je vois là ?…

Cela ressemble à un pont. Seulement, il est perché si haut qu’il ne semble guère possible qu’un être humain ait eu l’idée de le bâtir si loin au-dessus de tout chemin praticable !… On dirait que c’est le diable qui a imaginé de s’en servir pour passer d’un nuage à l’autre !


Elena reconnut en effet le pont qu’elle avait franchi avec tant de frayeur. Il était suspendu, entre deux pointes de rocs, au-dessus du torrent qui roulait ses eaux au fond de l’abîme. Vivaldi, apercevant alors sur ce pont des hommes qui venaient de leur côté, trembla à l’idée de les rencontrer.

Si c’étaient de nouveaux pèlerins allant à Notre-Dame du Mont-Carmel, ils pourraient instruire les gens du couvent de la route qu’Elena et lui avaient prise. Il n’y avait cependant aucun moyen de les éviter, le chemin longeant les rochers à pic d’un côté et le précipice de l’autre. Quelques instants s’écoulèrent :

— Les voici, dit Paolo, ils ont tourné la roche et s’avancent vers nous.

— Paix ! dit Vivaldi ; ce sont bien des pèlerins. Tenons-nous cachés sous ce roc jusqu’à ce qu’ils soient passés ; il suffirait d’un mot pour nous perdre. S’ils nous interrogent, je répondrai seul.

Les pèlerins arrivèrent près d’eux, et le chef de la troupe s’adressant à Vivaldi :

— Que Dieu et Notre-Dame du Mont-Carmel vous conduisent ! dit-il.

Et tous répétèrent en chœur :

— Dieu vous conduise !

Vivaldi répéta ce souhait en s’inclinant et, fort heureusement, l’entretien se termina là. Ils passèrent.

Les fugitifs se trouvèrent à l’entrée du pont, et comme ils posaient le pied sur ces planches branlantes, en plongeant leurs regards avec effroi dans les profondeurs de l’abîme, ils entendirent au-dessous d’eux, dans le chemin qu’ils venaient de quitter, d’autres voix qui se mêlaient au bruit du torrent. Elena, alarmée, pressa Vivaldi de hâter le pas de sa monture, et Paolo, se retournant, aperçut deux hommes, enveloppés de manteaux, qui les suivaient de très près. Avant qu’il pût prévenir son maître, ces deux individus étaient à ses côtés.

— Vous venez de Notre-Dame du Mont-Carmel ? demanda l’un d’eux.

— Qui pose cette question ? demanda Vivaldi en se retournant.

— Un pauvre pèlerin bien fatigué de sa longue marche dans ces rochers Voudriez-vous avoir pitié de lui, et lui permettre de monter pendant quelques instants sur votre cheval ?

Quels que fussent les sentiments d’humanité de Vivaldi, il ne pouvait les écouter en ce moment sans compromettre la sûreté d’Elena. Il crut même démêler quelque chose de faux dans le ton de l’inconnu qui lui adressait cette requête. Ses soupçons s’accrurent encore lorsque celui-ci lui proposa de faire route avec lui.

— Ces montagnes, dit-il, sont infestées de brigands, et une compagnie nombreuse court moins le risque d’être attaquée.

— Si vous êtes si fatigué, réplique Vivaldi, comment pourriez-vous suivre le pas de nos chevaux ?… Et surtout comment avez-vous pu nous rejoindre ?

— La crainte des bandits, répondit-on, nous a donné des ailes.

— Vous n’avez rien à craindre, repartit Vivaldi, si vous modérez votre marche en raison de l’épuisement de vos forces, car il y a sur la route une nombreuse troupe de pèlerins qui ne tardera pas à vous rattraper.

Cela dit, Vivaldi mit fin à l’entretien en donnant un coup d’éperon à son cheval. La contradiction qu’il avait remarquée, entre les plaintes de ces gens et l’agilité de leur marche, lui donnait fort à réfléchir ; mais les craintes des fugitifs se dissipèrent lorsqu’ils eurent quitté la grande route de Naples pour suivre un chemin assez peu fréquenté qui conduisait à l’ouest, du côté d’Aquila.