L’Oblat (Huysmans)/12

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P.-V. Stock (p. 325-353).

XII

Évidemment la gloire de la sculpture des Pays-bas est, ici, à Dijon, pensait Durtal, en tournant autour du puits de Moïse qu’il était revenu voir dans l’asile d’aliénés, bâti sur l’emplacement de l’ancienne chartreuse de Champmol, situé à dix minutes de la gare.

Cet établissement, où l’on pouvait, à certains endroits, s’abstraire loin des fous, eût été un refuge de rêveries et d’art si l’on avait pu s’asseoir, tranquille, devant ce puits, sans être toujours accompagné d’une concierge attendant que l’on eût fini d’examiner les sculptures pour refermer le grillage qui les enclôt et vous reconduire, par les voies les plus courtes, dehors.

L’hospitalière ville de Dijon était, en ce lieu, insupportable.

Aussi, quand il s’était bien rempli les yeux de l’œuvre de Sluter et de ses élèves, Durtal s’en allait-il la digérer plus loin, dans le délicieux jardin botanique qui borde la route de Plombières, en face du remblai des trains. Par le soleil de ce matin-là, les feuillages des grands arbres de l’asile se tachetaient de gouttes d’or qu’ils reversaient en gouttes bleuâtres sur les cailloux du sol ; l’on cheminait dans les allées sous un crible de lumière et d’ombre et la haie serrée des cyprès que l’on devait longer pour atteindre le préau où se trouvait le puits, parfumait d’un fleur léger de résine, le vent.

C’était dans ce préau solitaire, que s’élevait le monument commandé par Philippe le Hardi à Claus Sluter, assisté des imagiers les plus habiles de son temps.

Ce monument émergeait de l’intérieur même du puits, supporté par un piédestal hexagone, sur les pans duquel se tenaient les statues des six prophètes qui avaient annoncé la passion du Christ et il était surmonté d’une plate-forme appuyée sur six anges pleurant au-dessus des prophètes. Sur cette plate-forme, cette terrasse, comme l’appellent les anciens textes, se dressait jadis un Calvaire disparu, dont quelques débris avaient été recueillis par le musée archéologique de la ville. Le tout était abrité dans une énorme volière en fil de fer plafonnée d’un toit et garnie, au dedans, par-dessus la margelle même du puits qu’il dépassait, d’un plancher courant de bois et d’une balustrade au-dessous de laquelle l’on voyait l’eau quasi morte dans laquelle trempait le piédestal, verdi par les mousses, au fond du trou.

Et l’on se promenait sur ce balcon autour des effigies des prophètes, taillés grandeur nature, dans des blocs de pierre qui avaient été autrefois peints par Malouel mais étaient redevenus, avec l’âge, d’un ton uniforme où il entrait un peu de blond et beaucoup de gris.

La plus surprenante de ces statues, celle qui vous accaparait aussitôt par la véhémence imprévue de son aspect, était celle de Moïse.

Enveloppé d’un manteau dont l’étoffe aussi flexible qu’un véritable tissu, ondoyait en de souples plis, descendait en de mourantes vagues de la ceinture aux pieds, il étreignait, d’une main, les tables de la loi et de l’autre un rouleau déployé sur lequel se lisait la phrase de l’exode, devancière des temps : « La multitude des enfants d’Israël immolera un agneau, vers le soir. »

La tête était chevelue, énorme, avec le front renflé, en guise de cornes, de deux bosses, ridé d’accents circonflexes au-dessus de l’œil qui clignait, dur et presque insolent, la barbe bifide roulant sur les joues, tombant en deux énormes coulées sur la poitrine, laissant à sec un nez en bec d’aigle et une bouche impérieuse, sans indulgence et sans pitié. Sous cette crinière de fauve, la face soulevée, s’avançait implacable ; c’était le visage d’un justicier et d’un despote, un visage de proie ; Moïse semblait écouter les excuses embarrassées des tribus coupables, prêt moins à pardonner qu’à châtier cette tourbe d’hébreux qu’il savait apte à toutes les défections, à toutes les idolâtries, à toutes les hontes.

Cette figure d’orage qu’on sentait sur le point d’éclater était d’une allure presque surhumaine ; elle était, en tout cas, autrement éloquente, autrement altière, soit dit en passant, que celle du Moïse que refit, moins d’un siècle après, Michel-ange, un Moïse également pourvu de cornes et d’une barbe de fleuve ; seulement, lui, n’érigea qu’une attitude, ne sculpta qu’un colosse indifférent, aux formes robustes, majestueuses même, si l’on veut, mais un colosse redondant et creux.

Malheureusement, il faut bien l’avouer, le Moïse de Sluter était le seul qui témoignait d’un art plus que réaliste, et d’un certain essor parmi les statues réunies du groupe ; les autres n’étaient plus, en effet, que des œuvres terre à terre, admirables, mais sans surgie d’âme, sans envolée dans l’au-delà. La plus typique, en ce genre précis et plat, était celle du roi David qui se dépréciait, par contraste, du reste, en l’avoisinant.

Le chef ceint d’un diadème, les cheveux longs et bouclés, la barbe divisée sous le menton en deux touffes timorées, il s’annonçait, la main posée sur une lyre et déroulant, de l’autre, un phylactère sur lequel étaient gravés ces mots : « Ils percèrent mes pieds et mes mains et dénombrèrent mes os. »

Ce David avait la placide figure d’un Hollandais blond et tirant sur le roux, d’un bon bourgeois un peu soufflé, nourri de fumures et de salaisons, engraissé par de pesantes bières. Il était, le futur « roi boit » de Jordaens, avant l’épiphanie et avant le repas. Il s’attestait, en somme, plus alourdi que désolé, plus somnolent que songeur ; cette statue était parfaite en tant que portrait d’homme du nord, riche et un peu dédaigneux, plus apte à jouer du vidrecome que de la lyre, mais elle était absolument insuffisante pour représenter la préfigure du Christ et le Psalmiste.

Plus recueilli, plus sérieux, était le prophète Jérémie, placé à ses côtés ; coiffé d’un chaperon, les joues et le menton ras, le nez busqué et les yeux clos, il tenait de sa main droite un livre grand ouvert et de la gauche une banderole avec cette inscription : « Ô vous qui passez, voyez s’il est une douleur comparable à la mienne. »

La physionomie était moins douloureuse que réfléchie ; c’était celle d’un des religieux de la chartreuse de Champmol qui avait sans doute servi de modèle, en tout cas, celle d’un prêtre en train de faire sa méditation ; elle était prise sur le vif et avait dû être d’une ressemblance à crier ; mais quel rapport ce prêtre tranquille avait-il avec Jérémie dont l’existence d’épreuves et de larmes fut considérée autant qu’une vivante prophétie des souffrances du Christ ?

Et l’on pouvait en demander autant pour Zacharie, couvert d’un étrange chaperon où il y avait du chapiteau d’église et de la tourte ; lui, baissait vaguement affligé, une tête paysanne de vigneron, aux moustaches, seules rasées, dans un flot de barbe. Sûrement, l’on avait aperçu ce vieillard derrière un comptoir ou dans un chais préparant les envois de ses queues et de ses tonnes aux débitants des villes ; cette face terrienne et marchande était un peu exhaussée par les tribulations et anoblie par les peines ; mais elle exhalait quand même l’odeur de sa caque. Étaient-ce bien ces paroles qu’il affichait sur sa feuille dépliée de parchemin : « Ils ont apprécié ma rançon à trente deniers », qui le navraient de la sorte ? Il avait plutôt l’air de déplorer la perte d’une vendange que la mort du Verbe.

Autre était son voisin, Daniel, désignant violemment du doigt le phylactère sur lequel était écrit : « Après soixante générations, le Christ sera occis. » Celui-là discutait, rageur, contre les incrédules. Dans cette réunion taciturne, lui seul, parlait ; et il n’était nullement marri mais rebiffé. Il était un Bourguignon qui avait la tête près du bonnet et qu’il ne fallait point contredire. Coiffé d’un turban lâche d’étoffe, revêtu d’une ample robe retenue par une ceinture, drapé dans un manteau magnifique, aux parements studieusement brodés, il se détachait, de profil, le nez en lame de serpe, les cheveux ondulés, la barbe fleurie de petites bulles. Il tenait à la fois du négociant et du juriste, du négociant riche surtout. Il devait acheter les vins de Zacharie, intimider par son ton agressif les objections des clients, hâter, par la fougue de ses boniments, les ventes.

Enfin Isaïe affirmait autant, sinon plus que les autres, le désaccord trop certain qui existait entre ces statues et les personnages qu’elles étaient censées représenter. Lui, apparaissait sous les traits d’un vieux juif, d’un rabbin des judengasses, d’un patriarche des ghettos. Le crâne rond, chauve, creusé de ravines sur le front, chaque joue sabrée de profondes rides au-dessous du sécateur qui lui servait de nez, la barbe en fourche, les moustaches retombant, à la chinoise, aussi longues que la barbe, et les yeux aux lourdes paupières, presque fermés, il penchait tristement la tête, un livre sous un bras et, pendant au bout de l’autre, un rouleau sur lequel était tracée cette phrase : « Comme une brebis à la boucherie, on le conduira et comme un agneau, en présence du tondeur, il sera muet et n’ouvrira pas la bouche. »

En aucun temps l’on n’avait extrait de la pierre une image plus incisive et plus vivante, une effigie plus véridique, un portrait plus beau, mais ici encore la même question se posait : quelle analogie pouvait-on relever entre cet octogénaire las et triste et l’évangéliste de l’Ancien Testament, le nabi en tumulte, l’impétueux, le vitupérant Isaïe ?

Le Moïse mis à part dont la face léonine et l’allure grandiose spécifiaient bien l’être extraordinaire que fut cet homme, les autres prophètes de Sluter n’incarnaient qu’un gambrinus à jeun, un Chartreux ou un prêtre, un vigneron, un négociant, un juif.

Et Durtal, rôdant encore autour d’eux, se disait : oui, mais si l’entente entre ces personnages et les prédictions qu’ils annoncent, ne surgit point, si la lamentation des événements qu’ils promulguent n’émeut pas suffisamment ces hérauts des symboles divins, c’est parce que Claus Sluter en a décidé, volontairement, ainsi. Ses visages sont plus ou moins absorbés, plus ou moins dolents, mais l’expression de leurs peines s’en tient là. Les prophètes s’attristent, mais les anges qui les surmontent, en les séparant, pleurent.

Le rôle de « plorants » est, en effet, spécialement dévolu, en cette œuvre, aux anges, et vaguement, en cherchant bien, l’on discerne les motifs de ce choix.

Les prophètes ont vu la Passion du Messie dans la mesure où Dieu voulut bien la leur montrer et chacun d’eux répète le détail qui lui fut le plus particulièrement livré ; ils se complètent, les uns les autres, le seigneur ayant divisé les visions et ne les ayant pas départies, toutes, d’emblée, à un seul ; ils devaient être consternés par la certitude acquise que ce peuple incorrigible qu’ils étaient chargés d’avertir et de réprimander, commettrait le plus abominable des forfaits, en crucifiant le Christ : mais, une fois les révélations messianiques reçues et propagées parmi les familles d’Israël, ils vivaient dans le présent, dans leur époque, et il est compréhensible que cet avenir qu’ils n’étaient pas appelés à voir de leurs propres yeux et qu’ils n’apercevaient d’ailleurs que fragmenté, dans la lumière divine, ne les ait pas jetés dans un état permanent de larmes. Sluter a donc eu peut-être raison de limiter les indices de leurs sentiments et de confier les signes plus manifestes de la douleur aux purs esprits qui, tout en ne pouvant découvrir par eux-mêmes l’avenir, ont un mode de connaissance plus subtil que le nôtre, et sont, en tout cas, indépendants, en leurs êtres, des conditions de temps et de lieux.

Une autre question à tirer au clair, serait celle de déterminer la part assignée à ses collaborateurs, dans cet édifice. En sus de Claus de Werve, qui a, nous le savons, sculpté les anges, plusieurs sculpteurs travaillaient sous ses ordres, Hennequin de Prindale, Rogier de Westerhen, Pierre Aplemain, Vuillequin Semont, pour en citer quatre dont les noms me reviennent. Un autre appelé Jean Hulst, semble indiqué plus particulièrement, tel qu’un ornemaniste, ciseleur de feuillages et de chapiteaux. Dans quelle mesure contribuèrent-ils à parfaire les figures du puits ?

D’après les comptes de la chartreuse, conservés dans les archives de la côte-d’or, il paraît que Claus de Werve, et Hennequin de Prindale auraient sculpté certains morceaux des statues des Prophètes.

Lesquels ? Serait-ce la partie des parures et des ornements ? s’il en était ainsi, ils seraient, il faut bien l’avouer, en leur genre, les plus étonnants des spécialistes, car les harpes brodées sur le manteau de David, les festons, les rinceaux, les croix grecques qui passementent ceux de Daniel et d’Isaïe, les boucles ciselées de leurs ceintures de métal et d’étoffe, les livres de Jérémie et d’Isaïe avec leurs feuilles de pierre aussi flexibles que des feuilles de vélin, leurs reliures à plaques, à cabochons, à courroies, à coins, sont exécutés avec une adresse et presque une sorte de trompe-l’œil, qui déconcerte. Jamais, en l’art de la sculpture, accessoires n’ont été plus pertinemment œuvrés, plus patiemment rendus.

Mais rien ne prouve qu’ils se soient confinés dans des reproductions de nature morte et qu’ils n’aient pas travaillé, aussi, aux parties vives des modèles. Le nom de Sluter couvre tout ; et, faute de renseignements plus précis, il absorbe à lui seul la gloire des humbles imagiers qui l’aidèrent.

Et ils étaient, non de simples ouvriers mais bien de personnels artistes, car, après la mort de Sluter, ce fut l’un des deux, Claus de Werve, qui devint le sculpteur en titre du duc et c’est à lui que l’on doit l’achèvement de l’ouvrage commencé par de Marville et Sluter, le tombeau de Philippe le Hardi, actuellement au musée de la ville.

Il y besogna, assisté, lui aussi, par d’autres « entailleurs de pierre » dont il accapara, à son tour, la part de gloire ; et ce labeur dura cinq ans.

C’est singulier, murmurait Durtal, en regardant encore avant de partir le groupe des prophètes, en son ensemble, comme ce Sluter, qui vivait à la fin du quatorzième siècle, annonçait déjà, bien avant la mort du Moyen-Age, la renaissance. Son art est étrangement en avance sur les données de son siècle. S’il n’avait plus ce concept vraiment mystique des imagiers des époques précédentes, s’il répudiait leurs visages émaciés et brûlants, leurs poses hiératiques, leurs corps effilés, presque fluides, contenus dans des gaines d’étoffes rigides, tuyautées de longs plis, il apportait, en échange, des attitudes moins contraintes, des physionomies plus naturelles de gens redevenus, sur la terre, pesants ; il apportait un jeu de draperies plus malléables et de dessous plus souples ; il apportait surtout un don d’observation et une puissance à insuffler la vie qui font de lui l’un des plus grands artistes de tous les temps.

Il était certainement pieux puisqu’il a terminé ses jours dans un cloître et cependant son art ne décèle qu’une piété de superficie, qu’une piété de commande ; ses portraits sont ceux de gens qui se préoccupent plus de leurs propres affaires que de celles de Dieu ; ses prophètes sont des prophètes de marchés et de coin de feu ; son œuvre n’a pas été préparée par la prière et elle ne suggère pas l’idée de prier devant ; et c’est là, la tare de cette sculpture, si on l’envisage au point de vue où d’ailleurs, elle-même, se place ; car le tout est de s’entendre. Si Sluter ne nous avait pas présenté ses personnages comme étant des personnages de la bible, s’il les avait simplement étiquetés, sur un monument civil, sous le nom de négociants, de prêtres et d’échevins, il n’y aurait qu’à admirer et sans aucune restriction le talent immense de cet homme.

Le Calvaire qui était autrefois érigé sur le socle et dont il subsiste des débris était-il d’un sentiment plus religieux ? J’en doute, poursuivit Durtal ; j’ai vu au musée la tête retrouvée du Christ ; elle est correcte, d’un art déférent, d’une expression pathétique, d’une dévotion sonore, mais elle n’est pas supraterrestre, elle n’est pas divine et quant à la Vierge, dressée sur le portail de la chapelle, à quelques pas d’ici, elle suggère l’idée d’une femme méchante, prête à fouetter un enfant qui pleure.

Je refuse de croire que cette Vierge soit de lui ; l’homme qui, à défaut de l’influx mystique, a tout de même su rendre la grandeur épique d’un Moïse, n’a pu concevoir un type aussi vulgaire et aussi mensonger de Vierge !

Non, ce que je préfère la petite Madone de la fresque qui s’efface sur le mur de Notre-Dame de Dijon ; et au fond, c’est la réflexion qui me vient : le vrai sens divin, il n’est ni ici, ni au musée, mais dans les oraisons peintes de cette église !

Oui, je sais bien, je t’embête, reprit-il, considérant la concierge qui commençait à agiter furieusement son trousseau de clefs ; tu te fiches de Sluter et de Claus De Werve dont tu as cependant appris les noms pour les réciter aux touristes et ces imagiers vont te valoir, une fois de plus, pourtant, dix sous ; tu devrais songer à eux, à ces braves Hollandais qui m’incitent, d’outre-tombe, à te donner la pièce — et, ce n’est que juste, car tout, ici-bas, même les rêveries se paient, fit-il, en quittant l’asile.

Il se rendit, à petits pas, au jardin botanique ; il était formé de l’ancienne promenade de l’arquebuse, réunie au jardin des plantes et il était charmant avec ses chemins intimes, ses hautes frondaisons, ses massifs de fleurs, ses pelouses aux gazons semés de pâquerettes et de boutons d’or.

Certaines charmilles lui rappelaient la Trappe de Notre-Dame de l’âtre et certains bancs de pierre, adossés à la maison du dix-huitième siècle qui s’étendait devant le jardin, l’ancienne pépinière du Luxembourg.

Le matin, quelques bonnes tricotaient près d’un gigantesque peuplier dont le tronc creux s’ouvrait en une grotte de bois, au ras du sol. Cet arbre, qui figurait sur d’anciennes vues cavalières de Dijon, bombait une carapace d’éléphant rogneux, cerclée de bandages, corsetée de fonte, étayée par des béquilles, retenue par des fils de fer, dans tous les sens.

Et, çà et là, des prêtres lisaient leurs bréviaires et des jardiniers brouettaient des charretées de fleurs ; l’on humait près des marges des plates-bandes, l’odeur de miel et d’herbe fraîche des iris ; mais par instants, l’ingénu et le sucré parfum était balayé par un coup de vent qui soufflait une bouffée de cette odeur aigre et mûre que répand le chalef, l’olivier de Bohême, dont on apercevait des spécimens, au fond du jardin, trois ou quatre arbres aux troncs d’encre, aux feuilles d’argent et aux fleurettes d’or.

Et cela sentait le melon avancé, la fraise qui tourne, l’emplâtre qu’on enlève.

Durtal, avant de s’asseoir, faisait un tour dans les allées qui séparaient les massifs. Il y avait là des collections de conifères, des cèdres bleus, des mélèzes variés, des pins aux fûts presque blonds et aux aiguilles presque noires et, dans les parterres, des corbeilles de roses saumonées, thé clair et soufre, des croix de malte d’un rouge de bichromate de potasse vif, des buissons magnifiques d’aconits, aux feuilles sombres, aux découpures linéaires aiguës, aux fleurs d’un bleu céleste de turquoises, mais de turquoises dont on aurait, de leur azur trop lourd, décanté le blanc.

C’est vrai cela, ruminait Durtal, ces aconits sont des turquoises végétales aux nuances plus légères et plus pures ; mais si maintenant elle est bénite par les baladins dont elle raccommode les cordes vocales, usées par l’abus des scènes, de quelle haine cette plante ne fut-elle pas poursuivie par nos ancêtres qui la croyaient née de l’écume de cerbère et la qualifiaient du plus soudain des poisons ! — par contre, en voici une, mieux famée, monastique au moins, reprit-il, en regardant de blanches aigrettes qui fusaient, en forme de jets d’eau, de touffes énormes portant, au bout de tiges teintes en cramoisi, de larges feuilles d’un vert sourd et lustré ; c’est l’âcre et la stimulante rhubarbe, l’herbe des moines, ainsi nommée parce qu’elle abondait jadis dans les officines des cloîtres dont elle était le remède préféré ; et le fait est que le père Philigone Miné en distribuait, à profusion, en cachet et en poudre, aux paysans du Val des Saints, qui se plaignaient de fatigues et de malaises.

Quant à ces gueuses-là, elles ne sont anoblies par aucune ascendance conventuelle et elles sont d’une laideur qui autorise à les classer dans la catégorie de ces plantes néfastes, bordant les clairières des forêts dans lesquelles se démenait, au Moyen-Age, le Sabbat, continua-t-il, examinant, en un coin, parquées à l’écart, des plantes grasses, alignées dans des pots.

D’aucunes ressemblaient à des raquettes velues, à des lobes d’oreilles géantes hérissées de poils ; d’autres affectaient des contours de serpents aux peaux pelées et piquées de crins ; d’autres encore pendaient, telles que des bajoues de vieillards aux barbes pas faites ; d’autres enfin s’arrondissaient en palettes pour battre les bouchons, des palettes munies de cils blancs et coupés ras ; et elles arboraient, au soleil, des couleurs horribles, des verts de moisissure, des jaunes d’ictère, des violets de tartre de vin, des roses de brûlures, des bruns de morilles pourries, de cacao mouillé.

Cette exhibition de monstres l’amusait et il s’intéressait aux avatars de leurs tons, mais, ce matin-là, il était obsédé par les sculptures du puits et surtout par ce Claus Sluter dont la personnalité le hantait. Il s’éloigna des plantes grasses et, seul, sur un banc, il se remémora les quelques renseignements qu’il avait lus sur cet artiste.

On le savait né dans la Néerlande, originaire peut-être, ainsi que son neveu Claus De Werve, de Hatheim, au comté de Hollande. Il vint en Bourgogne, on ne connaît pas comment, et il entra, pendant l’année 1384, en qualité de sculpteur, dans l’atelier de Jean De Marville, maître imagier et varlet de chambre du duc. Après la mort de ce Marville qui trépassa, en 1389, il fut investi de ses titres et il travailla au tombeau de Philippe le Hardi, sculpta le portail de la Chartreuse, le puits de Moïse, diverses statues pour les châteaux de Germolles et de Rouvres.

Quel homme était-ce ? Faut-il croire, avec M. Cyprien Monget qui hasarde cette opinion, dans son livre très sagace et très documenté sur la chartreuse de Dijon, que Sluter était de caractère difficile et toujours mécontent, parce qu’il faisait constamment réparer ou modifier le logis qu’il occupait, après Jean De Marville, dans une maison appartenant au duc et surtout parce qu’il changeait d’ouvriers comme de chemises ? C’est bien possible, mais il faut dire, à sa décharge, que d’après les devis mêmes des architectes, l’immeuble usé ou mal bâti menaçait ruine et que, d’autre part, ces ouvriers qu’il transplantait de la Flandre et des Pays-bas dans un pays de vignobles où le vin se vendait bon marché, étaient peut-être, à certains moments, ingouvernables.

Nous sommes, au demeurant, fort mal renseignés sur sa façon de vivre et sur le plus ou moins de souplesse de son caractère ; sans crainte de se leurrer pourtant, il est permis d’admettre qu’il avait parfois des idées singulières ; une quittance du bailliage de Dijon nous apprend, en effet, qu’il commanda à un orfèvre une paire de besicles pour en orner le nez de sa statue de Jérémie ; et l’on est en droit de se demander ce que pouvait bien signifier pour lui, alors qu’il s’agissait d’un prophète de la bible, cet attribut ?

Mieux vaut, en tout cas, croire à un état d’esprit bizarre qu’à un désir de rendre plus ressemblant encore le portrait du Chartreux ou du curé qui lui a évidemment servi de modèle, car ce serait la preuve trop certaine alors d’une incompréhension ou d’une indifférence par trop naturalistes du sujet religieux qu’il s’était engagé à traiter.

Si sa jeunesse ne nous est pas révélée, et si son âge mûr nous est à peu près ignoré, sa vieillesse nous est, en revanche, mieux connue.

Avant même qu’il n’eût achevé les travaux prescrits par le duc, il se retira à l’abbaye de Saint-étienne, de l’ordre de Saint-augustin, à Dijon et, en 1405, après un séjour de deux ans, il y mourut.

Le contrat passé entre lui et frère Robert de Beaubigney, Docteur en décret et abbé de ce monastère, est classé dans les archives départementales de la Côte-d’or, et l’on peut s’informer, en le lisant, du mode d’existence que Sluter mena pendant ses derniers jours.

Moyennant une somme de quarante francs d’or, dont moitié fut payée comptant, il disposait, sa vie durant, pour lui et un domestique, d’une chambre et d’un cellier, dans le cloître ; on lui donnait, tous les dimanches, vingt-huit petits pains dits michottes ou quatre, tous les jours, à son choix, plus une pinte et demie de vin, mesure de Dijon ; et, chaque fois qu’il y avait distribution extraordinaire de vivres, à l’occasion d’une fête, le couvent était tenu de lui allouer une portion de chanoine. Il lui était loisible de prendre ses repas, chez lui, ou en ville, ou dans le réfectoire de l’abbaye, avec les moines ; mais, dans ce cas, il apportait son pain et son vin et devait se contenter de l’ordinaire de la communauté « sans autre pitance et provende avoir ».

Enfin, il devenait, aux termes de cet acte, « féal à l’Abbé et à son monastère » et il devait participer aux messes, prières et oraisons dudit monastère qui devait, à son tour, profiter de ses prières et oraisons.

Il fut, en un mot, l’oblat d’une abbaye Augustine. Il y résidait, il y mangeait quand il lui plaisait et il était maître de travailler à sa guise, de surveiller, au dehors, ses ateliers qui étaient situés dans d’anciennes écuries appartenant aux Ducs.

Et cela fait naturellement songer à ces « frères de la vie commune » qui prospéraient, à la même époque, en Hollande, et qui avaient été placés, eux aussi, par leurs fondateurs Gérard le grand et Radewyns, sous la règle de saint Augustin.

Leur petit cloître laïque à Deventer était composé de savants et d’artistes, qui copiaient des manuscrits, les enluminaient, s’occupaient d’art religieux, tout en priant, à certaines heures, ensemble.

La véritable raison d’être de l’oblature moderne est celle-là, se disait Durtal.

Ainsi que le remarque fort bien Dom Felletin, il n’y a pas à vouloir l’étendre ainsi qu’un tiers-ordre qu’elle n’est pas, au sens strict du mot. Les tiers-ordres contemporains — qui sont d’ailleurs des œuvres excellentes et constituent sans doute, avec les événements dont nous sommes menacés, les réserves d’une nouvelle sorte de monachisme pour l’avenir, — suffisent. Du moment qu’elle relève du finage Bénédictin, l’oblature, en dehors de la sanctification personnelle de ses membres, obtenue par les moyens liturgiques, ne peut poursuivre qu’un but : rénover l’art catholique tombé si bas. Il semblerait, au premier abord, que cette tâche serait plutôt celle des religieux, mais il est bien évident que les cloîtres ne recruteront pas souvent des artistes, car, avec les heures divisées par les offices, aucun travail de longue haleine n’est possible ; l’œuvre n’est donc exécutable que si elle est confiée à des laïques, assujettis à certaines formalités rituelles, mais vivant, autour du monastère, libres.

Oui, celle-là, c’est la véritable, l’authentique oblature, celle que nous découvrons dans les âges les plus reculés, celle que je mène, moi-même, auprès de l’abbaye du Val des Saints ; elle va disparaître de France, avec les moines ; les projets du père Felletin, qui étaient également les miens, sont par terre ; il s’agit par conséquent ou de renoncer à ce mode de monachisme séculier ou de le transformer de telle manière que, tout en lui conservant son caractère du Moyen-Age, il puisse s’adapter aux exigences de notre temps.

Est-ce réalisable ? Je le crois, si l’on admet que l’oblature peut s’organiser d’elle-même et vivre d’une vie qui lui serait propre, sous la direction d’un ou de plusieurs pères, laissés pour cette œuvre en France, par un Abbé.

Évidemment, cette institution ne sera pas commode à établir ; il faudrait pour qu’elle fonctionnât régulièrement bien des choses… d’abord, des artistes pieux et ayant du talent. Où sont-ils ? Je l’ignore ; mais c’est au seigneur qu’il appartient, au cas où il n’y en aurait point, d’en faire surgir et, s’il y en avait, d’inconnus, d’épars, çà et là, en des coins de villes, de les grouper ; il faudrait ensuite une façon de petit monastère ; les oblats n’étant plus, en effet, à même de s’installer près d’un reclusage et de participer aux offices, devraient en constituer un et pratiquer, dans une certaine mesure, l’exercice des heures canoniales ; mais cela n’aurait de chance de réussir qu’en adoptant quelques précautions que justifie, pour qui le connaît, le train-train du cloître.

Ainsi, pour éviter les inconvénients de l’existence en commun et les inutiles bavardages qui sont de constants motifs de bisbilles et de troubles, il serait nécessaire que chacun habitât séparément une maisonnette, pareille à celle des Chartreux, les seuls captifs qui n’eurent jamais besoin, depuis leur fondation, de réformes, tant leur régime de solitude est habile et savamment dosé.

Il prescrit, en effet, le silence et l’isolement, mais, au moment où ils deviendraient trop pénibles, il les rompt par des offices et, à des jours fixés, par des repas servis non plus à part, mais dans le réfectoire et aussi par des promenades qui s’appellent, en style cartusien, des spaciements.

Il ne s’agit évidemment pas de s’affilier, de près ou de loin, à la règle de saint Bruno, beaucoup trop sévère et beaucoup trop absorbante pour des laïques qui n’ont pas à observer le maigre perpétuel, les levers dans la nuit, et dont le but n’est point de demeurer en clôture. Son esprit même n’a rien à voir avec le nôtre. Il sied simplement de lui emprunter son système, mitigé et encore détendu de solitude, et de suivre pour tout le reste la règle de saint Benoît, prise dans son acception la plus large. Autrement dit, couvent non plus d’une seule pièce, mais coupé par des maisonnettes, en tranches ; vie moins cénobitique et plus personnelle ; liberté d’aller et de venir avec horaires d’offices réduits, permettant de besogner, des heures d’affilée, en paix.

Ce ne serait nullement, ainsi que des gens se l’imagineront, une nouveauté, mais bien au contraire une régression, presque un retour aux premiers temps du monachisme où chaque moine résidait dans une hutte distincte et se réunissait avec les autres, dans un lieu spécial, pour y prier. Cela nous remettrait à la paroisse conventuelle que régissait, au quatrième siècle, saint Séverin d’Agaune, dans le Valais ; ce serait un système mixte, un petit peu Chartreux et très Bénédictin ; ce serait encore, pour les personnes désireuses d’analogies, le type des béguinages, tel qu’il subsiste chez les femmes en Belgique, une série de minuscules maisons dans lesquelles chacun séjourne chez soi et où tout le monde s’assemble dans une chapelle, quand l’heure des offices sonne.

Comment ne pas rêver, soupira Durtal, d’une existence, abîmée en Dieu, et aboutissant, par l’aide des prières liturgiques, à des oraisons colorées d’art, lorsque l’on se trouve à Gand ou à Bruges, lorsqu’on pénètre dans ces petites villes situées dans les grandes, et si placides et si recueillies, dans ces pieux et avenants béguinages, aux façades si gaies, avec leurs murs de briques roses, ou blanchis à la chaux, leurs toits en escalier, leurs fenêtres aux châssis peints en vert Véronèse et tendues, derrière leurs vitres, de stores clairs ou de légers rideaux, leurs portes discrètes, ouvrant sur de larges pelouses plantées de vieux ormes très droits, traversées par des allées menant à l’antique église où des béguines prient, les bras en croix ?

Il ne semble pas qu’il y ait d’endroits plus reposants et, en même temps, plus incitants pour un peintre ou un écrivain qui voudrait œuvrer à la gloire de Dieu, un tableau ou un livre.

Et Durtal, parti en plein rêve, se remémorait, en les résumant, en quelques mots, les statuts de ces asiles. La béguine promettait, à sa réception, obéissance à la supérieure, à la grande dame, comme on la nomme, et s’engageait à observer, de la façon la plus stricte, les règlements ; elle subissait deux années de noviciat, avant que d’être définitivement reçue, ne se liait par aucun vœu, pouvait se retirer de l’enclos, à sa guise ; elle devait aussi justifier d’une rente de cent dix francs et subvenir, à l’aide de ce pécune et de son travail, à ses besoins.

Elle portait un costume religieux, semblable à celui d’une nonne, était astreinte à participer à quelques offices, à rentrer avant la nuit et c’était à peu près tout.

Oui, mais… ruminait Durtal, ces petites bergeries n’ont jamais pu s’acclimater que dans le nord de l’Europe. Elles ne fructifient plus maintenant que dans la Belgique et la Hollande ; il n’y en a plus en France, actuellement.

Pourquoi ? nul ne le sait. Le tempérament froid et sensé, la piété forte et tranquille des races du nord, leurs goûts d’intimité, sans vie évaguée au dehors, expliqueraient peut-être cette anomalie. Il paraît, du reste, que même au Moyen-Age où la foi était ardente dans les régions du midi, aucun béguinage ne put, en ces pays, prendre racine. Ces sortes de couvents dont l’origine remonte à la fin du douzième siècle, ne se sont, en effet, épanouis que dans les districts du nord, de l’ouest, de l’est et aussi du centre. On les découvre nombreux, à Cologne, à Lubeck, à Hambourg ; ils foisonnent sur les territoires des Flandres ; ils abondent en France, mais leur habitat semble s’arrêter aussitôt après la Loire.

Dans un article sur les Béguines de Paris, M. Léon Le Grand cite des maisons de ce genre, un peu partout-sauf dans le sud ; — il en signale en Picardie, à Laon, à Amiens, à Noyon, à Beauvais, à Abbeville, à Condé, à Saint-quentin — dans l’est, à Reims, à Saint-nicolas-du-port, à Châlons ; — dans l’ouest, à Rouen, à Caen, à Mantes, à Chartres, à Orléans, à Tours ; — autour de Paris, à Crépy, à Melun, à Sens ; — enfin à Paris même où le roi saint Louis en créa une sur la paroisse de saint Paul.

Ce Béguinage qui était peu différent des béguinages contemporains de Bruges et de Gand, dépérit, au bout de deux siècles, faute de sujettes. L’on n’en compterait plus que deux, en 1471 ; et depuis, je ne connais qu’un essai qui ait été tenté pour rénover en France ces gynécées abolis, un essai récent ; en 1855, un abbé du Soubeiran voulut fonder une maison à Castelnaudary, sur le modèle des refuges belges, et il échoua.

Il ne s’était évidemment pas rendu compte que le terrain de culture du Languedoc n’était pas du tout celui qui convenait à cette variété de plante conventuelle, car elle a besoin pour croître et de silence et d’ombre.

Il me semble pourtant, ruminait Durtal, qu’en transférant ce système semi-monastique des femmes chez les hommes, il y aurait quelque chose à entreprendre.

Le cadre, aisément, on l’imagine dans une grande cité, telle que Paris, une villa comme il en existe pour les sculpteurs et pour les peintres, au boulevard arago ou dans la rue de bagneux, par exemple, des allées fleuries, bordées de maisonnettes et d’ateliers ; il serait facile d’installer, au fond, des salles communes et un oratoire et cela suggérerait assez bien l’idée d’une miniature de couvent, d’un petit institut de béguins ou de laïques Bénédictins.

Des Bénédictins surtout, car l’Ordre de saint Benoît, à l’encontre de beaucoup d’autres, admet les artistes ; sa règle est formelle sur ce point ; et d’ailleurs, cette œuvre serait le prolongement logique de ses offices, l’aboutissement de sa théorie du luxe pour Dieu, la fleur, si l’on peut dire, de ses tiges de prières, de ses touffes d’oraisons.

Elle est d’essence purement Bénédictine, clunisienne, pour employer le mot propre.

Les Bénédictins modernes voudront-ils ou pourront-ils la réaliser ? C’est une autre question. Certes, je n’adhère nullement aux théories de M. Lampre prétendant que la glorieuse paternité serait étonnamment vexée si elle voyait des laïques, des moines séculiers, parfaire une œuvre qu’elle serait elle-même, incapable d’accomplir ; c’est prêter aux fils de saint Benoît des sentiments qu’ils n’ont pas et c’est très inéquitablement les juger. D’ailleurs, n’ont-ils pas jadis encouragé des écrivains comme Bultau, l’oblat de Saint-germain-des-prés, qui nous a laissé une histoire de son ordre et une histoire du monachisme en Orient ? Il n’y a pas de raison pour croire, qu’à défaut d’une ardeur égale au travail, la congrégation de Solesmes serait plus étroite d’idées, plus bouchée que n’était son aïeule de saint-Maur ; mais enfin, si, à cause même des difficultés que va lui susciter l’exil, elle hésitait à revendiquer son héritage d’art, si elle ne pouvait détacher de son personnel un religieux apte à organiser et à diriger l’oblature, il n’y aurait évidemment qu’à passer outre et à marcher sans elle.

Après tout, en y réfléchissant, l’oblature, telle que je me la figure, pourrait se créer et se développer sans le secours de ses cloîtres, si elle avait à sa tête un prêtre, aimant la mystique et la liturgie, assez éloquent pour les bien expliquer à ses auditeurs et les mettre ainsi en mesure de les utiliser pour leurs travaux, assez saint surtout pour que sa direction ne pût être discutée et fût acceptée, sans murmures, par tous.

Il pourrait d’ailleurs s’affilier, lui-même, en qualité d’oblat à l’un des monastères Bénédictins de France ou de l’étranger et il suffirait dès lors de l’aide temporaire d’un moine, afin d’enseigner la psalmodie, le maintien, le chant, afin d’imprimer, dès les premiers jours, la marque particulière, l’étampe monastique de l’Ordre, aux oblats.

La difficulté ne gît point là, mais bien dans le choix du prêtre chargé, à défaut d’un père, de gouverner la barque. Bah ! la providence saura bien le dénicher si elle veut que la place, restée vide, depuis des siècles, dans son église, soit remplie !

Car enfin, toutes les œuvres affluent, excepté celle de l’art pour Dieu ; les congrégations se sont partagé toutes les autres, sauf celle-là.

Les unes, en effet, ainsi que les jésuites, les franciscains, les rédemptoristes, les Dominicains, les missionnaires prêchent, ménagent des retraites, évangélisent les mécréants ; d’autres tiennent des pensionnats et des écoles ; d’autres, tels que les sulpiciens et les lazaristes des séminaires, la plupart cumulent même ces différents emplois ; d’autres encore soignent les malades, ou de même que les Chartreux et les cisterciens réparent les péchés du monde, sont des réservoirs d’expiation et de pénitence ; d’autres enfin, semblables aux Bénédictins de la congrégation de France, se vouent plus spécialement au service liturgique, à l’office divin des louanges.

Mais aucune, pas même celle des Bénédictins auxquels elle revient le droit, n’a réclamé la succession de l’art religieux, tombée en déshérence depuis la disparition de Cluny.

Oui, je sais bien, reprit Durtal, après un silence, en roulant une cigarette, des gens diront : l’art, est-ce bien utile ? N’est-ce pas un superflu, quelque chose comme un dessert, après un repas ? Eh, pourquoi n’en offrirait-on pas au Christ ?

On l’en a privé depuis la réforme et même avant ; il serait peut-être convenable de lui en redonner.

Il faut être bien ignorant, du reste, pour nier, en ne se plaçant même qu’au point de vue pratique, la puissance de l’art. Il a été l’auxiliaire le plus sûr de la mystique et de la liturgie, pendant le Moyen-Age ; il a été le fils aimé de l’église, son truchement, celui qu’elle chargeait d’exprimer ses pensées, de les exposer dans des livres, sur des porches de cathédrales, dans des retables, aux masses.

C’est lui qui commentait les evangiles et embrasait les foules ; qui les jetait, riant en de joyeuses prières au pied des crèches, ou qui les secouait de sanglots devant les groupes en larmes des Calvaires ; lui, qui les agenouillait, frémissantes, alors qu’en de merveilleuses pâques, Jésus, ressuscité, souriait, appuyé sur sa bêche, à la Magdeleine ou, qui les relevait, haletantes, criant d’allégresse, quand, en d’extraordinaires ascensions, le Christ, montant dans un ciel d’or, levait sa main trouée, d’où coulaient des rubis, pour les bénir !

Tout cela est loin — hélas ! dans quel état d’abandon et d’anémie se trouve l’église, depuis qu’elle s’est désintéressée de l’art et que l’art s’est retiré d’elle ! Elle a perdu son meilleur mode de propagande, son plus sûr moyen de défense. Il semblerait donc que, maintenant qu’elle est assaillie et qu’elle fait eau, de toutes parts, elle doive supplier le Seigneur de lui envoyer des artistes dont les œuvres opéreraient certainement plus de conversions, lui amèneraient plus de partisans que ces vaines rengaines que ses prêtres, huchés dans des coquetiers, versent sur la tête résignée des fidèles, du haut des chaires !

L’art religieux, si éteint, si mort qu’il soit, peut renaître, et si l’oblature Benédictine a une raison d’être, c’est précisément de le créer à nouveau et de l’élever.

Evidemment, certaines conditions pour réussir sont nécessaires. Il faut, avant tout, bien entendu, que telle soit la volonté du Très-Haut — mais admettons qu’il en soit ainsi ; — eh bien, en l’envisageant alors par son côté humain, une semblable institution ne serait guères possible qu’à Paris ou dans ses alentours, car les gens de lettres, les chartistes, les érudits, les gens, spécialisés dans l’étude des diverses sciences, aussi bien que les peintres, les sculpteurs, les architectes, que les artisans de tous les métiers d’art que pourraient abriter des maisons d’oblats, auraient besoin d’entretenir des relations avec les éditeurs et les marchands et de fréquenter les bibliothèques et les musées. Il conviendrait aussi de distribuer la vie de telle sorte que chacun pût vaquer à ses affaires et travailler sans être continuellement dérangé par des offices. L’horaire serait facile à établir : — prière, et messe, le matin, de bonne heure : liberté complète pendant la journée — Vêpres vers les cinq ou six heures pour ceux qui seraient en mesure d’y assister — et Complies pour tout le monde, le soir.

Je ne me dissimule pas cependant que, par cela même qu’elle serait rédemptrice et vraiment propre, cette œuvre aurait des chances d’encourir toutes les haines, mais il me paraît impossible qu’en dépit de toutes les railleries, de toutes les mauvaises volontés, elle ne prenne pas corps, un jour, car elle est, comme on dit, dans l’air ; il y a trop de gens qui l’attendent, qui la convoitent, trop de gens qui ne peuvent, à cause de leurs occupations, de leur état de santé, de leur genre de vie, s’interner dans les cloîtres, pour que Dieu n’instaure pas un havre de grâce, un port, où s’amarreraient ces âmes qu’obsèdent des appétences monastiques, des désirs de vivre hors du monde et de travailler près de Lui et pour Lui, en paix.

Je rêve tout éveillé, se dit Durtal qui consulta sa montre et se dirigea vers la gare. Avouons que le moment est mal choisi pour songer à fonder ou plutôt à imaginer un couvent, alors que justement les chambres s’acharnent à exterminer toutes les compagnies et tous les Ordres.

Eh mais, reprit-il, en cheminant, il n’est peut-être pas si mal choisi que cela ! — dame, raisonnons. Je suis de plus en plus convaincu que la loi sur les congrégations ne sera pas abrogée d’ici à bien des années-que deviendra alors l’institut des Bénédictins qui se sera, lui-même, banni de France ? Aura-t-il les reins d’âme suffisants pour supporter l’exil ? Je veux le croire. Pourra-t-il se recruter à l’étranger où déjà d’autres abbayes de la même famille existent ? J’en doute. En supposant même qu’elles ne meurent pas faute de ressources, les maisons de la congrégation de Solesmes sont donc condamnées à végéter sur place et à se désagréger, peut-être à la longue, dans un insurmontable ennui ; en tout cas, l’esprit Bénédictin est appelé à disparaître de notre pays si l’on ne découvre pas un subterfuge pour l’y conserver ; et c’est ici, que l’oblature se décèle pour moi, ainsi que ce subterfuge et que cet expédient ; les Bénédictins useront-ils, pour l’honneur même de saint Benoît, de ce pis aller, de cette dernière ressource ?

Je l’espère — et ne vois pas du reste que le gouvernement ait le pouvoir de s’opposer à ce dessein : aucune loi ne peut, en effet, empêcher des artistes de louer, chacun, une maison dans une villa aménagée en conséquence, d’y vivre ainsi qu’il leur plaît, de s’assembler, à certains moments, pour y causer d’art ou y prier, pour y faire, en un mot, ce qu’ils voudront. Ils ne sont pas prêtres, ils ont une profession civile, reconnue, ils ne sont engagés par aucun vœu, ils ne revêtent aucun costume monastique visible, puisque le grand scapulaire s’étend sous les vêtements. Leur réunion rentre donc dans la catégorie des associations littéraires qui sont dispensées de demander l’autorisation préalable.

Il n’est pas admissible, d’autre part, que l’un des locataires ne puisse donner l’hospitalité à un moine, au moins, habillé, s’il le fallait, en simple prêtre ; il n’y a pas encore de loi qui interdise d’héberger un ami — et dès lors l’oblature est formée.

En attendant que ces beaux rêves se réalisent pour les autres, — moi qui ne les verrai sans doute pas, — je voudrais bien que notre père Abbé nous laissât ici, comme l’espère M. Lampre, quelques religieux ; évidemment cela va être sinistre ; nous n’aurons plus que de très misérables offices, mais enfin, tant que la messe et que les vêpres seront chantées, tous les jours, la vie de l’oblature sera possible ; je n’ai point le choix d’ailleurs, soupira-t-il en montant dans le train, à moins que je ne file du Val des Saints, mais pour chercher quoi ? pour aller où ? à Paris ; ah ! ce que je n’y tiens pas !