L’Oblat (Huysmans)/16

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P.-V. Stock (p. 430-448).

XVI

La vie au Val des Saints devint sinistre. L’horloge avait été arrêtée au moment même où le P. Abbé franchissait le seuil de son abbaye pour se rendre à la gare. Il n’y avait plus d’heures, plus de sonneries, plus de cloches. L’impression funéraire que dégagea ce bourg fut telle qu’instinctivement les paysans se mirent, ainsi que dans une chambre de malade, à parler bas.

Les auberges dont la meilleure clientèle était composée par tous ces gens qui venaient de Dijon et des alentours visiter le cloître, se désemplirent d’un coup ; le coiffeur que sustentaient les grandes tonsures des moines et les barbes des retraitants put fermer, tous les jours, sauf le samedi soir, sa boutique ; mais les commerçants les plus directement et les plus promptement atteints furent le boulanger et surtout le boucher qui, faute d’un débit suffisant, conserva ses carnes mortes ou ne les tua plus. Ce fut, dans le village, un mécontentement général ; le maire et les conseillers municipaux l’exploitèrent habilement contre le monastère. Aux plaintes des habitants leur reprochant d’avoir par leur politique anticléricale ruiné la commune, ils répondirent : nous n’avons pas chassé les moines ; s’ils avaient demandé l’autorisation, nous aurions appuyé leur requête auprès du préfet. Ils se sont révoltés contre la loi ; nous n’y sommes pour rien ; prenez-vous-en à eux.

Et les paysans s’indignèrent, en effet, contre les Bénédictins, voire même contre le curé qui, faute d’argent, ne pouvait secourir les malheureux ; mais leur bête noire fut le P. Paton qui supprima leurs derniers bénéfices, en refusant aux étrangers la permission d’explorer la solitude du cloître ; lui, était peu facile à émouvoir ; il usa cependant d’advertance, en affublant les trois convers qui devaient rester à demeure avec lui dans les bâtiments vides, de costumes civils. Ils dissimulaient, ainsi que Durtal, le grand scapulaire de l’ordre sous les vêtements ; l’un d’eux gardait la porterie et préparait la cuisine du petit camp ; les deux autres travaillaient, en tant qu’ouvriers loués, à la vigne et logeaient dans une dépendance de la maison de M. Lampre. De son côté, Dom Beaudequin habitait chez son ami le curé et le petit frère Blanche avait été recueilli par Durtal.

Mlle de Garambois donnait un coup de main à Mme Bavoil pour les apprêts du déménagement et elles ficelaient les paquets ensemble ; quant à M. Lampre, il faisait la navette entre Dijon et le Val-des-Saints ; il consultait les avoués, les hommes d’affaires, organisait des travaux de défense autour de l’abbaye, la bastionnait de procédure, accumulait les précautions en vue d’une attaque possible.

Les gendarmes ne tardèrent pas, en effet, à arriver ; mais ils constatèrent que les papiers étaient en règle, qu’un seul religieux était domicilié, avec un concierge laïque, au monastère et ils s’en furent.

Telle était la situation, quelques jours après le départ du père abbé.

Durtal gisait, démâté, et s’il n’avait pas eu auprès de lui cet être angélique qu’était le frère Blanche, il aurait sûrement sombré dans le découragement. Jamais il n’aurait cru que ses moines lui tenaient autant au cœur ; un mirage se produisait. Il ne voyait plus les défauts, les ridicules, les tares, tout le côté trop humain du couvent ; la partie honnête mais médiocre du milieu s’enfonçait dans l’ombre, tandis que les deux extrémités, la vieillesse et l’enfance, s’avançaient en pleine lumière : les vieux religieux et ceux formés d’après l’ancien module, vraiment imposants et vraiment pieux et les petits novices dans toute la première ferveur de leur vocation. Grâce à ces deux éléments, il sortait une vertu de ce monastère et il en était de cette vertu de même que de la force liturgique ; le courant continu devenait par accoutumance presque insensible, mais l’on se rendait compte de sa très réelle puissance, par sa propre faiblesse à soi, aussitôt qu’il se trouvait interrompu.

À se rappeler le P. Abbé, si indulgent et si bon, le P. de Fonneuve, le P. Felletin, le P. d’Auberoche, tous ces pères qu’il avait et fréquentés et aimés, Durtal attisait ses regrets et stimulait aussi son aversion pour ces paysans qu’il savait le détester autant que ces Bénédictins dont il était l’ami.

Des inscriptions tracées au charbon et à la craie sur les murs de l’abbaye et sur les siens : « à bas les moines, à bas les ratichons, à bas les calotins », certifiaient l’animosité sans cause de ces gueux.

Ah ! se disait-il, si je n’avais pas promis au révérendissime de séjourner ici, jusqu’à la reprise des offices à Moerbeke, ce que je filerais d’une traite sur Paris et secouerais la poussière de mes souliers sur cet affreux pays !

Et cependant, il n’avait guère le loisir de ruminer ses ennuis, car il ne disposait pas d’une minute de libre. Il lui fallait d’abord descendre à l’oratoire, après avoir soigneusement scruté ses offices de peur de se tromper et, quand il était de retour chez lui, il enveloppait, avec le petit Blanche, de couvertures en papier, ses reliures les plus fragiles, classait dans des cartons ses notes, emballait ses bibelots, ordonnait tout pour que les déménageurs n’eussent plus qu’à bourrer les paniers qu’ils apporteraient et les charger.

Forcément, les services avaient été réduits. Le P. Paton était accablé de besogne ; aussi disait-il ses matines et ses laudes, seul, en allant au vignoble et il revenait, à six heures, célébrer la messe à laquelle tous assistaient. Elle était précédée de prime et de tierce et suivie de sexte psalmodiés en commun. Ce après quoi, chacun se rendait à ses affaires et l’on retournait à la petite chapelle, à cinq heures, pour psalmodier none et vêpres et l’on récitait les complies avant de se coucher, chez soi.

Les offices étaient annoncés par le frère Blanche qui agitait une sonnette de marchand de coco sous le cloître ; les moines revêtaient leur coule et l’on entrait, deux par deux, en rang, dans l’églisette, les deux pères en tête et le novice et l’oblat en queue.

Là, on se divisait et, après une génuflexion devant l’autel, on se saluait. Durtal s’installait près du père Paton dans les stalles et Dom Beaudequin et le frère Blanche leur faisaient vis à vis, de l’autre côté du chœur.

La mélancolie des offices ânonnés dans le déconfort de cette cave obscure ! Durtal ôtait de sa poche un tronçon de bougie qu’il allumait et posait sur le rebord du pupitre ; et il s’écarquillait les yeux à lire son diurnal dont les caractères turbulaient, en dansant une saltarelle de pattes de mouches, de pattes rouges et noires.

Les petites heures se dévidaient sans difficultés ; il savait d’ailleurs par chœur les hymnes et les psaumes de la semaine, invariables du mardi au samedi. Il n’avait à étudier que celles du dimanche et du lundi qui diffèrent ; mais les vêpres se compliquaient ; elles étaient faciles à débiter, alors même qu’elles se coupaient à partir du capitule et passaient d’un saint à un autre, mais à la fin, c’était l’embrouillamini de la bobine ; il y avait parfois trois commémoraisons et il fallait se souvenir des numéros de la série, sauter d’un bout du livre à l’autre afin de piquer les antiennes, et de détacher les suppliques. En dépit de tous les signets, de toutes les images insérées entre les pages en guise de marques, c’était, à chaque saint qui défilait, une chance de se leurrer. Ah ! Avec ses perpétuels renvois et ses erreurs de pagination quel instrument défectueux, quel outil absurde, que celui de ce Diurnal !

Si seulement on avait eu le temps de chercher, de se récupérer, mais non ; sous peine de gâcher l’office, il convenait que l’antienne fut prête et lancée à temps ; et, dans la fatigue des courbettes exigées par la doxologie, dans le trémoussement continuel du texte, aux lueurs incertaines d’un lumignon, les exercices liturgiques étaient pénibles.

Enfin, Durtal s’en tirait tant bien que mal ; mais la préoccupation de ne pas gaffer l’empêchait de se recueillir, de comprendre le sens même des versets qu’il psalmodiait. Il ne se reprenait qu’à cette minute où, avant de sortir de la chapelle, la prière individuelle est permise.

Il y avait pourtant, après sexte, un moment douloureux où l’oraison commune ramenait chacun à la réalité des alentours, le moment où le p. Paton, pour clore l’office, disait à voix basse :

— Divinum auxilium maneat semper nobiscum-que l’aide de Dieu demeure toujours avec nous.

— Et cum fratribus nostris absentibus, amen — et avec nos frères absents, ainsi soit-il — répliquaient les trois autres, en baissant aussi le ton.

Cette exoration, à des époques moins troublées, se référait simplement aux frères en voyage ; aujourd’hui, elle s’appliquait à tous les moines partis pour toujours peut-être de leur résidence ; et il y avait un silence après le répons, un rappel de la scène de l’embarquement au train, et de l’abandon où tous les quatre se trouvaient dans l’abbaye vide ; et l’on se quittait sans avoir le courage de se confier la tristesse de ses pensées.

Souvent, Durtal errait, le matin, quand sexte était terminée, dans les jardins de l’abbaye et il y fumait de mélancoliques cigarettes.

Délaissé même avant la fuite, car tous les convers avaient été employés aux empaquetages, le jardin devenait déjà un peu fou ; les herbes couraient dans les allées ; des tomates écrasées jonchaient la terre ; des poires se talaient sur le sol. Les pauvres fleurettes jaunes des plantes de rebut, des moutardes, des benoîtes et des potentilles, celles surtout de l’herbe de sainte Barbe, de ce vélar, d’aspect si indigent avec ses tiges grêles qui se croisent et ressemblent à de minuscules perchoirs de perroquets, envahissaient les massifs où pointaient les ronces. La nature, qui cessait d’être surveillée, commençait à faire des siennes.

Quelquefois, avec le frère Blanche, il se promenait sous le berceau de vigne des novices.

Au bout de l’allée, ils s’approchaient de la grotte qui abritait, dans ses deux compartiments grillés, les colombes et les corbeaux.

Les corbeaux étaient bêtes fort vénérables, car ils provenaient d’une lignée rapportée du mont cassin où l’on en élevait des couples, en l’honneur du patriarche ; et les colombes possédaient, elles, le privilège, le jour de la sainte Scholastique, d’être lâchées, à la fin du repas, dans le réfectoire où elles picoraient près des moines, sur les tables, les miettes.

Ces volatiles, qui ne voyaient plus devant eux qu’un chemin silencieux et désert, paraissaient ahuris. Les corbeaux se renfrognaient, les uns contre les autres, sans bouger ; mais les colombes reconnaissant le petit frère qui les gâtait d’habitude, se précipitaient sur la grille, au-devant de lui ; et il ouvrait la cage, les prenait, une à une, leur donnait à manger des grains, les embrassait, les assurait qu’il ne les oublierait pas et il les remettait dans leur logette presque en pleurant.

Ah ! disait-il, si je ne devais pas voyager avec le père Beaudequin qui a l’horreur des animaux, je les aurais bien amenées avec moi et je suis certain que le révérendissime ne m’aurait pas trop grondé ; heureusement que Dom Paton ne les laissera pas jeûner.

D’autres fois, lorsque ce père ne retournait pas à sa vigne, après l’office, tous deux demeuraient avec lui et l’aidaient à nettoyer un peu le fouillis des salles ; le plancher était encombré de copeaux, de papiers, de paille, et ils balayaient le tout et l’on en chargeait une brouette que l’on vidait dans le trou au fumier, au fond du clos.

Quand les cellules et les couloirs furent un peu rappropriés, le moine les conduisit dans le grenier ; il avait formé le dessein de le ranger, mais le courage leur manqua pour monter à l’assaut des barricades d’objets hétéroclites qui l’emplissaient.

Les déchets accumulés, depuis des années, d’un couvent étaient là. Le cellerier avait la manie de ne rien jeter et il déposait dans ce capharnaüm tous les engins hors d’usage, tous les ustensiles brisés. Il y avait des literies malades et des arrosoirs qui avaient perdu leurs pommes et qui fuyaient par le bas, des bidons de pétrole crevés et des lampes mortes ; il y avait des tables sans pieds, des tabourets cassés, des marmites infidèles ; il y avait même des statues décapitées de saints, le tout enchevêtré, pêle-mêle, sous une couche de poussière traversée par des caravanes de rats.

Dom Paton tira du tas une chaise par la patte qui lui restait et ce fut un écroulement d’on ne sait quoi. L’on entendit des bruits de ferrailles et de vitres qu’on brise et ils furent couverts et aveuglés par un nuage de poudre. Ils s’en tinrent là. Il faudrait une escouade de sapeurs du génie pour nous frayer un chemin dans le maquis de ce rancart, disait le religieux, en s’époussetant. Et ils redescendaient et devisaient, en ambulant sous les arcades du cloître. Ce moine plaisait à Durtal par sa dignité et sa bonté simple ; avec sa haute taille, son visage basané par le soleil des vignes, ses yeux en eau couleur d’acier que barraient de grandes lunettes aux cercles de corne, il était d’aspect plutôt noueux et dur ; mais une douceur très timide se cachait sous cette enveloppe d’ermite. Durtal se confessait à lui et admirait sa discrétion, sa sagesse, son besoin de s’effacer, son amour vraiment ingénu pour la vierge ; il admirait aussi cette affection toute paternelle qu’il témoignait au petit Blanche. Il eût été son véritable enfant qu’il ne l’eût pas plus attentivement choyé.

Il est juste de dire qu’il eût été difficile de ne pas aimer ce moinillon si naïf, si candide, avec son avenante figure, ses yeux limpides, son rire frais, son allégresse toujours renouvelée de servir le seigneur et d’être Bénédictin ; mais la parfaite innocence de cet enfant, sa piété foncière et tranquille n’excluaient pas une vision très claire des alentours, une observation placide de la vie qu’il exprimait avec une franchise absolue, sans jamais s’inquiéter des ennuis qu’il pourrait avoir.

Et il s’en était attiré du côté du père Emonot qu’il révérait et qu’il approuvait lorsqu’il lui infligeait de longues coulpes pour avoir trop librement parlé.

— Il est très juste, affirmait-il ; il me tombe souvent dessus sans que je sache pourquoi. Il me l’explique et je ne comprends pas toujours bien la gravité de la faute que j’ai commise ; mais du moment que, lui, est sûr que je suis coupable, c’est que je le suis. Ah ! Il ne badine pas, notre père zélateur, mais s’il est si sévère, c’est qu’il veut nous épurer et, vous savez, si l’on écoutait avec soin ses conseils, si l’on consentait très réellement à se mortifier, l’on finirait par devenir un vrai moine.

— Mais il me semble, petit frère, que vous les suivez, ses conseils.

— Mal ; quand je me crois innocent et qu’il me punit, j’ai, tout au fond de moi, un premier mouvement de révolte. Je le réprime après, mais je ne l’ai pas moins eu. Je subis mais je n’envie pas l’humiliation ; ce qui vous montre combien j’ai peu tué le vieil homme et combien je suis loin des préceptes de Notre Sainte règle qui dit dans le Chapitre V sur l’obéissance, que si « le disciple se soumet de mauvaise grâce, s’il murmure non pas seulement de bouche mais même seulement dans son cœur, son œuvre ne sera pas agréée de Dieu qui voit dans son cœur le murmure. »

Et, après réflexion, il ajoutait : je n’ai pas l’impatience de la servitude, je ne suis rien.

Puis, voyez-vous, reprenait-il, j’ai un cousin qui était très instruit et qui est entré dans une trappe ; eh bien, lui, n’a voulu être que convers. C’est là, entre nous, la pierre de touche des deux branches Bénédictines ; chez les moines blancs, personne ne veut, par humilité, être père, et chez les moines noirs, aucun de nous ne veut être convers.

— Mais… mais… s’écria Durtal, il y a vocation pour tout ; vous serez plus utile ici, comme religieux de chœur que comme frère !

— Sans doute ; n’empêche que si j’étais vraiment humble, je n’aurais pas désiré m’élever au rang de profès !

— Avec ce système-là, il n’y aurait plus d’offices ! Certes, si quelqu’un est enthousiaste des trappes, c’est moi qui ai connu dans l’une d’elles, à Notre-Dame de l’âtre, une sainteté que je retrouve difficilement autre part ; mais enfin la filiation de Cîteaux a une mission spéciale différente de la vôtre. Il y a place pour tous dans l’église ; les ordres se complètent ; prenons-les donc pour ce qu’ils sont et défions-nous, petit frère, n’ayons pas trop l’ambition de l’humilité car elle ne serait peut-être pas si éloignée qu’elle en a l’air, de l’orgueil !

Un autre jour, en ficelant ensemble des liasses de brochures, Durtal lui parlait de ce novice rationaliste, que l’on avait fini par caser dans un séminaire en quête de sujets, et le petit expliquait très lucidement l’état d’âme de ce malheureux.

— Le frère Sourche, disait-il, a le cœur vrai et l’esprit faux ; il lisait… il lisait… et il ne digérait rien ; c’était dans sa pauvre tête, une salade, un pêle-mêle de scrupules et de doutes ; alors, il étouffait, se ruait dans les couloirs, les poings au corps et le front en avant, ainsi qu’un bœuf, ou bien il s’enfermait pour sangloter dans les lieux ; c’était une pitié, mais on ne pouvait le garder car l’agitation pleuvait autour de lui. Il aimait bien le bon Dieu mais, de peur de perdre complètement la foi, il s’était fabriqué une religion presque protestante, sans s’apercevoir qu’en lésinant sur le surnaturel, il s’exposait à ne plus croire à rien du tout.

Pauvre frère Sourche, si la cervelle était folle, ce que le cœur était excellent ! Il n’y avait pas d’être plus affectueux, plus charitable ; nous étions bien amis ensemble ; aussi, lorsqu’il est parti, nous avons échangé nos disciplines.

Au fait, pensa Durtal un peu interloqué par ce genre de cadeau, les novices ne possèdent que cela à eux ; ils ne peuvent donc se donner, en signe de souvenir, autre chose.

— Et votre petit frère Gèdre ?

— Oh lui ! il est un modèle de sagesse et de raison ; le frère « trotte menu », ainsi que nous l’appelons, est avec notre vieux saint, le frère de Chambéon, le plus avancé de tout le noviciat, dans la voie de l’oubli de soi-même et de l’abandon en Dieu ; et vous rappelez-vous sa jolie voix ! Je n’ai jamais ouï chanter par personne la deuxième phrase du graduel de la messe de la sainte Vierge, le « Virgo Dei genitrix » comme par lui. Ce qu’il priait bien, en chantant ainsi !

Et lui-même se mettait à la chanter et, en l’entendant, Mlle de Garambois qui hennissait telle qu’un cheval de trompette, aussitôt qu’elle écoutait du plain-chant, montait d’en bas où elle travaillait avec Mme Bavoil.

L’excellente créature aussi que celle-là ! et toujours aimable et toujours prête à rendre service. Durtal regrettait de quitter ce Val des Saints si odieux pourtant, à cause d’elle et de son oncle. M. Lampre ne pouvait évidemment habiter Paris, mais, elle, qui avait constamment séjourné dans les parages de couvents, pourquoi ne s’y fixerait-elle point ? Et Durtal essayait de la décider à venir y passer au moins l’hiver.

Mais elle répondait, à la grande joie du petit Blanche :

— Vous m’avez assez fréquentée pourtant pour savoir que je m’acoquinerais, des heures entières, chez les pâtissiers ; ici, je ne puis trop pécher par gourmandise parce que je n’en ai pas l’occasion, mais à Paris !

— C’est donc bien bon les gâteaux ? Questionnait l’enfant qui n’en avait guère mangé dans sa vie.

— Si c’est bon ! Elle levait les yeux au ciel et ajoutait : « et avec un doigt de porto après », puis se reprenait, en rougissant un peu et s’écriait : c’est mal ce que vous faites là, vous me déconfessez ! Je sors du tribunal de la pénitence, je ne pensais à rien et vous me remettez l’eau à la bouche, en m’entretenant de ma gourmandise !

Non, poursuivait-elle, plus calme. Moi, je suis clouée, ici. Si je déménageais ce serait pour revivre dans les alentours d’une abbaye, et comprenons-nous, près d’une abbaye d’hommes, car chez les religieuses, il n’y a pas de cérémonial, pas de galas pontificaux, pas tout ce que j’aime. Il me faudrait pour l’obtenir m’exiler à l’étranger et encore je serais volée, car il n’y aurait très probablement point, comme ici, comme dans tous nos monastères de France, une église située hors de la clôture et, par conséquent, accessible aux femmes.

Et alors, me voyez-vous dans un pays où je ne connaîtrais pas un chat et où je ne pourrais suivre les offices.

Et puis d’ailleurs mon oncle est vieux et ce n’est pas le moment, alors qu’il aurait besoin de moi, de le lâcher !

— Vous viendrez bien au moins, de temps en temps à Paris ?

— Ah ! pour cela, oui.

— Et quitte à l’induire à tentation, je lui cuisinerai de joyeux fricots, disait Mme Bavoil qui était montée la chercher.

Les journées s’écoulaient et le télégramme du p. Abbé annonçant la reprise définitive des offices en commun, à Moerbeke, n’arrivait pas.

Durtal était prêt ; son plan de départ arrêté. Il était résolu, aussitôt que Dom Beaudequin et le petit Blanche auraient reçu l’ordre de rejoindre leur corps en Belgique, de filer sur Paris. Une fois débarqué, en supposant qu’il eût la chance de dénicher sans retard un appartement convenable, il s’aboucherait avec le déménageur ; l’on pouvait compter trois jours pour l’envoi des wagons au Val des Saints ; pendant ces trois jours, il ferait coller, s’il était nécessaire, du papier neuf dans les pièces et il attendrait patiemment, en les laissant sécher, les quatre ou cinq autres jours indispensables pour amener les meubles à Paris.

Il ne retournerait donc pas au Val des Saints — ce qui lui éviterait les frais d’un voyage-et Mme Bavoil prendrait, de son côté, le train, dès que les voitures seraient en route. La serviable Mlle de Garambois se chargeait d’ailleurs de l’hospitaliser chez elle, lorsque les lits seraient emballés.

Et, mélancoliquement, dans le jardin, regardant les massifs en fleur et les arbres, il disait au frère Blanche :

— Je ne sais pas si jamais, les uns ou les autres, nous reviendrons ici ; mais quels changements nous y découvrirons ! Tel de ces vieux arbres sera mort et tel autre de ces jeunes sera devenu énorme ; tout sera méconnaissable ; mon successeur sera sans doute moins miséricordieux que moi pour les pauvres plantes que j’ai conservées parce qu’elles étaient vouées à des saints ; et il les énumérait, en les indiquant à l’enfant : la primevère dédiée à saint Pierre, la valériane à saint Georges ; le tussilage ou pas-d’âne à saint Quirin ; le seneçon Jacobée à saint Jacques ; le velar à sainte Barbe ; l’armoise à saint Jean-Baptiste ; l’inule à saint Roch, combien d’autres !

Sauf la valériane, poussée dans la muraille et dont les fleurs d’un rose de papier buvard, désalourdi de son blanc qui semble reporté dans le vert de ses feuilles, sont jolies, les autres qui exhibent, pour la plupart, comme toutes les plantes proscrites des massifs, des fleurettes d’un jaune vulgaire, sont laides ; et le monsieur qui louera la maison ne comprendra jamais pourquoi je les ai tolérées !

— Quitter cela, c’est quand même pénible, murmurait le frère Blanche, car vous êtes si confortablement installé ; mais, moi, ce qui me chagrinerait le plus à votre place, ce serait de ne plus voir Notre-Dame de bon espoir, à Dijon.

— Elle existe, sous un autre vocable, à Paris, la Vierge noire, répliquait Durtal ; et elle est entourée, dans sa chapelle de la rue de Sèvres, d’un culte autrement vivace que celui de notre mère de Dijon ; quant aux madones blanches, il n’y a pas en Bourgogne l’équivalent de Notre-Dame des Victoires, de Notre-Dame de l’Espérance de saint Séverin, de Notre-Dame de Paris, de Notre-Dame la Blanche de Saint-Germain, de la Madone de l’abbaye aux Bois, pour en citer cinq !

— Le fait est que vous ne serez pas, à ce point de vue-là, à plaindre, opinait le novice.

Enfin, un matin, alors qu’ils arrivèrent, tous les deux, à l’oratoire, le P. Paton leur montra le télégramme qu’il venait de recevoir. Il les avisait de la reprise des offices et prescrivait le départ des deux moines.

Encore qu’il s’y attendît, ce fut un gros crève-cœur pour Durtal que de se séparer de son petit frère ; ils avaient vécu, une semaine ensemble, et si l’atmosphère n’avait pas été si surchargée de tristesse et de regrets, l’existence eût été vraiment confinée en Dieu et vraiment douce.

— Ah ! fit Durtal agenouillé à la chapelle, alors que se termina, sur les vêpres du jour, le dernier office-mon père saint Benoît, la lampe est rallumée en Belgique, il ne nous reste plus qu’à souffler notre pauvre lumignon ; — et il éteignit, en effet, son bout de bougie, symbole très exact de la misère de ces heures canoniales, psalmodiées à quatre !

Et après avoir, le lendemain, reconduit et embrassé l’enfant à la gare, il s’en fut chez M. Lampre qui avait voulu lui offrir un déjeuner d’adieu ; mais le repas fut lugubre ; malgré les grands crus, tous étaient silencieux et absorbés. La débâcle de l’abbaye s’achevait avec celle de l’oblature ; la dispersion allait rompre tous les liens ; chacun comprenait qu’on ne se reverrait guère.

Et cette sensation, Durtal l’éprouva, tenace, obsédante, à Dijon, alors qu’il monta dans le rapide ; ses amis l’avaient accompagné sur le quai de la gare ; on se serrait les mains, on se promettait de revenir en villégiature au Val des Saints et de se visiter à Paris et quand le train détala, Durtal, sur sa banquette, n’eut aucune illusion et se sentit vraiment, à jamais loin de ces braves gens, seul.

Et il se disait :

L’expérience est close ; le Val des Saints est mort ; j’ai assisté à l’ensevelissement du monastère et j’ai été l’aide-fossoyeur de ses offices. C’est à cela que s’est borné mon rôle d’oblat ; il est fini maintenant car il n’a plus, aujourd’hui que je suis arraché de mon cloître, de raison d’être.

Il sied d’avouer tout de même que la vie est singulière ! La providence m’a fait passer deux ans, ici, pour me renvoyer ensuite gros-jean comme devant, à Paris. Pourquoi ? Je l’ignore, mais je le saurai sans doute, un jour. Je ne puis néanmoins m’empêcher de croire qu’il y a eu maldonne en cette affaire, que je suis descendu à une station intermédiaire, au lieu de ne m’arrêter qu’au point terminus, qu’à la tête de ligne.

Je me suis peut-être trompé, moi-même, en présumant.

En tout cas, mon seigneur, ce n’est pas bien ce que je vais vous dire, mais je commence à me méfier un peu de vous. Il semblait que vous deviez me diriger sur un havre sûr. J’arrive — après quelles fatigues ! — je m’assieds enfin et la chaise se casse ! Est-ce que l’improbité du travail terrestre se répercuterait dans les ateliers de l’au-delà ? Est-ce que les ébénistes célestes fabriqueraient, eux aussi, des sièges à bon marché qui s’effondrent dès qu’on se pose dessus ?

Je ris et je n’en ai guère envie, car ces tunnels dont je ne vois pas le bout m’effarent. Que vous agissiez, au mieux de mes intérêts, il ne m’est pas permis d’en douter et je suis très assuré aussi que vous m’aimez et que vous ne me délaisserez point ; mais, daignez, en excusant l’inconvenance de la proposition, vous mettre une toute petite minute à ma place, et avouez mon cher Jésus, que je ne divague pas, en vous attestant que je ne sais plus à quoi m’en tenir.

Ai-je obéi à votre volonté ou ne lui ai-je pas obéi ? Je vous connus grand veneur d’âmes, les chassant et les rabattant ainsi que la mienne, dans une trappe. Ah là, il n’y avait point d’erreur ; en me réfugiant dans un ascétère, j’étais certain de vous contenter ; les indications étaient nettes et les réponses précises. Aujourd’hui, vous ne me forlancez plus ; je n’entends plus le frisson de vos ordres et je suis réduit à me conduire, de moi-même, selon les données de la raison humaine. Et ce que je m’en fiche de celle-là ! Ce que je ne l’écoute, que faute de mieux !

Songez aussi que je ne suis pas seul, que j’ai à remorquer la mère Bavoil et que nous ne savons, ni l’un ni l’autre, où nous allons ; c’est la parabole des aveugles ; le fossé est peut-être proche.

Dans quelques jours, si les choses vous agréent de la sorte, nous serons réinstallés dans ce Paris que nous pensions bien ne plus réhabiter. Qu’est-ce qui va nous arriver là ? Les sièges y seront-ils plus solides qu’au Val des Saints, ou ne sera-ce encore qu’une étape ?

C’est égal, reprit-il, après un silence de pensée, quel désastre de tranquillité, d’argent, de piété liturgique, d’amitiés, de tout, que ce départ ! Je geins et ce n’est cependant pas moi qui suis le plus à plaindre. Songeons aux autres, à ceux qui restent, à la pauvre Mlle de Garambois, isolée, sans offices ; à M. Lampre qui se débat dans des affaires de chicane pour sauver ses moines ; à ce malheureux père Paton surtout, abandonné, loin des siens, sans existence monastique possible, dans ce trou.

Mais leur infortune n’allège pas la mienne ; elle ne fait, hélas ! Que l’aggraver et je tremble à l’idée de rentrer à Paris, dans la bagarre ; quelle tristesse !

Au lieu d’une propriété paisible, je vais retrouver les boîtes à dominos d’une maison commune, avec menace en dessus et en dessous, de femmes s’hystérisant sur des pianos et de mioches roulant avec fracas des chaises pendant l’après-midi et hurlant, sans qu’on se résolve à les étrangler, pendant la nuit ; l’été, ce sera la chambre de chauffe, l’étouffoir ; l’hiver, en place de mes belles flambées de pins, je considérerai par un guichet de mica du feu en prison qui pue. En fait d’horizons, j’aurai sans doute un paysage de cheminées. Bah ! Je m’étais jadis habitué aux futaies des tuyaux de tôle poussées dans le zinc des toits sur le fond saumâtre des temps gris. Je m’y raccoutumerai ; c’est un courant à reprendre.

Et puis… et puis on a bien des choses à expier. Si la schlague divine s’apprête, tendons le dos ; montrons au moins un peu de bonne volonté. On ne peut pourtant pas toujours être dans la vie spirituelle ce qu’est, dans la vie matérielle, le mari de la blanchisseuse ou de la sage-femme, le monsieur qui regarde, en se tournant les pouces !

Ah ! mon cher Seigneur, donnez-nous la grâce de ne pas nous marchander ainsi, de nous omettre une fois pour toutes, de vivre enfin, n’importe où, pourvu que ce soit loin de nous-mêmes et près de Vous !