L’Oblat (Huysmans)/Texte entier

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P.-V. Stock (p. 9-448).


J.-K. HUYSMANS


L’OBLAT


Ut quid, Deus, repulisti in finem ?
Iratus est furor tuus super oves pascuæ tuæ ?
Memor esto congregationis tuæ…

Psaume LXXIII.


dix-septième édition



PARIS. — Ier
P.-V. STOCK, ÉDITEUR
27, rue de richelieu
──
1903


I


Durtal résidait depuis plus de dix-huit mois déjà au Val des Saints. Las de Chartres où il s’était provisoirement fixé, harcelé par des appétences déréglées de cloître, il était parti pour l’abbaye de Solesmes.

Recommandé au supérieur de ce monastère par l’abbé Plomb, un des vicaires de la cathédrale de Chartres, qui connaissait le Révérendissime de longue date, il avait été aimablement reçu, était resté, à diverses reprises, plus de quinze jours, dans ce couvent et il en était toujours revenu plus mal à l’aise, plus incertain qu’avant. Il retrouvait avec allégresse ses vieux amis, l’abbé Gévresin et sa gouvernante, Mme  Bavoil, réintégrait avec un soupir de soulagement son logis et le même phénomène se produisait ; il était peu à peu ressaisi par le souvenir de cette existence conventuelle qui s’écartait complètement de celle qu’il avait autrefois vécue à la Trappe.

Ce n’était plus, en effet, la règle de fer des Cisterciens, le silence perpétuel, les jeûnes complets, le maigre ininterrompu, le coucher, tout habillé, dans un dortoir, le lever à deux heures, en pleine nuit, le travail de l’industrie ou le labeur de la terre ; les Bénédictins pouvaient parler, usaient, certains jours, d’aliments gras, couchaient déshabillés, chacun, dans sa cellule, se levaient à quatre heures, se livraient à des travaux intellectuels, besognaient beaucoup plus dans les bibliothèques que dans les comptoirs de marchandises ou dans les champs.

La règle de saint Benoît, si inflexible chez les moines blancs, s’était adoucie chez les moines noirs ; elle s’était aisément pliée aux besoins dissemblables des deux Ordres dont le but n’était pas, en effet, le même.

Les Trappistes étaient plus spécialement préposés aux œuvres de la mortification et de la pénitence et les Bénédictins, proprement dits, au service divin des louanges ; les uns, avaient, en conséquence, sous l’impulsion de saint Bernard, aggravé la règle dans ce qu’elle a de plus strict et de plus dur ; les autres, au contraire, avaient adopté, en les assouplissant, les dispositions si accortes et si indulgentes qu’elle recèle.

Le séjour des retraitants et des hôtes se ressentait forcément de cette différence ; autant la réception à la Trappe avait été taciturne et austère lorsque, pour la première fois, Durtal l’avait visitée, — il y avait déjà de cela dix ans, — afin de se convertir ; autant l’accueil à Solesmes, où il était allé dans le dessein de tâter sa vocation, avait été et disert et clément.

Il avait profité, chez les Bénédictins, du côté bon enfant de leurs observances ; une liberté presque entière lui avait été laissée pour se lever, pour se promener, pour suivre les offices ; il mangeait avec les religieux et non plus, ainsi que chez les Cisterciens, dans une salle à part ; il n’était plus admis sur la lisière de la communauté et en marge du cloître, mais bien au dedans, vivant avec les pères, causant et travaillant avec eux. Les devoirs de l’hospitalité, si expressément recommandés par le Patriarche, étaient vraiment exécutés à la lettre par les moines noirs.

Ce caractère paternel lui souriait, dès qu’il était de retour à Chartres ; avec le temps, la vision de Solesmes se décantait, s’idéalisait à mesure qu’elle devenait plus lointaine.

Il n’y a que Solesmes ! se criait-il ; la seule vie monastique possible pour moi est là !

Et cependant, il devait se rappeler que, chaque fois qu’il avait quitté l’abbaye et qu’il s’était assis dans la voiture qui le menait à la gare de Sablé, il avait respiré, tel qu’un homme qu’on allège d’un insupportable poids, et qu’aussitôt installé dans le train, il se disait : mon Dieu quelle veine ! Me voici libre ! — et, sans cesse, pourtant, il regrettait cette gêne d’être chez les autres, cette délivrance d’heures tracées, sans amusements inopinés, sans tintouins prévus.

Il parvenait difficilement à analyser ces jeux d’impressions, ces volte-faces de sentiments. Oui, certes, s’affirmait-il, Solesmes est en France unique ; l’art religieux y resplendit comme nulle part ; le chant y est mûr à point, les offices s’y célèbrent avec une imperfectible pompe ; nulle part aussi, je n’approcherai d’un Abbé de l’envergure de Dom Delatte et de paléographes musicaux plus ingénieux et plus savants que Dom Mocquereau et que Dom Cagin, j’ajouterai encore de moines plus serviables et plus avenants ; oui, mais…

Mais quoi ? et alors, en fait de réponse, c’était un recul de tout son être, une sorte de répulsion instinctive devant ce couvent dont la façade splendidement illuminée, rendait, par contraste, les communs non éclairés qui en dépendaient, plus noirs ; et il s’avançait avec précaution, de même qu’un chat qui flaire un logis qu’il ne connaît point, prêt à détaler, à la moindre alerte.

Et cela ne rime néanmoins à rien, convenait-il ; je n’ai pas l’ombre d’une preuve que l’intérieur du cloître soit d’un autre style d’âme que celui de la façade ; c’est étrange, ce qui se passe en moi.

Voyons, raisonnons, qu’est-ce qui me déplaît ? — et il se répondait : tout et rien ; — cependant certaines remarques se détachaient en lumière, venaient en avant sur le décor de l’abbaye. D’abord, la grandeur de ce monastère et cette armée de profès et de novices qui lui enlèvent ce côté intime et charmant que possède un moins imposant reclusage, la Trappe de Notre-Dame de l’Âtre, par exemple. Nécessairement, avec ses immenses bâtiments et la foule des religieux qui les encombrent, Solesmes prend une allure de caserne. Il semble que l’on marche aux offices ainsi qu’à une parade, que l’Abbé est un général entouré de l’état-major de son Chapitre et que les autres ne sont plus que de pauvres troubades. Non, on ne serait jamais à l’aise et l’on ne serait jamais sûr non plus du lendemain, si l’on appartenait à cette garnison religieuse qui a, je ne sais quoi d’inquiet, de craintif, de toujours sur ses gardes ; et, en effet, un beau matin, l’on peut, si l’on a cessé de plaire, être expédié, comme un simple colis, au loin, à destination d’un autre cloître.

Puis, qui dira la tristesse de ces récréations, de ces conversations surveillées et inévitablement mornes, l’agacement produit, à la longue, par le manque de cette solitude, si délicieuse à la Trappe et qui est impraticable à Solesmes, où il n’existe ni étangs, ni bois, où le jardin est plat et dénudé, sans un tournant, sans une fin d’allée où l’on puisse se recueillir, à l’abri des regards, sans témoin, seul ?

Très bien, reprenait-il, mais, pour être juste, il me faut avouer maintenant que si j’excepte la question du site — et encore, sauf moi, tous l’admirent — mes autres griefs sont dépourvus de sens. Comment, en effet, réaliser l’ensemble de Solesmes, la solennité de ses offices et la gloire de ses chants, sans cette masse serrée de moines ? Comment, sans une poigne de fer, conduire une armée de près de cent hommes dont les caractères différents, à force de se frotter, s’échauffent ? Il est donc indispensable que la discipline soit aussi rigoureuse, plus même, dans un monastère que dans un camp ; enfin il faut bien aider les autres couvents de la congrégation, plus indigents en sujets, en leur envoyant ceux qui leur manquent, ou un maître des cérémonies, ou un préchantre, ou un infirmier, le spécialiste, en un mot, dont ils ont besoin.

Que ces exils soient redoutés par les résidants de Solesmes, cela prouve qu’ils se trouvent bien dans leur abbaye et n’est-ce pas le meilleur éloge qu’on en puisse faire ? en tout cas, ces départs sont, la plupart du temps, moins des disgrâces que des prêts de maison à maison, nécessités par l’intérêt même de l’Ordre.

Quant à cette répugnance que je ressens à vivre dans cette foule toujours en mouvement, un père auquel j’en parlais très franchement, m’a judicieusement répondu : où serait le mérite si l’on ne souffrait d’être roulé, tel qu’un galet, sur la plage d’un grand cloître ?

Bien oui, je ne dis pas, mais n’empêche que j’aime mieux autre chose…

Et Durtal réfléchissait et se sortait alors des arguments plus valides, des raisons plus péremptoires pour se justifier ses appréhensions.

À supposer, se disait-il, que le père abbé me laisse fabriquer mes livres en paix et consente à ne point s’immiscer dans des questions de littérature, — et il est si large d’esprit qu’il admettrait sans nul doute cette dispense-cela ne servirait de rien car je serais absolument incapable d’écrire un livre dans cette abbaye.

L’expérience, je l’ai tentée, à diverses reprises ; les matinées et les après-midi, coupées par les offices, y rendent tout travail d’art impossible. Cette vie, divisée en petites tranches, peut être excellente pour colliger des matériaux et assembler des notes, mais pour œuvrer des pages, non.

Et il se remémorait de désolantes heures où, s’échappant d’un office, il voulait s’atteler sur un chapitre et le découragement le prenait à l’idée que lorsqu’il commencerait d’être en train, il faudrait quitter sa cellule et regagner la chapelle pour un autre office et il concluait : le cloître est utile pour préparer un ouvrage, mais il sied de l’exécuter dehors !

Puis qu’est-ce que l’on entend par l’oblature ? Jamais il n’avait pu obtenir une réponse claire. Cela dépend du bon vouloir du père abbé et cela peut par conséquent changer selon les monastères ; mais ce n’est pas sérieux ! l’oblature Bénédictine existait déjà au huitième siècle ; elle est régie par des règlements séculaires ; où sont-ils ? Personne n’a l’air de le savoir.

Le bon vouloir d’un père Abbé ! Mais c’est se livrer, pieds et poings liés, à un homme que l’on ne connaît que par ouï-dire, en somme : et pour peu que celui dans le couvent duquel on s’internerait, fût ou vieux et borné, ou jeune et impérieux et versatile, ce serait pis que d’être moine ! — car le moine est au moins défendu par des ordonnances précises que son supérieur ne peut enfreindre. — Enfin, quelle situation mitoyenne, ni chair ni poisson, que celle de l’oblat en clôture ! Intermédiaire entre les pères et les frères lais, il aurait toute chance de n’être accepté, ni par les uns, ni par les autres.

L’oblature en robe dans une abbaye n’est donc pas enviable.

Ah ! et puis, il y aura toujours l’atmosphère lourde et raréfiée du cloître ; non, ce n’est décidément pas mon affaire. Ce qu’il se l’était répétée fois, cette phrase ! et il n’en retournait pas moins à Solesmes, car aussitôt réinstallé à Chartres, la nostalgie le repossédait de l’office divin, de ces journées justement très bien scindées par la liturgie pour ramener l’âme vers Dieu, pour empêcher ceux qui ne travaillent point, de trop voguer à la dérive.

Il avait, à Chartres, le soir, l’impression qu’il n’avait pas prié, qu’il avait dilapidé son temps ; et la hantise des chants entendus lui revenant par bribes à la mémoire entretenait son désir de les écouter encore, attisait, avec le souvenir de splendides offices, le regret de les avoir perdus.

Jamais il n’avait si bien compris la nécessité de la prière en commun, de la prière liturgique, de cette prière dont l’église a déterminé le moment et arrêté le texte. Il se disait que tout est dans les psaumes, les allégresses et les contritions, les adorations et les transes ; que leurs versets s’adaptent à tous les états d’âme, répondent à tous les besoins. Il se rendait compte de la puissance de ces suppliques agissant par elles-mêmes, par la vertu de l’inspiration divine qu’elles recèlent, par ce fait qu’elles sont celles que le fils formula, pour être offertes à son père par ses fidèles préfigures. Maintenant qu’il en était privé, il éprouvait une défaillance de tout son être, une impression d’implacable découragement, d’accablant ennui.

— Eh oui, disait-il à son confesseur l’abbé Gévresin, eh oui, je suis obsédé par les vieux phantasmes ; je me suis inoculé le savoureux poison de la liturgie et je l’ai dans le sang de l’âme et je ne l’élimine point. Je suis le morphinomane de l’office ; c’est stupide ce que je vous raconte, mais c’est ainsi !

— Et l’abbé de Solesmes, que pense-t-il de ces hésitations ? Demandait le vieux prêtre.

— Dom Delatte a des yeux qui rient et une bouche qui se plisse en une moue un peu dédaigneuse, lorsqu’il écoute le récit de mes inconstances. Peut-être croit-il qu’il y a de la tentation dans mon cas, comme je l’ai cru moi-même, longtemps.

— Et moi aussi, fit l’abbé Gévresin.

— Mais vous ne le pensez plus ! Rappelez-vous combien nous avons imploré la vierge de sous-terre pour être éclairés ; et chaque fois que je retournais à Solesmes, l’impression était la même et encore, non ; elle s’aggravait d’une aversion irraisonnée, d’un recul. Ce n’était, à coup sûr, ni un indice de vocation, ni une invite…

Il y a bien, poursuivit Durtal après un silence, le terrible argument de quelques durs-à-cuire du bon Dieu : la raison vous atteste que la vie monastique est supérieure à toute autre existence, il n’est point besoin d’en savoir plus ; cela suffit ; vous devez donc vous engager dans cette voie et avoir assez de volonté pour subir les désillusions qu’elle ménage et les sacrifices qu’elle exige.

Évidemment, cette théorie est d’un étiage surélevé ; elle suppose une générosité exceptionnelle d’âme, un abandon complet de sa personne, une foi à toute épreuve, une fermeté de caractère et une endurance vraiment rares.

Mais, c’est se jeter à l’eau pour l’amour de Dieu et l’obliger ainsi à vous repêcher !

C’est aussi placer la charrue avant les bœufs ; c’est mettre Notre Seigneur après et non avant ; c’est nier la vocation, la touche divine, l’impulsion, l’attrait ; c’est s’obéir sans attendre l’appel du Christ auquel on prétend infliger ses vues !

Je ne m’y frotterais point ; d’ailleurs, je n’ai point été mené par ma mère la vierge, de la sorte.

— Et vous n’avez pas tort de ne point vouloir tenter le seigneur, dit l’abbé ; mais plaçons la question, s’il vous plaît, sur un autre terrain. Rien ne vous oblige à revêtir la robe de l’oblature et à vous séquestrer dans un cloître ; vous pouvez loger au dehors et suivre les offices.

Je vous l’ai déjà déclaré, cette solution est la seule qui vous convienne ; vous avez franchi l’âge des leurres ; vous avez trop acquis l’habitude d’observer pour que le côte à côte continu des religieux vous soit bon ; vous discerneriez trop vite les déchets qu’ils décèlent ; vivez près d’eux et non chez eux. L’opinion du public sur les moines va d’un extrême à l’autre et ces deux extrêmes sont aussi fous. Les uns se les imaginent, selon une gravure en couleur que vous connaissez, joufflus et rebondis, tenant, d’une main, un pâté et serrant, de l’autre, contre leur cœur, une bouteille clissée d’osier, et rien n’est plus inexact, rien n’est plus bête ; les autres se les figurent angéliques, planant au-dessus du monde, et c’est non moins inexact et non moins bête. La vérité est qu’ils sont des hommes, valant mieux que la plupart des laïques, mais enfin des hommes, soumis par conséquent à toutes les faiblesses, lorsqu’ils ne sont pas absolument des saints ; et dame…

Non, je reviens à mes moutons, la prudence consiste à adopter un moyen terme, à vous faire oblat, hors et dans les alentours du cloître, à Solesmes.

— À Solesmes, non. Il n’y a pas une maison habitable à louer ; l’abbé Plomb, qui y est allé, le sait ; du reste Solesmes est un trou ; l’existence sans la vie claustrale y serait horrible, car il n’y a même pas de promenades où l’on puisse vaguer, l’été, à l’ombre. Ajoutez que la ville la plus proche, Sablé, est un bourg de dernier acabit ; et la lenteur des trains pour gagner de là Le Mans et Paris ! Non, à Solesmes, il n’y a pas de milieu, l’abbaye ou rien.

— Fixez-vous auprès d’un autre monastère, dans une contrée plus avenante et d’accès plus facile, en Bourgogne, par exemple, à ce Val des Saints dont vous a parlé l’abbé Plomb.

— Dame, ce serait à voir.

Et à la longue, cela avait fini par être vu. L’un des pères de cette abbaye était passé par Chartres et descendu chez l’abbé Plomb qui l’avait aussitôt abouché avec Durtal.

Ils étaient façonnés pour s’entendre.

Dom Felletin était un moine de plus de soixante-cinq ans, mais si souple et si jeune ! Grand et robuste, le sang à fleur de peau et piquant les joues, ainsi que des pelures d’abricots, de points cramoisis ; le nez protubérant et remuant, lorsque le visage s’égayait, du bout ; les yeux bleu clair et les lèvres fortes, ce religieux effluait autour de lui la piété tranquille, la joie de l’âme saine et renoncée, de l’âme qui sent bon. Plein d’enthousiasme pour son ordre, épris de liturgie et de mystique, il rêvait à des groupes d’oblats formant une communauté autour de la sienne.

Il bondit, pour ainsi dire, sur Durtal ; et toutes les questions se résolvaient, comme par enchantement, avec lui. Il y avait justement à louer, à compte avantageux, près du monastère, une maison agrémentée d’un vieux jardin ; et il vantait le côté paterne de son abbaye, la probité des offices. Évidemment, disait-il, vous ne retrouverez pas chez nous l’art raffiné de Solesmes ; nous n’avons pas un père Mocquereau pour diriger le chœur ; mais enfin, les messes sont tout de même bien chantées, et les cérémonies sont, vous le verrez, magnifiques ; enfin, à deux pas du Val des Saints, vous avez une ville pleine d’œuvres du Moyen-Age et d’antiques églises et une ville, — ce qui ne gâte rien, — très vivante, et pourvue de toutes les ressources modernes, Dijon !

Et Durtal, conquis par la rondeur de ce père, avait effectué une retraite de quinze jours dans son couvent et, sur les conseils mêmes de l’abbé, il avait loué la maison et le jardin proches du cloître.

Et l’existence y avait été, en effet, très douce.

L’abbaye était familiale et sans ce côté de foule et de sourde panique qui l’avait tant gêné à Solesmes ; c’était un peu, au Val des Saints, l’excès contraire, la trop grande liberté laissée à chacun, mais ce n’était pas à Durtal, qui en profitait, à se plaindre. Dom Anthime Bernard, l’abbé, était un vieillard de près de quatre-vingts ans, d’une sainteté reconnue, et, en dépit d’incessants tracas, d’une bienveillance attentive et d’une gaieté toujours neuve. Il accueillit Durtal, à bras ouverts, lui déclara, au bout d’un mois, qu’il était chez lui au monastère, et pour bien lui affirmer que cette assurance n’était pas vaine, il lui remit une clef de la clôture. Il est vrai qu’en dehors même de l’amitié qui le lia bientôt à quelques-uns des habitants de ce reclusage, Durtal pouvait se prévaloir de sa situation exceptionnelle de postulant, puis de novice oblat ; elle l’introduisait, en effet, de plain-pied, dans l’ordre dont il devait, lorsque le temps de sa probation serait terminé, faire partie.

La question si obscure de l’oblature s’était en effet presque aussitôt posée ; mais s’il ne l’avait pas clairement résolue, l’abbé l’avait au moins tranchée par une solution de simple bon sens.

— Commencez votre noviciat, avait-il dit à Durtal, nous délibérerons après. Il sera d’un an et un jour, comme celui des moines ; vous suivrez, pendant cette année, les cours de liturgie de Dom Felletin et serez assidu aux offices. D’ici là, nous aurons bien découvert des renseignements et des textes que vous étudierez, vous-même, avec le maître des novices.

Et Durtal ayant accepté cette combinaison, toutes les fêtes servaient de prétextes pour l’inviter à dîner au monastère.

Le travail, les offices, les causeries, les recherches à la bibliothèque du cloître qui contenait près de trente mille volumes l’occupaient suffisamment pour qu’il ne pût s’ennuyer. Puis, certains jours où l’existence lui paraissait un peu lourd il prenait le tain pour Dijon ; d’autres fois, il se plaisait à rêvasser dans le jardin, dont une partie était restée, malgré les objurgations du jardinier, en friche ; et c’était une poussée d’herbes folles, de fleurs sauvages venues d’on ne sait où ; et Durtal s’amusait de ce fouillis de végétations, se bornant à arracher les orties et les ronces, les plantes hostiles, prêtes à étouffer les autres ; et il songeait, au printemps, à élaguer tout de même une partie de ces intruses pour organiser à leur place un jardin liturgique et un petit clos médicinal copié sur celui que Walhafrid Strabo avait autrefois planté dans les dépendances de son couvent.

Une seule chose laissait à désirer dans la solitude de son refuge, le service. La mère Vergognat, une paysanne du hameau, sa bonne, était au-dessous de tout. Indolente et soiffarde, elle aggravait la pitoyable qualité des comestibles par sa façon déréglée de les cuire ; elle ignorait la modération, opérait de telle sorte que l’on s’empêtrait les dents dans de la gélatine ou qu’on se les ébranlait, en mâchant du bois. Durtal avait adopté le parti — ne pouvant faire autrement d’ailleurs — d’offrir au seigneur, en expiation de ses vieux péchés, la pénitentielle misère de ces plats, quand il apprenait, par un télégramme, la mort subite de l’abbé Gévresin. Il s’était jeté, affolé, dans le rapide pour Paris, avait de là gagné chartres et revu, une dernière fois, sur son lit de mort, l’homme qu’il avait peut-être le plus aimé. Il avait séjourné, quelques jours dans cette ville, et, — voyant que l’abbé Plomb, un de leurs amis communs, ne pouvait recueillir la servante du défunt, Mme Bavoil, parce qu’il avait depuis six mois, appelé sa tante auprès de lui pour diriger sa maison, — il avait offert à la brave femme de l’emmener au Val des Saints, en qualité de gouvernante et d’amie.

Il était reparti de Chartres sans réponse précise, car elle ne savait à quoi se déterminer ; puis, quelques semaines après son retour en Bourgogne, il avait reçu une lettre d’elle lui annonçant son arrivée.

Il était allé la chercher à la gare de Dijon ; il s’attendait bien à une descente de chemin de fer cocasse, car Mme Bavoil était dépourvue de tout préjugé en matière de toilette et elle ne pouvait se rendre compte de l’étrangeté de son fourniment, mais elle le stupéfia quand même, lorsqu’il l’aperçut, s’agitant dans le cadre de la portière, coiffée d’un fabuleux bonnet à ruches noires et brandissant un parapluie cœur de cendre ; puis, elle descendit du wagon, traînant après elle un cabas en tapisserie entre les deux pattes duquel passait le goulot décapsulé d’un litre et ce fut, aux bagages, la risée des équipes, débarquant une malle bizarre qui tenait du buffet et du sarcophage, quelque chose de long et d’énorme et aussi d’on ne savait quoi de velu, car lorsqu’on l’examinait de près, l’on constatait que des poils de porc se dressaient sur le couvercle, poussaient en de larges bandes dans les plaques fatiguées du bois.

— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? s’écria-t-il avec effroi.

— Mais, mon linge et mes effets, répliqua-t-elle tranquillement.

Et, tandis qu’un peu honteux, il confiait ce ridicule monument aux employés de la gare, elle souffla, puisa dans sa poche un mouchoir grand comme une nappe et quadrillé sur un fond nankin de filets bistre et elle épousseta le crucifix de fer blanc qui ballottait, au bout d’une chaîne, sur son corsage.

— Voulez-vous manger ou boire quelque chose ? Nous avons le temps, proposa Durtal.

— Vous plaisantez ! — et elle avait extrait du cabas un croûton de pain et sorti son litre d’eau, à moitié vide. J’ai mangé et bu en route, en voici la preuve — et, placidement, elle s’était versé le reste de l’eau sur les mains qu’elle secouait à coups de bras, sur le quai, pour les sécher.

— Maintenant, je suis à vous, notre ami, avait-elle dit. — Et Durtal s’en doutait avec un peu d’ennui — l’arrivée au Val des Saints avait été bruyante. Les paysans regardaient, ébahis, sur le pas de leurs portes, cette petite femme, grêle et noire, qui gesticulait et s’arrêtait pour embrasser les enfants, leur demander leurs noms et leur âge et les bénir, en leur dessinant avec le pouce une croix sur le front.

II

Eh bien, Madame Bavoil, vous n’êtes pas étonnée de vous trouver assise, ici, à deux pas d’un cloître, avec moi ?

— Mais, notre ami, pourquoi serais-je étonnée ? Il y a longtemps que le lot des surprises ne se tire plus pour moi. Quand le cher abbé Gévresin est mort, j’ai dit à Dieu : faut-il demeurer à Chartres, retourner à Paris ou aller rejoindre le brave Durtal qui m’offre un gîte ? Que vous en semble ? Puisque vous vous êtes constitué l’intendant des biens de ma pauvre âme, régissez-les à votre guise et dirigez-moi sur ma nouvelle route, sans trop d’à-coups. Cependant, si c’était un effet de votre bonté, mon diligent seigneur, je voudrais bien ne pas me dépiter en de longues attentes ; agissez donc, s’il vous plaît, vite.

— Et vous voilà.

— Dame, sauf erreur, c’est la réponse que j’ai cru entendre ; mais ce n’est point tout cela. Si je suis, ici, auprès de vous, au Val des Saints, c’est pour m’occuper de votre ménage et vous servir ; causons donc un peu de ce pays, de la vie qu’on y mène, des ressources dont il dispose, pour organiser notre train-train et nous nourrir.

— Le village, vous l’avez vu, au sortir de la gare ; il se compose d’une rue et de quelques chemins bordés de chaumines ; il contient environ deux cents feux, possède une boutique de boucher, une de boulanger, une d’épicier débitant du tabac et de la mercerie ; telles sont les ressources ; les denrées s’y présentent, sinon onéreuses, au moins exécrables et il est nécessaire de se rendre, pour s’approvisionner, à Dijon, toutes les semaines. D’ailleurs, la mère Vergognat, qui a préparé jusqu’à ce jour ma popote, vous renseignera mieux que moi sur le choix et le prix des comestibles ; elle viendra, ce soir, et vous pourrez, à votre aise, l’interroger.

— La maison n’est pas mal, autant que je suis à même de la juger par un premier clin d’œil et le jardin est spacieux et planté de beaux vieux arbres, reprit Mme Bavoil, après un silence ; tout est donc pour le mieux ; et vos Bénédictins ?

— Ils habitent là ; tenez, regardez par la fenêtre la longue rangée de croisées du monastère et le clocher de l’église ; vous ne tarderez point, au reste, à les connaître, car il est bien rare que l’un d’eux traverse le bourg sans passer par ici, pour me serrer la main ; ce sont de pieuses gens dont la fréquentation est un réconfort.

— Ils sont nombreux ?

— Une cinquantaine, y compris les novices et les convers.

— Eh, notre ami, c’est une grande abbaye, que ce couvent du Val des Saints !

— Oui, c’est l’une des plus importantes fondations qu’ait autrefois créées Solesmes ; c’est le grand cloître de la Bourgogne.

— Son origine est ancienne ?

— Oui, il y eut, en ce lieu, un prieuré dépendant de cette illustre abbaye de Saint-Seine, située à près de cinq lieues de Dijon et dont les bâtiments réparés ou plutôt changés de fond en comble se sont mués en des usines d’hydrothérapie et des entrepôts de malades qu’on douche. Saint-Seine, qui fut instituée, en 534, par le saint de ce nom, a compté parmi ses religieux saint Benoît d’Aniane, le réformateur de l’ordre de saint Benoît, au neuvième siècle ; son prieuré du Val des Saints fut florissant ; il subsistait encore à l’époque de la révolution, mais il traînait une piété languissante et achevait d’égoutter une vie sans gloire. Il disparut dans la tourmente. Il a été exhumé, il y a une trentaine d’années seulement. Dom Guéranger, l’abbé de Solesmes, auquel on donna ses ruines, le réédifia et le peupla de moines et, de minuscule prieuré qu’il était à ses débuts, il devint une puissante abbaye.

— Et l’ami de l’abbé Plomb, celui qui est venu nous voir à Chartres, Dom… je ne sais quoi… ah ! Je n’ai pas la mémoire des noms !

— Dom Felletin.

— C’est cela même, est-il ici ?

— Oui, il est le maître des novices.

— Je serai contente de le saluer.

— Vous le reverrez ; je lui ai annoncé votre arrivée.

— Alors, comme société, vous avez celle des moines ; et, en dehors d’eux ?

— En dehors d’eux, dame, c’est plutôt court. Il y a, dans ce bourg, un vieux garçon très bizarre et un peu bourru, mais bonhomme, M. Lampre. Il habite une assez belle maison contiguë au monastère. Il daube sans arrêt sur les Bénédictins qu’il adore ; mais c’est une affaire de mots ; lorsqu’il dit d’un père : c’est une pieuse brute, il faut traduire : c’est un religieux dont les idées ne concordent pas absolument avec les siennes ; le tout est de s’entendre.

— Comment les moines le fréquentent-ils ?

— Ils le connaissent et savent que personne ne leur est plus dévoué ; il l’a prouvé et maintes fois ; d’abord en les gratifiant de l’abbaye dont il était le possesseur, puis en s’allégeant à leur profit, lorsqu’ils subissaient des moments difficiles, d’imposantes sommes ; la vérité est qu’il rêve d’une perfection idéale qui ne peut exister et le côté humain que chaque cénobite garde forcément l’irrite. Il n’en est pas moins, malgré ce travers, un chrétien et serviable et pieux ; il est fort savant, d’ailleurs, sur les us et coutumes monastiques et il possède une bibliothèque spéciale de monographies conventuelles et surtout une collection d’enluminures des plus rares.

En dehors de ce laïque, le seul que l’on ait plaisir à visiter, il y a une oblate, Mlle de Garambois, qui est bien la plus charitable des créatures et la plus indulgente des vieilles filles. Elle recèle dans un corps de grosse dame un peu mûre, une âme toute jeune, une âme toute blanche, de petite enfant ; on rit un tantinet d’elle, dans le village et dans l’abbaye, à cause de sa manie de porter sur sa toilette les couleurs liturgiques du jour ; elle est un ordo vivant, un calendrier qui marche ; elle est le fanion du régiment ; on sait qu’on va célébrer la fête d’un martyr lorsqu’elle pavoise son chapeau de rouge ou celle d’un confesseur lorsqu’elle arbore les rubans blancs ; malheureusement le nombre des teintes ecclésiales est restreint et elle le déplore assez pour qu’on la raille ; mais tout le monde est d’accord pour admirer sa candide belle humeur et son infatigable bonté.

Vous la verrez et ne serez pas longue à discerner ses deux ardentes toquades : la fine cuisine et les offices ; elle raffole des fastes liturgiques et des petits plats ; sur ces matières, elle en remontrerait au plus érudit des maîtres-queux et au plus studieux des moines.

— Dites donc, notre ami, elle n’est pas banale votre oblate !

— Et ce qu’elle les aime, ses Bénédictins ! Elle eut jadis la vocation d’une moniale et elle fit son noviciat à l’abbaye de Sainte-Cécile de Solesmes ; mais, avant de le terminer, elle tomba malade et dut, sur l’ordre du médecin, l’abandonner ; elle se console maintenant, en vivant dans les environs d’un cloître ; la moniale desséchée a reverdi oblate.

— Mais pour comprendre ainsi la liturgie, elle doit être savante ?

— Elle sait le latin ; elle l’a appris pendant son noviciat à Solesmes et elle l’a, je crois, travaillé depuis ; mais, sortie des traités sur le plain-chant et l’office divin, rien ne l’intéresse ; elle jubile pourtant, ainsi que je vous l’ai raconté, lorsqu’il s’agit d’une savoureuse cuisine ; alors, elle est le cordon bleu conventuel, la mère de blémur du fourneau ; elle peut aussi bien réciter les recettes de manuels culinaires que les antiennes du Psautier.

— Pourquoi ne réside-t-elle pas dans ce Solesmes où elle a commencé son noviciat ?

— Parce qu’elle n’a, ainsi que moi, déniché aucune location dans ce bourg ; et puis, elle est la nièce de M. Lampre, de ce vieil original dont je vous ai parlé ; il est le seul parent qui lui reste et elle est venue se fixer auprès de lui et du monastère.

— Et ils habitent la même maison ?

— Non, ils ont beau se choyer, ils se dévoreraient s’ils vivaient constamment côte à côte ; je vous laisse à penser d’ailleurs si elle échange des coups de bec et d’ongles avec lui, lorsqu’il médit de ses chers moines !

Excepté ces deux personnes, nul, je le répète, n’est à fréquenter dans ce trou ; les paysans sont cupides et retors et quant aux gourdes armoriées, aux noblaillons qui croupissent dans les châteaux des alentours, ils sont certainement, au point de vue intellectuel, encore inférieurs aux rustres ; on se salue, lorsqu’on se rencontre et c’est tout.

— Et comment sont-ils avec le monastère ?

— Mal ; ils l’exècrent pour des causes qui, si elles ne sont pas héroïques, sont bien humaines ; d’abord les Bénédictins régissent, ici, la paroisse ; autrement dit, le curé est un des religieux de l’abbaye ; l’église du Val des Saints est à la fois abbatiale et paroissiale. Or, le père curé ne peut accepter les invitations des châtelains et parader dans leurs salons, comme le pourrait faire un prêtre plus libre ; les hobereaux n’ont donc pas de desservant qui soit à eux, sur lequel leurs femmes puissent mettre la mainmise et diriger au mieux de leurs propres intérêts ; premier grief ; — ensuite, parmi les seigneurs du lieu, figure une impérieuse baderne, plus ou moins blasonnée, qui aime à chanter les morceaux d’opéras ajustés par les scélérats de la piété, au culte ; à diverses reprises, ce baron des atours a tenté d’obtenir, au moment du mois de Marie, la permission de roucouler ses falibourdes dans l’église ; les moines l’ont, naturellement, rabroué, la musique des sous-Gounod et des sous-Massenet n’étant pas encore, dieu merci, admise dans les cloîtres. Alors, ses amis ont pris fait et cause pour lui et ils ne pardonneront jamais à l’abbaye d’avoir empêché ladite baderne de souiller avec le filet saumâtre de sa voix les murs du sanctuaire ; second grief ; et celui-là n’est pas le moindre !

— Eh bien, ils sont de jolis cocos, vos nobles !

— Ce sont des coulis d’imbécillité, des sublimés de sottise ; nous sommes en province, Madame Bavoil.

— Et les paysans sont-ils aussi mal disposés pour le couvent ?

— Ils vivent de lui ; ils en reçoivent des bienfaits et par conséquent ils le haïssent.

— Mais c’est un pays de brigands dans lequel vous m’avez amenée !

— Non, répondit, en riant, Durtal ; il n’y a pas de brigands au Val des Saints, mais des parangons de vanité et des modèles de bêtise ; après tout, c’est peut-être pis ; mais vous n’avez qu’à m’imiter, à refuser absolument de les connaître et vous aurez la paix.

— Qu’est-ce qui sonne là ? Interrogea Mme Bavoil qui écoutait le tintement prolongé d’une cloche.

— Ce sont les premier coups des vêpres. Il doit être 4 heures moins 10 — plus une minute — fit Durtal qui consulta sa montre.

— Nous allons aux vêpres ?

— Certainement, d’autant que ce sont celles de l’exaltation de la sainte croix, ce soir.

— Alors, je vais voir, pour mon début, un bel office ?

— Voir, non ; entendre, oui ; cette fête est un double majeur et ne comporte pas le luxe que vous pourrez admirer aux doubles de première classe, à noël, par exemple ; mais si vous n’assistez pas à une magnifique cérémonie se déroulant, dans les méandres enflammés du chœur, vous écouterez au moins un office splendidement composé avec ses merveilleuses antiennes et son hymne brûlante, teinte de sang.

Ils étaient arrivés, en devisant, devant l’église.

— Oh mais, elle est antique ! s’exclama Mme Bavoil, en regardant le porche qui arborait le ton de la pierre ponce et se fleurissait de mousses, couleur d’orpiment et de laque verte.

— Oui, le clocher et le porche sont du quinzième siècle, mais tout le reste de l’église est neuf. L’intérieur a été reconstitué, tant bien que mal, enlaidi par un affreux chemin de croix, éclairé, sauf le fond, par des vitres blanches ; l’église du Val des Saints n’est plus qu’un souvenir inexact de ce qu’elle fut dans sa jeunesse ; cependant, l’abside avec ses anciennes stalles qui proviennent d’une autre abbaye et son autel qui, bien que moderne, est habile, n’est pas trop offensante ; jugez-en.

Ils entrèrent ; la nef s’étendait, assez vaste, sans piliers, écartelée d’un transept contenant, d’un côté, une chapelle de la sainte vierge, de l’autre, une chapelle de saint Joseph ; elle était mal éclairée, presque noire. Au bout, deux rangs de stalles s’allongeaient, à droite et à gauche du sanctuaire, allant à partir de la table de communion jusqu’à l’autel en pierre, de forme gothique, qui se détachait sur un mur peint, en trompe-l’œil, d’un rideau brun.

Des vitraux modernes dressaient, dans le haut de ce mur, leurs lames droites de verre, enduites de personnages dont les nuances étaient à la fois criardes et molles. L’on discernait, lorsque le temps n’était pas trop couvert, Notre Seigneur et sa mère, habillés d’étoffes tubulaires d’un rouge acide de groseille et d’un bleu de Prusse, dur ; puis saint Bénigne de Dijon, coiffé d’un pain de sucre couleur de potiron et affublé d’une chasuble oseille ; saint Bernard enveloppé dans un manteau d’un blanc sale d’eau de riz ; saint Benoît, saint Odilon de Cluny, sainte Scholastique et sainte Gertrude vêtus de coules d’un noir de raisiné sec.

Cela avait été teint et cuit, il y avait une vingtaine d’années, par un Lavergne quelconque.

Mme Bavoil, que ces affronts de la vue ne suppliciaient point, s’agenouilla quand elle eut achevé son inspection, sur une chaise, tira d’un énorme porte-lunettes des besicles rondes et se prit à lire dans un volume encombré d’images qu’elle baisa.

Les cloches tintèrent assez longtemps, puis se turent ; et, quelques minutes après, 4 heures sonnèrent et elles retentirent encore. Un bruit martelé de pas se fit entendre sous les dernières volées des sons. Mme Bavoil tourna la tête ; par une porte située au fond de l’église, les moines entraient, deux par deux, derrière l’abbé, seul, reconnaissable à sa croix pectorale d’or ; et ils montaient les quelques marches du chœur, devant la barre de communion, s’agenouillaient par couple devant l’autel, puis après s’être relevés, se saluaient et gagnaient leurs places, l’un, à gauche du côté de l’évangile, l’autre, à droite, du côté de l’épître ; et tous, à genoux alors, se signaient le front et les lèvres, se redressaient à un petit coup frappé par le père abbé sur son pupitre et, courbés en deux, attendaient un nouveau coup pour commencer l’office.

None se déroula, simplement psalmodié, et lorsque les moines eurent terminé, ils restèrent debout, inclinés 9 encore, en silence, jusqu’à ce que l’Abbé eût donné le signal d’entonner Vêpres.

Les psaumes étaient ceux des dimanches, si fréquents dans la liturgie des autres jours que Durtal les savait forcément par cœur ; l’intérêt reprenait surtout pour lui aux antiennes, au répons bref et à l’hymne ; mais, ce soir-là, il rêvait non pas au loin de l’office, puisque l’office était la cause même de ses songeries, mais dans ses alentours ; il se répétait l’histoire de cette Exaltation de la Croix, qu’il avait lue, le matin, dans les Légendaires du Moyen-Age.

Et c’était d’abord la confuse évocation d’une indécise Asie, grimaçante et quasi folle ; puis la vision se précisait, s’arrêtait sur le ravisseur du gibet sacré, sur l’étonnant Khosroës qui, au septième siècle, envahit le territoire de la Syrie, prit d’assaut Jérusalem qu’il pilla, s’empara du grand prêtre Zacharie et, triomphalement, ramena, dans son royaume de Perse, le bois de la vraie croix laissé par sainte Hélène aux lieux mêmes où le Christ avait souffert.

Une fois rentré dans ses Etats, l’orgueil démesuré de cet homme fit explosion ; il voulut être adoré comme le seigneur et il décréta tranquillement qu’il n’était ni plus ni moins que Dieu le Père.

Pour s’appliquer tout entier à ce nouveau rôle, il abdiqua la souveraineté entre les mains de son fils, construisit une tour dont les murailles extérieures furent revêtues de plaques d’or et il s’y enferma, au rez-de-chaussée, en une étrange salle cloisonnée de métaux précieux et incrustée de gemmes ; puis il voulut, ainsi que le tout-puissant, avoir son firmament à lui et le plafond s’éleva à des hauteurs vertigineuses et s’éclaira, le jour, par un soleil savamment exercé, la nuit, par une habile lune autour de laquelle pétillèrent les feux colorés des étoiles feintes ; ce ne fut pas assez ; ce ciel immuable, machiné par des centaines d’esclaves, le lassa ; il exigea les intempéries, les ondées, les orages des véritables saisons et il installa, au sommet de la tour, des appareils hydrauliques qui purent, à volonté, distribuer la pluie fine des temps qui se gâtent, les rafales d’eau des trombes, les gouttes amicales des soirs d’été ; il fit également apprêter des jets de foudre et de pesants chariots roulèrent dans les souterrains de la tour, sur des pavés métalliques et ébranlèrent du bruit de leur tonnerre les murs.

Alors il se crut l’indiscutable sosie du père et, au fond de ce puits lamé d’or et ponctué de pierreries, fermé par la coupole d’un firmament de théâtre, il siégea, à demeure, sur un trône, à la droite duquel il planta la croix du sauveur, tandis qu’il huchait, à gauche, sur la pyramide d’un fumier en filigranes d’argent bruni, un coq.

Il entendait représenter de la sorte le Fils et le Saint-Esprit.

Et ses anciens sujets défilèrent devant cette idole peinte et tiarée, immobile dans son manteau d’or, dardant des étincelles de toutes ses gemmes qu’embrasaient des rayons lumineux des faux astres, fulgurant, incombustible, dans ce brasier de murs et d’étoffes tout en lueurs.

On se figure, entre la croix et le coq, sous la mitre en flammes, la tête parcheminée, crevassée de rides ravinant le front et les joues sous l’enduit des pâtes, la barbe annelée et nattée, les yeux creux et déserts, vivant, seuls, en cette statue d’or, adulée par les prières qui montaient autour d’elle, dans les étourdissantes vapeurs des olibans, les prières qui invoquaient, au nom de Jésus, Dieu le Père.

Cette mascarade dura combien de temps ? Quatorze ans, dit la légende ; toujours est-il qu’à un moment l’empereur Héraclius parvint à réunir une immense armée et partit à la recherche de la sainte croix. Il rencontra près du Danube les troupes du ravisseur, défit en combat singulier son fils et rejoignit, en Perse, le vieux monarque dans sa tour.

Khosroës ignorait que son fils eût été vaincu, car tous le haïssaient et personne n’osait lui annoncer cette nouvelle.

Il faillit trépasser de rage lorsqu’il vit entrer, suivi de sa cour, l’empereur Héraclius qui, l’épée à la main, lui dit :

— Roi, tu as, malgré tout, honoré à ta manière le bois du Christ ; si donc tu consens à avouer que tu n’es qu’un homme et que tu n’es par conséquent que le très humble serviteur du Très-Haut, tu auras la vie sauve. Je reprendrai simplement la croix de notre rédempteur et te permettrai de régner sur tes peuples en paix. Par contre, si tu refuses ces conditions, mal t’ écherra, car aussitôt je te tuerai.

En l’écoutant, les yeux de Khosroës flambèrent, rouges, comme les prunelles nocturnes des vieux loups, et il se dressa pour maudire son adversaire et rejeter avec mépris ses offres.

Alors d’un revers de lame, l’empereur décolla le vieillard ; et la tête vola et rebondit sur les dalles, se balança un instant sur la nuque, hocha, ainsi que pour répondre encore non, et finalement s’inclina tout d’un côté et les yeux s’éteignirent, tandis que la momie d’or tombait, versant par le trou ouvert du col, de même que par une bonde débouchée de tonne, des flots de sang.

Et Héraclius fit ensevelir le souverain et détruisit sa tour.

— Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto.

Tous les moines debout dans leurs stalles étaient courbés en deux, le front touchant presque au pupitre placé devant eux ; ils se relevèrent en répondant : sicut erat in principio, et se rassirent en terminant : et in saecula saeculorum. Amen.

Il est absurde de s’évaguer de la sorte, pensa Durtal ; je ferais mieux de suivre mes vêpres que de courir ainsi la prétentaine à propos d’une fête dont la légende est d’ailleurs controuvée ; l’histoire est plus simple.

En 611, le roi des perses, Khosroës soumit Jérusalem avec l’aide des juifs qui prétendaient reconstruire le temple ; il égorgea les chrétiens, fit prisonnier le grand prêtre Zacharie et emporta le bois de la vraie croix. Ce fut alors une croisade des catholiques contre ce mécréant.

L’empereur Héraclius débarque en Cilicie, gagne la bataille d’Issus, retourne à Constantinople et, soutenu par les tribus du Caucase, se rue sur Trébizonde où, pour venger le meurtre des prêtres de la Judée, il massacre les mages ; puis, après s’être allié avec les hordes du Volga, il marche de nouveau contre l’armée des perses, la bat à Ninive et se replie sur Taurus. Là, des propositions de paix lui sont présentées par Sisroës, le fils du roi, qui vient d’assassiner son père ; elles sont acceptées ; le prêtre Zacharie est délivré et la croix et les aigles romaines conquises à Jérusalem par Khosroës sont rendues.

Khosroës aurait donc été trucidé par son fils et sans qu’il soit question d’une tour machinée et d’un coq.

Quant à Héraclius, il résolut de ramener le signe du salut au saint sépulcre ; lorsqu’il fut arrivé à Jérusalem, il chargea la croix sur son épaule et voulut commencer l’ascension du Golgotha ; mais lorsqu’il eut atteint la porte de la ville qui mène à la montagne, il lui fut impossible d’approcher d’un pas. Alors, le patriarche Zacharie lui fit observer que quand le Christ était entré par cette porte, il n’était point paré d’habits royaux, mais vêtu simplement et monté sur un âne, donnant ainsi un exemple d’humilité aux siens.

L’empereur se dépouilla aussitôt de sa pourpre, ôta ses sandales et s’affubla de la défroque d’un pauvre ; ce après quoi, il franchit sans difficultés la pente du Calvaire et replaça la croix au lieu même où Khosroës l’avait prise.

Cela n’empêche que ce brave Héraclius a mal fini, conclut Durtal, car il a propagé l’hérésie des monothélites, c’est-à-dire de ceux qui, tout en reconnaissant la nature divine et la nature humaine de Jésus, n’attribuaient à ces deux natures distinctes qu’une seule opération… qu’une seule volonté… et il est mort, laissant des successeurs demeurés célèbres par leurs dévergondages et par leurs crimes.

Et en voilà assez ; revenons à notre office. Il lui fut facile cette fois de se récupérer ; le chœur chantait l’hymne de Fortunat, le « Vexilla Regis » et l’envolée superbe de cette séquence, le défilé de ces strophes charriant d’impétueux trophées, le saisissaient aux moelles. Il écoutait, extasié, ces cris de triomphe : « l’étendard du Souverain s’avance, voici que resplendit le mystère de la croix » et ces apostrophes débellatoires, ces clameurs d’allégresse :« arbre éblouissant que rougit le sang d’un dieu » « balance aux bras de laquelle se suspend la rançon du monde, salut, ô croix, unique espoir ! »

Et ce fut la longue antienne du Magnificat, répétant les acclamations et les louanges du poète : « ô croix, plus radieuse que les astres, doux bois, doux clous, soutenant un poids plus doux encore… » et le magnificat, entonné sur le ton solennel, et le salve regina rappelant la créature à la réalité du péché, implorant, après les hourras liturgiques, sa grâce…

— Savez-vous qu’ils sont très attrayants vos offices, dit Mme Bavoil, lorsqu’ils furent sortis de l’église.

— N’est-ce pas ; c’est autre chose que dans les cathédrales de Paris et de Chartres ; ce qui manque toutefois à ces offices Bénédictins, c’est la voix de l’enfant ; mais on ne peut tout avoir ; je devrais être blasé sur ces cérémonies depuis le temps que je les pratique, mais non ; elles me semblent, chaque jour, neuves… j’écoute encore avec plaisir ces quatre psaumes du dimanche dont nous sommes saturés, car ils se réitèrent éternellement à propos de presque toutes les fêtes.

— Pourquoi la liturgie attribue-t-elle une pareille importance à ces psaumes ? Et, au fait, pourquoi en avez-vous quatre au lieu de cinq, comme nous ? Car enfin, il en manque un, le dernier.

— Oui, les Vêpres Bénédictines ont le dernier psaume du romain en moins et en plus une leçon brève qui est généralement une merveille de mélodie déférente et câline ; pourquoi ? Je l’ignore ; sans doute parce que l’office monastique a été gardé intact depuis son origine, tandis que le romain s’est amélioré avec les âges et ne s’est arrêté que quand il a eu atteint sa forme définitive, son apogée ; quant aux causes qui ont motivé le choix des quatre premiers psaumes du dimanche de préférence aux autres pour empreindre de la parole du psalmiste tant de festivités, elles sont expliquées d’une façon plus ou moins illucide par les manuels. Pour le psaume du début, le « Dixit Dominus Domino meo », cela se conçoit ; Notre Seigneur l’a cité pour démontrer sa divinité aux pharisiens, il est donc naturel que ce chant messianique occupe dans les vêpres la place d’honneur. Le troisième « Beatus vir qui timet Dominum » a été, de son côté, mentionné par saint Paul dans son épître aux corinthiens, pour les inciter à pratiquer largement l’aumône ; c’est encore une raison de précellence ; moins clairs sont les mobiles à fournir pour les deux autres ; cependant, le deuxième, le « Confitebor tibi, Domine, in toto corde meo » contient, en parlant de la manne que Jéhovah distribua aux hébreux, dans le désert, une allusion à l’aliment paschal ; peut-être est-ce pour cela qu’il fut mis hors de pair ; enfin, le quatrième, le « Laudate pueri Dominum » est un beau cantique de louanges qui clôt dignement la série.

Il n’en est pas moins vrai que les vêpres n’ont point ce caractère bien tranché de la prière du soir, si particulier dans l’office, admirable celui-là, des complies. Il est fort possible que Dom Cabrol ait raison lorsqu’il énonce dans son livre « La Prière antique » que les psaumes des vêpres dont les numéros se succèdent au psautier, ont été pris, sans souci du sens et de l’application, à la suite. Ces interprétations ne paraissent pas vous satisfaire ?

— Mais, notre ami, je n’en sais rien ; il me semble au moins, selon ma petite jugeote, que vous cherchez midi à quatorze heures. N’est-ce pas plus simple ? Le premier psaume figure Notre Seigneur auquel plus personnellement il s’adresse ; le « Beatus vir » s’applique au juste, à saint Joseph qui est ainsi qualifié tout le long de son office ; le « Laudate pueri » qui rappelle par ses expressions mêmes le magnificat, à la sainte vierge. Quant au second psaume, au « Confitebor », je n’avais pas deviné, mais puisque vous m’attestez qu’il a trait au Saint-Sacrement de l’autel, c’est pour le mieux ; je puis avec ces psaumes prier plus spécialement Jésus en sa personne et sous les espèces eucharistiques, sainte Marie et saint Joseph, je n’en demande pas plus et ne m’inquiète point de savoir si cet office est plus ou moins bien adapté aux besoins des soirs. Autre chose maintenant ; nous voici en plein village. Cette boutique d’assez vilaine apparence qui se détache là-bas au fond de la ruelle, c’est celle du boucher où vous achetez la viande ?

— Oui, je dois vous prévenir maintenant que l’on mange ainsi qu’au cloître, ici. Le boucher tue, un jour, un bœuf, soyons plus exact, une vache ; un autre jour, un mouton, un autre jour, un veau ; la plus grosse part de ces animaux est naturellement réservée au monastère qui, en dehors même des hôtes, a cinquante bouches à nourrir ; nous devons donc emboîter la filière de la vache, du mouton et du veau, servie au cloître ; car vous pensez bien que l’on n’abattra pas une bête exprès pour vous, pour M. Lampre et Mlle de Garambois ; nous nous repaissons donc tous, religieux et laïques, de la même pitance, le même jour ; cela ne serait rien, malgré le manque de variété de ces mets, si ce boucher n’égorgeait son bétail, la veille au soir ou le matin même où il le débite ; et dame alors, on mastique des choses innommables qui tiennent à la fois du caoutchouc et de la filoselle.

— La cuisine corrige jusqu’à un certain point les viandes trop fraîches, fit Mme Bavoil ; seulement, il convient, en ce cas, de dire adieu aux côtelettes grillées et aux biftecks saignants ; il est, en effet, nécessaire de mettre à mijoter, pendant des heures, dans une casserole, ce que… comment appeliez-vous le gigot qui vous déplaisait à Chartres ?

— De la carne ou de la bidoche, Madame Bavoil ; ce sont les inélégants synonymes d’une irréductible viande. Mme Bavoil sourit, puis se frappa le front.

— Voyons, fit-elle, si Mlle de Garambois est si gourmande, elle n’use pas de cette carne dont vous parlez. Alors, comment s’arrange-t-elle ?

— Oh ! elle et sa bonne sont constamment à Dijon d’où elles rapportent des provisions.

— Eh bien ! l’on agira, au besoin, comme elles ; combien de temps faut-il par le chemin de fer pour s’y rendre ?

— Une grande demi-heure ; seulement les heures des trains sont incommodes. L’horaire est celui-ci : 6 heures et demie, 10 heures du matin, et 2 heures de l’après-midi. Pour revenir, 6 heures et 11 heures du matin, 3 et 6 heures du soir et c’est tout.

— Bien, et vous, vous allez souvent à Dijon ?

— Quelquefois. Dijon est une ville charmante, très cordiale et très gaie ; elle a un musée de primitifs, un puits de Moïse fort enviable, des bouts de rues encore curieux, des églises, telles que je les aime ; et puis elle possède aussi une très excellente Vierge noire.

— Ah ! s’exclama Mme Bavoil qui tomba en arrêt, elle a une Vierge noire ! moi, qui hésitais un peu, je vous l’avoue, à quitter Chartres à cause de Notre-Dame de sous-terre et du pilier, je vais donc les retrouver ici ; mais ce n’est pas une Madone moderne, au moins ?

— Rassurez-vous ; Notre-Dame de l’Apport ou de bon espoir date du douzième siècle, si je ne me trompe. En 1513, elle a sauvé la ville de Dijon que défendait alors Louis de La Trémouille, à la tête de quelques troupes, de l’assaut et du pillage des suisses. En souvenir de cet événement, l’on fit, chaque année, le 12 septembre, une procession en son honneur ; il en fut ainsi jusqu’au milieu du dix-huitième siècle ; alors elle cessa, j’ignore pourquoi ; ce qui est certain, en tout cas, c’est que Notre-Dame de bon espoir est en grande vénération dans la Bourgogne ; si son histoire détaillée vous intéresse, je vous prêterai un volume qui narre ses miracles, volume un tantinet mucilagineux d’un abbé Gaudrillet qui signe prêtre mépartiste de la paroisse de Notre-Dame.

Ils étaient arrivés, en bavardant, à la maison. La mère Vergognat les y attendait. Durtal présenta, l’une à l’autre, les deux femmes, intérieurement égayé de leur contraste, Mme Bavoil n’avait guère changé ; ses cheveux s’étaient pourtant raréfiés et ceux qui n’avaient point déserté étaient devenus plus blancs ; la face était encore osseuse et chapelurée de son ; le profil s’attestait plus coupant avec l’âge, mais l’œil noir était demeuré le même, fureteur à la fois et placide ; elle tenait toujours de la paysanne et de la vendeuse de cierges, dans une église, mais avec toujours aussi ce je ne sais quoi qui l’exhaussait quand l’âme, phosphorée par les prières, prenait feu.

L’autre s’avérait, redondante et mafflue, haute en couleur ; elle avait l’œil porcin et des poils de brosse, poivre et sel, plantés sous un nez cuit ; la bouche crénelée de dents couleur de rouille était hilare et pourtant, lorsqu’elle se fermait, mince et pincée ; elle était ensemble, une rempailleuse pocharde et une terrienne madrée ; on pouvait lui faire le tour de l’âme, en une seconde, à celle-là !

Mme Bavoil la vrilla de son œil noir, puis, après un soupir qui en disait long, elle lui déclara doucement qu’elle entendait entretenir d’amicales relations avec elle et qu’elle comptait l’employer souvent pour les gros ouvrages ; et sur cette assurance, la mine renfrognée de la mère Vergognat se détendit ; mais elle ne crut pas moins devoir se montrer plus bête qu’elle n’était en réalité, pour ne point se compromettre dans ses réponses.

— Alors, voyons, insistait Mme Bavoil, vous m’affirmez que l’on vend ici, chez la femme Catherine, du fil et des aiguilles et tous les objets de mercerie ?

— Mais ça dépend, ma bonne dame, il y a fil et fil ; la Catherine est bien empressée ; pour ça, vous pouvez consulter, il n’y a qu’une voix.

Mme Bavoil chercha vainement à démêler le sens de cette réplique. N’ y parvenant point, elle posa une autre question, relative au format du pain usité dans le village.

La mère Vergognat ne parut pas saisir la signification des mots et, prudemment, elle bafouilla : je ne saurais pas vous renseigner.

— Ce n’est pourtant pas sorcier, ce que je vous demande, reprit Mme Bavoil. Le pain que fabrique votre boulanger est-il rond ou fendu, est-ce de la miche ou du boulot ? D’ailleurs, il doit bien en rester à la cuisine ; apportez-le moi, afin que je l’examine.

La paysanne rapporta un croûton.

— C’est du pain fendu, c’est tout ce que je désirais savoir.

— Peut-être bien, opina Mme Vergognat.

— Ah ça, s’écria Mme Bavoil, lorsqu’elle fut partie, est-ce qu’elles sont toutes ainsi, au Val des Saints ?

— Non, les autres sont pis ; celle-là est la mieux ; vous voyez par cet exemple s’il est facile d’extirper un non ou un oui à ce monde-là !

— Eh vrai, notre ami, le confesseur doit avoir de l’agrément avec ce genre de paroissiennes ; ce qu’elles doivent ruser avec lui et tourner autour du pot !

— Elles ne tournent autour de rien du tout, attendu qu’elles ne se confessent point.

— Comment, dans un pays monastique, les habitants ne pratiquent pas !

— Je suis un bon républicain, c’est pourquoi je ne vais pas à la messe, est une phrase que vous entendrez souvent prononcer ici ; quant aux mœurs des paysans, elles sont tellement ignobles que mieux vaut n’en point parler. Ils ont été pourris par les placiers en politique des villes, jusqu’aux os !

— Seigneur ! s’exclama Mme Bavoil en joignant les mains, où sommes-nous ? Me voilà maintenant obligée de vivre au milieu des compagnons de malheur de l’Enfant prodigue, car si ce que raconte notre ami est exact, ce n’est pas autre chose que ces gens-là !

III

Vous êtes de la maison, vous ; je ne vous lave plus les mains, dit en riant le père abbé à Durtal et à M. Lampre ; allez tout droit à votre place.

Et l’Abbé s’effaça devant eux et s’arrêta sur le seuil du réfectoire.

Il avait près de lui deux moines, l’un qui tenait un bassin et une aiguière d’ancienne faïence et l’autre, une serviette. Un prêtre de passage s’avança ; l’abbé prit l’aiguière et lui versa, en signe de bienvenue, quelques gouttes d’eau sur les doigts et le père hôtelier fit signe à cet ecclésiastique de le suivre et le plaça près de Durtal.

Le réfectoire était une pièce immense avec plafond à poutrelles posé sur des consoles curieusement ouvragées de marmousets et de fleurs. Il appartenait, ainsi que la salle du chapitre, l’oratoire intérieur et la chambre de réception des hôtes, aux premiers bâtiments du monastère qui remontait au quinzième siècle. C’était tout ce qui subsistait, avec un grand escalier à vis et de vieilles caves, de cette partie de l’abbaye ; les autres constructions avaient été édifiées ou au dix-septième siècle, ou récemment.

En bas des murs blancs du réfectoire, lambrissés à mi-corps d’une cloison de sapin, des bancs ininterrompus et des tables séparées entre elles pour livrer passage, étaient scellés sur un plancher de la hauteur d’une marche, formant, de chaque côté, comme le trottoir en bois d’une rue qui serait pavée sur toute la largeur de sa chaussée de carreaux rouges. Six larges fenêtres l’éclairaient de leurs verres dépolis, creusés de losanges.

Au fond de la pièce, se dressait la table du père Abbé ; elle était semblable aux autres, mais la boiserie plaquée sur la muraille, derrière elle, s’appointait en forme de cône et était surmontée d’une croix. Cette table était flanquée de deux autres, une à droite pour le père prieur ; une à gauche, pour le père sous-prieur qui mangeaient, ainsi que l’Abbé, seuls.

En face d’eux, enfin, à l’autre bout de la salle, près de la porte d’entrée, une chaire, adossée au mur, était occupée, ce jour-là, par un novice qui préparait la lecture du repas.

Tout le monde était debout.

— Benedicite, dit l’Abbé.

— Benedicite, répétèrent les deux rangs des moines.

— Oculi omnium.

— In te sperant, Domine, et tu das escam illorum in tempore opportuno. Aperis, tu, manum tuam et imples omne animal benedictione.

Et le Gloria de la doxologie courba en coup de vent toutes les têtes. Elles se relevèrent au Kyrie Eleison et retombèrent pendant le h récité à voix basse, pour ne se relever qu’après.

D’une voix qui s’enfla, un peu, vers la fin, l’Abbé reprit :

— Oremus. Benedic, Domine, nos et haec tua dona quae de tua largitate sumus sumpturi. Per Christum, etc.

— Amen.

Et, dans le silence, la voix fraîche du novice en chaire psalmodia sur un ton grave à la fois et joyeux : Jube, Domne, benedicere.

Et l’Abbé répondit :

— Mensae coelestis participes faciat nos Rex aeternae gloriae.

— Amen, dirent ensemble tous les moines et ils saisirent et déplièrent leur serviette qui contenait, en son rouleau, le couteau, la fourchette et la cuiller.

La table des hôtes était au milieu de la pièce, en face et près de celle du père Abbé, qui la dominait, car elle n’était pas établie, ainsi que la sienne, sur un rebord de bois, mais à même sur le sol. Elle était séparée par un large espace vide de celle des convers, installée également sur la chaussée, mais à l’autre bout de la pièce, près de la chaire.

Deux pères, en tablier bleu, servaient les religieux et les frères. Le père hôtelier était chargé des invités.

Le dîner des hôtes, car l’on appelait au cloître le déjeuner dîner et le dîner souper, était composé d’un bouillon épaissi par des îles réunies de semoule, d’un bœuf nature, d’un gigot aux haricots, d’une salade durement vinaigrée, d’une crème liquide que l’on buvait avec une cuiller à soupe et d’un peu de fromage.

Celui des moines était le même — le gigot et la crème en moins.

Les uns buvaient de l’eau rougie et les autres de l’eau ; le silence était de rigueur ; chacun mangeait, le nez dans son assiette.

Et toujours, après avoir psalmodié au dîner quelque passage de la bible ou au souper, quelques articles de la règle, le lecteur de semaine attaquait une lecture religieuse ou semi-profane précédée de cette annonce : s’ensuit l’histoire de… chapitre tant.

Il devait lire d’un ton monotone, voulu, séculairement imposé sans doute pour l’empêcher de plaire à ses auditeurs ou de se faire lui-même valoir et c’était comme une pluie de mots gris. L’on n’y prêtait guère attention, au début, mais quand la première fringale d’appétit était satisfaite, les têtes se renversaient, les reins s’accotaient à la cloison et si l’histoire était intéressante, on l’écoutait.

Elle était, malheureusement, fort ennuyeuse, d’habitude. On avalait des tranches historiques insipides, ou, ce qui était pis, des morceaux de vies de saints, écrites dans ce style oléagineux, cher aux catholiques ; et parfois alors, un sourire courait sur les lèvres des religieux, en entendant pour la millième fois les expressions fatiguées de ces rengaines.

Ceux qui avaient achevé leur repas, essuyaient leur couteau et leur couvert qu’ils réenveloppaient, après les avoir lavés, dans leur serviette. Le père Abbé regardait si tout le monde avait consommé sa part de fromage et, d’un coup sec de son petit marteau, frappant la table, il arrêtait la lecture.

L’hebdomadier, interrompu, changeait de voix et lançait alors sur un ton modulé et plaintif :

— Tu autem, Domine, miserere nobis.

Et tous, dans un brouhaha de pieds, se levaient et répondaient sur le même ton :

— Deo gratias.

L’Abbé, de sa voix un peu chevrotante, mais qui s’assurait et s’amplifiait vers la fin des oraisons, commençait :

— Confiteantur tibi, Domine, omnia opera tua.

— Et sancti tui benedicant tibi, répliquait le chœur.

Ainsi qu’au Benedicite, toutes les têtes se courbaient au gloria et l’Abbé prononçait la prière :

— Agimus tibi gratias, omnipotens Deus, pro universis beneficiis tuis, qui vivis et regnas in saecula saeculorum.

— Amen.

Et l’on pivotait sur soi-même et, à la queue leu leu, l’on quittait le réfectoire, les moines les premiers et l’Abbé le dernier ; l’on suivait le cloître, en récitant le miserere, jusqu’à la chapelle où se terminait l’office des grâces.

Une fois sorti de l’église, l’Abbé invita, suivant l’usage, ses hôtes à prendre le café.

La salle destinée à ce genre de réception était située, au bas de l’escalier menant aux deux étages des cellules, dans un petit corridor communiquant par une porte basse avec l’allée ogivale du cloître.

C’était une salle massive, à murs énormes, si profonds que dans les embrasures des deux croisées l’éclairant sur le jardin, l’on aurait pu y allonger des lits. Ces murs badigeonnés au lait de chaux et parés de photographies, représentant des vues de cette ancienne partie de l’abbaye, étaient ornés d’une cheminée, en plâtre peint, au-dessus de laquelle se dressait un crucifix dont la couleur était celle de ces papiers d’étain qui enveloppent les tablettes de chocolat.

L’ameublement consistait en des chaises de paille et en une vaste table de bois blanc recouverte d’une toile cirée, à raies.

Autour de cette table étaient réunis le père Abbé, Dom de Fonneuve, le prieur, Dom Felletin, le maître des novices, Dom Badole, l’hôtelier, l’ecclésiastique de passage, M. Lampre et Durtal, conviés en l’honneur de la saint Placide.

Dom Badole tournait sur lui-même à la recherche d’un sucrier qu’il avait devant lui, sous la main. Il était petit, de taille ramassée, et sa face d’ivoire froncée de mille plis, eût été, si on l’avait coiffée d’un bonnet à ruches, la figure d’une vieille dévote dont il avait d’ailleurs l’arrière-sourire jaune et doux. Sa façon de croiser ses bras en X sur sa poitrine, en saluant, sa politesse affectée et ses manières obséquieuses, gênaient ; et ce qui était curieux c’est que cet homme, si aimable pour les autres, était, pour lui-même, rigide. Quand sa journée de causeries et de révérences était finie, il se sanglait de coups de discipline, se reprochant de ne pas savoir garder sa vie intérieure dans cette existence forcément dissipée par le va-et-vient des hôtes ; il n’arrivait pas à concilier les devoirs de sa charge avec son propre recueillement et l’on se demandait parfois, en regardant ses yeux colorés de ce bleu clair et froid, presque méchant, des prunelles au repos des chats de Siam, s’il n’aurait pas volontiers fustigé aussi ces passants qui lui causaient, sans le vouloir, tant de remords.

Il était un moine exemplaire, un prêtre très pieux, mais de compréhension brève et d’intelligence bornée. Après l’avoir essayé dans divers emplois qu’il s’était révélé incapable de remplir, on lui avait délégué la facile mission de soigner les étrangers. Il s’en acquittait assez bien lorsque les hôtes n’étaient pas plus de deux ; passé ce chiffre, il s’affolait et réclamait un aide.

Le prieur contrastait singulièrement avec lui. Dom de Fonneuve portait gaillardement ses soixante-dix ans et la lucidité et la vigueur de son esprit, sa science, célèbre dans le monde des historiens, faisaient de lui la personnalité éminente de cette abbaye. L’été, on venait, de toutes les contrées du monde, le consulter ; on lui soumettait des textes qu’il décortiquait, en se jouant. Il épluchait les fautes des copistes, écalait les interpolations, rétablissait le texte primitif, en un clin d’œil. Il était d’ailleurs un répertoire, connaissait la bibliothèque du monastère, volume par volume, et, en une minute, il dénichait un renseignement qu’il eût fallu à tout autre plus de huit jours pour découvrir.

Il restait, à notre époque, comme l’un des derniers spécimens de cette forte génération de moines que pétrit Dom Guéranger ; il avait parcouru les bibliothèques, fouillé, avec Dom Pitra, toutes les archives de l’Europe.

Mais ce qui valait encore mieux que son incomparable érudition, c’était son ardente bonté ; il était un amoureux d’âmes ; il se jetait sur elles, les étreignait passionnément, pleurait de joie à l’idée qu’il avait pu en sauver une. On le disait, en riant, mais le mot n’était que juste, il est « la mère grand’ » du cloître, celle à qui l’on va raconter ses peines et qui vous console. Il avait vécu dans plusieurs couvents, il avait été la victime de bien des brigues, et il n’en avait pas moins conservé une âme d’enfant, ne croyant point au mal, aimant réellement ses frères, ainsi que le veut la règle, prêt à embrasser, sans même l’ombre d’une rancune, celui d’entre eux qui l’aurait le mieux desservi. Il sourdait du fond de son être un torrent d’affection qui noyait tout, un besoin de n’admettre que le bien, une sensibilité telle qu’une simple expression affectueuse l’émouvait jusqu’aux larmes.

Avec sa bonne grosse tête ronde, ses yeux qui pétillaient dans sa face ridée, il suggérait une impression de robustesse, et aussi de malice, mais de douce malice aimant à rire et se contentant, pour s’égayer, de peu. Son seul défaut c’était sa pétulance. Il montait… montait, ainsi qu’une soupe au lait, alors qu’il s’apercevait que des religieux n’observaient pas la règle. Il les réprimandait furieusement, frappant du poing la table, puis quand le coupable était parti, il courait après lui, l’embrassait, le suppliait de lui pardonner sa véhémence ; et sa tendresse, son désir de réparer ce qu’il croyait être, dans sa paternelle bonté, une avanie étaient tels que le délinquant pouvait alors manquer impunément aux observances. Il avait si peur de se refâcher et de contrister son frère, qu’il se taisait, rongeant son frein, pendant un certain temps.

Le père Abbé était plus calme, d’une bienveillance plus régulière. Il fermait les yeux sur les travers de chacun et regardait son prieur jouer le rôle de père-fouettard, sachant fort bien que les remontrances n’étaient que le prélude des gâteries ; aussi souriait-il et des unes et des autres.

Lui, se bornait, à près de quatre-vingts ans, à donner l’exemple. Il descendait, rasé de frais, une demi-heure avant tous les siens à l’église et il y méditait et priait jusqu’aux matines ; et les jeunes gens, qui avaient un peu de mal à s’extraire, l’hiver, à 4 heures du matin, du lit, vénéraient ce grand vieillard émacié, un peu voûté, qui ressemblait avec son nez et ses lunettes au cardinal archevêque de Paris, et ils admiraient sa résolution de n’accepter aucun bien-être et aucune de ces aises qu’eussent amplement justifiées son âge et les infirmités dont il souffrait.

Il y avait, au reste, beaucoup de finesse sous la bonhomie de cet excellent homme si prompt à ne jamais sévir. Il connaissait trop bien les défauts de ses enfants et il les définissait parfois d’un mot drôle.

— Le père Titourne, disait-il, d’un profès toujours éberlué, toujours en retard aux offices, le père Titourne « il a des courants d’air dans la cervelle ; que voulez-vous que j’y fasse ? »

— C’est un monastère trop débonnairement mené, grondait le terrible M. Lampre.

— Avouez alors que cette mansuétude prouve la vertu de ces moines, répondait Durtal ; car enfin, dans le monde, une maison dirigée si débonnairement croulerait ; et, ici, pourtant, tout marche.

M. Lampre était bien obligé d’en convenir, mais il n’en continuait pas moins de bougonner. Ce petit homme de soixante-dix ans, bedonnant, à la mine empourprée, à la barbe sanglière, aux cheveux tout à fait blancs, était grognon mais complaisant et généreux. Il était aussi très pieux mais il ne détestait pas les plaisanteries salées et aimait à rire. Il était le seul qui fût bourguignon, parmi tous ces gens issus de pays différents et répandus, pêle-mêle, dans l’enclos du cloître.

— Voyons, fit le père hôtelier qui rentra, une cafetière à la main, le fourneau s’était éteint et je ne voulais pas pourtant vous offrir du café froid ; cela m’a mis un peu en retard, excusez-moi et veuillez vous sucrer.

Il remplit des tasses microscopiques et versa dans des petits verres, de la valeur d’un dé à coudre, quelques gouttes d’eau-de-vie blanche.

— Eh bien, dit Dom de Fonneuve, à Durtal, êtes-vous satisfait de la cérémonie de ce matin ?

— Mais oui, mon père, les novices s’en sont expertement acquittés.

— Il faut qu’ils le sachent, car cela les rendra heureux ! s’écria le brave prieur.

La saint Placide était, en effet, un événement dans les monastères de saint Benoît ; ce saint était le patron des novices et ils remplaçaient les pères qui s’effaçaient devant eux ce jour-là. Ils exécutaient l’office, entonnaient les antiennes, chantaient les morceaux, étaient, en un mot, les maîtres du chœur.

— Vous avouerez bien pourtant, mon cher Durtal, fit M. Lampre, que si le père chantre n’était pas venu à leur aide pendant le gloria in excelsis et le graduel, ils n’en seraient pas sortis !

— Mais avouez aussi, répliqua Durtal, que le plain-chant de cette messe est difficile à chanter et, qui plus est, irritant par ses simagrées, et laid.

Existe-t-il, en art, quelque chose de moins musical et de plus incohérent que ce gloria in excelsis soi-disant de luxe, un gloria de cave et de grenier, le chemin de fer russe des voix, avec ses montées et ses descentes ! Ajoutons que le credo dansant des grands jours est fort inférieur au credo ordinaire. Il n’y a vraiment dans cet office que la deuxième phrase du graduel et que l’alleluia qui soient bien.

Quelle différence avec ces messes frugales, si franches, avec ce plain-chant vraiment céleste que l’on chante aux pauvres fêtes ! Au reste, plus je l’écoute, et plus je suis convaincu que la musique grégorienne n’est pas du tout un article d’apparat. Les Kyrie Eleison, si implorants, si gémissants, si doux, des jours habituels, deviennent tarabiscotés dès qu’à l’occasion d’une plus importante festivité, on les veut vêtir ; on dirait alors que l’on a adapté à de pures mélodies gothiques, des ornements coulés dans du staff, des neumes de plâtre !

N’est-il pas exact, en effet, que les messes solennelles sont fort inférieures, musicalement parlant, aux messes familières des petits saints ; rappelez-vous aussi, certains samedis chômés d’élus, où l’on célèbre la messe simple de la sainte Vierge. Le Kyrie 7*, suppliant, court, sonnant un peu tel qu’un glas, et le Gloria d’une ampleur dans l’allégresse si tranquille, d’une certitude si délibérée dans la louange, l’Agnus Dei, évoquant l’idée d’une prière d’enfant, avec sa mélodie ingénue qui quémande au seigneur, en câlinant ; tout cela est admirable de sobriété et de candeur, bien au-dessus de ces airs compliqués, de ces cantilènes que l’on a déformées pour les étendre et qu’il nous faut subir sous prétexte de rite supérieur, de hiérarchie plus éminente de saints !

— Le fait est, dit le père de Fonneuve, que le plain-chant a été créé pour être chanté par le peuple ; il doit donc être facile à apprendre et à retenir, sans vocalises inutiles, sans difficultés combinées ainsi qu’à plaisir ; et votre remarque est juste, on l’enlaidit, en voulant l’allonger et l’affubler d’une traîne de cour. Cela est si vrai, d’ailleurs, que les jeunes gens et les jeunes filles du village qui ont été instruits par le père Ramondoux, chantent très bien à la grand’messe du dimanche, lorsqu’il s’agit d’un simple double et qu’ils bafouillent si l’office monte en grade, devient par exemple un double de première classe.

— Ah ! s’écria Durtal, qui revivait certains offices ; la deuxième phrase du graduel qui est généralement le morceau de choix des messes, certains alleluia d’une jubilation toute divine et des messes entières « de l’introït à l’ite missa est », celles du Saint-Sacrement, celles de la sainte Vierge, celle d’un Abbé ou le « dilexisti » des Vierges, quelles souveraines trouvailles, quelles radieuses merveilles !

Là, la parure est complète ; l’on comparerait assez bien, selon moi, le commun des saints à une série d’écrins où les joailleries sont rangées, tantôt sur du velours rouge pour les martyrs, tantôt sur du velours blanc pour les saints qui ne sont pas désignés sous ce titre ; chacun de ces coffrets renferme un ensemble de pièces ; l’introït, le Kyrie et le Gloria, le Graduel, l’Alleluia ou le Trait, l’Offertoire, le Sanctus, la Communion, un tout musical qui correspond à la parure entière d’une toilette, aux boucles d’oreilles, aux colliers, aux bracelets, aux bagues, dont les montures et les pierres se concilient comme tons et s’assortissent.

— En somme, le médiocre est l’exception et l’admirable Domine, fit le P. Abbé. Vous pouvez citer un gloria exécrable, quelques hymnes aux mélodies confuses ou fades, mais qu’est cela en face de la masse imposante, superbe de nos offices ?

— Vous avez raison, mon révérendissime, nos critiques ne peuvent en effet porter que sur un nombre restreint de pièces et j’ajoute sur celles qui sont les moins antiques ou les plus réparées, car il semble que plus le chant grégorien est simple et plus il est intact et plus il est ancien. Le malheur seulement c’est que les jours de fêtes carillonnées où l’on serait heureux de voir la musique égale en beauté au cérémonial et à la pompe du rite, l’on est précisément condamné à n’entendre que de la quintessence de mauvais chant.

— Ce n’en sera pas moins la gloire de Dom Pothier et de l’école de Solesmes que d’avoir ressuscité ces antiques cantilènes qui sont la vraie musique de l’église, la seule en somme, car tous les musiciens les plus forts, depuis Palestrina jusqu’aux maîtres de nos jours, ne sont jamais parvenus, lorsqu’ils ont voulu traduire les proses liturgiques, à égaler la valeur de certains de nos Kyrie, du Pater des Vêpres, voire même de nos Credo. — Et je ne parle pas du Te Deum et des Leçons et des Evangiles de la Semaine Sainte ! s’exclama Dom de Fonneuve.

— La question serait d’abord de savoir, répartit M. Lampre, si la musique palestrinienne dont on nous rebat les oreilles, depuis le succès de snobisme des chantres de Saint-Gervais, est de la musique d’église. Et moi, j’en doute. Ce système de chevauchées de voix qui galopent les unes sur les autres pour se rattraper à la fin et atteindre en même temps le but, c’est de l’art de steeple-chase ; ça devrait s’entendre dans une enceinte de pesage et non dans le logis du Christ ; car ça n’a, au demeurant, aucun rapport de près ou de loin avec un cri de l’âme, avec une prière !

— Ces excès de la fugue et du contrepoint ne me disent à moi non plus rien qui vaille, répliqua Dom de Fonneuve ; cet art-là sent le théâtre et le concert ; il est personnel et vaniteux. — Alors, en quoi cette musique en état de péché peut-elle bien intéresser et les fidèles et le prêtre ?

— Elle adule le goût anti-liturgique des uns et des autres, fit, en riant, Durtal.

— Pour en revenir à nos novices, reprit Dom Felletin qui jugea bon, sur cette dernière remarque, de détourner la conversation — que n’écoutait pas d’ailleurs le prêtre de passage, en train de discuter sur la crise vinicole, avec le père hôtelier, — tenez compte qu’ils n’ont eu, faute de temps, que deux répétitions et convenez qu’à part le gloria raté, ils s’en sont adroitement tirés !

— Oui, père, et ce que le frère Blanche, sous sa lourde chape et avec le bâton du préchantre, était glorieux et charmant !

Le père Abbé souriait. — N’est-ce pas qu’il est gentil, ce brave enfant ! Et les autres ne le sont non moins ; c’est la bénédiction d’une abbaye que ces petits-là ! Et il énumérait ses poussins : ce frère Blanche est pieux comme un ange ; il aime l’archéologie et raffole de la liturgie ; il est en plus doué d’une très jolie voix, nous dirigerons ses études dans ce sens et il sera vraiment l’honneur de notre monastère ; le frère Gèdre est également fidèle à Dieu et il mord vaillamment au grec ; si nous pouvions trouver en lui l’étoffe d’un bon helléniste, ce serait parfait, car nous en manquons. Le frère Sourche est le plus intelligent, le plus capable de tous, mais il a l’esprit inquiet, et des tendances au rationalisme ; dans l’atmosphère du cloître, elles passeront ; les frères Marigot et Vénérand ne sont pas, au contraire très compréhensifs ; ils peinent sur la théologie, sans progresser, mais ils sont bien soumis et bien obéissants ; ils seront plus tard chargés dans la maison des diverses besognes qui n’exigent ni effort intellectuel, ni aptitudes spéciales ; quant aux novices déjà prêtres quand ils entrèrent, ils sont excellents et nous n’avons qu’à nous en louer.

— Et vous oubliez, mon révérendissime, le frère de Chambéon, dit Dom Felletin.

— Le saint homme ! — voilà où vraiment le mystère d’une vocation tardive s’atteste, continua l’Abbé après un silence.

M de Chambéon a quitté le monde où il occupait une belle situation pour être admis, à l’âge de cinquante-cinq ans, dans notre noviciat. Il s’est refait enfant pour vivre avec des gamins de dix-sept à vingt ans ; et il prêche d’exemple. C’est lui le frère excitateur, celui qui est debout, le premier, pour sonner la cloche et réveiller les autres ; il frotte les escaliers, il mouche les lampes, il accomplit encore des travaux plus humbles.

Et cela si simplement, en s’excusant presque d’accaparer ces pénibles tâches ; j’ai moins besoin de sommeil à mon âge, et j’ai plus l’habitude des choses du ménage que ces jeunes gens ; bref, il invente toujours d’excellentes raisons pour s’imposer les corvées les plus humiliantes.

— Il m’édifie profondément, dit à son tour Dom Prieur, quand je le vois avec ses cheveux tout gris rire et s’amuser, au milieu de nos blancs-becs.

— À propos, plaça le père hôtelier qui avait fini de déplorer, avec le prêtre de passage, la mévente des vins, que racontent les journaux ? Parlent-ils encore de nous étrangler dans le piège d’une loi ?

— Mais oui, mon père, répondit M. Lampre. Ils en parlent de plus en plus ; la presse franc-maçonne pousse à la roue ; la persécution diabolique s’approche.

— Bah ! s’exclama, avec une belle assurance, Dom de Fonneuve ; ils n’oseraient pas ; jamais les chambres ne voteront une loi pareille ; toucher aux Ordres religieux, c’est un bien gros morceau et personne n’est de taille à l’avaler. Pour moi, on amuse les badauds avec des menaces qui n’aboutiront point.

— C’est à savoir, répliqua Durtal ; remarquez comme l’attaque à l’église se poursuit, depuis de longues années déjà, avec un acharnement méthodique que rien n’enraye. Le cercle des libertés laissées aux catholiques, se resserre ; l’affaire Dreyfus a avancé les affaires de la maçonnerie et du socialisme de plus de vingt ans ; elle n’a été, en somme, qu’un prétexte pour sauter à la gorge de l’église ; c’est la sortie en armes des juifs et des protestants ; leurs journaux sonnent déjà l’hallali du moine : pensez-vous qu’ils s’arrêteront en si beau chemin ? Et puis, il y a, pour activer le zèle des Loges, un sectaire qui exècre Dieu autant qu’un démon.

— Le sieur Brisson, dit M. Lampre.

— Faut-il, fit lentement Dom de Fonneuve, faut-il que cet homme ait commis dans sa pauvre existence des actes misérables pour haïr ainsi Notre-Seigneur !

— N’importe, conclut le P. Abbé, je suis de l’avis de Dom Prieur ; l’orage n’est pas près d’éclater ; on le détournera d’ailleurs par des prières. Je crois que nous pouvons, en attendant, dormir sur nos deux oreilles, en paix.

Les tasses et les petits verres étaient depuis longtemps vides. Le P. Abbé donna, en se levant, le signal du départ et il regagna, ainsi que le prieur, sa cellule ; le père hôtelier accompagna l’hôte ; M. Lampre et Durtal suivirent Dom Felletin qui les emmena se promener dans le jardin.

La récréation monastique, un peu allongée à cause de la fête, n’était pas terminée. Les pères se promenaient sur deux lignes, marchant, à tour de rôle, l’une devant elle et l’autre à reculons, dans une allée de charmes ; et les novices faisaient de même, à l’autre bout du jardin, dans une autre allée.

Le jardin, formant une sorte de quadrilatère, était situé derrière l’abbaye et il s’étendait, au loin, dans la campagne. On débouchait, de plain-pied, en sortant du cloître, devant des carrés de terre où des haricots et des choux alternaient avec des fleurs et ces carrés, plantés à leurs quatre coins de poiriers en quenouilles, étaient coupés par de petits chemins bordés de buis qui menaient alors à de grandes avenues d’arbres, au fond desquelles apparaissaient des prairies et des vergers que fermait, à une longue distance, une haie de peupliers derrière laquelle se dressait le mur de clôture.

L’aspect était un peu rectiligne, mais la végétation était puissante, les prés frais et gras et partout des pampres escaladaient en un nonchalant fouillis des murailles aux arêtes couvertes de mousses vert émeraude et de lichens soufre.

L’allée réservée aux novices était à droite ; simplement façonnée par un berceau touffu de vignes, elle aboutissait à une grotte surmontée d’une médiocre statue de saint Joseph. Cette grotte se divisait en deux compartiments grillagés. L’on entretenait dans l’un des corbeaux, en souvenir de saint Benoît qui aimait à distribuer à l’un d’eux, devenu son servant, sa pâture ; dans l’autre, des colombes, en l’honneur de sainte Scholastique, dont l’âme s’envola, sous cet aspect, au ciel.

C’était une après-midi rousse et bleue, un de ces jours où le sourire d’un vieux printemps renaît sur les lèvres qui se fripent à peine du jeune automne. Le firmament voilé se déchirait tout à coup et criblait à travers les feuilles de vigne, le sol de larges gouttes de lumière et d’ombre. L’on semblait fouler aux pieds une nappe de dentelle noire couchée sur un fond de cailloux pâles. Les novices s’abritaient du soleil, en relevant, les uns, leurs capuchons, les autres, en ramenant sur leur tête, la partie dorsale du scapulaire. Ils riaient avec le père Emonot, leur sous-maître, le père zélateur, comme on le nomme.

Ce père Emonot, ancien vicaire d’une église de Lyon, était un petit homme nerveux, à la tête chauve et enfoncée, à la renverse dans le cou, au teint bilieux, aux yeux qui couraient pour qu’on ne les saisît pas, sous des lunettes.

Les offices dont les novices étaient jusqu’au soir les exécutants étaient naturellement le sujet de l’entretien.

— Que voulez-vous, soupirait le petit Blanche, j’avais une peur… quand il faut entonner l’antienne je me trouble… je ne suis bon que dans le chœur ; puis, vous savez, lorsqu’on entend, dans le silence de l’église, sa voix seule, ça vous la fait aussitôt trembler.

— Pas de modestie, petit frère, fit Durtal qu’entourèrent les moinillons, vous avez très bien chanté.

L’enfant rougit de plaisir. — C’est égal, reprit-il, en baissant les yeux, je le sentais bien moi-même, j’avais de la laine dans le gosier, j’étouffais — ah ! Et puis cette chape, dont on n’a pas l’habitude, vous pèse sur les épaules et sur les bras. On se trouve emprunté, tout gauche, là-dedans.

— Un bleu qui s’embête dans une guérite, s’écria le frère Aymé !

— Vous avez toujours des comparaisons qui rappellent la caserne et des expressions qui n’ont rien de monastique, fit le père zélateur à ce frère dont l’allure de faubourien de Paris détonnait un peu dans le groupe.

Celui-là n’était que postulant et il avait des chances de partir, avant que de commencer sa probation. Il était intelligent et pieux, mais il avait rapporté de son année de service militaire, des allures délurées et une manie d’imiter avec sa bouche des bruits de musique guerrière qui exaspéraient le P. Emonot, homme timoré et éperdument bégueule.

Il s’en serait déjà débarrassé si Dom Felletin n’avait plaidé la cause du coupable, au chapitre. Voyons, voyons, disait-il, ne prenons pas les choses au tragique ; le frère Aymé se corrigera avec le temps ; le milieu agira, attendons.

La fin de la récréation sonna. Les novices se turent et regagnèrent, sous la conduite du zélateur, l’abbaye. Dom Felletin resta avec M. Lampre et Durtal et les conduisit dans le pré.

— Jamais ces deux êtres ne parviendront à s’entendre, s’exclama M. Lampre !

— Que voulez-vous, répondit le père, Dom Emonot n’admet pas qu’on badine — et il faut pourtant bien qu’il y ait pour ces esprits, tendus par la prière, une détente ; — que ce postulant ait une mauvaise tenue, c’est incontestable, mais enfin cela se réforme ; le plus ennuyeux c’est cette manière qu’il a de jouer de l’ophicléide avec ses joues et de parler à tort et à travers et de rire.

Ses facéties sont, je le veux bien, innocentes, mais n’empêche que, l’autre jour, en en entendant une, le père zélateur s’est fâché tout rouge et a adressé une plainte au père Abbé qui s’est borné heureusement à sourire.

— Quelle bouffonnerie a-t-il encore commise ?

— Voilà, je venais de commenter, dans ma conférence, le chapitre 33 de la règle où il est déclaré que personne ne doit avoir la hardiesse de faire sien aucun objet, pas même en paroles ; c’était l’explication de la façon de parler des moines qui ne doivent pas dire : mon livre, mon scapulaire, ma fourchette, mais notre livre, Notre Scapulaire, notre fourchette. Il va de soi que ce mode impersonnel de désigner les choses ne s’applique qu’aux ustensiles destinés à notre usage.

Or, la conférence n’était pas plutôt terminée que le frère Aymé s’empressa de marcher sur le pied du petit Blanche et de s’excuser en ces termes : je crois, mon frère, que j’ai marché sur notre pied.

Le père Emonot qui écoutait a vu dans cette blague un manque de déférence pour moi ; je vous demande un peu !

— C’est une plaisanterie facile, mais il n’y a pas de quoi fouetter un chat, fit Durtal.

— Enfin, s’écria M. Lampre, pourquoi diable aussi gardez-vous comme sous-maître des novices un homme dont les idées sont si étroites ?

Le père Felletin rit. — Nous nous complétons ; le père Emonot possède ce qui me manque pour la direction d’un noviciat. Il a l’ordre, le besoin de surveillance, l’alerte toujours en éveil ; et ces qualités sont indispensables dans un milieu qui se divise forcément en deux groupes : celui des novices d’un certain âge qui sont prêtres et celui des jeunes, des bambins qui ne le sont pas. Il y a là un sujet de froissement ; les uns, se croyant supérieurs aux autres et les autres arguant de la règle pour repousser cette prétention. Eh bien, le père zélateur est très habile pour empêcher ces minuscules discordes de naître. Aucune ne se produit depuis qu’il est là. Il traite tout le monde d’égal à égal, avec cependant de si parfaites nuances que personne ne se plaint. Et puis, vous, mon cher Durtal, qui, en votre qualité de novice d’oblature, pouvez pénétrer dans le noviciat, avouez que les corridors sont bien cirés, qu’il n’y a pas un grain de poussière, que toutes les cellules sont bien tenues. Le père Emonot a introduit l’air, la propreté partout ; il a obligé les novices au travail manuel, indispensable pour la santé et prescrit par le patriarche, alors qu’avant lui, ce travail se bornait à leur faire cirer les chaussures des pères, le samedi. Il a enfin plié tous ses élèves à une discipline excellente et pour le corps et pour l’âme !

— C’est un adjudant de caserne, ronchonna M. Lampre.

— Eh ! ils sont nécessaires. Moi, je deviens vieux et si je vaux encore pour les conférences, pour les directions, pour la partie spirituelle, je suis absolument incapable de m’occuper de la partie pratique. Ce serait le laisser-aller, la malpropreté, le désordre si je n’étais secondé par ce zélateur qui peut être scrupuleux et étroit, mais qui n’en est pas moins, au demeurant, un très saint moine.

— Enfin, dit, en riant, Durtal, ils seraient trop heureux vos élèves s’ils ne l’avaient pas pour les morigéner ; le cloître serait un éden, alors !

La cloche sonna. Voici le premier coup des vêpres, adieu, fit Dom Felletin qui se retira.

Après l’office, une fois sortis de l’église, M. Lampre accompagna Durtal, un bout de chemin, et reprit la conversation, là où l’avait arrêtée le père.

— Croyez-moi, dit-il, Dom Felletin aura, à son tour, de gros ennuis s’il persévère à vouloir conserver ce zélateur. Je le connais à fond, moi, son Emonot ; c’est un religieux modèle, c’est un saint homme j’y consens. Je sais de lui des détails que vous qualifierez d’admirables. Il n’hésite pas à se mettre les membres en sang pour détourner la tentation de ses disciples ; il va prier, la nuit, devant leur porte, lorsqu’il les a rendus, dans la journée, trop malheureux ; mais avec toutes ses vertus, il est, de même que le père hôtelier, rongé par les scrupules et, dame, les autres s’en ressentent ; puis, ce qui est pis, selon moi, c’est qu’il détient une conception de la vie Bénédictine, effrayante pour l’avenir de l’Ordre.

À ses yeux, la vocation se résume en une obéissance passive…

— Eh mais ! s’exclama Durtal.

— Permettez-moi de finir ; elle se résume surtout en une adresse à évoluer dans les solennités du chœur. Celui de ses novices qui remplit, à la satisfaction de Dom d’Auberoche, le maître des cérémonies, l’office de céroféraire, qui sait porter le flambeau bien droit, en laissant passer, entre ses doigts repliés, les fausses turquoises et les faux cabochons dont il est paré, celui-là possède la vocation Bénédictine !

Il rêve à des êtres futiles tels que lui ; il prône l’investiture de gens dont on ne voudrait pas dans le dernier des séminaires ; le recrutement qu’il effectue est au-dessous de tout ; il recueille des élèves refusés par tous les autres instituts, des particuliers qui se font moines parce qu’ils seraient inaptes à faire autre chose dans la vie ; et il les destinera cependant à la prêtrise, s’ils se plient à ses manies ! Dom Felletin a beau se défendre, il réussit à imposer ce genre de novices au père Abbé qui s’imagine que la prospérité d’un monastère réside dans un nombre toujours croissant de postulants !

Il sera joli, dans quelques années, le niveau intellectuel Bénédictin pour peu que ça dure de la sorte !

Et notez que ce n’est pas seulement ici que l’étiage des cervelles baisse, reprit M. Lampre, après un silence. Dans les autres abbayes, il en est de même. La plupart recrutent, avec quelques ecclésiastiques plus ou moins érudits, des commerçants, des gentilshommes, des officiers, des enseignes de vaisseaux, des notaires. Évidemment, ceux-là sont très supérieurs à ces frères Marigot et Vénérand, ces embauchés du père Emonot, dont le révérendissime nous avouait la parfaite inintelligence, tout à l’heure ; mais sont-ils, par leur éducation première même, capables de devenir ce que j’appelle, moi, de véritables Bénédictins ? Allons donc ! Il ne sortira jamais de ces noviciats-là, des Dom Pitra, des Dom Pothier, des Dom Mocquereau, des Dom Chamart, des Dom de Fonneuve, des moines dignes de continuer la tradition de saint Maur !

— Mon Dieu ! fit Durtal, s’ils devenaient seulement des saints ! Ne croyez-vous pas que cela vaudrait mieux que de devenir des savants ? On parle toujours de saint Maur dont la congrégation moderne de Solesmes est l’héritière ; mais quoi ! Il y a bien le père Mabillon, le père Monfaucon, le père Martène, le père Luc d’Achery, le père Ruinart, pour en citer cinq, mais il n’y a pas de saint Mabillon, de saint Monfaucon, de saint Martène, de saint Luc d’Achery, de saint Ruinart ; la communauté de saint Maur n’a pas donné au ciel un seul saint, est-ce enviable ?

Et puis… et puis… la science Bénédictine — est-ce que, sauf pour la paléographie musicale, l’École des Chartes ne lui dame pas partout le pion ? — la vérité est que sa place est maintenant prise par des laïques.

Ce n’est point du côté de la science, mais du côté de l’art que l’ordre de saint Benoît doit s’orienter, s’il veut conserver l’aloi de son ancien renom ; il faut qu’il recrute des artistes pour rénover l’art religieux qui s’inanime ; il faut qu’il obtienne pour la littérature et pour l’art les résultats qu’ont obtenus Dom Guéranger pour la liturgie et Dom Pothier pour le chant. L’Abbé de Solesmes, lui, l’a bien compris et il a aiguillé, quand il l’a pu, sur cette voie. Il avait, parmi ses moines, un architecte de talent ; il le chargea de construire les nouveaux bâtiments du monastère et Dom Mellet a taillé dans le granit un monument admirable de simplesse et de force, la seule œuvre d’architecture monastique qui ait été créée dans notre temps. Il faudrait maintenant des littérateurs, des statuaires, des peintres ; il faudrait, en un mot, reprendre non la tradition de saint Maur, mais celle de Cluny…

Il est vrai, qu’à mon humble avis, ce sera beaucoup plus avec l’oblature qu’avec la paternité que se réalisera ce dessein…

— Peut-être avez-vous raison ; mais, cette question d’art mise de côté, vous me laisserez vous dire que la préférence que vous attribuez à la piété sur l’intelligence, dans une abbaye, ne se justifie guère ; car, enfin, rien n’est plus hasardeux que d’accepter, comme père, un homme inintelligent, sous le prétexte qu’il vit en Dieu. La piété, la sainteté même, peuvent, en effet, disparaître, mais la bêtise, elle, elle reste !

— Au fond, la discussion est bien vaine, lorsqu’on y songe ; car l’avenir de l’Ordre est menacé par des dangers autrement graves que ceux dont nous venons de causer. Malgré l’optimisme du père Abbé, j’ai grand’peur que ses moines ne soient prochainement dispersés, jetés à la porte de France. Il n’y a donc pour eux qu’à prier, au jour le jour, en attendant la catastrophe.

— Hélas ! s’exclama M. Lampre.

Ils se séparèrent. Durtal réfléchissait, en se promenant. Il est étonnant, tout de même, ce brave M. Lampre ; il ne peut se convaincre que le monastère est un microcosme, un diminutif de la société, une image en réduction de la vie commune. Il ne peut pas n’y avoir que des saints Benoît et des saints Bernard dans un couvent, pas plus qu’il ne peut y avoir que des gens de génie ou de talent dans le monde. Les médiocres sont nécessaires pour accomplir de médiocres labeurs ; il en a toujours été ainsi et il en sera toujours ainsi. On nous rabâche constamment la grandeur des cénobites de saint Maur, mais combien parmi eux n’étaient ni des érudits, ni des chercheurs ; combien, en accomplissant de serviles besognes, ont permis aux Mabillon de travailler en paix et les ont aussi appuyés, soutenus du réconfort de leurs prières ! Enfin où, dans quelle classe de société, M. Lampre trouvera-t-il un assemblage de vertus pareilles à celles de notre cloître ? Car il n’y a que des moines fervents, ici. Je ne parle même pas du père Abbé, de Dom de Fonneuve, de Dom Felletin, mais aussi des autres religieux ; qu’il y ait parmi eux, des ignares et des incapables, c’est entendu ; ils n’en sont pas moins d’excellents prêtres ; puis avant de les honnir, il siérait de savoir si justement notre-seigneur ne se plaît pas davantage dans ces âmes qui échappent au péril de l’esprit et au danger d’une orgueilleuse science ? — Et les novices, quels êtres charmants ! Lorsque je vois ce gosse de dix-sept ans, ce petit frère Blanche, avec sa bonne grosse figure, si franche, ses yeux si limpides, son rire si frais, je m’imagine quelle est l’innocence de cette âme, imprégnée jusque dans ses plus secrètes fibres de la joie de Dieu et il n’est pas le seul de son espèce ; combien, dans ce noviciat, d’aussi délicieusement ingénus, d’aussi délicatement pieux !

Et Durtal poursuivait, seul, sur la route : il y a une observation qui ne trompe guère. Un novice arrive ; regardez-le, il est quelconque ; il a une figure brouillée, des yeux comme le premier venu ; attendez quelques semaines ; laissez passer la phase d’ennui lourd, la crise de taedium vitae qui dure pour les uns quinze jours, pour les autres moins ou plus, — car presque tous ont à franchir cette étape et on les prévient, car il n’existe aucun moyen de la leur éviter ; — eh bien, une fois cet accès de spleen terminé, le visage est méconnaissable. Il s’est éclairci, nettoyé en quelque sorte ou plutôt ce qui le rend si différent, ce sont les yeux ; l’on pourrait presque reconnaître à ce seul changement, s’il y a chance de vocation ; c’est à la clarté spéciale de la prunelle que cela se discerne. Il semblerait vraiment que le cloître a filtré l’eau du regard qui était trouble auparavant, qu’il l’a débarrassée des graviers qu’y déposèrent les images du monde ; c’est très curieux.

Et ce qu’ils sont alors joyeux, ces enfants ! Ils ne savent rien de l’existence, pour la plupart ; ils fleuriront, tout doucement, abrités dans une admirable serre, sur un terreau préparé, loin des gelées et à l’abri du vent ; ça n’empêchera, parbleu pas, le démon de les attaquer, tel qu’un ver, dans leurs racines, mais les horticulteurs d’ici sont habiles et le père de Fonneuve et Dom Felletin ont de vieux secrets de métier pour les guérir !

Mon dieu, que je suis bête ! s’écria-t-il, tout à coup, en s’arrêtant sur place. J’ai oublié la commission dont la mère Bavoil m’avait chargé ; il faut que je retourne au monastère.

Il revint sur ses pas et échangea un bonjour dans la porterie avec le frère Arsène, un convers qui cumulait les fonctions de tailleur et de concierge de l’abbaye.

— Est-ce que le père pharmacien est-là ?

— Bien sûr, Monsieur Durtal ; quand il n’y a pas office, il cuisine ses herbes dans sa chambre ; il n’en bouge pas.

Afin de permettre aux paysannes d’entrer à la pharmacie qui exécutait, pour la gloire de Dieu, leurs ordonnances, la cellule du père Philigone Miné était située près de la porterie, hors de la clôture.

Durtal tourna le loquet, mais malgré l’assurance du frère Arsène, la pièce était vide.

Pensant que le moine n’était pas loin, Durtal s’assit sur une chaise de paille et s’amusa à inventorier ce taudis.

C’était bien le capharnaüm le plus bizarre que l’on pût rêver ; ce réduit, badigeonné au lait de chaux, était une ancienne cuisine munie encore de son fourneau sur lequel mijotaient, en des casseroles de cuivre, d’inquiétants bouillons. Sur toute une partie des cloisons, des rayons de bois blanc contenaient des paquets étiquetés et des fioles ; en face de la fenêtre dont les blessures des vitres étaient pansées avec des étoiles de papier, une courtine de cretonne grasse ainsi qu’un torchon, cachait un petit lit de fer auprès duquel, sur le coffre d’une machine à coudre, hors d’usage, était posée une cuvette et au-dessous une cruche de grès, calée par un bout de bois, sur le carreau creusé ; mais où l’ingéniosité du père se remarquait, c’était dans une série de détails cocasses. D’une ancienne balance à fil qu’il avait suspendue à une latte de bois sortant du mur, il avait fait un porte-savon ; il mettait un morceau égal sur chaque plateau et il usait alternativement les deux morceaux, un jour l’un, un jour l’autre, pour conserver l’équilibre. La tige fixée dans la pierre de la muraille par un adroit système de pitons et de pointes, était hérissée de clous à crochets auxquels séchaient des serviettes. Aucun espace n’était perdu dans cette cahute ; des planches grimpaient en des étages incohérents sur des traverses ; elles formaient en face des rayons remplis de paquets et de bocaux, des casiers dont aucun ne se ressemblait ; elles tenaient, on ne savait comme, sur des tasseaux rafistolés, se rejoignaient parfois lorsqu’elles n’étaient pas trop éloignées, les unes des autres, par des lames ajoutées de carton. Et c’était dessus un méli-mélo de flacons et de statuettes pieuses ; d’antiques gravures et de modernes images en couleur étaient collées sur la hotte du fourneau, si enfumées que l’on ne distinguait plus les figures ; et des ustensiles baroques, des matras et des cornues, des lampes avariées, des bouteilles en vidange, des mortiers et des bassins, traînaient avec du charbon, sous une couche de poussière, dans tous les coins.

C’est égal, pensait Durtal, lorsque avant de se révéler Bénédictin, le père Miné gérait une pharmacie à Paris, quelle clientèle pouvait-il avoir, si son magasin était dans un tel état de saleté et de désordre !

Le voilà, se dit-il, en entendant un traînement de pieds et un bruit écrasé de savates.

Le moine entra.

Il était le doyen du couvent, plus âgé encore que le père Abbé, car il avait dépassé les quatre-vingt-deux ans. Ainsi que sur la souche oubliée d’un très vieil arbre, des lentilles, des lichens, des loupes lui poussaient sur le crâne ; ses yeux évoquaient l’idée de vitres passées au blanc d’Espagne, car ils étaient obscurcis par les pellicules blanches des taies. Le nez se recourbait sur une bouche restée ferme et crénelée de dents ; le teint était frais et pas trop craquelé, sur les joues, de rides. À part sa vue qui se voilait et ses jambes qui fléchissaient, il se portait à merveille. L’ouïe était intacte, la parole demeurait facile ; aucune des infirmités des octogénaires ne l’avait atteint.

Il était à la fois d’aspect vénérable et burlesque. On l’appelait dans le cloître « Dom alchimiste », non qu’il cherchât la pierre philosophale à laquelle il croyait pourtant, mais la bizarrerie de ses allures, sa façon d’être constamment dans la lune, ses études sur la pharmacopée du Moyen-Age, sa colère contre les ordonnances de médecins modernes, son mépris des nouvelles substances, justifiaient, jusqu’à un certain point, ce nom.

Il posa son bâton dans un coin et souhaita le bonjour à Durtal.

— Voilà, père, je viens vous demander un peu de taffetas d’Angleterre pour ma bonne qui s’est écorché le doigt.

— Bien, jeune homme — le père Miné qualifiait de ce titre tous les gens de moins de soixante ans — et, en cherchant du taffetas dans ses boîtes, il dit, parlant plus à lui-même qu’à Durtal :

— Comment utilisait-on cette poudre prônée par la médecine du Moyen-Age qui l’étiquetait poudre de lamproie, parce qu’elle la fabriquait avec la tête calcinée de ce poisson ?

— Je l’ignore, répondit Durtal.

— Oui, reprit le vieux, suivant son idée ; cet inventaire que je dépouille d’un apothicaire de Dijon, au quinzième siècle, est des plus curieux. Nous retrouvons là ces médicaments périmés qui avaient certainement leur raison d’être et n’empoisonnaient point en tout cas comme les alcaloïdes des chimistes de notre temps ; mais tout n’est pas clair dans ce grimoire. Je découvre bien, parbleu, que la conserve dite anthos n’est autre qu’une conserve de fleurs de romarin, que le Goliamenin est le bol d’Arménie, mais le Samenduc, qu’est-ce que c’est ? à quoi servait le Samenduc ?

Et il regardait Durtal, en hochant la tête.

Malencontreusement, pour répliquer quelque chose, Durtal lança :

— Mais, père, peut-être que ces renseignements sont consignés dans un volume de la bibliothèque, là-haut ? Le vieillard eut un sursaut et il se déchaîna.

— La bibliothèque, s’écria-t-il, vous me la baillez belle ! Est-ce que j’ai jamais pu obtenir que l’on acquît des collections de nos anciens codex et de nos antiques formulaires ? Ces volumes-là, ils sont toujours trop chers lorsque je signale leur passage dans les ventes. Trop chers ! J’ai honte de le dire, nous ne possédons même pas, nous Bénédictins, le volume de l’un de nos grands ancêtres de saint Maur ! Le dictionnaire botanique et pharmaceutique de Dom Nicolas Alexandre ! — Ça ne les intéresse pas, les pères, la pharmacie ; et leur santé, ça les intéresse-t-il, lorsqu’ils viennent me demander des remèdes ? Ils jugent alors que la science a du bon !

Enfin est-ce que la pharmacie n’est pas une œuvre de notre Ordre ? Est-ce que ce n’était pas nous, les moines, qui guérissions jadis les malades des villages fondés autour de nos abbayes ?

Durtal qui avait déjà entendu ce réquisitoire, esquissait un mouvement de retraite, mais le vieux lui barra la route.

Il allait continuer ses apostrophes, quand Dom Ramondoux, le maître de chant, entra. Il serra la main de Durtal qui exécrait en lui le redoutable braillard qu’était le chantre, mais aimait l’homme, car il avait des qualités d’amitié sûre et une franchise à laquelle on pouvait se fier. Seulement si l’âme était aimable, le physique l’était moins.

Dom Ramondoux était un auvergnat redondant et jovial. Il avait une encolure de taureau, un estomac cambré sur un ventre en bombe. Les yeux proéminaient, glauques, sur un nez retroussé à la Roxelane ; ses bajoues pendaient et d’énormes bouquets de poils roux jaillissaient des fosses des oreilles et des antres du nez.

— J’ai la voix fatiguée, dit-il au père Miné. Et comme celui-ci haussait les épaules.

— Écoutez, fit-il.

Il arrondit une immense bouche et il en sortit des sifflets d’alarme.

— J’ai vu dans ce journal que voici, reprit-il, quand il eut arrêté sa machine, une annonce de pastilles destinées à tonifier les cordes vocales et à guérir l’enrouement des chanteurs ; est-ce que vous pourriez m’en procurer ?

— Des pastilles ! s’exclama Dom Miné, d’un ton méprisant, des pastilles ! Qu’est-ce que c’est que cela ? Des bonbons à la créosote sans doute. Je ne tiens pas ce genre d’articles et, sous aucun prétexte, je n’en débiterai ; mais si vous désirez absolument vous traiter, ce dont je ne vois pas l’utilité du reste, je vous préparerai de la limonade nitrique.

— Si vous croyez que j’ai envie de m’empoisonner avec vos vieilles drogues ! s’écria le père Ramondoux.

Durtal n’en voulut pas entendre davantage et il profita de la discussion qui se poursuivait entre les deux religieux, pour gagner la porte.

IV

La maison qu’habitait Durtal était une ancienne bâtisse, couleur de pierre ponce, coiffée de tuiles brunes et agrémentée de volets cachou ; elle était très simplement distribuée. Un perron branlant de trois marches, une porte à judas de cuivre, avec sonnette à pied de biche, et derrière, un corridor sur lequel s’ouvraient, à droite, deux grandes pièces et, à gauche, deux petites. Ces deux dernières étaient, en effet, diminuées de toute la largeur de l’escalier, situé entre elles et montant au premier et unique étage.

Logiquement, au rez-de-chaussée, à gauche, s’étendait la salle à manger — et, après l’escalier — la cuisine munie d’une porte donnant sur une cour ; à droite, un salon et une chambre à coucher. Mais Durtal s’était installé au premier, à cause de l’humidité qui suintait des murailles salpêtrées du bas ; ce premier était disposé de la même façon que le rez-de-chaussée, deux grandes pièces à droite et deux petites à gauche, car l’escalier, bien qu’un peu converti en échelle, continuait de grimper jusqu’au dernier surplombant toute la maison, sous le toit. Et l’ordonnance était devenue telle : en bas, à gauche en entrant, la salle à manger devenue une chambre d’ami inoccupée ; le salon, une salle à manger ; la chambre à coucher, la chambre de Mme Bavoil, tout près ainsi de sa cuisine. Au premier, le cabinet de travail se juxtaposait sur la salle à manger, la chambre de Durtal sur celle de Mme Bavoil ; à la place de la cuisine du bas, il avait organisé un cabinet de toilette et dans la pièce restée vide au-dessus de la chambre d’ami ainsi que le long du corridor, établi des rayons pour les livres qui débordaient de toutes parts.

Il vivait, en somme, dans son cabinet de travail qui était vaste, tapissé du haut en bas, de volumes. Le bon abbé Gévresin lui avait légué sa bibliothèque qui, jointe à la sienne, couvrait les cloisons de plusieurs pièces, car sa chambre à coucher, étageait aussi sur deux de ses parois, des amas de bouquins.

Il avait vue, par une fenêtre, sur le jardin, et sur l’église et l’abbaye, sises à quelques mètres ; par une autre sur la campagne qui fuyait à perte de vue, ondulait à l’horizon en de maigres collines rougies, dans des haies de noirs échalas, par les bouquets de vignes.

Ce matin-là qui était le jour de la toussaint, le temps était gris et froid, le paysage mélancolique. Après le déjeuner, Durtal déambula avec Mme Bavoil dans le jardin, pour s’entendre sur la place qu’il s’agissait de réserver à certaines fleurs commandées à Dijon et qui devaient arriver dans quelques jours.

Ce jardin spacieux et enclos d’anciens murs en pierre sèche, était planté de peupliers argentés, de marronniers, de cyprès, de pins de diverses essences, mais un arbre gigantesque les dominait tous, un arbre magnifique, un cèdre au feuillage bleuâtre. Il avait malheureusement opéré le vide autour de lui et tué tous les arbres, trop rapprochés de ses racines ou de ses branches, si bien qu’il se dressait, seul, sur une terre nue, semée de ses écailles où nulle plante, nulle fleur, ne se hasardait à pousser.

Ce jardin commençait, devant la maison, en une pelouse derrière laquelle des massifs d’arbustes et de fleurs s’enchevêtraient, coupés par de petites allées bordées de thym ; mais la partie vraiment charmante était celle qui longeait les murs ; là des ruelles serpentaient, lisérées, d’un côté, par la muraille qu’envahissaient les saxifrages et les valérianes, que résillaient à certaines places, les tiges grimpantes de la bryone aux fleurettes blanches ou aux granules rouges ; de l’autre, par de faux ébéniers, des buis énormes, des marronniers, des tilleuls et des ormes ; et, pour remplacer de vieilles souches mortes, Durtal y avait inséré, l’année d’avant, des sorbiers, des cognassiers, des néfliers et quelques-uns de ces érables dont les feuilles qui semblent enduites de sang, au renouveau, se bronzent, en vieillissant.

Au printemps, des gerbes de lilas embaumaient ces sentes et, vers la fin de mai, l’on y foulait aux pieds les fleurs des marronniers et les gousses de faux ébéniers, tombées ; l’on y marchait ainsi que sur une moquette, tramée de blanc et de rose et tachetée de gouttes d’or ; l’été, on y vivait, à l’ombre dans un bourdonnement d’abeilles, dans un ramage d’oiseaux jasant aux écoutes dans les taillis ; l’automne, lorsque le vent soufflait, l’on entendait des bruits de mer dans les peupliers et des charges de cavalerie dans les pins ; la terre mouillée, saturée de feuilles, sentait le marcassin ; les fleurs s’espaçaient, les fourrés devenaient moins drus, des branches de bois mort jonchaient le sol.

On y était loin de tout, dans ces allées à bréviaire, ainsi que les appelait Durtal, et elles paraissaient, en effet, tracées pour y méditer les vies des saints condensées dans les leçons de ces livres.

Leur charme consistait à n’avoir été ni nettoyées, ni peignées ; les clairières, les routes sous bois, contenaient les plantes les plus diverses, apportées là, ou par les oiseaux ou par le vent ; et, aux saisons différentes, Durtal y pratiquait des fouilles, découvrait de ces lunelles, nommées vulgairement monnaie du pape, dont les tiges balancent de vertes rondelles marquées de points de dominos, par l’arrêt des graines et qui deviennent des disques de parchemin argenté, en se séchant ; des basilics puant le graillon de cuisine, le roux, et aussi on ne sait quelle odeur affadie de mélisses et de sauges ; des bourraches rugueuses et velues avec des fleurs en étoile, d’un bleu de ciel polaire, exquis ; des bouillons-blancs se dressant avec leurs feuilles pâles et leurs fleurs d’un jaune délavé de soufre, en forme de pagodes de l’Inde, mais, toutes, déchiquetées, saupoudrées ainsi que d’une farine, par une chenille semblable à la croûte d’un bondon gras, une chenille qui sans arrêt les émiette et les ronge ; il y avait de tout dans ces coins abandonnés de nature ; des églantiers et des ronces ; des laiterons dont les tiges, pleines d’un jus de lait de chaux, infectent les doigts qui les touchent, et des pétasites, aux feuilles monumentales, aux formes décoratives, dont les fleurs étaient pareilles aux blaireaux violacés de chardons, des fleurs d’un crin tendre, trempées dans de la lie de vin, ignobles.

Mais, cette après-midi-là, Mme Bavoil, insensible aux délices intimes de ces allées, dit à Durtal, dès qu’ils en furent sortis :

— Tout cela, c’est très joli, mais il conviendrait pourtant d’indiquer l’endroit que vous destinez à votre potager, car enfin c’est trop bête que d’être obligés d’aller jusqu’à Dijon pour acheter des légumes, alors qu’on pourrait en récolter chez soi !

Mais Durtal défendait de son mieux ses massifs, tout en convenant que sa gouvernante n’avait pas tort.

Ils finirent par s’accorder vaguement sur un emplacement situé au fond du jardin ; mais Mme Bavoil tirait la couverture à elle : elle est à moi, en outre, n’est-ce pas, disait-elle, cette partie que vous avez laissée inculte ?

— Jamais de la vie ! C’est là où je campe la flore liturgique et le pourpris médicinal de Walhafrid Strabo.

— Voyons, soyez raisonnable, notre ami, il ne vous faut pas beaucoup d’espace pour aménager ces quelques herbes ; passez-moi la liste, il ne va pas être difficile de déterminer la part qui leur suffit.

Durtal remit, en grognant, à Mme Bavoil, un papier qu’il ôta de sa poche ; elle éclaircit ses lunettes en soufflant dessus et en les frottant d’un vigoureux coup de mouchoir, et elle lut :

Sauge — rue — abrotone — cornichon — melon — absinthe — marrube — fenouil — iris — livèche — cerfeuil — lys — pavot — sclarea — menthe — chasse-puce — ache — bétoine — aigremoine — eupatoire — éphèdre — menthe de chat — radis et rose.

— Vingt-quatre plantes, continua-t-elle, en comptant sur ses doigts ; — et elle rit : le chasse-puce et la menthe de chat, qu’est-ce que ces plantes ? où les trouverez-vous ?

— Le père Miné m’a déclaré que le chasse-puce n’était autre que le plantain et la menthe de chat le népéta ; il ne sera donc pas difficile de se les procurer ; qu’est-ce qui vous fait rire ?

— Mais je ris parce que ce jardin sera terriblement laid. Si vous exceptez la sauge tricolore que vous avez achetée et qui est très jolie avec ses feuilles roses, blanches et vertes, le pavot, l’iris, la rose, le lys ; le reste de vos herbes est misérable ; ce sont des gueuses de champ ; elles seront étranglées d’ailleurs par le melon et surtout par le cornichon qui les enlacera et les étouffera avec ses tiges qui rampent et ses vrilles.

— Eh bien, raison de plus ; il faut élargir le terrain pour mettre ces malheureuses fleurs à l’abri des attaques du cornichon.

— Pour votre courtille liturgique, reprit Mme Bavoil qui ne répondit pas à cette remarque, il y a besoin de moins de place encore, attendu que lorsqu’une plante poussera, l’autre dépérira, puisque ces plantes ne vivent pas dans les mêmes saisons ; jamais vous n’aurez vos rangs au complet. Pourquoi dès lors perdre une étendue qu’ils ne parviendront jamais à remplir ?

Durtal ne répondit pas, à son tour, à cette observation, car ce qu’il n’avouait pas à Mme Bavoil, c’est qu’un essai de ce genre il l’avait, l’année d’avant, tenté ; et les résultats s’étaient révélés lamentables. Il s’entêtait cependant dans son idée, se disant : je reprendrai ce projet sur de nouvelles bases ; la question est de dénicher des végétations vivaces, faciles à élever, pouvant, au point de vue liturgique, servir de synonymes à celles qui refusent de subsister, sous ce climat très tempéré, dans ce sol ; mais il siérait pour cela de fouiller à fond la patrologie de Migne et ce n’est pas peu de chose !

— En somme, ce jardin ne presse pas, reprit-il ; j’ai encore besoin d’y réfléchir ; nous verrons plus tard ; occupons-nous, pour l’instant, Madame Bavoil, de celui de Walhafrid Strabo.

— Mais, qu’est-ce que c’est, à la fin, que ce Strabo dont vous me rebattez les oreilles depuis des mois ?

— Strabo ou Strabus, ce qui signifie le louche, est le nom ou plutôt le surnom d’un moine, disciple de Raban Maur, qui fut, au neuvième siècle, abbé du monastère de Reichenau, situé dans une île du lac de Constance. Il écrivit de nombreux ouvrages dont deux vies de saints en vers, celle de saint Blatmaic et celle de saint Mammès ; mais un seul de ses poèmes a surnagé, « l’Hortulus », celui justement où il décrit le jardinet de son abbaye ; — ce qui m’a valu, entre parenthèses — du père Philigone Miné, lorsque je lui ai demandé quelques explications sur la propriété des espèces citées par Strabo, cette phrase mémorable : « cet auteur serait parfaitement oublié, s’il n’avait composé que des poésies religieuses et des études liturgiques et c’est au poème pharmaceutique seul qu’il doit sa gloire. Vous qui vous piquez d’écrire, méditez, pour votre avenir, cette vérité, jeune homme ».

— Jeune homme ! Vous avez cinquante ans passés et vous êtes un peu grison, notre ami !

— Je vous crois, répliqua Durtal, en riant.

— Enfin, va, puisque vous y tenez pour le jardin de votre Strabo ; mais dans la nomenclature de ses herbes et de ses fleurs, il y en a qui n’ont jamais dû être exploitées par la médecine : le radis, le cornichon, le cerfeuil, par exemple ; ce ne sont pas des matières de pharmacie, mais des articles de cuisine.

— Si fait, Madame Bavoil ; les apothicaires du Moyen-Age les utilisaient dans certains cas ; le melon, les cornichons, les concombres, toute la famille des cucurbitacées possédaient, selon eux, des propriétés qui ne sont peut-être pas entièrement inexactes. Ils croyaient qu’un emplâtre de chair de melon guérissait l’inflammation des yeux ; que le jeune cornichon était apte à apaiser les vomissements causés par la chaleur du ventricule ; que leurs feuilles appliquées avec du vin, en liniment, mâtaient les accès de la rage. Quant aux vertus du radis, elles sont douteuses ; par contre, le cerfeuil est noté tel qu’un diurétique et un résolutif dont on usait pour résoudre l’engorgement laiteux des seins ; le melon était, en tout cas, en dehors de ses autres qualités, déjà reconnu comme un laxatif — et sa réputation n’a pas varié…

Et puis, si vous saviez combien ça m’est égal que les favorites de Strabo aient des propriétés médicinales ou n’en aient pas ; mon point de vue est autre ; ce parterre plus ou moins attrayant par ses couleurs et par ses formes, n’est pour moi qu’un tremplin de saut en arrière, qu’un véhicule reculé de songes. Je suis parfaitement homme à m’imaginer, en le regardant, le bon Abbé Bénédictin Walhafrid, taillant et arrosant ses élèves, faisant un cours de botanique médicale et céleste à des moines de rêve, à des saints, au milieu d’un site enchanté, dans une abbaye idéale dont l’image à l’envers court, ridée par la brise, dans le miroir azuré d’un lac.

— Enfin, si cela vous amuse, moi, je veux bien, répartit Mme Bavoil ; en attendant, deux jours encore d’un temps aigre et pareil à celui d’aujourd’hui et le jardin sera complètement flétri.

Ils se promenèrent, à pas lents dans les allées.

— Il nous restera les fleurs d’arrière-saison, les chrysanthèmes, dit Durtal ; puis ces flores inapprivoisées que vous tenez en si piètre estime ont la vie dure, Madame Bavoil ; et il lui montrait les silènes sauvages dont les étoiles blanches semblent écloses dans le goulot d’une bouteille d’un vert d’eau, barrée de raies plus vertes ; des glaïeuls roses et blancs ; des véroniques bleues ; des buissons ardents superbes avec leurs grains vermillon et leurs feuilles sombres ; mais si ces plantes résistaient, d’autres agonisaient ou étaient tout à fait mortes ; les soleils, devenus secs, étaient horribles. Ils dressaient, ainsi qu’après un incendie, des hampes calcinées au bout desquelles pendaient des feuilles noires et des disques de la forme des pommes de douche ; et ces disques brûlés les entraînaient par leur poids, en de mornes saluts, au moindre vent.

— Eh mais, les genièvres sont mûrs ! s’écria Durtal qui se mit à grignoter ces boulettes bleues qui avaient goût de térébenthine et de sucre.

— Attendez au moins que la gelée les ait fripés, dit Mme Bavoil. Elle se tut, puis, après un silence, reprit :

— Avouez qu’il convient de nettoyer cela ; et elle désignait dans les parterres dont les fleurs civilisées avaient disparu, la flore sauvage, les renouées, aux tiges roses et aux feuilles allongées, tachées d’encre ; les euphorbes qui balançaient au bout de leur petit pédoncule, couleur de chair, des paupières vertes avec des prunelles d’un vert plus jaune ; des vipérines hérissées de cils blancs et dont les fleurs violettes s’effilaient en de longs épis, dans des abris de feuilles rudes.

— Enlever cela ! Mais vous n’y pensez pas ; ce sont les dernières végétations qui n’aient pas fui ! Et puis, bien qu’elles ne figurent pas sur les listes de Walhafrid Strabo, ce sont, elles aussi, des fleurs médicinales, ces pauvrettes que vous méprisez tant ?

La renouée est pleine de tannin et elle est, par conséquent, excellente contre les paniques du ventre ; l’euphorbe, ou lait du diable, ou petite éclaire, ou lait de couleuvre, sinapise la peau et corrode les verrues ; la vipérine contient du nitrate de potasse et on peut la consommer en infusion sudorifique comme la bourrache ; tout sert, jusqu’à cette fausse ortie qu’on appelle le laurier pourpre et qui pue la cave, lorsqu’on écrase la feuille entre ses doigts ; — tenez, flairez-moi cela ; — on l’employait au Moyen-Age, broyée avec du sel, contre les contusions…

— Que ça sent mauvais, s’écria Mme Bavoil, en repoussant la main de Durtal — mais, dites donc, notre ami, vous êtes bien savant !

— Savant avec les livres. La vérité est que, disposant d’un jardin, je me suis amusé à acheter des dictionnaires d’horticulture, anciens et modernes ; et grâce aux planches coloriées, j’ai reconnu le nom des fleurs ; ce n’est pas plus malin que cela ; je vous confesserai d’ailleurs que, sorti de cette spécialité de la flore pharmaceutique, mes connaissances en botanique ordinaire sont nulles.

— C’est à Dijon que vous avez découvert ces livres ?

— Pas du tout ; je reçois, ici, les catalogues de tous les libraires d’occasion de Paris, de la province, de la Belgique et je me livre à la chasse du bouquin ; — c’est d’ailleurs la seule chasse que je comprenne. — C’est très amusant ; dame, l’on rate souvent le gibier qu’on vise de si loin et qui est abattu sur place par d’autres chasseurs ; — mais le plaisir que l’on éprouve lorsqu’il arrive un paquet de volumes et que l’on en extrait les oiseaux que l’on guettait d’ici !

Au fond, si vous exceptez le monastère et le jardinage, quelle autre distraction voulez-vous que le Val des Saints nous donne ?

— C’est juste ; et c’est vous qui avez planté le long de ces allées, des roses de Noël ?

— Oui, j’ai songé à l’hiver. Avec son cèdre et ses pins, le jardin restait vert, en l’air, mais c’était sur le sol la mélancolie des terres en cirage et des feuilles mortes ; alors j’ai acheté à Dijon ce genre d’ellébore, qui a très bien réussi. En voici d’autres d’une espèce différente, avec leurs feuilles découpées en menottes dentelées d’enfants ; celles-là poussent dans des feuilles presque noires des fleurs vertes, ou plutôt elles ne poussent rien du tout car elles se meurent !

— On croirait, ma parole, que vous avez cherché à réunir une collection de poisons !

— Ma foi ! Si l’on ajoute aux euphorbes et aux ellébores, la morelle qui est là-bas et qui produit de fausses groseilles rouges et les ciguës qui fusent de tous les côtés, mais sans que je les aie cultivées, celles-là, il y a en effet de quoi empoisonner ici un régiment !

— J’aime à croire que parmi ce lot de laiderons, vous avez votre préférée.

— Bien entendu, et cette préférée, c’est la grande éclaire ou, si vous aimez mieux, la chélidoine, et la voici, poursuivit Durtal, montrant du doigt l’une de ces plantes qui avait survécu à ses congénères, fanées, pour la plupart à ce moment de saison.

— Mes compliments, elle est jolie !

— Mais elle n’est pas si miteuse que vous semblez le croire, Madame Bavoil ; ses feuilles d’un vert sourd, très nourri de bleu, sont élégamment découpées et les imagiers du Moyen-Age les ont sculptées sur les chapiteaux des cathédrales ; puis sa fleur en étoile est d’un jaune vif et son fruit est une minuscule gousse qui renferme, tel qu’un écrin, quand on l’ouvre, d’éblouissantes rangées de petites perles ; — enfin, tenez, cassez sa tige blanche et poilue et il en sort un sang du plus bel orange qui est encore plus actif que le lait de l’euphorbe pour cautériser les verrues ; au Moyen-Age, dans les cours des miracles, les mendiants qui simulaient des infirmités pour apitoyer les passants, mélangeaient le suc de ces deux plantes et se fabriquaient avec des plaies hideuses mais indolores ; elle fut donc la providence des malingreux !

À cette même époque, elle fut aussi le sujet des plus bizarres des légendes ; l’on était convaincu que, posée sur la tête d’un malade, elle chantait s’il devait trépasser et pleurait s’il devait guérir ; ce qui ne fait pas, je l’avoue, son éloge ; l’on s’imaginait encore que si les petites hirondelles perdaient la vue, leur mère la leur rendait, rien qu’en leur barbouillant les yeux avec le jus de cette plante ; la chélidoine est donc, à la fois, décorative et médiévale, mal famée et utile ; et vous voudriez, Madame Bavoil, que je ne commisse point des folies pour une pareille fleur !

Mais Mme Bavoil ne l’écoutait plus ; de la place où elle était, sur cette petite hauteur, elle voyait par dessus le mur en contre-bas, sur la route.

— Voilà, s’écria-t-elle, Mlle de Garambois !

Ils allèrent ensemble à sa rencontre et arrivèrent, en même temps qu’elle, à la porte.

— Bonjour, monsieur mon frère, dit-elle à Durtal, et bonjour, la maman Bavoil ; tenez, débarrassez-moi de cela, — et elle tendit un paquet ; — c’est du nanan que je vous apporte.

— Ô la gueuse ! s’exclama Mme Bavoil, en riant. Ce sont encore des gourmandises et serrées dans des petits pots — oui, je les sens, sous le papier ; — ça doit être au moins des confitures ?

— Vous n’y êtes pas, répliqua Mlle de Garambois, qui, sur l’invitation de Durtal, monta avec Mme Bavoil, dans le cabinet de travail.

— Je suis lasse, je m’abalourdis, fit-elle, avec une moue amusante, en se regardant, avant de s’asseoir, dans la glace. Voyons, causons sérieusement. Figurez-vous que j’ai reçu d’une amie qui réside dans le Midi des pots de graisserons qu’elle prépare, elle-même, et qui sont à se lécher les doigts !

— Des graisserons ?

— Des rillettes d’oie, si vous aimez mieux ; attention maintenant, car je vais vous révéler les diverses manières de les accommoder.

La plus rustique façon consiste à les étaler avec du beurre, sur du pain de maïs préalablement rôti.

— Et où diable voulez-vous que je trouve du pain de maïs, s’écria Mme Bavoil !

— À défaut de cette sorte de pain, continua imperturbablement Mlle de Garambois, vous coupez de minces tartines de pain ordinaire, vous y écrasez dessus votre beurre et vos graisserons et vous les faites griller ; mais les gourmets ne sont pas d’accord sur le point de savoir s’il vaut mieux griller la tartine avant ou après que les rillettes y ont été étendues ; c’est à vous à résoudre cette importante question.

D’autres personnes, je dois le confesser, se bornent à les manger à froid, sans préparation aucune ; celles-là sont indignes de savourer ce précieux mets ; quant aux fines bouches, elles refuseraient d’y toucher s’il n’était conditionné d’après la formule que voici : ouvrez bien les oreilles, Madame Bavoil.

Vous apprêtez des tartines de l’épaisseur d’un doigt, vous les rôtissez sans les noircir et les arrosez modérément de vieux vin rouge et de quelques cuillerées de consommé ; puis vous enduisez d’une couche de graisserons ces tartines, vous les recouvrez avec un mélange très léger de moutarde et de beurre ; vous y ajoutez du poivre et de la muscade, selon votre goût et vous replacez ces tartines sur le gril, le temps de les réchauffer en dessous seulement.

Vous les servez enfin sur une assiette chaude, après les avoir baignées d’un généreux cognac que vous allumez ; vos tartines flambent, telles qu’un pouding ou qu’une omelette soufflée, et c’est divin, conclut Mlle de Garambois, qui se renversa dans le fauteuil, les yeux au ciel.

— Est-ce dieu possible ! soupira Mme Bavoil, en joignant les mains.

— Qu’est-ce qui est possible ? demanda, en riant, Mlle de Garambois.

— Qu’une personne pieuse soit ainsi tentée par le démon de la gourmandise, et puisse inventer des choses pareilles !

— Mais je n’invente rien ; je me borne à propager, Madame Bavoil.

Durtal examinait, en souriant, sa sœur l’oblate. Sa physionomie était toujours pour lui un sujet de surprise, car il ne parvenait pas à s’expliquer l’incomparable grâce et l’extrême jeunesse, à certaines minutes, de ce visage de femme de cinquante ans qui paraissait son âge, à d’autres instants.

Mlle de Garambois était fort grosse et marchait un peu « banban » comme on dit dans le peuple. Vêtue par d’excellentes couturières de Paris, elle était fort élégante et portait des costumes de jeune femme et ce n’était pas chez elle trop ridicule, car elle avait dix-sept ans lorsqu’elle souriait. Elle avait été très jolie et il lui était resté un teint soyeux, magnifique, des yeux d’enfant clairs et surtout une bouche et un menton, d’un charme mutin, vraiment exquis.

Il suffisait qu’elle fût joyeuse pour que les pattes d’oie et les rides disparussent. De merveilleuses dents éclairaient sa petite bouche et une fossette dansait, ingénue, et pourtant avec un petit air de se ficher du monde, dans le menton. Penchée, un peu en avant, les deux mains sur les bras du fauteuil, en une pose qu’elle affectionnait, Mlle de Garambois remuait alors un peu la tête et la figure de la fillette aimable et espiègle dont elle avait l’âme, surgissait. Elle avait, en effet la gaieté de l’enfant et son innocence ; et elle avait surtout une bonté et une charité qui la faisaient, elle qui se traînait si péniblement, courir tout le village afin de panser les plaies et de changer le linge des malades. Cette femme, si soignée pour elle-même, qui, chez elle, aurait sans doute hésité à laver la vaisselle, perdait tout dégoût ou plutôt le surmontait, quand il s’agissait de rendre service ; et dieu sait, chez les paysans malades, auprès de femmes et d’enfants négligés, les répugnantes besognes qu’elle devait accomplir !

— Ce que vous avez raté votre vocation, lui disait parfois son oncle, M. Lampre ; vous auriez dû être sœur dans un hôpital.

— Je n’aurais pas eu l’office divin ; — puis se raillant, elle-même — elle ajoutait avec son pimpant sourire : ni de bons petits plats !

Elle était très bien avec Mme Bavoil, qu’elle désespérait pourtant. Elle a tout ce qui faut pour devenir une sainte, disait celle-ci, et le diable, en la dominant par cette damnée gourmandise, l’empêche d’avancer et on le lui répète sur tous les tons et elle est si aveuglée qu’elle ne vous écoute pas ; — Et doucement, gentiment, sans se lasser, elle essayait quand même de la guérir ; mais Mlle de Garambois prenait guillerettement les remontrances et s’affichait même plus gourmande qu’elle n’était, en réalité, pour la taquiner.

— Enfin, reprit-elle, vous avez bien saisi les nuances de ma recette ; je la résume ; griller les tartines, les mouiller de bouillon et de vin, les enduire de beurre et de moutarde, les remettre sur le gril, les tremper d’eau-de-vie et les allumer ainsi qu’un punch ; c’est compris ?

— Si vous vous imaginez que nous allons nous infliger un aria pareil ! Notre ami les mangera, tout simplement, rôties avec du beurre.

— Ce ne sera pas mauvais quand même ; — autre chose ; vous étiez à la grand’messe, ce matin, croyez-vous que notre père Abbé a bien officié !

— Oui, dit Durtal, avec sa haute taille, son teint diaphane, ses longues mains maigres, il semble détaché d’un vitrail.

— Je présume, reprit Mme Bavoil, que ces pierreries qui mettent tant de flammes sur sa mitre sont fausses.

— Détrompez-vous, elles sont vraies ; un moine aujourd’hui mort, qui était entré en religion après le décès de sa femme, a offert tous les bijoux qu’elle possédait, — et ils étaient nombreux, — pour fabriquer cette mitre. Cela vous explique qu’elle soit incrustée de diamants, d’aigues-marines, de saphirs, de pierres de première valeur, de gemmes de premier choix.

— Ah !

— Par contre, les deux autres mitres-car les Abbés de monastères de même que les évêques en ont, pour les cas prévus par la rubrique, trois — les deux autres, payées sur les deniers de l’abbaye qui n’est pas riche, sont médiocres. Celle qui vient après la mitre d’apparat dite « précieuse », s’appelle, en langue liturgique, « l’auriphrygiate » ; elle est tout bonnement découpée dans une étoffe d’or plus ou moins pur ; quant à la troisième, « la simple », qui consiste en un carton revêtu de moire ou de soie, elle ressemble à un pain de sucre de papier blanc.

— On l’emploie à quoi, celle-là ?

— L’Abbé la coiffe pour les offices des morts, pendant la Semaine Sainte, les jours de prise d’habit ; elle est à la fois de minime importance et de deuil.

— Il est certain que pour la beauté des cérémonies, l’on fait aussi bien qu’à Solesmes ici, dit Mlle de Garambois ; mais dame aussi, nous avons la chance d’avoir un cérémoniaire incomparable, très savant dans sa partie.

— Et ce qui vaut peut-être mieux encore, un homme de goût, ajouta Durtal.

— Ce grand, un peu chauve, qui a l’air si distingué ? demanda Mme Bavoil.

— Oui, le père d’Auberoche. Il raffole de son métier et il se donne un mal ! Soyez sûr qu’il a passé, pour réussir cette fête de la toussaint, une nuit d’insomnie ; mais aussi, pas une manœuvre manquée ; son petit monde d’enfants de chœur et de novices évolue sans qu’il y ait jamais le moindre accroc. Il a su imposer des attitudes hiératiques aux assistants ; il a su retrouver la vieille senteur des cloîtres du Moyen-Age ; voyez, en tant que menu détail, la vimpa, cette écharpe de satin qui couvre les épaules du porte-crosse et du porte-mitre et retombe sur le devant, ainsi qu’un châle, en deux larges pans dont ils s’enveloppent les mains lorsqu’ils arborent ces insignes. Pour la crosse, cela ne présente rien de bien particulier, mais pour la mitre, c’est autre chose. Il faut qu’elle soit repliée et tenue, de la façon dont saint Denys tenait sa tête ; ce n’est rien si vous voulez, mais si cette pose est mal observée, le caractère Moyen-Age disparaît ; eh bien, Dom d’Auberoche a non seulement appris au porte-mitre le geste, mais il a personnellement surveillé les plis de l’écharpe, la planant ou la cassant aussi bien qu’un statuaire du treizième siècle ; il rendrait des points aux costumiers de Paris ; il n’a pas dans la congrégation son pareil !

— Il est encore tout jeune, remarqua Mme Bavoil.

— Il doit avoir trente-quatre ans à peine. Il est né d’une grande famille apparentée à des saints ; il a ce qu’on nomme, en art, la ligne, et il semble toujours descendre de sa verrière. Outre qu’il est un religieux très macéré, il est un érudit très intéressant à écouter lorsqu’il traite de la liturgie et de la symbolique ; mais on le voit peu ; d’abord, il est très occupé avec ses études et ses répétitions de cérémonies, puis il est ce qu’on appelle un « solitaire », autrement dit un moine vivant à l’écart, dans sa cellule.

— Ah ! si, dans cette abbaye, le chant était à la hauteur du cérémonial, je n’aurais pas à regretter Solesmes, soupira Mlle de Garambois.

— Oui, mais le père Ramondoux est un chanteur de cour ; il me paraît toujours, lorsqu’il va ouvrir la bouche, qu’il en sortira ce cri de la rue : tonneaux, tonneaux ! Le plus curieux c’est qu’il n’est nullement ignare en son métier ; il enseigne très bien le plain-chant à ses élèves, seulement, lui, pratique juste le contraire des règles qu’il professe dans ses leçons.

Mais malgré ces imperfections, que des cloîtres de moindre importance nous envieraient encore, quelle magnifique cérémonie nous eûmes ce matin ! La splendide liturgie que celle de ce jour ! Cette épitre, tirée de l’apocalypse, c’est une photographie du ciel ou plutôt c’est un idéal tableau de primitif ; et ce qu’en effet les vieux peintres flamands l’auront traduit ce texte de saint Jean dans lequel défilent les anges, les vieillards, les saints ! Et le début, l’introït, le fameux « Gaudeamus » réservé pour les festivités des grandes joies, est-ce assez beau ! Cette mélodie qui danse et ne se tient plus d’allégresse et qui s’arrête cependant, avant la fin de la phrase, au « gaudent angeli » comme n’en pouvant plus et peut-être aussi comme prise d’une vague appréhension de n’être plus assez déférente ; puis qui reprend, débordée quand même par le ravissement, pour se terminer en une prosternation pareille à celle des Vieillards de l’épitre, étendus, le visage contre terre, devant le trône ; ces accents de jubilation-là, c’est sûrement le Saint-Esprit qui les a soufflés ! C’est d’une simplicité admirable et d’une caresse d’ouïe et d’un art merveilleux ! Quel musicien rendra jamais l’ivresse de l’âme, de la sorte ?

— Voilà notre frère qui s’emballe, dit en riant Mlle de Garambois ; pour en revenir au côté cérémonial, savez-vous, Madame Bavoil, que votre maître et ami est à ce point de vue un disciple des plus remarquables de Dom d’Auberoche ?

Certainement, continua-t-elle, en souriant à Durtal qui la regardait, un peu surpris ; je n’avance rien à la légère, car si je ne vous ai pas vu officier, le jour de votre prise d’habit, j’ai appris, justement après, par ce père, que vous aviez été d’une tenue étonnante, bref que vous aviez ce que vous nommiez, il y a quelques instants, la ligne.

— Oui, parlons-en, vous vous fichez de moi, mademoiselle l’oblate.

— Mais oui, parlons-en, s’écria Mme Bavoil, puisque ce cachottier ne m’a jamais raconté comment cette fête s’était passée. On ne lui extrait que des : oui, ce n’était pas mal et un point c’est tout ; voyons, vous qui êtes au courant, donnez-moi des détails.

— Vous me rectifierez, si je me trompe, dit Mlle de Garambois à Durtal qui roula une cigarette et affecta l’attitude désintéressée d’un homme que ces histoires ne concernent pas.

— C’était le jour de la saint Joseph de l’an dernier, c’est-à-dire il y a près de huit mois, l’avant-veille de la fête de saint Benoît ; l’on a choisi ce jour-là pour la prise d’habit afin que la profession pût avoir lieu, l’année suivante, le jour même de la saint Benoît ; le noviciat étant ainsi que celui des moines d’un an et un jour. C’est exact ?

Durtal approuva du chef.

— Après les deuxièmes vêpres de saint Joseph, l’on monta dans la chapelle du noviciat où personne ne peut pénétrer que les moines — et encore faut-il que les pères qui n’y exercent pas de fonctions soient autorisés, avec l’agrément du maître des novices, par le père Abbé — car le noviciat est clos pour tout le monde indistinctement…

— Pour nous autres femmes surtout, dit Mme Bavoil.

— Les femmes ! la règle est formelle, si elles mettent seulement le bout du pied dans la clôture d’une abbaye, elles sont frappées d’excommunication, ipso facto, par ce fait seul… mais je continue… la chapelle où a lieu la scène que je vous narre, je ne la connais par conséquent pas ; j’espère cependant que monsieur notre frère consentira, après mon récit, à nous la décrire. Il y avait, réunis là, quelques profès, les novices, le maître des cérémonies, le maître des novices et le zélateur, et, en l’absence du père Abbé, le prieur qui officiait. C’est toujours exact ?

Durtal réopina du chef.

— Les cierges étaient allumés ; le grand scapulaire noir de l’ordre, un peu plus court néanmoins que celui des pères, était plié dans un plateau d’argent, sur l’autel, et recouvert de fleurs.

— D’anémones, interrompit Durtal ; le choix de cette espèce était dû à une attention délicate de Dom d’Auberoche, qui croit, ainsi que moi, que cette renonculacée fut le lys réel des écritures, symbole de la sainte vierge.

— Tiens, notre ami se décide à causer, observa Mme Bavoil, qui buvait, goutte à goutte, cette histoire.

— J’ajouterai, poursuivit Durtal, que la châsse contenant les reliques insignes de saint benoît avait été transférée pour la circonstance dans cette chapelle, érigée sur une crédence, à la droite de l’autel et entourée d’une haie en flammes de cierges.

— Bien, maintenant, je suis au courant, car la même cérémonie s’est effectuée pour moi, mais dans une des chapelles de l’église, alors. — Je reprends : Dom de Fonneuve, en coule et avec l’étole blanche, se tenait debout, en haut de l’autel, entre Dom Felletin et Dom d’Auberoche et, vous, vous étiez agenouillé sur la dernière marche.

Le père prieur a débuté par « l’adjutorium nostrum in nomine Domini » et toute la série des versets de la rubrique ; et les répons étaient psalmodiés par les moines présents et les novices ; puis, en de longues oraisons, il a sanctifié le scapulaire et, après l’avoir aspergé d’eau bénite, il s’est tourné vers vous qui vous êtes relevé et, après un beau salut, êtes monté en haut de l’autel où vous vous êtes réagenouillé. Il vous a alors imposé l’emblème monastique, en vous disant, en latin : que le Seigneur vous revête de l’homme nouveau créé à l’image de Dieu dans la justice et la vérité sainte ; au nom du Père, du Fils, etc.

Ce après quoi, il s’est retourné vers l’autel, et vous êtes allé vous replacer à genoux, sur la dernière marche. La série des versets et des répons a recommencé, suivie du Kyrie Eleison, du Pater, encore accompagné de prières courtes, alternées entre le célébrant et les religieux et enfin est venue la longue oraison : Ô Dieu qui avez voulu que notre Bienheureux père saint Benoît… je ne sais plus le reste — enfin, il y est question que le saint vous protège, vous accorde la persévérance — vous voyez ça…

Pour clore la cérémonie, vous avez baisé la grande relique que le père d’Auberoche vous tendait et, tandis que l’on inscrivait votre nom sur le registre du cloître, vous avez, je le présume du moins, embrassé, à tour de rôle, vos nouveaux frères.

— Oui, ça se passe, comme au théâtre, en accolades ; l’on s’appuie simplement, les unes contre les autres, les joues, puis on joint les mains et l’on se salue. Voilà.

Maintenant, si vous voulez connaître toute ma pensée, eh bien, cette cérémonie, c’est de l’imitation, autrement dit, du moderne. Le rituel en a été imaginé, par le prieur du monastère de sainte Marie, à Paris ; c’est lui qui, le premier, après le bref du Pape incitant les Bénédictins à régénérer l’oblature, a fondé et organisé des réunions d’oblats. Le principal y est, puisque dans le cérémonial de la profession, l’oblat doit réciter le fameux « Suscipe » qui est, en quelque sorte, le sésame ouvrant toute grande la porte jusqu’alors entre-bâillée de l’Ordre ; mais en fin de compte, si habile qu’ait pu être, pour ces offices, le choix des oraisons liturgiques, ce n’est toujours pas la pièce authentique, la vraie, la seule, celle employée au Moyen-Age, celle qu’il s’agirait de trouver !

— Dom Guéranger a, lui aussi, rédigé un cérémonial, dit Mlle de Garambois ; il l’a sans doute extrait, de même que celui de ses moines, des anciens cérémoniaux et principalement de ceux de la congrégation de saint Maur.

— J’en doute. Cet écrit de Dom Guéranger n’était, je crois bien, qu’un projet qu’il aurait remanié, s’il avait vécu. Le père Du Bourg s’en est inspiré pour façonner le sien et il l’a amélioré, en instituant deux cérémonies, car le travail de Dom Guéranger n’en comportait qu’une ; l’on devenait oblat, sans probation, en prenant l’habit. Et le noviciat instauré par le prieur de Paris a du bon, car il présente une garantie et pour le postulant et pour la communauté.

— Mais vous, vous vous êtes livré à des recherches ; qu’avez-vous découvert ?

— Des matériaux intéressants sur la vie, sur les us et coutumes des oblats au Moyen-Age, mais, presque rien sur la liturgie ; là, ma récolte est quasi nulle.

— Voyons, reprit Mme Bavoil, que cette discussion n’intéressait guère ; voyons, puisque notre ami a consenti à desserrer les lèvres, je voudrais bien être renseignée jusqu’au bout ; comment est la chapelle du noviciat ?

— C’est une très petite pièce où le maître des novices, le père zélateur et les novices qui sont prêtres disent, chaque matin, leur messe. Le père Felletin, soutenu par Dom d’Auberoche, qui, en sa qualité de maître des cérémonies, vit autant dans le noviciat que dans le cloître, a voulu que les objets acquis fussent convenables. L’autel est en bois de chêne, mais de forme ancienne ; les reliquaires sont très simples mais copiés sur de vieux modèles ; il en est de même des flambeaux, en cuivre pâle ; enfin la statue de la sainte vierge et celle de saint Benoît sont des bois du dix-septième siècle ; ce sont des statues médiocres mais enfin fort supérieures à celles que l’on achèterait, dans la rue saint Sulpice, maintenant.

À ce point de vue, il est juste de louer ces deux moines qui ont réagi de leur mieux contre le goût de caraïbe de Dom Emonot, le zélateur, et contre celui de beaucoup d’autres religieux.

Pour en finir avec cette histoire, je vous relaterai, Madame Bavoil, que, le lendemain, je suis allé, après matines, communier avec les novices dans ladite chapelle ; maintenant que vous savez tout, êtes-vous contente ?

— Mais certainement, notre ami ; et soit dit, sans vous adresser de reproches, vous auriez pu me procurer cette satisfaction plus tôt. Alors, votre profession a lieu quand ?

— À la saint Benoît de l’an prochain, dans cinq mois.

— Et vous, Mademoiselle de Garambois ?

— Oh ! moi, je suis l’ancêtre ; j’ai terminé mon noviciat, j’ai fait ma profession, il y a déjà plus d’une année ; — et, savez-vous, à ce propos, que vous me devez grande déférence, Monsieur le novice !

— En ai-je jamais manqué ? répliqua Durtal, en riant.

— Oui, certes, en prenant un petit air railleur lorsque votre sœur en saint Benoît vous récitait, ainsi que tout à l’heure, d’admirables recettes de cuisine.

— Ne vous dissimulez pas, à ce sujet, que la brave maman Bavoil n’a point retenu un traître mot des explications que vous lui avez fournies sur la manière plus ou moins glorieuse d’accommoder les graisserons ; or, je tiens justement à vous prouver combien j’estime vos avis ; — alors, si vous étiez gentille, vous viendriez aider à la manœuvre, autrement dit, déjeuner le jour qu’il vous plaira de fixer ; nous verrons à entraîner votre oncle, par la même occasion ; le malheur est que nous ne puissions pas, du même coup, embaucher notre commun directeur à tous, le père Felletin.

— Un truc ! s’écria joyeusement Mlle de Garambois, préparons le déjeuner, pour jeudi, jour de promenade du cloître. Dom Felletin lâchera ses novices ou nous les amènera et s’il ne déjeune point, il boira au moins le café avec nous.

— Pourquoi ne déjeunerait-il pas ?

— Interdit, Madame Bavoil — si nous habitions dans un autre village, ce serait peut-être possible, en y mettant de la bonne volonté ; mais dans l’endroit même où est située l’abbaye, la règle est formelle, c’est impossible.

— Si ça ennuie le père Felletin de demander la permission, j’irai voir, moi-même, le père Abbé qui, je le sais d’avance, me répondra oui, dit Durtal.

— Entendu, et je m’en vais, car l’heure des vêpres est proche ; adieu.

Mlle de Garambois les quitta sur ces mots, mais elle eut à peine franchi la porte du jardin qu’elle revint et s’exclama :

— N’oubliez pas ce détail qui a son importance, n’ajoutez aucun sel aux graisserons ; ils sont assaisonnés d’avance !

— Soyez tranquille, gourmande, s’écria Mme Bavoil qui hocha désespérément la tête, en la regardant.

— Ce qui est pis, reprit-elle, en se tournant vers Durtal, c’est que ça vous gagne !

— Comment, ça me gagne ?

— Oui, à force d’entendre parler de bonne chère, de petits plats, vous finissez par en avoir l’eau à la bouche.

— Le comique ce serait que cela vous gagnât, vous !

Mme Bavoil eut un geste indigné, puis elle haussa les épaules, en souriant.

V

Notre ami, dit Mme Bavoil, le mercredi soir, veille du déjeuner, à Durtal, je ne puis pas être à la fois à Dijon et devant mes fourneaux  ; il faut donc que vous preniez, demain, le premier train et que vous rapportiez un pâté et des gâteaux.

— Et une bouteille de chartreuse verte, car c’est je crois, la seule liqueur dont Mlle de Garambois ne fasse pas fi.

— Et une bouteille de chartreuse verte, appuya Mme Bavoil.

Le lendemain matin, Durtal débarquait, en effet, à Dijon. Le plus pressé, pensait-il, en sortant de la gare, c’est d’aller entendre la messe à Notre-Dame  ; ce après quoi, je m’attarderai longuement auprès de la vierge noire, car j’ai bien des heures à tuer  ; enfin pour ne pas les trimbaler avec moi trop longtemps, je m’occuperai des emplettes, en dernier lieu.

Comme d’habitude, lorsqu’il mettait, par un ciel presque clair, les pieds dans cette ville, il se sentait l’âme bénigne et lénifiée, presque joyeuse. Il aimait l’atmosphère intime et la gaieté de bonne commère de Dijon  ; il aimait l’accueil avenant et empressé de ses boutiques, la vie populaire de ses rues, le charme un peu désuet de ses vieilles places et de ses squares plantés de grands arbres et parés de jolies fleurs.

Malheureusement, il commençait à en être de cette cité de même que des autres villes qui s’ingénient à simuler la redondante laideur du Paris neuf ; les anciennes rues disparaissaient  ; de nouveaux quartiers surgissaient de toutes parts, avec des bâtisses insolentes avançant des balcons chambrés, à l’anglaise, dans des boîtes de fer, aménagées de carreaux de couleur, distribués en cases de jeu de dame, par des losanges divisés de plomb ; l’impulsion était donnée ; en trente ans, Dijon avait plus changé qu’en plusieurs siècles ; il était sillonné maintenant d’amples avenues baptisées de ces noms délabrés de Jean-Jacques Rousseau et de Voltaire, de la république et de Thiers, de Carnot et de la liberté et, pour comble, une statue de cette bruyante ganache de Garibaldi s’élevait, évoquant, dans le coin d’un carrefour pacifique, le souvenir d’un chienlit de guerre, ignoble.

La vérité était qu’à l’ancien bourguignon, religieux et boute-en-train, égrillard et frondeur, s’était substitué un autre Bourguignon qui avait conservé ses qualités de terroir mais avait perdu son étampe originale, en perdant la foi. Dijon était devenu en même temps que républicain, indifférent ou athée. La bonhomie et l’alacrité demeuraient, mais la saveur de ce mélange de naïve piété et de liesse rabelaisienne, n’était plus ; et Durtal ne pouvait s’empêcher de le déplorer un peu.

Malgré tout, cette ville est encore l’une des seules où l’on puisse, en province, aimablement flâner, se disait-il en descendant l’avenue de la gare ; il enfila la place Darcy où la gloire qui subsiste encore, en cet endroit, du sculpteur Rude s’affirme en une confiante statue de bronze et, franchissant la porte Guillaume, il s’engagea dans la rue de la liberté, jusqu’à la rue des forges, tourna et arriva devant la façade de Notre-Dame.

Là, il s’arrêta pour contempler, une fois de plus, la grave et maligne église  ; malgré les rafistolages qu’elle avait subis, elle était restée bien personnelle, bien à part dans l’art du treizième siècle  ; elle ne ressemblait à aucune autre, avec ses deux étages d’arcatures, formant des galeries ajourées, au-dessus des trois baies profondes du grand porche. Et des files de grotesques se succédaient, à chaque étage, en de larges frises, des grotesques réparés et même complètement refaits, mais très habilement, par un artiste ayant eu vraiment le sens du Moyen-Age. Il était assez difficile, à la hauteur où ils se démenaient et, faute d’un recul suffisant, de les bien voir  ; l’on discernait néanmoins, ainsi que dans l’habituel troupeau des monstres nichés sur les tours des cathédrales, les deux séries, mal délimitées, des démons et des hommes.

Les démons, sous l’aspect connu des mauvais anges, aux ailes papelonnées d’écailles, au chef hérissé de cornes, arborant un masque de gorgone entre les jambes  ; ou d’animaux extravagants, de lions mâtinés de génisse ; de bêtes à mufle de léopard et à pelage d’onagre ou de bouc ; de bœufs à physionomie presque humaines souriant avec des rictus de vieilles ivrognesses qui guignent un litre  ; de monstres innommables, ne dépendant d’aucune famille précise, tenant de la panthère et du porc, de la bayadère et du veau. — Les hommes, tordus en des attitudes douloureuses et cocasses, la tête retournée sens devant derrière sur les épaules et les yeux fous  ; d’autres, aux figures camuses, aux narines évasées, aux bouches creusées en entonnoirs  ; d’autres encore, aux trognes baroques, aux mines de vieux bourgeois hilares et salaces ou de frères-frapparts trop joyeusement repus  ; d’autres enfin, à faces grimaçantes de gnomes, couverts de bonnets pareils à des tourtes, ouvrant des gueules qui semblent, en guise de poires d’angoisse, baillonnées par des tricornes ; — et, au milieu de tous ces animaux de démence, de tous ces êtres de cauchemar, une vraie femme, priant, affolée, les mains jointes, une figure de terreur et de foi, prisonnière dans cette ménagerie de larves, implorant les prières des passants, suppliant, éperdue, qu’on l’aide à se sauver, à trouver grâce.

Elle était le seul cri d’âme qui s’échappât de cette église dont la façade rectiligne, inconnue de l’art gothique et empruntée au souvenir de ces constructions romaines qui survécut, pendant le Moyen-Age, en Bourgogne, eût été uniforme et trop austère et bien peu assortie au tempérament railleur des dijonnais, si l’intrusion de la tératologie dans cet édifice n’était venue en interrompre la monotonie et la rigidité.

Sans ce cirque de bouffons et de diables, Notre-Dame eût paru rapportée d’une autre région, étrangère à ce pays qui la bâtit.

L’art ogival réapparaissait pourtant, dans ses allures coutumières, avec les longues et minces tourelles, coiffées de toits en éteignoirs, qui se dressaient de chaque côté de la façade. Sur celle de gauche, s’élevait le célèbre jacquemart, capturé, en 1381, par Philippe Le Hardi, à Courtrai  ; mais ce drille flamand chargé de frapper avec un marteau sur un timbre, les heures, n’était plus comme jadis enfermé dans un clocheton bariolé de tons vifs et frotté d’or ; il était interné maintenant dans une cage de fer noir et on lui avait adjoint une compagne, puis un enfant, puis deux. Ils étaient devenus, à vrai dire, des poupées, découpées dans une image d’épinal et agrandies, sans ingénuité suffisante d’art.

Ces bonshommes étaient quand même plaisants et Durtal se rappelait, en les examinant, le seul artiste dont la Bourgogne ne chercha point à s’enorgueillir, Aloysius Bertrand qui, dans son Gaspard de la Nuit, les prôna en des phrases d’un relief rigoureux et d’une couleur singulière  ; mais cette cité, confite en la dévotion attardée de ses grands hommes La Monnoye et Piron, Crébillon et Rameau, Dubois et Rude, et privée de celle de Bossuet dont la gloire lui avait été soustraite par la ville de Meaux, paraissait ignorer jusqu’au titre même de ce livre.

Quant au reste de l’édifice, avec ses sages arc-boutants et ses raisonnables contre-forts, il était quelconque ; sa tour centrale, ainsi que ses quatre tourelles à capuces pointus, étaient modernes  ; il n’y avait plus de figures sculptées sous les voûtes du portail, car elles avaient été détruites pendant la Révolution par la canaille qui composait, de même que partout alors, le municipe. Somme toute, l’attrait extérieur de Notre-Dame résidait dans sa façade et se confinait là.

En revanche, malgré tous les retapages qu’il avait endurés, l’intérieur avait conservé le charme familier de ses vieux ans. Notre-Dame de Dijon ne possédait pas l’empreinte mystérieuse et l’attitude imposante des grandes églises sombres. Elle était claire et blanche ; elle gardait toujours quelque chose d’un mois de Marie, même pendant la Semaine Sainte  ; la disparition de ses anciens vitraux aidait peut-être à se suggérer cette impression qu’elle laissait de fête juvénile et d’aise. L’on ne pouvait évidemment comparer sa nef et ses bas-côtés à ceux des immenses cathédrales, mais elle était, en sa petite taille, svelte et légère, bien prise dans sa ceinture de piliers aux chapiteaux fleuris d’arums et de crosses retournées de fougères et, arrivée au transept, elle tentait un dernier effort, s’élançait dans le vide avec sa lanterne de pierre, reconstruite sur un nouveau plan.

Arrêtée là, au chœur, elle arrondissait derrière l’autel une abside qu’éclairait une panoplie de boucliers et de lames d’épées peintes, en verre. Aucune galerie circulaire ne permettait de déambuler autour du chœur  ; l’église était close, à la table de communion, pour les fidèles. Au bout des bras du transept, deux niches se creusaient, occupées, chacune, par un autel. — À droite, l’autel en bronze doré, couvert de fleurs et brasillant de cierges de Notre-Dame de bon espoir, surmonté d’une petite vierge d’un noir de suie, comme calcinée par les flammes des cires, vêtue d’une robe blanche et d’un grand manteau semé d’étoiles, les pieds posés sur une touffe de pampres et de raisins d’or. La statue, ainsi habillée, simulait la forme d’un triangle et prenait l’allure espagnole des madones d’un autre âge. — À gauche, un autel dédié à saint Joseph, au-dessus duquel une fresque du quinzième siècle avait été découverte, sous un tableau qui la cachait, en 1854. Elle représentait un Calvaire, mais le jeu des personnages, inattendu en un tel sujet, la rendait énigmatique et vraiment étrange.

La scène se dispose, en effet, suivant le mode du temps, mais entre les deux larrons branchés sur des gibets en T, il n’y a ni Christ, ni croix  ; la Mère, une Madone de l’école de Roger Van der Weyden, déjà âgée et drapée dans une robe bleue, s’affaisse, soutenue par saint Jean, accoutré d’une robe lie de vin et d’un manteau bleuâtre. Il la soutient mais machinalement, en regardant, très affairé, en l’air ; derrière lui, deux femmes, l’une, coiffée d’un turban vermillon à fond blanc, affublée de jaune et ceinturée de noir, lève les yeux au ciel ; l’autre, costumée d’un voile blanc et d’une jupe rouge, ferme ses paupières, abîmée dans sa douleur, comme la Vierge  ; plus loin, trois squelettes en linceul examinent le firmament et prient.

Enfin, tout au premier plan, un être bizarre, à genoux, une femme à face populacière, osseuse, de garçon de barrière, le col entouré d’un foulard, tend de profil ses bras et, elle aussi, scrute les nuées.

Et pendant ce temps, les deux larrons sur leurs instruments de supplice, agonisent. Le bon, résigné, n’en pouvant plus, se meurt  ; le mauvais, un hercule barbu, aux chairs couleur de brique, se tord, une jambe repliée derrière la croix  ; il est lourd, tassé, fourbu et un petit diable noir et cornu, la queue en trompette, fond sur lui, les griffes tendues pour saisir l’âme à la sortie de la bouche et l’emporter.

Si l’on ajoute à cette description succincte, une ville à pignons et à châteaux-forts, dans le lointain  ; puis sur un retour du mur attenant au tableau, trois étendards, un rouge marqué d’initiales et deux blancs, blasonnés, l’un d’une écrevisse ou d’un scorpion et l’autre d’un aigle à deux têtes, flottant sur des hampes enroulées, de même que des mirlitons, de banderoles roses ou noires, l’on aura un vague aspect de ce décevant et curieux panneau.

Ce qui frappe d’abord en la singularité de son ordonnance, c’est que tous les personnages, sauf Marie et la femme en jupe rouge, absorbées par leur détresse, voient et désignent d’un coup d’œil ou d’un geste quelqu’un en l’air que, nous, nous ne voyons pas.

Le Christ évidemment, mais alors le Christ dans les nuages et avec sa croix. — Une autre conjecture pourrait paraître, au premier abord, possible  ; entre les croix des deux larrons, il y en eut peut-être autrefois une, en relief, chargée d’un christ sculpté, et cette pièce, ajustée après coup, a pu être détachée parce qu’elle gênait par sa saillie le tableau qui fut pendant des années placé dessus ; mais, en admettant que la preuve de cette supposition puisse être fournie par des documents d’archives, voire même par les traces de cette ablation qui subsistent sans doute dans le mortier rejoint et râclé des pierres, il n’en resterait pas moins à expliquer l’expression de surprise et la direction même des yeux et du geste des assistants ; et ce sont justement ces attitudes traduisant, d’une façon très exacte, l’introït de la messe de l’ascension : « hommes de Galilée, pourquoi regardez-vous au ciel avec tant d’étonnement ? » qui me semblent pouvoir contredire cette hypothèse.

Ce qui est certain, en tout cas, poursuivait Durtal, c’est que ce Calvaire, trop amplement retouché, est un très intéressant spécimen de ce réalisme mystique que transférèrent à la cour de Bourgogne les peintres des Flandres ; cette fresque sent son Bruges à plein nez  ; sa filiation est sûre.

Et, en attendant que la messe que l’on ne sonnait pas encore commençât, il fit le tour de l’église et s’en fut rendre visite à d’autres fresques découvertes, en 1867, dans les nefs latérales, alors que l’on avait gratté l’épiderme des murs.

Sous les écailles tombées des badigeons, des fragments avaient reparu, une circoncision et un baptême de belle allure mais si expertement ranimés depuis leur retour à la vie et si visiblement repeints que cela finissait par devenir gênant. Le peintre qui avait restauré ces fresques, M. Ypermann, était vraiment trop adroit et il était difficile de ne pas crier à la contrefaçon  ; par contre, d’autres plus discrètement ravivées, deux surtout, l’une représentant trois figures de saintes, une de saint et deux de donateurs et une autre, sise près de la porte d’entrée, une Vierge tenant un enfant Jésus sur ses genoux, étaient exquises.

La plus séduisante de ces œuvres, celle des trois saintes, s’attestait ainsi :

Au milieu sainte Venisse, la palme des martyres dans une main et dans l’autre, un livre ; elle était vêtue d’une robe d’un vert tilleul passé et d’un manteau d’un rose moribond à doublure soufre ; — à sa droite, debout également, saint Guille, un évêque mitré de blanc, avec une croix pastorale, et une lourde chape rouge, grénelée de deux rangs de perles, sur les épaules  ; — à sa gauche, désignée par ses attributs ordinaires, l’épée et la roue, sainte Catherine d’Alexandrie, serrée dans un corsage d’hermine à manches d’un olive éteint sur lequel était jeté un manteau d’un bleu épaissi par la crème d’un blanc.

Sainte Venisse avait les yeux baissés sur son livre  ; saint Guille regardait fixement devant lui, sans voir  ; ils étaient exsangues et dolents  ; quant à sainte Catherine, elle avait la tête d’une décapitée qui se survit et souffre encore.

Enfin, en bas, au premier plan, deux donateurs à genoux, un bourgeois, les mains jointes, et une femme, emprisonnée dans une grande coiffe, et munie d’un eucologe. Cette figure-là, je l’ai déjà vue quelque part, se disait Durtal ; cette posture, ce genre de coiffe, ces traits communs de grosse matrone, me remémorent une sculpture du quinzième siècle, une Jeanne de Laval, du musée de Cluny. Il y a un air de parenté entre les deux femmes.

Maintenant, saint Guille est évidemment le saint Guillaume des bourguignons, mais qu’est cette Venisse, inconnue dans les tables des hagiologues ? Le nom est écrit en caractères gothiques au-dessus de son auréole. Faut-il lire à la place du v un d et croire alors que Denisse ou Denyse serait la sainte de ce nom qui fut suppliciée en Afrique, au cinquième siècle ? Je l’ignore ; ce qui est certain, par exemple, c’est que ces mélancoliques figures, subitement réveillées, ont gardé dans leur effacement quelque chose de spectral. Elles sont sorties de la tombe, mais les couleurs de la vie ne sont pas revenues encore.

Et il en était de même d’un fragment rencontré dans l’autre bas-côté de l’église, une sainte Sabine, vierge et martyre, au col pareil à un cercle de pourpre et portant ainsi que saint Denys sa tête, une tête dont la chevelure laissait tomber des pleurs de fils blonds, et de la madone située tout près de la porte, une madone, languissante et triste, avec l’enfant sur ses genoux, considérant un prêtre en surplis agenouillé devant elle  ; tout cela délavé, pâli, agonisant, en un vague paysage qui s’effume dans les pierres du mur.

C’était, en quelque sorte, une visite à un cimetière de la peinture des Flandres qu’accomplissait là Durtal ; c’était de la fresque sépulcrale  ; ces êtres ressuscités tout à coup n’avaient pas encore repris leurs sens et ils semblaient surtout las, désolés de revivre et, devant l’exhumation de ces morts, par une association naturelle des idées, le souvenir l’assaillait de ce passage si suggestif, si divinatoire, de saint Fulgence commentant l’évangile de saint Jean sur la résurrection de Lazare et disant très nettement : « Jésus pleura non pas, comme le crurent les juifs, parce que son ami était mort, mais il pleura parce qu’il allait rappeler celui qu’il aimait aux misères de la vie. »

Et le fait est, ce qu’une fois suffit et amplement ! Soupira Durtal qui regagna la chapelle de la vierge où les cierges s’allumaient et il y entendit la messe  ; puis il s’installa dans un coin et s’efforça de se recouvrer, de voir un peu clair en lui-même, de se comprendre.

Ce qui le dominait, à l’heure actuelle, c’était une immense fatigue. Encore qu’elle agisse, virtuellement, par elle-même et par la force de l’intention qu’elle recèle, même lorsqu’en la récitant, on pense à autre chose, la prière liturgique exigeait, pour être puissamment efficace, pour être suractive, une attention que rien ne disperse, une étude préalable du texte, une intelligence de l’acceptation qu’il assume, plus spécialement, selon qu’il se place dans tel ou tel office.

Aussi, préparait-il, chaque soir, son itinéraire du lendemain ! Pour les messes, c’était facile  ; il existait un paroissien romain, le seul peut-être vraiment complet, « le Missel des Fidèles », divisé en deux tomes par un Bénédictin de Maredsous, devenu abbé du monastère d’Olinda au Brésil, le père Gérard Van Caloen. En le combinant avec le supplément monastique édité par les Bénédictins de Wisques, il était aisé, après avoir cherché dans l’ordo de la congrégation de France, la fête du jour, de ne pas se tromper ; et il n’y avait plus dès lors qu’à analyser la messe, si elle était une messe propre à une férie ou à un saint  ; les autres, par leur répétition fréquente, lui étant depuis longtemps connues.

Mais il n’en était pas de même des offices. Sans parler des matines et des laudes et, en mettant de côté les petites heures qui ne varient que le dimanche et le lundi, il restait les vêpres qui ne sont point, ainsi que les complies, invariables  ; et là, c’était, si l’on ne voulait pas trimbaler avec soi les pesants bouquins notés de Solesmes, un véritable casse-tête.

Le petit Diurnal, qu’il utilisait d’habitude, avait été fabriqué par la congrégation d’Angleterre, à son usage, et il était, pour les cloîtres français, aussi mal distribué et aussi incommode que possible. D’abord une foule de saints anglais, vénérés par les monastères d’Outre-Manche ne figuraient pas sur notre bref et beaucoup des nôtres étaient absents de leur calendrier  ; aussi fallait-il toujours consulter le supplément français inséré à la fin du livre  ; puis, pour enfourner beaucoup de matière en peu d’espace, le volume était imprimé, sur papier fin, en caractères serrés, avec un tel abus de rubriques rouges que l’œil dansait, en quelque sorte, entre les blancs, sans parvenir à se fixer  ; c’était ensuite une série de renvois et d’abréviations incompréhensibles lorsque l’on n’en possédait pas la clef ; enfin, en dehors des offices récemment concédés, d’aucuns se doublaient, tel celui de saint Pantaléon qui se spécialisait dans l’église d’Angleterre, alors qu’il rentrait chez nous dans la série des simples martyrs, dénués d’antiennes particulières et tout juste honoré d’un service de dernière classe  ; et pour brocher sur ce tout et ajouter à son incohérence, la pagination se triplait et les renvois du supplément, se reférant à telle ou telle page du Diurnal, étaient régulièrement inexacts.

Et il n’y avait pas le choix, ou employer les bottins religieux de France ou ces volumes portatifs  ; l’abbaye de Solesmes n’ayant pas publié de bréviaire de voyage pour les siens.

Quel mastic ! disait Durtal à Dom Felletin qui riait, en lui répliquant : toutes les indications que je vous donnerai ne vous serviront de rien  ; seule, la pratique vous guidera dans les méandres de ces heures qui sont, je le confesse, embrouillées comme à plaisir.

Et il avait, en effet, fini par saisir le fil et, en disposant de nombreux sinets pour marquer les pages, il était arrivé à se reconnaître dans ce morcellement de textes, mais à condition de tracer toujours et avec soin ses étapes, car avec les versets et les répons des commémoraisons c’était une course éperdue d’un bout à l’autre du bouquin, bien heureux encore lorsqu’on n’errait pas dans de doubles octaves ou dans des époques telles que l’Avent qui compliquent tout.

Cela fait, les points de repère acquis, il convenait d’étudier le corps même de l’office, d’en comprendre la signification, et de découvrir ce qu’après le service divin des louanges et les suppliques d’intérêt général, l’on pouvait en tirer pour son profit d’âme.

La question qui s’imposait était d’abord celle-ci : s’imprégner assez de l’esprit des psaumes pour se persuader qu’ils avaient été écrits à votre intention personnelle, tant ils correspondaient à vos pensées ; les réciter, ainsi qu’une prière jaillie de ses aîtres, s’approprier, s’assimiler, en un mot, la parole du Psalmiste, user de la façon même de prier du Christ et de ses Préfigures.

C’était parfait en théorie, mais, dans la réalité ce n’était pas toujours facile, car si l’on voyait, reproduit dans les livres inspirés, à mesure que le besoin s’en montrait, son site d’âme ; si l’on découvrait tout à coup que des versets dont la portée vous avait jusqu’alors échappé, s’éclairaient, se précisaient si exactement avec votre état spirituel du moment, que l’on en demeurait ébahi, se demandant comment on ne les avait pas depuis longtemps compris, un terrible dissolvant paraissait à son tour, la routine, qui vous obligeait à dévider les psaumes, comme une mécanique, en n’y adaptant plus alors aucun sens.

Et cette routine était, il faut bien l’avouer, rendue inévitable par la façon même dont se débitait l’office ; pour en appréhender jusqu’aux sous-entendus, pour en bien discerner l’entente, même après l’avoir apprêté, il eût été nécessaire de le psalmodier ou de le chanter lentement, religieusement, de l’écouter en y réfléchissant ; et ce n’était pas possible, car l’office eût été soporeux et interminable, dénué de rythme et d’élan, exonéré de toute beauté, émondé de tout art.

Aussi, concluait Durtal, sied-il d’accepter le caractère talismanique de la liturgie ou alors de ne pas s’en mêler ; cette puissance, elle subsiste à l’état latent ; l’on ne sent pas la force du courant lorsqu’on le subit, tous les jours, mais elle se révèle aussitôt que l’on s’en trouve privé.

Ces excuses ne justifient point, hélas ! Mes écarts de cervelle et n’empêchent que, tandis que je profère des exorations labiales, mon imagination ne parte à la venvole. Je suis, il est vrai, rappelé à l’ordre dans les instants où je suis je ne sais où, très loin de Dieu, à coup sûr ; d’une touche brève, il m’appuie sur l’âme et je reviens à lui  ; et alors, je voudrais réellement l’aimer  ; puis tout retombe ; la préoccupation terrestre reprend le dessus jusqu’à ce que soudain, à propos de n’importe quoi, Dieu refrappe à la porte du cœur et se fasse ouvrir.

Ah ! l’image la plus exacte de moi-même elle est constamment celle d’une auberge  ; tout le monde y entre et tout le monde en sort  ; c’est une passoire de pensées voyagères ; mais heureusement que, malgré son exiguïté, l’auberge n’est pas, ainsi que l’hôtellerie de Bethléem, toujours pleine ; une chambre est réservée quand même pour la venue du Christ, une chambre incommode, mal nettoyée, un bouge si l’on veut, mais enfin, lui, qui a eu pour lit le bois de la croix, il s’en contenterait peut-être, si l’hôte était plus attentif et plus serviable. Hélas ! C’est là que gît le point douloureux ! L’importun, le triste accueil que Jésus reçoit lorsqu’il s’annonce ! Je réponds aux badauds, j’accours aux appels d’inutiles intrus, je me dispute avec des placiers en tentations et je ne m’occupe pas plus de lui que s’il n’existait point  ; et il se tait ou il s’en va.

Comment remédier au désarroi de mes pauvres aîtres ?

Je suis moins sec cependant, moins aride et aussi moins fluent qu’à Chartres ; mais je suis gavé de prières, saoûl d’oraisons ; je suis accablé de lassitude et de la lassitude naît l’ennui et l’ennui engendre le découragement ; là, est le péril et il est indispensable de réagir. Oh ! Je sais bien, mon seigneur, le rêve est simple : effacer les empreintes, se débarrasser des images, opérer le vide en soi pour que votre fils puisse s’y plaire, devenir assez indifférent à ses plaisirs et à ses soucis, assez désintéressé des alentours pour pouvoir limiter ses sentiments à ceux qu’exprime la liturgie du jour ; en un mot, ne pleurer, ne rire, ne vivre qu’en Vous et avec Vous. Hélas ! L’idéal est inaccessible  ; personne ne s’exile ainsi de soi-même ; on ne tue pas le vieil homme, on l’engourdit à peine et, à la moindre occasion, ce qu’il s’éveille !

Les saints y sont pourtant parvenus, à l’aide de grâces spéciales, et encore Dieu leur a-t-il laissé des défauts afin de les préserver de l’orgueil  ; mais, pour le commun des mortels, rien de semblable ne se réalise et plus j’y réfléchis et plus je me persuade que rien n’est plus difficile que de se muer en saint.

Certes, beaucoup de gens ont maté la chair, ils pratiquent l’amour de Jésus, l’humilité ; ils refoulent sans doute le plus gros des dispersions  ; ils vivent aux écoutes de l’arrivée de Dieu  ; ils ne sont pas loin d’être des saints… mais il y a une pelure, un zeste sur lequel ils glissent et qui les fait choir et les rejette dans la foule des saintes gens et les saintes gens ne sont pas des saints, car ce sont ceux qui s’arrêtent en haut de la côte et n’en pouvant plus, se reposent et bien souvent redescendent.

Or, la pierre de touche de la sainteté, elle n’est pas dans les mortifications corporelles et les souffrances — qui ne sont que des véhicules et des moyens — elle n’est pas, non plus, dans l’extinction des forts et des moyens péchés  ; avec l’aide du ciel, tout homme vraiment pieux et de bonne volonté peut y prétendre ; — elle est surtout dans la réalité de cette assertion du pater que nous répétons si audacieusement que nous en devrions trembler, « comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Supporter, en effet, les fourberies et les injures, ne conserver aucune rancune des injustices, alors même qu’elles se prolongent et que la haine qui les attise finit par rendre l’existence intolérable ; les désirer presque, par besoin d’humiliations et par convoitise d’amour divin  ; ne souhaiter non seulement aucun mal à son bourreau, mais l’aimer davantage et demander, sans arrière-pensée, sincèrement, du fond du cœur, qu’il soit heureux et, cela, naturellement, en excusant sa façon d’agir, en s’attribuant tous les torts, eh bien, cela, à moins d’une action très particulière de la grâce, c’est au-dessus des forces humaines !

Et, en effet, la somme d’humilité et de charité qu’un tel abandon de soi-même comporte, déconcerte.

Des gens qui possèdent des vertus à un degré héroïque, se cabrent et se désarçonnent, ne fût-ce que pendant l’espace d’une minute, devant l’offense  ; et l’offense soudaine, brutale, est soutenable si on la compare au lent taraudage des vexations et des crasses  ; on se ressaisit, après un coup de tampon, mais l’on s’agite et l’on s’affole, si l’on endure des piqûres réitérées d’épingles  ; leur continuité exaspère ; elle irrigue, en quelque sorte, les terres sèches de l’âme, donne aux péchés de rancune et de colère le temps de pousser, et dieu sait si leurs rejetons sont vivaces !

Et chose plus curieuse, si l’on parvient à se roidir, à se refréner, à obtenir qu’à défaut d’une affection pour son persécuteur, l’oubli, le silence, descendent au moins en soi  ; si l’on arrive même à étouffer ses plaintes, à juguler le ressentiment dès qu’il paraît, voilà que l’on s’ébroue sur des riens, que l’on écume pour des vétilles. On a évité de culbuter dans le fossé et l’on se luxe le pied dans un creux et l’on ne s’en étale pas moins, par terre, de tout son long.

L’orgueil est peut-être mort, mais l’amour-propre, mal inhumé, survit ; l’étiage du péché diminue, mais la boue subsiste et le démon y trouve encore et largement son compte.

Ces chutes seraient évidemment très ridicules, si l’on ne connaissait la tactique dont le Malin use ; elle est simple, chacun la comprend et toujours cependant, elle réussit. Contre ceux dont les fautes sont devenues bénignes, il se démène et concentre des efforts sur un seul point ; et, ce qui est lamentable, c’est que, si, se défiant de sa ruse, l’on fortifie ce point, l’on dégarnit les autres et alors il simule l’assaut du rempart armé, consent même à reculer, à s’avouer vaincu et il pénètre pendant ce temps par la poterne que l’on a laissée sans défense, parce qu’on la croyait à l’abri du danger et close  ; et l’on ne s’aperçoit de sa présence que lorsqu’il se pavane déjà dans la place.

Ah ! la Sainteté, ce qu’elle est rare ! mais à quoi bon en parler ? si seulement l’on pouvait se taire à soi-même, ne pas retomber dans ses fautes, juste au moment où l’on assure au seigneur que l’on veut, à tout prix, les éviter. Hélas ! Ce sont des serments d’ivrogne et ces pieux châteaux en Espagne ne tiennent pas debout !

L’humiliation de ces confessions fréquentes où l’on rabâche constamment la même chose, où l’on se ressasse ses délits, où l’on se remâche la litière de son vieux foin ! On range, une fois pour toutes, ses péchés, en un ordre convenu ; on lâche le déclic et le treuil tourne. Comme, lorsque la chair n’est plus en jeu, ils sont de minime importance — ce qui est une erreur, du reste, mais on se les imagine tels — il y a des instants où on ne les aperçoit plus, où l’on ignore si, depuis la dernière absolution, on les a, de nouveau, commis, et, de peur de se leurrer et de lésiner avec Dieu, on les accuse derechef, sans certitude, sans repentir  ; et puis… et puis… une question plus embarrassante se pose : où commence la faute quand la tentation sévit ? la repousse-t-on assez vite ? N’y cède-t-on pas toujours un peu ? N’y a-t-il pas au moins un soupçon de délectation morose, alors même que l’on regimbe sous l’aiguillon ?

Des visions charnelles vous assaillent  ; elles jaillissent, à l’impromptu, en éclair, devant vous  ; l’on regarde, surpris  ; alors, elles se précisent et une langueur affreusement douce coule en vous ; c’est un narcotique qui vous engourdit. Il y a, en somme, une seconde d’ahurissement, suivie d’une seconde de complaisance  ; et l’on parvient à se reprendre mais pas assez vite pour que ce rien de plaisir, dû à un bref oubli de soi-même, ne vous ait été sensible ; trop, sans doute, puisque quelquefois un brin de regret s’insinue d’avoir dû, par devoir, rejeter la séduction du charme. — Tout cela s’effectue en un clin d’œil, sans que l’on ait le temps de se reconnaître et ce n’est qu’après, à la réflexion, que l’on peut décomposer l’ensemble de l’opération et en discerner les détails. A-t-on péché et dans quelle mesure ? Dieu, seul, le sait.

Pour se consoler, il sied de se répéter que le démon ne peut rien sur la volonté, très peu sur l’intelligence et tout sur l’imagination. Là, il est le maître et il y déchaîne le sabbat ; mais ce bacchanal n’a pas plus d’importance que le vacarme d’une musique militaire qui passe sous vos fenêtres. Les vitres s’ébranlent, les objets s’émeuvent dans la pièce et l’on ne s’entend plus. Il n’y a qu’à se tenir coi et à attendre que le fracas des cuivres et des caisses, en s’éloignant, s’efface. Ce tumulte se produit en dehors de nous, nous le subissons, mais nous n’en sommes pas responsables, à moins, dame, que nous n’allions nous mettre à la croisée pour le mieux écouter, car alors il y aurait assentiment. — Oui, c’est aisé à dire, mais…

Une question bien peu claire aussi est celle de la Charité  ; il convient de l’observer envers son prochain, c’est convenu  ; mais, en certains cas, où prend-elle naissance et où meurt-elle ? Que deviennent, à certains moments aussi, sous ce couvert de charité, la vérité, la justice, la franchise ? — ; car enfin, l’hypocrisie, la cagnardise, l’iniquité ne sont très souvent séparées d’elle que par un fil  ; on aide au mal, sous prétexte de ménager les personnes  ; on nuit aux uns, sous couleur de ne point juger les autres et la lâcheté et le désir de ne pas se créer d’ennuis, sournoisement s’en mêlent. Les limites entre cette vertu et ces vices sont habituellement si étroites que l’on ne sait si, à propos de telle ou telle répartie, on ne les a point franchies. — Oui, je ne l’ignore pas, la théorie théologique est celle-ci : se montrer impitoyable pour les actes répréhensibles et miséricordieux pour ceux qui les commettent  ; mais quoi ! Cette doctrine générale ne résoud nullement les cas particuliers — et il n’y a que des cas particuliers en cette matière ! — La frontière à ne point dépasser demeure donc mal délinéée et obscure, sans balustrades qui garantissent du péril, qui préservent des casse-cous !

La misère des âmes confinées en de mesquines fautes ! Et la détresse qu’elles éprouvent à voir qu’elles piétinent constamment sur la même place, qu’elles ne gagnent sur elles aucune avance !

Il faut se dire pour se désattrister pourtant, qu’en raison de notre déchéance, il est impossible de rester indemne, qu’il en est des brindilles et des fétus peccamineux comme de ces grains de poussière qui emplissent, qu’on le veuille ou non, les pièces. On les balaie dans de fréquentes confessions, — et, ce nettoyage exécuté, d’autres reviennent ; — c’est toujours à recommencer  ; bien heureux encore lorsque ces égrugeures de négligences ne s’accumulent point à votre insu et ne forment pas ces péchés mortels des chambres, ces sortes de boulettes, roulées dans on ne sait quelle bourre, qui s’amoncellent sous les meubles et s’appellent, dans le langage du peuple, des moutons !

Avec tout cela, quelle heure est-il ? reprit Durtal, en consultant sa montre. Voyons, au lieu de rêvasser et de remuer des scrupules et de geindre, si j’allais pour tuer le temps, faire un tour.

Il partit au hasard des rues ; çà et là de vieilles maisons l’arrêtaient : les maisons de la rue des Forges, l’hôtel de Vogué, l’immeuble des Cariatides situé dans la rue chaudronnerie, l’échauguette de la rue vannerie, mais bientôt il s’engagea dans les rues commerçantes, puis dans de larges avenues mortes et alors plus de touring-club et de ménagère, plus de bazars parisiens, d’enseignes caduques à Paris et toujours neuves en province, telles que les « Pauvre Diable et les Cent mille paletots »  ; plus de ces spécialités de pain d’épices, de cassis, de moutarde, qui marquent au moins d’une empreinte originale les rues marchandes de Dijon. Il n’y avait sur ces grandes voies aucun magasin, aucune boutique ; c’était riche et solitaire, maussade et laid.

Il déboucha sur la place du 30 octobre où pour glorifier les souvenirs de la défense nationale, une statue de la résistance se dresse, feinte par une gourgandine debout sur un fût.

Tiens, fit-il en s’orientant, voici le boulevard Carnot ; eh bien, ce serait l’occasion de visiter la chapelle des Carmélites que je ne connais pas ; M. Lampre m’a dit qu’elle était sise en face de la Synagogue ; elle ne sera donc pas difficile à dénicher.

Il descendit le boulevard, aperçut en effet sur sa droite le dôme du temple devenu nécessaire depuis que le nombre des juifs important la camelote de Paris, s’était accru dans Dijon  ; et, sur sa gauche, il vit une de ces hautes et rigides murailles qui semblent bâties sur un modèle uniforme par les Carmels. Une petite porte à judas était entre-baîllée ; il la poussa, pénétra dans un jardinet de curé, soigneusement ratissé, aux plates-bandes diligemment tenues, se dirigea vers une grande porte ouverte au-dessous d’un bâtiment gothique qui ne pouvait être qu’une église et il entra, en effet, dans une chapelle.

Ce sanctuaire moderne, construit dans le style ogival, se composait d’une simple allée, sans transept. Au fond, près de l’autel, du côté de l’évangile, la grille de clôture croisait ses barreaux de fer noir ; cette églisette n’était ni belle, ni laide, mais ce qui la rendait un tantinet étrange, c’était la clarté que tamisaient les deux couleurs, raisin sec et céruse, de ses vitres, habitées par de grandes figures de saints et de saintes, en costumes de l’ordre, robes d’un brun tournant au violet de la prune de monsieur et manteaux blancs. Des noms désignaient les personnages qui se faisaient vis-à-vis de chaque côté de la nef  ; parmi les hommes : Elie, Jean Soreth, saint Albert et saint Jean de La Croix  ; parmi les femmes : sainte Térèse, sainte Madeleine de Pazzi, la bienheureuse Archangela et la mère Marie de L’Incarnation.

La chapelle était tiède et déserte  ; l’on n’entendait aucun bruit. Durtal se remémorait quelques détails qu’il avait lus dans un intéressant volume de M. Chabeuf « Dijon à travers les âges » sur ce Carmel. Ses moniales s’étaient établies en cette ville, au commencement du dix-septième siècle, sous la direction d’une discipline de sainte Térèse, Anne de La Lobère, sur la place charbonnerie  ; puis, elles avaient été transférées dans un autre local que la révolution convertit en une caserne ; elles avaient enfin échoué là, sur un boulevard Carnot, en face d’une Synagogue !

La providence les a sans doute placées exprès en cet endroit, ainsi que l’on plante des eucalyptus près des marais contaminés, pour en détruire les miasmes, se dit-il. Dijon ne s’en doute guère, mais c’est une bénédiction pour lui que cet humble cloître. Vient-on au moins, ici, de même qu’à Chartres où la porterie du carmel de la rue des jubelines était toujours pleine de braves gens en quête de prières, pour des enfants malades, pour des conversions, pour des tirages au sort, pour des vocations religieuses, pour tout ? Et de naïves paysannes, tirant leur porte-monnaie, en demandaient pour deux sous  ; et les bonnes Carmélites étaient si consciencieuses qu’après avoir récapitulé, chaque jour, les requêtes inscrites par sœur Louise, la tourière, elles récitaient une prière en plus de celles notées sur le registre, de peur que l’on eût oublié d’en marquer une !

Les saintes filles ! Mais, que je suis bête, s’exclama soudain Durtal ; je déambule dans le vide, je me plains de mes diffusions, je n’y découvre point de remèdes, et sainte Térèse a résolu cette question ! Il me revient, en effet, maintenant que je suis chez elle, d’avoir lu dans sa correspondance une lettre adressée à l’un de ses confesseurs, à Don Sanche, je crois, où elle lui dit en substance : les distractions dont vous vous plaignez, je les éprouve autant que vous, mais il n’y a à en faire aucun cas  ; cela me paraît, du reste, un mal incurable.

À la bonne heure, au moins ! Ce qu’elle vous liquide un passif d’âme en deux mots et avec cette certitude, qu’il ne peut y avoir, quand elle a parlé, d’erreur.

Quelle femme ! sa règle semble surhumaine et elle est la plus pondérée de toutes. Les machines sous pression divine qu’elle voulut sont munies de soupapes de sûreté ; des récréations distendent l’âme comprimée, permettent de déverser le trop plein, de se détendre ; seulement il lui fallait des caractères enjoués et résolus. Une nonne mélancolique deviendrait, en effet, dans son cloître, une désespérée ou une folle. Comme elle est appelée à prendre à son compte les tentations et les maux des autres, elle peut s’attendre à subir les pires des douleurs, à se débattre même dans les assauts de ces terribles péchés qu’elle attire, telle que la pointe aimantée le tonnerre, pour les résoudre.

Afin d’être en mesure de résister à de pareils chocs, il faut que le corps puisse vraiment sourire, lorsque l’âme est à la torture et que l’âme s’égaie, à son tour, quand le corps souffre. C’est si au-dessus de l’humanité que c’est effrayant, se disait Durtal.

Et pourtant, il y eut plus dur  ; dans un carmel, on est en nombre, on se partage les épreuves, on se soutient, on s’aide  ; il y a aussi des temps d’arrêt dans la lutte, des diversions ; mais il y eut, au Moyen-Age, avant cette époque surtout, l’expiateur et l’expiatrice de la solitude, les ermites volontaires de la nuit, agenouillés dans une cave, sans lumière, sans horizon, inhumés jusqu’à la mort, entre quatre murs.

Les reclus avaient jadis foisonné dans la vallée du Nil ; des anachorètes avaient jugé que la vie, au grand air, dans une thébaïde, dans une laure voisine parfois des oasis et qu’égayaient les clartés juvéniles des aubes et les fuites en feu des couchants, était trop débonnaire et maudissant ces attraits de la nature qui les empêchaient de trop pâtir, ils s’étaient, tels que saint Antoine, Pierre Le Galate, la vierge Alexandra, cachés dans un sépulcre abandonné  ; d’autres, comme Siméon Stylite, s’étaient enfouis au fond d’une citerne à sec ; d’autres encore, ainsi qu’Acepsimas, que sainte Thaïs, que saint Nilammon, s’étaient claquemurés en une cave percée d’un trou pour qu’on pût leur passer des aliments ; d’autres enfin s’étaient relégués dans des cavernes dont ils avaient chassé les fauves.

La réclusion qui prit, de même que le monachisme, naissance en Orient, se répandit dans l’Occident.

Le premier reclus de France dont le nom nous soit parvenu est saint Léonien qui, au cinquième siècle, s’interna dans une logette, d’abord à Autun, ensuite à Vienne ; l’on cite également, à la même époque, saint Aignan qui mourut évêque d’Orléans ; saint Eucher qui, avant d’avoir occupé le siège épiscopal de Lyon, se séquestra, en un cabanon, dans l’île de Léro. — Au sixième siècle, saint Friard et Caluppo qui se retirèrent, l’un près de Nantes, l’autre près de Clermont ; saint Léobard qui se détint dans le creux d’un roc, à Marmoutiers  ; Hospitius qui s’écroua près de Nice ; saint Lucipien qui s’enferma dans les murailles d’un vieil édifice et porta par pénitence, sur son crâne, une pierre énorme que deux hommes pouvaient à peine soulever  ; Patrolle dont Grégoire de Tours raconte les miracles ; saint Cybard qui se construisit une celle dans les environs d’Angoulême ; saint Libert qui s’incarcéra et mourut, en 583, à Tours. — Au septième, saint Bavon, saint Valérique ou Vaury  ; le premier se claustra dans un tronc d’arbre, puis dans une hutte, au milieu d’une forêt près de Gand  ; le second vécut, enterré, dans le Limousin. — Au huitième, saint Vodoal, sainte Heltrude ; l’un s’emprisonna dans une avant-cour du couvent des religieuses de Notre-Dame, à Soissons ; l’autre dans le Hainaut et l’hagiologue Belgic de Bauduin Willot note qu’elle mourut et qu’elle repose à Liessies  ; et combien d’autres dont je ne me souviens pas ! Se disait Durtal.

Mais, reprit-il, poursuivant son soliloque, il semble bien que jusqu’au neuvième siècle, la claustration n’a été soumise à aucune règle précise, et qu’elle fut confiée au bon vouloir de chacun qui la rendait, à son gré, impitoyable ou clémente, provisoire ou perpétuelle. Fatalement, des abus survinrent, des défections de gens qui avaient trop présumé de leurs forces et qu’il fallut démurer. Pour parer à ces évents, l’église décida que tout postulant à la réclusion subirait d’abord un noviciat de deux années, en cellule, dans un cloître, puis qu’il devrait, s’il persévérait dans sa résolution et était reconnu apte à mener ce genre de vie, se lier non plus par des vœux temporaires mais par des vœux perpétuels.

Au neuvième siècle, nous trouvons, en effet, un règlement qui s’applique à tous les reclusages d’hommes. Ce règlement, publié par Dom Luc d’Achery, aurait pour auteur Grimlaïc, un prêtre ou un moine, on ne sait au juste.

Après avoir noté les deux ans de probation et l’irrévocabilité des engagements que peut rompre cependant une maladie grave, il aborde les détails, édicte que la logette, accolée à l’église, sera bâtie en pierre et entourée de hauts murs, n’ayant de communication avec l’extérieur que par une sorte de guichet, ménagé dans la muraille, à hauteur d’appui, afin de permettre de déposer sur une planchette les plats de nutriment. La cellule devra avoir dix pieds de long sur autant de large ; une fenêtre ou plutôt une lucarne ouvrira sur l’église et elle sera tendue de deux voiles pour empêcher les fidèles d’apercevoir le captif et l’empêcher, lui-même, de les voir. Ces voiles ne se lèveront que devant Dieu, c’est-à-dire devant la très sainte eucharistie qui sera dispensée, tous les jours, au prisonnier, s’il est un simple laïque. S’il est, au contraire, prêtre, il célèbrera, dans un petit oratoire annexé à la cellule, une messe quotidienne et solitaire  ; il pourra, en d’autres termes, officier sans servant et sans assistant pour lui répondre.

Le reclus mangera, mais durant le jour et jamais dans la nuit ou à la lueur d’une lampe, de deux mets apprêtés ou cuits ; au premier repas, des légumes et des œufs  ; au second, des petits poissons, mais seulement les jours de grandes fêtes ; il aura l’hémine de vin, consignée dans la règle de saint Benoît, et il sera revêtu d’habits semblables à ceux que portent les moines de cet Ordre.

Il se couchera sur un lit, composé d’ais de bois et d’un matelas ; il disposera d’un manteau, d’un cilice, d’un oreiller. Il dormira tout habillé.

Il devra se laver le visage et le corps et ne pas laisser croître ses cheveux et sa barbe au delà de quarante jours.

S’il vient à tomber dangereusement malade, on brisera le sceau de clôture pour le soigner.

Cette règle, conçue d’après l’esprit de saint Benoît, est indulgente  ; nous sommes loin avec elle des anachorètes, se repaissant d’herbes et de racines, dans les cavernes ou les tombeaux.

Mais ce qui contredit résolument l’idée que tout le monde se forme des reclus, c’est que, d’après les prescriptions de Grimlaïc, les détenus ne devaient jamais être moins de deux ou trois ; chacun vivait, séparé, dans sa geôle, mais pouvait avoir des rapports avec son voisin, par une espèce de chattière, pratiquée dans le mur de séparation  ; et il leur était loisible, à certains moments, de s’entretenir des saintes écritures, de la liturgie, de recevoir l’instruction spirituelle du plus ancien et du plus savant d’entre eux.

Ajoutons qu’à chaque demeure attenait un jardin où le séquestré cultivait quelques légumes et nous voici singulièrement proches de la règle de saint Bruno, avec la maisonnette pourvue d’un jardinet que possède tout Chartreux.

Ainsi que le remarque très justement monseigneur Pavy, qui a, le premier, entrepris de sérieuses recherches sur les reclusages, ce genre de claustration, au neuvième siècle, n’était, en somme, qu’une miniature de couvent.

Ces ordonnances, bien débonnaires déjà, s’adoucirent plus tard encore chez les Camaldules.

Au dixième siècle, saint Romuald, leur fondateur, déclara que le droit de se prononcer sur la validité de la vocation de ceux de ses moines qui désiraient s’isoler en un cabanon, appartiendrait au chapitre général de l’ordre  ; et nul ne pourrait être proposé au chapitre, s’il n’avait passé cinq ans au moins, après sa profession, dans le monastère. Il décida aussi que la détention ne serait plus forcément perpétuelle.

La cellule du religieux en chartre contenait un lit, une table, une chaise, une cheminée et quelques images pieuses  ; elle s’ouvrait sur un jardin clos de murs  ; le reclus avait le droit de converser avec ses frères, les moines, le jour de la saint Martin et le dimanche de la quinquagésime  ; il assistait également, tous les vendredis et samedis, à la messe et à none et, pendant la Semaine Sainte, il quittait sa solitude et prenait part aux offices et aux repas de la communauté.

Les autres jours, il récitait les heures canoniales dans sa loge, mais pas aux heures qui lui plaisaient et seulement quand la cloche appelait, pour ces services, les religieux au chœur.

Nous nous rapprochons de plus en plus de la règle des Chartreux, observa Durtal et aussi de la congrégation des Carmels, car en fin de compte, ces moines sont des gens détachés dans des ermitages pour des retraites plus ou moins longues, ainsi que cela a lieu, à certaines époques, dans les cloîtres de sainte Térèse  ; ce qui est également sûr, c’est que nous nous éloignons de plus en plus de l’ère héroïque des récluseries.

Et ce relâchement se produit, à son tour, chez les femmes plus courageuses pourtant que les hommes.

Au douzième siècle, apparaît la règle du Bienheureux Aelred, Abbé de Riéval, pour les internements de nonnes.

Elle se divise en soixante-dix-huit chapitres et distribue moins des préceptes que des conseils.

La recluse, y est-il dit, devra autant que possible ne pas boire de vin  ; néanmoins, si elle juge cette boisson profitable à sa santé, on lui en délivrera une hémine, par jour  ; elle mangera d’un seul plat de légumes ou de farineux et si elle fait collation, le soir, elle se contentera d’un peu de lait ou de poisson auxquels elle ajoutera, au besoin, des herbes ou des fruits ; elle jeûnera au pain et à l’eau, les mercredis et vendredis, sauf en cas d’indisposition et elle ne pourra, sous aucun prétexte, orner d’images ou d’étoffes sa cellule.

Elle parlera, si elle le désire, mais à la condition de ne pas engager d’entretiens inutiles ; elle ne sera pas obligée de se servir, elle-même, et aura, si elle le veut, une domestique pour porter l’eau et le bois, pour préparer les fèves et autres légumes.

Cette règle qu’Aelred avait écrite pour sa sœur, consacre dans les reclusages la mansuétude d’une irrémédiable décadence ; elle ne nous rappelle plus en rien les rigoureuses coutumes des premiers siècles  ; il ne s’agit décidément plus d’emmurage, de tombe anticipée, de sépulcre avant la lettre !

Quant à la cérémonie des beaux temps de la réclusion, nous ne la connaissons que dans son ensemble et les détails précis de la liturgie manquent.

Le reclus et la recluse étaient, de préférence, conduits solennellement à leur prison, le dimanche, avant la grand’messe. Ils se prosternaient aux pieds de l’évêque, si le reclusage dépendait de son église ou de l’Abbé ou de l’Abbesse, s’il dépendait d’un monastère — et ils promettaient, à haute voix, la stabilité, l’obéissance, la conversion de leurs mœurs. Pendant l’aspersion, ils se tenaient dans le chœur de l’église et aussitôt après la prière « Exaudi », la procession, croix en tête, les menait, en chantant les litanies, jusqu’à la porte de la geôle qui était murée ou scellée du seing de l’officiant ; et ce, pendant que les cloches carillonnaient, à toute volée, comme pour une importante fête.

Presque toujours, en même temps que le reclus et la recluse conventuels prêtaient le serment d’obéissance entre les mains de l’abbé ou de l’abbesse, ils lui offraient la propriété de leurs biens, quitte à recevoir d’eux, en échange, la subsistance, leur vie durant ; — et ici, la ressemblance est frappante avec les cérémonies usitées, au Moyen-Age, pour l’admission des oblats et des oblates de saint benoît.

D’ailleurs, il faut bien le dire, à mesure que la tolérance des règles de la claustration s’affirme, l’oblature Bénédictine se montre.

Ces reclus, quand ils ne sont pas des moines, sont, sous un autre nom, des oblats. Beaucoup d’entre eux résidaient auprès des cloîtres de saint Benoît. Mabillon note, en effet, que ce genre de pénitents, suivant de leur cellule les offices de la communauté derrière les voiles du soupirail creusé dans le mur de l’église, était passé à l’état de coutume, dans l’Ordre, au onzième siècle.

Si l’on en juge par les inscriptions conservées dans les obituaires et les archives, le nombre de ces captifs volontaires fut considérable  ; cette institution se propagea, plus ou moins rigide, mais avec une surprenante rapidité, à travers les âges.

Les reclus et les recluses foisonnent en Allemagne et dans les Flandres ; l’on en trouve en Angleterre, en Italie, en Suisse ; l’on en découvre, en France, dans l’Orléanais, dans le pays chartrain, dans le Limousin, dans la Touraine, dans presque toutes les provinces. Onze récluseries existèrent à Lyon. À Paris, outre Flore, la recluse de saint-Séverin, l’on signale Basilla, la recluse de saint-Victor, puis Hermensandre, recluse à saint-Médard ; Agnès de Rochier à Sainte-Opportune ; Alix La Bourgotte, Jeanne La Vodrière et Jeanne Painsercelle, aux Saints-Innocents ; l’égyptienne de la paroisse de saint-Eustache ; Marguerite près de saint-Paul  ; l’inconnu de l’église de sainte-Geneviève et les détenus et les détenues qui se succédèrent dans la logette du mont Valérien : Antoine, Guillemette de Faussard, Jean de Houssai qui mourut en odeur de sainteté, Thomas Guygadon, Jean de Chaillot, Jean Le Comte, le vénérable Pierre de Bourbon, Séraphin de La Noue, enfin Nicolas de La Boissière qui y décéda, le 9 mai 1669, à l’âge de quarante-six ans.

Après lui, il n’y eut plus, au Mont Valérien, que des ermites vivant en commun, sous une règle presque semblable à celle de Cîteaux. Elle contenait cependant cette clause que ceux des ermites qui voulaient mener l’existence des premiers solitaires seraient, après examen, autorisés à s’interner dans une celle spéciale, à perpétuité ou pendant un an, six ou trois mois, quinze ou huit jours, avec liberté de rentrer dans la fraternité, au bout de ce temps.

La règle de Grimlaïc dut tomber, après un certain nombre d’années, en désuétude. Fut-elle même jamais appliquée d’une façon générale ? Cela ne nous est nullement démontré. L’importance qu’on lui attribue tient surtout à ceci que l’on n’en connaît aucune autre, car celle de saint Romuald n’est qu’un règlement intérieur d’abbaye, en somme.

Il en fut de même de l’ordonnance d’Œlred ; nous ignorons si elle eut force de loi chez les femmes  ; ce qui semble probable, c’est que, tout en suivant ces instructions dans leurs grandes lignes, nombre de reclus et de recluses les aggravèrent ou les adoucirent, selon l’endurance plus ou moins attestée de leur santé et l’étiage plus ou moins élevé de leur ferveur. Il y eut sans doute des statuts locaux, ajoutant ou retranchant aux textes de ces édits ; ce qui paraît, en tout cas, certain, c’est qu’à partir du neuvième siècle, les in-pace des débuts de la réclusion avaient disparu. Les logettes étaient devenues des cellules où l’on travaillait et où l’on priait, comme dans les cellules voisines du monastère. Nous possédons quelques renseignements sur ce point.

Hildeburge, qui vécut au douzième siècle, s’était retirée dans une petite demeure construite pour elle, sur le côté nord de l’église de son abbaye, par l’Abbé de saint-Martin de Pontoise et elle s’occupait à confectionner des ornements sacerdotaux et à coudre des habits de moines. À l’Abbaye du Bec, en Normandie, la mère de l’Abbé, le Vénérable Herluin, s’était, elle aussi, installée dans une chambre attenant à la chapelle du cloître et elle lavait les vêtements de la communauté et était chargée de mainte besogne domestique. Mabillon parle également du bienheureux Hardouin, reclus de l’abbaye de Fontenelle qui transcrivit et composa de copieux ouvrages. Ces prisonniers communiquaient donc avec les personnes du couvent et habitaient des pièces éclairées et munies du mobilier nécessaire à leurs travaux.

Il semble avéré, d’autre part, qu’à la fin du quinzième et au commencement du seizième siècle, ce fut pour certains reclusages la déchéance et la honte ; l’on peut, à ce propos, citer un prêtre du nom de Pierre, reclus de Saint-Barthélemy, à Lyon, qui sortait tranquillement de son ermitage et scandalisait les bonnes gens, en parcourant la ville.

Les récluseries continuèrent de subsister pourtant jusqu’à la fin du dix-septième siècle.

Dans le tome III de son dictionnaire des Ordres religieux, Hélyot nous entretient de la mère Jeanne de Cambry, fondatrice de l’institut de la présentation de la Sainte-Vierge, en Flandre, qui voulut achever ses jours dans la solitude, près de l’église saint-André, à Lille, où elle mourut, en 1639  ; et il nous nantit de vagues détails sur la liturgie, usitée à cette époque.

La mère de Cambry, dit-il, vêtue d’une robe de laine naturelle, grise, et accompagnée de deux de ses religieuses, tenant, l’une un manteau bleu, l’autre un voile noir et un scapulaire violet, les couleurs de son ordre, se prosterna aux pieds de l’évêque de Tournai qui l’attendait sur le seuil de l’église. Il la releva, la conduisit devant le grand autel, bénit les objets de la vêture, les imposa à la postulante qui émit ses vœux de clôture perpétuelle et fut menée, en procession, tandis que l’on chantait le « veni sponsa christi » jusqu’à sa cellule où le prélat l’enferma et scella la porte de son seing. Après la mère de Cambry, nous trouvons encore Marguerite La Barge, détenue à Saint-Irénée, à Lyon où elle trépassa, en 1692.

Celle-là est la dernière recluse que nous connaissions…

Aujourd’hui, reprit Durtal en souriant, une caricature existe près de Lyon, des anciens reclusages. Je me souviens d’avoir autrefois visité, alors que j’étais de passage dans cette ville, l’ermite du Mont-Cindre. On y allait en partie de plaisir. L’ermite était un brave homme, affublé d’une soutane, niché dans une maisonnette avec jardin paré de rochers en coquillages et de statues affreuses. Il vendait des médailles et semblait pieux. Le métier était sans doute bon, car un concurrent bâtissait une bicoque, près de sa hutte. Il est difficile, je crois, d’assimiler ces professionnels modernes aux farouches reclus des premiers temps.

Cette institution de la Recluserie, maintenant morte, a fourni des saints célèbres aux hagiologues : sainte Heltrude, sainte Hildeburge, saint Dragon d’Épinay, saint Siméon de Trèves, sainte Viborade, sainte Rachilde, sainte Gemme, la bienheureuse Dorothée, la patronne de la Prusse, la bienheureuse Agnès de Moncada, la bienheureuse Julia Della Rena, la vénérable Yvette ou Jutte, du pays de Liège, saint Bavon, le bienheureux Millory, le premier reclus de l’ordre de Vallombreuse, la bienheureuse Diemone et Jutta qui eut pour élève sainte Hildegarde, la bienheureuse Ève qui fut, avec Julienne de Cornillon, l’instigatrice de la fête du Saint-Sacrement, et combien d’autres dont les noms m’échappent ! se disait Durtal.

En résumé, la réclusion a fini, comme ont fini les monastères qui tombaient en poudre lorsque la Révolution les balaya, faute d’amour envers Dieu, faute d’esprit de sacrifice, faute de foi.

Elle a d’abord été terrible, puis indulgente et les peintures du trou aux rats et de la sachette de Notre-Dame de Paris paraissent inexactes, à l’époque où Victor Hugo les mit.

Pour moi, ce qui m’intéresse surtout, en dehors même de ce fait que, pendant les siècles de ferveur, le summum de la vie contemplative, l’effort suprême de l’âme voulant se fondre en Dieu, se sont sûrement produits dans ces geôles, c’est cette ressemblance que je relève dans la suite des âges, entre les reclus et les oblats.

Mais, l’heure s’avance ; assez rêver ; pensons aux choses matérielles et devenons le docile serviteur de la mère Bavoil. Quel malheur tout de même que d’avoir une bobine dans la cervelle et de se dévider ainsi ses récentes lectures ! C’est la faute de ces braves Carmélites dont les dures observances m’ont suscité le souvenir des reclusages ; allons, en voilà assez, filons. Et Durtal, après avoir acquis ses emplettes, se dirigea vers la gare. Il avait l’horreur des paquets et pestait après ces sacs dont les ficelles lui coupaient les doigts. — Tant pis, fit-il, je vais me débarrasser de la bouteille de chartreuse en la fourrant dans mes trousses ; la maman Bavoil en sera quitte pour gémir et me reprocher, une fois de plus, d’avachir les poches de mon pardessus.

Et il resongea à cette femme, en montant dans le train. Elle vivait maintenant dans le noir ; — plus de visions, plus de colloques avec Dieu ; — brusquement les effusions divines avaient cessé ; elle était redevenue ainsi que tout le monde  ; elle s’accusait d’avoir évidemment mérité cette disgrâce, en ayant peut-être trop causé de ces faveurs et elle se rongeait avec cette idée, tout en se résignant.

Qui sait, pensa Durtal, si, après la mort de l’abbé Gévresin, qui l’avait dirigée pendant des années et qui était fixé sur l’origine de ses visions, elle n’eût pas éprouvé de terribles ennuis avec de nouveaux confesseurs défiants ou ignares ou même très savants, — car ceux-là n’auraient pu faire autrement, du reste, que de la passer, pour leur gouverne, à la coupelle de l’obéissance et de l’humilité ; — qui sait si ce n’est pas dans l’intérêt de sa tranquillité que le seigneur, en lui retirant des privilèges qui n’importent pas d’ailleurs au salut de son âme, l’a dispensée de leur en parler ? tiens, quand elle s’attristera trop, j’essaierai avec cette opinion de la consoler.

VI

Punition méritée de la gourmandise, dit Madame Bavoil, en riant.

— Je renonce aux graisserons, s’exclama Durtal, en déposant sur son assiette une sorte d’éponge émincée en tranches et dont on avait calciné les bords.

— C’est ma faute, avoua Mlle de Garambois, très déconfite. J’ai mal grillé les tartines, mais aussi il aurait fallu un autre pain que cette chiffe préparée par le boulanger du village !

Mme Bavoil enleva les décevants graisserons et apporta un gigot que Durtal se mit en devoir de découper.

— Votre petit vin lutine aimablement le goût, fit M. Lampre. On sent que le terroir qui le produit se rapproche de Beaune.

— N’est-ce pas ?

— Je n’ai point eu le temps d’aller à la grand’messe, reprit Mme Bavoil qui servit des pommes de terre à l’anglaise pour assister le gigot. Il n’est rien survenu de neuf ?

— Non ; si, pourtant ; mais l’événement est maigre ; le père Titourne est arrivé pendant l’introït et il a été forcé d’aller s’agenouiller devant l’autel jusqu’à ce que le père Abbé lui ait permis, en frappant avec son marteau sur le pupitre, de se relever et de lui expliquer les causes de son retard ; et il est probable que ses excuses n’ont pas été reconnues valables, car, au lieu de gagner sa stalle, il a occupé la dernière place, celle des retardataires, au chœur.

— Oh ! fit Durtal, le père Titourne qui est un peu toqué est coutumier du fait ; je confesse ma gaieté lorsque je vois ce grand diable qui a une calotte noire et une figure blême de pierrot, se précipiter, bride abattue, dans l’église. Il a une façon alors de secouer les manches de sa coule qui vole et l’entoure comme d’un tourbillon. L’on dirait d’un Debureau s’agitant dans un bain d’encre.

— Ce qu’il doit en subir des coulpes, celui-là !

— Comment cela ? demanda Mme Bavoil.

— Mais oui, deux fois par semaine, le lundi et le vendredi, chacun s’accuse devant le chapitre réuni des fautes commises contre la règle. Ces fautes sont, cela va de soi, légères. On se reproche de ne pas s’être courbé assez promptement au gloria des psaumes, d’avoir déchiré son vêtement ou renversé son encrier, vous voyez cela d’ici. Le Révérendissime inflige au délinquant une punition qui consiste généralement en une prière et en l’obligation de faire satisfaction au réfectoire, c’est-à-dire de venir s’agenouiller devant sa table où il l’immobilise plus ou moins longtemps, suivant la gravité du délit ; mais ici le bon père Abbé ne laisse pas ses enfants moisir sur le sol, car ils ont à peine fléchi le genou qu’il les autorise d’un signe à retourner s’asseoir.

— Et tous les moines sont soumis à ces punitions qui sont humiliantes lorsqu’on les subit devant les hôtes ?

— Tous, profès, novices, postulants, convers ; le prieur n’en est pas non plus dispensé et l’Abbé même, après que les religieux ont terminé leur coulpe au chapitre, s’excuse devant eux de ses manquements à la règle et en fournit les raisons.

— Une tranche de gigot, Monsieur Lampre. — Non ? Une pomme de terre alors ?

— Non, fit Mlle de Garambois répondant à un appel d’yeux de Durtal ; je me réserve pour le pâté que j’aperçois : donnez-moi, en attendant, la salade qui l’accompagne, afin que je la retourne.

Et lorsqu’ils furent arrivés au dessert, tandis qu’elle grignotait des gâteaux et des pains d’épices, Mlle de Garambois reprit :

— Ne nous pressons pas, car il nous faut attendre le père Felletin pour le café, et il n’est jamais en avance. Puisque nous avons du temps devant nous, monsieur mon frère, ce serait peut-être le cas de tenir la promesse que vous avez toujours éludée jusqu’alors, de nous exhiber les documents que vous possédez sur l’oblature. Apprenez-nous au moins ce qu’elle fut puisque nous ne savons ce qu’elle est.

— Mais c’est une conférence que vous me demandez là !

— Du tout, prenez vos notes qui sont rangées avec soin, j’en suis sûre ; lisez-les simplement et, ça nous suffira.

— Je veux bien, moi ; seulement je vous préviens qu’aucune chronologie rigoureuse et qu’aucune discipline attentive des séries n’existent dans ce déballage de matériaux. Vous me saisissez à l’improviste ; vous devez donc accepter, sans vous plaindre, l’incohérence probable de cette leçon.

— Entendu, à condition cependant que vous ne nous fassiez pas languir.

Durtal sortit et revint, au bout de quelques instants, avec une liasse de cahiers.

— Voyons, fit-il, par où commencer ? par ceci d’abord, n’est-ce pas, que l’oblature n’est nullement, comme on le croit, une invention Bénédictine. Elle a fructifié avant qu’elle ne fût implantée dans notre institut, chez les prémontrés, chez les Templiers, dans d’autres Ordres ; on pourrait affirmer qu’elle a été dans le sang du Moyen-Age, tant elle répondait au concept religieux de cette époque.

On la trouve, en tout cas, au sixième siècle, où Séverin, abbé d’Agaune, — l’un des deux saints de ce nom qui servent de patrons à la bonne église saint Séverin de Paris, — régit une sorte de communauté où hommes et femmes vivent dans des maisons séparées et mènent une existence quasi monastique, sans se lier par des vœux ; on la trouve également, au siècle suivant, instaurée par les règles de saint Isidore et de saint Fructueux. Ce dernier décrète que si un laïque se présente dans l’un de ses monastères avec sa femme et de petits enfants, il sera, lui et les siens, assujetti aux règles suivantes : ils seront, les uns et les autres, soumis à la juridiction de l’Abbé qui disposera de leurs biens ; ils n’auront, de leur côté, à se préoccuper ni du vivre, ni du vêtement. Il leur sera interdit de causer ensemble sans permission ; toutefois, les enfants pourront voir leurs parents quand ils voudront, jusqu’au moment où ils seront en âge d’être formés aux coutumes du cloître.

Ajoutons, toujours en guise de préface, que les oblats sont désignés dans les chroniques et les nécrologes monastiques sous les noms : « d’oblati, d’offerti, de dati, de donati, de familiares, de commissi, de paioti, de fratres conscripti, de monachi laïci » et que les documents que j’ai recueillis sur leur compte sont extraits des annales Bénédictines de Mabillon, des annales de Camaldule de Mittarelli, du glossaire de la basse et de la médiocre latinité de Du Cange, surtout d’un travail d’ensemble de Dom Ursmer Berlière, paru, en 1886 et 1887, dans le messager des fidèles, la petite Revue Bénédictine de Maredsous ; malheureusement, dans cette étude, dense et fouillée, la confusion est visible entre les oblats, les converts et les reclus ; et il est, en effet, difficile de les différencier, leur vie étant souvent identique et les textes usant parfois de termes qui s’appliquent indifféremment aux uns et aux autres ; et, de même pour les oblates désignées souvent sous les vocables « d’oblatae, de conversae, d’inclusae ».

Pour Cîteaux, j’ai découvert quelques indications spéciales dans Manrique et le nain, dans les annales d’Aiguebelle, dans l’état intérieur des abbayes cisterciennes, au treizième siècle, de d’Arbois de Jubainville ; j’ai déniché aussi des notes dans d’autres bouquins ; c’est une salade mais moins bien retournée que celle que Notre Sœur l’oblate vous a préparée tout à l’heure.

Ces précautions oratoires…

— C’est le mot ! interrompit Mlle de Garambois, en riant.

— Ces précautions oratoires prises, je vous déclarerai qu’il y eut deux sortes d’oblats.

Ceux qui habitaient dans le cloître et ceux qui habitaient dans ses alentours.

La législation cistercienne est à peu près muette sur les seconds ; elle ne s’occupe guère que des premiers et encore est-ce à la cantonade.

Elle appelait de préférence les oblats intérieurs des familiers pour les distinguer de ceux qui restaient dans le monde et n’étaient pas astreints au célibat. Ils recevaient avec la tonsure, un costume à peu près semblable à celui des moines, prêtaient vœu d’obéissance et ne pouvaient changer de maison, sans l’autorisation du père Abbé ; mais ce genre de vie bâtarde devint une cause de dissipation pour les cloîtres et le chapitre général de 1233 les astreignit aux trois vœux de religion comme les pères ; — et celui de 1293 les supprima. Ils ont été rétablis depuis ; — mais je me perds dans mes notes, poursuivit Durtal qui remuait ses paperasses. Je passe, nous les rechercherons plus tard, s’il le faut.

Chez les Bénédictins proprement dits, les renseignements sont nombreux mais combien de fois trop brefs ! Nous savons qu’à la fin du huitième siècle, saint Ludger endossa l’habit et la coule au mont Cassin et qu’il y demeura deux ans et demi, sans s’y attacher par aucune profession monastique ; le même cas se présente, le siècle suivant, à l’abbaye de Fulde. Gontran, le neveu de l’abbé Raban-Maur, bien qu’il ne fût pas lié par les vœux conventuels et qu’il ne fût par conséquent qu’un oblat ou un familier, fut chargé par son oncle de la direction d’un prieuré dépendant de l’abbaye — ce qui prouve, entre parenthèses, que les oblats n’étaient pas moins considérés, au point de vue religieux, que les profès, à cette époque.

Enfin, tout en mentionnant les abus qui résultaient de l’oblature de gens qui se réfugiaient dans les monastères pour échapper aux servitudes des armées, un capitulaire de Charlemagne autorisa les laïques à résider, en faisant donation de leurs biens, dans le cloître de saint Vincent de Volturne.

Au neuvième siècle, au synode d’Aix-la-Chapelle, saint Benoît d’Aniane tenta d’interdire l’entrée des oblats dans les ascétères, mais son avis ne prévalut pas, car nous voyons en ce même temps des laïques et des clercs séjourner, après avoir revêtu le froc, dans les agrégations du mont Cassin, de Fulde, de saint Gall ; et, dans cette dernière, l’oblature prospérait, régulière et nombreuse, cent ans après.

Mais ce fut surtout à partir du onzième siècle, qu’elle prit une incroyable extension. Quelle était l’existence de l’oblat dans les cloîtres ? Nous n’ignorons pas qu’il naquit avant le convers, mais sur la façon même dont il vécut, au milieu des pères, nous en sommes réduits à des bribes de documents.

À Hirschau, dans la forêt noire, cinquante oblats remplissaient le rôle qui fut plus tard dévolu aux convers. Ils aidaient à construire les bâtiments, à défricher, à moissonner, et soignaient les malades. Ils semblent bien avoir été les premiers frères-lais, les « converti, les barbati » des cloîtres ; puis, quand ces frères furent créés et organisés, ils durent commencer à occuper cette situation mitoyenne, entre les pères et les convers, qu’ils ont gardée.

Les oblats que l’on appelait « paioti » au quatorzième siècle, subissaient un noviciat de deux ans ; on ne leur accordait pas le titre de frère et ils conservaient le nom et la tenue qu’ils portaient dans le siècle ; ils ne s’engageaient que par les vœux de stabilité et d’obéissance et, de même que les convers, ils n’avaient place, ni au chapitre, ni au chœur. Par contre, ils étaient admis au réfectoire où ils détenaient une place à part et ils profitaient de toutes les immunités et de tous les privilèges de l’Ordre.

— Alors, ils n’avaient pas de costume ? Demanda Mlle de Garambois.

— Attendez, répliqua Durtal qui fouillait dans ses papiers. D’après cette note sur les paioti que j’ai tirée de l’histoire de l’abbaye de saint Denys de Mme Félicie d’Ayzac, ils n’avaient pas, en effet, de costume ; mais voici d’autres documents qui avèrent qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Dans son livre des coutumes de Cluny, Ulric voulut que les oblats fussent affublés d’une livrée spéciale et le concile de Bayeux, cité par Du Cange, exigea qu’ils eussent un signe distinctif sur leurs habits ; de son côté, Mittarelli, dans ses annales de Camaldule, pense que les oblates de cette branche de l’ordre Bénédictin, s’attifaient d’une tunique et d’un scapulaire blancs et d’un voile noir ; enfin, parmi les planches du dictionnaire des ordres monastiques d’Hélyot, figure un oblat Bénédictin en costume. Il est accoutré d’une robe plus courte que celle des religieux et couvert d’un capuchon qui n’attient pas au vêtement ainsi que celui des moines — en somme ce capuchon est un bonnet mais moins pointu que la coiffure des pères.

— Oui, mais dans cette congrégation d’Hirschau que vous signaliez tout à l’heure, les oblats ne dépouillaient pas la défroque séculière, dit M. Lampre, et ils n’arboraient pas, par conséquent, l’uniforme dont vous parlez.

— C’est un peu la bouteille à l’encre ; les coutumes ont changé suivant les abbayes et suivant les siècles. Il est évident aussi que les obligations des oblats dans les cloîtres varièrent, selon leur capacité et selon les âges ; le labeur manuel était réservé aux illettrés et les travaux intellectuels étaient au contraire destinés à ceux qui pouvaient rendre des services, comme traducteurs, comme copistes, comme écrivains ; le bon sens l’indique ; les uns étaient des pseudo-convers et les autres de pseudo-pères.

Plus tard, au seizième siècle, « les Déclarations de saint Maur » nous apprennent encore que chaque abbaye de fondation royale possédait un moine appelé « oblat ou lay » dont la nomination appartenait au roi. Il y envoyait généralement un vieux soldat infirme ou blessé ; ses fonctions consistaient à sonner les cloches, à balayer l’église, à en ouvrir et à en fermer les portes ; c’était un simple domestique ; l’abbaye lui assurait le vivre, le coucher et les nippes ou bien il recevait, à son choix, une pension montant de soixante à cent livres. Ce genre d’oblat disparut, en 1670, époque de la fondation de l’hôtel des invalides.

— Vous avez été les ancêtres des invalides ! s’exclama M. Lampre.

— Et des petits séminaristes aussi. La vieillesse et l’enfance, les deux extrêmes ; car le chapitre 59 de la Règle traite des enfants offerts par leurs parents aux cloîtres ; et, en effet, pendant des siècles, les Bénédictins ont élevé des petits oblats dans leurs maisons ; c’était une pépinière de futurs moines ; à l’heure actuelle, ce système est tombé en désuétude, dans notre pays ; mais il subsiste encore, à ma connaissance, dans une abbaye de l’obédience de Dom Guéranger, à saint Dominique de Silos en Espagne.

— C’est malheureux pour les cérémonies et surtout pour le chant de n’avoir plus de petits garçons dans les cloîtres, fit Mlle de Garambois.

— Évidemment, mais les pensionnats sont un sujet de dissipation et de bruit dans les monastères qui ont besoin de silence et de paix. Ce genre d’oblats n’ayant aucun rapport avec ceux qui nous intéressent, je ne m’y attarderai pas davantage et, pour en finir avec les autres, je note que l’oblature claustrale s’est continuée jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. Nous rencontrons encore, à cette époque, des oblats au mont Cassin, à Subiaco, en Allemagne, en France, où ils furent supprimés avec les moines par la Révolution.

L’oblature a repris naissance avec Dom Guéranger lorsqu’il a rétabli, à Solesmes, l’Ordre Bénédictin.

À l’heure présente, les oblats vivant dans l’intérieur des couvents ont le choix entre endosser l’habit monastique et alors leur vie est la même que celle des pères, ou garder le vêtement séculier et alors leur existence est celle des retraitants et des hôtes. M. Cartier, qui a traduit sainte Catherine de Sienne et Cassien, écrit une vie de fra Angelico et de denses études sur l’art religieux, a demeuré de la sorte, en laïque, pendant des années, à Solesmes.

Voilà, grosso modo, les informations que j’ai recueillies sur les oblats de l’intérieur des cloîtres. Passons maintenant à la deuxième classe des affiliés, à ceux qui résidaient près ou dans les alentours des prieurés et des abbayes.

Cette classe peut se subdiviser en plusieurs séries.

Ceux qui prêtaient le serment d’obéissance et ne souscrivaient à aucune convention pécuniaire. — Ceux qui s’asservissaient au monastère, tout en restant dans leur famille et conservant la propriété et l’usage de leurs biens, à condition de payer un cens dont le taux était fixé par l’Abbé. — Ceux qui faisaient donation de leur avoir à l’abbaye qui le leur rendait à titre de bénéfice, ou leur en laissait l’usufruit, ou leur octroyait en échange la subsistance dans leur propre logis.

— Je m’y perds ! s’écria Mlle de Garambois.

— Mais non, écoutez ; il y avait ceux qui payaient et ceux qui ne payaient pas.

Pour ceux qui conservaient leur argent, ça va tout seul ; — pour les autres ce sont seulement les conditions qui varient ; les uns soldaient un impôt, les autres ne concédaient que la propriété de leur pécune tout en en gardant la jouissance, leur vie durant ; les autres ne donnaient d’une main que pour reprendre de l’autre ; les derniers enfin pratiquaient un échange et, ici, j’appelle votre attention sur ces contrats de réciprocité qui sont absolument les mêmes que ceux usités pour les reclus.

À Cîteaux, j’ai découvert un procédé différent encore ; les oblats mariés allouaient à l’abbaye qui les entretenait pendant leur existence, une sorte de pension de retraite, car leurs biens retournaient au monastère, moitié au décès du mari et moitié au décès de la femme.

La première catégorie de ces oblats extérieurs, de ceux qui ne signaient aucun engagement financier et n’étaient liés que par le vœu d’obéissance, fut la plus nombreuse aux onzième et douzième siècles. On note ces oblats de deux sexes installés près des principaux centres des congrégations de Cluny et d’Hirschau.

La seconde catégorie, celle des gens qui s’asservissaient moyennant un cens et en continuant à être domiciliés hors des clôtures, se nomma en termes vulgaires « les serfs des quatre deniers ». Le glossaire de Du Cange nous fournit des renseignements détaillés sur leur compte. Le rite de la cérémonie était une imitation de l’asservissement féodal.

Le postulant se présentait, nu-pieds, avec une corde quelconque, quand ce n’était pas celle de la cloche, enroulée autour du col ; il se plaçait sur la tête quatre deniers qu’il déposait ensuite avec ses armes sur l’autel ; et, prosterné devant l’Abbé, il lui jurait obéissance, les mains jointes entre les siennes ; les femmes abandonnaient d’habitude, en signe de féauté, un bijou sur l’autel ; et une charte contenant les raisons et les clauses de cette sujétion était ensuite classée dans les archives de l’abbaye.

En voici une transcrite par la petite Revue Bénédictine et extraite du cartulaire du cloître autrichien de Melck. Elle remonte au treizième siècle.

« Qu’il soit porté à la connaissance de tous les fidèles que les parents d’Adélaïde, entièrement libres et nobles et n’ayant jamais été attachés à aucun homme par les liens du service, se sont offerts à Dieu, à la sainte croix et à saint Pancrace, dont les reliques reposent dans ce monastère consacré en l’honneur des saints apôtres Pierre et Paul et de saint Coloman, martyr, sous l’abbé Conrad et son successeur Dom Réginald, à raison de payer un cens annuel de cinq deniers dans ce monastère ; à condition également de trouver auprès des saints susmentionnés une maison de refuge si jamais l’on tentait de les réduire en servage. Les témoins tant défunts que survivants sont inscrits dans le cartulaire dudit monastère. »

— Ce n’est plus quatre, c’est cinq deniers que ceux-là payent, remarqua M. Lampre.

— Oui, il est probable que les seigneurs et gens riches acceptaient l’augmentation de ce genre d’impôt ; les quatre deniers étaient sans doute le minimum exigé ; je le pense du moins. Je continue :

Parfois même des seigneurs affranchissaient leurs serfs, sous la réserve qu’ils acquitteraient une redevance à une abbaye.

Voici un modèle de cette sorte de charte ; — celle-là date du onzième siècle et provient du trésor des anecdotes de Bernard Pez.

« Adelard donne à l’abbaye de saint-Emmeran, à Ratisbonne, sa propre serve Théoburge avec ses deux fils Harold et Enold, à la condition que cette serve paiera, chaque année, la somme de douze deniers à l’autel de saint-Emmeran et ses deux fils, à la mort de leur mère, un cens annuel de six deniers. »

Quant à la troisième série, celle des bénéficiaires et des usufruitiers, elle paraît avoir été nombreuse et justifiée surtout par ceci, qu’en dehors même du désir de participer aux prières des moines, les oblats voulaient obtenir le droit de sépulture au cloître, après leur trépas.

Et les promesses des abbés à ces affiliés n’étaient pas vaines. La preuve est qu’au douzième siècle, entre les deux abbayes d’Admont et de Salzbourg, il fut convenu que dès que l’on aurait appris le décès d’un oblat dépendant de l’un ou de l’autre de ces couvents, on sonnerait le glas et on réciterait pour l’aide du défunt les six psaumes : Verba mea — Domine ne in furore — Dilexi — Credidi — De Profundis — Domine exaudi — puis l’oraison Dominicale, le verset « A porta inferi » et l’oraison « Absolve Domine » et cela pendant sept jours, consécutifs, sans préjudice d’une messe conventuelle et de six cierges brûlés pour le repos de son âme.

— Ah bien ! s’exclama M. Lampre, vous pouvez, sauf votre respect, vous taper, si vous vous imaginez que la congrégation de Solesmes reprendra en votre honneur ces us charitables d’antan !

Durtal rit.

— Nous n’en réclamons pas tant, n’est-ce pas, ma sœur l’oblate ?

— Pourquoi pas ? Cette coutume me semblerait à moi très naturelle ; mais avec tout cela, nous ne voyons pas bien quelles étaient, en dehors des taxes d’argent, les obligations de l’oblat.

— Elles ont varié suivant les monastères ; cependant une condition, sine qua non, figure sur toutes les cédules d’oblature, celle de l’obéissance.

— Et vous ne la formulez même point maintenant ! s’écria M. Lampre. Cette clause, la seule exigée, la seule dont on soit sûr, n’est même pas mentionnée sur vos rituels d’oblature ; non, je vous l’ai dit, lorsque vous m’avez demandé pourquoi, — moi qui suis un des plus anciens commensaux du Val des Saints, — je n’étais pas votre confrère en saint Benoît, l’oblature, telle que les moines contemporains la conçoivent, est une véritable blague !

— Oh ! protesta Mlle de Garambois.

— Parfaitement et retenez bien ceci, tous les deux : il n’y a rien à tenter avec les Bénédictins de France. Pour développer le rameau d’un ordre, il faut d’abord l’aimer et ensuite avoir l’esprit de prosélytisme. Les franciscains ont cela et leurs tertiaires sont pour eux de réels frères. La glorieuse paternité Bénédictine n’acceptera jamais que l’on se rapproche trop d’elle. Vous ne voulez pas me croire… vous verrez… vous verrez.

— Je poursuis, reprit Durtal, — qui ne jugea pas nécessaire de répondre ; — quelquefois, le vœu de chasteté était joint à celui de l’obéissance ; et remarquez que ces vœux étaient, ainsi que ceux des profès, perpétuels. Ceux qui s’en déliaient étaient envisagés tels que des renégats et pouvaient être contraints par les lois ecclésiastiques de rentrer sous l’obédience de leurs supérieurs. Ce cas s’est produit à l’abbaye de saint sauveur, à Schaffouse. Dudon, un oblat, — celui-là vivait dans l’intérieur de la maison, — rejeta, un beau jour l’oblature, reprit ses biens et quitta le cloître. L’Abbé en appela au pape Urbain II qui menaça Dudon de le retrancher de la communion des fidèles, s’il ne rétractait pas son apostasie et son sacrilège. Un synode fut réuni, sur les ordres de Sa Sainteté, à Constance, pour juger le coupable qui fut condamné à réintégrer l’abbaye, à restituer, sans esprit de retour, ses biens ; et il dut, en sus, accomplir la punition que lui infligea pour son crime le père Abbé. On n’y allait pas de main morte en ce temps-là !

— Oui, je sais que les oblats étaient considérés comme personnes ecclésiastiques par le droit canon, et qu’ils étaient dotés du privilège de l’exemption de l’ordinaire, dit M. Lampre. Et la liturgie de la prise d’habit et de la profession, avez-vous enfin déterré des renseignements sur elle ?

— Pas encore ; il résulte cependant du texte de Mittarelli que, chez les camaldules, les professions des oblats étaient souvent identiques à celles des moines, avec cette différence néanmoins que l’église ne les reconnaissait pas solennelles et indissolubles.

Ajoutons, pour achever ce déballage un tantinet incohérent de notes, que les oblats pouvaient être célibataires ou mariés, laïques ou prêtres ; que les oblats pouvaient dépendre d’un couvent de femmes et les oblates d’un couvent d’hommes. Là, les informations abondent. Pour indiquer une source, vous lirez, dans les annales de Mabillon, qu’un certain nombre d’oblats avait fait à l’abbesse de sainte Félicité, à Florence, promesse d’obéissance, de conversion des mœurs et de continence.

— Il ressort de tout cela, monsieur mon frère, que c’était chose fort sérieuse que l’oblature au Moyen-Age.

— Mais oui et les papes la tenaient en haute estime. Tenez, écoutez cette phrase d’une bulle d’Urbain II adressée à l’Abbé d’Hirschau : « L’Oblature ne mérite que des éloges et est digne d’être perpétuée par la raison qu’elle est une reproduction de l’état primitif de l’église. Nous l’approuvons donc, nous l’appelons un institut saint et catholique et nous la confirmons. »

Sa Sainteté Léon XIII n’a donc fait que répéter les éloges de son prédécesseur du onzième siècle lorsqu’il a, dans un bref rendu, le 17 juin 1898, sur la demande de Dom Hildebrand de Hemptinne, abbé de saint Anselme à Rome et primat de l’ordre de saint Benoît, prôné l’établissement des oblats Bénédictins et déclaré qu’il fallait l’aider et le propager.

Tels sont les documents que je possède sur la classe des oblats de l’extérieur ; j’ai vidé mon sac, Mademoiselle ma sœur ; ne m’en demandez pas plus.

— Mais si, parlez-moi plus spécialement des oblates ; vous pouvez bien penser que c’est à elles surtout que je m’intéresse.

— Vous en savez autant que moi puisque, je vous l’ai dit, aucune différence n’a existé entre elles et les oblats de l’autre sexe. — Allons, vous avez de la chance, poursuivit Durtal qui fouillait, en lui répondant, dans ses papiers. — Voici des extraits qui les concernent et que j’ai copiés à la bibliothèque de l’abbaye, dans les annales de Mabillon.

Dès le septième siècle, on trouve ces affiliés près des cénobies ; mais c’est surtout au dixième siècle, qu’elles abondent, à saint Alban, à saint Gall, surtout ; au onzième, elles s’attachent aux monastères de la Souabe, et, en France, elles foisonnent. À Flavigny, la mère de Guilbert, abbé de Nogent, se retira dans une cellule construite près de l’église ; à Verdun, la mère de saint Poppon de Stavelot et la bienheureuse Adelwine vinrent se fixer auprès du couvent de saint Vanne. Sainte Hiltrude résida près de l’abbaye de Liessies dont son frère Gondrade était l’abbé ; les deux sœurs de saint Guillaume habitèrent auprès de son monastère de Gellone. Les chroniques de saint Gall nous ont conservé les noms des Wiborade, des Richilde, des Wildegarde. Sainte Wiborade, la plus connue, se réfugia près de l’abbaye où son frère Hitton s’était fait moine ; elle apprenait le psautier, reliait les manuscrits et tissait les étoffes des bélamies et des robes. La mère du bienheureux Jean De Gorze, le réformateur des cloîtres de Lorraine, fut admise à loger dans un bâtiment contigu à la clôture dans laquelle était interné son fils ; elle recevait le vivre des religieux et s’occupait, de son côté, de coudre et de réparer les vêtures.

La plupart d’entre elles étaient oblates et recluses, à la fois, et si vous voulez mon avis net, eh bien, pour moi, plus j’y réfléchis et plus je suis convaincu que la première forme de l’oblature a été la réclusion ; et, ici, je suis en mesure de vous citer sans arrêt des noms : Walburge qui, avant d’avoir été abbesse à Juvigny, avait été l’une des oblates recluses de Verdun ; Cibeline, qui demeurait, dans les mêmes conditions, près de l’ascétère de saint Faron de Meaux et Hodierna près de celui de saint Arnoul, à Metz ; mais la litanie de ces pieuses femmes, Bénédictines ou séquestrées, serait dépourvue de profit.

— Il est, en effet, fort difficile, dit M. Lampre, de discerner celles des oblates qui furent recluses de celles qui ne le furent point.

— Pour la majeure partie, c’est impossible ; cependant, d’autres ne peuvent certainement figurer au nombre des prisonnières, par exemple Agnès, l’impératrice d’Allemagne, au onzième siècle, qui fit oblation au monastère de Fructuaria ; elle y passait ses journées dans la prière, confectionnait des habits pour les pauvres, soignait les malades et les visitait fréquemment. Puisqu’elle quittait son couvent pour remplir ces œuvres de miséricorde, elle n’était pas recluse.

En général, les oblates, qui étaient souvent des mères ou des sœurs de religieux désirant vivre auprès de leur fils ou de leur frère, lavaient et reprisaient le linge de la communauté, brodaient des ornements sacerdotaux, fabriquaient des hosties et d’aucunes pansaient les infirmes des environs. Elles se couvraient d’habitude de la robe monacale et d’un voile noir.

Autre note, continua Durtal, et toujours extraite de Mabillon. À Fontenelle, lors de l’invention du corps de saint Vulfran, les Bénédictins confièrent la garde de ses reliques à une dame qui avait renoncé au monde et revêtu un habit religieux.

— Savez-vous que c’est flatteur pour nous de compter parmi nos ancêtres une impératrice d’Allemagne, dit en souriant, Mlle de Garembois.

— Oh ! elle n’a pas été la seule ; elle a eu pour frères oblats de nombreux monarques. Louis Le Débonnaire fut oblat de saint Denys ; le roi Lothaire, de saint Martin de Metz ; Garcias, roi d’Aragon, de saint Sauveur de Leire ; le roi des germains Conrad, de saint Gall ; Alphonse, souverain de Castille, de Sahagun ; le roi de France, Louis Le Jeune, du monastère du christ de Cantorbéry ; le roi Saint Henri, votre patron, de saint Vanne de Verdun…

— C’était sans doute plus honorifique que réel, remarqua M. Lampre.

— C’est possible ; mais il n’en demeure pas moins acquis que l’oblature fut assez bien fréquentée ; du coup, c’est clos, la séance est levée ; je réemballe mes notes.

— Eh bien, et sainte Françoise Romaine, notre patronne, que vous avez oubliée ?

— Tiens, c’est vrai ; elle fut une grande sainte et une admirable visionnaire ; mais son œuvre, rattachée à la branche des olivétains, est un peu spéciale et n’a plus qu’un rapport déjà lointain avec les oblats vivant autour et dans l’intérieur d’un cloître.

Ses oblates, à elle, furent de véritables religieuses, menant la vie conventuelle et formant un ordre à part voué au traitement des grabataires. Vous en connaissez les règles ; elles sont encore suivies par les moniales de la tour des miroirs qui se sont perpétuées à Rome, depuis sa mort.

Quatre Carêmes par an ; hors ce temps, trois jours de la semaine mais seulement au dîner, permission d’user d’aliments gras. Jeûne les vendredis et samedis ; six heures de sommeil en tout ; elles ne sont pas cloîtrées et peuvent sortir pour distribuer des secours aux nécessiteux et aux alités, mais c’est toujours en voiture fermée ; elles ont conservé le vêtement des veuves, tel qu’il était au temps de la sainte ; elles pratiquent l’office divin et travaillent en cellule.

Mais j’y pense ; pourquoi, amoureuse comme vous l’êtes de l’oblature, n’êtes-vous pas entrée dans ce couvent ou, si vous jugiez le climat de l’Italie hostile, ne vous êtes-vous pas établie religieuse en France, où une congrégation similaire existe à Angers et à Paris « les Servantes des Pauvres, oblates régulières de saint Benoît »  ?

— Merci, moi, je suis de la communauté de Solesmes ; je n’ai rien à démêler avec ces ramilles entées sur le tronc de saint Benoît ; ce ne sont pas des Bénédictines proprement dites.

— Bah !

— Je vous fais compliment, ma nièce, fit ironiquement M. Lampre ; vous êtes une digne fille de l’agrégation de France. Hors d’elle, point de salut ; ne sont Bénédictins que ceux qui relèvent de Solesmes.

— Évidemment.

— Eh bien, et les Bénédictins de Jouarre qui ont restauré une abbaye d’une certaine célébrité et d’une certaine ancienneté, je pense, ce ne sont pas des Bénédictines ?

— Elles sont indépendantes, tiennent des classes, chantent mal l’office, ne sont pas dirigées par des pères Bénédictins. Ce n’est point cela.

— Et le prieuré des Bénédictines du Saint-Sacrement de la rue Monsieur, à Paris ?

— Ce sont des Sacramentines.

— Mais saperlotte ! s’exclama M. Lampre ; elles observent plus exactement la règle de saint benoît que vos jeunes Bénédictines ; elles ont le service de nuit, le maigre plus fréquent, et elles chantent le plain-chant, d’après la méthode de Dom Pothier, que voulez-vous de plus ?

— Rien, sinon que l’office divin n’est pas leur unique fonction ; tout est là.

— Voilà, dit M. Lampre s’adressant à Durtal, voilà les idées que ma nièce a rapportées de son séjour auprès des cloîtres !

Durtal riait de cette dispute entre l’oncle et la nièce ; ce n’était pas d’ailleurs la première à laquelle il assistait.

Toutes les fois qu’il s’agissait de l’ordre de saint Benoît, les querelles commençaient entre ces deux êtres, chacun finissant par exagérer ses opinions, pour exaspérer l’autre ; la vérité était que Mlle de Garambois rééditait, en les prenant au sérieux, les théories du père Titourne, ce toqué dont tout le monde se gaussait au Val des Saints ; de bonne fois, elle et lui, s’imaginaient rehausser le prestige de la congrégation de France, en rabaissant les autres.

— Avec ce système-là, s’écria M. Lampre, l’on en arriverait à refuser le droit d’endosser la coule noire aux Bénédictins de la pierre-qui-vire, qui ont été fondés, eux, par un saint ; et cependant les fils du p. Muard, rattachés à la congrégation du Mont-Cassin, suivent la primitive observance, s’éveillent dans la nuit pour les matines et les laudes, pratiquent l’abstinence par tous les temps ; leur régime est à peu près aussi dur que celui des trappes ; et, en outre de l’office divin, ils prêchent, ils défrichent les âmes dans le nouveau-monde ; ils sont, en un mot, les plus fidèles disciples de saint Benoît. N’est-ce pas vrai ?

— Oui, répondit Durtal ; mais je vous avoue que, personnellement, l’idéal surélevé de Dom Guéranger m’enchante. Je ne vois pas l’utilité pour les Bénédictins de prêcher et d’enseigner. Il y a des ordres particuliers, dont c’est la tâche ; d’autre part, des ordres pénitentiels figurent dans la lignée même de saint Benoît ; les moines noirs n’ont donc pas à faire double emploi avec eux. Dom Guéranger a limité leur mission et précisé leur but ; il les a marqués d’une empreinte originale, en les différenciant justement d’avec les autres instituts.

Sa conception de l’« Opus Dei », des messes, des heures canoniales exécutées avec art, célébrées en grande pompe, cette idée du luxe pour Dieu est, selon moi, très belle ; il siérait que les moines, chargés de la réaliser, fussent en même temps des artistes, des savants et des saints ; c’est beaucoup demander, je le sais ; mais enfin, en tenant même compte du déchet, l’œuvre n’en est pas moins magnifique !

— Voilà donc, s’écria Mlle de Garambois, quelqu’un qui rend justice à Dom Guéranger !

— On juge l’arbre par ses produits, répliqua M. Lampre. Qu’est-ce que la congrégation de France a donné ?

— Comment, ce qu’elle a donné ? Mais vous ne l’ignorez pas plus que moi ! Faut-il donc répéter que Dom Guéranger a restauré les études liturgiques, Dom Pothier le plain-chant, et Dom Pitra la symbolique, en réunissant son spicilège qui forme des volumes précieux pour quiconque veut comprendre l’âme et l’art du moyen-âge ; enfin il existe du père Le Bannier une traduction en un vieux français vraiment exquis des méditations de saint Bonaventure : c’est aussi fort, dans son genre, que les contes drolatiques de Balzac.

— Et maintenant ?

— Maintenant ! dame, je ne suppose pas pourtant que l’ordre soit à bout de sang. En tout cas, il peut revendiquer un maître livre, « le Traité de l’oraison » de Madame l’Abbesse de sainte Cécile ; rappelez-vous, entre autres inoubliables pages, celle où elle explique les degrés de la vie mystique par les phrases du pater, prises à rebours, c’est-à-dire en commençant par la dernière pour finir par la première. Un autre volume très bien renseigné, très lucide et, qui plus est, écrit dans une langue musclée, toute moderne « Le livre de la prière antique », par Dom Cabrol, prieur de Farnborough, est à citer aussi ; eh bien mais, il me semble que c’est déjà quelque chose !

— Mon cher, désirez-vous connaître mon opinion, eh bien, vous et ma nièce, vous n’êtes pas au fond des Bénédictins, vous êtes des Guérangistes !

— Tiens, voilà qu’on se dispute sur notre dos ! dit le père Felletin qui entra.

— Asseyez-vous, père.

— Et j’apporte le café, fit Mme Bavoil ; vrai, reprit-elle, s’adressant au moine, vous arrivez à temps. J’entends de ma cuisine ce que l’on peut appeler un chinage de vos frocs.

— Voyons, de quoi M. Lampre nous accuse-t-il encore ?

— De tout, répondit Mlle de Garambois. Il vous reproche de ne pas fournir de fruits, d’être dévorés par la superbe en vous croyant les seuls Bénédictins du monde ; il se plaint enfin que vous ne suiviez pas les règles du Patriarche.

— C’est bien des griefs à la fois. Les fruits ? Mais l’arbre ne fut point stérile, je pense ; vous n’avez qu’à ouvrir, pour vous en assurer, la bibliographie des Bénédictins de la congrégation de France, éditée par Dom Cabrol. — En histoire, vous trouverez les doctes et les patients ouvrages de Dom Chamart et de Dom De Fonneuve, — en hagiographie, des vies de sainte Cécile, de saint Hughes De Cluny, de sainte Françoise Romaine, de sainte Scholastique, de saint Josaphat, — dans le monasticum, les moines d’Orient de Dom Besse, — dans la liturgie, les savants articles de Dom Plaine, — dans la paléographie musicale, les travaux de Dom Mocquereau et de Dom Cagin, — dans la symbolique, les magistrales études de Dom Legeay.

— Oui, celles-là, je les connais, dit Durtal ; ces travaux sur le sens allégorique des écritures sont, en effet, médullaires et saisissants ; malheureusement, ils sont épars en des brochures et des tirés à part de revues ; aucun éditeur, pas même les cloîtres qui disposent d’une imprimerie, tels que Solesmes et Ligugé, n’ont eu le courage de les réunir et ce serait pourtant autrement glorieux pour la renommée de l’ordre que ces vies de saints dont vous parlez !

— La superbe ? reprit le père Felletin. Ne la confondez-vous pas avec l’esprit de corps qui est une fierté mal placée, injuste quelquefois, mais qui est issue de la solidarité de gens vivant ensemble, enfermés, et dont le champ de vision est fatalement restreint. Dans l’armée, le dragon s’estime supérieur au cavalier du train et le tringlot, parce qu’il monte à cheval, se juge fort au-dessus du fantassin. C’est inévitable ; il faut, pour faire aimer l’état sur lequel on dirige des néophytes, les persuader qu’il est le plus beau et le meilleur de tous. Ce n’est pas bien méchant, en somme.

— Non, et c’est inéluctable, dit Durtal. Il y a dans les Ordres, quels qu’il soient, un microscope spécial qui change les fétus en poutres. Un mot, un geste insignifiant, sans portée autre part, prend des proportions inquiétantes dans un cloître ; on rumine sur les actes les plus simples pour y loger des dessous ; la critique la plus bénigne, la plaisanterie la plus inoffensive, deviennent des attentats. Par contre, il suffit qu’un religieux produise une œuvre quelconque pour qu’aussitôt la gloire du clocher naisse. Il y a le grand homme de monastère, de même qu’il y a le grand homme de province ; c’est puéril et c’est touchant ; mais, vous le dites très bien, cela dérive de l’esprit de corps et d’une existence rétrécie et mal renseignée sur les alentours.

— Quant à ne pas suivre les préceptes de saint Benoît, poursuivit le moine qui sourit à la remarque de Durtal, cela est plus grave. En quoi, mon cher Monsieur Lampre, ne les suivons-nous pas ?

— C’est pourtant clair ; la règle de saint Benoît, ainsi que la plupart des règles des autres instituts d’ailleurs, se compose surtout d’avis généraux et de conseils. Les points, en dehors des prescriptions liturgiques qu’elle précise comme devant être strictement observés, sont plutôt rares. Or, ce sont ceux-là dont vous ne vous souciez guère. Ainsi, les moines doivent coucher tout habillés et en dortoir, ils doivent réciter matines, avant l’aube, ils doivent, sauf les malades et les infirmes, s’abstenir de la chair des quadrupèdes, par tous les temps — et vous couchez déshabillés et en cellules, vous récitez l’office après l’aurore et vous mangez de la viande.

— De quadrupède, s’écria Mlle de Garambois, mais alors la volaille qui n’a que deux pattes est permise !

— Il y a belle lurette, fit Dom Felletin, en souriant, que des accusations de ce genre ont été lancées contre nous. Sans parler de la querelle de saint Bernard et de Pierre Le Vénérable, à ce sujet, rappelez-vous que dans sa dissertation pour prouver que l’hémine de vin accordée par jour aux moines était de demi-setier, Dom Claude Lancelot, l’un des solitaires de Port-Royal, reprochait déjà aux Bénédictins du dix-septième siècle de tricher sur les heures des repas ; — ce que nous faisons, nous aussi, en carême ; et il déclare que l’on ne doit manger qu’après l’heure de vêpres, c’est-à-dire, le soir.

Or, les Trappistes, si rigoureux pour eux-mêmes, ne peuvent plus supporter cette abstinence. Il est, en effet, impossible de se tenir debout, de deux heures du matin, comme eux ou même de quatre heures, comme nous, sans prendre aucune collation jusqu’à quatre heures du soir ; la tête tourne et les détraquements d’estomac et les névralgies sévissent. Il a bien été nécessaire dès lors de frauder et de situer, en carême, les vêpres, avant midi, c’est-à-dire avant l’heure du repas ; et croyez bien que, malgré cet adoucissement, je dispense encore la plupart de mes novices du jeûne jusqu’à midi. Je leur concède, le matin, le frustulum ; ne fût-il que d’une goutte de café noir et d’une miette de pain, il suffit pour empêcher les vertiges et les migraines. Vous ne vous doutez pas combien, dans une existence, privée d’exercice, la santé se débilite surtout lorsque la nourriture est peu succulente, privée de viandes saignantes et alourdie par l’abus des farineux. À la fin du carême, où le pain même est mesuré et où personne ne mange à sa faim, les caractères sont changés. Tout le monde s’impatiente et s’énerve ; l’on pèche contre la charité à mesure que les austérités s’accroissent ; est-ce enviable ?

— Le rosbif lénifie l’âme et le poisson l’irrite ! Dit Durtal, en riant.

— Hélas ! Nous avons des corps débilités de pères en fils maintenant et leurs infirmités se répercutent sur le moral ; c’est une humiliation que le seigneur nous inflige ; il est donc prudent de ne point la négliger ; sinon alors, il n’y a plus qu’à renvoyer les meilleurs de nos sujets parce qu’ils ne peuvent résister aux jeûnes, ou à muer le monastère en hôpital !

Et puis, vous vous imaginez que les Bénédictins se nourrissent constamment de viandes et c’est absolument faux ; la vérité est que nous usons d’aliments gras, plusieurs fois la semaine, sauf en Carême et en Avent. Ajoutez à ces deux saisons, où nous sommes voués au maigre, les quatre-temps, les vigiles, la Semaine Sainte, d’autres fêtes et vous constaterez que nous pratiquons l’abstinence, les deux tiers de l’année, et endurons au moins une centaine de jeûnes.

En tous cas, ces atermoiements que voulut l’église, qui a également desserré les observances des fidèles, sont prévus par notre règle et amplement justifiés par l’affaiblissement des constitutions et par une vie sédentaire d’études qu’il serait impossible de mener avec un nutriment de légumes et d’eau.

Remarquez aussi que si je suis très large pour ceux de mes novices dont le tempérament est délicat, je le suis beaucoup moins pour les autres. Je laisse parfaitement le frère de Chambéon, ce trabucaire du bon Dieu, qui est doué d’une complexion de fer, jeûner tant qu’il veut, et éclabousser de sang les murs de sa cellule, tant il se frappe. Il n’en est pas moins joyeux et dispos, c’est parfait ; mais ce genre d’opérations, je l’interdirai toujours aux autres, tant qu’il ne me sera pas démontré qu’ils le subiraient sans dam.

— C’est le vendredi que vous vous fustigez, en récitant le miserere, avec la discipline ?

— Oui, et le mercredi aussi, dans les temps de pénitence ; et chacun est maître d’endosser le cilice, si sa santé le tolère. Nous ne sommes donc pas aussi exempts de macérations que paraît le croire M. Lampre.

Quant au système des cellules remplaçant les dortoirs dont parle la règle, il n’a nullement été innové par Dom Guéranger. Il existait déjà, au quinzième siècle, dans les congrégations de sainte Justine et de Valladolid et il s’est continué jusqu’à nos jours ; le dortoir présente d’ailleurs plus d’inconvénients que d’avantages et il en est de même du coucher, tout habillé ; les moines sont libres d’agir, à ce point de vue, comme bon leur semble ; cependant, pour ceux qui sont peu soigneux de leur personne, la malpropreté qui résulte du non déshabillage permet de désirer qu’on le proscrive ; enfin, vous voudrez bien observer qu’en ce qui concerne le changement d’heure des matines, il consiste en une simple transposition de l’horaire et que nous n’y gagnons pas une minute de repos de plus. Ceux qui se lèvent à deux heures de la nuit, ainsi que les cisterciens, se couchent à sept heures, en hiver et à huit en été, mais alors ils ont une heure de sieste, après midi. Nous, nous ne nous couchons guère avant neuf heures et nous sommes debout à quatre. Comptez et vous découvrirez que le sommeil est de sept heures, et qu’il est le même pour les uns et pour les autres.

Et puis, voyez-vous, pour juger équitablement la congrégation de Solesmes, il convient de se référer à ses origines. Dom Guéranger qui la fonda mourut à la peine, après s’être débattu, toute sa vie, dans des questions d’argent ; — et il fallait avoir l’âme robuste et gaie de ce moine pour ne jamais désespérer et poursuivre quand même son œuvre ! — Eh bien, quand il décéda, il n’était pas encore parvenu à façonner des religieux tels qu’il les concevait ; il ne réalisa son rêve qu’à l’abbaye des moniales de sainte-Cécile — et ce, grâce à Mme l’abbesse qu’il avait formée. — Il trépassa et son successeur Dom Couturier fut un homme excellent mais qui n’avait point l’empan du grand Abbé et les expulsions survinrent. Les Bénédictins vécurent dans le village, sans clôture, sans moule claustral possible. Dom Couturier disparut à son tour et, de par l’énergie et l’intelligence du nouvel abbé, Dom Delatte, les moines, rentrés dans leur monastère, reprirent un train de vie monastique.

Notez, en conséquence, les cahots des débuts, la situation des novices devenus profès, après une existence dispersée aux quatre coins d’un bourg, et avouez qu’après de telles épreuves, la congrégation de France ne s’en est tout de même pas trop mal tirée !

Il y eut un silence.

— Pardon de changer le thème de la conversation, reprit le père Felletin qui était devenu soudain grave ; mais vous m’avez troublé avec toutes vos discussions et j’oubliais que j’ai de fâcheuses nouvelles à vous annoncer.

— De fâcheuses nouvelles ?

— Oui, d’abord le père Philigone Miné a été frappé d’une attaque, ce matin ; le médecin de Dijon est venu ; il assure qu’il en réchappera mais que la tête, qui n’est déjà plus bien solide, y restera…

— Oh, le pauvre homme !

— Ensuite, le bruit court — et il est malheureusement sérieux — que le gouvernement va nous supprimer la cure du Val des Saints.

— Il va nommer un curé, ici !

— Oui.

— Mais, s’écria M. Lampre, l’église, qui est à la fois abbatiale et paroissiale, devra donc être scindée en deux : celle du curé, celle des moines ; c’est absurde !

— Hélas !

— Et le père Abbé que pense-t-il de cela ? demanda Durtal.

— Il est fort attristé, mais que voulez-vous qu’il fasse ? Il ne peut lutter contre la direction des cultes et contre l’Évêque !

— Ah ! l’Évêque est là-dedans !

— C’est-à-dire que, lui, subit aussi la volonté du gouvernement. Il n’aurait pas accompli ce changement de lui-même — il a la main forcée ; c’est du reste un homme âgé et infirme et qui ne veut pas d’ennuis.

— Vous savez, à propos, lança M. Lampre, le joli tour dont il fut victime, alors qu’il était encore grand vicaire dans une autre ville.

— Non.

— Un prêtre qui, à tort ou à raison, lui en voulait et l’accusait d’avoir trahi la cause des ordres religieux près du préfet, fit passer dans les journaux qui n’y virent que du feu un écho que reproduisit, à son tour, la presse de province, relatant que m. le vicaire général Triaurault venait d’être nommé évêque in partibus d’Haceldama.

— Le champ du traître, celui où Judas se pendit ! s’écria Mlle de Garambois.

— Le comique est qu’il reçut de nombreuses visites et de nombreuses cartes le félicitant de son élévation à l’épiscopat. Il faillit en crever de rage.

— Il n’y a que la haine sacerdotale pour effectuer de pareilles trouvailles, dit Durtal.

— Enfin, reprit le moine, voilà la nouvelle ; elle est, vous le voyez, pénible ; quel sera le modus vivendi établi entre le curé et les Bénédictins ? Je l’ignore. Quel sera le nouveau titulaire du Val des Saints ? Je n’en sais pas davantage ; la seule chose qui soit sûre, c’est que la nomination ne tardera pas.

— Père, dit Mme Bavoil qui venait de rentrer dans la salle à manger, est-ce que les paysans ne vont pas protester et défendre leurs moines ?

Le père Felletin se mit à rire.

— Écoutez ceci, Madame Bavoil ; ici, le père curé ne touche aucun traitement du Gouvernement ; c’est donc une économie pour les contribuables, et, d’autre part, il ne peut — notre règle l’interdit — profiter du casuel auquel tout curé a droit. Donc, on enterre et on marie les pauvres, gratis pro Deo, et l’argent touché des obsèques et des noces de gens qui eurent le moyen de payer, est mis de côté pour acheter du bois que l’on distribue, dès que l’hiver approche, aux indigents. Le paysan est donc privilégié dans ce village ; eh bien, il est si bête, si hostile aux religieux qu’il sera enchanté de leur voir enlever la cure ; pourquoi ? Il ne s’en doute même pas, ce ne sera que plus tard, alors qu’il s’apercevra que ce changement atteint sa bourse, qu’il comprendra la bêtise de sa joie.

Quant aux hobereaux, c’est pour eux un triomphe. Ils auront enfin un curé à eux, mais j’aime à croire que tant que nous serons là, l’on interdira au baron des atours et à sa famille de chanter de la musique profane dans notre église…

— C’est à savoir ! s’exclama Durtal ; — allons, une goutte de chartreuse, mademoiselle ma sœur, comment, vous refusez ?

— Vous êtes féroce ; je pleure, en buvant mon petit verre, tant c’est fort ; et elle accompagna cette plainte d’un sourire angélique, tout en achevant de laper la dernière larme.

— Nous traversons pour l’instant une période d’ennuis, reprit le père Felletin qui restait songeur.

— Qu’y a-t-il encore ?

— Il y a, il y a, que j’ai bien peur d’être obligé de renvoyer le plus intelligent de mes novices, le frère Sourche !

— Pourquoi ?

— À cause de ses idées, hélas ! — ce garçon est compréhensif et érudit, et, il est aussi obéissant et pieux ; il a toutes les qualités, mais il rayonne autour de lui l’agitation ; il m’effraie, à certains moments, alors que je le vois courir, soufflant comme une machine, dans les corridors ; c’est une nature exubérante et capable d’éclater si on la comprime. J’ai peur, en le gardant, qu’il ne devienne fou. D’autre part, expliquez cela, sa piété très réelle s’accorde avec un scepticisme qui déconcerte. Il est rationaliste dans les moelles ; il est de ces gens qui s’attellent sur un texte, avec l’idée que l’on n’est pas savant si l’on n’arrive à démontrer que ce texte est faux et il nie aussitôt qu’il y découvre des actes qui dépassent sa raison. Quand il est arrivé, ici, il était plein des lectures de mgr Duchesne, il citait à tout propos l’histoire de saint Bernard de l’abbé Vacandard. Il lui a soustrait plusieurs miracles ! s’écriait-il, avec admiration ; nous avons essayé de réagir, mais en pure perte. Or, ce novice trouble les autres avec ses aperçus équivoques et ses marchandages de l’au delà ; et j’estime que, dans l’intérêt même du noviciat, il serait dangereux de le conserver.

Malheureusement, il est sans position, sans fortune, et il serait cruel de le congédier sans avoir d’abord assuré son avenir. Il est décidé à ne pas rentrer dans le monde et persiste à vouloir devenir prêtre ; nous allons donc tâcher d’obtenir son admission dans un séminaire ; peut-être ses nouveaux maîtres réussiront-ils mieux que nous à le sauver de lui-même.

— Mais, dit Durtal, il ne déparera pas du tout le personnel des séminaires, car, vous n’ignorez point — et c’est là, le péril de l’heure actuelle — que les plus intelligents des élèves sont, tous, des rationalistes.

— Hélas ! fit le P. Felletin.

— Cette nouvelle génération, poursuivit Durtal, entend la foi à sa manière ; elle en accepte et elle en refuse ; elle n’a plus confiance dans les leçons de ses maîtres ; ces jeunes gens sont de ceux qui prennent les lanternes pour des vessies. Le respect humain, l’orgueil, le désir de ne pas paraître plus crédules que les impies, les détraquent. Tous ces gaillards-là ont lu Renan. Ils rêvent d’une religion sensée, raisonnable, ne choquant pas le bon sens du bourgeois par des miracles. Ne pouvant nier ceux des évangiles, car alors ils ne seraient plus catholiques, ils se rejettent sur ceux des saints et ils retournent, ils torturent, ils forcent les textes afin de tâcher de prouver que les témoins oculaires et que les écrivains qui les narrent, avaient tous la berlue ou étaient, tous, des imposteurs. Ah ! ça nous prépare un joli clergé ! — Et, ce qui est étrange et qui sera la caractéristique de notre époque, c’est ceci : un mouvement mystique se dessine actuellement chez les laïques et le mouvement inverse se produit chez les prêtres ; eux font à reculons le pas que nous, nous faisons en avant ; les rôles sont renversés. Il finira par n’y avoir aucune entente possible entre les pasteurs et les ouailles !

— Et ce mouvement gagnera les cloîtres, ajouta M. Lampre. Le frère Sourche n’est pas, croyez-le bien, un isolé ; celui-là est franc et se découvre ; d’autres, plus prudents, tairont ces idées jusqu’à ce qu’ils se sentent en nombre pour oser les exprimer ; un jour viendra où, pour manifester un esprit large et paraître érudit, un mauvais moine renchérira sur le système de démolissage de la nouvelle école. Nous avons déjà les partisans de la très libre exégèse, les abbés démocrates, nous finirons bien par avoir les frocards protestants !

— Que Dieu nous en préserve ! dit Dom Felletin.

— Un clergé et des religieux, sans mystique, quels troupeaux d’âmes mortes ! s’écria Durtal. Les moines ne seront plus alors que les conservateurs du musée des vieilles traditions et des vieilles formules et les prêtres que les commis de l’intendance céleste, que les employés préposés au bureau des Sacrements.

— Nous n’en sommes heureusement pas encore là, dit le P. Felletin, en se levant de table ; mais c’est égal, je ne puis m’empêcher de trembler quand j’envisage l’avenir. Qui sait ce que le seigneur nous prépare ?

— Et si la loi sur les associations ne passera pas ?

— Oh ! — et le maître des novices eut un geste d’incrédulité, en les quittant.

— Croyez-vous que ceux-là seront pris au dépourvu quand le parlement votera cette loi, dit Durtal.

— Les Bénédictins ! clama M. Lampre, ils s’imaginent que la France les connaît et serait désolée de les voir partir ! quelle illusion ! s’ils se doutaient combien ce malheureux pays, qui les ignore, se fiche qu’ils demeurent ou fuient, ils en béeraient !

VII

L’hiver était venu ; le froid sévissait, terrible, au Val des Saints.

Malgré ses cheminées bourrées de bûches et la floraison de ses glaïeuls de feu qui poussaient en chantant, dans les cendres, la maison était froide car la bise pénétrait par tous les interstices des croisées et des portes. Les bourrelets, les paravents s’attestaient vains ; tandis que l’on se grillait les jambes, le dos gelait. Il faudrait luter toutes les ouvertures, les cacheter ainsi que des bouteilles, avec de la cire dans laquelle on aurait fondu du suif, grognait Durtal ; et Mme Bavoil répondait placidement : calfeutrez-vous dans des couvertures ; il n’est pas d’autre moyen pratique de se réchauffer, ici ; et elle donnait l’exemple, accumulant sur elle des cloches de jupes, s’embobelinant la tête dans des amas de bonnets et de fichus ; on ne lui voyait plus que le bout du nez ; elle avait l’air d’une samoyède ; il ne lui manquait que les patins qu’elle avait remplacés par d’énormes sabots, au bec retroussé comme une proue de barque.

Cependant, à force d’entasser, dès l’aube, dans l’âtre, des troncs d’arbres, les chambres, vers les fins d’après-midi, finissaient par devenir presque malléables et quasi douces ; mais au dehors ! En dépit des cabans, des foulards, des capuchons, c’étaient des cents d’épingles dans les oreilles et des pelotes d’aiguilles dans le nez au bout duquel il semblait que l’on eût adjoint, ainsi qu’au goulot d’un flacon de marchand de vins, un stilligoutte ; les yeux ruisselaient de larmes, les moustaches, embuées par l’haleine, coulaient ; le visage apparaissait, à la fois, aquatique et rubescent ; mais il y avait pis que ce froid sec et déchirant, il y avait le dégel. Alors le Val des Saints tournait au cloaque ; on piétinait dans la boue, sans en sortir. Durtal avait essayé des sabots, mais il se tordait le pied et ne pouvait marcher avec ; les essais d’autres espèces de chaussures n’ayant pas mieux réussi, il s’était contenté de simples caoutchoucs ; mais c’était avec eux la glissade dans la compote délayée des terres ; ou bien alors les caoutchoucs se refusaient obstinément à le suivre et, s’il insistait, ils crachaient rageusement le café au lait qu’ils avaient bu dans les mares et finalement lâchaient la bottine pour rester fixés au sol.

Les moments douloureux étaient les matins, quand il s’agissait de descendre, dans une obscurité à trancher au couteau, à l’église.

Réveillé vers les trois heures et demie, il se renfonçait sous ses couvertures et rêvassait, au chaud, jusqu’à quatre heures. Alors, une sonnette tintait très au loin, dans la nuit, la sonnette du cloître commandant l’éveil ; et cinq minutes après, c’était l’appel réitéré des cloches ; dix minutes s’écoulaient encore, et l’on n’entendait plus rien ; et les cloches reprenaient, égouttaient lentement, un à un, cent coups.

C’est peut-être de là que vient l’expression « être aux cent coups », se disait-il, se figurant la bousculade des cellules, les moines se précipitant dans les escaliers, car, au centième coup, tous devaient être à l’église. Il est vrai que le bon saint Benoît ayant prévu quelque retard, déclare, dans sa règle, que l’on doit réciter un peu longuement, afin d’accorder aux traînards le temps d’arriver, le psaume 66, appelé, à cause même de cette recommandation, le psaume des paresseux ; car, après la récitation du psaume, c’est pour ceux qui ne sont pas rendus à leur place, la coulpe.

Moi, rien ne me presse, ruminait Durtal, car il savait à peu près par la fête du jour, vérifiée, la veille, sur l’ordo, l’étendue du spacieux office qu’est matines accompagné de laudes. Il durait, en effet, plus ou moins ; quelquefois, pour certains semi-doubles, tout était terminé à cinq heures dix minutes ; d’autres fois, alors qu’il s’agissait d’une grande fête, il y en avait jusqu’à six heures moins le quart ; la fin était annoncée par l’Angelus ; et aussitôt les messes commençaient.

Je ne suis, en conscience, tenu qu’à venir, les jours de communion, assister à la première messe, continuait-il ; mais je serais désolé de manquer les laudes et, sur cette remarque, il finissait par s’arracher du lit.

Quand le temps était beau et que le soleil était levé, il n’était pas difficile d’être présent aux heures canoniales de l’aube ; mais, l’hiver, par ces jours où la nuit ne cesse plus, dans cette église, dénuée de paillassons, jamais chauffée et atrocement humide, car elle ne reposait sur aucune crypte, c’était plutôt pénible ; et encore Durtal s’estimait-il heureux, à l’abri dans cette nef, qui paraissait tiède et douillette, alors que l’on s’y réfugiait, après avoir été piqué jusqu’au sang par la bise du dehors.

Il y avait de ces nuits de campagne sinistres, sans lune, où l’on trébuchait, où l’on se cognait sur un mur que l’on croyait bien loin. Ces nuits-là, il se perdait en chemin ; sa lanterne l’égarait plus qu’elle ne l’éclairait ; elle semblait repousser les ténèbres à deux pas devant elle et les épaissir après ; et, les jours de giboulée, l’on avançait, aveuglé, au hasard sous la tourmente, changeant la lanterne de main pour réchauffer dans la poche les doigts gourds, pataugeant dans les ornières, luttant avec les caoutchoucs dans les flaques. Le quart d’heure de marche pour gagner l’église était interminable. Cahin-caha, il atteignait pourtant le porche du sanctuaire. Là, il était guidé par un point de feu, le trou de la serrure qui scintillait tel qu’une braise dans le noir de la porte ; et c’était avec joie qu’il éteignait sa lanterne et tournait le loquet.

Au sortir de l’ombre, au bout de la nef obscure, l’abside resplendissait. Des lampes allumées au-dessus des stalles rabattaient avec leurs abat-jour les lueurs sur les moines immobiles et l’impression de ces chants de pitié et de louange éclatant dans un village endormi, loin de tout, tandis que la neige assoupissait, derrière la porte, tous les bruits, était, en quelque sorte, radieuse comme une œuvre angélique et, comme une œuvre surhumaine, accablante.

Durtal arrivait généralement vers la fin des Matines, alors que les religieux debout entonnaient l’hymne brève le « Te decet Laus » et aussitôt après l’oraison, l’on chantait les Laudes.

Cet office, composé tel que celui des Vêpres, avec les psaumes et les antiennes, un cantique de l’Ancien Testament, changé suivant les jours, puis les trois psaumes d’exaltation, que ne sépare aucune doxologie, le capitule, le répons bref, l’hymne différente, selon que l’on est en été, ou en hiver et enfin, à la place du magnificat, le Benedictus et son antienne, était un office superbe, supérieur à celui de Vêpres, en ce sens que ses psaumes avaient une signification précise que ne décidaient point ceux du service des soirs.

En dehors des psaumes de louanges qui avaient baptisé de leur nom les laudes, les autres faisaient tous, en effet, allusion au lever du soleil et à la résurrection du Christ ; et il n’était point de prière du matin plus concentrée, plus précise, plus belle.

Si Durtal avait jamais pu sérieusement douter de la puissance des oraisons liturgiques, il devait bien constater qu’elle existait en ce splendide office, car c’était, après l’avoir écoutée, une légèreté d’élans, une griserie d’âme, une sorte de mise en train pour participer plus activement à la sanctimonie du sacrifice, pour pénétrer plus de l’avant dans l’éloquent mystère de la messe.

Et à la fin des Laudes, dans le silence du chœur, tombé comme mort, avec ses moines agenouillés, la tête dans les mains ou le front poli par la lumière sur le pupitre, l’angélus dégageait du clocher ses trois volées de sons et alors, à leur dernier tire-d’ailes qui se prolongeait dans la nuit, tous se redressaient et les prêtres allaient se vêtir pour dire la messe. Les convers et parfois les novices les servaient ; et c’était souvent le père Abbé, assisté par deux moines, qui célébrait, au grand autel, la première.

Mme Bavoil était friande de celle-là, parce qu’elle y baisait, en communiant, l’anneau du père Abbé ; et, plus courageuse que son maître, elle y descendait, chaque jour ; il est vrai qu’elle méprisait et les lanternes et les ciels d’encre ; elle était semblable aux chats qui regardent le soleil sans broncher et voient dans les ténèbres ; elle marchait son petit pas que n’arrêtait aucune rafale, que n’accélérait aucun gel ; elle traînait d’ailleurs tant de manteaux, tant de capes et de fichus entassés, les uns sur les autres, qu’elle ne pouvait être transpercée par les fils les plus aigus des pluies.

— Quand vous aurez avalé votre café, notre ami, disait-elle, alors qu’ils revenaient ensemble de l’église, il n’y paraîtra plus ; et le fait est qu’il y avait un moment exquis, ce moment où, délivré de cette course dans les frimas et l’ombre, Durtal s’asseyait dans son cabinet de travail, devant une cheminée où les pommes de pins craquaient et s’émiettaient en de rouges écailles dans les flammes orangées des bûches ; et déjà réchauffé, il dégustait, en mangeant une tranche de pain, une allègre tasse de café noir.

— Pour une fois, l’horaire se modifie, dit, un matin, Mme Bavoil ; car nous voici à la veille de noël. À quelle heure auront lieu les matines ?

— Ce soir, à dix heures.

— L’office est-il dans les bréviaires que nous a légués notre père, l’abbé Gévresin ?

— Oui et non ; il y est ; mais je dois vous prévenir que les matines monastiques diffèrent de celles du romain ; les psaumes varient ainsi que les antiennes et si les leçons sont les mêmes, elles sont coupées de façon autre ; puis, il y a le chant de la généalogie, et une hymne brève que le textuaire de Rome ignore. Vous ne pouvez donc suivre les matines avec les livres du brave abbé ; mais je vous prêterai, si vous voulez, un vieux bréviaire du dix-huitième siècle, en latin et français, à l’usage des religieuses Bénédictines de France. Il est volumineux, mais exact.

— S’il y a le français, c’est mon affaire ! Alors, nous descendrons vers dix heures moins le quart ?

— Moi, non ; car il faut que j’aille me confesser ; je me rendrai au cloître à neuf heures, afin d’y joindre le père Felletin dans sa cellule.

Et, en effet, le soir, Durtal alluma sa lanterne et, emmitouflé dans un caban de conducteur d’omnibus, il s’en fut barboter dans la bourbe. Je ne sais pas, se dit-il, si le frère Arsène se tient, à cette heure, à la porterie ; c’est peu probable ; il sera plus sage de passer par l’église et d’ouvrir avec ma clef la porte qui donne sous le clocher.

Il gagna donc l’église. Là, au fond du chœur éclairé par un fumignon, Dom d’Auberoche préparait une répétition de la cérémonie avec ses novices. Il les faisait évoluer, tourner, saluer, s’agenouiller, devant le trône de l’Abbé, puis défiler devant l’autel, en esquissant des inclinations médiocres ou profondes et des révérences plus ou moins accentuées, à telle ou telle place.

Et il leur enseignait à lancer, en s’agenouillant, un petit coup de reins pour ramener la robe en arrière et cacher les pieds ; et lorsque le mouvement du corps projeté en avant était raté, il s’agenouillait devant eux afin de leur montrer la façon de s’y prendre et il leur désignait, en tournant la tête, la place couverte de ses talons.

Oh, je suis tranquille, murmura Durtal, il n’y aura pas d’anicroches ; mais quel tintouin il s’inflige, le pauvre père !

Il descendit les quelques marches qui menaient à la première porte du clocher ; celle-là, n’était jamais fermée qu’au loquet ; il tomba dans une sorte de vestibule voûté à des hauteurs énormes et le long des murailles duquel flottaient d’énormes cordes pour sonner les cloches et il ouvrit avec son passe-partout la seconde porte communiquant directement, celle-là, avec le cloître.

Il était désert et aucun quinquet n’éclairait les arcades. L’ombre encapuchonnée de Durtal se cassait, aux lueurs de sa lanterne, immense et cocasse, contre les murs. Il longea le réfectoire ; un rais de lumière courait sous la porte et l’on y entendait des bruits de pas.

— Fichtre, se dit-il, est-ce que l’on soupe ? Je ne vais point alors rencontrer Dom Felletin. Il atteignit l’escalier, monta au premier et frappa doucement à l’huis du maître des novices. Nul ne répondit.

Il éleva sa bougie pour vérifier la pancarte vissée sur le panneau et qui énumère les lieux du couvent où le moine, absent de sa chambre, se trouve ; mais le bâtonnet fiché d’habitude dans le trou creusé en face du nom de la pièce désignée sur le papier pendait, sans rien indiquer, au bout d’une ficelle.

Comme il était autorisé à pénétrer dans la cellule du père lorsque celui-ci lui avait assigné un rendez-vous, il tourna la clef restée dans la serrure, posa sa lanterne allumée sur le bureau, s’assit sur une chaise et attendit.

Il regardait ce réduit où il était, tant de fois, venu, une chambre blanche percée de deux portes, l’une joignant la pièce au palier par lequel il était entré, l’autre accédant au noviciat. Entre les deux portes, s’étendait un méchant lit de fer et une paillasse sans draps sur laquelle était jetée une couverture couleur de cataplasme. À regarder ce grabat, il était évident que son ami couchait, tout habillé, dessus ; il y avait en outre un lavabo de zinc, un prie-dieu, deux chaises de paille, un assez grand bureau encombré de paperasses et de livres ; sur les murs, étaient cloués une croix de bois sans christ et un cadre de sapin enfermant la vierge en couleur de Beuron, une madone pieuse et réservée, un peu fade mais avenante et douce ; et c’était tout.

Ce qu’on gèle, ici, murmurait Durtal ; pourvu que mon homme n’ait pas oublié le rendez-vous ; un traînement de chaussons dans le couloir le rassura.

— Je suis en retard, dit le religieux, mais nous venons d’avaler au réfectoire, selon l’usage traditionnel, un bol de vin chaud pour nous fouetter le sang, car nous allons être sur pieds et chanter jusqu’à l’aurore. Vous êtes prêt ?

— Oui, père, répondit Durtal, qui s’agenouilla sur le prie-dieu et se confessa : après lui avoir donné l’absolution, placidement, posément, parlant ainsi que dans une conférence à ses novices, Dom Felletin traita de cet avent qui était mort et de cette fête de noël qui allait naître.

Durtal s’était rassis et l’écoutait.

— Ces quatre semaines, disait-il, qui représentent les quatre mille ans écoulés avant la venue du Christ sont enfin closes. Le 1er de l’an civil, le 1er janvier du calendier grégorien est pour le monde un sujet de liesse ; pour nous, le jour de l’an liturgique, qui est le premier dimanche de l’avent, fut un sujet de peines. L’avent, symbole d’Israël, qui appelait, en se macérant et en jeûnant sous la cendre, l’arrivée du messie est, en effet, un temps de pénitence et de deuil. Plus de gloria, plus d’orgue aux féries, plus d’ite missa est, plus de te deum, à l’office de nuit ; nous avons adopté comme marque de tristesse le violet et jadis, en un signe plus énergique d’inquiétudes et de transes, certains diocèses, ainsi que celui de Beauvais, arboraient des ornements cendrés ; d’autres même, ceux du Mans, de Tours, les églises du Dauphiné, renchérissaient encore sur le sens des couleurs désolées, en revêtant la teinte des trépassés, le noir.

La liturgie de cette époque est splendide. Aux détresses des âmes qui pleurent leurs péchés, se mêlent les clameurs enflammées et les hourras des prophètes annonçant que le pardon est proche ; les messes des quatre-temps, les grandes antiennes des O, l’hymne des vêpres, le rorate coeli du salut, le répons de matines du premier dimanche peuvent être considérés parmi les plus précieux bijoux du trésor des offices ; seuls les écrins du carême et de la passion contiennent des orfèvreries aussi parfaites ; les voici maintenant réintégrées dans leur cassette, pour un an. L’allégresse des souhaits exaucés succède aux anxiétés des échéances ; et pourtant tout n’est pas achevé, car l’avent se réfère non seulement à la nativité du Christ, mais aussi à son dernier avènement, c’est-à-dire à cette fin du monde où il viendra, selon le Credo, juger les vivants et les morts. Il sied, par conséquent, de ne point oublier ce point de vue et d’enter sur la joie rassurante du Nouveau-Né, la crainte salutaire du juge.

L’Avent est donc à la fois le Passé et le Futur ; et il est aussi, dans une certaine mesure, le présent ; car cette saison liturgique est la seule qui doive subsister, immuable, en nous, les autres disparaissant avec le cycle qui tourne ; l’année, elle-même, se termine, mais sans que jusqu’ici l’univers disparaisse en un définitif cataclysme ; et, de générations en générations, nous nous en repassons l’angoisse ; nous devons toujours vivre en un éternel avent, car, en attendant la suprême débâcle du monde, il aura son accomplissement en chacun de nous, avec la mort.

La nature même a pris à tâche de symboliser les soucis de cette saison que nous vécûmes ; la décroissance des jours fut comme l’emblème de nos impatiences et de nos regrets ; mais les jours s’allongent au moment où Jésus naît ; le soleil de justice dissipe les ombres ; c’est le solstice d’hiver et il semble que la terre, délivrée de persistantes ténèbres, se réjouisse.

Nous devons donc, ainsi qu’elle, oublier pour quelques heures la menaçante pensée des châtiments, ne songer qu’à cet événement inexprimable, d’un dieu devenu un enfant pour nous racheter.

Mon cher ami, vous avez bien préparé votre office, n’est-ce pas ? Vous avez déjà lu les exquises antiennes des matines ; vous m’entreteniez tout à l’heure, en confession, de vos défiances et de vos distractions pendant le chant des psaumes ; vous vous plaigniez du chagrin que vous éprouviez à ne pas vous croire suffisamment imprégné de l’atmosphère temporale ; vous vous demandiez si la routine n’annihilait pas l’efficace de vos oraisons ? Vous chercherez donc toujours à liarder avec vous-même ! Mais, voyons, je vous connais assez pour savoir que, cette nuit, vous tressaillerez d’aise, rien qu’en entendant l’admirable invitatoire de l’office. Avez-vous donc besoin de vous appesantir sur chaque mot, de soupeser chaque répons ? Ne sentez-vous pas la présence de Dieu, en cet enthousiasme qui n’a rien à démêler avec la discussion et l’analyse ? Ah ! Vous n’êtes pas simple avec lui ! Vous aimez mieux que personne les proses inspirées des heures et vous voulez vous convaincre que vous ne raisonnez pas assez pour les aimer. C’est fou ! Vous n’aboutirez, avec de tels soupçons, qu’à vous briser tout élan ; et prenez garde, car c’est la maladie du scrupule — dont vous avez tant souffert à la Trappe — qui revient !

Soyez donc meilleur enfant avec vous-même et moins pincé avec Dieu. Il n’exige pas que vous démontiez, ainsi que des pièces d’horlogerie, les sujets de vos suppliques et que vous vous chantourniez l’entendement quand vous commencez de les dire. Il vous mande seulement de les réciter ; tenez, un exemple ; choisissons une sainte dont vous ne récuserez pas la compétence, sainte Térèse ; elle ignorait le latin et ne souhaitait point que ses filles l’apprissent ; et les Carmélites psalmodient cependant l’office en cette langue. Avec la minutie de vos conjectures, elles prieraient mal, alors ! La vérité est qu’elles savent, qu’en agissant de la sorte, elles chantent les louanges du seigneur et l’implorent pour ceux qui ne l’implorent point et cela suffit ; elles saturent de ces pensées ces mots dont elles ne saisissent pas d’une façon précise le sens et qui rendent leurs désirs d’une manière absolue pourtant ; elles rappellent à Jésus ses propres assurances et ses propres plaintes. Leurs prières Lui présentent — si j’ose dire — une traite qu’il signa de son sang et qu’il ne peut laisser protester ; ne sommes-nous pas, en effet, les créanciers de certaines promesses de ses Évangiles ?

Seulement… seulement… continua le moine, après un silence, comme se parlant à lui-même, ces promesses dues à l’immensité de son amour veulent, pour qu’elles se réalisent, que nous usions envers Lui d’un juste retour — mesuré à notre aune, cependant — car, quelle misérable répercussion de l’infini, nous portons en nous ! Ce pauvre amour, il ne s’obtient que par la souffrance. Il faut souffrir pour aimer et souffrir encore lorsque l’on aime !

Mais oublions tout cela ; n’assombrissons pas la joie de ces quelques heures ; nous reviendrons à nous, après ; songeons d’abord à cette incomparable veille, à ce noël, qui a fait pleurer d’attendrissement tous les âges. Les évangiles sont brefs ; ils nous relatent les événements sans réflexions et sans détails ; il n’y avait pas de place à l’hôtellerie et c’est tout ; mais quelle merveilleuse chair liturgique s’est enroulée autour de ce noyau qui paraissait si sec ! L’Ancien Testament est venu compléter le nouveau ; et, ici, c’est l’inverse de ce qui s’opère d’habitude ; ce sont, contrairement à tous les précédents, les textes antérieurs qui parachèvent ceux qui les suivent ; le bœuf, l’âne, ce n’est pas à saint Luc mais à Isaïe que nous les devons ; et ils nous demeurent à jamais acquis dans « l’O magnum mysterium », l’un des plus magnifiques répons du 2e Nocturne de cette nuit.

Ah ! la radieuse beauté de la Théophanie ! Alors que Jésus vient de naître et qu’il ne peut encore parler, il symbolise d’une façon immédiate, par un acte matériel, les enseignements qu’il proclamera si clairement plus tard. Son premier soin est de mettre en pratique et de confirmer par un exemple le chant de gloire de sa mère « l’Exaltavit humiles » du Magnificat !

Sa première pensée est une pensée de déférence envers elle. Il veut justifier devant tous le cri de victoire de la Vierge et il atteste aussitôt, en effet, que les petits sont ses préférés et qu’ils doivent passer devant lui avant les grands. Il certifie que les riches auront plus de mal que les pauvres à être admis en sa présence et il le fait comprendre, en imposant un long voyage à ces souverains et à ces savants que sont les mages, alors qu’il dispense de ces fatigues et de ces périls les pâtres qu’il convie, les premiers, à l’adorer et il rehausse la hiérarchie des humbles, en déléguant pour les conduire auprès de lui, non plus la lueur silencieuse d’une étoile, mais une troupe extasiée d’Anges !

Et l’Église se conforme aux desseins du Fils. En cette nuit de noël, les mages ne se manifestent qu’à la cantonade et il ne sera vraiment question d’eux, ils n’auront vraiment un office leur appartenant en propre qu’à la fête de l’épiphanie. Aujourd’hui, tout est pour les bergers.

Ajoutons qu’à son tour, Marie a toujours ratifié ce signe, car dans les plus célèbres de ses apparitions, elle s’est toujours adressée à des gardiennes de troupeaux, non à des savants, à des monarques, ou à des femmes riches.

— Sans doute, père, dit Durtal, mais pourtant permettez-moi une observation. La leçon d’humilité que vous mentionniez tout à l’heure a tout de même été un peu perdue. Le Moyen-Age qui inventa tant de légendes sur les rois Mages, n’en a pas imaginé une seule pour les pauvres pasteurs ; les reliques des mages, promus au rang des saints, sont encore vénérées à Cologne et personne ne s’est jamais occupé de savoir ce qu’étaient devenus les restes des modestes pâtres et ne s’est demandé s’ils n’étaient pas, eux aussi, des saints !

— C’est vrai, fit en souriant, le moine. Que voulez-vous, l’humanité raffole du mystère ; les mages étaient si énigmatiques, si étranges que tout le moyen-âge a rêvé de ces potentats qui représentaient, pour lui, le comble de la richesse et l’apogée de la puissance ; et il a oublié les bons bergers qu’il ne pouvait concevoir différents de ceux qu’il voyait, tous les jours. C’est l’éternelle chanson : les premiers devant Dieu sont les derniers devant les hommes.

Allez en paix, communiez, mon cher enfant, et priez pour moi.

Durtal se leva pour prendre congé.

— À propos, dit Dom Felletin, j’ai eu quelques renseignements sur l’effet produit dans le public par la lettre du pape relative à la loi des congrégations. On a bien compris qu’elle énonce, en termes plus adoucis, plus diplomatiques, ce qu’affirme plus rigoureusement l’interview de Des Houx, dans le Matin. Léon XIII retirera à la France le protectorat de l’Orient, si elle touche aux Ordres ; c’est vous dire que devant un tel ultimatum, le gouvernement reculera et que le danger dont nous menaçait la franc-maçonnerie s’éloigne.

— Et si le ministère, convaincu que sa Sainteté lâchera pied à la première alarme, persiste à faire voter cette loi ?

— Ah ! vous êtes difficile à convaincre !

— Allons, que le seigneur vous entende !

Durtal serra la main du confesseur et descendit l’escalier qui menait au cloître. Il aperçut sous les galeries un cierge qui marchait et il reconnut le céroféraire, le petit frère Blanche. Il s’avançait, devant le père d’Auberoche, en coule, qui tenait sur un plateau des reliques enveloppées d’un voile et ils se dirigeaient ainsi que lui vers l’église.

L’abside ressemblait alors à une ruche ; les novices mettaient la main aux derniers préparatifs de la fête ; c’était dans le chœur mal éclairé, comme un pullulement noir. Tous s’écartèrent et le bourdonnement cessa, quand Dom d’Auberoche passa et déposa son plateau sur l’autel ; il ôta la serviette de lin, campa entre les flambeaux, des phylactères de vermeil et de bronze doré et des novices allumèrent, pour honorer et pour signaler aux fidèles la présence des reliques, des veilleuses d’or pâle, aux coins de l’autel.

Et le père d’Auberoche fit, avant de se retirer, un beau salut à ces pieux détriments, puis une génuflexion, en bas, devant le tabernacle ; et le père sacristain commença d’allumer les lampes et les cierges.

Bientôt le fond du sanctuaire fut en feu.

Tendu d’un tapis d’Orient qui recouvrait ses marches et les pavés du chœur, l’autel, paré de candélabres et de plantes vertes, rutilait ; sur la table, les ornements sacerdotaux du père Abbé étaient rangés et les deux mitres, l’auriphrygiate et la précieuse, brasillaient, l’une du côté de l’épître, l’autre, du côté des évangiles, à chaque bout.

Le chœur était habillé de tentures blanches à franges et, à gauche, érigé sur trois degrés, le trône abbatial, la cathedra de velours rouge, surmontée d’un baldaquin, se détachait sur la draperie blanche, coupée, lucarnée, en quelque sorte, au-dessus du dossier, par un cartel figurant les armes de l’Abbé, peintes.

La place habituelle du révérendissime, un peu en avant des stalles de ses moines, était décorée de velours rouge, à crépines d’or, comme le trône ; et un prie-dieu attifé d’une étoffe verte, se dressait devant l’autel. — Oh, oh ! Se dit Durtal ; voici les signes des grands jours, car ici, le tapis de Smyrne et le prie-dieu vert constituent le summum de la hiérarchie des fêtes.

Les cloches sonnaient. Une file de religieux, en aube, le père prieur en tête, sortit de la sacristie et se dirigea vers la porte de l’église ouvrant sur le cloître, pour présenter l’eau bénite à l’Abbé. La nef s’emplissait de paysans ; le curé classait les enfants sur les bancs ; c’était dans l’église, un brouhaha de sabots et de bottes. M. Lampre perça la foule et vint s’installer près de Durtal. Le très noble baron des Atours, accompagné de sa famille, entrait. Il jetait un regard protecteur sur ces manants qui s’effaçaient devant lui ; sa face de vieux capitaine d’habillement s’abattit, une fois agenouillé, au premier rang des chaises, entre ses dix doigts qui bientôt se disjoignirent, les uns pour tirer la brosse à dents de sa moustache, les autres pour caresser la boule lisse de son crâne. Sa femme était d’une distinction problématique et sa fille d’une laideur sûre ; elle ressemblait à la maman, avec quelque chose de plus provincial encore et de plus gnolle ; et le fils, un bon jeune homme, instruit dans les plus dévotes institutions, se balançait debout, les mains gantées, sur le pommeau de sa canne dont l’extrémité s’enfonçait dans la paille malade de la chaise.

On se demandait si ces gens savaient lire, car ils n’avaient aucun livre et se bornaient à égrener, qu’ils fussent, à la messe, aux matines ou aux vêpres, de précieux chapelets, montés sur argent, et qui simulaient, avec le cliquetis de leurs médailles, un bruit de cheval secouant son mors.

Et, tout à coup, l’orgue éclata en une marche triomphale ; l’Abbé pénétrait dans la nef, précédé de deux maîtres des cérémonies entre lesquels marchait le porte-crosse, en aube, les épaules couvertes de la vimpa, une écharpe de satin blanc à revers de soie cerise dont les très longs pans, ramenés sur la poitrine, servaient à envelopper la tige de la crosse ; et l’Abbé dont la grande traîne noire était portée par un novice bénissait, au passage, les fidèles agenouillés qui se signaient.

Et lui-même était allé se mettre à genoux sur le prie-dieu et toute sa cour de cérémoniaires, de chapiers, de religieux en aube, s’agenouillait aussi et l’on ne voyait plus qu’une volute d’or, dominant un champ de lunes mortes, la crosse debout au-dessus des larges tonsures, rondes et blanches, des têtes.

À un signal du P. d’Auberoche, frappant légèrement dans ses mains, tous se relevèrent ; l’Abbé gagna son trône près duquel se postèrent les trois diacres d’honneur ; et le prie-dieu vert fut remisé.

Le chœur était plein ; les deux rangs des stalles du haut étaient occupés, de chaque côté, par les coules noires des profès et des novices, celles du bas par les coules brunes des convers et, au-dessous d’eux, sur des bancs, fulminaient les robes vermillon des enfants de chœur ; et c’était, dans l’espace laissé vide, les allées et venues des cérémoniaires et du porte-crosse, le va-et-vient des autres porte-insignes, du porte-bougeoir et du porte-mitre ; et ces exercices étaient si expertement réglés que, dans une étendue très restreinte, tous évoluaient, se croisaient, les uns dans les autres, sans jamais se gêner.

L’Abbé commença l’office.

Ainsi que l’avait prévu le père Felletin, l’enchantement de l’invitatoire agit aussitôt sur Durtal. On chantait le psaume habituel « Venite exultemus » conviant les chrétiens à adorer le seigneur, coupé, après chaque strophe, par le refrain, tantôt abrégé, « le Christ nous est né », tantôt complet « le Christ nous est né, adorons-le ».

Et Durtal écoutait ce psaume magnifique, rappelant la création du seigneur et ses droits. Sur une mélodie vaguement dolente et d’une affection si affirmative et si respectueuse, les merveilles de Dieu se déroulaient et aussi ses plaintes sur l’ingratitude de son peuple.

La voix des chantres énumérait ses prodiges : « La mer est à Lui, c’est Lui qui l’a faite et la terre est l’œuvre de ses mains ; venez, adorons le Seigneur, prosternons-nous devant Lui ; pleurons devant le Seigneur qui nous a créés, car c’est Lui qui est le Seigneur, notre Dieu et, nous, nous sommes son peuple et les brebis de son pâturage. »

Et le chœur reprenait : « Le Christ nous est né, adorons-le. »

Et, après l’hymne glorieuse de saint Ambroise le « Christe Redemptor », l’office solennel s’ouvrit vraiment. Il se partageait en trois veilles ou nocturnes, composés de psaumes, de lectures ou de leçons et de répons. Ces nocturnes décelaient un sens spécial. Durand, le vieil évêque de Mende du treizième siècle, les explique clairement dans son rational. Le premier nocturne allégorisait le temps écoulé avant la loi donnée à Moïse et, au Moyen-Age, l’autel était dissimulé sous un voile noir qui symbolisait les ténèbres de la loi mosaïque et la condamnation prononcée contre l’homme, dans l’éden ; — le second signifiait le temps passé depuis la loi écrite et l’autel était alors caché sous un voile blanc parce que l’Ancien Testament éclairait déjà avec les lueurs furtives de ses prophéties l’homme déchu ; — le troisième spécifiait l’amour de l’église, les grâces du Paraclet et l’autel se dérobait sous une nappe de pourpre, emblême de l’Esprit Saint et du sang du Sauveur.

L’office se dévidait, tantôt psalmodié et tantôt chanté. Il était d’un ensemble splendide ; mais la suprême beauté il la réservait plus spécialement pour le chant ou le récit de ses Leçons.

Un moine descendait de sa stalle, conduit par un cérémoniaire, devant un pupitre placé au milieu du chœur, et, là, il chantait ou récitait — on ne savait quel terme employer — car ce n’était plus absolument de la psalmodie et ce n’était pas tout à fait du chant. La phrase se dépliait sur une sorte de mélodie grave et languide, lente et plaintive et, en fermant les yeux, en écoutant ces airs qui en étaient à peine, c’était un dodelinement de l’âme, étrange, un serré de cœur très doux, un bercement finissant tout à coup, comme par une larme, sur une note triste.

Ah ! il avait raison, Dom Felletin ! quel superbe office et quelle radieuse nuit ! Alors que le vieux monde pèche ou dort, le messie naît et des bergers, éblouis, l’adorent ; et, au même moment, ces personnages mystérieux, ces êtres de rêve, annoncés bien avant saint Matthieu par Isaïe et par le psalmiste qui les qualifie de rois de Tharsis, d’Arabie et de Saba, galopent, surgissant d’on ne sait où, sur des dromadaires, à la suite d’une étoile, dans la nuit, pour adorer à leur tour l’enfant et disparaître dans un chemin autre que celui par lequel ils sont venus.

En a-t-elle suscité des controverses cette étoile ! Mais ce que toutes les hypothèses des astronomes me semblent, avec leurs inévitables bévues, inhabiles et ce que je leur préfère l’idée du Moyen-Age, extraite du livre apocryphe de Seth et reprise par saint épiphane et l’auteur du commentaire imparfait de saint Matthieu. Eux, pensaient que l’astre de Bethléem était apparu aux mages avec la figure d’un enfant assis, sous une croix, dans une sphère rayonnante de feux ; et les primitifs représentèrent, en effet, pour la plupart, cette constellation sous cette forme, Roger Van der Weyden, dans un des volets de sa merveilleuse nativité du musée de Berlin, pour en citer, au hasard, un.

Durtal fut tiré de ses réflexions par un flux et reflux de moines dans le chœur. L’on habillait le père Abbé. Le cérémoniaire, debout, devant l’autel, enlevait les vêtements qui y étaient posés, l’aube, le cordon, l’étole, la chape et les distribuait à des novices qui, à la queue-leu-leu, les présentaient, après s’être agenouillés devant le trône, aux habilleurs.

Débarrassé de sa longue cape noire et affublé de l’aube blanche, Dom Anthime Bernard, apparaissait encore plus grand ; il dominait toute l’église, du haut de son siège, et, après qu’il se fut ceint du cordon, dans le mouvement qu’il fit avec son bras pour remettre autour de son col sa croix pectorale que l’un des liturges lui tendait et qu’il baisa, la bague de sa main, allumée par le feu des cires, jeta un éclat bref. Le porte-mitre, les épaules maintenant enveloppées d’une écharpe semblable à celle du porte-crosse et dont les pointes reployées ainsi que des pointes de châle, devaient lui couvrir les doigts pour offrir la mitre ou la reprendre, alors que l’on en décoifferait l’Abbé, s’avança, sur un signe du P. d’Auberoche, près du trône ; et, après avoir endossé l’étole et la chape, le révérendissime entonna le te deum.

Ici, Durtal était bien obligé de modérer son enthousiasme, car des souvenirs l’assaillaient et le te deum des cloîtres ne soutenait pas la comparaison avec celui des églises de Paris, riches. Il est certain, se disait-il, que cet hymne est autrement imposant, à saint-Sulpice, par exemple, quand, soulevée par l’ouragan des orgues, la maîtrise, renforcée de tout le séminaire, le chante et il en est de même du magnificat royal si majestueux et d’une autre ampleur que ces pauvres magnificat, si maigres, si peu étoffés, du répertoire de Solesmes.

Il faudrait d’ailleurs des centaines de religieux ayant, tous, de la voix pour projeter ces énormes et ces magnifiques pièces et où trouver d’aussi puissantes masses chorales dans les monastères ?

Ce désenchantement ne dura guère, car l’Abbé, entouré des chapiers, des maîtres des cérémonies, des céroféraires, du porte-bougeoir chantait, ainsi que devant un pupitre, « la généalogie du Christ » dans l’évangile que tenait de ses deux mains, en l’appuyant sur son front, un moine ; et, dans la mélopée étrange et marrie, monotone et câline, passaient de singulières figures de patriarches suscitées, comme un coup d’éclair, par l’appel de leurs noms et ils retombaient, aussitôt qu’un autre leur succédait, dans l’ombre.

Et lorsque la lecture fut terminée, alors que l’on ôtait la chape du père Abbé pour lui substituer une chasuble, le chœur chanta l’hymne brève, d’origine grecque, le « Te Decet laus » et, sur l’oraison du jour et le « Benedicamus Domino », l’office fut clos.

Les quatre principaux chantres qui étaient allés se vêtir à la sacristie étaient revenus et Dom Ramondoux, le préchantre, avait planté, dans un anneau près de sa place, l’insigne de son grade, une tige de cuivre surmontée d’une statuette de saint Bénigne, le bâton du préchantre.

Et il était, lui et les autres, assis sur des chaises, haussées d’une marche et à dossiers très bas, installés derrière la barre de communion, à l’entrée du chœur, en vis-à-vis de l’autel. Ils tournaient ainsi le dos au public, des dos splendides aux moires frissonnantes, ocellées dans leur ton d’argent de cercles de soie cerise dans lesquels étaient brodés en fils d’or les monogrammes gothiques de Jésus et de la Vierge.

Ils quittèrent leur siège et, en rond, debout au milieu du chœur, ils chantèrent, tandis que l’Abbé, entouré de sa cour, commençait la messe, l’introït.

Quand on fut arrivé au Kyrie Eleison, les fidèles s’embrasèrent et les filles et les garçons du village, conduits par le père curé, soutinrent les moines. Il en fut de même pour le credo. Durtal eut, à ce moment, la vision précise d’un retour très en arrière, d’un hameau chantant les mélodies de saint Grégoire, au Moyen-Age. évidemment, cela n’avait pas la perfection du chant de Solesmes, mais c’était autre chose. À défaut d’art, c’était de la projection d’âme un peu brute, d’âme de foule, émue pour un moment ; c’était la reviviscence pendant quelques minutes d’une primitive église où le peuple, vibrant à l’unisson de ses prêtres, prenait une part effective aux cérémonies et priait avec eux, dans le même dialecte musical, dans le même idiome ; et c’était, à notre époque, si parfaitement inattendu que Durtal croyait, en les entendant, s’évaguer, une fois de plus, dans un rêve.

Et la messe se déroulait dans le bruit de grandes eaux des orgues ; l’Abbé, tantôt au trône, tantôt devant l’autel ; l’Abbé chaussé et ganté de blanc ; tête nue ou coiffé d’une mitre orfrazée, puis d’une mitre couturée de gemmes ; l’Abbé, les mains jointes ou tenant sa crosse qu’il remettait ensuite au novice agenouillé qui lui baisait sa bague. Une fumée d’encens voilait les lancettes en ignition des cierges et les veilleuses des reliques dardaient deux flammes de topaze dans la nuée bleue. Au travers des flocons de parfums qui montaient sous les voûtes l’on apercevait la statue d’or immobile, au bas des marches, du sous-diacre portant la patène dans un voile qu’il levait jusqu’à la fin du pater, devant ses yeux, symbolisant ainsi l’Ancien Testament dont il est l’image, comme le diacre est la figure du nouveau, montrant de la sorte que la synagogue ne pouvait voir s’accomplir les mystères de l’église ; et la messe se poursuivait, tous les enfants de chœur, agenouillés, à la file, avec un cierge allumé, durant l’élévation qu’annonçait dans la nuit, le son des cloches ; c’était enfin, à « l’Agnus Dei » l’Abbé donnant à l’autel le baiser de paix au diacre qui descendait les marches et l’imposait à son tour au sous-diacre, lequel, conduit par un cérémoniaire, dans les stalles des moines, embrassait le plus élevé en grade et celui-ci transmettait le baiser aux autres qui s’accolaient et se saluaient ensuite, en joignant les mains.

Ici, Durtal ne regarda plus rien ; le moment de la communion était proche ; les fusées des sonnettes éclataient dans l’abside ; les novices et les convers, deux par deux, s’ébranlaient ; le diacre, courbé devant l’Abbé, chantait sur un mode plus bizarre que contrit, « le Confiteor »  ; et devant une longue nappe, saisie, à chaque bout, par un religieux, tous s’agenouillaient pour communier. Puis ce fut la descente de l’autel de l’Abbé, suivi de son cortège d’officiants, et distribuant l’eucharistie aux fidèles, tandis que derrière lui, se rangeait, cierges au poing, la troupe des petits servants de chœur.

Un bruit de galoches et de sabots qui couvrait la voix du père Abbé emplissait l’église. L’on entendait, prononcé à l’italienne, en ous, « Corpus Christi » et le reste s’éteignait dans un vacarme de pas ; et revenu à sa place, Durtal oublia la liturgie, la messe, se bornant à implorer du seigneur le pardon de ses fautes et le bannissement de ses maux.

Il revint vaguement à lui alors que le père Abbé, mitré, debout, appuyé sur sa crosse, chantait la bénédiction pontificale :

— Sit nomen domini benedictum.

Et tous les moines répondaient :

— Ex hoc nunc et usque in saeculum.

— Adjutorium nostrum in nomine domini.

— Qui fecit coelum et terram.

— Benedicat vos, omnipotens Deus, Pater et Filius et Spiritus Sanctus.

Et à chaque nom des personnes invoquées, il traçait en l’air sur la foule un signe de croix, à droite, au milieu, à gauche, de l’autel.

Durtal, tandis que l’on préludait aux laudes, se retira. Il ne sentait plus ses pieds, tant il avait froid. Mme Bavoil vint le rejoindre avec les lanternes qu’ils allumèrent, à la sortie. La nuit était glaciale, la neige tombait. Attendez-nous ! — c’était Mlle de Garambois qui, emmitouflée de fourrures et accompagnée de son oncle, les appelait.

— Je vous emmène à la maison, reprit-elle, non pour souper, ce qui serait peu monastique, mais pour boire un verre de punch chaud, devant un bon feu.

Ils partirent, à la suite les uns des autres, par un sentier qui s’effaçait déjà sous la neige ; l’on apercevait dans toutes les directions des lumières qui couraient et, au loin, les auberges jaillissaient avec leurs carreaux rouges, dans le noir.

Sous prétexte de punch, la brave hôtesse avait accumulé sur une table des masses de pâtisseries et de viandes froides.

La salle à manger était quiète ; c’était la salle à manger bourgeoise, avec le buffet et les chaises Henri II, mais les flambes joyeuses des pins grimpaient, en embaumant la résine, dans l’âtre ; Durtal se rôtissait les souliers.

— Nous sommes victimes d’un guet-apens, disait, en riant, Mme Bavoil ; c’est d’un véritable souper que notre amie nous menace ; enfin, le jour de la nativité, un peu de gourmandise est permis.

Mais elle se contenta, malgré toutes les instances, d’avaler un bout de fromage et de pain.

La neige continuait à choir ; les feux des lanternes avaient disparu sur les routes ; des hurlements d’ivrognes retentissaient de toutes parts ; les paysans ribotaient, au sec.

— Quel dommage ! ils étaient si bien tout à l’heure, quand ils chantaient avec les religieux, remarqua Mme Bavoil.

— Oh ! s’exclama Durtal, ne nous emballons pas. Ceux qui chantaient à l’église sont ceux que le cloître emploie. Ils vont à la messe pour inspirer confiance aux pères, mais attendez que les moines soient partis…

— Dans tous les cas, en admettant, contre toute vraisemblance que ces gaillards-là soient de bonne foi, ils seraient bien dans la tradition du Moyen-Age, fit M. Lampre, car la piété n’excluait pas une liesse un tantinet grossière chez nos ancêtres, en Bourgogne surtout. Nous n’avions point en ces temps, honnis par les imbéciles, le bégueulisme. Savez-vous, Madame Bavoil, qu’autrefois, avant la messe de ce jour, l’on célébrait solennellement dans certaines églises la fête de l’âne et, excusez du peu, l’auteur de l’office, paroles et musique, n’était, ni plus, ni moins que mgr Pierre de Corbeil, archevêque de Sens. Mais oui, du treizième au quinzième siècle, le pauvre âne a participé au triomphe du Rédempteur.

— Quand je songe qu’il a servi de monture à Jésus, murmura Mme Bavoil, j’ai envie de l’embrasser sur les naseaux, lorsque je le rencontre.

— Il y eut aussi la fête des fous, reprit M. Lampre, en riant ; les acteurs élisaient un évêque qu’ils intrônisaient en des cérémonies ridicules ; et ce bouffon bénissait dans la basilique, le peuple et présidait à des offices dérisoires, tandis que les paysans, barbouillés de moût et déguisés en bateleurs ou en ribaudes, l’enfumaient avec du cuir de vieille savate, brûlé dans l’encensoir.

— Je ne vois pas ce que de semblables bacchanales pouvaient avoir de religieux, observa Mme Bavoil.

— Mais si ; l’origine de ces parodies était liturgique. L’âne était honoré à cause de l’ânesse qui parla et fut, en quelque sorte, cause, par ses remontrances, que Balaam énonça, devant le roi des moabites, sa célèbre prophétie sur la venue du messie. L’espèce asine, qui fut une des annonciatrices du Christ, l’assista dès qu’il fut né, près de la crèche, et le porta en triomphe, le jour des palmes ; elle avait donc sa place toute marquée dans l’anniversaire de Noël.

Quant à la festivité des fous, elle s’appela de son vrai nom la festivité du « Deposuit » par allusion au verset du magnificat « Deposuit potentes de sede ». Elle avait pour but d’abaisser l’orgueil et d’exalter l’humilité. Les évêques, les prêtres n’étaient plus rien, étaient comme déposés, ce jour-là. C’était le peuple, les machicots et les clercs de matines, qui étaient les maîtres et ils avaient le droit, dont ils usaient, de reprocher aux religieux et aux prélats, leurs prévarications, leurs simonies, leurs péchés d’exception, d’autres encore, peut-être. C’était le monde renversé ; mais, en tolérant jusqu’au moment où elles dégénérèrent en pures farces, ces parades revendicatrices, l’église ne fit-elle pas preuve de condescendance et de largeur d’esprit, ne montra-t-elle point, en souriant de ces folies, combien elle était indulgente pour les petits et combien elle était contente de les laisser s’alléger de leurs griefs, en rendant, eux-mêmes, la justice, avant que de se divertir ?

— Le fait est que c’était drôle dans ce temps-là, s’écria Mlle de Garambois. Imaginez-vous que pour se moquer de moi sans doute, mon oncle m’a prêté un livre d’une Bénédictine de je ne me rappelle plus quel siècle…

— Du dizième, fit M. Lampre.

— Il s’intitule le théâtre de Hrotsvitha. Je croyais bêtement, moi, que c’était une œuvre mystique ; or, ce sont des pièces que cette religieuse écrivait pour son cloître et il y en a une, je ne sais vraiment comment expliquer le sujet sans rire ; elle se nomme « la Passion de saint Gandolphe ».

— Eh bien ? Interrogea Mme Bavoil.

— Eh bien, saint Gandolphe qui était prince épousa une femme dissolue qui le trompa. Le pauvre prince s’aperçut de son malheur et se tut ; mais la princesse, irritée de se voir découverte, l’assassina. Aussitôt des miracles éclatèrent sur sa tombe. Elle s’en moqua, disant qu’elle s’en fichait comme une de ces choses que l’on attribue si malhonnêtement aux nonnes, oui, une sorte de beignet, vous comprenez. Et elle fut immédiatement punie par un châtiment approprié aux termes mêmes de son mépris. Tant qu’elle vécut, elle s’éperdit en des fuites sonores — et cela sans arrêt, raconte placidement la joyeuse Hrotsvitha.

— Cela prouve, dit Durtal, — en admettant que les œuvres de cette moniale ne soient pas apocryphes, — la gaieté simple des cloîtres Bénédictins du dixième siècle. Remarquez d’ailleurs que les plaisanteries scatologiques sont encore chères aux gens d’église et c’est assez naturel ; les autres, celles sur les femmes, qui délectent les laïques, aux fins de repas, entre hommes, leur sont interdites ; ils se rattraperont donc sur celles-là qui ne sont ni plus malpropres, ni plus sottes, d’ailleurs ; — et elles ont au moins cet avantage d’être innocentes.

— L’ingénuité un peu barbare fut un des charmes des abbayes d’antan ; allez donc trouver aujourd’hui cette qualité-là dans nos monastères ! Reprit M. Lampre.

— J’aurais été surprise si vous n’aviez pas encore bêché nos moines, dit Mlle de Garambois ; heureusement, poursuivit-elle, en souriant, que ces débinages ne sont que les blasphèmes de l’amour et que vous serez encore trop content, si les Bénédictins viennent à être chassés d’ici, de vous mettre en quatre pour leur rendre les services dont ils auront besoin.

— Je serai sans doute encore assez godiche pour cela, fit, en riant, M. Lampre. Au fond, n’empêche que leur petitesse d’intelligence et de sainteté m’enrage, car je les aime trop pour ne pas les vouloir plus grands et Dieu sait si les mâtins s’acharnent à ne pas pousser !

— Si on allait se coucher, dit Mme Bavoil, la nuit s’avance et il faut quand même se lever, demain !

— Aujourd’hui, ne vous en déplaise, car trois heures sonnent, répondit Durtal qui ralluma les lanternes.

— Ce M. Lampre, il est bien instruit, fit Mme Bavoil, en pataugeant dans la neige et je ne doute pas aussi qu’il n’ait bon cœur ; mais il me semble qu’il est vraiment trop mécontent des autres et pas assez de lui-même.

— Ah ! vous requérez, vous aussi, des saints. Hélas ! Le coin est quasi brisé et le grand monnayeur n’en frappe guère… çà et là, pourtant, en des retraits de province ou des fonds de villes. Il en existe certainement dans les cloîtres. J’en ai personnellement connus à la Trappe de Notre-Dame de l’Atre ; il y en a dans d’autres ascétères, mais ceux-là ne se mêlent point à la vie du dehors et comment les connaître puisque ce sont justement ceux que l’on ne voit point ?

L’un d’eux, que l’on vit beaucoup pourtant, serait récemment décédé dans un couvent Bénédictin de la Belgique, reprit Durtal, après un silence ; mais les renseignements que l’on m’a fournis sur son compte sont contradictoires ; ne les acceptez donc que sous bénéfice d’inventaire.

Ce moine, le P. Paul de Moll aurait été l’un des plus extraordinaires thaumaturges de notre temps. Il guérissait, comme en s’amusant, tous les maux ; il n’en dédaignait aucun, extirpait le mal de dents et la migraine aussi bien que la phtisie et le cancer ; affections incurables et bobos, il les supprimait, sans paraître y attacher la moindre importance ; il soignait indistinctement les hommes et les animaux, pratiquait très simplement, effaçant sa personnalité, prescrivant tout bonnement d’user d’eau dans laquelle on aurait trempé une médaille de saint Benoît.

Ce religieux qui fut notre contemporain, car il naquit en 1824 et mourut en 1896, fit partie du cloître de Termonde ; il rétablit l’abbaye d’Afflighem et fonda le prieuré de Steenbrugge ; il était, du reste, un religieux épris de macérations et féru de sacrifices ; mais il fallait le savoir, tant l’allégresse et la bonne grâce de cet homme fumant doucement sa pipe, pouvait donner le change aux gens !

Maintenant, de tous ces miracles qui se dénombrent par centaines dans les Flandres, que peut-on croire ? Quelques-uns semblent avérés ; d’autres auraient besoin d’être démontrés, car ils ne s’étayent que sur des suppositions et sur des racontars.

Sa biographie écrite par un M. Van Speybrouck, avec une bonne foi persuasive, est si incohérente, si en dehors de toute préoccupation historique, que l’on ne saurait s’y fier. Espérons, pour la gloire de l’Ordre, que le P. de Moll ne fut pas un simple sorcier, mais un vrai saint. L’Église, seule, est à même de trancher la question et de nous éclairer.

VIII

Il y eut une détente, le vent devint moins âpre ; le soleil qui semblait perdu reparut par instants dans le ciel de fer et blondit de ses lueurs furtives le sol. Ce fut un réveil momentané du jardin ; des arbustes vivants sortirent d’une terre qui paraissait morte. Les buis, aux petites feuilles orangées creusées en cuillères et devenues cassantes sous le doigt, des genièvres aux aiguilles bleuâtres et aux grains fripés, d’un indigo noir, surgirent comme d’une sorte de couche de cassonade striée par le gel qui fondait, de filets blancs ; les fusains, les aucubas, les taxus, les romarins restés verts, les buissons ardents dont les baies vermillon tournaient maintenant à la teinte du tan, égayèrent de leur verdure les massifs dont toutes les autres plantes n’avaient gardé que des tiges sèches et brûlées par le feu glacé des bises ; mais malgré tout, ces végétations avaient quelque chose de souffreteux ; elles avaient l’air de convalescentes à peine sorties de leur lit de neige.

Une seule famille s’épanouissait à l’aise dans le froid, les hellébores. Celles-là pullulaient le long des allées ; certaines espèces, telles que les roses de Noël étaient en pleine floraison et leurs fleurs d’un rose violâtre, d’une nuance maladive de cicatrice, de plaie qui se ferme, évoquaient bien l’idée d’une plante dangereuse, suant des sucs vénéneux, puant les poisons ; d’autres hellébores noires, aux feuilles déchiquetées, sciées et dentelées sur les bords, aux fleurs en coque roulée, étaient pis encore. À les arracher, on les trouvait munies de racines grêles, pareilles à ces cheveux qui pendent sur la boule des oignons. Les vieux botanistes du seizième siècle les appréciaient, disant qu’elles évacuaient le flegme et la colère et guérissaient la grattelle, l’impétigine, les rognes, les gales blanches et autres vices du sang ; mais elles n’en conservaient pas moins un aspect sinistre, avec leurs feuillages de deuil et le vert de pomme pas mûre de leurs fleurs qui, de même que leurs congénères, les roses de noël, baissaient toutes la tête, n’avaient pas cette allure franche et gaie de la flore saine.

Le jardin n’était rien moins qu’attrayant, à cette époque, avec ses taillis de plantes ratatinées et ses touffes de fleurs louches ; aussi Durtal n’y descendait guère. Il s’y promenait, ce matin-là, pour tuer les dix minutes qui le séparaient de l’heure du train. Pour une fois que le temps était propice, il projetait d’aller à Dijon — afin de réaliser quelques achats de cravates et de bottines retardés par la perspective de geler en wagon et de ne pouvoir se promener dans la ville — et il se disait : je puis d’autant mieux me dispenser d’assister à la grand’messe, ici, que je commence à la connaître par cœur. Elle est la même depuis six jours ; l’octave de l’épiphanie ayant, pour une semaine, refoulé le défilé des saints. Sans doute, cette messe est charmante, malgré son médiocre introït. Le kyrie est très beau, plaintif, un peu précieux, le gloria est allègre et vénérant, et la deuxième phrase du graduel « surge et illuminare Jerusalem » et l’alleluia sont exquis ; à l’offertoire « le reges tharsis » est lancé droit, tel qu’une flèche, et l’on entend jusqu’au dernier vibrement de son parcours ; mais j’ai encore demain pour l’écouter ; une messe basse me suffira aujourd’hui ; profitons de l’occasion de la liturgie et de la bienveillance de la climature ; et il s’était dirigé vers la gare.

Une fois assis dans le train, il avait hélé par la portière le père de Fonneuve qui cherchait une place et Dom Prieur était monté dans le compartiment.

Après avoir bavardé de choses et autres, le moine, parlant du nouveau curé, installé dans la commune depuis quelques jours, demanda à Durtal s’il l’avait vu.

— Oui, il m’a honoré d’une visite, hier, et je vous avoue, si vous tenez à connaître mon opinion, que l’impression laissée par ce prêtre est plutôt hostile. Il m’a produit l’effet d’une jeune paysanne assez mal élevée mais qui ferait, ce qu’on appelle en argot parisien sa « tata ». Il a une façon de se tortiller sur sa chaise, de coqueter, de jouer de l’éventail, d’esquisser des gestes de fillette appréhendant, tout en le désirant, un rapt, qui ne me dit rien qui vaille. Je lui ai pratiqué, dans la conversation, quelques pesées sur l’âme pour la forcer et j’y ai découvert, en sus d’un insens absolu de la mystique et de la liturgie, une vanité qui vous amènera, j’en ai peur, mon père, bien des ennuis. — Mais, voyons, et ces réparations que l’on a commencées à la cure, avancent-elles ?

— Oui, le Maire et le Conseil Municipal, du moment qu’il ne s’agit plus des moines, se montrent aimables. Ils avaient toujours refusé, tant que nous occupions le presbytère, de remettre même une ardoise au toit ; mais maintenant, tout socialistes qu’ils soient, ils miment des risettes et tâchent d’amadouer leur nouveau pasteur. Leur jeu est évidemment de nous brouiller avec lui ; j’espère qu’ils n’y réussiront pas ; nous sommes résolus, du reste, à lui céder autant que possible pour éviter tout conflit. D’ailleurs, si ce petit curé est, et je vous l’accorde, un peu prétentieux et infatué de lui-même, il n’en est pas moins très bien disposé à notre égard et très gentil. Vous l’appréciez sur quelques grimaces, mais nous, qui l’observons depuis huit jours qu’il vit déjà au milieu de nous, dans le monastère où on lui a offert le couvert et le gîte, en attendant que la cure soit habitable, nous sommes satisfaits de lui et convaincus qu’il est un brave petit enfant.

— Père, je me défie un peu de votre bonté ; tout le monde est pour vous un brave petit enfant !

— Mais non ; nous sommes trop enclins, voyez-vous, à juger sévèrement les autres — rien n’est plus injuste car enfin quand bien même un homme vous nuirait, cela ne prouverait pas qu’il n’ait jusqu’à un certain point raison. Il peut obéir à des mobiles qu’il croit équitables, en agissant de la sorte ; il voit différemment de vous et ce n’est pas un motif pour qu’il ait tort ; et il convient de toujours imaginer des causes honorables aux persécutions auxquelles on peut être en butte, afin d’être certain de ne point se tromper. Et puis, mon cher enfant, les humiliations et les souffrances sont excellentes. Vous devez faire Jésus en vous ; comment le ferez-vous si vous ne passez pas les soufflets et les crachats du prétoire ?

— D’accord, mais êtes-vous bien assuré que si la bataille éclatait entre le presbytère et le cloître, vos moines ne préféreraient pas faire, comme vous dites, Jésus en le curé plutôt que d’accepter qu’il le fasse en eux ; ce serait, il est vrai, très charitable, car on ne l’assommerait que pour son bien…

— Quel mauvais garçon vous êtes, ce matin ! Dit en riant le père de Fonneuve ; mais nous voici arrivés à Dijon ; je vais chez mes filles du Carmel, vous ne m’accompagnez pas ?

— Non, père, j’ai des achats à effectuer dans la ville. Ils descendirent ensemble jusqu’à la place saint Bénigne ; arrivé là, le vieil historien fut incapable de se séparer de Durtal sans lui avoir préalablement rappelé les fastes monastiques de l’ancienne abbaye dont il ne subsistait plus que le sanctuaire, ressemelé sur toutes les coutures, rétamé de toutes pièces.

— Voici une des plus monumentales gloires de l’ordre Bénédictin, fit-il, en prenant d’un geste qui lui était familier le bras de Durtal et l’attirant à lui pour lui parler, épaule contre épaule ; c’était dans ce monastère de saint Bénigne que les ducs de Bourgogne, qui y venaient pour entrer en possession de leur duché, juraient sur les évangiles, au pied de l’autel, devant la châsse du saint, de ne pas toucher aux privilèges de leurs sujets ; et l’abbé leur ceignait, après le serment, le doigt d’un anneau, pour symboliser le mariage avec leurs villes.

Ce cloître qui fut florissant, au dixième siècle, lorsque le Vénérable Guillaume, envoyé de Cluny avec douze moines par saint Mayeul, parvint à désendormir ses religieux engourdis, dégénéra de nouveau lorsqu’il fut soumis au régime de la commende. Sa superbe collection de manuscrits s’émietta on ne sait où ; il fallut attendre la réforme de saint Maur pour réédifier de vrais moines et saint Bénigne eut alors d’infatigables érudits, tels que Dom Benetot, Dom Lanthenas, Dom Leroy qui exploitèrent les archives des abbayes de notre province, Dom Lanthenas surtout qui fut l’un des collaborateurs de Mabillon ; il est juste de noter aussi Dom Aubrey qui amassa des matériaux pour permettre au père Plancher d’écrire cette histoire de la Bourgogne dont 80 vous avez pu voir les solides in-folios dans notre bibliothèque.

Enfin, comme partout, la révolution détruisit le monastère ; l’église fut seule épargnée, mais quelle drôle d’idée que d’avoir été couvrir ses tours de tuiles de couleurs qui lui donnent l’aspect d’une sparterie ! — Ce qui vaut mieux, par exemple, c’est d’avoir rétabli la crypte que l’on découvrit, un beau jour, en creusant le sol.

Pour nous autres Bénédictins, c’est un lieu bénit, un lieu de pèlerinage que cette cathédrale. L’apôtre de la Bourgogne, le disciple de saint Polycarpe qui l’a baptisée de son nom, saint Bénigne, ne nous est pas très sûrement connu ; néanmoins, dans sa monographie de la cathédrale, l’abbé Chomton semble prouver que ce saint aurait subi le martyre, au commencement du troisième siècle. Les anciens hagiologues nous ont, en tout cas, conservé les détails de son supplice ; il aurait été écartelé à l’aide de poulies, on lui aurait enfoncé des alènes sous les ongles, on lui aurait scellé les pieds, avec du plomb fondu, dans une pierre qui existait encore du temps de Grégoire De Tours ; enfin on le fit mordre par des chiens furieux, on lui asséna sur le col des coups de barre de fer et comme il ne se décidait pas à mourir, on le perça d’une pointe de lance pour l’achever et c’est sur son tombeau même que fut bâtie l’église.

Cet élu est naturellement un grand saint, mais naturellement notre dévotion est aussi et, peut-être plus directement acquise, à cet abbé de notre ordre qui fut la gloire et de la Bourgogne et de cette abbaye, le vénérable Guillaume.

Celui-là fut élevé, en qualité de petit oblat, dans le monastère de Locédia, en Italie ; puis il entra à Cluny et il fut, ainsi que je vous l’ai dit tout à l’heure, envoyé par son abbé Dom Mayeul pour amender saint Bénigne qui ne contenait plus qu’une troupe de religieux sans discipline et dont les observances liturgiques étaient nulles. Il y apporta, avec la pratique de la règle de saint Benoît, une passion de la symbolique et de la liturgie, un amour de l’art et de la science, vraiment extraordinaires. Il fonda des écoles libres, absolument gratuites, pour les clercs et pour le peuple : il révisa le chant grégorien dont les chantres avaient altéré les textes : il voulut que les offices fussent impeccables, que le service de Dieu fût magnifique.

Et il se révéla aussi tel qu’un architecte de première force, car il savait tout ce moine ! Il construisit son église abbatiale, disparue, hélas ! Et remplacée par celle qui est là, devant nous. Elle avait neuf tours et toute la symbolique des écritures se déroulait autour de son vaisseau ; elle s’érigeait sur une église souterraine dont la forme reproduisait le t mystérieux d’ézéchiel, image encore imparfaite de la croix, et qui remémorait les temps antérieurs au messie, tandis que la nef, plus élancée, plus claire, représentait la lumière des évangiles, l’église du Christ ; et chaque nuit, pour confirmer le symbole, l’on descendait chanter matines dans la crypte, alors que les offices du jour se célébraient, au contraire, en haut, dans l’église.

Tout était à l’avenant ; les chapiteaux, les piliers, les statues s’associaient à l’idée générale de l’édifice. Ce furent les moines, qui les sculptèrent ; le nom de l’un d’eux, Hunald, nous est resté.

L’abbaye était immense ; après avoir essaimé plus de cent religieux dans diverses fondations, Guillaume en régissait autant à Saint Bénigne et, malgré la fatigue, malgré l’âge, il courait les routes pour régénérer les monastères en déshérence de Dieu. On le voit à Fécamp, à Saint-Ouen, au mont saint Michel, à saint Faron de Meaux, à saint Germain des Prés de Paris ; on le trouve, en Italie, à Saint-Fructuare où il adjoint à un couvent de Bénédictins un cloître de moniales ; on le rencontre partout jusqu’au moment, où épuisé par ces interminables voyages, il meurt en Normandie et, il y fut enterré dans l’abbaye de Fécamp.

Guillaume était un artiste, un érudit, un administrateur prodigieux et il était, ce qui est préférable encore, un admirable saint. Il faudra que je vous prête sa biographie écrite par l’abbé Chevallier ; mais je vous empêche d’aller à la messe et je me mets, moi-même, en retard. Mon dieu, ce que l’on devient bavard lorsque l’on se fait vieux ! — adieu, mon cher enfant, priez bien la sainte vierge pour moi ; de mon côté, je la prierai, chez mes braves Carmélites, pour vous.

Durtal le regardait s’éloigner d’un pas encore alerte et il pensait : la belle existence que celle de ce bon moine, confinée dans l’étude et la prière ! Et quelle belle vie aussi que cette vie Bénédictine qui plane si haut, par-dessus les siècles et au delà des temps ; l’on ne peut vraiment s’acheminer vers le seigneur avec des mouvements plus chaleureux et des chants plus nobles ; cette vie réalise l’initiation la plus parfaite, ici-bas, de l’office des anges tel qu’il se pratique et tel que nous le pratiquerons, nous aussi, là-haut. On arrive, la marche terminée, devant Dieu non plus comme un novice, mais comme une âme qui s’est préparée par une étude assidue à la fonction qu’elle doit à jamais exercer dans l’éternelle béatitude de sa présence. Quelles sont les occupations si agitées, si vaines des hommes en comparaison de celle-là ?

Ce père de Fonneuve ! — je me rappelle cette impression que j’éprouvai tant de fois, pendant l’été ou l’automne, dans sa cellule, alors que les paléographes de Paris ou de la province, venaient le consulter sur certains points de l’histoire ecclésiastique ou sur l’authenticité de certains textes. J’évoquais très bien alors cette autre cellule où, à Saint-Germain Des Prés, Dom Luc d’Achery et son élève Mabillon discutaient avec leurs visiteurs sur les bases de la diplomatique, sur la véracité de telles chartes ou la valeur de tels sceaux. Le P. de Fonneuve est aussi savant que Dom Luc d’Achery, mais quel est celui de ses élèves qui ressemble même de loin à Mabillon, voire même à de plus obscurs satellites de la congrégation de saint Maur ?

Il est seul, de sa taille, ici ; mais, parmi ses clients laïques, quel est celui qui peut se rapprocher de ce prodigieux Du Cange, voir même de Baluze ou de ces studieux libraires que furent les Anisson ? L’étiage a donc baissé dans les deux camps et il n’est pas équitable de ne jeter le discrédit que sur les moines.

Que les savants laïques soient, en général, plus forts que les religieux, cela paraît incontestable ; mais il n’en est pas moins acquis qu’en tenant compte de l’état de la science, à chaque époque, eux aussi, sont, à n’en pas douter, fort inférieurs aux érudits qui fréquentèrent l’abbaye de Saint-Germain des Prés, au dix-septième siècle ; soyons donc modestes et indulgents…

En attendant, avec ma manie de soliloquer à bâtons rompus, je vais finir par manquer l’office, fit-il, en pénétrant dans saint Bénigne. Une messe célébrée au grand autel prenait fin ; il vérifia le tableau des horaires près de la sacristie. Une autre devait la suivre. Il profita des quelques minutes qui allaient s’écouler entre les deux sacrifices, pour faire le tour de la cathédrale.

Elle était à trois nefs, de largeur régulière, de hauteur convenable, mais, mise en parallèle avec les grandes cathédrales, elle était minime et quasi nulle. Elle contenait un certain nombre de statues du dix-septième et du dix-huitième siècles, des œuvres honnêtes que l’on avait, après les avoir considérées, le désir de ne jamais revoir ; les vitraux anciens avaient disparu et avaient été remplacés par des carreaux blancs ou, ce qui était pis, par cet émétique de la vue, des verrières modernes. Dans le transept de gauche, se dressait une croix gigantesque, vert bouteille, sur laquelle un christ, teint en gris, était couché et deux anges se tenaient, de chaque côté, montrant au sauveur un acte de consécration au sacré-cœur et un plan d’église.

En résumé, autant cette cathédrale était intéressante par les souvenirs monastiques qu’elle émouvait, autant elle était inerte au point de vue de l’art ; elle ne valait sûrement pas cette bâtisse en rotonde édifiée par le vénérable Guillaume et deux de ses anciens bas-reliefs, relégués au musée archéologique de la ville, étaient d’une autre envergure que ce tympan de Bouchardon, emprunté à la vieille église de saint étienne, et qui la décore aujourd’hui !

Durtal s’installa pour entendre la messe que l’on sonnait ; il avait beau la connaître par cœur, cette messe ne parvenait pas à le déravir ; la vérité était que cette fête de l’épiphanie lui était plus suggestive que toute autre.

Que ce fût l’époque ou non de la célébrer, il y revenait sans cesse, car outre la manifestation des rois mages et le souvenir du baptême de Jésus dans le Jourdain, l’église devait remémorer, en l’exaltant, le miracle des noces de Cana.

Ce miracle, lorsqu’il y réfléchissait, lui suscitait de longues rêveries.

Il est, en effet, le premier qu’ait accompli le Christ, et le seul qui ait pour cause un épisode joyeux, car tous ceux qui lui succédèrent ont été effectués dans le but de parer à des besoins de nutriment, dans le but d’opérer des guérisons, d’alléger les douleurs, de tarir des larmes.

Jésus que l’on voit pleurer mais jamais rire dans les Écritures, manifeste son pouvoir divin, avant l’époque qu’il paraissait s’être fixé, à propos d’un banquet, pour égayer des convives, pour un motif insignifiant, pour une chose qui ne semble vraiment pas en valoir la peine.

Son premier mouvement lorsque la sainte vierge lui dit : « ils n’ont pas de vin » est le mouvement de recul d’un homme pris à l’improviste et qu’une demande indiscrète gêne ; et il répond : « Femme, qu’est-ce que cela peut bien nous faire ? Mon heure n’est pas venue. » Et Marie, d’habitude si attentive à deviner ses moindres désirs, à obéir à son moindre gré, ne l’écoute même pas. Elle laisse sa réflexion sans réponse et s’adresse aux échansons pour les avertir qu’ils aient à exécuter les ordres que va leur donner son fils.

Et Jésus ne refuse pas, dès lors, de réaliser le miracle et il change l’eau en vin.

Cette scène, unique dans les évangiles, où l’on voit la vierge se dispenser de l’assentiment de Jésus et lui forcer en quelque sorte la main pour obtenir de lui ce prodige qu’elle réclame, est extraordinaire si l’on en extrait le sens symbolique qu’elle recèle.

Il ne s’agit pas, en effet, de contenter les convives dont l’appétit est déjà repu, en les régalant d’un vin plus savoureux que celui qui leur fut jusqu’à ce moment servi ; il ne s’agit pas non plus du mariage d’un homme et d’une femme dont saint Jean n’a même pas cru nécessaire de noter les noms ; il s’agit de l’union entre Dieu et l’église, des joies nuptiales de notre-seigneur et de l’âme ; et ce n’est pas l’eau qui se métamorphose en vin, mais bien le vin qui se transmue en sang.

Ces noces de Cana ne sont qu’un prétexte et qu’un emblème, car tous les exégètes sont d’accord pour reconnaître dans cette scène le symbole de l’Eucharistie.

Il est avéré que l’Ancien Testament préfigure le nouveau, mais ne pourrait-on admettre aussi que certains passages des évangiles préfigurent, à leur tour, d’autres des mêmes livres ? Les noces de Cana ne sont, en effet, que l’image avant la lettre de la cène. Le premier miracle produit par le messie, au début de sa vie publique, annonce celui qu’il accomplira, la veille de sa mort ; et l’on peut même observer qu’ils se reflètent, l’un l’autre, en une sorte de miroir à l’envers, car saint Jean qui écrivit son évangile pour confirmer et compléter l’œuvre de ses devanciers, saint Jean dont le livre est postérieur à ceux de saint Matthieu, de saint Marc et de saint Luc, est le seul qui relate ce miracle. Les autres n’en parlent pas et, lui, par contre, se tait sur la transsubstantiation du pain et du vin pendant la cène. Il y a en cette histoire, une interversion étrange ; c’est le dernier des évangélistes qui anticipe sur les premiers, qui montre, voilée ainsi que dans l’Ancien Testament, la figure du sacrement que dévoilèrent les synoptiques.

Mais, poursuivait Durtal, les noces de Cana suggèrent encore d’autres remarques. De même que nous avons vu le rédempteur pratiquer, en cette scène, son premier miracle, de même nous voyons Marie user, pour la première fois, de son droit de médiatrice et intercéder pour les nouveaux enfants qu’elle adoptera, au pied du Calvaire, pendant que son fils, étendu sur le lit de la croix, engendrera l’église.

Et elle n’attendit pas que les temps prescrits fussent révolus ; dans son impatience, elle devança l’heure et revendiqua tout, du premier coup ; elle ne procéda pas par gradation, elle ne limita pas d’abord l’objet de ses requêtes, elle alla droit au but, demanda simplement, nettement, le summum des grâces ; elle voulut et obtint la promesse du magistère qui pouvait guérir et sauver les âmes des enfants dont elle allait être appelée à prendre soin, l’Eucharistie.

Et le Christ cède à cette douce violence, et s’il se fait prier, s’il a l’air d’accepter une certaine contrainte, c’est qu’il veut enseigner ainsi que tout ce qu’il accorde, il ne l’accorde que par l’entremise de sa Mère.

Cet épisode de Cana est donc, en somme, le point de départ des deux dévotions, initiales et essentielles du catholicisme : le saint-sacrement et la Sainte-Vierge. Et l’office qui est spécialement consacré à ce mystère, l’office du 2e dimanche après l’épiphanie, ne se célèbre même pas ! — On se borne à en lire les prières et l’évangile à la fin de la messe du saint nom de Jésus qui le supplante.

Il me semble que l’on aurait bien pu le conserver, le mettre, au besoin, un autre jour, à la place d’un saint ! — Mais c’est curieux, continua-t-il, en sortant de la cathédrale et en gagnant à grands pas la place d’armes, puis la place rameau, pour entrer au musée ; c’est curieux comme des miracles d’une importance souveraine passent inaperçus, sont, en tout cas, à peine explorés par les prêtres en chaire et les fidèles !

Quelle abjecte effigie ! soupira-t-il, regardant en bas de l’escalier, menant aux salles de peinture, une statue de la république figurée par une fille aux épaules, aux bras, au buste, aux seins d’une harengère de la halle et à la face chiffonnée d’un trottin de modes, au-dessous de laquelle était gravée l’expression à la fois imbécile et sacrilège : « Stat in aeternum. » — C’était un nommé Coutant qui avait sculpté cela !

Durtal parcourut les galeries de la peinture contemporaine où se prélassaient, en bonne place, un hivernal portrait du pluvieux Carnot, par Yvon — un maréchal vaillant d’Horace Vernet où l’ingéniosité de ce teinturier militaire se décelait par ce petit détail : le maréchal dont la tête était celle d’un notaire à toupet, du temps de Louis-Philippe, ne savait où caser l’un de ses bras et le Vernet avait jugé original de le placer sur un tas de cuirasses qui reposaient, elles-mêmes, sur un tas de fascines jusqu’à la hauteur voulue pour servir d’appui-main, le tout échafaudé dans un paysage de fantaisie aux couleurs grêles et acides ; — puis, une œuvre de jeunesse de Gustave Moreau, « le Cantique des Cantiques », une toile plus que médiocre, du genre Chasseriau, qui ne permettait guère de soupçonner le futur talent du peintre de l’Hérodiade ; — enfin, des cocasseries furieuses d’un Anatole Devosge ; celui-là et Monsieur François, son père, étaient les gloires bouffonnes de Dijon et le buste de l’un de ces deux grotesques, avec une physionomie d’huissier et des pattes de lapin, le long des joues, se dressait sur un socle, dans l’une des salles. Cet Anatole Devosge il avait brossé une bâche inouïe ; cela s’appelait « Hercule et Phillo ».

La scène représentait une femme enchaînée, étreignant un gosse et s’efforçant de fuir les crocs d’un lion qu’un Hercule en colère étrangle.

Le lion était issu, en droite ligne, d’une lionne de tête de chenet et d’un lion de descente de lit et il semblait, en tirant la langue, surpris d’être traité avec aussi peu de ménagement par cet homme qui lui cravatait si étroitement le col. Hercule, lui, était énorme ; il avait le physique d’un auvergnat que l’alcool a rendu fou ; il arborait des muscles outrés et tendait sur des jambes nues et grosses, telles que des poutres, un formidable derrière, quelque chose comme des ballons accouplés, comme des montgolfières conjuguées de percale rose. Quant à la femme, habillée d’une robe abricot et d’un peplum groseille, elle roulait, en signe d’effroi, des yeux blancs et l’enfant pleurait convenablement des pilules d’étain, suivant la formule de l’odieux David dont ce peintre était l’élève. Ah ! Ce Devosge, quel pleutre redondant, quelle ganache épique !

L’élément moderne du musée était donc inavouable et pourtant, dans cet amas de phénomènes biscornus et de pannes baroques, un tableau superbe surgissait sur un mur « l’Ex Voto » d’Alphonse Legros.

Il s’ordonnait ainsi :

Neuf femmes priaient devant un petit Calvaire, dans un paysage de tapisserie aux tons de laines demeurées vives. Sur ces neuf femmes, sept étaient agenouillées, côte à côte ; et, au premier plan, une, debout, vêtue de blanc, feuilletait un volume, tandis qu’une autre, également debout, et couverte d’un chapeau de paille, au fond de la toile, portait un cierge.

Ces femmes, presque toutes âgées, étaient coiffées de bonnets blancs, accoutrées de toilettes de deuil avec les mains jointes, sous des mitaines noires.

Les visages et les mains de ces vieilles étaient d’une précision et d’une probité d’art qui stupéfiaient, lorsque l’on songeait à la peinture hâtive et galopée de notre temps. Les expressions simples et concentrées de ces orantes recueillies, absorbées, loin des visiteurs, devant la croix, dégageaient une saveur religieuse réelle. Les traits étaient encharbonnés, comme creusés au burin ; et, dans cette œuvre forte et sobre, qui paraissait exécutée par un peintre graveur de l’école d’Albert Dürer, la femme en blanc évoquait, elle, le souvenir de Manet, mais d’un Manet mieux pondéré, plus savant, plus ferme.

C’était, à coup sûr, la plus belle toile de Legros que Durtal eût encore vue. Que faisait-elle, là, noyée dans ce déballage de loques et ces rebuts, alors qu’elle eût si victorieusement figuré dans le salon de l’école française, au Louvre ? Elle était marquée, dans le catalogue, sous le titre de don de l’artiste à sa ville natale. Ah ! Bien, ce que ladite ville semblait plus fière de son Devosge, dont le nom se prélassait à un coin de rue, que de l’auteur de ce présent relégué dans le pêle-mêle de ces pannes.

Ces salles de l’école moderne française mises à part, le musée de Dijon était, en tant que musée de province, abondamment pourvu. Il détenait des collections de bibelots, de faïences, d’ivoires, d’émaux, d’estampes, de bois, vraiment honorables. M. His de la Salle l’avait en outre doté de dessins de maîtres, curieux ; mais, là, où il devenait princier, l’égal des grands musées, c’était dans l’ancienne salle des gardes qui contenait les mausolées en marbre de Dinan et en albâtre de Tonnerre, des ducs Philippe le Hardi et Jean sans Peur. Ces tombeaux, brisés pendant la révolution, avaient été expertement reconstitués avec leurs débris et redorés et repeints.

Le premier avait pour auteurs divers imagiers, le flamand Jehan de Marville qui traça le plan et les dessins et mourut à la tâche. Le hollandais Claus Sluter lui succéda et trépassa à son tour et ce fut son neveu, Claus de Werve qui acheva l’œuvre de ses deux devanciers, dans quelle mesure ? Il est assez difficile de le dire.

Cette œuvre était ainsi conçue :

Le corps de Philippe Le Hardi était placé sur une table de marbre noir, entre les pieds de laquelle s’étendait, sous les quatre côtés, un petit cloître gothique, peuplé de minuscules moines et de gens de la suite du prince. Philippe Le Hardi, enveloppé du manteau ducal d’azur, doublé d’hermine, posait ses chaussures, aux lames articulées de fer, sur le dos d’un lion bénévole et sa tête sur un coussin derrière lequel deux anges, aux ailes déployées, soutenaient un heaume.

Le second avait été commandé à un espagnol Jehan de la Huerta ou de La Verta dit d’Aroca ; mais celui-là ne fit rien ou presque rien et ce fut un Antoine Le Moiturier ou Le Mouturier qui termina, s’il ne sculpta pas en entier, le cénotaphe. Son ordonnance était calquée sur celle du premier tombeau.

Le duc Jean et la princesse Marguerite de Bavière, sa femme, étaient couchés, côte à côte, sur une plate-forme de marbre noir, au-dessous de laquelle s’allongeait, entre les quatre pieds, un cloîtrion ogival, aux galeries pleines de religieux. Le chef des époux était appuyé sur des coussins et leurs extrémités sur les reins serviables de petits lions ; et des anges s’agenouillaient derrière eux, les ailes grandes ouvertes, présentant, l’un le casque du duc, l’autre l’écu armorié de la princesse.

Ce mausolée était plus ouvragé que le premier, les sculptures plus surchargées de volutes, de chicorées, de fleurons ; le souvenir s’attestait aussitôt des paraphes, des frisures, des boucles de l’ornementation de l’église de Brou, cette fin du gothique qui, après s’être corrompu, en vieillissant, rejette sa robe de pierre pour mourir, impur, nu, sous un linceul de dentelles.

Les fauves de ce monument étaient des fauves de pendules et il ne leur manquait sous la patte qu’une boule ; les princes et la princesse, gisant sur lame, ne différaient pas, par leur attitude conventionnelle, des statues funéraires de l’époque. La beauté de l’œuvre n’était point dans ces froides effigies ni même dans ces anges blonds et charmants, mais conçus, eux aussi, d’après une formule que nous retrouvons chez la plupart des primitifs des Flandres, elle résidait dans les figurines debout sous les arcades naines du cloître.

Elles avaient dû portraiturer, toutes, d’abord, des religieux de différents ordres se lamentant sur le trépas des princes ; elles devaient se composer exclusivement de « plorants », mais la verve des ouvriers d’images avait rompu le cadre restreint de la commande et, au lieu de gens en larmes, ils avaient saisi l’humanité monastique de leur temps, triste ou gaie, flegmatique ou fervente ; et, à vrai dire, la plupart de leurs statuettes ne songeaient à rien moins qu’à déplorer le décès des ducs.

Ils avaient, en tout cas, réalisé des merveilles d’observation, fixé des maintiens pris sur le vif, des postures croquées au vol ; aucune de ces figurines si expressives, mais malheureusement plus ou moins réparées et un peu campées au hasard quand l’on avait reconstitué ces tombes, ne se ressemblait et l’on demeurait véritablement confondu par l’incroyable adresse de ces imagiers qui, mis en face de modèles presque semblables, de visages rasés presque uniformes, de robes quasi pareilles, avaient su diversifier chaque moine d’un autre, exprimer en un simple jeu de physionomie son tréfonds d’âme, faire sourdre de l’ordonnance même des draperies et du cadre des capuchons, abaissés ou relevés, le caractère précis de l’homme qui les portait.

Ils avaient voulu beaucoup moins, en somme, décrire l’effet produit sur des religieux par l’annonce de la mort de l’un ou de l’autre de leurs bienfaiteurs, que donner, comme un instantané de la vie courante des cénobites et ils les avaient effigiés, l’Abbé en tête, mitré et crossé, tenant le livre ouvert de la règle, regardant d’un air impérieux et méfiant des moines qui pleurent ou lisent, méditent ou chantent, égrènent leur rosaire ou, désœuvrés, s’ennuient ; un même se mouche, tandis qu’un autre se cure tranquillement l’oreille.

L’on pouvait se délecter pendant des heures devant cette œuvre sculptée par des artistes de belle humeur qui connaissaient bien leurs amis du clergé régulier et s’amusaient sans méchanceté à leurs dépens, tant elle dégageait une joie expansive d’art ; et Durtal se séparait d’elle, à regret, car ces très anciens cloîtriers évoquaient, devant lui, ceux du Val des Saints, avec des ressemblances de port, de gestes, souvent frappantes. N’était-ce pas Dom De Fonneuve, ce vieux père, souriant et pensif, le col enfoncé très haut, derrière la nuque, par son capuchon coupé suivant l’antique mode de Saint Maur ? N’était-ce pas Dom d’Auberoche, ce jeune, au cou dégagé, au contraire, par un capuchon moins ample, confectionné selon d’autres coutumes ? N’était-ce pas Dom Felletin, cet autre qui regardait à ses pieds, absorbé par une recherche ? N’était-ce pas aussi le premier chantre Ramondoux, ce gros, qui maniait un graduel, en ouvrant la bouche ? Seul le P. Abbé différait. Celui du Val des Saints n’était, ni impérieux, ni méfiant, mais si débonnaire et si franc !

En comparaison de ces figurines, les deux retables portatifs en bois, du quatorzième siècle, qui meublaient les parois de la salle, paraissaient inexperts et figés.

Il est vrai qu’ils étaient très retapés ; certaines même de leurs parties étaient modernes. Ils avaient été jadis exécutés par le flamand Jacques De Bars ou De Baerze, de Termonde.

Dans l’un, saint Antoine, jeune et imberbe, avait à ses côtés deux diables velus et bruns et une diablesse haut vêtue, avec des cornes sur la tête, des joues d’un rose de pomme d’api, et un nez retroussé dans une face ronde ; elle était une plantureuse servante d’auberge déguisée en reine, et qui ne semblait même point disposée à le tenter ; et le saint, sous les traits d’une inexpressive poupée, dressait, très calme, en l’air, deux doigts pour nous bénir.

Dans un autre compartiment du même retable, figurait une décollation de saint Jean-Baptiste avec une Hérodiade, couverte jusqu’au menton, comme la démone de saint Antoine, une Hérodiade ancillaire qui considérait avec indifférence de ses yeux bleus plus aptes à surveiller les ragoûts qu’à décager les sens, le martyr agenouillé et qui paraissait ne penser à rien, tandis que le bourreau s’apprêtait à le décapiter. En vérité, ces statuettes de bois peint et dorées étaient médiocres, mais, du tas, se détachait un groupe fort supérieur, celui de l’Hérode et de la mère de l’Hérodiade : le roi, accablé de remords, se reculant en un geste de réprobation, et, elle, le rassurant, une main appuyée avec force sur l’épaule et l’autre sur le bras.

Le second retable renfermait une adoration des mages, un Calvaire et une mise au tombeau ; une adoration, avec une madone au teint fleuri, une grande dame, râblée, solide, une flamande moins vulgaire que les autres, d’aspect avenant et de sourire aimable ; l’enfant, penché sur ses genoux, mettait une menotte sur les lèvres d’un mage agenouillé et touchait de l’autre une sorte de ciboire que ce souverain lui tendait ; un deuxième mage, un doigt passé sous sa couronne, esquissait un salut presque militaire, tandis qu’un troisième, à la tête de roulier, levait l’index en signe d’attention et présentait un vase de parfums.

Quant à l’Ensevelissement, il était d’un art plutôt pénible ; saint Jean avait un pif en pied de marmite et il soutenait sans conviction une vierge dans le nez de laquelle il pleuvait ; le tout agrémenté de deux poupées portant, à chaque bout de la scène, des aromates.

Ces retables étaient, si l’on veut, naïfs et amusants, mais l’accent religieux ne s’y décelait pas ; ils étaient plus réalistes que mystiques ; c’était l’art d’un flamand à fin de foi.

Taillés en forme d’armoires, ils étaient complétés par des peintures appliquées sur les deux battants qui les fermaient. L’artiste qui fut chargé de cette commande, Melchior Broederlam, d’Ypres, avait décoré d’une annonciation et d’une visitation le volet de gauche, d’une présentation et d’une fuite en égypte, celui de droite.

Ces œuvres, peintes sur fond d’or mat et bruni, avaient été largement retouchées car elles avaient, avant d’être abritées dans ce musée, longuement pourri dans l’église de Saint Bénigne ; au milieu de personnages vulgaires, de paysans costumés en Dieu le père ou en saints, elles affirmaient, au moins, dans le type de la vierge, une certaine délicatesse ; ce n’était plus la mère bedonnante et folâtre, la maritorne de Jacques De Bars ; celle-là, avec ses prunelles du ton de la fleur des lins, ses chairs laiteuses, son nez qui s’amenuisait déjà plus droit, s’anoblissait, se patricisait, si l’on peut dire, en s’effilant ; ce n’était pas encore la vierge exquise de Roger Van Der Weyden et de Memlinc, mais c’était déjà un peu Marie, la Mère d’un Dieu.

Seulement, ce bon vouloir de distinction se confinait en elle seule, car le saint Joseph de « la Fuite en Egypte » demeurait un rustre accompli et un parfait manant ; tournant le dos à la vierge, il apparaissait de profil, chaussé de bottes à chaudron, suspendant au bout d’un bâton sur l’épaule, une marmite et des hardes et buvant à même d’un barillet un bon coup.

En outre de ces tableaux d’autel, un troisième, datant du quinzième siècle, et provenant de l’abbaye de Clairvaux, une peinture lisse et trop revernie, s’exhibait, elle aussi, sur la cimaise du mur. De ses panneaux, séparés les uns des autres, par des pilastres, un seul était intéressant à cause de l’idée même qu’avait eue le peintre de reproduire le corps glorieux de Notre Seigneur, au moment de sa transfiguration, par un enduit tout en or. Le visage, le corps, la robe, les mains, étaient frottés de cet or luisant et un peu plat qui revêt les panneaux de Lancelot Blondeel, dans les églises et le musée communal de Bruges.

Cette interprétation naïve de la lumière divine était plaisante, mais le reste du retable, sec et glacé, ne méritait vraiment point qu’on le prônât.

Enfin, un autre panneau, également du quinzième siècle, une adoration, arrêtait moins Durtal pour la valeur de l’œuvre qui ne l’éperdait guère que pour les réflexions que lui suggérait son origine.

Ce tableau, longtemps attribué à Memlinc, avec l’art duquel il ne s’apparentait que par une lointaine ressemblance, avait fini par retrouver un vague débris de son acte de naissance.

Cette adoration pouvait être prêtée sans trop de discussions au maître de Mérode ou de Flémalle, ainsi qualifié parce qu’un de ses ouvrages avait jadis fait partie de la collection des Mérode et qu’une série de ses peintures, issue de l’abbaye de Flémalle, avait été acquise par l’institut Staedel, de Francfort.

Qu’était cet artiste ? D’après les recherches opérées en Belgique et en Allemagne, ce maître de Flémalle s’appelait de son vrai nom Jacques Daret et il avait été, en même temps que Roger Van Der Weyden, l’élève d’un peintre dont rien ne subsiste, Robert Campin, de Tournai.

Il s’était occupé des décorations de la fête de la Toison d’or et des noces de Charles le Téméraire qui lui rapportèrent 27 sols par jour, aux entremets. Il avait un frère également peintre, Daniel, natif de Tournai, dont il fut le maître et dont tous les travaux ont disparus ; et c’est à peu près tout ce que l’on sait de lui.

Un de ses tableaux, très curieux et dont Durtal possédait une belle photographie, appartenait au musée d’Aix, une vierge assise sur un large banc, de style gothique, planant au-dessus d’une ville et tenant un enfant Jésus très éveillé, une vierge un peu bouffie dont la tête se détachait sur une étrange auréole de rayons qui suscitait l’idée d’une roue de paon façonnée avec les piquants inégaux d’un hérisson d’or ; et, en bas, un Dominicain priait à genoux, entre un pape et un Evêque assis.

Une autre madone, et, celle-là, Durtal l’avait vue dans la collection de Somzée, à Bruxelles, l’avait depuis des années, hanté et elle surgissait maintenant devant lui, évoquée par le panneau de Dijon.

Elle était vraiment, en son genre, unique.

Dans un intérieur éclairé par une fenêtre ouvrant sur une place et meublé d’une crédence sur laquelle se dressait un calice et d’un banc à coussin rouge sur lequel se posait un livre, Marie, vêtue d’une robe blanche, brisée en de grands plis, s’apprêtait à allaiter l’enfant ; et là encore, la tête se découpait sur un nimbe extraordinaire fait d’une sorte de fond de panier, de van, et le jaune presque soufre de ce fond d’osier s’harmonisait délicieusement avec les tons sourds et doux, avec la teinte de fer délavée de ce tableau dont les personnages se délinéaient, un peu cernés de noir, dans un air gris.

Le type de cette Vierge différait complétement de ceux inventés par Roger Van Der Weyden et par Memlinc. Elle était moins gracile et plus osseuse, un peu boursouflée, avec des yeux singuliers, taillés en boutonnières retroussées des bouts ; les paupières étaient lourdes, le nez long et le menton bref ; la face était moins en forme de cerf-volant que celle des madones de Memlinc, moins en amande que celle des madones de Roger Van Der Weyden.

La vérité était que, lui, créait des bourgeoises angéliques et, eux, des princesses divines. Ses Vierges étaient distinguées, mais elles ne l’étaient pas naturellement et elles s’observaient devant le visiteur ; de là, une certaine afféterie et une certaine gêne. Elles devaient, à force de vouloir montrer qu’elles étaient de bonnes mères, oublier de l’être ; elles manquaient, pour tout dire, de simplesse réelle et d’élans. Aussi ce panneau était-il et maniéré et charmant, et bizarre et froid. Oui, cela le résume assez bien, ruminait Durtal. Ce Daret n’avait pas le sens mystique de son condisciple Van Der Weyden et ses projections colorées d’âme étaient faibles ; mais, pour être juste, il faut ajouter aussitôt que si ses œuvres sont des oraisons de pinceau mortes, elles effluent au moins une senteur inconnue, qu’elles sont vraiment originales et dans la peinture du temps, à part.

Ici, à Dijon, cette adoration est évidemment inférieure ; elle a du reste souffert de l’humidité et passé par la cuisine des rebouteurs ; mais l’empreinte de l’artiste y semble quand même marquée.

Marie, agenouillée devant l’enfant et tournant le dos à l’étable, avère le type habituel de ses notre dame, mais elle est plus bourgeoise, plus matrone, moins raffinée que les vierges de Bruxelles et d’Aix ; le saint Joseph avec son petit cierge rappelle les saints Joseph de Van Der Weyden dont s’empara Memlic ; les bergers avec leurs cornemuses, les femmes qui adorent sans joie le Jésulus, gringalet comme presque tous les petits Jésus de ce siècle ; les anges qui déroulent des banderoles dans un paysage dont les nuances furent fraîches et claires, sont enviables, mais là encore, il y a je ne sais quoi de contourné et de frigide ; l’allégresse ne sourd pas de l’ensemble. Décidément ce Jacques Daret devait être un homme à ferveurs obturées, à prières sèches.

Avec tout cela, se dit-il, je ne vois pas, parmi cette série de primitifs, les vestiges de cette fameuse école de Bourgogne qui nous a valu, au louvre, une salle particulière, presque exclusivement composée de tableaux flamands.

J’ai beau fouiller les musées et feuilleter les comptes des divers officiers de la trésorerie de Bourgogne, je ne déniche que des gens originaires de la Hollande ou des Flandres ; je ne trouve aucun peintre qui soit issu des provinces de la France d’alors. N’est-il pas évident d’ailleurs que si de véritables artistes avaient existé, de leur temps, en France, les ducs de Bourgogne ne se seraient pas donné la peine de faire venir à grands frais des étrangers de leur pays ?

Imaginée par cette déraison spéciale qu’est la chauvinite de l’art, cette école n’est donc qu’un attrape-nigauds, qu’un leurre. — Mais, si, au lieu de ratiociner, je filais, reprit-il, en consultant sa montre. Il jeta un dernier coup d’œil autour de lui. Ce musée, se dit-il, mérite d’être adulé ; malheureusement, tout y est un peu du vieux neuf ; à Dijon, tout est restauré, depuis le Jacquemart, les marmousets, les fresques de Notre-Dame, les façades et les nefs des autres églises, jusqu’aux mausolées des ducs de Bourgogne et aux retables ; mais, n’importe, pour être juste, quel abri délicieux que cette salle des gardes, avec ses tombeaux et ses peintures, — avec sa tapisserie du siège de Dijon, dont les roses fanées et les indigos durcis, saillant de la teinte bleuâtre des laines, sont une caresse pour l’œil, — avec sa haute cheminée gothique dont le panneau de fermeture est le dossier armorié du siège de Jean Sans Peur.

Il quitta le musée et, en deux pas, il fut sur la place saint Etienne au bout de laquelle s’érige l’église de saint Michel.

Celle-là exhaussait une façade de la renaissance, et des tours encadrées de contreforts et des coupoles octogones, surmontées de boules d’or, qui ressemblaient, vues d’en bas, à deux oranges. Encore qu’il ne raffolât point de ce style, Durtal devait bien se dire que cette église était un des plus purs spécimens du genre ; elle avait subi moins de mésalliances que tant d’autres, devenues des métis dont la filiation restait obscure. Celle-là, du dehors, au moins, avait de la race. Au dedans, c’était autre chose, elle était de style ogival et de nombreuses innovations y avaient été insérées après coup ; elle possédait, en tout cas, à gauche, une petite chapelle de la vierge, un peu hétéroclite avec ses vitres qui représentaient de vagues sybilles et des anges à écussons, une chapelle néanmoins intime, où l’on pouvait en paix se recueillir.

Mais Durtal n’avait pas, ce jour-là, le temps d’y séjourner. Il s’occupa de ses emplettes et rejoignit, après s’être allé lire les journaux dans un café, la gare.

Si les nouvelles précises qu’il cherchait sur la loi des congrégations étaient, ce matin-là, quasi nulles, par contre, les articles de la presse maçonnique débordaient d’injures sur les religieux et les nonnes. Elle poussait furieusement à la roue, exigeait du gouvernement qu’il exterminât les écoles congréganistes et dispersât, en attendant mieux, les cloîtres ; et les diatribes sur les jésuitières, sur les milliards des frocards et des cornettes, se succédaient en un style de voirie, en une langue de terrain vague.

Il est impossible que les vassaux de ces éviers ne soient pas des roussins ou des adultères, des défroqués ou des larrons, car l’étiage de la haine contre Dieu est, pour chacun de ces gens, celui de ses propres fautes ; n’exècre l’église que celui qui craint ses reproches et ceux de sa conscience. Ah ! si l’on pouvait ouvrir l’âme de ces homais en délire, ce qu’on découvrirait, dans l’amalgame de leur fumier de péchés, d’extravagants composts, se disait Durtal, en se promenant sur le quai.

Deux moines sortirent à ce moment d’une salle d’attente, le P. Emonot, le zélateur et le p. Brugier, le cellerier.

— Ah ! ça, firent-ils gaiement, en serrant la main de Durtal, tout le monde est donc à Dijon aujourd’hui, et aussitôt, ils s’entretinrent de mgr Triaurault dont les infirmités s’aggravaient et qui était décidé à donner sa démission et ils citaient les candidats possibles : l’abbé Le Nordez ou un curé de Paris ; puis ils causèrent du nouveau curé du Val des Saints et des conditions qui allaient être infligées aux moines.

— Le père de Fonneuve que j’ai vu, ce matin, ne m’en a pas parlé ! s’écria Durtal.

— Il ignorait les clauses stipulées par l’Évêque ; nous venons, nous, de les apprendre à l’instant, et encore par hasard, en rencontrant dans la rue l’un des gros bonnets de l’évêché.

— Et quelles sont ces conditions ?

— Les voici, répondit le cellerier, un fort gaillard, à la face rase et bleue, à l’œil noir et aux lèvres minces, un méridional qui avait été jadis économe dans un séminaire.

Nous garderons l’église, les jours de la semaine, mais nous n’y mettrons plus les pieds, le dimanche ; ce jour-là, nous nous réunirons dans notre oratoire, car le sanctuaire appartiendra au curé seul ; ensuite, nous n’aurons plus le droit de confesser les personnes du village…

— Comment, nous ne pourrons plus nous confesser aux Bénédictins ! mais c’est monstrueux ; on ne peut cependant obliger les fidèles à s’adresser à un prêtre désigné ; chacun est libre de choisir le directeur qui lui plaît ; le droit est formel et l’arrêt de votre épiscope est nul ; ce qu’il aurait bien fait, dans tous les cas, de démissionner, celui-là, avant de nous jouer un tour de cette façon !

— Oh ! fit le P. Emonot, vous, vous êtes oblat ou du moins vous allez l’être ; vous pouvez par conséquent prétendre que vous relevez de la juridiction de l’Abbé et non de celle de l’évêque ; cette mesure ne vous touche donc pas ; d’ailleurs, oblat ou non, tout homme est libre de venir nous rendre visite dans notre cellule et chez nous, nous n’admettons qu’une autorité, celle du père Abbé ; nous continuerons donc, avec sa permission, à administrer, comme par le passé, le sacrement de pénitence à nos clients.

— Oui, appuya le P. Brugier, l’interdiction de Mgr Triaurault ne peut porter que sur l’église qui est jusqu’à un certain point paroissiale, mais, qu’il le veuille ou non, elle s’arrête au seuil de notre cloître.

— Bien, mais les femmes ? Mlle de Garambois et ma bonne, par exemple !

— Ah ça, c’est une autre affaire ; elles ne peuvent pénétrer dans la clôture et dès lors la question se complique ; mais elle est facile à résoudre ; la défense épiscopale ne s’étend qu’au Val des Saints et, hors de ce bourg, nous conservons tous nos pouvoirs. Il sera par conséquent facile à chacun de nous d’aller, une fois par semaine, à Dijon où nous attendrons nos pénitentes dans un des confessionnaux de la chapelle des Carmélites ou de tout autre Ordre.

— C’est égal, avouez que c’est roide, un prélat voulant imposer de force un confesseur ; c’est un véritable viol de conscience ; mais, voyons, votre père Abbé a dû être consulté ; il ne s’est donc pas défendu ?

— Il a été, tout juste prévenu, dit le P. Brugier.

— Le Révérendissime est ami de la paix, ajouta prudemment Dom Emonot qui changea aussitôt la conversation et se mit à deviser avec le cellerier du noviciat.

Ce père Emonot, il était peu sympathique à Durtal, avec sa grosse tête enfoncée dans le cou et toujours renversée en arrière, son œil glissant sous ses lunettes, son nez effilé aux narines pochetées, semblables à des bouts de pinces à sucre ; mais ce qui gênait en lui, c’était moins son teint jaune, son air chafouin, son ton doctoral et son rire aigre, que ces mouvements nerveux qui lui agitaient constamment la face.

La vérité était que ces zigzags de traits pouvaient s’appeler les tics du scrupule.

Dom Emonot souffrait, ainsi que beaucoup de prêtres et de nombreux fidèles, de cette terrible maladie de l’âme ; et il sursautait tout à coup, se crispait, repoussait, ainsi que d’un geste de physionomie, une vague tentation, s’assurait par un geste de dénégation, par un petit recul, qu’il la repoussait et ne péchait pas.

Cette infirmité était issue d’une vertu vraiment foncière, d’un ardent désir de perfection et l’on s’expliquait son étroitesse d’esprit, son bégueulisme lorsqu’on songeait que tout était pour lui une cause d’appréhension, un sujet de reproches et de plaintes.

Mais cela dit, il fallait reconnaître qu’il était homme de bon sens, expert à mener les âmes qui pouvaient tolérer son régime, dans les montées de la voie rude, très clairvoyant sur la situation actuelle de son Ordre.

Durtal revenait un peu de ses préventions, en l’entendant s’exprimer fort sagement sur ses élèves.

— On rit, disait-il, du fameux moule, cher aux jésuites, sans s’apercevoir que, sous une empreinte qui semble pareille, il n’y a pas de gens plus différents entre eux que les jésuites. La règle de saint Ignace a plané les défauts, émondé les caractères, mais elle n’a nullement tué la personnalité, comme tant de gens le pensent. Plût à Dieu qu’il en fût ainsi chez nous ! Ce qui nous manque, c’est justement un moule où nous puissions couler les débutants. Je sais bien que, dans certaines maisons de notre congrégation, on juge ces procédés de culture mesquins et déprimants ; l’on n’y parle que de dilater l’âme. Hélas ! On ne la dilate pas, on l’abandonne à elle-même.

Et puis, je veux bien croire que, pendant le temps de la probation, l’on réussira à inculquer l’esprit de discipline, à susciter le goût de la vie intérieure aux novices — et après ? Quand ces âmes, comprimées, auront échappé aux épreuves du noviciat et qu’elles auront franchi le délai, après lequel cesse la surveillance de la jeune paternité, elles détendront leur ressort et c’est à ce moment-là que le danger commence ; il faudrait continuer à les tenir en bride, et les mâter par une occupation absorbante, par un travail assidu, voire même par des labeurs corporels pénibles.

Et c’est le contraire qui a lieu ; le Bénédictin soi-disant mûr, est libre ; ne travaille que celui qui veut ; et c’est bien tentant de ne rien faire ; on finit par se laisser aller, par s’arranger une existence de rentier tranquille ; et le religieux qui ne travaille pas, bavarde, dérange les autres, fomente des brigues. Ainsi que le dit très bien notre père saint Benoît, l’oisiveté est l’ennemie de l’âme « otiositas inimica est animae ».

— Oui, l’on devient des ronds-de-cuir pieux et l’office lui-même sent la conserve, avec ses psaumes marinés dans la saumure de leur chant.

Le P. Emonot sourit d’assez mauvaise grâce.

— Vous avez une façon naturaliste d’envisager les choses et de les résumer qui est plus que singulière.

— Je blague, repartit Durtal, mais n’empêche, mon père, que vous n’ayez mille fois raison ; un moine inoccupé est un moine à moitié perdu, car enfin le travail… c’est du péché en moins !

— Certes, fit le cellerier, mais il est plus facile de signaler le péril que de le conjurer. Il conviendrait de changer le système du noviciat, de relever le niveau des études qui est faible ; il conviendrait surtout de ne pas admettre de paresseux. Cela regarde Dom Felletin ; il est assez intelligent pour le comprendre.

— Sans doute, dit le père Emonot, c’est un remarquable maître des novices.

— Puis il y a de la sainteté en lui, poursuivit Dom Brugier.

— La sainteté de saint Pierre ! Jeta Dom Emonot dont l’œil s’alluma, sous ses lunettes, d’une lueur.

De saint Pierre ? se demanda Durtal. Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce une rosserie ? Cela veut-il dire qu’avant d’être un saint, Dom Felletin fut un traître ?

Mais l’œil étant éteint et lorsque Durtal le scruta, il n’y vit que du bleu mort. Le zélateur était d’ailleurs aussitôt passé à un autre sujet d’entretien.

Il discutait maintenant avec le cellerier sur certains ornements d’église que le nouveau curé réclamait, comme appartenant non à l’abbaye mais à la cure, et c’était une interminable énumération d’étoles, de chasubles, de chapes. Ce défilé n’intéressait guère Durtal ; aussi ne fut-il pas fâché, quand le train fit halte au Val des Saints, de prendre congé des deux religieux et de rentrer chez lui.

IX

Dans les campagnes, quand un enfant n’a pas de santé et est incapable de supporter les travaux des labours et des vignes la mère dit : il est chétif, ce petiot-là, nous en ferons un prêtre ; et c’est ainsi que l’abbé Barbenton était entré au séminaire, puis envoyé successivement en qualité de vicaire dans divers villages et enfin promu curé au Val des Saints.

Tous les ecclésiastiques auxquels Mgr Triaurault avait offert cette cure s’étaient récusés, sentant très bien la situation penaude qu’aurait un curé, en face d’un abbé de cloître.

Lui, avait accepté, sur la promesse qu’au bout d’un certain temps, il serait transféré dans une paroisse meilleure ; ce qui était absolument invraisemblable, car il était bien évident que s’il réussissait dans sa lutte contre l’abbaye, l’évêque s’empresserait de le laisser sur place et que, dans le cas contraire, il ne lui donnerait aucun avancement ou n’hésiterait pas, s’il le jugeait par trop compromis, à le briser.

Dans cet être malingre et vaniteux, il y avait une ambition démesurée de succès. Il se savait soutenu par les hobereaux qu’il avait visités, presque sympathique au maire qui, bien que socialiste et libre penseur, était, en haine des religieux, enclin à lui accorder son appui. Aussi, à peine fut-il installé au Val des Saints, qu’il engagea la lutte.

Et il débuta par un grand coup.

Dès le premier dimanche, il voulut faire table rase, détruire, en un jour, l’œuvre patiemment poursuivie, depuis plusieurs années, par les moines ; il déclara aux jeunes paysannes qui connaissaient le plain-chant que l’on chanterait désormais des cantiques et il en distribua dont les airs de guinguette plurent d’ailleurs aux filles.

Poussé par les noblaillons du crû, il enleva de ce village cette senteur de hameau Moyen-Age qu’il exhalait, le dimanche, aux offices, et il transforma ce pays, unique peut-être en son genre, en un lieu comme un autre où l’on brailla dans l’église des rigaudons.

Puis lorsque ses « enfants de Marie » furent suffisamment exercées pour goualer sans trop d’accrocs, ses fariboles, il pria le cloître de lui prêter, pour les accompagner, son organiste, inoccupé, ce jour-là, puisque l’oratoire intérieur ne contenait aucun orgue.

Le P. Abbé était heureusement absent car, n’y cherchant pas malice, il eût sans doute cédé ; mais l’abbé Barbenton eut affaire à Dom de Fonneuve qui, plus méfiant, répondit :

— Cela dépend ; si vous vous confinez dans le plain-chant, oui ; autrement, non.

Vexé, le curé répondit qu’il était maître, dans son église, d’imposer, le dimanche, la musique qu’il aimait.

— Et moi de garder mon organiste, riposta le prieur.

Ce fut une première cause de brouille.

Il s’avisa ensuite de vouloir changer l’intérieur du sanctuaire, en y plaçant de nouveaux autels surmontés de saints façonnés par les plâtriers de la rue saint-Sulpice. La noblesse des alentours l’encourageait mais disparaissait dès qu’il s’agissait de délier sa bourse ; il n’en tira que des sommes insignifiantes ; il se rabattit alors sur M. Lampre, sur Mlle de Garambois, sur Durtal, mais ils lui déclarèrent, avec ensemble, qu’ils ne voyaient pas l’utilité d’enlaidir l’église.

Sa haine pour ces gens qui refusaient d’ailleurs de se confesser à lui et allaient au monastère ou à Dijon pour ne pas passer par ses mains, s’accrut.

La situation s’avérait nette : le couvent et ses trois amis d’un côté, les hobereaux et lui, de l’autre.

Restait le village ; mais, là, la situation se compliquait. Les paysans, d’abord bien disposés pour le curé et furieux contre l’abbaye qui ne fournissait plus les médicaments depuis que le père Miné divaguait, — car personne n’était pharmacien dans la maison, — s’exaspérèrent aussitôt que leur nouveau pasteur leur réclama les frais des mariages et des funérailles. Ils s’aperçurent tout à coup que les Bénédictins unissaient et enterraient sans jamais exiger d’argent et les bonnes femmes découvrirent que, depuis que l’abbé Barbenton gîtait dans le presbytère, on avait supprimé les beaux offices du dimanche qui attiraient quelquefois du monde de Dijon.

Et la défense la plus sérieuse du chant grégorien, ce furent les aubergistes qui, lésés dans leurs intérêts, la prirent.

En attendant, la lutte avec le moine sacristain s’engagea sur toute la ligne ; mais le curé se heurta contre une force d’inertie qu’il ne put vaincre ; le P. Beaudequin lui fuyait comme du vif-argent entre les doigts ; c’était des : « peut-être, des ce serait à examiner, des nous y réfléchirons » et ce n’était jamais ni un oui, ni un non ; la remise des calices et des chasubles qu’il convoitait, ne lui ayant pas été consentie, il voulut au moins tâcher de contrarier les religieux qui, pendant les jours de la semaine, étaient maîtres du chœur et y célébraient leurs offices et il leur demanda d’avancer ou de retarder leur horaire, sous le prétexte qu’il serait ainsi plus à l’aise pour assurer le service des catéchismes et des convois.

— Il y a une règle de saint Benoît que je ne puis enfreindre et des habitudes que je ne suis pas maître de changer, répliqua Dom de Fonneuve ; il m’est donc impossible de vous satisfaire.

Le curé témoigna son mécontentement de ce refus, en n’assistant plus jamais aux offices. Il avait, en effet, arraché au père abbé, l’autorisation d’occuper une place, auprès de lui, avant la stalle du sous-prieur, relégué de la sorte au second rang ; il la laissa désormais vide, pensant sans doute que cette abstention froisserait les moines ; mais personne ne parut même remarquer ce manège. Alors, il rompit avec le mode d’escarmouches qu’il avait adopté, dès son arrivée au Val des Saints et il résolut de prendre une revanche de ces petits combats qu’il avait jusqu’alors perdus, en engageant une vraie bataille dont il préparerait, au préalable, le terrain.

Et il crut en avoir saisi l’occasion. Se rappelant que Mgr Triaurault répondait au prénom de Cyrille, il vérifia l’ordo monastique et constata que cette fête tombait un dimanche.

Il rendit visite au prélat et le supplia de venir déjeuner, ce jour-là, au presbytère, avec la noblesse des environs désireuse de lui souhaiter sa fête, et de daigner ensuite présider les Vêpres.

Mgr Triaurault était souffrant et peu soucieux de perdre ainsi son temps ; mais l’abbé insista de telle sorte, garantissant le prestige qui rejaillirait sur lui dans le pays, s’il parvenait à y amener son évêque, que sa grandeur, ennuyée, céda.

Alors, le curé radieux s’en fut proposer au père de Fonneuve, pour donner plus d’éclat à la cérémonie et faire plus d’honneur à monseigneur, de célébrer avec ses religieux les vêpres, dans l’église qu’il mettait, ce dimanche-là, à leur disposition.

Dom Prieur accepta et le curé sourit.

— Je voudrais, reprit-il, que la cérémonie fût vraiment magnifique et frappât l’imagination de nos paysans. Ils ont tellement l’habitude du chant de Solesmes que ce genre de musique ne les intéresse plus ; aussi ai-je pensé à y adjoindre quelques morceaux choisis parmi les meilleurs auteurs de notre temps. M. Le baron des Atours, avec m. Son fils, renforcés de l’un de leurs domestiques qui possède une belle voix, s’est offert pour les chanter, en haut, dans la tribune de l’orgue…

— Non pas, interrompit brusquement Dom de Fonneuve, je refuse de participer, moi et les miens, à ce concert. Il existe une liturgie Bénédictine que je ne souffrirai pas de voir sophistiquer par je ne sais quelles turelures. Nous célébrerons l’office tel qu’il est ou nous ne le célébrerons pas à l’église : c’est à prendre ou à laisser.

— Mais, je ne vous interdirai pas de chanter vos vêpres comme vous l’entendrez, répliqua le curé. Mon observation ne vise que le salut du saint-sacrement qui doit les suivre ; et, un peu méprisant, il ajouta :

Vous conviendrez bien, mon révérend père, que les petits saluts Bénédictins avec leurs deux chants qui précèdent d’habitude le Tantum Ergo et l’hymne de « Te Decet Laus » ou le psaume « Laudate Dominum omnes gentes » que vous entonnez après, sont courts et ne s’imposent pas, en tout cas, aux masses.

— Nos Saluts sont, de même que nos offices, liturgiques. Ils ne comportent aucun répertoire de fantaisie ; la question reste donc la même et je la résume en ces trois mots : tout ou rien.

— Diable, reprit le curé qui semblait réfléchir, j’ai en quelque sorte promis à Mgr Triaurault l’hommage de votre présence. Que dira-t-il, s’il ne vous voit pas à l’église ?

— Je l’ignore. Ces conditions vous vont-elles ?

— Impossible ; je froisserais M. Le Baron et sa famille ; mais songez, mon révérend père, que sa grandeur trouvera certainement étrange l’attitude des moines qui disparaissent lorsqu’elle arrive.

— Monseigneur est trop juste pour ne pas comprendre le bien-fondé de ces motifs et je compte sur votre loyauté pour les lui faire connaître.

Le curé s’inclina. Ça y est, se dit-il, en quittant le P. de Fonneuve.

— C’est très malin, fit M. Lampre au prieur qui causait avec lui de cette aventure ; le curé vous empêche, en effet, d’accueillir ses propositions et il vous fâche avec l’Évêque.

— Qu’y puis-je ? répondit le vieux père ; le devoir avant tout !

Le comique de l’histoire fut que si ce piège du curé happa les moines, il l’appréhenda, lui aussi. Mgr Triaurault ne lui pardonna pas, en effet, de l’avoir attiré dans ce qu’il appelait un guet-apens d’irrespect et il le secoua vigoureusement, lui reprochant sa maladresse, aussi furieux contre lui que contre les Bénédictins, lorsqu’il partit.

À dater de ce jour, les relations cessèrent presque complètement entre le presbytère et l’abbaye ; puis le curé se vexa d’être tenu à l’écart et il chercha un moyen de détendre la situation ; la fête de saint Benoît qui était proche lui parut, pour ce dessein, propice.

Il pensa d’abord à se servir de Durtal comme d’intermédiaire pour obtenir d’être invité à dîner, ce jour-là, au cloître. Il s’arrangea de façon à le rencontrer et doucement lui dit :

— Eh bien, cher monsieur, vous allez faire votre profession d’oblature. Je serai très heureux d’y assister. Si elle doit avoir lieu, en dehors des offices monastiques, je m’arrangerai, ce jour-là, afin de vous livrer mon église, — et il appuya sur le mon, — pour l’heure qui vous plaira.

— Je vous remercie, monsieur le curé, repartit tranquillement Durtal, mais la profession d’oblature se fera non dans l’église abbatiale, — et il appuya, à son tour, sur le mot abbatiale, — mais dans l’oratoire du monastère ; c’est vous dire que, sauf les moines, personne n’y assistera, puisque l’oratoire est sis dans la clôture.

— Ah ! et vous dînerez sans doute à l’abbaye, ce matin-là ?

— Sans doute.

— Le réfectoire étant, lui aussi, situé dans la clôture, dit avec une pointe d’ironie, le curé, je me demande si hormis vous et les gens de la maison, d’autres personnes seront conviées à ce repas.

— Je l’ignore. En l’absence du père abbé qu’il remplace, le prieur est maître d’inviter ou de ne point inviter qui bon lui semble ; il est donc le seul qui soit à même de répondre à votre question.

— Votre serviteur, monsieur.

— Le vôtre, monsieur le curé, répliqua Durtal, en s’éloignant.

L’abbé Barbenton se dit : il n’y a rien à tirer de celui-là ; allons-y bravement et il se fit introduire chez le prieur. Là, il joua la comédie, déclarant qu’il déplorait tous ces malentendus, se déchargeant de ses torts sur le dos de l’évêque dont il était obligé de suivre les instructions ; enfin, il s’écria que sa mise en quarantaine, le jour de la fête de saint Benoît, produirait un effet désastreux dans le bourg et Dom de Fonneuve, touché, l’embrassa et l’invita au dîner.

Alors il s’enquit de savoir si le Révérendissime ne serait pas présent pour la cérémonie, dans son cloître.

— Ce n’est guère vraisemblable, répondit Dom de Fonneuve. Le père abbé est en Italie, au Mont Cassin où, comme vous le savez, l’un de ses frères est profès ; et de là, il doit se rendre à Rome pour y voir le Primat ; il ne sera donc pas ici, avant une quinzaine.

Le curé qui craignait que les moines ne lui jetassent des bâtons dans les jambes, en mettant le révérendissime au courant de ses manigances, s’en fut, rassuré, décidé, du reste, à se réconcilier avec tout le monde, avant le retour de Dom Bernard.

Pendant ce temps, Durtal se préparait par quelques jours de retraite, à son oblature. Il passait alternativement entre les mains de Dom Felletin, le maître des novices et de Dom d’Auberoche, le cérémoniaire.

L’un l’interrogeait sur la règle de saint Benoît et l’autre qui entendait que la cérémonie d’oblature fût impeccable, le contraignait à saluer et à marcher dans tous les sens. Il aurait voulu que Durtal chantât, par trois fois, en haussant, chaque fois, la voix d’un ton, l’essentiel « Suscipe me, Domine, secundum eloquium tuum et vivam et non confundas me ab expectatione mea », accompagné du Gloria Patri, répété par tout le chœur. Ce verset du psaume 118 prescrit, pour la profession de ses moines, par saint Benoît, lui-même, dans le chapitre 58 de sa règle, était admirable lorsqu’il était revêtu de sa robe très simple de plain-chant. Il était timide et suppliant jusqu’à sa médiante, puis il s’élevait plus rassuré, toujours implorant mais plus ferme ; et, à chaque fois, il s’enhardissait, encouragé par l’accent résolu, sûr, des religieux le reprenant, affirmant à leur nouveau frère la certitude du désir exaucé, l’assurance qu’il ne serait pas confondu dans son attente.

Et cette formule, divinement magique, était si décisive que les plus anciens profès ne pouvaient s’empêcher de trembler jusqu’au fond de l’âme, lorsqu’ils l’entendaient chanter et la chantaient eux-mêmes, à chaque profession.

Durtal que l’intonation à décocher toujours plus haut, dans le silence de la chapelle et sans le soutien d’un orgue, épouvantait, avait fini par obtenir du P. d’Auberoche qu’il la psalmodierait tout bonnement et qu’il en serait de même pour les pères et les novices présents à la cérémonie et qui devaient doubler chaque fois, le verset, après lui.

Et c’étaient des répétitions ininterrompues, des salutations médiocres ou profondes, des agenouillements, sur la première ou sur la dernière marche de l’autel, des façons rectifiées de déployer contre sa poitrine la charte de profession, comme sur cette statue que l’on voit dans les montres religieuses et qui représente un chevalier tenant une banderole sur laquelle est inscrit le verbe « Credo » ; c’étaient des effacements de corps permettant d’évoluer dans la place restreinte de l’oratoire.

Enfin Durtal parvint à contenter Dom d’Auberoche ; le P. Felletin, lui, ne se souciait ni des gestes, ni des détails liturgiques, il expliquait l’oblature, planant au-dessus des âges, heureux d’avoir un novice qui connaissait aussi bien que lui la matière et il parlait de l’avenir, certain d’être compris.

— Il convient d’abord de se bien persuader, disait-il, que l’oblature de saint Benoît ne peut, ainsi qu’une œuvre populaire, se diffuser ; elle ne s’adresse qu’à une élite et ne peut par conséquent rester qu’à l’état d’exception ; elle requiert, en effet, des postulants des conditions particulières, malaisées à remplir. Sa raison d’être, c’est la liturgie ; la vie du moine c’est la louange de Dieu, la vie de l’oblat sera aussi la louange de Dieu mais réduite à ce qu’il en pourra prendre ; pour atteindre ce résultat, il ne suffit point d’être fidèle à ses devoirs et de communier plus ou moins fréquemment, il faut aussi avoir le goût de la liturgie, le sens du cérémonial, l’amour de la symbolique, l’admiration de l’art religieux et des beaux offices.

Les oblats qui réuniront ces conditions — Dieu veuille, qu’ils soient nombreux, mais j’en doute — vivront donc autant que possible cette partie de l’existence monastique qui s’écoule à l’église, autrement dit, ils devront résider dans le cloître ou dans ses alentours.

Je ne me figure pas du tout, en effet, des oblats épars dans des villes telles que Paris, Lyon ou Marseille, n’ayant aucun rapport quotidien avec le monastère auquel ils appartiennent, n’assistant pas, par conséquent, à la messe conventuelle et aux vêpres chantées de chaque jour, ne s’assemblant qu’une ou deux fois par mois, comme à un son de corne, à l’abbaye. Ainsi comprise, l’oblature ne serait plus qu’une petite confrérie et il y en a assez, je pense, pour que nous n’en ajoutions pas une de plus à celles qui subsistent.

Ce serait, d’autre part, une grave erreur que d’assimiler l’oblature à un tiers ordre, puisqu’un tiers-ordre incorpore tous les gens, fussent-ils les plus incompréhensifs du monde, pourvu qu’ils soient des chrétiens zélés et des catholiques pratiquants.

Nous, au contraire, nous cherchons la qualité et non la quantité : il nous faut des savants, des lettrés et des artistes, des personnes qui ne soient pas exclusivement des dévots…

— Pas de marguilliers édifiants et de sacristes pieux ! s’écria Durtal.

— Oui, dit, en souriant, le père Felletin. Notre but n’est pas d’ailleurs d’improviser de doubles emplois avec les tiers-ordres des autres instituts, qui ont leur utilité car ils rendent service aux masses ; nous n’avons pas à marcher par exemple sur les brisées des Franciscains qui bénéficient d’une puissance séculairement acquise ; nous leur serions, du reste, au point de vue du prosélytisme et de l’organisation, très inférieurs.

Et puis, ayons le courage de l’avouer, en agissant de la sorte, nous duperions nos novices qui auraient plus d’intérêt à s’affilier au troisième ordre de saint François, car il est en pleine vigueur et assure à ses tertiaires des avantages que nous serions bien incapables de leur offrir ; Notre Seule force, à nous, ne peut résider que dans l’efficace des oraisons liturgiques et des offices ; et comment en faire réellement profiter des gens qui n’y prendraient aucune part et ne seraient imbus à aucun degré de cet esprit Bénédictin sans lequel aucune entrée dans notre ordre n’est ou ne devrait être possible ?

Non, plus j’y pense, et plus je suis convaincu que la seule oblature qui soit enviable est celle du Moyen-Age, celle du laïque habitant, comme je l’ai déjà dit, auprès ou dans l’intérieur d’un couvent vivant plus, en somme, dans la communauté que dans le monde, suivant régulièrement les exercices religieux des moines.

Ainsi comprise l’oblature est pratique surtout pour les artistes ; elle leur donne l’appui des grâces monastiques, l’aide même du patriarche et elle leur laisse toutefois une certaine liberté ; et, à ce propos, je dois le confesser, il y aurait, selon moi, tout avantage pour un artiste à ne pas résider dans la clôture de l’abbaye mais à sa porte. Fatalement, en effet, avec l’internement même mitigé, une sujétion s’impose et pour peu que l’abbé ou que le père, chargé de la direction des oblats, ait des idées arrêtées en esthétique et quelles idées souvent ! C’est le conflit et, au nom de l’obéissance, l’étouffement de la personnalité, la mort de l’art.

L’échec de l’abbaye de Beuron est, à ce point de vue, typique. On a voulu enfourner tous les peintres que détenait le couvent dans le même moule et l’on a tué le talent de chacun, pour ne produire que des peintures similaires, conçues d’après une formule unique, et destinées par cela même à devenir, au bout de peu d’essais, des rengaines.

La question se résume donc pour moi ainsi : direction spirituelle, énergique, de la part du religieux maître de l’oblature, et abstention pour tout le reste.

Maintenant, à titre de document, je vous signale une tentative bien oubliée — la plupart même des nôtres l’ignorent-qui eut lieu à Solesmes, sous le gouvernement de Dom Couturier.

Cet Abbé avait rêvé de rénover l’enluminure, cette gloire des abbayes Bénédictines d’antan ! Il possédait justement, avec M. Cartier, à demeure dans le cloître, un oblat, Anatole Foucher, le dernier artiste, qui, à l’heure présente, dispose de la science liturgique et ait le talent nécessaire pour continuer cet art exquis du Moyen-Age.

Il a façonné de remarquables élèves au monastère des Bénédictines de sainte-Cécile et il allait commencer de former certains moines qui étaient doués pour ce genre de travail, lorsqu’à la suite des décrets, en 1880, l’expulsion a dispersé la communauté dans le village. M. Foucher a alors quitté Solesmes et ce projet est naturellement tombé à l’eau.

À combien se montent actuellement les oblats, réfugiés dans l’intérieur des cloîtres de la congrégation de France ? Je ne le sais, d’une manière précise, car mes renseignements datent de plusieurs années déjà et d’aucuns ont pu, depuis ce temps, rentrer dans le monde.

En tout cas, il y en avait un, en robe, qui était prêtre, à Solesmes et qui se trouve aujourd’hui au prieuré de Farnborough, en Angleterre ; deux existaient à Ligugé, l’un, en robe, l’autre en laïque, mais tous les deux sont partis pour saint Wandrille où le premier s’est fait père. Il y en avait un aussi, en robe, à Paris, au prieuré de la rue de la Source et puis… ma foi, je crois bien que c’est tout.

Autour des abbayes, domiciliées dans les villages mêmes où elles sont situées, je n’en connais que cinq, dont une oblate, à Ligugé. Il y aurait, d’autre part, à saint Wandrille, un petit noyau d’affiliées ; ont-elles été régulièrement constituées ? Je l’ignore. À Solesmes, les quelques parents de religieux qui assistent assidûment aux offices sont-ils de réels oblats, ayant fait profession au monastère ? j’en doute. Quant à ceux qui résident où ils veulent et ne participent pas à la vie liturgique, ils sont assez nombreux à Paris, mais je le répète, cette sorte d’oblature n’a rien à démêler avec l’oblature du Moyen Age, avec l’oblature proprement dite.

Vous le voyez, le nombre des oblats est incertain et infime ; le fil n’a pas été rompu depuis le huitième siècle jusqu’à nos jours, mais ce qu’il est ténu !

Enfin, peut-être grossira-t-il ; en attendant que des compagnons s’adjoignent à vous, vous devenez demain le premier oblat moderne du Val Des Saints ; vous allez profiter plus effectivement de cet afflux de prières qui s’est accumulé dans cet ancien prieuré, pendant tant de siècles ; vous bénéficierez comme nous, au même titre que nous, de cette fruition des grâces dont la communauté de Solesmes a été investie, lorsque le pape Grégoire XVI l’institua l’héritière des privilèges accordés par ses prédécesseurs aux congrégations de Cluny, des saints Vanne et Hydulphe et de saint Maur. Le patrimoine, vous aiderez à le garder et vous y ajouterez vous-même, en vous associant à nos efforts liturgiques ; et lorsque le moment du repos sera proche, vous revêtirez l’habit du moine dans lequel vous serez inhumé et le patriarche, fidèle à sa promesse, interviendra en votre faveur auprès de l’exorable Juge.

Encore que vous ne prononciez aucun vœu, vous promettez devant l’autel, pendant le sacrifice de la messe, avant de recevoir le corps de Notre-seigneur, la conversion de vos mœurs, vous vous engagez à vivre, le plus saintement possible, en Dieu. Vous renoncez, en somme, à tout ce qui fait pour l’homme charnel la joie de la vie et c’est une existence d’être retiré déjà du monde, qu’il vous faudra désormais mener. Puisse-t-elle être douce et vous contenter ; puisse-t-elle surtout être agréée par les sacrifices qu’elle exige, du Tout-Puissant, là-Haut !

Alors, c’est bien convenu, n’est-ce pas, la cérémonie aura lieu pendant la messe de six heures et ce sera, au moment de l’offertoire, que vous vous lierez, par une cédule qui sera conservée dans les archives de l’abbaye, au grand ordre de saint Benoît.

— C’est entendu, père, priez pour moi.

— Vous pouvez y compter, mon cher enfant, et mes prières ne seront pas isolées, je vous l’affirme. Tous les petits novices qui se réjouissent d’avance d’être présents à cette messe ne vous oublieront pas.

Allons, le sort en est jeté, songea Durtal, en quittant la cellule du père ; à dire vrai, je ne me sens pas un bien éclatant mérite à repousser ce qu’on appelle les blandices terrestres ; j’ai répudié, de moi-même et depuis bien des années, tout ce qui flatte le goût des autres ; mais voilà, jusqu’ici, je n’y étais pas forcé, j’agissais de mon plein gré ; n’est-il pas à craindre maintenant, étant donnée la bêtise de la nature humaine, que par ce fait seul que j’ai souscrit à un engagement, je ne souffre d’être obligé de le tenir ?

Eh bien, tant mieux, ces mérites que je n’ai pas, je les acquerrai si je subis des jours de tentations et de regrets !

C’est égal, reprit-il, en allumant une cigarette, il convient d’avouer que, comme descendant des oblats des premiers siècles, je suis plutôt débile. L’ermite du Mont Cindre, le successeur des reclus de Lyon et, moi, le successeur des oblats du Val des Saints, nous formons la paire. Il me semble que nous sommes à de vrais moines ce que sont à de vrais soldats, ces hideux mioches que des familles égarées affublent de costumes militaires et promènent par les rues, une trompette dans la bouche et une chandelle sous le nez.

Il rentra chez lui et trouva Mme Bavoil exacerbée.

— Je ne comprends pas, grognait-elle, que des femmes ne puissent être admises à votre profession ; moi, je suis tertiaire de saint François et l’on n’use pas de pareilles cachotteries dans cet Ordre.

— Mais les Franciscains ne sont pas en clôture, ma bonne madame Bavoil.

— Je n’en sais rien, je ne sais qu’une chose, c’est que demain, moi, et, ce qui est plus violent encore, votre sœur l’oblate, Mlle de Garambois, nous sommes tenues à l’écart, dans l’impossibilité de prier près de vous.

— Vous prierez à distance, Madame Bavoil ; d’ailleurs, si vous voulez vous rendre compte de la souveraine beauté que dégage une profession monastique, ce n’est pas celle de l’oblature qu’il faudrait voir ; elle n’est qu’un abrégé, qu’un raccourci, qu’une dilution homœopathique de celle des moines — et ce n’est même pas encore à celle des Bénédictins, qui est superbe pourtant, mais à celle des moniales qu’il siérait d’assister.

L’altitude absolue de la liturgie et de l’art est là. La profession des moniales de saint Benoît ! Il y a des moments où, pendant l’extraordinaire cérémonie, le petit frisson de la splendeur divine vous fait trémuler l’âme et où l’on se sent exalté, projeté hors de soi-même, si loin de la banalité du monde qui vous entoure !

Oui, à certains instants, l’on a envie de bramer l’admiration qui vous étouffe ! Le chef-d’œuvre de l’art ecclésial, c’est peut-être le Pontifical des Vierges. L’on est pris, dès le début, aux moelles ; alors qu’après le verset alleluiatique de la messe, l’évêque ou l’abbé qui officie, s’assied, en haut de l’autel, sur le falstidorium, le siège des prélats, en face du public, et que le maître des cérémonies ou l’assistant entonne cette phrase empruntée à la parabole des Vierges, de saint Matthieu :

« Vierges prudentes, apportez vos lampes, voici l’époux qui arrive ; allez au-devant de Lui. »

Et la vierge, tenant un flambeau allumé, fait un pas et s’agenouille.

Alors le prélat, qui représente le Christ, l’appelle debout, par trois fois, et elle répond en d’admirables antiphones : — « Me voici » — et elle s’avance, à mesure, plus près. L’on dirait d’un oiseau que fascine un bon serpent.

Et, d’un bout à l’autre, l’office se déroule, éloquent, presque massif, ainsi que pendant l’ample et la forte préface ; caressant et comme parfumé par toutes les essences de l’Orient, alors que le chœur des nonnes chante ces phrases du Livre De La Sagesse : « Viens, ma bien-aimée, l’hiver est passé, la tourterelle chante, les fleurs de la vigne embaument » ; délicieux vraiment en cet épisode des fiançailles où la novice acclame le Christ, s’affirme « fiancée à celui que les anges servent, à celui dont les astres du ciel admirent la beauté » ; puis, levant le bras droit en l’air, elle montre son doigt où brille la bague bénie par le prélat et, folle de joie, s’écrie : « Mon Seigneur Jésus-Christ m’a liée à lui par son anneau et il m’adorne telle qu’une épouse ! » — Et de très antiques oraisons sanctifient, macèrent ainsi que dans de célestes aromates la petite Esther qui, regardant le chemin parcouru depuis la probation et songeant que le mariage est maintenant consommé, chante, au comble de ses vœux : « Enfin, voici ce que j’ai tant désiré, je tiens ce que j’ai tant espéré, je suis unie dans les cieux à celui que j’ai tant aimé sur la terre… » et, après la récitation de la préface, la messe continue…

Que sont, en comparaison de ce drame vraiment divin qui se joue entre l’âme et Dieu, les pauvres machines inventées par les théâtriers anciens ou modernes ? Mon Dieu, les serins !

— Oui, mais malheureusement, il n’y a pas de couvent de Bénédictines ici, et je ne verrai jamais cela, fit Madame Bavoil.

— C’est pour vous dire simplement que la cérémonie de l’oblature est, si on la rapproche de celle-là, si minime qu’elle n’est même pas intéressante à contempler. Que cette certitude vous console de n’y pouvoir assister !

Le lendemain matin, après avoir répété telles qu’une leçon, ses réponses latines aux questions que devait lui poser le prieur, Durtal s’achemina vers le cloître.

Il se sentait perturbé, mal à l’aise et il aurait bien voulu que cette fête fût déjà terminée. Tout ce côté d’attitude, de décor, auquel tenait tant le père cérémoniaire l’inquiétait. Il craignait de se tromper ; et cette appréhension l’empêchait de penser à l’acte qu’il allait accomplir et à la communion qui devait le suivre. Ah ! Seigneur, je songe à tout, excepté à vous, murmurait-il ; ce que je serais mieux à vous prier, seul à seul, dans un coin !

Il rencontra sous les galeries les novices ; ils souriaient, en le saluant, mais aucun ne parlait ; l’heure du grand silence qui commençait après les complies, la veille, ne devant cesser qu’après prime, c’est-à-dire vers les sept heures.

Ils entrèrent avec lui dans l’oratoire ; et bientôt Dom Felletin et Dom d’Auberoche, en coule, arrivèrent à leur tour et se dirigèrent vers la sacristie où le père prieur s’habillait pour dire la messe.

Puis ce furent quelques moines, le père hôtelier, le zélateur, le père sacristain qui allèrent s’agenouiller dans les stalles.

Cet oratoire était une pièce minuscule, voûtée en cul-de-four et dallée de pierre ; elle était l’un des restes les plus curieux de l’ancien prieuré du Moyen-Age et elle avait dû alors être utilisée comme la desserte des vastes cuisines qui l’avoisinaient. On l’avait malheureusement parée de tièdes statues de la Vierge et du Sacré-cœur qui évoquaient les plus offensants souvenirs du Paris de la rue Bonaparte et de la rue Madame. Dom Felletin et Dom d’Auberoche n’étaient pas en cette chapelle, ainsi qu’au noviciat, maîtres de reléguer dans des combles ces pieuses horreurs et les autres religieux s’en accommodaient, tant bien que mal ; elles étaient là ; il ne serait venu à aucun d’eux l’idée de les changer.

La messe était servie par le frère Gèdre, un petit novice à mine fûtée, avec des yeux de souris, noirs. On le surnommait le frère « trotte-menu », tant, en effet, il se faufilait, souriant, regardant, toujours satisfait et toujours heureux. Il ne s’évadait de ses prières que pour se ruer sur le grec. Il en raffolait, mais les bons hellénistes manquaient au cloître et il était obligé de s’exercer tout seul ; c’était là le seul souci de cette existence qui s’écoulait dans la joie perpétuelle de vivre en Dieu, d’être moine.

Il avait été si peu gâté jusqu’alors, le pauvre enfant, qu’au point de vue matériel même, le monastère lui semblait être un rêve de confortable, un lieu de délices et de luxe.

Il avait été orphelin, seul, sans frère ni sœur, dès l’enfance, élevé par charité dans un établissement congréganiste ; il avait toujours mangé les ratatouilles et bu les débiles abondances des pensions ; il avait toujours couché en dortoir, n’avait jamais disposé d’une minute de liberté, d’un sou pour acheter même une image. À la fin de ses études, il était passé, sans aucune transition, de son collège au Val-des-Saints.

Et là, il était chez lui, il avait une cellule à lui ; la vie en commun, si pénible pour les laïques qui renoncent au monde, ne le gênait point, attendu qu’il ne se figurait pas que l’on pût vivre autrement ; la nourriture du couvent lui paraissait si bonne qu’il se privait de certains plats de peur de devenir gourmand ; et la liberté du noviciat lui semblait extravagante en comparaison de celle du pensionnat.

Et pourtant il avait des heures d’affliction. Un jour, il avait dit à Durtal qui lui demandait la raison de sa mélancolie : ah ! Ce que l’on souffre au cloître !

Durtal se perdait en conjectures, tout en essayant de le réconforter. Au fond, sa souffrance venait simplement de ceci qu’au lieu de jouer le rôle de cérémoniaire qu’il devait prendre à la messe de ce matin-là, on l’avait chargé de faire « céroféraire » ; c’était pour lui comme un passe-droit et une déchéance.

C’était la tristesse d’un gosse auquel on enlève son bâton de sucre d’orge pour le donner à sucer à un autre ; ç’eût été évidemment risible si l’on ne savait que d’aucuns pâtissent autant pour un petit détail que d’autres pour des causes vraiment graves. N’était-ce pas la preuve, du reste, de la nécessité de cette douleur à laquelle nul n’échappe ? Que le motif fût sérieux ou futile, elle n’en atteignait pas moins les gens. Imperméable sur certains points qui suppliciaient sans doute ses frères du noviciat, le frère Gèdre était torturé par des riens et le terrible P. Emonot, qui l’avait remarqué, ne le ménageait pas, le frappant à l’endroit sensible, lui infligeant des humiliations de ce genre, le plus qu’il pouvait, pour briser en lui toute vanité, pour le détacher de lui-même, pour le façonner sur le modèle d’un véritable moine.

Mais ce matin-là, l’enfant était joyeux et il eut un petit sourire de tendresse, en regardant Durtal agenouillé, lorsqu’il sortit de la sacristie, précédant Dom De Fonneuve, à l’autel.

Durtal essaya de s’absorber dans sa messe, mais il déraillait à chaque prière ; la peur de s’embrouiller tout à l’heure, dans ses réponses, le dominait. Que je voudrais donc que cette cérémonie fût close ! se disait-il.

Au moment de l’offertoire, elle s’ouvrit.

Dom Felletin et Dom d’Auberoche montèrent à l’autel et se tinrent de chaque côté du prieur.

Durtal quitta sa place et vint s’agenouiller devant eux, au bas de l’autel.

Alors le prieur se signa, prononça le « Domine labia mea aperies », le « Deus in adjutorium », le Gloria, puis il commença de réciter le psaume 64 : « Deus misereatur nostri » dont les versets furent psalmodiés par les deux chœurs alternés des profès et des novices et s’adressant à Durtal :

— Quid petis ? Que demandez-vous ?

— La miséricorde de Dieu et votre confraternité, en qualité d’oblat de notre très saint père Benoît.

Lentement, le prieur répondit, toujours en latin.

— Mon fils, vous connaissez suffisamment, non seulement pour l’avoir lue, mais encore pour l’avoir pratiquée et essayée pendant tout le cours d’une année, la loi sous laquelle vous voulez militer. Vous n’ignorez pas les conditions de l’engagement à contracter pour entrer dans notre confraternité. Si donc vous êtes résolu à observer les salutaires préceptes de notre très saint père Benoît, approchez ; sinon vous êtes libre de vous retirer.

Puis, après un instant de silence, voyant que Durtal ne bougeait pas, il reprit :

— Voulez-vous renoncer aux vanités et aux pompes du siècle ?

— Volo.

— Voulez-vous entreprendre la conversion de vos mœurs, suivant l’esprit de la règle de Notre Saint père Benoît et observer les statuts des oblats ?

— Volo.

— Voulez-vous persévérer dans votre entreprise jusqu’à la mort ?

— Volo, gratia Dei adjuvante.

— Deo gratias. Que Dieu vous soit en aide. Puisque vous mettez votre confiance dans son secours, il vous est permis de faire votre profession d’oblat.

Durtal se releva et debout, devant l’autel, il lut à haute voix la charte de profession écrite sur parchemin et qui débutait par le « Pax » Bénédictin et la formule « In nomine Domini nostri Jesu Christi, Amen. »

Et il lisait, d’un ton mal assuré, le texte latin attestant l’offre qu’il consentait de lui-même au Dieu Tout-Puissant, à la bienheureuse Vierge Marie, au saint père Benoît pour le monastère du Val Des Saints, et promettant la conversion de ses mœurs suivant la règle du patriarche, s’y engageant en présence de Dieu et de tous les saints.

Quand ce fut terminé, le maître des cérémonies vint le chercher et ils montèrent en haut de l’autel et, là, à la place des evangiles, il posa sa charte et la signa d’une croix d’abord, puis de son nom et de ses prénoms laïques, enfin du nom monastique de frère Jean, qu’il devait porter.

Il redescendit, accompagné du cérémoniaire, les marches de l’autel, et tenant, de ses deux mains, le parchemin grand ouvert sur sa poitrine, il le présenta aux religieux debout dans les stalles ; et ils regardaient la signature et s’inclinaient.

Quand il eut fait ainsi le tour de l’oratoire, Dom d’Auberoche lui reprit la cédule qu’il enveloppa dans un corporal et remit sur l’autel.

Et Durtal s’agenouilla de nouveau, au-dessous de la dernière marche et les bras croisés en X, le front touchant presque cette marche, il prononça par trois fois, en haussant, chaque fois, le ton, le « Suscipe » que les moines psalmodiaient après lui.

Alors le prieur se retourna vers l’autel et après le Kyrie Eleison et le pater noster, il entama la série des longs versets de la rubrique auxquels répondirent les assistants, prononça l’oraison demandant au Seigneur, par l’intercession de saint Benoît, d’accorder à son serviteur d’être fidèle aux promesses qu’il venait de signer et après que Durtal eut murmuré : Amen, il dit :

« Nous, prieur de l’abbaye du Val-des-Saints, agissant en vertu des pouvoirs qui nous ont été octroyés par le révérendissime abbé de saint Pierre de Solesmes de la congrégation française de l’ordre de saint Benoît, par les mérites de ce même patriarche Benoît, de sa sœur la vierge sainte Scholastique, des saints Placide, martyr et Maur, abbé, de la séraphique vierge Gertrude, de saint Henri, confesseur et de sainte Françoise, veuve et des autres saints et saintes de notre ordre, nous vous recevons dans Notre Société et fraternité, vous donnant part à toutes les bonnes œuvres qui se font avec le secours du Saint Esprit dans la congrégation de France de l’ordre de saint Benoît. « Que Dieu vous reçoive au nombre de ses élus, qu’il vous accorde la persévérance finale, qu’il vous protège contre les embûches de l’ennemi et qu’il vous conduise à son royaume éternel, lui qui vit et règne dans tous les siècles des siècles. »

— Amen, soupira Durtal.

Et il s’inclina plus bas, tandis que le prieur, l’enveloppant d’un grand signe de croix d’eau bénite, proférait :

« Pax et benedictio Dei omnipotentis Patris et Filii et Spiritus sancti descendant super te et maneant semper. »

Et la messe reprit.

Durtal retourna à sa place. Lorsque le moment de la communion fut venu, il fut vraiment touché, en voyant tous les novices qui n’étaient pas prêtres l’escorter à l’autel. Tous, au lieu de communier ainsi que d’habitude, dès l’aube, s’étaient réservés pour cette messe-là.

Le sacrifice s’acheva ; quand Durtal eut dit son action de grâce, il s’échappa de l’oratoire. Il étouffait dans cette atmosphère raréfiée et il était obsédé par le désir d’être, une minute, seul avec Dieu ; il traversa le cloître et s’en fut, pour se recueillir, dans l’église, en un coin.

Elle était noire et balayée par une âpre bise. Il s’affala sur une chaise, s’écouta et un immense silence descendit en lui ; c’était comme un vide d’impressions, comme une tombe de pensées ; il réagit, d’un effort violent ; alors toutes sortirent à la fois, en désordre, ronronnant, de même que des bourdons, dans un tambour ; il tâcha de les trier, de n’en garder par devers lui que quelques-unes, mais une idée surgit, renvoyant Dieu, l’oblature, toutes les autres réflexions dans les ténèbres de la mémoire, s’implantant, saillant, seule, en pleine lumière l’idée qu’il avait oublié d’avertir la mère Bavoil qu’il déjeunait, à midi, au monastère.

Et elle devint si tenace, si stupidement aiguë, qu’exaspéré contre lui-même, il retourna chez lui, grognant : quand j’aurai bu une goutte de café noir et grignoté une croûte de pain, peut-être arriverai-je à me ressaisir.

Une fois rentré, il fallut raconter, point par point, à Mme Bavoil la scène de l’oratoire.

Enfin, vous ne vous êtes pas trompé, c’est le principal, conclut-elle ; quant à vous voir d’ici à ce soir, bernique ! — Car je pense bien qu’après la grand’messe, qui se terminera tard, vous irez directement au réfectoire.

— Vous l’avez dit.

Et Durtal s’en fut effectivement à la grand’messe. Le tapis de Smyrne, les reliques, les veilleuses y étaient ; mais l’absence de l’abbé dont la stalle était cependant parée de velours rouge, réduisait le gala de la cérémonie qui n’était plus célébrée sur le mode Pontifical.

Avant la messe, il y eut procession sous les arcades de l’abbaye. Précédés du thuriféraire, de la croix, des deux portes-flambeaux, les convers drapés dans leurs coules brunes, marchaient en tête, suivis par les postulants et les novices, puis par les moines et les chantres habillés, et le prieur venait le dernier, accompagné, à quelques pas derrière, par M. Lampre et Durtal.

Et l’on s’avançait, deux à deux, doucement, dans un relent envolé d’encens ; l’on parcourut ainsi les quatre galeries qui formaient le carré du cloître et l’on rentra par où l’on était sorti, dans l’église où la messe commença.

Cette messe de saint Benoît, elle était, au point de vue du texte, exquise ; elle avait conservé le graduel et le trait, l’evangile et la communion de la délicieuse messe des abbés, mais elle débutait par le « Gaudeamus » des cocagnes liturgiques, était pourvue d’une epître spéciale très bien appropriée aux vertus que l’on adulait du patriarche, d’une séquence moins heureuse, en ce sens que si elle était habile à rappeler en ses courtes strophes les personnages de la Bible auxquels pouvait se comparer le saint, elle manquait trop de naïveté, et, avec son latin qui se croyait élégant, sonnait faux.

Quant au plain-chant, il était celui du répertoire de luxe, c’est-à-dire qu’il était prétentieux et médiocre. Le Kyrie à filandres et à tirebouchons, le Gloria de toit et de cellier, le Credo pour pochette de maître de danse, tout s’y trouvait.

Evidemment, soupirait Durtal, ma conviction s’affirme davantage, chaque jour, que les rénovateurs de la musique grégorienne sont partis d’un principe faux, alors qu’ils ont distribué les différentes parures des messes. Ils se sont imaginé que plus les pièces étaient chantournées et remorquaient à leur suite des caravelles exagérées de neumes et mieux elles convenaient au rite élevé des fêtes et étaient aptes à en rehausser l’éclat ; et pour moi, ce serait plutôt le contraire ; car plus le plain-chant est simple et naïf et plus il est éloquent et mieux il rend, en une langue d’art vraiment unique, l’allégresse ou la douleur qui sont, en somme, les deux sujets dont traitent les services de l’église, selon le Propre du Temps.

Quoi qu’il en soit, cette messe, après celle de saint Joseph qui l’antécédait sur le calendrier, était d’autant mieux la bienvenue qu’elle tranchait sur celles de carême, dont le défilé ne s’était pas interrompu, pendant toute la semaine d’avant. Partout l’ordo portait la mention : « de feria », c’est-à-dire office du propre, différent chaque jour, superbe du reste, mais bref ; plus de gloria, de credo, d’ite missa est, d’orgue ; le trait substitué à l’alleluia, le te deum interdit aux matines, deux cierges tout juste allumés ; les jours où il y avait diacre et sous-diacre, le diacre arborait son étole violette en buffleterie, le sous-diacre la sienne, relevée, en tablier ; et les messes étaient précédées des trois petites heures défilant à la suite.

Ces messes variées rompaient la monotonie des éternelles messes du commun et étaient dotées d’un Kyrie très ancien, court, sec, dansant, curieux par sa candeur d’enfant gâté, par sa naïveté de plainte presque joyeuse, sûre d’être accueillie.

Les Vêpres étaient transférées avant le déjeuner, car logiquement elles devaient être débitées à jeun et l’on n’aurait pu se sustenter avant cinq heures du soir, si l’horaire coutumier avait été suivi ; et ces vêpres de férie étaient une surprise. On les récitait si rarement ! L’on n’entendait plus le « Dixit Dominus Domino meo » et les psaumes rebattus du dimanche. Ils changeaient, sans doubler l’antienne, chaque jour ; et, le lundi, l’on pouvait enfin écouter le magnifique « In exitu Israel de Aegypto » que l’on ne chante presque jamais dans la liturgie Bénédictine.

Les Vêpres de saint Benoît ramenaient la monnaie courante des psaumes, mais leur inintérêt était sauvé par de splendides antiennes, celle de Sexte surtout, le « gloriosus Confessor Domini ». Elles eussent été parfaites sans une hymne aussi médiocre que celle de la messe, le « Laudibus cives resonent canoris », puant la langue païenne, le latin de la Renaissance, avec son Olympe mis tout le temps à la place du ciel, une hymne qui sentait la commande, le devoir de collège, le pion.

Mais, les hymnes de cette fête exceptées, ce temps de la sainte quarantaine était, au point de vue liturgique, admirable ; la tristesse y allait grandissant chaque jour, avant que d’éclater en les lamentables impropères, en les douloureux sanglots de la Semaine Sainte.

Cette période de tristesse et d’expiation avait été, elle-même, devancée par les mélancoliques semaines de la septuagésime, au début desquelles l’on pratiquait naguère l’abstinence, en ensevelissant l’allégre et le fol alleluia.

Et Durtal se rappelait, en souriant, que l’on procédait autrefois à son inhumation ainsi qu’à celle d’une grande personne, tant ce cri d’allégresse semblait vivant et intimement lié à Notre-seigneur, avec lequel il ressuscitait, le dimanche de Pâques.

Au douzième siècle, il avait même existé tout un office de ces funérailles fixées au samedi, veille de la septuagésime. Cet après-midi-là, après none, les enfants de chœur sortaient en procession de la sacristie, avec la croix, les torches, l’eau bénite, l’encens et ils portaient, en guise de corps, un peu de terre, traversaient le chœur de l’église et se rendaient au cloître où l’on aspergeait et encensait l’endroit choisi pour la sépulture.

C’était la mort d’une expression et le trépas momentané d’un chant ; c’était l’éclipse de gaies et de prodigues neumes, et l’on gémissait cérémoniellement de les avoir perdues ; et le fait est que les alleluias du répertoire grégorien étaient, pour la plupart, si délibérément exquis que l’on s’attristait de ne plus les chanter et que l’on se réjouissait, de bon cœur, alors qu’ils renaissaient avec le Christ.

Cette funèbre vie liturgique que nous avons commencée avec la Septuagésime, qui est la probation du Carême, comme lui-même est le noviciat de la passion et de la Semaine Sainte, va s’assombrir encore avec les préludes de Pâques, et ce sera enfin fini, murmurait Durtal ; et je n’en serai vraiment pas fâché, car ces jeûnes et ces maigres répétés m’excèdent ; vrai, le brave saint Benoît aurait bien dû, à l’occasion de sa fête, nous permettre d’user d’aliments gras ! Va te faire fiche, l’austère morue va, une fois de plus, sévir, continua-t-il, en emboîtant le pas derrière les moines qui rejoignaient le cloître par la petite porte ouverte dans le fond de l’église. De nombreux prêtres des environs, quelques Dominicains, invités par le père prieur, se promenaient sous les galeries. Il y eut échange de présentations. Durtal cherchait un joint pour aller fumer une cigarette dans le jardin, quand il fut accaparé par le curé. Il l’emmena dans une allée et là, en attendant l’heure du repas, le prêtre lui raconta les cancans du village. Vous connaissez la fille Minot, disait l’abbé, et Durtal secouait la tête ; mais vous connaissez au moins sa sœur qui a épousé Nimoret ? et Durtal secouait encore la tête.

— Ah çà, mais vous ne connaissez donc personne ici ! s’exclama le curé, ahuri et un peu défiant.

— Non, à part la mère Vergognat mon ancienne bonne et le vieux Champeaux que j’emploie pour ratisser les allées du jardin, je ne fréquente personne ; je me borne à faire la navette de ma maison au cloître. Je me ballade parfois dans le jardin et vais à Dijon ou chez M. Lampre et Mlle de Garambois, mais je n’ai aucun rapport avec la population du pays que je sais libidineuse et cupide, ainsi que celle de toutes les campagnes, du reste.

L’Angelus sonna et mit fin à l’entretien ; ils regagnèrent les arcades du cloître. Dom Prieur lava les mains de tous les invités qui se pressaient à la queue leu-leu devant la porte du réfectoire et, au son d’une lecture tombant en ondée monotone sur les tables, le dîner commença.

Il n’y avait point la morue prédite, mais une anguille chapelurée, nageant dans une eau échalotée qui sentait le cuivre, des œufs mollets crevés sur des épinards au sucre, des pommes de terre frites, une crème liquide au caramel, du gruyère et des noix ; et, ce qui fut le comble du luxe, l’on but un doigt de vin excellent récolté dans les monastères de l’Espagne.

Après le retour des grâces achevées à l’église et le café, Durtal, que la discussion des curés sur la politique, la récolte des vins et la démission toujours retardée de Mgr Triaurault n’intéressaient guère, s’échappa avec le père Felletin et s’en fut rejoindre les novices.

Il y avait grand débat lorsqu’ils arrivèrent. Les petits qui n’étaient pas prêtres déploraient que l’abbaye ne contînt pas assez de moines pour pouvoir célébrer sans interruption, du matin au soir et du soir au matin, l’office ; mais comme il eût fallu de fortes équipes pour établir le roulement du « Laus Perennis », il n’était pas possible d’y songer.

Enfin, ça viendra bien, un jour, affirmaient les frères Gèdre et Blanche ; ce jour-là nous pourrons proclamer que l’Ordre Bénédictin est le plus grand Ordre de l’Eglise.

Durtal ne pouvait s’empêcher de sourire de leur emballement et il regardait en dessous les novices prêtres qui ne soufflaient mot.

Eux, formaient ce qu’on appelle dans les noviciats le parti curé, c’est-à-dire celui des gens peu férus de liturgies et d’offices. Ils en étaient saturés depuis le séminaire et, malgré la différence que présentaient les offices misérables des paroisses et ceux des cloîtres, ils n’y mordaient généralement pas.

Aussi les Bénédictins préféraient-ils avoir comme novices des laïques, des gens venant du monde et justement attirés par la splendeur de l’art monastique, que des prêtres qui tirent un certain orgueil de leur sacerdoce, ont des habitudes difficiles à déraciner et manquent d’enthousiasme pour l’opus dei, pour ce qui fait précisément l’essence de l’institut Bénédictin.

Eux, voyaient surtout dans le monastère le débarras de l’existence, la paix, le moyen de se sanctifier à petit feu et ils acceptaient en échange l’ennui des longues cérémonies, la fatigue des Matines.

— N’est-il pas vrai, monsieur Durtal, disait le frère Blanche, que le but de la vie monastique devrait être la louange ininterrompue de Dieu ?

— Certainement, petit frère, mais pour vous consoler de ne pouvoir réaliser ce projet, persuadez-vous que la louange pérennelle subsiste, non dans un Ordre particulier mais dans tous les Ordres réunis ensemble ; la prière des congrégations n’arrête jamais ; les couvents des diverses observances se relaient entre eux et ils effectuent, à eux tous, ce que vous voudriez pratiquer seul.

— Comment cela ?

— Mais voyons, prenez à vue de nez les horaires des différentes communautés et vous constaterez qu’il en est ainsi. Dans le jour, forcément, à moins que vous ne dévidiez les prières de l’Adoration Perpétuelle, en ayant toujours plusieurs moines devant le saint sacrement, vous aurez des trous dans la trame déroulée des offices ; car vous ne pouvez réitérer indéfiniment les heures canoniales et il faut travailler, manger, vivre, en un mot. La question ne se pose donc que pour la nuit ; il s’agit de prier le Seigneur quand personne ne le prie plus ; eh bien mais, elle est résolue et, dans ce concert permanent, votre place est réservée.

— C’est juste, fit le P. Felletin.

— Expliquez-nous cela, dirent les moinetons.

— Dame, grosso modo et sauf erreur, car je n’ai pas sous les yeux les règles d’Ordres. Je ne m’occupe, bien entendu, que des cloîtres contemplatifs et laisse les autres qui, dès le matin, vous apportent, eux aussi, le renfort de leurs suppliques.

En partant du moment où la dernière heure liturgique cesse, c’est-à-dire après les complies qui se terminent généralement de 8 h. à 8 h. et demie du soir, le service divin recommence, avec les Matines et les Laudes.

De 8 heures et demie à 10 heures chez les Bénédictines de la congrégation de France.

De 9 heures à 11 heures chez les Carmélites.

De 11 heures à 1 heure et demie chez les Clarisses-Colettines.

De 11 heures et demie à 2 heures chez les Chartreux.

De 2 heures à 4 ou 4 heures et demie chez les Trappistes, les Trappistines, les Bénédictins et les Bénédictines de la primitive observance, les Bénédictines du Saint-Sacrement.

De 4 heures et demie à 5 heures et demie chez les Bénédictins de la congrégation de France.

De 4 heures et demie à 6 heures chez les clarisses et autres instituts car à partir de 6 heures, le service est alors assuré par toutes les cénobies ; il est bien entendu que j’omets en cette liste les ordres dont j’ai oublié les règlements ou dont je n’ai pas lu les statuts et que cet horaire que je viens de tracer ne saurait être qu’approximatif, puisque les offices durent plus ou moins longtemps, selon le rite des fêtes.

— Ajoutons, dit Dom Felletin, que le monastère des norbertines qui s’est implanté en France fait l’office, de minuit à une heure et le reprend à cinq heures du matin, après un sommeil coupé, tel que celui des clarisses et des Bénédictines du saint-sacrement ; il n’est pas, en effet, une heure de la nuit qui chôme ; quand le monde dort ou pèche, l’église veille ; ses moniales et ses religieux sont toujours postés en grand’garde, pour abriter le camp des fidèles constamment assiégé par l’Ennemi.

— Et vous négligez, dans votre nomenclature, les Bénédictines Calvairiennes ! s’écria le frère de Chambéon ; elles sont à joindre au groupe des trappistes, des trappistines, des Bénédictines sacramentines, car, elles aussi, se lèvent à deux heures pour chanter matines ; c’est un ordre de réparation qui suit les préceptes de saint Benoît dans leur rigueur la plus stricte ; elles ont le maigre perpétuel et sont déchaussées comme les clarisses, du premier mai jusqu’à la fête de l’exaltation de la sainte Croix.

Le frère de Chambéon jubilait en parlant de la dureté de ces ascétères. Ce vieux grognard du Bon Dieu qui se macérait de terrible façon était cependant doux et aimable ainsi qu’un homme qui ne souffre pas. Il était à son âge le plus jeune caractère du noviciat. Il prêchait d’exemple et mieux que les exhortations du maître des novices et du zélateur, sa bonhomie apaisait les petites querelles qui se produisaient forcément entre le parti « moine » et le parti « curé ». Il irradiait la paix autour de lui et tous étaient d’accord pour l’écouter, tel qu’un saint.

— Il serait curieux de savoir, reprit Durtal, si ces horaires liturgiques ont été combinés entre les divers ordres ou s’ils ont été organisés, je ne dis pas au hasard, car le hasard n’existe pas, mais par une décision de la providence qui se serait arrangée, lorsqu’elle a inspiré les ordonnances de chaque institut, pour que chacun choisisse une heure différente, afin de remplir le cadre.

— Ah ça ! s’écria Dom Felletin, nous l’ignorons. Il est difficile de croire à une entente préalable, car la naissance des congrégations n’a pas eu lieu, aux mêmes époques. Il faudrait admettre alors qu’après avoir pris connaissance des observances des ordres déjà nés, ceux qui se fondaient auraient repris la prière au moment où les autres la laissaient. C’est, après tout, possible ; mais la preuve de ce dessein, où est-elle ?

Le père Emonot qui avait tenu compagnie à l’un des curés invités, arriva sur ces entrefaites conduisant doucement par le bras le père Philigone Miné. Il se débattait, en pleine enfance.

Depuis qu’il était en cet état, il errait lentement dans les corridors et ne se trouvait content que parmi les moinillons. Il s’asseyait au milieu d’eux, ne causait pas, les regardait avec de bons yeux, rire.

Bien qu’il fût interdit aux pères de communiquer avec les novices, l’on tolérait cette infraction et, par charité, les petits le promenaient, quand il en manifestait l’envie, dans leur allée.

Il était d’ailleurs vénéré par tous. Son cas était extraordinaire. Ce doyen qui était un moine de la vieille roche, n’avait jamais, sa vie durant, manqué à un office ; depuis qu’il extravaguait, il continuait de s’y rendre, ne se dispensant même pas de celui de matines dont tous les malades sont cependant exempts. Quand le P. Abbé lui avait dit : père, vous êtes âgé et souffrant, vous pouvez ne vous lever qu’à cinq heures, il avait doucement hoché la tête, comprenant très bien le sens des paroles et il avait persisté à occuper sa stalle, avant que le psaume des paresseux ne fût récité.

Et ce n’était pas affaire d’habitude, de routine, comme on pouvait le croire : car, marchant à peine, il se levait maintenant plus tôt, afin de n’être pas en retard. Il calculait très exactement son temps et priait très bien à l’église. La raison, sombrée pour les choses humaines, demeurait intacte, alors qu’il s’agissait de louer Dieu.

Et il était touchant, ce vieillard, s’appuyant aux murs pour gagner l’église. On lui avait adjoint un convers, un brave frère, pour le soutenir et le servir ; mais il refusait ses soins, ne voulait être à charge à personne. Il tomba un beau matin, et se fendit le front. Alors le P. Abbé lui défendit, au nom de l’obéissance, de sortir de sa cellule, sans être accompagné ; il comprit, pleura et, tant qu’il fut seul, ne bougea plus.

Sa pharmacie qu’il l’avait tant intéressé lorsqu’il n’était pas dément, il ne la reconnaissait plus ; on l’y amena, un jour, pensant lui être agréable ; il la regarda, hébété, ne paraissant pas se rappeler qu’il avait, en cette cellule, encombrée de fioles, passé toute sa vie. La mémoire était morte ; dans les décombres de cette âme Dieu seul restait ; et de temps à autre, lorsqu’il était assis près des novices, il balbutiait quelques paroles que l’on ne comprenait pas. Croyant qu’il désirait quelque chose, on lui faisait patiemment répéter les mots, et l’on finissait par saisir qu’il parlait de Notre-seigneur et de la Sainte Vierge.

— Asseyez-vous, père, dit le frère Blanche qui l’installa sur un banc ; mettez-vous là, près de notre frère Durtal. Et, tout à coup, réveillé, le vieillard le scrutait d’un œil qui s’éclaircissait — et il secouait douloureusement la tête, le considérant avec une indicible pitié-puis il le fixait gaiement, avec un doux sourire.

Et comme tous, interdits, Durtal le premier, de ces jeux de physionomie lui demandaient : qu’y a-t-il, père ? Il retombait dans le mutisme de ses traits, incapable de s’exprimer plus.

X

Jamais semaine Sainte ne s’était annoncée, au cloître, plus triste. Cette loi des associations, à la réalité de laquelle aucun moine ne croyait, venait d’être votée par les députés ; et à l’optimisme le plus résolu avait succédé le pessimisme le plus noir.

À part quelques éberlués qui se raccrochaient à l’espoir que le président du conseil les sauverait, au dernier moment, en faisant échouer la loi au sénat et que M. Loubet, homme pieux, donnerait sa démission plutôt que de perdre son âme, les autres convenaient que les séniles matassins du Luxembourg ne valaient pas mieux que les pernicieuses malebêtes de la chambre. Tous étaient les leudes perdiablés des loges ; il n’y avait rien de propre à attendre d’eux.

Le P. Abbé, revenu de voyage, avait recueilli dans ses courses les bruits les plus alarmants sur le sort des congrégations, en France ; il ne soufflait mot, mais la tristesse de son regard et l’ardeur de ses prières en disaient long.

Enfin, il est impossible que les oraisons dont les communautés assaillent sans relâche le ciel soient repoussées par Notre-seigneur, pensaient les novices ; il faut redoubler de zèle et tous se privaient de quelque chose, se levaient plus tôt, se mortifiaient pour détourner le coup.

Depuis quelques semaines déjà, sur l’ordre du p. Abbé, après tierce et avant la grand’messe de neuf heures, tous les religieux chantaient, à genoux, le psaume « Levavi oculos meos in montes », le « Sub Tuum » et la prière à saint Michel ; et le découragement prenait de voir tant de suppliques préservatrices, demeurer vaines.

Durtal qui avait toujours été frappé du caractère démoniaque si marqué de l’affaire Dreyfus et qui ne la considérait que comme un tremplin installé par les juifs et les protestants, pour mieux bondir à la gorge de l’Eglise et l’étrangler, Durtal avait perdu depuis longtemps tout espoir ; et cependant, lorsque la loi fut adoptée par le parlement, il eut le petit tressaut d’un homme qui se trouve subitement en face d’un danger qu’il croyait moins proche.

— Quand on songe, disait-il à Mme Bavoil, que quelques gueux, élus Dieu sait comment, à l’aide de quelles manigances, dans quels bas-fonds, vont crucifier l’épouse ainsi que les juifs ont naguères crucifié l’époux. C’est la passion de l’église qui commence ; rien n’y manque ; tout y est, depuis les clameurs et les blasphèmes des galope-chopines de l’extrême-gauche, jusqu’à cet ancien élève des jésuites, ce Judas qui a nom Trouillot, jusqu’à ce nouveau Pilate qu’est Loubet.

Ah ! celui-là ! — Il allait régulièrement à la messe, en cachette, tous les dimanches, à la Sorbonne, alors qu’il gîtait dans le clapier soupçonneux du sénat ; et il a signé la loi et il s’en lave les mains ; je serais vraiment curieux de savoir quel est le sacerdoce qui ose l’absoudre quand il se confesse pour faire ses pâques !

— Que peut-il bien raconter au Seigneur, ce M. Loubet, lorsqu’il le prie, demanda Mme Bavoil ?

— Eh bien mais, il lui demande de lui conserver sa place, d’aider à la parturition de ses bonnes valeurs ; il le supplie de protéger ses enfants afin qu’ils deviennent d’intrépides chrétiens, tels que lui.

Comme il n’entretient pas de danseuses, il se juge un honnête homme, car il est probablement pareil à la majorité des catholiques pour laquelle, seul, le péché de la chair compte ; d’autre part, il s’estime peut-être charitable, car il a sauvé de la prison les tranquilles fripouilles du Panama ; sa conscience est donc sans scrupules, sans reproches et il vit, honoré par les siens, en paix.

Il se dédouble, du reste, car s’il reconnaît à Dieu le droit de s’occuper de l’homme privé, il estime que l’autre, l’homme politique, est à part et ne le regarde pas ; n’est-il point, d’ailleurs, une simple machine à écrire ? On appuie sur les touches et le mot Loubet se forme. Si le Christ n’est pas content, ce n’est pas à lui, mais à Trouillot, à Monis, à Millerand, à Waldeck-Rousseau, qu’il devra s’en prendre, car ce sont eux qui manipulent le clavier, et tracent, en bas des décrets, son nom.

Puis, une fois cette besogne terminée, ce père de famille qui interdit aux pauvres de donner à leurs enfants une éducation religieuse, appelle le curé de Saint-Philippe du Roule, — lequel dit, tous les dimanches, la messe à l’Elysée, — pour lui recommander de bien enseigner à sa progéniture le catéchisme et il palpe avec une certaine fierté le chapelet de luxe que sa sainteté le Pape a offert, en récompense sans doute de ses vertus, à cette autre excellente catholique qu’est Madame sa femme.

— Mais, notre ami, c’est le portrait tout craché du pharisien que Notre-seigneur a tant honni, que vous nous dessinez là.

— Avec ressemblance garantie, j’en ai peur, Madame Bavoil.

— Enfin, tout n’est pas désespéré, Rome peut encore intervenir.

— Pourquoi faire ? Aucun pape n’a plus que Léon XIII aimé la France ; harcelé, il faut bien le dire, par les catholiques qui, dénués de toute initiative, lui réclamaient, à propos de n’importe quoi, des instructions, il a cru nous rendre service en s’immisçant dans nos affaires et, mal renseigné et certainement trompé sur l’état de notre pays, il s’est imaginé qu’il apprivoiserait ce volatile, mâtiné de vautour et d’oie qu’est la république des juifs et des athées ; hélas ! Elle a percé à coups de bec les mains qu’il tendait pour la caresser ; il ne s’est néanmoins pas découragé ; il a disputé, pied à pied, les quelques libertés religieuses demeurées intactes et il a subi, en échange, des nominations d’évêques indignes, des injures et des menaces. Naturellement, plus il se montrait paternel, et plus l’ennemi devenait arrogant ; cela nous a mené à la loi des congrégations ; il a tenté alors un dernier effort, en laissant entendre que si l’on touchait aux ordres, il retirerait le protectorat des œuvres de l’Orient à la France ; cette fois, on lui a épargné les coups de bec ; c’étaient des blessures encore trop nobles — et les satrapes de barrière qui nous régissent se sont contentés de le narguer en lui piquant ce qu’on appelle, dans l’argot du peuple « une méduse » ; et, attristé, appréhendant d’envenimer les choses, il a gardé le silence. Que voulez-vous qu’il essaie dorénavant ? Il ne peut plus réagir ; il est trop tard.

— Certes, si quelqu’un est à plaindre, dit Mme Bavoil, c’est bien ce vieillard dont les affectueuses intentions n’ont été récompensées que par des moqueries et des outrages !

— Je me figure cependant, reprit Durtal, que de plus amples douleurs ont encore supplicié la vie de notre père ; il en est, en tout cas, une, qui a dû être pour lui la dernière goutte du calice à boire ; l’on n’en connaît vraiment pas de plus amère.

La Papauté pouvait, devait jouer un rôle magnifique à notre époque, et Léon XIII était certainement prêt à assumer la responsabilité d’un tel geste dans l’histoire ; et des événements qu’il dut subir et que nous ignorons, brisèrent sa volonté, le rejetèrent, épuisé, dans l’ombre.

Alors, en effet, que cette Europe en pourriture, coalisée contre la miséricorde et l’équité, à plat ventre devant la force, regardait, en souriant, les massacres des Arméniens et les brigandages des Anglais au Transvaal, un seul homme pouvait se dresser, imposant par sa majesté et son âge, le pape, et leur dire à tous : je parle au nom du Seigneur que vous crucifiez par votre lâcheté ; vous êtes les adorateurs de la vache à Colas et du veau d’or ; vous êtes les Caïns des peuples. Cela n’eût servi de rien, au point de vue politique, c’est possible ; mais, au point de vue moral, c’était immense. Cela prouvait qu’il subsistait encore une justice ici-bas ; Rome fulgurait comme un phare allumé dans cette nuit qui envahit le monde et les peuples en désarroi eussent pu au moins se tourner de ce côté et croire que le représentant du Christ sur la terre était avec eux, pour eux, contre les gredins couronnés et les démagogues.

Pour des motifs évidemment péremptoires, sa sainteté qui a dû pleurer des larmes de sang de ce mutisme obligé, s’est tue. Ah ! le pauvre Pape !

— Le fait est, dit Mme Bavoil, que l’existence de Léon XIII, interné dans le vatican, spolié d’un pouvoir temporel auquel il a droit, n’est depuis de longues années qu’un Calvaire !

— Hélas ! — Pour en revenir maintenant aux épreuves que lui inflige celle de ses filles qu’il aime le plus, la France, que va-t-il décider ? Aujourd’hui, que la partie qu’il a jouée contre les francs-maçons est perdue et que le pillage de son patrimoine spirituel s’annonce, va-t-il se redresser et, en un réveil foudroyant, frapper d’excommunication, retrancher de l’église, vouer à la malédiction jusqu’en leurs derniers descendants, Loubet, Waldeck-Rousseau, Trouillot, Monis, tous les députés qui ont voté la loi et tous les sénateurs qui la voteront. Ce serait tout de même un soulagement pour ces malheureux catholiques qui se voient lâchés par leurs chefs dans les grandes largeurs et je vous assure que les interdits riraient moins qu’on ne pense de ce châtiment, car ce sont sur les familles, nominativement désignées dans les bulles, des amas de maux que ces anathèmes fulminés attirent !

Le Souverain Pontife les déchaînera-t-il ? j’en doute ; il pardonnera et il aura évangéliquement raison ; seulement où toutes ces défaites résignées nous mènent-elles ?

— Ah ! s’écria Mme Bavoil, en secouant la tête, laissons ces désolantes histoires ; ne songeons qu’à Jésus que l’on va crucifier ; l’heure des ténèbres est proche ; allons le consoler.

— En supposant que nous en soyons dignes ! dit Durtal qui mit son chapeau et enfila son caban.

Une fois installé dans l’église, il oublia les tristesses de l’heure présente. La divine liturgie l’enlevait, planant si haut, loin de nos boues ! Et il embrassait d’un coup d’œil le panorama de la terrible semaine, de la semaine « peineuse » telle que la qualifiait le moyen-age.

Avant de gravir ces jours qui conduisaient en de brèves étapes au sommet du Golgotha, au pied même du gibet, l’église montrait, dans l’evangile de la passion, le fils de Dieu réduit à s’enfuir et à se cacher, afin de n’être pas lapidé par les Pharisiens ; — et pour exprimer cette humiliation, elle couvrait de voiles de couleur violette ses statues et ses croix. Une semaine s’écoulait encore et soudain, pendant quelques instants, sa détresse s’interrompait, à la fête des Palmes.

La veille même, l’Epître de la messe énonçait les épouvantables malédictions que proférait Jérémie, cette préfigure du Christ, contre les juifs ; et, le lendemain, en de magnifiques offices, au cri de « l’hosanna », au chant triomphal du « Gloria Laus », Jésus s’avançait, monté sur le petit de l’ânesse prédit par Zacharie, et il entrait, assourdi par les vivats du peuple, dans cette Jérusalem qui devait, quelques jours après, dans des clameurs de rage, le trucider.

Et dès que la marche glorieuse était avec la procession des rameaux finie, l’angoisse du Christ et de son église reprenait aussitôt avec la messe pour ne plus cesser qu’avec les pâques ; déjà la lecture de la passion commençait avec saint Matthieu pour continuer, le mardi avec saint Marc, le mercredi avec saint Luc, le vendredi avec saint Jean.

Et, en les entendant, Durtal jaillissait, transporté hors de lui-même par ce chant étrange et pénétrant ; c’était une sorte de mélopée courant dans le récit, revenant avec des retours flottants de ritournelles ; ce chant était monotone et angoissant et presque câlin, aussi ; et cette impression de bercement et de peine, on l’éprouvait également pendant les lamentations de ténèbres, chantées sur quelques tons à peine, variant avec les points, les points d’interrogations, les arrêts du texte.

Ces cantilènes avaient dû être recueillies, en partie, dans les plus anciens antiphones du peuple juif. Le courant gréco-romain auquel la paléographie de Solesmes rattache l’origine du plain-chant se faisait moins sentir que le courant hébraïque en ces mélopées qui rappelaient, dans le chant des lettres, avec leur côté languide et cadencé, les mélodies à la fois ingénues et subtiles de l’Orient.

Elles remontaient certainement, en tout cas, à la plus haute antiquité ; et les réparations que leur trame avait subies au dix-septième siècle et depuis, n’en avaient altéré ni la couleur, ni les contours ; elles étaient merveilleusement assorties aux offices qui, eux aussi, dataient des premiers âges de l’église, peut-être même de l’église de Jérusalem, au quatrième siècle.

Et ces jours luctueux étaient admirables au Val-des-Saints.

Chaussé de sourdes pantoufles, les moines que n’annonçait plus le son des cloches, entraient, tels que des ombres, et ils soulevaient, en passant, avec leurs grandes coules noires, au vent froid qui soufflait l’odeur de cave des murs salpêtrés et des dalles ; et les petites heures défilaient à la queue-leu-leu, avant la messe, tombant, gouttes à gouttes, sans le « Deus in adjutorium » qui, d’habitude, les précède, sans le gloria qui les sépare et les suit et, à la fin de chaque office, l’on récitait le « Miserere » sur un ton lugubre, jusqu’au dernier mot « vitulos » jeté alors en l’air, ainsi qu’une pelletée de terre, sur une tombe.

Dans l’église à peine éclairée, avec les croix enfermées dans des losanges, le triangle fumant des cires, le bêlement d’agneau des lettres hébraïques chantées au commencement de chacune des lamentations de Jérémie, c’était navrant. L’Abbé, mitré, crossé, en ornements violets, procédait, le jeudi, au mandatum, lavait les pieds de ses convers ; et, le vendredi, après l’adoration de la croix et les funèbres impropères, coupées comme de refrains, par les apostrophes implorantes du Trisagion, il allait, vêtu d’une chasuble noire et mitré de blanc, sans bougeoir, sans crosse, prendre le pain consacré au reposoir, et tous les moines à genoux, sur deux rangs, tenaient des cierges sombres allumés et les éteignaient aussitôt après que l’abbé avait consommé les Espèces saintes.

L’office monastique de la semaine ne différait pas de l’office romain ; seulement, il n’existait pas d’église même cathédrale où on le célébrât avec une pareille ampleur ; malheureusement, s’il avait été, au Val des Saints, magnifique jusqu’au matin du samedi, ce jour-là, tout se gâta.

Par suite d’un compromis, entre l’abbaye et le presbytère, il avait été convenu que les religieux occuperaient l’église le dimanche de pâques, mais que l’honneur de bénir l’eau baptismale, le samedi, reviendrait au curé. Il opérait donc, entouré de toute la communauté qui le servait, et il savait à peine son métier et mêlait la prononciation française de son latin à la prononciation italienne des pères.

Pour des gens habitués de longue date à entendre les « um » prononcés « oum », les « us » prononcés « ous », les « ur » prononcés « our », les j devenus des y, pour les gens accoutumés au chuintement du C qui mue, par exemple, le mot « coelum » en celui de « tchoeloum », le latin à la française était déjà un peu embarrassant ; il eût été néanmoins supportable, seul ; mais, mélangé à l’autre manière de le proférer, il tournait à la cacophonie ; il semblait que le curé et les Bénédictins ne parlassent pas la même langue ; et ce tohu-bohu se répercutait dans le chant grégorien que le curé chantait, non d’après les textes de Solesmes, mais ainsi qu’au séminaire, et Dieu sait comme !

Tout le monde avait hâte que cette cérémonie devenue ridicule cessât. Heureusement que la splendeur de la messe avait compensé la misère de cet office, si merveilleux lorsqu’il est bien exécuté, par des moines, en plain-chant.

Après l’epître courte de saint Paul, le sous-diacre se présenta devant l’abbé debout au trône et lui annonça la résurrection de l’alleluia. Et l’abbé le chantait, joyeux de la bonne nouvelle, par trois fois et, trois fois, le chœur répondait un alleluia encore un peu timide, hésitant à prendre son vol ; puis, après le credo, à l’offertoire, on amenait jusqu’à la barre de communion l’agneau paschal, paré de rubans et de fleurs.

La pauvre bête que tirait le père hôtelier et que poussait par derrière le père cuisinier, regimbait ; elle regardait, défiante, cherchant à fuir, cet homme, vêtu d’or qui s’avançait du fond du chœur, escorté d’une nombreuse suite, pour prier au-dessus d’elle et la bénir ; elle semblait avoir le pressentiment que tant de déférence pour sa pauvre personne, finirait mal.

Ce samedi saint était, le matin, interminable. Commencé à huit heures, l’office s’achevait à peine vers les midi ; mais Durtal était heureux ; il quittait les rangs liturgiques, quand la cérémonie s’alentissait et il s’évaguait, seul, errant sur les traces de Jésus et de sa Mère.

Oui certes, se disait-il, songeant à la Vierge sur laquelle, dans cette période de larmes, les ecritures sont si brèves, oui certes, le moment où elle se tint au pied du Calvaire fut atroce : la transfixion prédite par le vieillard Siméon se réalisait, mais le glaive des douleurs ne s’enfonça pas dans sa poitrine, d’un coup. Il tâtonna d’abord et il y eut dans les souffrances de Marie un instant qui dut être particulièrement affreux, celui de l’attente, du temps qui s’écoula entre l’arrestation et la condamnation de son fils ; ce fut alors l’entrée de la pointe perçant la chair, s’y remuant, évasant la plaie, sans plus y pénétrer.

Cette attente a duré 11 heures. Jésus a été, en effet, arrêté et ramené à Jérusalem, le jeudi soir, vers 11 heures. Le vendredi, il a été traîné d’Anne à Caïphe, de minuit à 2 heures du matin, conduit chez Pilate vers 6 heures, transféré chez Hérode à 7 heures, bafoué, flagellé, couronné d’épines, condamné à mort de 8 à 10.

La sainte vierge savait que Jésus devait périr. Elle même avait consenti à sa mort et elle l’eût même sacrifié de ses propres mains, dit saint Antonin, si le salut du monde l’eût exigé ; mais elle n’en était pas moins femme. Elle eut toutes les vertus à un degré héroïque, elle posséda les dons les plus parfaits de l’esprit, elle fut la plus sainte des vierges. Elle fut unique, mais elle n’était pas déesse, elle n’était pas Dieu ; elle ne pouvait pas échapper à sa condition de créature humaine et, par conséquent, ne pouvait s’empêcher d’être torturée par les anxiétés de l’attente.

L’eût-elle pu d’ailleurs, qu’elle eût imité son fils qui mit en quelque sorte en suspens sa divinité sur la croix pour mieux pâtir et qu’elle eût demandé et obtenu de s’infliger l’âpre tourment des expectatives déçues.

Ce que furent ces heures d’attente, on se l’imagine mal.

Génitrice d’un Dieu, fille et épouse du seigneur et sœur des hommes dont elle devait devenir aussi la mère, une mère enfantée, au pied d’un gibet, dans des flots de sang, elle greffait, les unes sur les autres, toutes les douleurs des parentèles ; mais elle pleurait surtout la perversité de cette race abominable dont elle était issue et qui allait réclamer, en un baptême de malédiction, que le sang du sauveur retombât sur elle.

Voulant souffrir tout ce qu’elle pouvait souffrir, elle dut espérer contre tout espoir, se demander, dans l’excès de son angoisse, si, au dernier moment, ces scélérats n’épargneraient pas son Fils, si Dieu, par un miracle inattendu, n’opérerait pas la rédemption du monde, sans infliger à son Verbe les tortures horribles de la croix. Elle se rappela sans doute qu’après son consentement, Abraham fut délivré de l’effroyable tâche d’égorger son fils et peut-être espéra-t-elle que, de même qu’Isaac, sa préfigure, Jésus serait délié, lui aussi, au dernier moment, et sauvé du sacrifice.

Et ces pensées sont naturelles si l’on songe que Marie savait ce qu’il était opportun qu’elle sût, mais qu’elle ne savait pas tout ; elle connut, par exemple, le mystère de l’incarnation, mais elle en ignora le temps, le lieu et l’heure ; elle ignora, avant la visite de l’ange Gabriel, qu’elle était la femme, choisie de toute éternité, celle dont le Messie naîtrait.

Et, humble, telle qu’elle était, ne cherchant point à pénétrer les secrets du Très-Haut, elle put aisément se leurrer.

Que se passa-t-il pendant ces heures sur lesquelles les evangiles se taisent ? Lorsqu’elle apprit que le sauveur était arrêté, raconte Ludolphe le Chartreux, elle s’élança, avec Magdeleine à sa poursuite et dès qu’elle l’eut retrouvé, elle s’attacha à ses pas et ne le quitta plus.

La sœur Emmerich confirme, de son côté, ces courses de la Vierge et elle entre dans de nombreux détails, un peu confus, sur les allées et venues de Marie, qui, selon elle, était non seulement accompagnée de Magdeleine, mais encore de la petite troupe des saintes femmes.

Elle la montre, suivant à distance les soldats qui entourent Jésus et s’évanouissant lorsqu’elle s’assure que l’arrestation est maintenue.

Elle nous narre qu’on la transporta dans la maison de Marie, mère de Marc, et que ce fut l’apôtre Jean qui la renseigna sur les brutalités commises par les goujats de corps de garde, pendant la route ; elle relate que ce fut également lui qui s’échappa de chez Caïphe, pour la prévenir, tandis que le pauvre Pierre, affolé, mentait.

Elle ne tenait pas en place, dit la visionnaire. Elle sortit de nouveau et rencontra, près de la demeure de Caïphe, Pierre auquel elle dit : Simon, où est mon fils ? Il se détourna, sans répondre ; elle insista et alors il s’écria : mère, ne me parlez pas, ce que souffre votre fils est indicible ; ils l’ont condamné à mort et, moi, je l’ai renié !

Et, l’âme déchirée, elle parcourut sans repos ni trêve la voie des supplices jusqu’au moment où saint Jean l’expose alors, au pied du Calvaire, le cœur définitivement percé par les sept glaives des péchés capitaux, les glaives enfoncés, cette fois, jusqu’à la garde.

En se remémorant ce lamentable récit, Durtal revenait toujours à sa première idée : avant de pénétrer franchement dans la chair et d’y rester fixées, quelles tortures ces implacables épées n’infligèrent-elles pas à notre dame des sept douleurs, en tournant dans les blessures, en attisant en quelque sorte le feu des plaies, avec ces sautes de désespérances et d’espoirs, et quel sujet de méditation que l’acuité de ces transes dans la vie si parfaitement inconnue de notre Mère !

Et Durtal gémissait avec elle, lorsqu’à la deuxième leçon du nocturne du vendredi saint, la voix douce et claire du petit frère Blanche, debout au milieu du chœur, devant le pupitre, chantait, ainsi qu’en un bêlement prolongé et plaintif, la lettre hébraïque « Mem » et poursuivait sur un rythme dodelineur et dolent la leçon du prophète : « A qui te comparerai-je, à qui dirai-je que tu ressembles, fille de Jérusalem ? Où trouverai-je quelque chose d’égal à tes maux ? Et comment pourrai-je te consoler, ô vierge, fille de Sion ? Ta blessure est large comme la mer ; qui pourra y appliquer le remède ? »

Le remède, soupira Durtal, à la place de l’huile et du vin avec lesquels le bon samaritain pansait naguère les plaies, c’est avec de l’eau régale et du vitriol que les modernes pharisiens panseraient ses plaies, à elle, s’ils la détenaient. Depuis des siècles, la vierge a plus spécialement élu domicile en France, car nulle part, en aucun autre pays, elle n’a distribué autant de grâces ; nulle part, elle ne s’est attestée, ainsi qu’à l’heure présente, par de continuels miracles comme à Lourdes et, de même que dans la Palestine, les injures pleuvent sur elle, et la persécution sévit contre les siens.

La France a inventé le moyen de faire, pour la madone, du calendrier liturgique, une éternelle Semaine Sainte !

Ces pensées l’obsédaient. Au fond, pour dire toute la vérité, la semaine peineuse était celle qui convenait le mieux à ses aspirations et à ses goûts ; il ne voyait bien Notre-Seigneur qu’en croix et la vierge en larmes. La « pieta » surgissait devant lui avant la crèche.

Ainsi, sortait-il de ces longs offices de la grande semaine, accablé, mais heureux. Il se sentait si bien en communion avec l’église et il avait si bien prié !

Et il lui fallait un effort pour se substituer un état d’âme différent avec la pâques, pour s’associer aux transports des alleluias fusant joyeux sous les voûtes, aux gais carillons des cloches balançant les grappes des novices pendus à leurs cordes ; et pourtant quelle magnifique fête que celle de la résurrection ! Quelle atmosphère de jubilation emplissait l’église ! Elle était tendue de velours rouge, couverte de fleurs et les reliquaires réverbéraient, ainsi que des miroirs de verre et d’or, les lancettes en feu des cierges ; la messe pontificale était aussi pompeuse que celle de noël, avec les cérémoniaires aux noirs capuchons retombant sur les blancs surplis, avec le porte-crosse, le porte-mitre, le porte-bougeoir, le porte-queue ; elle s’épanouissait, après la procession, dès l’introït où le Christ célèbre sa résurrection, par la voix prophétique du psalmiste et les touffes de prières qui s’élevaient du chœur, même les suppliques implorantes, telles que le kyrie, se paraient, en signe de fête, d’astragales, se gaudissaient avec la séquence, si enthousiaste, si candide, du Victimae Paschali Laudes, s’affirmaient vraiment triomphales avec cet alleluia, si délibéré, si fier, qui suit l’ite missa est et reprend après le deo gratias de la fin.

Et pour que la suprématie de cet office fût complète, les antiennes des Vêpres étaient exquises et l’on avait, au salut, adjoint en l’honneur de la Vierge, en sus des prières marquées, après la complainte campagnarde et boute-en-train qu’est « l’O filii et filiae » une ancienne prose « le Salve Mater misericordiae » extraite du recueil des « Variae Preces » qui l’avait empruntée à l’ancien bréviaire des Carmélites, une prose, à refrain, dont les strophes se déroulaient sur une mélodie populaire.

Ce fut une journée d’ivresse musicale, une orgie d’allégresses liturgiques ; Durtal n’avait pas quitté l’église et le monastère depuis le matin ; et il avait mangé avec les religieux, M. Lampre et le curé, l’agneau paschal.

Ledit agneau avait été servi en entier sur une table et il se convulsait les pattes en l’air, la gueule béante, exhibant ses rangées de dents et tirant une langue noire. Enveloppés de grands tabliers, le père cellerier et le père Ramondoux, armés d’énormes couteaux, le dépecèrent.

Et Durtal eut vraiment un moment d’hilarité.

Les petits novices qui ne mangeaient plus à leur faim, depuis le commencement du Carême, se délectaient, encore que cet agneau eût la chair en cordes à violon d’un vieux bélier ; les angelots bâfraient comme des ogres ; et les vieux moines engloutissaient furieusement les quartiers récalcitrants de la bête.

Le fait est, songea Durtal qui regardait le petit Gèdre et le frère Blanche, le fait est que les pauvres gosses n’ont pas goûté à une miette de viande depuis quarante jours et qu’on leur a mesuré le pain, juste ce qu’il fallait pour ne pas défaillir ; et ce n’est pas avec des épinards et des betteraves à la sauce blanche que l’on soutient des enfants levés dès l’aube et debout jusqu’au soir.

Et moi-même, dont l’abstinence fut presque aussi rigoureuse, car, faute de poisson au Val des Saints, j’ai dû me contenter, les jours où les œufs étaient interdits, de légumes, je me sens débilité, l’estomac en charpie, et je ne suis pas fâché d’attaquer, à mon tour, le gigot de ce mouton rebelle et je suis plus satisfait encore de reprendre mes habitudes, de retrouver mes vêpres remises à quatre heures, c’est-à-dire à une heure facile, au lieu de ces onze heures et demie qui me laissaient une heure inoccupée que je ne savais à quoi employer, après la messe terminée à dix heures.

Il me fallait, en attendant, remonter chez moi ou traîner dans le village ; nous rentrons enfin dans la norme à partir d’aujourd’hui, alleluia !

Et, après le dîner, quand, au retour de la chapelle, il fut réuni dans la salle des hôtes pour boire le café avec le P. Abbé, Dom de Fonneuve, Dom Felletin, Dom Badole, le curé et son ami, M. Lampre, Durtal se sentit débordé par un bien-être dont il eût été incapable d’analyser les causes ; elles étaient, à vrai dire, multiples ; il y avait l’entrain agissant d’un cloître possédé par cette joie liturgique qui se déversait depuis le matin dans les offices ; il y avait la satisfaction d’un homme libéré d’exercices incommodes et de repas pénibles ; il y avait enfin l’enjouement de la température qui devenait, au sortir des frimas, clémente, car la nature ressuscitait avec le Christ.

Il faisait presque doux. Durtal s’était promené, avant la messe, dans son jardin ; la petite allée du bois était tapissée de violettes ; les bourgeons des marronniers jaillissaient, en pointes d’un brun gommé, des branches encore noires ; les arbres fruitiers étaient en fleurs et les cerisiers et les pêchers étaient saupoudrés, les uns d’une neige blanche et les autres d’une neige rose ; après les nudités sinistres de l’hiver et la fatigue des prières absorbées à doses massives pendant la semaine, c’était, en effet, un immense allègement que celui de ce printemps et de cette Pâques !

Et cette impression, tous l’éprouvaient, jusqu’au curé qui se trémoussait, les jambes en l’air, devant la cheminée où un reste de fagot brûlait.

Et, subitement, sur un mot du P. Abbé, devenu soucieux, toute gaieté tomba.

Après l’entretien obligatoire des convives sur la beauté de la cérémonie et l’ampleur des chants, l’abbé s’adressant à M. Lampre et à Durtal, avait cité les paroles de l’évangile de saint Luc : « J’ai désiré d’un grand désir manger cette pâques avec vous, avant de souffrir. » — et, tout le monde écoutant, — il avait ajouté : l’an prochain, à pareille heure, où serons-nous, avec qui mangerons-nous l’agneau paschal ?

— Ô père, dit Durtal, êtes-vous donc décidé à nous quitter ?

— Décidé ? Je ne puis rien décider encore ; il faut d’abord attendre que la loi soit votée par le sénat ; c’est une affaire de quelques mois ; puis il sied aussi de connaître, avant d’adopter une résolution, le sens des instructions que le Pape nous adressera.

— Et s’il ne vous en envoie pas, fit M. Lampre, ou plutôt s’il ne vous en envoie que d’imprécises et de vagues, laissant à chacun le soin de se débrouiller à sa guise, — et, entre nous, il ne peut vous en formuler de claires et de fermes, car les intérêts des instituts diffèrent et la solution qui convient à l’un serait nuisible à l’autre, — comment agirez-vous ?

— Dans ce cas, nous nous réunirons, tous les abbés de l’ordre, à notre maison mère de Solesmes et nous arrêterons la ligne de conduite à suivre.

— Et elle est tracée d’avance, dit le P. de Fonneuve, car nous ne pouvons nous soumettre à une loi qui viole manifestement le droit supérieur de l’église et le principe même de la vie religieuse.

Accepter les prescriptions de ce texte sacrilège serait, de notre part, une forfaiture.

Et, en effet, les Ordres à vœux solennels, tels que le nôtre, jouissent du privilège de l’exemption à l’égard de l’ordinaire et la loi édicte absolument le contraire puisqu’elle veut nous placer sous la juridiction des Évêques.

Or, ce droit d’exemption a été déterminé par le concile œcuménique de trente et par les constitutions apostoliques qui n’ont fait que confirmer les décrets du concile et il n’appartient ni au gouvernement, ni à l’évêque d’y rien changer. Ils n’ont ni à approuver, ni à désapprouver les statuts des Ordres religieux, du moment que le saint père les a revêtus de son approbation souveraine. C’est donc là un empiètement intolérable du pouvoir civil sur les prérogatives du saint siège et c’est en même temps aussi la négation de la vie monastique, puisque le firman de ces impies se refuse à reconnaître les vœux solennels qui en sont la base.

— Voyez-vous, s’écria Dom Felletin, Mgr Triaurault se substituant à saint Benoît et, si nous consentions à lui remettre notre règle, supprimant les articles qui lui déplaisent ou y introduisant des ordonnances de son cru !

— Sans compter, dit M. Lampre, qu’un autre Evêque, dans un autre diocèse où se trouverait une autre abbaye Bénédictine pratiquerait tout le contraire. Celui-là bifferait les clauses conservées par son confrère et en inventerait de nouvelles à son tour. Quel gâchis ce serait !

— Ajoutons, reprit Dom de Fonneuve, qu’il faudrait être singulièrement naïf pour se plier aux exigences de cette loi et déposer, avec la demande d’autorisation, un état des recettes et dépenses et un état inventorié des biens, meubles et immeubles que l’on possède, car ce serait livrer, soi-même, sa bourse à des aigrefins qui n’hésitent, actuellement que sur le procédé à employer pour la voler.

Enfin, quelle garantie nous offre cette autorisation, en admettant qu’on l’accorde ? — puisqu’il suffira d’un simple décret, pris en conseil des ministres, pour l’annuler.

Nous devons fournir aussi la liste des membres de la communauté mentionnant leur nom patronymique ainsi que le nom sous lequel ils sont désignés en religion, leur nationalité, leur lieu de naissance, leur âge, la date de leur entrée ; c’est la surveillance de la haute police abrogée pour les malfaiteurs et rétablie pour les moines. Il n’y manque que la fiche anthropométrique imaginée par M. Bertillon !

— Il y a eu là un oubli de la part de cet argousin des Loges qu’est Trouillot, observa Durtal ; espérons que le rapporteur de la loi au sénat le réparera.

— D’ailleurs, fit le père hôtelier, le règlement d’administration publique, annoncé par l’article 20, pourra encore aggraver par des interprétations judaïques l’infamie de cette loi.

— Vous pouvez vous y attendre, dit M. Lampre.

— Il n’y a pas à se leurrer, reprit le P. Abbé, la congrégation de Solesmes ne consentira pas à subir le supplice de ce carcan. Donc, en supposant que le sénat vote la loi dès la rentrée des vacances — et il le fera certainement — cela nous met au mois de juin et dès lors, il nous reste six mois pour nous retourner. Par conséquent, en décembre, au plus tard, nous ne serons plus ici.

— Et où irez-vous, mon révérendissime ? demanda Durtal.

— Je l’ignore ; la Belgique est le pays le plus proche ; et la vie n’y est pas onéreuse ; c’est la dernière nation catholique où la meute des francs-maçons soit encore muselée ; si, comme cela est certain, l’assemblée des abbés de l’ordre ordonne le départ pour l’exil, je commencerai, aussitôt revenu de Solesmes, des recherches.

— Oh ! il faudrait d’abord savoir si les ministres appliqueront la loi ? dit le curé.

— Comment s’ils l’appliqueront ! s’exclama Durtal ; vous croyez que ces mécréants sont arrivés à ce résultat si longuement, si habilement préparé depuis tant d’années pour le lâcher ! Vous les prenez vraiment pour plus bêtes qu’ils ne sont ; soyez tranquille, ils iront jusqu’au bout de leurs méfaits et ce bout ne s’arrêtera pas aux religieux mais bien au clergé séculier dont la persécution est, je vous l’assure, proche.

L’abbé haussait doucement les épaules ; s’il jugeait en son for intérieur les cloîtres encombrants et inutiles, il estimait par contre que le prêtre était indispensable et que jamais la république n’oserait y toucher.

— Et après le clergé, ce sera le tour du bourgeois ; après la curée des biens de mainmorte, nous assisterons au dol des valeurs vivantes. La bourgeoisie secouera-t-elle au moins son apathie, lorsque l’on forcera sa caisse ? dit M. Lampre.

— Elle ! elle s’inclinera, en soupirant et ce sera tout, repartit Durtal ; quant aux catholiques, vous savez aussi bien que moi l’amas de sottise et de lâcheté qu’ils recèlent ; si par hasard, il se trouvait parmi eux des gens intrépides résolus à résister, les députés et les sénateurs du parti s’interposeraient aussitôt et feraient le jeu de l’ennemi, en les désarmant.

— Mais alors, il n’y a rien à tenter ! s’écria Dom de Fonneuve.

— Non, mon père, rien. Je ne suis pas prophète, mais tenez que, pendant les événements plus ou moins périlleux qui s’apprêtent, les orateurs catholiques se remueront dans le vide ; il feront signer de ces pétitions que tout gouvernement, lorsqu’il les reçoit, jette au panier et il prononceront de pathétiques discours dans des réunions triées avec soin, pour qu’on n’y avarie pas leurs précieuses personnes ; puis, quand le moment de descendre dans la rue et de se montrer sera venu, ces pieux matamores rédigeront encore de belliqueuses protestations, tandis que nos seigneurs les évêques gémiront respectueusement en des phrases cherchées, ce après quoi, tous se soumettront, ventre à terre, tranquilles, convaincus d’ailleurs qu’ils ont rempli leur devoir et qu’ils se sont vaillamment conduits.

— S’il en était ainsi, ce serait à désespérer de la France.

— Je ne vois pas de raison pour n’en point désespérer, répliqua Durtal.

— Ah non ! s’écrièrent en chœur les assistants ; vous êtes trop pessimiste ; c’est un temps à passer ; les Ordres partiront en exil, c’est entendu ; nous subirons un quatre-vingt-treize après, c’est encore possible ; mais il y aura ensuite une réaction et la France se relèvera et les monastères refleuriront…

— J’espère, ainsi que vous, en une réaction, répondit Durtal, mais quitte à feindre l’oiseau de mauvais augure, je vous avoue que je ne vois pas, même après une victoire conservatrice, les moines réintégrés dans leurs maisons. Il en sera pour moi de la loi des congrégations comme du concordat que les rois très chrétiens se sont empressés de garder. C’est une arme dont aucun gouvernement, quel qu’il soit, ne voudra se dessaisir…

La meilleure chance qui pourrait vous échoir serait que la loi fût si implacablement, si odieusement exécutée, qu’elle devînt par cela même difficile à défendre ; peut-être alors modifierait-on les plus imprudents de ses articles ; je le souhaite ; si, au contraire, on l’applique placidement, doucereusement, si elle étrangle avec un lacet savonné les Ordres, elle s’inscrira, sans réforme, telle qu’une concession à perpétuité, dans le cimetière de nos codes. C’est triste à dire, mais il faudrait du sang pour la malédifier et le sang, dame, c’est ainsi que l’argent les catholiques en sont plutôt un peu chiches !

— Hélas ! s’exclama le père de Fonneuve, j’ai grand’peur que vous n’ayez, cette fois, raison.

La cloche sonna. La récréation était finie. Tous se séparèrent.

— C’est très bien, tout cela, notre ami, dit Mme Bavoil à Durtal qui lui racontait la conversation de l’après-dîner, mais si les Bénédictins s’en vont, qu’est-ce que nous allons devenir ?

Et Durtal ne répondant pas : — Le moment est peut-être venu, reprit-elle, de prier une des saintes que vous aimez, sainte Christine l’admirable que l’on invoque pour résoudre les cas difficiles.

— Et aussi, saint Benoît, je pense, car enfin j’inaugure, pour lui et de par lui, au Val des Saints une profession un tantinet bizarre, celle de l’oblat in extremis, celle de l’oblat de la dernière heure. Je vais me porter moi-même, en terre et mener mon propre deuil.

Il me semble tout de même que le bon patriarche pourrait bien me ressusciter quelque part, à l’abri du monde, je ne sais où ; je l’espère, mais, en attendant ce nouvel aiguillage, voilà bien des inquiétudes sur la planche.

XI

Quelques mois s’étaient écoulés ; ainsi que l’on devait le prévoir, la chambre avait trouvé dans le sénat son sosie d’opprobres. Un sous-Trouillot, du nom de Vallé, avait rempli avec quelques terrines de son eau de vaisselle l’auge de la rue de Tournon et les vieux glandivores s’étaient ventrouillés dans le purin de cette éloquence et avaient voté, haut la patte, la loi ; les congrégations étaient bel et bien étranglées ; le but si patiemment poursuivi depuis tant d’années était atteint.

Le Pape avait parlé, réprouvant les dispositions de la nouvelle loi, mais laissant, chacun, libre, sous certaines réserves, d’être traîné, s’il le jugeait opportun, sur la claie des cultes. Tout accord étant impossible entre des communautés rivales et d’esprit différent, il n’y avait même pas à songer à une résistance en masse qui eût évidemment été la seule attitude digne, la seule attitude propre ; la détermination, prise par Rome, était donc, en de telles circonstances, sage.

Les quelques moines, agités d’idées belliqueuses, étaient bien obligés d’en convenir. En ce cloître du Val des Saints jadis si paisible, les soucis, jusqu’alors écartés de l’avenir, naissaient ; tous les pères envahissaient le scriptorium où étaient les revues et les journaux catholiques que recevait le monastère ; ils les lisaient silencieusement et, pendant la récréation, les commentaient, en les agrémentant parfois des plus cocasses gloses.

Tout ce petit monde qui n’était au courant de rien et qui s’était moqué, Dieu sait combien, jusqu’alors de la politique, se demandait quel mal il avait bien pu commettre pour qu’on le pourchassât de la sorte.

Et ce trouble se répercutait dans le noviciat.

Ce que vous avez fait, mais, aux yeux de vos proscripteurs, vous avez commis le plus impardonnable des crimes, celui de n’en pas commettre contre Dieu, dit Durtal, au petit frère Gèdre, qui le consultait, ahuri par ce bourdonnement de ruche qu’on enfume.

Tous erraient dans les corridors, aux écoutes. Le révérendissime était à Solesmes et l’on attendait avec impatience qu’il écrivît au père prieur pour savoir quand et comment s’effectuerait le départ.

Il n’y a pas de nouvelles, dit M. Lampre à Durtal qui sortait avec lui de la grand’messe, mais la résolution du chapitre des abbés est si parfaitement connue d’avance qu’une lettre de Dom Bernard ne nous apprendrait rien que nous ne sachions ; c’est l’exil à bref délai ; le lieu choisi du bannissement demeure seul ignoré et pour longtemps encore, je pense.

Et Durtal s’apprêtant à le quitter sur le seuil de l’église : — Voyons, reprit-il, puisque vous déjeunez aujourd’hui à la maison, au lieu de vous rendre chez moi à l’heure imperturbable du repas, arrivez dès maintenant ; nous feuilletterons, en guise d’apéritif, mes enluminures.

— Ah ça, je veux bien, dit Durtal.

L’habitation de M. Lampre, située à deux pas de l’église et du couvent, était une de ces grandes bâtisses indifférentes, telles qu’il en prospère dans tous les bourgs. Elle sentait la province, l’odeur mélangée de la colle à poisson et de la pomme, mais elle était, à l’intérieur, assez bien distribuée et munie de vieux meubles confortables. M. Lampre la tenait de famille, ainsi que ces ruines du cloître qu’il avait données avec de vastes arpents de terre aux moines.

Il s’était simplement réservé un spacieux jardin qu’il avait séparé par un mur de celui de l’abbaye, pour que chacun fût chez soi ; et ce jardin, planté d’arbres séculaires, était traversé par des allées bordées de fleurs ; l’une arborait des massifs de roses de toutes formes, de toutes teintes, parmi lesquelles figurait la variété, assez laide du reste, de la rose verte. Sa collection de roses, entretenue à grands frais, était, en Bourgogne, cotée.

Pourtant, disait-il, un jour, à Durtal, je n’ai nullement la marotte de l’horticulture ; je me force par devoir à m’en enticher et ne dépense de l’argent que pour m’y intéresser.

Et comme Durtal qui admirait le feu d’artifice de certaines touffes jaillies du sol, le regardait sans comprendre.

— C’est bien simple, reprenait-il, je suis si paresseux, si peu marcheur, que je ne bougerais pas de chez moi, que je ne descendrais pas me promener dans le jardin, si je n’étais mu par le sentiment, très médiocre d’ailleurs, de m’assurer que je ne perds pas, en voyant des arbustes qui poussent, l’argent que leur achat et que leur entretien me coûtent. Je considère une plate-bande, je scrute une corbeille et, sans y prêter attention, je trottine ; l’horticulture me dégourdit plus les jambes qu’elle ne m’égaie les yeux ; c’est un point de vue un peu spécial mais il a, puisqu’il m’est utile, sa raison d’être.

Que diable a-t-il bien pu faire dans la vie ? Se demandait parfois Durtal. Ce que l’on savait de précis sur son compte se réduisait à presque rien. M. Lampre avait été, dans sa jeunesse, élève à l’école des chartes et avait longtemps habité Paris. Il était resté célibataire et ne possédait plus pour toute famille que la fille de sa sœur mariée à un M. De Garambois, préfet sous l’empire. Sa sœur et son mari étaient morts et sa nièce, il ne l’avait guère fréquentée, car elle avait toujours vécu chez des religieuses ou près des cloîtres de Solesmes. Leurs relations jadis si espacées ne s’étaient réellement resserrées que depuis qu’elle s’était fixée au Val des Saints ; et ils s’aimaient, en se disputant, sans trop se voir.

À en croire les potins du monastère, M. Lampre, dont la fortune avait été considérable avant qu’il ne l’eût écornée par de nombreuses frasques, avait mené pendant sa jeunesse, à Paris, une existence de petit coq en émoi ; puis, il s’était converti et il avait désormais vécu, dans sa maison du Val des Saints, bienfaisant et rageur, très retiré.

Lui et Durtal s’entendaient bien ; des goûts communs les rapprochaient ; M. Lampre était peu au courant de la littérature contemporaine et tout à fait arriéré pour ce qui concernait l’art de notre temps. Il était, en sa qualité de collectionneur, confiné en un nombre de matières fort restreint. Il s’arrêtait, en peinture, avant même les tableaux des primitifs, aux enluminures et, en histoire monastique, il n’appréciait que les monographies et les cartulaires.

Il en détenait des collections très complètes ; il possédait surtout d’admirables livres d’heures du quatorzième et du quinzième siècles que lui enviait l’abbaye à laquelle il avait promis d’ailleurs de les léguer. Il avait naguère dépensé d’imposantes sommes à ces achats ; mais des époques moins débonnaires étaient venues ; il avait dû aider à l’installation, pourvoir même, pendant les premières années, à la subsistance de ces moines qu’il avait demandés à Solesmes et il était à la fois furieux contre eux qui l’empêchaient de continuer des dépenses somptuaires et satisfait de les secourir.

Les jours de mauvaise humeur, il grommelait son habituelle plainte : qu’est-ce que je leur réclame, en échange des belles occasions que j’ai, à cause d’eux, ratées ? De devenir des saints et j’y suis de ma poche, car ces mâtins-là me leurrent ; et, soulagé par quelques grains de débinage, il était de nouveau prêt à leur rendre service.

En sus de sa passion pour les cartulaires et les miniatures, il était encore, en sa qualité de Bourguignon, féru d’un autre amour, celui d’une bonne cave et, mélancoliquement, à table, il se remémorait les années où il n’avait pu acquérir une petite provision de Beaune-Hospice, parce que ces sacrés Bénédictins l’avaient mis à sec.

Ces regrets enchantaient sa nièce à laquelle il reprochait sa gourmandise.

— Voilà, disait-elle, il faut être indulgent les uns pour les autres, car chacun a sa petite manie et son gros péché ; moi, ce sont les friandises ; mon oncle, ce sont les vieux crus de la Bourgogne.

Mais il n’admettait pas cette assimilation ; l’amour des grands vins, disait-il, est un amour presque noble, car il y a une certaine beauté, un certain art dans la saveur, dans la couleur, dans le bouquet d’un Corton ou d’un Chambertin, tandis que la convoitise des chatteries et des gâteaux relève d’un sentiment bourgeois et décèle des instincts grossiers, des appétences viles ; et il la rabrouait, tandis qu’amusée de l’entendre grogner, elle se tordait.

En attendant qu’elle arrivât, — car ce matin-là elle devait déjeuner aussi, chez lui, — M. Lampre introduisit Durtal dans la pièce où s’alignaient sur des rayons de chêne les histoires monastiques et les cartulaires.

La pièce était vaste, tapissée d’un papier fleuri de coquelicots sur champ gris, meublée de bergères en velours d’utrecht citron, de tables d’acajou, d’un secrétaire empire avec serrure à trèfle.

Durtal explorait les bibliothèques, mais quelques-uns seulement de ces gros bouquins l’intéressaient car, de même que dans toutes les collections, il y avait, pour faire nombre et compléter les recueils, un tas de volumes illisibles que, pas plus que lui, M. Lampre n’ouvrait.

Ce qui captivait davantage Durtal, c’étaient les livres d’heures : ceux-là étaient rangés dans le secrétaire et enfermés dans des écrins. M. Lampre ne désirait généralement pas les montrer ; il les gardait jalousement pour lui. Il les avait pourtant exhibés déjà, plusieurs fois, à Durtal, mais il fallait que ce fût, lui-même, qui proposât de les regarder, sinon il demeurait sourd à toute invite.

Il avait offert, ce matin-là, de les examiner ; cela allait donc tout seul et il en sortit de leurs gaines quelques-uns.

C’était toujours un régal que l’apparition de ces fraîches merveilles ; je n’en ai pas beaucoup disait-il, mais je crois n’avoir râflé dans les ventes que des pièces de choix et il soupirait, avouant le prix de trente mille francs payé pour l’un de ces livres, magnifique du reste « Horae beatae Mariae Virginis », un petit in-quarto avec reliure du seizième siècle, à larges dentelles, un manuscrit de l’école flamande francisée de la fin du quatorzième siècle, en lettres gothiques, sur vélin, paré de cadres de branchages et de rinceaux, à chaque page ; et ce volume de près de 300 feuilles contenait une cinquantaine de miniatures à fonds d’or plat ou diapré, étonnantes, des vierges de nativité, à peine pubères, mélancoliques et mutines, des saint Jean, jeunes et imberbes, écrivant près d’un aigle, dans des intérieurs charmants, éclairés de croisées à résilles de plomb ouvertes sur de verts paysages à allées très pâles, menant à de petits donjons ; et de grandes scènes, telles que l’annonciation aux bergers, la visitation, le Calvaire étaient traitées avec une bonhomie de réalisme et un sentiment de piété naïve, vraiment touchants.

— Voici, dit M. Lampre, un diurnal de moindre prix, mais bien curieux ; remarquez la façon dont l’artiste a peint la sainte trinité ; elle diffère absolument du modèle connu, adopté par la plupart des enlumineurs du Moyen-Age : le saint esprit, planant sous la forme d’une colombe au-dessus du père et du fils. Ici, le père, couronné ainsi qu’un pape du trirègne, et assis sur le rebord d’une gloire, pareille à une amande d’or, les pieds appuyés sur l’escabeau du monde, tient en son giron Jésus qui tient, lui-même, de la même manière le Paraclet, figuré par la souriante personne d’un gamin blond. Est-ce étrange !

— Et ce qui est non moins étrange aussi, c’est la conservation de ce manuscrit ; les teintes sont en fleur, comme lorsqu’elles naquirent, s’écria Durtal, stupéfié, en effet, par ce coloris clair et jeune, par ces rouges restés intacts, par ces ors inaltérés, par ces ciels bleuâtres demeurés limpides.

— Ah ! ils n’acquéraient point leurs produits chez des marchands et l’aniline n’était pas encore inventée, répondit M. Lampre. Ces gens broyaient, eux-mêmes, leurs couleurs qu’ils extrayaient de certains minéraux, de certaines terres, de certaines plantes.

Nous n’ignorons pas leurs recettes ; ce blanc un peu pâteux que vous voyez là, est du blanc d’os, celui-ci plus léger est de la céruse : ce noir provient du charbon pulvérisé d’un sarment de vigne ; ce bleu est du lapis ; ces jaunes sont de l’herbe à foulon et du safran ; ce rouge vif du minium et ce brun rouge qui correspond à notre ocre est de la terre maigre, de la macra de Naples ; ce vert est tiré de la fleur de l’iris ou de la baie du nerprun ; ce bleu, tournant au violet, n’est pas, ainsi que vous le pourriez croire, obtenu par un mélange de bleu et de rose, il est issu du tournesol et il entrait dans sa composition des éléments assez hétéroclites, tels que de l’urine d’homme ayant bu du vin.

Ils se repassaient des ordonnances singulières mais efficaces, puisque aucune de leurs nuances n’a bougé. Le blanc d’œuf qui était l’ingrédient le plus usité pour la détrempe, ils en détruisaient la viscosité avec de l’eau de lessive vieille de quinze jours et l’écume avec un peu de cerumen, de cire d’oreille. Pour fixer leur or, découpé dans des feuilles, ils commençaient par frictionner le parchemin avec de la colle à bouche, en ayant soin de ne l’employer que lorsqu’ils avaient terminé leur digestion ou étaient à jeun ; puis, ils usaient d’enduits adhérents dans la confection desquels figuraient de la gomme adragante, du bol d’Arménie et du miel ; d’après un récipé découvert dans les comptes de Dijon, à propos du peintre Malouel, ils se servaient aussi d’une gélatine extraite des nageoires de la morue.

Mais Durtal ne l’écoutait plus ; il considérait les éclatantes floraisons de ces vélins. Ah ! fit-il en refermant le livre, la délicieuse et la frêle et la fine petite fille, aux yeux d’azur et aux cheveux d’or, que cette enluminure qui enfanta, en une longue gésine, une fille si énorme, la peinture, qu’elle mourut, en lui donnant le jour !

— Oui, mais elle ne trépassa point sans avoir atteint l’apogée suprême de son art, avec Fouquet, Jacquemart de Hesdin, André Beauneveu, Simon Marmion, les frères de Limbourg et, dans ses dernières années, avec cet étonnant Bourdichon, qui peignit les Heures d’Anne de Bretagne.

Ceux-là qui travaillèrent pour les princes et les rois, nous les connaissons, car l’on a retrouvé leurs noms et l’état civil de leurs ouvrages dans les layettes des archives et les registres des trésoreries, mais combien restent inconnus ! Et, dans les clôtures où la miniature naquit et où les moines ne mentionnèrent pas toujours par écrit les noms de leurs praticiens, combien de chefs-d’œuvre anonymes ou perdus, combien attribués à des laïques qui furent leurs imitateurs ou leurs disciples !

Certainement, reprit M. Lampre, après un silence, en ouvrant les heures de la vierge, ce manuscrit est une merveille, mais, à vous parler franc, mon rêve, à moi, eut été de posséder des peintures moins parfaites peut-être, mais antérieures à celles-ci et d’origine monastique plus sûre, cette bible, par exemple, dont il est question dans la chronique de Cluny et qui avait été copiée et enluminée par Albert de Trèves et parée par les ornemanistes du cloître d’une reliure sertie d’or et œillée de béryls et de rubis ou bien encore un volume de ce religieux nommé Durand qui illustrait si magnifiquement les livres liturgiques de l’abbaye que l’abbé voulut, en signe de reconnaissance et d’admiration, que la communauté doublât pour lui, après sa mort, l’office que l’on chantait pour chacun des frères défunts.

J’aurais vendu maison, champs, tout le bazar, pour les acquérir. Qu’étaient ces moines dont les travaux ravirent leurs contemporains ? Je l’ignore : les histoires de Cluny et les biographies de quelques-uns des abbés sont parfois disertes, mais elles nous renseignent mal sur la vie de ces miniateurs qu’elles signalent, pêle-mêle, avec les architectes, les joailliers, les relieurs, les tailleurs d’images, les verriers, avec tous les ouvriers d’art, issus de toutes les régions, qui remplissaient le monastère, car ce fut une véritable école d’art mystique, sous toutes ses formes, que Cluny !

— Sans compter, fit Durtal, les écrivains, tels que saint Mayeul, saint Odilon, saint Hugues, Pierre le Vénérable, d’autres qui ne furent point canonisés et qui nous laissèrent d’instructives monographies, Syrus, celle de saint Mayeul, Jotsand, celle de saint Odilon, enfin le célèbre Raoul Glaubert, dont l’histoire universelle est, tant de fois, depuis le Moyen-Age, citée.

Mais la gloire de l’abbaye, ce furent surtout ses architectes qui l’assurèrent. Je me rappelle avoir visité ces restes devenus une école professionnelle et un haras ; les ruines de la basilique suggèrent l’idée contradictoire de la sveltesse et de l’énormité ; cette église gigantesque avec sa forêt de clochers, son vestibule grand à lui seul comme Notre-Dame de Dijon et précédant la réelle église, immense, avec ses cinq nefs, ses futaies de piliers aux chapiteaux sculptés de feuillages, d’oiseaux, de bêtes chimériques, ses trois cents fenêtres dont les personnages brûlaient en des torches de couleur, ses deux cent vingt-cinq stalles de religieux, dans le chœur, suscitait l’impression d’un monument colossal, décelait le type d’un style roman qui ne subsiste que là et dont les proportions formidables n’ont pas été dépassées par le gothique.

Il n’y a pas à barguigner, c’étaient de fiers lapins, les deux moines qui érigèrent cette basilique géante, Gauzon qui en traça les plans et Hazelon qui les exécuta !

— Et il n’y eut point que ces deux-là, dit M. Lampre, des architectes dont les noms sont oubliés et qui étaient, eux aussi, des clunistes, ont rayonné de toutes parts et créé ces sanctuaires superbes de Paray-le-monial, de Saint-étienne de Nevers, de Vézelay, de la Charité-sur-loire, de Montierneuf, de Poitiers, de Souvigny, de combien d’autres encore !

Les Abbés n’avaient imposé aucune formule, aucun gabarit d’esthétique à leurs ateliers ; ils respectèrent le tempérament de chacun et cette déférence explique l’extrême variété de ces constructions et convainc d’erreur Viollet-le-duc qui voulait qu’il y eut un style Clunisien — et il n’en a pas existé de proprement dit ; — il y a eu un style roman et des architectes clunisiens l’utilisant, mais, tous, d’une façon différente, travaillant pour la gloire de Dieu, selon leurs conceptions personnelles, selon leurs forces !

— Ah ! ce Cluny ! s’exclama Durtal, ce fut vraiment l’idéal du labeur divin, l’idéal rêvé ! ce fut lui qui réalisa le couvent d’art, la maison de luxe pour Dieu ; je ne cesserai de le répéter, c’est à cette source-là que la congrégation moderne de France doit remonter, si elle veut conserver sa raison d’être.

— Vous en causez à votre aise ; il faudrait découvrir des gens de talent et pieux, dans tous les génies, ou en créer et ce n’est pas commode, fit M. Lampre.

— Evidemment ; mais, imaginez, à Paris, un cloître et une église édifiés par Dom Mellet, l’architecte monastique de Solesmes et une colonie venue de cette abbaye, chantant, sous la direction de Dom Mocquereau, le plain-chant ; imaginez des cérémonies magnifiques, des ornements, des statues, tout à l’avenant. Le succès des Bénédictins eut été prodigieux ; le snobisme s’en serait même mêlé, ainsi que pour la troupe des cabots de Saint-Gervais, mais il aurait aidé à attirer les foules.

Et ils auraient certainement gerbé des vocations d’artistes fascinés par la splendeur de ce milieu et récolté tout l’argent qu’ils auraient voulu. Ajoutons qu’ils auraient singulièrement avancé l’heure du triomphe du chant grégorien, en l’implantant, en plein cœur de Paris et qu’ils auraient pu occuper dans l’art une telle place qu’aucun gouvernement n’aurait osé les toucher.

Afin d’obtenir un semblable résultat, il eût été nécessaire, pour parler la langue industrielle, de faire grand, d’exposer une maîtrise impeccable, de dérouler sous d’imposantes voûtes un habile cortège de fastueux liturges. Seul, Solesmes était de taille à réaliser un pareil concept ; mais par suite de circonstances désastreuses, indépendantes de sa volonté, l’abbé n’a pu établir un monastère à Paris. La malechance s’en est mêlée comme autrefois à Solesmes même, lorsque Dom Couturier voulut rénover l’enluminure.

— Tiens, vous savez cela ?

— Dame, Dom Felletin m’a raconté ce projet et nommé un oblat fort expert en cet art désuet…

— Anatole Foucher, oui, je l’ai jadis fréquenté…

— Et qui a façonné des élèves à sainte Cécile de Solesmes.

— Et aussi chez les Bénédictines de la rue monsieur, à Paris, car les miniatures se sont maintenant réfugiées dans les cloîtres féminins de l’ordre. J’ai vu, d’ailleurs, des vélins dessinés et coloriés par ces moniales de Paris et aussi par celles de Dourgne et qui révélaient, en sus d’une savoureuse adresse de métier, des surgies d’âmes vivant en Dieu, vraiment charmantes.

Il y a bien aussi les dames du monde qui historient le parchemin, mais je n’ai pas besoin de vous décrire leurs contre-sens liturgiques et la fadeur de leurs imageries dignes de figurer sur des boîtes de baptême ou dans les pieuses et bébêtes chromos d’un Bouasse.

— Celles-là, je les connais ; je les ai autrefois visitées à Paris, où la société de ces nobles gribouilleuses les exhibait en de précieux salons ; mais il y a encore pis, une nouvelle école, appliquant les procédés du moyen-age, à des sujets contemporains et profanes ; celle-là, composée de pénibles virtuoses, plaque sur des fonds, en relief, une boue d’or qui sert de monture à des turquoises d’occasion et à des bouts de perles. C’est le rastaquouérisme de l’enluminure ; je doute qu’elle puisse jamais être traitée avec un goût plus vil et un dessin plus bas.

— Je vous l’ai dit, avant de disparaître complètement, elle se survit en Foucher et en ses quelques disciples, perdus derrière les grilles des cloîtres. À noter encore — j’ai lu cette annonce quelque part — que les Bénédictines de Maredret, en Belgique, ont illustré un superbe manuscrit de la règle de saint Benoît offert à l’empereur d’Allemagne, par l’abbé de Maria Laach ; c’est tout ce que je sais.

— J’arrive en retard, s’écria Mlle de Garambois qui entra en coup de vent dans la pièce ; mais c’est la faute du père Felletin que j’avais fait demander à l’auditoire…

— Le déjeuner est prêt, fit M. Lampre, en voyant la bonne ouvrir la porte de la salle à manger ; allons, à table ; vous vous excuserez après.

— Je suis furieuse, dit-elle, lorsqu’ils furent assis ; je n’ai pu communier, ce matin, parce que, malgré sa promesse, Dom Felletin ne m’a pas confessée, hier au carmel de Dijon. Il vient de m’expliquer qu’il avait été requis au dernier moment et mis dans l’impossibilité de prendre le train… vous avouerez que, depuis la nomination de ce curé, Notre Situation devient absurde au Val des Saints !

— Je vous crois, repartit Durtal, quand je pense que le jour de la pentecôte, le jour de la fête du saint esprit, les pères n’ont pas officié à l’église parce que c’était un dimanche et que ledit curé n’avait pas jugé à propos de leur prêter son immeuble, c’est inouï ! Il a fallu se contenter d’une messe chantée dans ce malheureux petit oratoire où l’on étouffe et où aucune cérémonie n’est possible.

Lorsque je me rappelle pareille fête, l’année d’avant, avec l’office pontifical, la théorie des moines dont les coules noires et les aubes blanches tranchaient sur la pourpre et l’or des ornements, lorsque je me rappelle le « veni creator » enlevé par tous les moines et projeté jusqu’aux voûtes par la trombe des orgues et que je songe à la misère de ce que j’ai entendu et vu dans le brouhaha et l’asphyxie de ce pauvre refuge, j’enrage et voue à tous les cinq cents diables et l’épiscope et son curaton !

— Vous avez la messe et les vêpres de la paroisse, dit, en riant, M. Lampre.

— Ah ! s’écria Durtal, figurez-vous que, dimanche dernier, je me suis glissé, à l’heure du salut, dans l’église et que j’y ai assisté à l’un des spectacles les plus bouffes qui soit. Le baron des atours était debout devant un harmonium dont son grand cadet-lagingeole de fils lubréfiait de ses doigts humides les touches.

Et le baron, après s’être nonchalamment passé sur le stérile boulet de son occiput une main qu’allumaient des bagues, a retroussé la brosse à dents de sa moustache militaire et, les yeux au ciel, d’une voix acétique, a débité un étonnant couplet dont je n’ai retenu que la fin.

Jésus sera mon ambroisie

Et mon doux miel,

Je serai sa maison chérie,

Son petit ciel.

Voyez-vous le baron devenu le petit ciel du Christ ! Les paysannes ahuries ouvraient des bouches en valves d’huîtres et notre curé dodelinait du chef et souriait, déférent et heureux.

— Oui, certainement, répliqua M. Lampre, avec sa morgue et ses prétentions vocales, le baron des atours est bien ridicule, mais sorti de là, il faut dire, pour être juste, qu’il est un brave homme qui rend d’appréciables services aux sociétés philanthropiques de Dijon. Son fils est également beaucoup moins godiche qu’il n’en a l’air. C’est un honnête garçon, très travailleur, mais dame ! Il n’a jamais quitté sa province ! — Tenez, bien qu’il soit provincial aussi, celui-là, je vous le recommande, poursuivit-il, en débouchant avec des soins infinis une bouteille. Ce vin est du clos de la commaraine ; il est produit par des vignobles dépendant du finage de Pommard ; nos pères le qualifiaient de « loyal, de vermeil et de marchand ». Il est, dans tous les cas, bouqueté par l’âge et de bonne garde ; regardez, c’est de l’escarboucle liquide qui coule dans le verre.

— Et il me reprochera ma gourmandise ! s’exclama Mlle de Garambois.

— Ma nièce, les grands crus sont des œuvres monastiques comme l’architecture, comme l’enluminure, comme tout ce qui est bel et excellent, ici-bas. Le clos Vougeot et le Chambertin, l’honneur de notre Bourgogne, ont été cultivés, l’un par les moines de Cîteaux, l’autre par les moines de Cluny ; Cîteaux a possédé des vignobles dans les climats de Corton et de la Romanée ; les chartes de Volnay mentionnent, sur le territoire de cette commune, le clos saint Andoche, qui appartenait à l’abbaye Bénédictine de ce nom. Le monastère cistercien de Maizières et, plus tard, les Carmélites exploitèrent de nombreuses chevances à Savigny-les-beaune et vous savez que l’on appliquait alors au vin de Beaune les laudatives épithètes de vin « nourrissant, théologique et morbifuge » ; l’on ne peut le nier, les climats les plus renommés de notre province sont issus de l’art viticole des cénobites.

N’est-ce pas naturel, d’ailleurs ? Le vin est une substance sacramentelle. Il est exalté dans maintes pages de la bible et notre-seigneur n’a pas trouvé de plus auguste matière pour la transformer en son sang. Il est donc digne et juste, équitable et salutaire de l’aimer !

— Les médecins le prohibent maintenant, dit Mlle de Garambois.

— Les médecins sont des imbéciles, reprit M. Lampre ; outre que le vin réjouit le cœur de l’homme, ainsi que l’énoncent les saintes ecritures, il est d’un réconfort autrement puissant, autrement sûr, que les fers qui ne s’assimilent point et les autres drogues ; on l’interdit aujourd’hui aux gens qui se plaignent de maux d’estomac et nos pères l’employaient au contraire pour la cure de ces maux, témoin Erasme qui relate que l’on guérissait, de son temps, ce genre d’affections avec des doses réfractées de vieux Beaune ; la vérité est que notre-seigneur a justement choisi, pour nous les signaler et pour les anoblir, les deux substances qu’il jugeait les plus précieuses et qu’il destinait à assurer la santé du corps et de l’esprit : le pain et le vin ; aussi est-ce faire fi de ses enseignements, que de n’en pas user !

— Bien, mon oncle, mais il existe encore un autre point de vue que vous me paraissez négliger, le point de vue liturgique ; vous reconnaissez avec moi, n’est-ce pas, que l’idéal de Cluny, de célébrer les louanges de Dieu avec pompe, de lui dédier ce que nous avons de plus beau et de meilleur, est un idéal légitime et magnifique et, comme dirait notre frère Durtal, surélevé…

Elle se tut, attendant de son oncle un signe d’approbation.

Mais, sentant qu’elle préparait de loin une attaque, il resta impassible.

Elle reprit, considérant ce silence tel qu’une adhésion.

— Ne vous semble-t-il pas dès lors que le vin présenté au sauveur pour transsubstantier son précieux sang devrait être, lui aussi, à l’avenant des cérémonies liturgiques, du luxe et du confort dont on l’entoure, en notre ordre ; par conséquent les plus admirables crus des vins blancs devraient être distribués aux moines pour le service des messes et vous qui détenez d’exacts Montrachet et d’authentiques Pouilly vous feriez certainement une œuvre pie, en vous dépouillant en faveur de l’autel.

Vous me prêcheriez, par la même occasion, un exemple du mépris de la table et de la fine chère qui me serait sans doute profitable…

— Ah ! C’est à cela que vous en vouliez venir, à la gourmandise pour le bon Dieu, je vous reconnais, là ! — eh bien, je ne veux pas, sous le prétexte d’honorer le très-haut, inculquer à ses prêtres des distractions de gourmets pendant la messe ; péché pour péché, il vaut mieux, tout bien considéré, que ce soit moi qui le commette, car il est moins grave, moins offensant pour Dieu, devant un verre, à table, que devant un calice, à l’église. Je conserverai donc, ne vous en déplaise, dans l’intérêt même de la religion, mes Montrachet et mes Pouilly, et avec la piété et le bon sens qui vous caractérisent, ma nièce, vous me donnerez, en y réfléchissant, raison.

— Je n’ai pas de succès, fit en riant Mlle de Garambois ; à vrai dire, je m’y attendais un peu ; mais voyons, mon cher Durtal, pour en revenir à notre malheureuse situation au Val des Saints, comment s’arrange la brave Mme Bavoil pour accomplir ses devoirs religieux, car elle est logée à la même enseigne que moi !

— Dame, ne pouvant se rendre souvent à Dijon pour y joindre le P. Felletin, car il n’y aurait plus de ménage et de cuisine possibles, elle se contente du curé ; mais elle n’y va qu’à son corps défendant et gémit d’être confessée, dit-elle, par un petiot qui ne sait rien ; j’essaie de la consoler en lui démontrant la parfaite sapience de Dieu qui l’a privée de toute grâce sensible, pour qu’elle n’ait pas de discussions mystiques avec cet homme — ça ne prend pas !

— C’est peut-être un bien, car ces ennuis l’aideront à supporter plus aisément le départ d’ici, si vous filez à la suite des moines.

Durtal eut un geste vague.

— L’idée de déménager mes livres et de charroyer l’amas de mes bibelots et de mes meubles m’abêtit à un tel point, soupira-t-il, que j’aime mieux n’y pas songer.

— Mais, fit M. Lampre, tous les pères ne déserteront pas la commune.

— Pourquoi ?

— Ecoutez, il y a d’abord la vigne qui est la principale ressource de l’abbaye et il faudra toujours bien laisser le P. Paton et les convers qu’il emploie pour la soigner. Il faudra, peut-être aussi, un ou deux religieux pour garder les immeubles ; il en restera donc forcément, quelques-uns, ici.

— Et si le gouvernement s’empare des bâtiments et de la vigne ?

— Turlututu ! j’ai offert à l’abbaye l’ancien prieuré et les terres qui en dépendent, mais je n’ai point été assez bête pour ne pas adopter des dispositions qui garantissent contre toute spoliation légale, et les pères et moi ; autrement dit, je loue aux Bénédictins leur maison que j’ai fait rebâtir — les devis, les factures sont à mon nom et c’est moi qui ai réglé, en personne, les mémoires des entrepreneurs et de l’architecte. — Les Bénédictins, suivant des baux consentis et enregistrés en bonne et due forme, me paient, chaque trimestre, contre quittance, les arrérages d’un loyer de dix mille francs par an. Je leur rends l’argent après ou ne le reçois pas, poursuivit, en souriant, M. Lampre, mais les pièces sont là ; je suis seul propriétaire de l’immeuble et des terres ; et comme ces biens me viennent de famille et que l’on ne peut arguer que je les ai acquis spécialement pour y loger des moines, aucune chicane de personne interposée n’est possible.

De même pour la vigne ; elle a été achetée à mon nom, soldée par moi, chez notaire — les actes en témoignent — et je suis également censé de leur avoir louée pour la faire valoir ; mes droits sont, au point de vue juridique, incontestables.

— Oui, mais ils peuvent empêcher les Bénédictins d’être vos locataires.

— Tout est possible, avec des happe-lopins de cette espèce ; mais personne ne peut interdire au père Paton, une fois relevé de ses vœux, d’entrer dans le clergé séculier du diocèse de Dijon dont il est originaire, et de me louer, en qualité, non plus de moine, mais de simple particulier, ma vigne ; de même encore pour les convers qui quitteront, eux aussi, l’habit monastique, et seront engagés au titre de domestiques.

J’en ai déjà causé avec le révérendissime et c’est ainsi que, d’un commun accord, nous agirons.

Par conséquent, quoi qu’il arrive, quitte à soutenir des procès que je me charge de prolonger pendant des ans, le cloître ne sera pas complètement vide et il y aura peut-être moyen de monter des offices, d’organiser quelque chose.

— Le père Paton, qui est-ce ? Jamais on ne le rencontre. Il paraît aux heures canoniales puis s’en va par la porte de la sacristie ; personne n’a de rapport avec lui.

— Le père Paton est un ancien curé, très fort en viticulture, un cénobite macéré, dur, comme il serait désirable qu’il y en eût beaucoup au Val des Saints ; il est, au demeurant, un excellent homme qui trime, du matin au soir, ainsi qu’un paysan, et qui, à cause même de son genre de travail, vit très à l’écart. J’ajoute qu’il a des vertus laïques, c’est-à-dire qu’il ne dénonce pas ses confrères et ne considère point la délation, telle qu’une vertu… nous aurons en lui un directeur rugueux mais dévoué, aimant vraiment les âmes…

— Ah ! vous me versez du baume dans le cœur ; peut-être que l’on pourrait alors ne pas partir. Si vous saviez combien cette perspective d’aller à Paris ou je ne sais où, devient maintenant, pour moi, un cauchemar !

— Attendez, cela tournera mieux que vous ne croyez ; vous verrez que nous nous en tirerons.

— Au fond, mon oncle, c’est vous qui tenez la clef de la situation, dit Mlle de Garambois.

— Oui, en partie, du moins ; je suis le paravent, un paravent blindé de procédure ; et je vous jure qu’il faudra déchaîner une sacrée brise pour l’abattre.

— J’ai visité, une fois, pendant une promenade, la vigne des pères, reprit Durtal. Elle est spacieuse et bien située ; ils fabriquent avec des vins de messe ?

— Oui, pas mauvais, d’ailleurs. Le coteau sur lequel le vignoble est placé est un sol argilo-calcaire, coloré de rouge par des oxydes de fer ; il ressemble à la terre de certains des climats de Pommard ; le père Paton y a planté des cépages de pinots et, dans quelques années, si les saisons sont propices, ce ne seront plus de simples vins de messe mais des vins de table plus qu’ordinaires qu’il y récoltera ; ce jour-là, l’abbaye sera riche.

En attendant, la vente des vins blancs suffit presque à compenser la dépense de la communauté ; aussi faut-il sauver à tout prix ce clos, car si les moines se fixent à l’étranger, ce sera grâce à lui qu’ils vivront, sinon, ce sera la disette et, à bref délai, la débâcle.

— Bien, admettons que le gouvernement ne puisse confisquer le vignoble ; il n’en restera pas moins impossible à Dom Paton et à ses domestiques de résider chez eux, dans la clôture, car ils seraient poursuivis sous inculpation de former ou de reconstituer une congrégation non autorisée.

— Il n’est pas utile que le P. Paton et les frères lais habitent le monastère même. Ils demeureront au dehors ; nous en recueillerons chacun un et l’office aura lieu, même si le commissaire de police appose les scellés sur les portes de la chapelle du noviciat et de l’oratoire, dans une pièce quelconque que l’on arrangera à cet effet, chez l’un de nous.

— Que Dieu vous entende ! s’écria Durtal qui se leva pour prendre congé.

— Eh bien, quoi, vous vous retirez, mais il n’est pas quatre heures !

— Si, à force de bavarder, nous avons atteint l’heure des Vêpres. Ecoutez tinter les premiers coups.

— L’heure des Vêpres ! dit M. Lampre, qui regarda sévèrement sa nièce ; c’est, ma foi, vrai ; et vous osez arborer des rubans blancs à votre chapeau et une cravate de la même teinte ! Et la sainte liturgie, qu’en faites-vous ?

— Mais, répondit Mlle de Garambois ahurie, c’est aujourd’hui une fête simple de la vierge et la couleur du jour est le blanc.

— Pardon, les Vêpres sont dimidiées ; elles sont panachées ainsi que des glaces mi-vanille blanches et mi-pistache, vertes ; elles sont marquées sur l’ordo, comme étant, à partir du capitule, du suivant, c’est-à-dire de demain dimanche, (de Ea), neuvième dimanche après la pentecôte, vert. Or, une liturgiste de votre envergure ne peut ignorer que le conopée du tabernacle change en ce cas-là, et arbore le ton de la deuxième partie, alias du lendemain. Vous devriez donc porter à cette heure des rubans et une cravate verts ; les avez-vous au moins sur vous, pour changer ?

— C’est la vengeance du Montrachet et du Pouilly demandés pour le service de l’autel, s’exclama Durtal, en riant.

— Je lui revaudrai cela, fit Mlle de Garambois, en riant, à son tour.

— Que M. Lampre nous conserve ici, des moines et vous ne lui revaudrez rien du tout ; et nous le bénirons, en chœur, au contraire.

— Ah certes, répliqua-t-elle, en se coiffant, car vivre sans mon office, c’est impossible et je filerai plutôt, si je le puis, à la remorque du monastère, en Belgique.

— Elle en serait bien capable, grogna son oncle, qui enfila son paletot pour se rendre avec elle, aux vêpres, dont le deuxième coup venait de sonner.

XII

Évidemment la gloire de la sculpture des Pays-bas est, ici, à Dijon, pensait Durtal, en tournant autour du puits de Moïse qu’il était revenu voir dans l’asile d’aliénés, bâti sur l’emplacement de l’ancienne chartreuse de Champmol, situé à dix minutes de la gare.

Cet établissement, où l’on pouvait, à certains endroits, s’abstraire loin des fous, eût été un refuge de rêveries et d’art si l’on avait pu s’asseoir, tranquille, devant ce puits, sans être toujours accompagné d’une concierge attendant que l’on eût fini d’examiner les sculptures pour refermer le grillage qui les enclôt et vous reconduire, par les voies les plus courtes, dehors.

L’hospitalière ville de Dijon était, en ce lieu, insupportable.

Aussi, quand il s’était bien rempli les yeux de l’œuvre de Sluter et de ses élèves, Durtal s’en allait-il la digérer plus loin, dans le délicieux jardin botanique qui borde la route de Plombières, en face du remblai des trains. Par le soleil de ce matin-là, les feuillages des grands arbres de l’asile se tachetaient de gouttes d’or qu’ils reversaient en gouttes bleuâtres sur les cailloux du sol ; l’on cheminait dans les allées sous un crible de lumière et d’ombre et la haie serrée des cyprès que l’on devait longer pour atteindre le préau où se trouvait le puits, parfumait d’un fleur léger de résine, le vent.

C’était dans ce préau solitaire, que s’élevait le monument commandé par Philippe le Hardi à Claus Sluter, assisté des imagiers les plus habiles de son temps.

Ce monument émergeait de l’intérieur même du puits, supporté par un piédestal hexagone, sur les pans duquel se tenaient les statues des six prophètes qui avaient annoncé la passion du Christ et il était surmonté d’une plate-forme appuyée sur six anges pleurant au-dessus des prophètes. Sur cette plate-forme, cette terrasse, comme l’appellent les anciens textes, se dressait jadis un Calvaire disparu, dont quelques débris avaient été recueillis par le musée archéologique de la ville. Le tout était abrité dans une énorme volière en fil de fer plafonnée d’un toit et garnie, au dedans, par-dessus la margelle même du puits qu’il dépassait, d’un plancher courant de bois et d’une balustrade au-dessous de laquelle l’on voyait l’eau quasi morte dans laquelle trempait le piédestal, verdi par les mousses, au fond du trou.

Et l’on se promenait sur ce balcon autour des effigies des prophètes, taillés grandeur nature, dans des blocs de pierre qui avaient été autrefois peints par Malouel mais étaient redevenus, avec l’âge, d’un ton uniforme où il entrait un peu de blond et beaucoup de gris.

La plus surprenante de ces statues, celle qui vous accaparait aussitôt par la véhémence imprévue de son aspect, était celle de Moïse.

Enveloppé d’un manteau dont l’étoffe aussi flexible qu’un véritable tissu, ondoyait en de souples plis, descendait en de mourantes vagues de la ceinture aux pieds, il étreignait, d’une main, les tables de la loi et de l’autre un rouleau déployé sur lequel se lisait la phrase de l’exode, devancière des temps : « La multitude des enfants d’Israël immolera un agneau, vers le soir. »

La tête était chevelue, énorme, avec le front renflé, en guise de cornes, de deux bosses, ridé d’accents circonflexes au-dessus de l’œil qui clignait, dur et presque insolent, la barbe bifide roulant sur les joues, tombant en deux énormes coulées sur la poitrine, laissant à sec un nez en bec d’aigle et une bouche impérieuse, sans indulgence et sans pitié. Sous cette crinière de fauve, la face soulevée, s’avançait implacable ; c’était le visage d’un justicier et d’un despote, un visage de proie ; Moïse semblait écouter les excuses embarrassées des tribus coupables, prêt moins à pardonner qu’à châtier cette tourbe d’hébreux qu’il savait apte à toutes les défections, à toutes les idolâtries, à toutes les hontes.

Cette figure d’orage qu’on sentait sur le point d’éclater était d’une allure presque surhumaine ; elle était, en tout cas, autrement éloquente, autrement altière, soit dit en passant, que celle du Moïse que refit, moins d’un siècle après, Michel-ange, un Moïse également pourvu de cornes et d’une barbe de fleuve ; seulement, lui, n’érigea qu’une attitude, ne sculpta qu’un colosse indifférent, aux formes robustes, majestueuses même, si l’on veut, mais un colosse redondant et creux.

Malheureusement, il faut bien l’avouer, le Moïse de Sluter était le seul qui témoignait d’un art plus que réaliste, et d’un certain essor parmi les statues réunies du groupe ; les autres n’étaient plus, en effet, que des œuvres terre à terre, admirables, mais sans surgie d’âme, sans envolée dans l’au-delà. La plus typique, en ce genre précis et plat, était celle du roi David qui se dépréciait, par contraste, du reste, en l’avoisinant.

Le chef ceint d’un diadème, les cheveux longs et bouclés, la barbe divisée sous le menton en deux touffes timorées, il s’annonçait, la main posée sur une lyre et déroulant, de l’autre, un phylactère sur lequel étaient gravés ces mots : « Ils percèrent mes pieds et mes mains et dénombrèrent mes os. »

Ce David avait la placide figure d’un Hollandais blond et tirant sur le roux, d’un bon bourgeois un peu soufflé, nourri de fumures et de salaisons, engraissé par de pesantes bières. Il était, le futur « roi boit » de Jordaens, avant l’épiphanie et avant le repas. Il s’attestait, en somme, plus alourdi que désolé, plus somnolent que songeur ; cette statue était parfaite en tant que portrait d’homme du nord, riche et un peu dédaigneux, plus apte à jouer du vidrecome que de la lyre, mais elle était absolument insuffisante pour représenter la préfigure du Christ et le Psalmiste.

Plus recueilli, plus sérieux, était le prophète Jérémie, placé à ses côtés ; coiffé d’un chaperon, les joues et le menton ras, le nez busqué et les yeux clos, il tenait de sa main droite un livre grand ouvert et de la gauche une banderole avec cette inscription : « Ô vous qui passez, voyez s’il est une douleur comparable à la mienne. »

La physionomie était moins douloureuse que réfléchie ; c’était celle d’un des religieux de la chartreuse de Champmol qui avait sans doute servi de modèle, en tout cas, celle d’un prêtre en train de faire sa méditation ; elle était prise sur le vif et avait dû être d’une ressemblance à crier ; mais quel rapport ce prêtre tranquille avait-il avec Jérémie dont l’existence d’épreuves et de larmes fut considérée autant qu’une vivante prophétie des souffrances du Christ ?

Et l’on pouvait en demander autant pour Zacharie, couvert d’un étrange chaperon où il y avait du chapiteau d’église et de la tourte ; lui, baissait vaguement affligé, une tête paysanne de vigneron, aux moustaches, seules rasées, dans un flot de barbe. Sûrement, l’on avait aperçu ce vieillard derrière un comptoir ou dans un chais préparant les envois de ses queues et de ses tonnes aux débitants des villes ; cette face terrienne et marchande était un peu exhaussée par les tribulations et anoblie par les peines ; mais elle exhalait quand même l’odeur de sa caque. Étaient-ce bien ces paroles qu’il affichait sur sa feuille dépliée de parchemin : « Ils ont apprécié ma rançon à trente deniers », qui le navraient de la sorte ? Il avait plutôt l’air de déplorer la perte d’une vendange que la mort du Verbe.

Autre était son voisin, Daniel, désignant violemment du doigt le phylactère sur lequel était écrit : « Après soixante générations, le Christ sera occis. » Celui-là discutait, rageur, contre les incrédules. Dans cette réunion taciturne, lui seul, parlait ; et il n’était nullement marri mais rebiffé. Il était un Bourguignon qui avait la tête près du bonnet et qu’il ne fallait point contredire. Coiffé d’un turban lâche d’étoffe, revêtu d’une ample robe retenue par une ceinture, drapé dans un manteau magnifique, aux parements studieusement brodés, il se détachait, de profil, le nez en lame de serpe, les cheveux ondulés, la barbe fleurie de petites bulles. Il tenait à la fois du négociant et du juriste, du négociant riche surtout. Il devait acheter les vins de Zacharie, intimider par son ton agressif les objections des clients, hâter, par la fougue de ses boniments, les ventes.

Enfin Isaïe affirmait autant, sinon plus que les autres, le désaccord trop certain qui existait entre ces statues et les personnages qu’elles étaient censées représenter. Lui, apparaissait sous les traits d’un vieux juif, d’un rabbin des judengasses, d’un patriarche des ghettos. Le crâne rond, chauve, creusé de ravines sur le front, chaque joue sabrée de profondes rides au-dessous du sécateur qui lui servait de nez, la barbe en fourche, les moustaches retombant, à la chinoise, aussi longues que la barbe, et les yeux aux lourdes paupières, presque fermés, il penchait tristement la tête, un livre sous un bras et, pendant au bout de l’autre, un rouleau sur lequel était tracée cette phrase : « Comme une brebis à la boucherie, on le conduira et comme un agneau, en présence du tondeur, il sera muet et n’ouvrira pas la bouche. »

En aucun temps l’on n’avait extrait de la pierre une image plus incisive et plus vivante, une effigie plus véridique, un portrait plus beau, mais ici encore la même question se posait : quelle analogie pouvait-on relever entre cet octogénaire las et triste et l’évangéliste de l’Ancien Testament, le nabi en tumulte, l’impétueux, le vitupérant Isaïe ?

Le Moïse mis à part dont la face léonine et l’allure grandiose spécifiaient bien l’être extraordinaire que fut cet homme, les autres prophètes de Sluter n’incarnaient qu’un gambrinus à jeun, un Chartreux ou un prêtre, un vigneron, un négociant, un juif.

Et Durtal, rôdant encore autour d’eux, se disait : oui, mais si l’entente entre ces personnages et les prédictions qu’ils annoncent, ne surgit point, si la lamentation des événements qu’ils promulguent n’émeut pas suffisamment ces hérauts des symboles divins, c’est parce que Claus Sluter en a décidé, volontairement, ainsi. Ses visages sont plus ou moins absorbés, plus ou moins dolents, mais l’expression de leurs peines s’en tient là. Les prophètes s’attristent, mais les anges qui les surmontent, en les séparant, pleurent.

Le rôle de « plorants » est, en effet, spécialement dévolu, en cette œuvre, aux anges, et vaguement, en cherchant bien, l’on discerne les motifs de ce choix.

Les prophètes ont vu la Passion du Messie dans la mesure où Dieu voulut bien la leur montrer et chacun d’eux répète le détail qui lui fut le plus particulièrement livré ; ils se complètent, les uns les autres, le seigneur ayant divisé les visions et ne les ayant pas départies, toutes, d’emblée, à un seul ; ils devaient être consternés par la certitude acquise que ce peuple incorrigible qu’ils étaient chargés d’avertir et de réprimander, commettrait le plus abominable des forfaits, en crucifiant le Christ : mais, une fois les révélations messianiques reçues et propagées parmi les familles d’Israël, ils vivaient dans le présent, dans leur époque, et il est compréhensible que cet avenir qu’ils n’étaient pas appelés à voir de leurs propres yeux et qu’ils n’apercevaient d’ailleurs que fragmenté, dans la lumière divine, ne les ait pas jetés dans un état permanent de larmes. Sluter a donc eu peut-être raison de limiter les indices de leurs sentiments et de confier les signes plus manifestes de la douleur aux purs esprits qui, tout en ne pouvant découvrir par eux-mêmes l’avenir, ont un mode de connaissance plus subtil que le nôtre, et sont, en tout cas, indépendants, en leurs êtres, des conditions de temps et de lieux.

Une autre question à tirer au clair, serait celle de déterminer la part assignée à ses collaborateurs, dans cet édifice. En sus de Claus de Werve, qui a, nous le savons, sculpté les anges, plusieurs sculpteurs travaillaient sous ses ordres, Hennequin de Prindale, Rogier de Westerhen, Pierre Aplemain, Vuillequin Semont, pour en citer quatre dont les noms me reviennent. Un autre appelé Jean Hulst, semble indiqué plus particulièrement, tel qu’un ornemaniste, ciseleur de feuillages et de chapiteaux. Dans quelle mesure contribuèrent-ils à parfaire les figures du puits ?

D’après les comptes de la chartreuse, conservés dans les archives de la côte-d’or, il paraît que Claus de Werve, et Hennequin de Prindale auraient sculpté certains morceaux des statues des Prophètes.

Lesquels ? Serait-ce la partie des parures et des ornements ? s’il en était ainsi, ils seraient, il faut bien l’avouer, en leur genre, les plus étonnants des spécialistes, car les harpes brodées sur le manteau de David, les festons, les rinceaux, les croix grecques qui passementent ceux de Daniel et d’Isaïe, les boucles ciselées de leurs ceintures de métal et d’étoffe, les livres de Jérémie et d’Isaïe avec leurs feuilles de pierre aussi flexibles que des feuilles de vélin, leurs reliures à plaques, à cabochons, à courroies, à coins, sont exécutés avec une adresse et presque une sorte de trompe-l’œil, qui déconcerte. Jamais, en l’art de la sculpture, accessoires n’ont été plus pertinemment œuvrés, plus patiemment rendus.

Mais rien ne prouve qu’ils se soient confinés dans des reproductions de nature morte et qu’ils n’aient pas travaillé, aussi, aux parties vives des modèles. Le nom de Sluter couvre tout ; et, faute de renseignements plus précis, il absorbe à lui seul la gloire des humbles imagiers qui l’aidèrent.

Et ils étaient, non de simples ouvriers mais bien de personnels artistes, car, après la mort de Sluter, ce fut l’un des deux, Claus de Werve, qui devint le sculpteur en titre du duc et c’est à lui que l’on doit l’achèvement de l’ouvrage commencé par de Marville et Sluter, le tombeau de Philippe le Hardi, actuellement au musée de la ville.

Il y besogna, assisté, lui aussi, par d’autres « entailleurs de pierre » dont il accapara, à son tour, la part de gloire ; et ce labeur dura cinq ans.

C’est singulier, murmurait Durtal, en regardant encore avant de partir le groupe des prophètes, en son ensemble, comme ce Sluter, qui vivait à la fin du quatorzième siècle, annonçait déjà, bien avant la mort du Moyen-Age, la renaissance. Son art est étrangement en avance sur les données de son siècle. S’il n’avait plus ce concept vraiment mystique des imagiers des époques précédentes, s’il répudiait leurs visages émaciés et brûlants, leurs poses hiératiques, leurs corps effilés, presque fluides, contenus dans des gaines d’étoffes rigides, tuyautées de longs plis, il apportait, en échange, des attitudes moins contraintes, des physionomies plus naturelles de gens redevenus, sur la terre, pesants ; il apportait un jeu de draperies plus malléables et de dessous plus souples ; il apportait surtout un don d’observation et une puissance à insuffler la vie qui font de lui l’un des plus grands artistes de tous les temps.

Il était certainement pieux puisqu’il a terminé ses jours dans un cloître et cependant son art ne décèle qu’une piété de superficie, qu’une piété de commande ; ses portraits sont ceux de gens qui se préoccupent plus de leurs propres affaires que de celles de Dieu ; ses prophètes sont des prophètes de marchés et de coin de feu ; son œuvre n’a pas été préparée par la prière et elle ne suggère pas l’idée de prier devant ; et c’est là, la tare de cette sculpture, si on l’envisage au point de vue où d’ailleurs, elle-même, se place ; car le tout est de s’entendre. Si Sluter ne nous avait pas présenté ses personnages comme étant des personnages de la bible, s’il les avait simplement étiquetés, sur un monument civil, sous le nom de négociants, de prêtres et d’échevins, il n’y aurait qu’à admirer et sans aucune restriction le talent immense de cet homme.

Le Calvaire qui était autrefois érigé sur le socle et dont il subsiste des débris était-il d’un sentiment plus religieux ? J’en doute, poursuivit Durtal ; j’ai vu au musée la tête retrouvée du Christ ; elle est correcte, d’un art déférent, d’une expression pathétique, d’une dévotion sonore, mais elle n’est pas supraterrestre, elle n’est pas divine et quant à la Vierge, dressée sur le portail de la chapelle, à quelques pas d’ici, elle suggère l’idée d’une femme méchante, prête à fouetter un enfant qui pleure.

Je refuse de croire que cette Vierge soit de lui ; l’homme qui, à défaut de l’influx mystique, a tout de même su rendre la grandeur épique d’un Moïse, n’a pu concevoir un type aussi vulgaire et aussi mensonger de Vierge !

Non, ce que je préfère la petite Madone de la fresque qui s’efface sur le mur de Notre-Dame de Dijon ; et au fond, c’est la réflexion qui me vient : le vrai sens divin, il n’est ni ici, ni au musée, mais dans les oraisons peintes de cette église !

Oui, je sais bien, je t’embête, reprit-il, considérant la concierge qui commençait à agiter furieusement son trousseau de clefs ; tu te fiches de Sluter et de Claus De Werve dont tu as cependant appris les noms pour les réciter aux touristes et ces imagiers vont te valoir, une fois de plus, pourtant, dix sous ; tu devrais songer à eux, à ces braves Hollandais qui m’incitent, d’outre-tombe, à te donner la pièce — et, ce n’est que juste, car tout, ici-bas, même les rêveries se paient, fit-il, en quittant l’asile.

Il se rendit, à petits pas, au jardin botanique ; il était formé de l’ancienne promenade de l’arquebuse, réunie au jardin des plantes et il était charmant avec ses chemins intimes, ses hautes frondaisons, ses massifs de fleurs, ses pelouses aux gazons semés de pâquerettes et de boutons d’or.

Certaines charmilles lui rappelaient la Trappe de Notre-Dame de l’âtre et certains bancs de pierre, adossés à la maison du dix-huitième siècle qui s’étendait devant le jardin, l’ancienne pépinière du Luxembourg.

Le matin, quelques bonnes tricotaient près d’un gigantesque peuplier dont le tronc creux s’ouvrait en une grotte de bois, au ras du sol. Cet arbre, qui figurait sur d’anciennes vues cavalières de Dijon, bombait une carapace d’éléphant rogneux, cerclée de bandages, corsetée de fonte, étayée par des béquilles, retenue par des fils de fer, dans tous les sens.

Et, çà et là, des prêtres lisaient leurs bréviaires et des jardiniers brouettaient des charretées de fleurs ; l’on humait près des marges des plates-bandes, l’odeur de miel et d’herbe fraîche des iris ; mais par instants, l’ingénu et le sucré parfum était balayé par un coup de vent qui soufflait une bouffée de cette odeur aigre et mûre que répand le chalef, l’olivier de Bohême, dont on apercevait des spécimens, au fond du jardin, trois ou quatre arbres aux troncs d’encre, aux feuilles d’argent et aux fleurettes d’or.

Et cela sentait le melon avancé, la fraise qui tourne, l’emplâtre qu’on enlève.

Durtal, avant de s’asseoir, faisait un tour dans les allées qui séparaient les massifs. Il y avait là des collections de conifères, des cèdres bleus, des mélèzes variés, des pins aux fûts presque blonds et aux aiguilles presque noires et, dans les parterres, des corbeilles de roses saumonées, thé clair et soufre, des croix de malte d’un rouge de bichromate de potasse vif, des buissons magnifiques d’aconits, aux feuilles sombres, aux découpures linéaires aiguës, aux fleurs d’un bleu céleste de turquoises, mais de turquoises dont on aurait, de leur azur trop lourd, décanté le blanc.

C’est vrai cela, ruminait Durtal, ces aconits sont des turquoises végétales aux nuances plus légères et plus pures ; mais si maintenant elle est bénite par les baladins dont elle raccommode les cordes vocales, usées par l’abus des scènes, de quelle haine cette plante ne fut-elle pas poursuivie par nos ancêtres qui la croyaient née de l’écume de cerbère et la qualifiaient du plus soudain des poisons ! — par contre, en voici une, mieux famée, monastique au moins, reprit-il, en regardant de blanches aigrettes qui fusaient, en forme de jets d’eau, de touffes énormes portant, au bout de tiges teintes en cramoisi, de larges feuilles d’un vert sourd et lustré ; c’est l’âcre et la stimulante rhubarbe, l’herbe des moines, ainsi nommée parce qu’elle abondait jadis dans les officines des cloîtres dont elle était le remède préféré ; et le fait est que le père Philigone Miné en distribuait, à profusion, en cachet et en poudre, aux paysans du Val des Saints, qui se plaignaient de fatigues et de malaises.

Quant à ces gueuses-là, elles ne sont anoblies par aucune ascendance conventuelle et elles sont d’une laideur qui autorise à les classer dans la catégorie de ces plantes néfastes, bordant les clairières des forêts dans lesquelles se démenait, au Moyen-Age, le Sabbat, continua-t-il, examinant, en un coin, parquées à l’écart, des plantes grasses, alignées dans des pots.

D’aucunes ressemblaient à des raquettes velues, à des lobes d’oreilles géantes hérissées de poils ; d’autres affectaient des contours de serpents aux peaux pelées et piquées de crins ; d’autres encore pendaient, telles que des bajoues de vieillards aux barbes pas faites ; d’autres enfin s’arrondissaient en palettes pour battre les bouchons, des palettes munies de cils blancs et coupés ras ; et elles arboraient, au soleil, des couleurs horribles, des verts de moisissure, des jaunes d’ictère, des violets de tartre de vin, des roses de brûlures, des bruns de morilles pourries, de cacao mouillé.

Cette exhibition de monstres l’amusait et il s’intéressait aux avatars de leurs tons, mais, ce matin-là, il était obsédé par les sculptures du puits et surtout par ce Claus Sluter dont la personnalité le hantait. Il s’éloigna des plantes grasses et, seul, sur un banc, il se remémora les quelques renseignements qu’il avait lus sur cet artiste.

On le savait né dans la Néerlande, originaire peut-être, ainsi que son neveu Claus De Werve, de Hatheim, au comté de Hollande. Il vint en Bourgogne, on ne connaît pas comment, et il entra, pendant l’année 1384, en qualité de sculpteur, dans l’atelier de Jean De Marville, maître imagier et varlet de chambre du duc. Après la mort de ce Marville qui trépassa, en 1389, il fut investi de ses titres et il travailla au tombeau de Philippe le Hardi, sculpta le portail de la Chartreuse, le puits de Moïse, diverses statues pour les châteaux de Germolles et de Rouvres.

Quel homme était-ce ? Faut-il croire, avec M. Cyprien Monget qui hasarde cette opinion, dans son livre très sagace et très documenté sur la chartreuse de Dijon, que Sluter était de caractère difficile et toujours mécontent, parce qu’il faisait constamment réparer ou modifier le logis qu’il occupait, après Jean De Marville, dans une maison appartenant au duc et surtout parce qu’il changeait d’ouvriers comme de chemises ? C’est bien possible, mais il faut dire, à sa décharge, que d’après les devis mêmes des architectes, l’immeuble usé ou mal bâti menaçait ruine et que, d’autre part, ces ouvriers qu’il transplantait de la Flandre et des Pays-bas dans un pays de vignobles où le vin se vendait bon marché, étaient peut-être, à certains moments, ingouvernables.

Nous sommes, au demeurant, fort mal renseignés sur sa façon de vivre et sur le plus ou moins de souplesse de son caractère ; sans crainte de se leurrer pourtant, il est permis d’admettre qu’il avait parfois des idées singulières ; une quittance du bailliage de Dijon nous apprend, en effet, qu’il commanda à un orfèvre une paire de besicles pour en orner le nez de sa statue de Jérémie ; et l’on est en droit de se demander ce que pouvait bien signifier pour lui, alors qu’il s’agissait d’un prophète de la bible, cet attribut ?

Mieux vaut, en tout cas, croire à un état d’esprit bizarre qu’à un désir de rendre plus ressemblant encore le portrait du Chartreux ou du curé qui lui a évidemment servi de modèle, car ce serait la preuve trop certaine alors d’une incompréhension ou d’une indifférence par trop naturalistes du sujet religieux qu’il s’était engagé à traiter.

Si sa jeunesse ne nous est pas révélée, et si son âge mûr nous est à peu près ignoré, sa vieillesse nous est, en revanche, mieux connue.

Avant même qu’il n’eût achevé les travaux prescrits par le duc, il se retira à l’abbaye de Saint-étienne, de l’ordre de Saint-augustin, à Dijon et, en 1405, après un séjour de deux ans, il y mourut.

Le contrat passé entre lui et frère Robert de Beaubigney, Docteur en décret et abbé de ce monastère, est classé dans les archives départementales de la Côte-d’or, et l’on peut s’informer, en le lisant, du mode d’existence que Sluter mena pendant ses derniers jours.

Moyennant une somme de quarante francs d’or, dont moitié fut payée comptant, il disposait, sa vie durant, pour lui et un domestique, d’une chambre et d’un cellier, dans le cloître ; on lui donnait, tous les dimanches, vingt-huit petits pains dits michottes ou quatre, tous les jours, à son choix, plus une pinte et demie de vin, mesure de Dijon ; et, chaque fois qu’il y avait distribution extraordinaire de vivres, à l’occasion d’une fête, le couvent était tenu de lui allouer une portion de chanoine. Il lui était loisible de prendre ses repas, chez lui, ou en ville, ou dans le réfectoire de l’abbaye, avec les moines ; mais, dans ce cas, il apportait son pain et son vin et devait se contenter de l’ordinaire de la communauté « sans autre pitance et provende avoir ».

Enfin, il devenait, aux termes de cet acte, « féal à l’Abbé et à son monastère » et il devait participer aux messes, prières et oraisons dudit monastère qui devait, à son tour, profiter de ses prières et oraisons.

Il fut, en un mot, l’oblat d’une abbaye Augustine. Il y résidait, il y mangeait quand il lui plaisait et il était maître de travailler à sa guise, de surveiller, au dehors, ses ateliers qui étaient situés dans d’anciennes écuries appartenant aux Ducs.

Et cela fait naturellement songer à ces « frères de la vie commune » qui prospéraient, à la même époque, en Hollande, et qui avaient été placés, eux aussi, par leurs fondateurs Gérard le grand et Radewyns, sous la règle de saint Augustin.

Leur petit cloître laïque à Deventer était composé de savants et d’artistes, qui copiaient des manuscrits, les enluminaient, s’occupaient d’art religieux, tout en priant, à certaines heures, ensemble.

La véritable raison d’être de l’oblature moderne est celle-là, se disait Durtal.

Ainsi que le remarque fort bien Dom Felletin, il n’y a pas à vouloir l’étendre ainsi qu’un tiers-ordre qu’elle n’est pas, au sens strict du mot. Les tiers-ordres contemporains — qui sont d’ailleurs des œuvres excellentes et constituent sans doute, avec les événements dont nous sommes menacés, les réserves d’une nouvelle sorte de monachisme pour l’avenir, — suffisent. Du moment qu’elle relève du finage Bénédictin, l’oblature, en dehors de la sanctification personnelle de ses membres, obtenue par les moyens liturgiques, ne peut poursuivre qu’un but : rénover l’art catholique tombé si bas. Il semblerait, au premier abord, que cette tâche serait plutôt celle des religieux, mais il est bien évident que les cloîtres ne recruteront pas souvent des artistes, car, avec les heures divisées par les offices, aucun travail de longue haleine n’est possible ; l’œuvre n’est donc exécutable que si elle est confiée à des laïques, assujettis à certaines formalités rituelles, mais vivant, autour du monastère, libres.

Oui, celle-là, c’est la véritable, l’authentique oblature, celle que nous découvrons dans les âges les plus reculés, celle que je mène, moi-même, auprès de l’abbaye du Val des Saints ; elle va disparaître de France, avec les moines ; les projets du père Felletin, qui étaient également les miens, sont par terre ; il s’agit par conséquent ou de renoncer à ce mode de monachisme séculier ou de le transformer de telle manière que, tout en lui conservant son caractère du Moyen-Age, il puisse s’adapter aux exigences de notre temps.

Est-ce réalisable ? Je le crois, si l’on admet que l’oblature peut s’organiser d’elle-même et vivre d’une vie qui lui serait propre, sous la direction d’un ou de plusieurs pères, laissés pour cette œuvre en France, par un Abbé.

Évidemment, cette institution ne sera pas commode à établir ; il faudrait pour qu’elle fonctionnât régulièrement bien des choses… d’abord, des artistes pieux et ayant du talent. Où sont-ils ? Je l’ignore ; mais c’est au seigneur qu’il appartient, au cas où il n’y en aurait point, d’en faire surgir et, s’il y en avait, d’inconnus, d’épars, çà et là, en des coins de villes, de les grouper ; il faudrait ensuite une façon de petit monastère ; les oblats n’étant plus, en effet, à même de s’installer près d’un reclusage et de participer aux offices, devraient en constituer un et pratiquer, dans une certaine mesure, l’exercice des heures canoniales ; mais cela n’aurait de chance de réussir qu’en adoptant quelques précautions que justifie, pour qui le connaît, le train-train du cloître.

Ainsi, pour éviter les inconvénients de l’existence en commun et les inutiles bavardages qui sont de constants motifs de bisbilles et de troubles, il serait nécessaire que chacun habitât séparément une maisonnette, pareille à celle des Chartreux, les seuls captifs qui n’eurent jamais besoin, depuis leur fondation, de réformes, tant leur régime de solitude est habile et savamment dosé.

Il prescrit, en effet, le silence et l’isolement, mais, au moment où ils deviendraient trop pénibles, il les rompt par des offices et, à des jours fixés, par des repas servis non plus à part, mais dans le réfectoire et aussi par des promenades qui s’appellent, en style cartusien, des spaciements.

Il ne s’agit évidemment pas de s’affilier, de près ou de loin, à la règle de saint Bruno, beaucoup trop sévère et beaucoup trop absorbante pour des laïques qui n’ont pas à observer le maigre perpétuel, les levers dans la nuit, et dont le but n’est point de demeurer en clôture. Son esprit même n’a rien à voir avec le nôtre. Il sied simplement de lui emprunter son système, mitigé et encore détendu de solitude, et de suivre pour tout le reste la règle de saint Benoît, prise dans son acception la plus large. Autrement dit, couvent non plus d’une seule pièce, mais coupé par des maisonnettes, en tranches ; vie moins cénobitique et plus personnelle ; liberté d’aller et de venir avec horaires d’offices réduits, permettant de besogner, des heures d’affilée, en paix.

Ce ne serait nullement, ainsi que des gens se l’imagineront, une nouveauté, mais bien au contraire une régression, presque un retour aux premiers temps du monachisme où chaque moine résidait dans une hutte distincte et se réunissait avec les autres, dans un lieu spécial, pour y prier. Cela nous remettrait à la paroisse conventuelle que régissait, au quatrième siècle, saint Séverin d’Agaune, dans le Valais ; ce serait un système mixte, un petit peu Chartreux et très Bénédictin ; ce serait encore, pour les personnes désireuses d’analogies, le type des béguinages, tel qu’il subsiste chez les femmes en Belgique, une série de minuscules maisons dans lesquelles chacun séjourne chez soi et où tout le monde s’assemble dans une chapelle, quand l’heure des offices sonne.

Comment ne pas rêver, soupira Durtal, d’une existence, abîmée en Dieu, et aboutissant, par l’aide des prières liturgiques, à des oraisons colorées d’art, lorsque l’on se trouve à Gand ou à Bruges, lorsqu’on pénètre dans ces petites villes situées dans les grandes, et si placides et si recueillies, dans ces pieux et avenants béguinages, aux façades si gaies, avec leurs murs de briques roses, ou blanchis à la chaux, leurs toits en escalier, leurs fenêtres aux châssis peints en vert Véronèse et tendues, derrière leurs vitres, de stores clairs ou de légers rideaux, leurs portes discrètes, ouvrant sur de larges pelouses plantées de vieux ormes très droits, traversées par des allées menant à l’antique église où des béguines prient, les bras en croix ?

Il ne semble pas qu’il y ait d’endroits plus reposants et, en même temps, plus incitants pour un peintre ou un écrivain qui voudrait œuvrer à la gloire de Dieu, un tableau ou un livre.

Et Durtal, parti en plein rêve, se remémorait, en les résumant, en quelques mots, les statuts de ces asiles. La béguine promettait, à sa réception, obéissance à la supérieure, à la grande dame, comme on la nomme, et s’engageait à observer, de la façon la plus stricte, les règlements ; elle subissait deux années de noviciat, avant que d’être définitivement reçue, ne se liait par aucun vœu, pouvait se retirer de l’enclos, à sa guise ; elle devait aussi justifier d’une rente de cent dix francs et subvenir, à l’aide de ce pécune et de son travail, à ses besoins.

Elle portait un costume religieux, semblable à celui d’une nonne, était astreinte à participer à quelques offices, à rentrer avant la nuit et c’était à peu près tout.

Oui, mais… ruminait Durtal, ces petites bergeries n’ont jamais pu s’acclimater que dans le nord de l’Europe. Elles ne fructifient plus maintenant que dans la Belgique et la Hollande ; il n’y en a plus en France, actuellement.

Pourquoi ? nul ne le sait. Le tempérament froid et sensé, la piété forte et tranquille des races du nord, leurs goûts d’intimité, sans vie évaguée au dehors, expliqueraient peut-être cette anomalie. Il paraît, du reste, que même au Moyen-Age où la foi était ardente dans les régions du midi, aucun béguinage ne put, en ces pays, prendre racine. Ces sortes de couvents dont l’origine remonte à la fin du douzième siècle, ne se sont, en effet, épanouis que dans les districts du nord, de l’ouest, de l’est et aussi du centre. On les découvre nombreux, à Cologne, à Lubeck, à Hambourg ; ils foisonnent sur les territoires des Flandres ; ils abondent en France, mais leur habitat semble s’arrêter aussitôt après la Loire.

Dans un article sur les Béguines de Paris, M. Léon Le Grand cite des maisons de ce genre, un peu partout-sauf dans le sud ; — il en signale en Picardie, à Laon, à Amiens, à Noyon, à Beauvais, à Abbeville, à Condé, à Saint-quentin — dans l’est, à Reims, à Saint-nicolas-du-port, à Châlons ; — dans l’ouest, à Rouen, à Caen, à Mantes, à Chartres, à Orléans, à Tours ; — autour de Paris, à Crépy, à Melun, à Sens ; — enfin à Paris même où le roi saint Louis en créa une sur la paroisse de saint Paul.

Ce Béguinage qui était peu différent des béguinages contemporains de Bruges et de Gand, dépérit, au bout de deux siècles, faute de sujettes. L’on n’en compterait plus que deux, en 1471 ; et depuis, je ne connais qu’un essai qui ait été tenté pour rénover en France ces gynécées abolis, un essai récent ; en 1855, un abbé du Soubeiran voulut fonder une maison à Castelnaudary, sur le modèle des refuges belges, et il échoua.

Il ne s’était évidemment pas rendu compte que le terrain de culture du Languedoc n’était pas du tout celui qui convenait à cette variété de plante conventuelle, car elle a besoin pour croître et de silence et d’ombre.

Il me semble pourtant, ruminait Durtal, qu’en transférant ce système semi-monastique des femmes chez les hommes, il y aurait quelque chose à entreprendre.

Le cadre, aisément, on l’imagine dans une grande cité, telle que Paris, une villa comme il en existe pour les sculpteurs et pour les peintres, au boulevard arago ou dans la rue de bagneux, par exemple, des allées fleuries, bordées de maisonnettes et d’ateliers ; il serait facile d’installer, au fond, des salles communes et un oratoire et cela suggérerait assez bien l’idée d’une miniature de couvent, d’un petit institut de béguins ou de laïques Bénédictins.

Des Bénédictins surtout, car l’Ordre de saint Benoît, à l’encontre de beaucoup d’autres, admet les artistes ; sa règle est formelle sur ce point ; et d’ailleurs, cette œuvre serait le prolongement logique de ses offices, l’aboutissement de sa théorie du luxe pour Dieu, la fleur, si l’on peut dire, de ses tiges de prières, de ses touffes d’oraisons.

Elle est d’essence purement Bénédictine, clunisienne, pour employer le mot propre.

Les Bénédictins modernes voudront-ils ou pourront-ils la réaliser ? C’est une autre question. Certes, je n’adhère nullement aux théories de M. Lampre prétendant que la glorieuse paternité serait étonnamment vexée si elle voyait des laïques, des moines séculiers, parfaire une œuvre qu’elle serait elle-même, incapable d’accomplir ; c’est prêter aux fils de saint Benoît des sentiments qu’ils n’ont pas et c’est très inéquitablement les juger. D’ailleurs, n’ont-ils pas jadis encouragé des écrivains comme Bultau, l’oblat de Saint-germain-des-prés, qui nous a laissé une histoire de son ordre et une histoire du monachisme en Orient ? Il n’y a pas de raison pour croire, qu’à défaut d’une ardeur égale au travail, la congrégation de Solesmes serait plus étroite d’idées, plus bouchée que n’était son aïeule de saint-Maur ; mais enfin, si, à cause même des difficultés que va lui susciter l’exil, elle hésitait à revendiquer son héritage d’art, si elle ne pouvait détacher de son personnel un religieux apte à organiser et à diriger l’oblature, il n’y aurait évidemment qu’à passer outre et à marcher sans elle.

Après tout, en y réfléchissant, l’oblature, telle que je me la figure, pourrait se créer et se développer sans le secours de ses cloîtres, si elle avait à sa tête un prêtre, aimant la mystique et la liturgie, assez éloquent pour les bien expliquer à ses auditeurs et les mettre ainsi en mesure de les utiliser pour leurs travaux, assez saint surtout pour que sa direction ne pût être discutée et fût acceptée, sans murmures, par tous.

Il pourrait d’ailleurs s’affilier, lui-même, en qualité d’oblat à l’un des monastères Bénédictins de France ou de l’étranger et il suffirait dès lors de l’aide temporaire d’un moine, afin d’enseigner la psalmodie, le maintien, le chant, afin d’imprimer, dès les premiers jours, la marque particulière, l’étampe monastique de l’Ordre, aux oblats.

La difficulté ne gît point là, mais bien dans le choix du prêtre chargé, à défaut d’un père, de gouverner la barque. Bah ! la providence saura bien le dénicher si elle veut que la place, restée vide, depuis des siècles, dans son église, soit remplie !

Car enfin, toutes les œuvres affluent, excepté celle de l’art pour Dieu ; les congrégations se sont partagé toutes les autres, sauf celle-là.

Les unes, en effet, ainsi que les jésuites, les franciscains, les rédemptoristes, les Dominicains, les missionnaires prêchent, ménagent des retraites, évangélisent les mécréants ; d’autres tiennent des pensionnats et des écoles ; d’autres, tels que les sulpiciens et les lazaristes des séminaires, la plupart cumulent même ces différents emplois ; d’autres encore soignent les malades, ou de même que les Chartreux et les cisterciens réparent les péchés du monde, sont des réservoirs d’expiation et de pénitence ; d’autres enfin, semblables aux Bénédictins de la congrégation de France, se vouent plus spécialement au service liturgique, à l’office divin des louanges.

Mais aucune, pas même celle des Bénédictins auxquels elle revient le droit, n’a réclamé la succession de l’art religieux, tombée en déshérence depuis la disparition de Cluny.

Oui, je sais bien, reprit Durtal, après un silence, en roulant une cigarette, des gens diront : l’art, est-ce bien utile ? N’est-ce pas un superflu, quelque chose comme un dessert, après un repas ? Eh, pourquoi n’en offrirait-on pas au Christ ?

On l’en a privé depuis la réforme et même avant ; il serait peut-être convenable de lui en redonner.

Il faut être bien ignorant, du reste, pour nier, en ne se plaçant même qu’au point de vue pratique, la puissance de l’art. Il a été l’auxiliaire le plus sûr de la mystique et de la liturgie, pendant le Moyen-Age ; il a été le fils aimé de l’église, son truchement, celui qu’elle chargeait d’exprimer ses pensées, de les exposer dans des livres, sur des porches de cathédrales, dans des retables, aux masses.

C’est lui qui commentait les evangiles et embrasait les foules ; qui les jetait, riant en de joyeuses prières au pied des crèches, ou qui les secouait de sanglots devant les groupes en larmes des Calvaires ; lui, qui les agenouillait, frémissantes, alors qu’en de merveilleuses pâques, Jésus, ressuscité, souriait, appuyé sur sa bêche, à la Magdeleine ou, qui les relevait, haletantes, criant d’allégresse, quand, en d’extraordinaires ascensions, le Christ, montant dans un ciel d’or, levait sa main trouée, d’où coulaient des rubis, pour les bénir !

Tout cela est loin — hélas ! dans quel état d’abandon et d’anémie se trouve l’église, depuis qu’elle s’est désintéressée de l’art et que l’art s’est retiré d’elle ! Elle a perdu son meilleur mode de propagande, son plus sûr moyen de défense. Il semblerait donc que, maintenant qu’elle est assaillie et qu’elle fait eau, de toutes parts, elle doive supplier le Seigneur de lui envoyer des artistes dont les œuvres opéreraient certainement plus de conversions, lui amèneraient plus de partisans que ces vaines rengaines que ses prêtres, huchés dans des coquetiers, versent sur la tête résignée des fidèles, du haut des chaires !

L’art religieux, si éteint, si mort qu’il soit, peut renaître, et si l’oblature Benédictine a une raison d’être, c’est précisément de le créer à nouveau et de l’élever.

Evidemment, certaines conditions pour réussir sont nécessaires. Il faut, avant tout, bien entendu, que telle soit la volonté du Très-Haut — mais admettons qu’il en soit ainsi ; — eh bien, en l’envisageant alors par son côté humain, une semblable institution ne serait guères possible qu’à Paris ou dans ses alentours, car les gens de lettres, les chartistes, les érudits, les gens, spécialisés dans l’étude des diverses sciences, aussi bien que les peintres, les sculpteurs, les architectes, que les artisans de tous les métiers d’art que pourraient abriter des maisons d’oblats, auraient besoin d’entretenir des relations avec les éditeurs et les marchands et de fréquenter les bibliothèques et les musées. Il conviendrait aussi de distribuer la vie de telle sorte que chacun pût vaquer à ses affaires et travailler sans être continuellement dérangé par des offices. L’horaire serait facile à établir : — prière, et messe, le matin, de bonne heure : liberté complète pendant la journée — Vêpres vers les cinq ou six heures pour ceux qui seraient en mesure d’y assister — et Complies pour tout le monde, le soir.

Je ne me dissimule pas cependant que, par cela même qu’elle serait rédemptrice et vraiment propre, cette œuvre aurait des chances d’encourir toutes les haines, mais il me paraît impossible qu’en dépit de toutes les railleries, de toutes les mauvaises volontés, elle ne prenne pas corps, un jour, car elle est, comme on dit, dans l’air ; il y a trop de gens qui l’attendent, qui la convoitent, trop de gens qui ne peuvent, à cause de leurs occupations, de leur état de santé, de leur genre de vie, s’interner dans les cloîtres, pour que Dieu n’instaure pas un havre de grâce, un port, où s’amarreraient ces âmes qu’obsèdent des appétences monastiques, des désirs de vivre hors du monde et de travailler près de Lui et pour Lui, en paix.

Je rêve tout éveillé, se dit Durtal qui consulta sa montre et se dirigea vers la gare. Avouons que le moment est mal choisi pour songer à fonder ou plutôt à imaginer un couvent, alors que justement les chambres s’acharnent à exterminer toutes les compagnies et tous les Ordres.

Eh mais, reprit-il, en cheminant, il n’est peut-être pas si mal choisi que cela ! — dame, raisonnons. Je suis de plus en plus convaincu que la loi sur les congrégations ne sera pas abrogée d’ici à bien des années-que deviendra alors l’institut des Bénédictins qui se sera, lui-même, banni de France ? Aura-t-il les reins d’âme suffisants pour supporter l’exil ? Je veux le croire. Pourra-t-il se recruter à l’étranger où déjà d’autres abbayes de la même famille existent ? J’en doute. En supposant même qu’elles ne meurent pas faute de ressources, les maisons de la congrégation de Solesmes sont donc condamnées à végéter sur place et à se désagréger, peut-être à la longue, dans un insurmontable ennui ; en tout cas, l’esprit Bénédictin est appelé à disparaître de notre pays si l’on ne découvre pas un subterfuge pour l’y conserver ; et c’est ici, que l’oblature se décèle pour moi, ainsi que ce subterfuge et que cet expédient ; les Bénédictins useront-ils, pour l’honneur même de saint Benoît, de ce pis aller, de cette dernière ressource ?

Je l’espère — et ne vois pas du reste que le gouvernement ait le pouvoir de s’opposer à ce dessein : aucune loi ne peut, en effet, empêcher des artistes de louer, chacun, une maison dans une villa aménagée en conséquence, d’y vivre ainsi qu’il leur plaît, de s’assembler, à certains moments, pour y causer d’art ou y prier, pour y faire, en un mot, ce qu’ils voudront. Ils ne sont pas prêtres, ils ont une profession civile, reconnue, ils ne sont engagés par aucun vœu, ils ne revêtent aucun costume monastique visible, puisque le grand scapulaire s’étend sous les vêtements. Leur réunion rentre donc dans la catégorie des associations littéraires qui sont dispensées de demander l’autorisation préalable.

Il n’est pas admissible, d’autre part, que l’un des locataires ne puisse donner l’hospitalité à un moine, au moins, habillé, s’il le fallait, en simple prêtre ; il n’y a pas encore de loi qui interdise d’héberger un ami — et dès lors l’oblature est formée.

En attendant que ces beaux rêves se réalisent pour les autres, — moi qui ne les verrai sans doute pas, — je voudrais bien que notre père Abbé nous laissât ici, comme l’espère M. Lampre, quelques religieux ; évidemment cela va être sinistre ; nous n’aurons plus que de très misérables offices, mais enfin, tant que la messe et que les vêpres seront chantées, tous les jours, la vie de l’oblature sera possible ; je n’ai point le choix d’ailleurs, soupira-t-il en montant dans le train, à moins que je ne file du Val des Saints, mais pour chercher quoi ? pour aller où ? à Paris ; ah ! ce que je n’y tiens pas !

XIII

L’on avait fini de célébrer la fête de l’assomption ; l’office pontifical s’était, dès l’aube, développé dans la magnificence des chants, dans le va-et-vient solennel des mitres, dans la pompe des orfrois et l’église, devenue vide, effluait, mélangée à son odeur naturelle de tombe, le sédatif et le joyeux parfum des encens consumés et des cires mortes ; elle symbolisait assez bien ainsi le sépulcre d’où la vierge, ensevelie, s’éleva près de son fils, dans les senteurs célestes et les chants, gravissant, légère, en son corps glorieux, l’escalier déroulé des nuages, suivie par tout le cortège des anges et des saints, venus à sa rencontre.

La chaleur avait été, pendant cette journée, accablante. Après le salut, précédé de la procession solennelle instituée par Louis XIII en souvenir de la consécration de son royaume à la Madone, Durtal, de retour chez lui, s’était assis à l’ombre du grand cèdre, dans le jardin.

Là, il réfléchissait à cette festivité qui était pour lui la fête de la libération, de l’anodynie, la fête par excellence de Notre-Dame ; elle l’incitait à envisager la mère sous un aspect spécial, car elle remettait en avant, à propos d’elle, le terrible problème de la Douleur.

N’avait-elle pas, en effet, joué un rôle étrange — immense à la fois et limité dans la vie de la Vierge ?

Pour essayer de comprendre la raison d’être de cette effroyable bienfaitrice, de cette salutaire Euménide, il fallait remonter aux premiers âges du monde, entrer dans cet Eden où, dès qu’Adam eut connu le péché, la douleur surgit. Elle fut la première-née de l’œuvre de l’homme et elle le poursuivit depuis lors sur la terre, par delà le tombeau, jusqu’au seuil même du Paradis.

Elle fut la fille expiatrice de la désobéissance, celle que le baptême qui efface la faute originelle, n’arrêta pas. Elle ajouta à l’eau du sacrement l’eau des larmes ; elle nettoya les âmes, autant qu’elle le put, avec les deux substances empruntées au corps même de l’homme, l’eau et le sang.

Odieuse à tous et détestée, elle martyrisa les générations qui se succédèrent ; de père en fils, l’antiquité se repassa la haine et la peur de cette préposée aux œuvres divines, de cette tortionnaire, incompréhensible pour le paganisme qui en fit une déesse mauvaise, que les prières et les présents n’apaisaient pas.

Elle marcha sous le poids de la malédiction de l’humanité pendant des siècles ; lasse de ne suggérer, dans sa besogne réparatrice, que des colères et des huées, elle attendit, elle aussi, avec impatience la venue du messie qui devait la rédimer de son abominable renom et détruire ce stigmate exécré qu’elle portait sur elle.

Elle l’attendait comme le Rédempteur et aussi comme le fiancé qui lui était destiné depuis la chute et elle ré servait pour lui ses furies de ménade amoureuse, jusqu’alors réprimées, car elle ne pouvait distribuer depuis qu’elle remplissait sa mission de goule sainte et triste, que des tortures presque tolérables ; elle rapetissait ses désolantes caresses à la taille des gens ; elle ne se livrait pas, tout entière, à ces désespérés qui la repoussaient et l’injuriaient, alors même qu’ils ne la sentaient que rôder dans les alentours, sans trop s’approcher d’eux.

Elle ne fut vraiment l’amante magnifique qu’avec l’Homme-dieu. Sa capacité de souffrance dépassait ce qu’elle avait connu. Elle rampa vers lui, en cette nuit effrayante où, seul, abandonné dans une grotte, il assumait les péchés du monde, et elle s’exhaussa, dès qu’elle l’eût enlacé et devint grandiose. Elle était si terrible qu’il défaillit à son contact ; son agonie ce furent ses fiançailles à elle ; son signe d’alliance était, ainsi que celui des femmes, un anneau, mais un anneau énorme qui n’en avait plus que la forme et qui était en même temps qu’un symbole de mariage, un emblème de royauté, une couronne. Elle en ceignit la tête de l’époux, avant même que les juifs n’eussent tressé le diadème d’épines qu’elle avait commandé, et le front se cercla d’une sueur de rubis, se para d’une ferronnière en perles de sang.

Elle l’abreuva des seules blandices qu’elle pouvait verser, de tourments atroces et surhumains et, en épouse fidèle, elle s’attacha à lui et ne le quitta plus ; Marie, Magdeleine, les saintes femmes n’avaient pu marcher, à chaque instant, sur ses traces ; elle, l’accompagna au prétoire, chez Hérode, chez Pilate ; elle vérifia les lanières des fouets, elle rectifia l’enlacement des épines, elle alourdit le fer des marteaux, s’assura de l’amertume du fiel, aiguisa le fer de la lance, effila jalousement les pointes des clous.

Et quand le moment suprême des noces fut venu, alors que Marie, que Magdeleine, que saint Jean, se tenaient, en larmes, au pied de la croix, elle, comme la pauvreté dont parle saint François, monta délibérément sur le lit du gibet et, de l’union de ces deux réprouvés de la terre, l’église naquit ; elle sortit en des flots de sang et d’eau du cœur victimal et ce fut fini ; le Christ, devenu impassible, échappait pour jamais à son étreinte ; elle était veuve au moment même où elle avait été enfin aimée, mais elle descendait du Calvaire, réhabilitée par cet amour, rachetée par cette mort.

Aussi décriée que le Messie, elle s’était élevée avec lui et elle avait, elle aussi, dominé du haut de la croix, le monde ; sa mission était entérinée et anoblie ; elle était dorénavant compréhensible pour les chrétiens et elle allait être jusqu’à la fin des âges aimée par des âmes qui la devaient appeler pour hâter l’expiation de leurs péchés et de ceux des autres, l’aimer en souvenir et en imitation de la Passion du Christ.

Elle avait eu barre sur le fils pendant quelques heures-onze, le chiffre de la transgression — si on les compte de l’arrivée au jardin des olives jusqu’au moment du trépas ; — sur la Mère, elle eut une plus longue prise.

Et c’est là où l’étrangeté de cette possession indue s’atteste.

La Vierge était la seule créature humaine dont elle n’avait pas logiquement le droit de s’éprendre. L’Immaculée Conception n’avait rien à démêler avec elle ; et, d’autre part, Marie n’ayant, durant son existence terrestre, jamais péché, se trouvait par cela même imperméable, dispensée de ses sévices compensateurs et de ses maux.

Il fallut donc pour qu’elle osât l’aborder une permission spéciale de Dieu et le consentement de la mère qui, pour se rendre plus semblable à son fils et coopérer, selon la mesure de ses moyens, à notre rédemption, accepta de compatir et d’endurer, sous la croix même, les affres souveraines du Dénouement.

Mais la Douleur n’eut point d’abord avec elle ses coudées franches. Sans doute, elle la marqua de son épreinte, au moment même où, répondant à l’ange Gabriel « Fiat », Marie aperçut, se détachant dans la lumière divine, l’arbre du golgotha ; mais cela fait, il lui fallut reculer et se tapir à distance. Elle vit de loin la nativité, mais elle ne put pénétrer dans la grotte de Bethléem ; ce ne fut que plus tard, alors que la fille de Joachim vint pour la présentation, au temple, que, sur le sésame prononcé par le prophète Siméon, elle bondit, de son embuscade, dans l’âme de la vierge et s’y implanta.

Depuis ce moment, elle y vécut comme chez elle. Elle était, pour parler vulgairement, entrée dans la place ; elle n’y était cependant point maîtresse absolue, car elle n’y résidait pas seule. La Joie cohabitait avec elle ; la présence de Jésus suffisait pour que l’âme de la mère débordât d’allégresse. Elle ne disposait donc que d’une part restreinte, que d’un pouvoir limité. Il en fut sans doute ainsi jusqu’à la trahison de l’Iscariote. Alors la Douleur prit sa revanche, elle s’avéra despotique, entière, et elle accabla si terriblement la madone que l’on put croire qu’elle avait épuisé la lie désolée du calice. Il n’en fut rien.

Si la douleur fulgurante, aiguë du crucifiement avait été précédée pour elle par la douleur lancinante, sournoise du jugement, elle fut encore suivie de la souffrance, dévorante, têtue, d’une autre attente, de celle de ce jour où elle rejoindrait enfin là-haut, loin de cette terre qui les avait tant honnis, son Fils.

Ce fut donc, en l’âme de la Vierge, comme une sorte de tryptique. La douleur prépotente, parvenue à l’état intense sur le panneau du milieu et de chaque côté, l’angoisse, le ténesme d’une attente ; les deux volets différant pourtant, en ce sens, que l’attente d’avant la crucifixion avait pour but la crainte et celle d’après, l’espoir.

La Vierge ne pouvait, au reste, se dédire. Elle avait accepté la lourde tâche que lui avait léguée Jésus, celle d’élever l’enfant née sur le lit de la croix. Elle la recueillit et, pendant vingt-quatre ans, dit saint Epiphane, pendant douze ans, affirment d’autres saints, elle veilla, ainsi qu’une douce aïeule, sur cet être débile que, nouvel Hérode, l’univers cherchait de toutes parts pour l’égorger ; elle forma la petite église, lui enseigna son métier de pêcheuse d’âmes ; elle fut la première nautonnière de cette barque qui commençait à gagner le large sur la mer du monde ; quand elle mourut, elle avait été Marthe et Marie ensemble ; elle avait réuni le privilège de la vie active et de la vie contemplative, ici-bas ; et c’est pourquoi, l’évangile de la messe du jour est justement emprunté au passage de saint Luc, racontant la visite du Christ dans la maison des deux sœurs.

Sa mission était donc terminée. Remise entre les mains de saint Pierre, l’église était assez grande pour voguer, sans touage, seule.

La Douleur qui ne s’était pas séparée de Marie, durant cette période, dut alors s’enfuir ; et, en effet, de même qu’elle avait été absente, au moment des couches de Notre-Dame, de même elle se retira lorsque l’instant de la mort fut venu. La vierge ne mourut, ni de vieillesse, ni de maladie ; elle fut emportée par la véhémence du pur amour ; et son visage fut si calme, si rayonnant, si heureux, qu’on appela son trépas la dormition.

Mais avant d’atteindre cette nuit tant souhaitée de l’éternelle délivrance, par quelles années de tourments et de désirs, elle passa ! Car étant femme et mère, comment n’aurait-elle pas convoité d’être enfin débarrassée de son corps qui, si glorieux qu’il fût d’avoir conçu dans ses flancs le sauveur, ne l’en attachait pas moins à la terre, ne l’empêchait pas moins de rejoindre son Fils !

Aussi, pour ceux qui l’aimèrent, quel bonheur ce fut de la savoir enfin exonérée de sa geôle charnelle, ressuscitée, telle que le Christ, couronnée, trônant, si simple et si bonne, loin de nos boues, dans les régions bienheureuses de la Jérusalem céleste, dans la béatitude sans fin des Empyrées !

Non, jamais, se disait Durtal, les naïfs transports du « Gaudeamus » n’avaient été si bien justifiés que dans cette messe de l’assomption où, dès le début, l’église, reconnaissante, s’éperdait de joie. Le bréviaire se répétait, comme pouvant à peine y croire, la triomphale nouvelle qu’il résumait, pour se la mieux attester, en une phrase claire et courte, celle de l’antienne de magnificat des deuxièmes vêpres : « Aujourd’hui, la Vierge Marie est montée dans les cieux ; réjouissez-vous car elle règne à jamais avec le Christ. »

Ah ! Seigneur, poursuivait Durtal, certainement lorsque j’invoque votre Mère, j’oublie à ce moment ses souffrances et ses liesses ; je ne vois plus qu’une mère à moi à qui je dis ce que je pense, à qui je raconte mes petites affaires, que je supplie de me tirer, moi et ceux auxquels je tiens, des mauvais pas ! Mais quand, sans avoir rien à lui demander, je songe à elle qui m’est si présente, si vivante, que je ne saurais vraiment passer deux heures sans me la remémorer, je me la figure toujours inquiète et tribulée ; je me l’imagine toujours sous l’aspect de Notre-Dame des larmes ! Que je la prenne de la présentation au Golgotha, je la vois, bien qu’elle ait la consolation de contempler votre présence visible et de vous adorer, pas heureuse. Le glaive de la compassion est là. Aujourd’hui, par un effort de volonté, j’arrive à la discerner autre ; si contente, malgré tout son dévouement et son amour du sacrifice, d’être enfin près de vous, à jamais sortie de peine, que je serais, s’il m’était possible de m’abstraire complètement de mes propres angoisses, vraiment joyeux. Oui, je me sentais allègre, en chantant le « Gaudeamus », en écoutant les offices que j’ai suivis de mon mieux ; moi, qui me disperse si facilement d’habitude, je n’ai été qu’avec vous, qu’avec elle dans cette journée de jubilation liturgique ; mais maintenant que les cierges sont éteints, que les chants se sont tus, que tout est retombé dans le noir, me voici réenvahi par une crue de chagrin, submergé par une marée de peines !

Le fait est que tout se gâte ; comment se désintéresser d’événements qui vont peut-être modifier, une fois de plus, ma vie ? Et si vous saviez, mon cher seigneur, ce que je suis las et, maintenant que j’ai trouvé un siège, ce que je voudrais y demeurer assis !

Il se ressouvenait, effaré, des menaces très rapprochées maintenant d’un Val des Saints vide. L’abbé avait loué près de Moerbeke, dans le pays de Waes, en Belgique, un château pour y loger ses moines et il avait résolu de ne pas attendre le deux octobre, époque assignée par la loi, comme dernier délai, pour s’y fixer. Il avait, dès sa rentrée dans son monastère, dépêché le père cellerier et le père hôtelier pour aller aménager les locaux, et aussitôt leur retour au Val des Saints, une première équipe devait être expédiée à Moerbeke pour prendre possession des lieux-et, peu à peu, le reste du couvent devait suivre. Ce n’était donc plus qu’une affaire de jours.

Les places vides des deux religieux dans le chœur lui rappelaient, dès qu’il pénétrait dans l’église, l’imminence de la fuite ; et il ne pouvait s’empêcher de sourire un peu amèrement, alors qu’avant la grand’messe, tous, profès et novices, persistaient à chanter les prières préservatrices de l’exil ; mais ils les chantaient sans entrain maintenant ; elles avaient été si mal accueillies, hélas !

Bientôt ils pourront substituer au psaume « Levavi oculos meos in montes » le 136e, le « Super flumina Babylonis », se disait-il, songeant que le séjour à l’étranger serait long et que la nostalgie et le manque d’argent y dissoudraient, sans doute, bien des communautés.

D’autre part, M. Lampre, devenu soucieux, paraissait beaucoup moins sûr que le p. Abbé laisserait plusieurs pères au Val des Saints, pour y continuer l’office et alors la question revenait sur l’eau de savoir s’il ne faudrait pas, à son tour, déguerpir.

Enfin, Mlle de Garambois pleurait et Mme Bavoil voyait tout en noir. Elle rêvait de cataclysmes, lisait maintenant, sans en perdre une ligne, les journaux qui annonçaient déjà le commencement de l’exode et reproduisaient le fragment d’une feuille belge, énumérant les propriétés achetées ou louées dans leur pays par les congrégations résolues à émigrer de France.

Et, fermant les yeux, elle soupirait : la vénérable Jeanne De Matel disait que les mamelles de la croix avaient été pleines de fiel pour le sauveur ; nous allons, à notre tour, en savourer la religieuse amertume. Bon Dieu, ce que ce gredin de gouvernement nous en aura fait voir !

Que j’aille au cloître ou que je reste ici, c’est un bain de tristesse dans lequel je trempe, murmura Durtal qui se représentait, une fois de plus, le bilan de ses peines. Se sentant des fourmis dans les jambes, il se leva de son banc et ambula dans les allées.

Quitter le Val des Saints, au moment même où ce jardin devient ombreux et s’affirme charmant, quelle déveine ! — et il regardait autour de lui ; — tous ces arbustes qu’il avait plantés fusaient en gerbes vertes, suaient de sève. Jamais les fleurs n’avaient été plus vivaces et plus belles. Les tournesols cernaient d’une crinière d’or leur grande tonsure monastique noire ; des roses, des gueules-de-loup de toutes nuances jaillissaient des parterres, débordaient sur les chemins ; les sureaux se tiquetaient de grains noirs, les briones de grains roses, les sorbiers de grains vermillon, les buissons ardents de grains de terre de sienne brûlée. Les capucines fulguraient, en grimpant aux arbres. Dans les fourrés du bois, les gaudes balançaient leurs cierges verts dont la mèche tirebouchonnait, en pendant ; un petit arbuste, le calycanthus qui, l’année d’avant, paraissait mort, avait repris et il était, au point de vue de la variété de ses parfums, bizarre. Son bois sentait le vernis et le poivre ; sa fleur, qui ressemblait à une grosse araignée couchée sur le dos, avec un ventre couleur de brique et des bouts de pattes couleur de citron, exhalait une odeur de camphre, et son fruit, d’un brun de jujube, épandait un relent de vieille futaille et de pomme.

— Mon pauvre calycanthus, fit Durtal, qui humait, en souriant, son arome, je crois que nous n’en avons plus pour bien longtemps à vivre ensemble, car plus ça va et moins je me reconnais le courage de végéter, sans offices et sans moines, ici. Tu n’es pas ce qu’on appelle un arbre bénéolent et aimable et Mme Bavoil te déteste, car elle te reproche d’être inutile et de puer. Je t’ai toujours défendu, mais le locataire qui me succédera sans doute en cet enclos, sera moins bénévole et tu risques fort d’être, un beau matin, arraché et incorporé, en compagnie de bois plus vulgaires, dans une bourrée de fagots secs ; tu seras alors, toi aussi, une victime des lois !

Tiens, Dom Felletin, fit-il ; il marcha au-devant du père-maître qui, l’apercevant, vint à sa rencontre.

— Quoi de neuf ?

— Rien.

— Le P. Abbé gardera-t-il des religieux dans le pays ? Je vous demande tout de suite cela, car cette question m’affole !

— Je l’ignore absolument et soyez sûr qu’à l’heure actuelle, le Révérendissime n’en sait, lui-même, rien. Pour être franc, je vous avouerai que la majorité du chapitre est hostile à ce projet, mais il se peut très bien que l’on soit obligé de l’adopter. Le château affermé en Belgique serait, paraît-il, insuffisant pour loger tous les moines. Il serait donc possible qu’en attendant qu’on pût l’agrandir, une petite colonie demeurât, pendant quelques mois encore, dans ce pays. En tout cas, il est d’ores et déjà convenu que, pour ne pas interrompre le service liturgique, deux ou trois des nôtres le continueront au Val des Saints et ils n’en partiront que lorsque les autres, arrivés à Moerbeke, auront recommencé l’office.

— Et alors ?

— Alors, la petite arrière-garde rejoindra le gros de la troupe.

— Et il ne me restera plus qu’à filer !

— Il est bien inutile de vous tourmenter d’avance ; s’il est nécessaire, comme je le crois, de bâtir une annexe au château que nous avons loué, vous avez du temps devant vous… le temps d’arrêter un plan et de se procurer de l’argent, le temps d’élever des constructions… bah ! Nous serons peut-être rentrés en France, avant ; les élections ne sont plus très éloignées et, après tout, il se peut qu’elles soient bonnes…

Durtal hocha la tête.

Ils firent quelques pas, sans parler, dans le jardin.

— Quelle fête est-ce demain ? fit enfin Durtal, pour rompre le silence et dire quelque chose.

— Saint Hyacinthe, confesseur non pontife — double — messe « Os justi » — rubans blancs, pour Mlle de Garembois, ajouta, en souriant le père.

— Puisque je vous tiens, j’ai bien envie de vous extraire un peu de votre technique. Imaginez que, pour oublier mes ennuis, je me suis plongé dans l’étude du bréviaire romain et du bréviaire monastique et que je sors de cette excursion, un tantinet ahuri.

Il me semble qu’à certains moments, je me suis promené dans de grandes pièces vides et dont les volets étaient fermés. Elles peuvent être hautes de plafond, mais vous savez, elles ne sont pas toujours claires.

— Pas claires ? Qu’est-ce qui vous embarrasse ?

— Mais l’incohérence que je rencontre, à chaque pas. D’abord, voyons, voulez-vous me démontrer pourquoi le saint Hyacinthe dont nous célébrons la fête, demain, est plutôt nanti de la messe « Os justi » que de la messe « Justus ut palma » qui figure également dans le vestiaire des seigneurs de sa condition et de son importance. Il en est de même, au reste, pour les confesseurs pontifes et les martyrs auxquels sont affectées des messes de rechange. Pourquoi l’une de préférence à l’autre ; quel est le motif qui détermine le choix ?

— Aucun, la plupart du temps ; ces messes de suppléance servent simplement à varier l’office, à nous permettre de ne pas toujours réciter les mêmes proses.

— Alors les attributions sont données au petit bonheur ?

— Si vous voulez.

— Autre chose, prenons le Romain et tenons-nous-y. Je n’en parle et je ne le discute, bien entendu, qu’au point de vue de l’histoire, de la littérature et de l’art. Or, voilà saint Bernard, saint Benoît, sainte Claire, sainte Térèse, saint Norbert, c’est-à-dire des fondateurs des plus grands ordres, ils n’ont pas de messes spéciales ; les trois premiers n’ont même point une oraison qui leur appartienne ; d’autres, au contraire, qui instaurèrent des instituts dont le développement fut souvent maigre, François Carracciolo, l’un des créateurs des clercs mineurs réguliers, Joseph émilien des somasques, Joseph Casalance des pauvres clercs réguliers de la mère de Dieu, pour en citer trois, possèdent chacun, une messe propre.

D’autres sont mitoyens et chevauchent entre deux selles ; ils ne détiennent pas de messe particulière, mais sont dotés d’une oraison, d’une secrète et d’une postcommunion qui leur sont personnelles ; exemple : sainte Angèle De Merici, sainte Françoise De Chantal, saint Bruno ; pourquoi ces dissemblances que rien ne légitime ?

— Tout cela dépend de l’époque et du moment où ils furent canonisés ; la liturgie est un terrain d’alluvions ; chaque siècle y joint un apport qui change selon l’esprit dont il est, lui-même, imbu. Il y a des périodes où les offices propres sont rares ; d’autres, en revanche où ils sont nombreux. Aucune règle immuable n’existe à ce sujet.

Veuillez bien maintenant remarquer ceci : les fondateurs d’Ordres que vous venez d’énumérer — et vous avez oublié saint François d’Assise et saint Dominique qui sont munis chacun d’une messe neuve, et saint Augustin qui, en sus d’une oraison, d’une secrète, d’une post-communion, est pourvu d’un verset différent de celui des autres docteurs, après l’alleluia — ne sont pas dénués d’un office spécial par le fait seul que cet office n’est pas inséré dans le Romain. Presque tous en ont un dans le missel et le bréviaire de leur congrégation ; tel saint Benoît qui, logé au romain dans les dépendances des abbés, habite un hôtel particulier chez nous.

Il ne faut point, du reste, en de semblables questions se contenter de la vision d’un seul bréviaire ; il sied, au contraire, de les considérer tous et alors une vue d’ensemble se forme ; avec les monastiques et les propres des divers diocèses, tout s’équilibre. Celui qui n’a pas découvert de place à un endroit, en trouve dans un autre ; la liturgie est une éternelle fête où une foule constamment plus nombreuse de saints afflue et la mère l’église est hospitalière, elle héberge chacun et l’installe où elle peut.

— Bien, mais encore à propos des messes et des communautés religieuses, comment justifier que deux franciscains : saint Jean De Capistran et saint Joseph De Cupertino aient, chacun, une messe entière, propre, et que leur frère en saint François, saint Bernardin de Sienne qui est, je présume, là-haut leur égal, ne dispose que d’un évangile et d’une oraison à part ?

Non, vous aurez beau dire, père, il y a du désordre dans le bâtiment. Expliquerez-vous comment un saint comme le pape Grégoire VII réside dans le meublé d’un Commun, alors que le jeune Louis De Gonzague est propriétaire d’un immeuble ? Me ferez-vous aussi connaître pourquoi la formule des grandes fêtes, le « gaudeamus », réservée à Notre-Dame du mont carmel, à sainte Anne, à la fête du rosaire, à l’assomption, à la toussaint, est également octroyée à sainte Agathe, à saint Thomas de Cantorbéry et à saint Josaphat. Pourquoi cet honneur à ces trois-là et pas aux autres ? Notez que nous avons affaire à de pauvres doubles et que cette distinction jure avec la faiblesse de leur grade. C’est le chapeau à plumes d’autruches du général sur un simple uniforme de lieutenant !

Le P. Felletin se mit à rire. — Je vous répondrai toujours la même chose, que c’est une question d’opportunité et une question de temps ; j’ajoute, pour ne rien omettre, que cela peut également être subordonné au plus ou moins d’influence de la congrégation ou du diocèse d’où le candidat sort. Tenez, prenez deux élus qui se suivent sur le calendrier et dont l’œuvre fut pareille, saint Vincent De Paul, fondateur des lazaristes et des sœurs de charité et saint Jérôme émilien, des somasques. Saint émilien qui précède saint Vincent d’un siècle, est dépositaire d’une messe spéciale et saint Vincent, pas ; on lui a seulement concédé, à la place de l’évangile ordinaire, celui de la fête de saint Marc. Pourquoi, me demanderez-vous encore, tout pour celui-ci et presque rien pour celui-là, alors que tous les deux sont classés sous le rite double ? Parce que, probablement, le vent soufflait dans une direction différente, au moment où le procès de canonisation de chacun d’eux fut instruit.

Non, il ne convient pas de chercher la petite fissure dans un édifice grandiose tel que celui de la liturgie, ses nefs sont magnifiques, mais quelques-unes de ses chapelles, bâties après coup, sont médiocres.

S’il y a de l’or pur, il peut y avoir aussi de la breloque et du zeste ; certaines messes du sanctoral sont des chefs-d’œuvre, d’autres sont plus ordinaires, si on les scrute, comme vous, au point de vue de l’art ; choisissez, par exemple, celle de saint Jean Damascène. Ce docteur eut, par suite des calomnies dont il fut victime, la main coupée et la sainte vierge la lui réajusta. Or, toute la messe, avec son introït, son épître, son graduel, son évangile, son offertoire, sa communion, ne cesse de faire allusion à ce miracle. C’est une messe à leit-motiv, vraiment délicieuse et très expertement tissée. Voyez également celle de saint Grégoire le thaumaturge ; celle-là ne lui est pas personnelle, car il la partage avec d’autres confesseurs pontifes, mais elle est enrichie pour lui d’un évangile distinct ; il y est question de la foi qui déplace les montagnes. Or, d’après ses historiens, ce célicole aurait justement obtenu par ses prières qu’une montagne qui le gênait pour construire une église, reculât. Discernez dès lors la raison d’être et l’habileté du choix.

En opposition à ces deux messes, examinez maintenant celle de saint Antoine ; c’est la messe habituelle des abbés, avec un autre évangile ; considérez-la de près, je vous prie.

Le bréviaire vous raconte que la vocation de ce solitaire fut déterminée par ces paroles de l’évangile « si vous voulez être parfaits, allez, vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres ». Il semblerait donc logique, puisqu’on ne lui conservait pas l’évangile du commun, qu’on lui départît celui-là ; et, pas du tout, on lui a dispensé celui des confesseurs non pontifes qui ne rime à rien de précis pour son cas.

Mais, pour un office plus ou moins bien composé, cent d’admirables ; et par ces trois spécimens que je viens de vous montrer, vous pouvez comprendre que certains justes prêtent, par leurs miracles, par les événements même singuliers de leur vie qu’il est utile de rappeler, à des offices particuliers que l’existence plus ordinaire, plus terne, si vous voulez, des autres, ne nécessite point.

Et puis, je vous le dis encore, le bréviaire est une sorte de géologie ecclésiale ; il est formé de couches plus ou moins anciennes et plus ou moins fortes et cela vous explique les côtés disparates qui s’y trouvent. Croyez-vous qu’une messe fabriquée de toutes pièces, de nos jours, en l’honneur d’un nouvel élu, sera écrite dans la même langue, et conçue de même que certaines parties de la messe des morts, que son offertoire, par exemple, qui remonte à l’ère première de la liturgie, à son terrain primaire, pour employer l’expression des géologues ?

Il faut donc prendre son parti des stratifications. Elles s’attestent, d’ailleurs, autant que dans la liturgie, dans le plain-chant où bien souvent des trames très antiques furent récemment brodées et remises à neuf, le tout, si expertement fondu, en son ensemble, qu’il est nécessaire de palper les dessous de la tapisserie pour reconnaître l’âge douteux des laines et la vieillesse prématurée des ors. Qu’importe, pourvu que l’œuvre soit belle ! Elle est un produit, une succession de l’art anonyme des temps ; tous les efforts ont convergé vers le même but, glorifier avec l’encens musical des neumes, Dieu !

Mais la question des discordances liturgiques ne gît point là. Depuis le temps que nous bavardons, nous n’avons fait que tourner autour, sans y entrer ; vos critiques, plus ou moins justifiées, ne sont rien en comparaison de celles qui préoccupent réellement ceux dont le métier est de réciter l’office ; celles-là sont autrement graves et elles ont été dernièrement résumées dans une brochure par Mgr Isoard, évêque d’Annecy.

La situation est telle :

D’une part, la crue des saints hausse et comme ils sont presque tous classés, à mesure qu’on les introduit dans la chapelle du calendrier, sous le degré du double, ils refoulent les saints antérieurs dont quelques-uns furent pourtant d’une autre taille qu’eux et qui n’ont été inscrits, dans les époques reculées, que sous le rite demi-double ou simple ; exemples : saint Georges, sainte Marguerite, saint édouard, sainte élisabeth de Portugal, saint Casimir, saint Henri, saint Alexis, saint Cosme et Damien, saint Marcel Pape, et combien d’autres !

Ceux-là n’ont, la plupart du temps, plus de messes et de vêpres et ils doivent se contenter d’une petite commémoraison à l’office d’un rival plus heureux.

En un mot, les nouveaux venus chassent les anciens. Saint Christophe, sainte Barbe, pour qui nos pères eurent tant de vénération, sont maintenant dépossédés de leurs antiques douaires et ils n’ont plus pour refuge que les églises dont ils sont les patrons. On les exile dans le propre des diocèses, avec défense, tant qu’il ne se produira pas une vacance dans les colonnes de l’ordo, d’en sortir.

D’autre part, cette armée de saints élevés à la dignité du « Double » repousse également les services de la férie et, avec ce système, des offices magnifiques du temps cèdent le pas aux messes ordinaires du commun ; l’on ne dit plus, des messes du dimanche, que les commémoraisons et l’évangile, et de même pour les vêpres ; l’on répète à satiété les mêmes psaumes et l’on finit par avoir les oreilles saturées par les éternelles antiennes de « l’Ecce sacerdos magnus » des confesseurs pontifes et du « Domine quinque talenta » des non pontifes. Ainsi que le fait justement observer Mgr Isoard, sur les cent cinquante chants dont se compose le psautier, l’on n’en débite plus habituellement qu’une trentaine.

Cette monotonie engendre la routine et la récitation du psautier devient, dans ces conditions, une endosse, une corvée.

— Il y a trop de saints ! s’exclama Durtal, en riant.

— Hélas ! Il n’y en aura jamais assez ! Mais une révision de leurs grades s’impose, une réforme qui rétablirait l’équilibre rompu, d’une part, entre les différentes catégories des célicoles et, de l’autre, entre les féries et les saints.

Ah dame, reprit le moine, après un silence, nous sommes loin du bref des temps primitifs. Pour ne pas remonter plus haut que Charlemagne, des mois tels que mars avaient deux fêtes et avril quatre ; d’autres, plus chargés, ainsi que janvier et août, en possédaient onze. Ce que les élus que l’on adule se sont multipliés depuis !

— Avouez, père, qu’il est tout de même drôle, lorsqu’on y songe, cet enrégimentement des saints. Ils sont soumis à une hiérarchie toute militaire ; pour eux, le protocole est implacable.

Il y a dans cette armée dont nous sommes la misérable troupe, des officiers de tous grades, des feld-maréchaux, des généraux, des colonels, des commandants et l’on descend jusqu’au pauvre sous-lieutenant inscrit sous le rite simple.

Les insignes des titres ce sont, tels que je les vois ici, les cierges allumés, qui varient de deux à six ; aux officiers supérieurs, l’adjonction du diacre, du sous-diacre et du maître des cérémonies, des quatre chantres, descendus au milieu du chœur, tous les quatre, vêtus de chapes, ou deux seulement, ou les quatre restés en coule ; c’est mesuré au compte-gouttes des préséances, c’est pesé au trébuchet des hommages ; deux cérémoniaires ! Il faut être saint Benoît et être pontificalement célébré pour qu’on emploie, en faveur d’un saint, une telle pompe !

Quant aux petits offices, deux bougies suffisent et pour les grand’messes un seul servant accompagne le prêtre ; et si, par hasard, les officiers inférieurs ont un bout de vêpres, ce sont vêpres noires et sèches ; on ne leur double pas l’antienne, le ton même des prières s’abaisse et se vulgarise ; on leur en donne pour leur condition et on le leur fait bien sentir !

Le malheur est que, comme vous le disiez tout à l’heure, les galons sont étrangement répartis, car ce ne sont pas les plus anciens et les plus révérés qui sont les plus élevés en grade.

Et cette question des hôtels particuliers, des offices spéciaux pour les uns, et des hôtels garnis des meublés du commun pour les autres, et cette bataille que vous nommez vous-même, en termes techniques, la concurrence, c’est-à-dire le conflit qui éclate à vêpres entre deux offices et qui fait qu’à rang égal, pour mettre tout le monde d’accord, on divise l’office en deux, on le panache, tel qu’une glace, à partir du Capitule !

— Ce n’est pas d’aujourd’hui que la réforme du bréviaire a été jugée nécessaire, répliqua Dom Felletin ; les siècles se sont repassé le souci de ces refontes. Lisez les institutions liturgiques de notre père Dom Guéranger et l’histoire du bréviaire romain de l’abbé Batiffol et vous verrez qu’il n’est guère d’époques où les réclamations du clergé n’aient été entendues à Rome.

Œuvre anonyme, produit, de même que le plain-chant, du génie et de la piété des âges, le romain avait atteint, à la fin du huitième siècle, une réelle perfection. Il se maintint, à peu près intact, jusqu’à la fin du douzième. Corrigé, au treizième, à l’usage des frères mineurs, par leur général le père Aimon, il fut répandu, par ses soins, dans tous les diocèses et il finit par abolir le texte pur. Or les modifications franciscaines étaient tout simplement lamentables. Elles bourraient l’office de phrases interpolées ou douteuses, l’encombraient d’histoires apocryphes ou inutiles, inauguraient ce système qui prévalut de sacrifier le temporal au personnel. Tel quel, cet office subsista jusqu’au seizième siècle. Alors le pape Clément VII voulut le remanier de fond en comble. Il s’adressa à un cardinal espagnol, appartenant, lui aussi, à l’ordre de saint François, et il sortit du travail de cette éminence ce qu’on appelle le bréviaire de Quignonez, une compilation hybride, sans queue ni tête, en dehors de toutes les traditions. On dut le subir, mais pas très longtemps, cette fois, car vingt-deux ans après qu’il eût été publié, un rescrit du pape Paul IV défendit qu’on le réimprimât.

Ce Souverain Pontife saisit le Concile de Trente d’un nouveau projet d’office canonial, mais il mourut et ce fut son successeur Pie V qui le reprit. Lui, entendait restaurer l’antique ordo et l’élaguer des proses parasites qui l’étouffaient ; il posait également en principe que l’on ne devait pas aisément recevoir des fêtes de nouveaux saints, de peur d’usurper la place réservée aux âges suivants et, quand le travail fut terminé, il le décréta obligatoire pour tous, décida qu’il ne pourrait jamais être changé et supprima d’un trait de plume les bréviaires datés de moins de deux cents ans.

Le sien n’était pas parfait, mais combien supérieur pourtant à ceux qu’il remplaçait ! Il avait au moins rétabli l’antiphonaire et le responsoral de l’époque de Charlemagne et reculé l’office des saints pour remettre en avant l’office du Temps.

Trente ans après, en dépit de la prohibition de Pie V de modifier en tout ou en partie, son œuvre, son successeur immédiat le pape Clément VIII, la jugeant incorrecte ou incomplète, la manipule et la rectifie à son tour ; et, agissant en sens inverse, il assure la prépondérance du sanctoral au détriment des féries ; ce que l’on avait gagné avec Pie V, on le perd avec Clément.

Voilà déjà pas mal de revisions du bréviaire. Ajoutons-en encore une d’Urbain VIII, au dix-septième siècle. Ce pape étant poète latin dota l’office de deux hymnes de sa composition, les hymnes de sainte Martine et de sainte élisabeth de Portugal ; deux séquences médiocres de plus ne tireraient pas à conséquence, mais ce qui fut pis, c’est qu’il ordonna de tripatouiller les antiennes et ce sont, hélas ! Ces retapages que le Romain chante encore !

L’histoire du bréviaire de Rome s’arrête là, car je ne compte pas diverses innovations récemment introduites dans la partie de la translation des fêtes ; elles ne touchent point, en effet, au cœur et à la vie même de l’office.

Quant à la liturgie gallicane, l’on peut, en examinant son ossature, la croire issue, en partie, des églises de l’orient. Elle fut, en somme, à ses débuts, une savoureuse mixture des rites du Levant et de Rome ; elle fut démantelée sous le règne de Pépin le bref, de Charlemagne surtout, qui, sur les instances du pape saint Adrien, propagea la liturgie romaine dans les Gaules.

Durant le Moyen-Age, elle s’augmenta d’hymnes admirables, de délicieux répons ; elle créa tout un ensemble de proses symboliques, broda sur la trame italienne les plus candides fleurs. Quand la bulle de Pie V fut promulguée, la liturgie française qui avait près de huit siècles d’existence était libre de ne pas agréer le bréviaire réformé de Rome. Elle l’accepta, par déférence. Les évêques détruisirent l’œuvre des artistes indigènes, brûlèrent, si l’on peut dire, leurs primitifs, n’en sauvèrent, en tout cas, que quelques-uns qu’ils enfermèrent dans la petite sacristie de leur propre diocésain. Seule, la métropole de Lyon conserva intact son dépôt et nous lui sommes redevables de pouvoir écouter, dans la vieille basilique de saint Jean, de très archaïques exorations et de très vénérables proses.

La perte des anciennes coutumes et la consomption des antiques prières furent, si nous ne nous plaçons qu’au point de vue de l’archéologie et de l’art, des actes de véritable sauvagerie, de pur vandalisme. Toute originalité disparut des offices.

— Oui, interrompit Durtal, ce fut quelque chose comme un rouleau compresseur qui aurait nivelé toutes les routes liturgiques de France !

— Enfin, reprit le moine, cet édifice fait de pièces et de morceaux dura, tant bien que mal, jusqu’au règne de Louis XIV. Alors, les idées gallicanes et jansénistes intervinrent et la démolition de la bâtisse, tant de fois réparée, fut résolue.

On abattit le bréviaire romain et on le reconstruisit sur de nouvelles bases.

Nous eûmes alors les œuvres de Harlay, de Noailles, de Vintimille. Ces prélats chambardèrent de fond en comble le psautier, n’admirent plus que des antiennes et des répons extraits des écritures : ils biffèrent les légendes des saints, amoindrirent le culte de la sainte vierge, évincèrent une série de fêtes, substituèrent aux anciennes hymnes des poésies de Coffin et de Santeuil. L’on enroba les hérésies de Jansénius dans le latin du paganisme. Le bréviaire parisien fut une sorte de manuel protestant que les jansénistes de Paris colportèrent dans la province.

Cela devint, au bout de peu de temps, dans les diocèses, une véritable pétaudière ; chacun se fabriqua un service à son usage, toutes les fantaisies furent permises. L’on vivait sous le régime du bon vouloir de l’ordinaire, quand Dom Guéranger parvint à ramener l’unité de la prière dans notre pays, en faisant adopter, une fois pour toutes, les rites de l’église de Rome.

À l’heure présente, la chrétienté est donc, — sauf les ordres religieux dont les offices avaient, ainsi que le nôtre, plus de deux cents ans, lorsque parut la bulle de Pie V, — assujettie au pouvoir du Romain tel que l’a accommodé, en le gâtant, Urbain VIII.

Il laisse fort à désirer, mais enfin, tel qu’il est, malgré l’incohérence que vous lui reprochez et j’ajouterai, moi, malgré le choix plus que médiocre de ses homélies et de ses leçons, il n’en présente pas moins un ample, un magnifique ensemble.

Il recèle des pièces de toute beauté ; songez aux messes pénitentielles du Carême et de l’Avent, à celles des quatre-temps, à la fête des palmes ; rappelez-vous l’office admirable de la Semaine Sainte et la messe des morts ; rappelez-vous les antiennes, les répons, les hymnes de l’Avent, du Carême, de la Passion, de Pâques, de la Pentecôte, de la Toussaint, de la Nativité et de l’Épiphanie ; songez aux matines, aux laudes, au merveilleux office des complies et convenez qu’il n’existe dans aucune littérature du monde d’aussi radieuses, d’aussi splendides pages !

— J’en conviens, père.

— Déclarons aussi, pour défendre ces pauvres saints qui empiètent si souvent sur les plates-bandes du Temporal, qu’ils sont, au point de vue liturgique — pour n’envisager que celui-là — bien utiles, car enfin, dans le cycle ecclésial, la vie du Christ s’écoule en six mois, pendant l’hiver et le printemps. À partir de la Pentecôte, durant l’été et l’automne, ce n’est plus que du remplissage et nos bons saints se groupent glorieusement, en masse, autour des grandes fêtes telles que l’Assomption, la Toussaint, la Dédicace des Églises. À propos de cette dédicace, lisez, dans le pontifical, la liturgie de la consécration d’une église ; vous trouverez, dans le texte de cette cérémonie, l’art du symbolisme porté à sa dernière puissance.

— Je l’ai lu et aussi le Pontifical des Vierges ; nous sommes du même avis, mon père ; le sublime est là ; mais c’est justement parce que j’adore la liturgie que je la voudrais sans taches et sans trous ; ce ne serait pas impossible, à obtenir pourtant, car le trésor de ses cassettes oubliées est immense. Il suffirait de l’ouvrir et de remplacer par les pièces de premier ordre que l’on en tirerait, les pannes dont le service divin s’encombre.

— Vous en parlez à votre aise, l’expérience est consommée et elle vous donne tort. Voyez ce que l’on a amendé de fois nos livres et rien n’est complet, rien n’est à point !

— Parce que les gens qui les ont révisés étaient sans doute des savants mais qu’ils n’étaient pas en même temps des artistes !

— Enfin, vous serez plus indulgent, j’espère, pour notre missel et notre bréviaire, à nous. Certes, il n’est pas exempt de reproches, mais vous avouerez qu’il est, dans ses grandes lignes, superbe. Moins chargé de fêtes adventices qui suppriment les offices des dimanches ou des féries, comme les fêtes de la sainte famille, de la prière au jardin des olives, de la sainte couronne, du saint suaire, des cinq plaies, de la lance et des clous, il a gardé une délectable saveur des anciens âges. Il a, le premier, recueilli les hymnes qui figurent maintenant dans le canon. C’est, en effet, saint Benoît qui inaugura l’insertion de proses ou séquences dans le corps des offices. Ses enfants ont su faire de l’eucologie chrétienne un florilège qui contient les plus beaux chants de saint Ambroise, de Prudence, de Sédulius, de Fortunat, de Paul Diacre, et d’autres poètes. Il n’a point, en tout cas, le vieux-neuf, les pièces ressemelées du romain…

— Ta, ta, ta, fit Durtal, en riant, vous trichez, père. Il a, lui aussi, notre hymnaire monastique, des poèmes façonnés en un prétentieux et bien mauvais latin ; et ils ne remontent pas à des époques très éloignées, ceux-là ! Ensuite, nous ressassons, autant que le Romain, l’incessante prose des confesseurs pontifes et non pontifes, « l’Iste Confessor » agrémenté sur tous les ordos des trois lettres M. T. V. pour les jours où il faut changer le troisième vers de la première strophe, parce que ces jours ne concordent pas avec la date même du décès du saint. Or, cette séquence anonyme, écrite en l’honneur de saint Martin, je crois, s’adapte fort mal au lot énorme des déicoles qu’elle encense. Elle fait allusion à des miracles opérés sur la tombe de saint Martin, à des guérisons, et nombre de pontifes et de non pontifes, auxquels on l’applique, n’ont effectué aucune cure, aucun prodige que je sache, après leur mort…

J’en reviens toujours à mes moutons, l’ancien répertoire de l’église regorge de pièces qui suppléeraient avantageusement, dans bien des cas, à celle-là.

Et il ne serait même pas nécessaire de chercher bien longtemps ; il n’y aurait qu’à ouvrir l’année liturgique de Dom Guéranger et le volume du chanoine Ulysse Chevalier sur la poésie liturgique du Moyen-Age, pour y découvrir des proses et des tropes d’un art autrement ingénu et d’une saveur autrement mystique que ceux de ces séquences passe-partout dont notre diurnal est plein.

— Voyons, à défaut de variété, confessez au moins que, dispensées des frelatages inventés par les chimistes d’Urbain VIII, nos hymnes sont authentiques et qu’elles fleurent bon le terroir où elles poussèrent et le siècle où elles naquirent.

— Oui ; j’ai confronté, du reste, les deux textes, le véridique et le sophistique, dans ce petit livre de l’abbé Albin que vous m’avez prêté, « la poésie du bréviaire ». Ce volume est, dans son genre, après les deux tomes un peu massifs de l’abbé Pimont, une merveille de clarté concise avec ses textes comparés, ses variantes, ses traductions françaises, anciennes et modernes, ses notes de métrique et d’histoire. Comment n’est-ce pas un Bénédictin qui a entrepris et réussi un pareil travail ?

— Bon, voici l’attaque qui tourne ! s’exclama en riant, le P. Felletin. Vous lâchez prise sur l’office, afin de vous jeter sur les moines.

— Pour cela, père, je ne vous laisserai jamais tranquille, car j’enrage, aimant les Bénédictins comme je les aime, de voir qu’ils se désintéressent des labeurs qui leur appartiennent. Et le ménologe de la famille de saint Benoît ? Il n’est pas d’institut religieux qui n’ait le sien ; voyez les franciscains, les Dominicains, les carmes, tous ont écrit des ouvrages où sont plus ou moins brièvement narrées les vies de leurs bienheureux et de leurs saints ; vous, rien ! — Et, à ce propos, tenez, votre bréviaire est-il assez incomplet ! Vous y célébrez à peine les fêtes de quelques-uns des vôtres ; et vos élues, vos saintes en « erte » telles qu’Austreberte, en « urge » telles que Walburge et Wéréburge, où sont-elles ?

— Si elles figuraient dans le propre de notre congrégation, vous nous reprocheriez de ne plus avoir d’office temporal, répliqua Dom Felletin. C’est justement parce que Notre Sanctoral personnel est peu chargé, que nous pouvons encore réciter l’office votif de la sainte vierge et de saint Benoît. Vous ne vous en plaignez pas, je pense ?

— Non, car ils sont d’un plain-chant ancien, très simple et vraiment exquis !

— Quant au ménologe, jadis Dom Onésime Menault, mort à Silos, commença une série de monographies Bénédictines ; une fois réunies, ces petites plaquettes auraient peut-être pu former un ou deux volumes de biographies curieuses pour l’histoire de notre ordre. Deux seulement parurent : la vie de saint Benoît d’Aniane et celle de saint Guilhem de Gellone. L’éditeur ne les vendit point et arrêta les frais.

Il est certain néanmoins que le ménologe dont vous parlez serait bien utile, mais il est trop tard pour nous y atteler ; ce n’est pas maintenant que nous allons vivre dans le désarroi hors de France qu’il faut songer à préparer des besognes de longue haleine…

Tous deux se turent. Ils étaient revenus au point de départ de leurs longues discussions, à l’exil et il était impossible qu’il en fut autrement, car ce départ était passé, chez tous, à l’état de hantise, d’idée fixe. Toute conversation même lointaine y ramenait.

— Bah, fit Durtal, qui sait ? il vous arrivera peut-être à l’étranger des novices studieux, aptes aux recherches et capables de les écrire ; plus les temps sont immondes et plus les vocations monastiques s’attestent.

Le moine hocha la tête.

— Sans doute, dit-il, mais ce qui m’inquiète, c’est cette agglomération de monastères réfugiés au même endroit. Si j’excepte Solesmes qui irait habiter dans l’île de Wight, les autres abbayes de la congrégation vont, toutes, se fixer, sauf celle de Marseille qui se rend en Italie, dans la Belgique et la Belgique n’est pas grande ! Saint Wandrille, saint Maur De Glanfeuil et le prieuré de sainte Anne de Kergonan auraient, si mes renseignements sont exacts, loué des maisons dans la province de Namur. Tous les trois sont, en somme, les uns sur les autres ; l’abbaye de Ligugé s’installerait, de son côté, un peu plus haut, dans le Limbourg, le prieuré de Wisques dans le Hainaut et nous, dans la Flandre Orientale.

Nous ne pouvons que nous étouffer, dans un espace aussi restreint ; mais ce qui est pis, c’est qu’au-dessus de nous se dresse une imposante et une très belle abbaye belge, l’abbaye de Maredsous. Elle est célèbre et prospère et elle est dirigée par l’abbé Primat de l’Ordre.

Forcément nous serons écrasés par elle, car il est bien évident — même en tenant compte de la prédilection qu’un Français éprouvera toujours à vivre plutôt dans un milieu français que dans un milieu belge — que l’intérêt de tout postulant sera de faire sa probation dans une véritable abbaye, plutôt que dans le je ne sais quoi où nous allons, pêle-mêle, nous entasser. Il ne faut pas se le dissimuler, l’ambiance des lieux et le décor sont indispensables pour soutenir une vocation ; là, où il n’y a point de cloître, d’église véritable, de noviciat séparé, de cellules réelles, il y a déchet pour les âmes. Or, savez-vous qu’il est question de nous fabriquer là-bas une vague chapelle dans un petit salon ; c’est la mort des cérémonies solennelles, la dispersion de la liturgie privée de son cadre et c’est notre but, notre raison d’être même qui disparaît… Pourvu, mon Dieu, si l’exil dure, que nous ne finissions pas par nous effriter, par tomber de nous-mêmes, en poudre, dans la nostalgie, dans le marasme !

Durtal n’eut pas le courage de protester, car il n’augurait rien de bon du séjour de ses Bénédictins à l’étranger.

Le silence devenait pénible. Ce fut un soulagement quand, impatientée, Mme Bavoil vint dans le jardin leur rappeler qu’il était l’heure de s’en aller, chacun, dîner.

XIV

M’expliquerez-vous à la fin ce que cela veut dire, s’exclama Mme Bavoil qui brandissait des journaux au-dessus de la tête de Durtal, assis, après déjeuner, devant une tasse de café.

Car enfin, reprit-elle, ou c’est moi qui suis démente ou ce sont les autres qui sont fous. Voilà toutes les Carmélites qui, ne voulant pas demander l’autorisation au gouvernement, se sauvent. C’est une véritable débandade ; sauf le carmel de Dijon et de quelques autres villes, tous, et il y en a une vraie ribambelle, — tenez, regardez, — bouclent leurs malles ; comprenez-vous cela ?

— Je ne comprends pas plus que vous, répondit Durtal en rendant à Mme Bavoil, son journal. Les Carmels ont reçu une lettre de leur supérieur à Rome, le cardinal Gotti, leur prescrivant de filer, et la presse maintenant, sur la déclaration du P. Grégoire, définiteur de l’ordre pour la France, spécifie, formellement, que cette lettre du cardinal est un faux. Que croire ? je l’ignore.

— Faux ou pas, la question n’est point là. Les Carmels sont des maisons d’expiation et de pénitence ; ils doivent appeler la persécution et non la fuir ; est-ce que les Carmélites de Compiègne n’ont pas été envoyées par le tribunal révolutionnaire de Paris à l’échafaud ? Ont-elles eu peur, ont-elles décampé, celles-là ?

— Vous devenez belliqueuse, madame Bavoil ; qu’est-ce qui vous prend ?

Mais sans répliquer, Mme Bavoil s’assit sur une chaise et continua :

— Je suis exaspérée par ce que je lis. Ah ! Jeanne de Matel avait raison de dire que l’on gagne Dieu en se perdant. Si ces moniales s’étaient perdues en lui, elles attendraient, impassiblement, qu’on les chassât.

Celles-là détalent, vos Bénédictins aussi ; et les Chartreux, les Dominicains, les franciscains, les trappistes, les Bénédictins de la pierre-qui-vire, sollicitent l’autorisation. Pourquoi ces différences ?

— Je n’en sais rien. Le Pape a permis, sous certaines réserves, de se conformer à la loi ; les instituts qui s’y soumettent ne peuvent donc avoir tort, mais je m’imagine aussi que ceux qui refusent d’obéir à d’iniques édits ont raison.

— C’est une réponse de Normand, notre ami ; puisque Rome consent, pourquoi des ordres se montrent-ils plus papalins que le Pape ?

— Allez le leur demander ; mais puisque vous désirez savoir mon opinion très franche, la voici : je pense que, sauf pour des œuvres de bienfaisance que le gouvernement est incapable de remplacer, les pétitions des couvents seront rejetées en bloc par les chambres et je ne vois pas dès lors qu’il y ait lieu pour des moines de s’infliger de vaines et d’humiliantes démarches…

— Mais, sapristi, un moine, c’est fait pour être humilié ! s’il n’accepte pas humblement, joyeusement, les camouflets, voulez-vous dire en quoi il est supérieur aux autres hommes ; ah ! Je vais vous vider le fond de mon sac, car j’étouffe, à la fin ; eh bien, il y a un affaissement de l’esprit religieux ; les monastères sont en pleine décadence ; vous me racontiez, un jour, que si des catastrophes telles que l’incendie du bazar de la charité, avaient pu se produire, cela venait de ce qu’il n’existait pas assez de cloîtres de réparation, de refuges de pénitence ; l’équilibre était rompu ; les paratonnerres étaient insuffisants.

— Oui.

— Eh bien, êtes-vous sûr que ceux qui subsistent ne soient pas, voyons, comment dire…

— Rouillés, désaimantés, si vous aimez mieux.

— C’est cela ; eh bien, êtes-vous sûr que si le seigneur a sévi, c’est parce que la quantité manquait ; ne croyez-vous pas que ce fut surtout parce que la qualité faisait défaut ? Moi, j’ai grand’peur que les réservoirs d’expiation, bouleversés par le souffle démoniaque, ne se relâchent.

— Je l’ignore.

— Si ce que je présume est exact, il faut s’attendre à ce que le bon Dieu tombe sur nous et nous oblige à lui donner un coup de main, pour remettre les choses en place, et vous savez comment il procède, dans ces cas-là, il vous accable d’infirmités et d’épreuves. Les catholiques qui regardent tranquillement partir en exil leurs quelques défenseurs, vont subir toutes les maladies, toutes les tribulations, tous les maux ; bon gré, mal gré, ils écoperont ; car la canaillerie de la France va se trouver sans contre-poids.

— Le fait est que c’est une triste aventure que cette fuite des Carmels ! Et, en effet, en supposant même que les ordres durs aient autant besoin que les autres de réformes, ils n’en étaient pas moins d’utiles parafoudres ; mais il ne sied pas de s’en prendre aux cloîtres qui s’acquittent plus ou moins bien de leur mission, de l’état de décomposition où nous sommes ; prenez-vous-en surtout aux évêques, au clergé, aux fidèles, à tous les catholiques, en un mot.

Les Evêques, je n’en parle pas ; à part les anciens, promus en des temps meilleurs, les autres ont été, pour la plupart, apprivoisés et chaponnés dans les cages des cultes ; quant au clergé, il tourne au rationalisme ou alors il se révèle d’une ignorance et d’un laisser-aller qui désolent. La vérité est qu’il est le produit de méthodes obsolètes et futiles, de méthodes mortes. L’éducation des séminaires est à jeter à bas ; on étouffe dans ces classes où l’on n’a jamais ouvert une fenêtre, depuis la mort de M. Olier. L’instruction y est surannée et les études nulles. Mais qui aura le courage de casser les vitres, de chasser un peu d’air frais l’humide touffeur de ces pièces ?

Les fidèles, eux, ils ont poussé à la roue et aidé à faire du catholicisme ce qu’il est devenu, ce quelque chose d’émasculé, d’hybride, de mol, cette espèce de courtage de prières et de mercuriale d’oraisons, cette sorte de sainte tombola où l’on brocante des grâces, en insérant des papiers et des sous dans des troncs scellés sous des statues de saint !

Mais, à dire vrai, la question est plus haute et elle remonte plus loin que ces dévotions d’origine récente ; depuis de longues années déjà, en France, la religion macère dans une mixture de ce vieux suint janséniste que nous n’avons jamais pu éliminer et de ce suc tiède que les jésuites nous injectèrent, dans l’espoir de nous guérir. Hélas ! Le remède n’a pas agi et ils ont ajouté à un desséchant, un déprimant. Le bégueulisme imbécile, la peur de notre ombre, la haine de l’art, l’incompréhension de tout, l’inindulgence pour les idées des autres, nous les devons aux disciples de Jansénius, aux appelants. La passion des dévotionnettes, la prière sans liturgie, la suppression des offices soi-disant compensés par de grands saluts en musique, le manque de nourriture substantielle, le régime lacté des âmes, c’est des pères de la compagnie de Jésus que nous les tenons. Les idées de ces irréconciliables ennemis ont fini par se fondre dans nos âmes, en cet étrange amalgame d’intolérance sectaire et de pieusarderie féminine dans lequel nous nous désagrégeons.

Certes, maintenant qu’on les traite en parias, je plains les jésuites qui sont de braves et de saintes gens et comptent parmi eux des conducteurs d’âme et des savants fort supérieurs, entre nous, à ceux des autres ordres. Mais quoi ? Quel a été le résultat de leur éducation ? Des trouillot, des monis ou alors de fades jeunes gens qui se cachent plus que les autres pour courir la gueuse, mais qui seraient incapables de risquer une torgnole pour protéger leurs maîtres ou défendre l’Eglise.

L’expérience est acquise. Aucun homme de surprenante valeur n’est sorti de ces manutentions ; elles vont disparaître ainsi que celles des autres instituts qui n’ont pas mieux réussi que les jésuites, d’ailleurs ; qu’y perdrons-nous ?

— Ce n’est pas leur faute, opina Mme Bavoil ; l’on ne saurait avec de mauvais draps façonner de bons habits.

— Sans doute, mais laissons cela et avouons qu’en thèse générale, les revendications que nous formulons sont plutôt hypocrites. Nous réclamons aujourd’hui la liberté et nous ne l’avons jamais accordée aux autres ! Si demain le vent tournait, si c’était un des tristes légumes récoltés dans nos potagers catholiques, qui supplantait Waldeck, nous serions encore plus intolérants que lui et nous le rendrions presque sympathique ! Nous avons embêté tout le monde, madame Bavoil, alors que nous disposions d’un soupçon d’autorité, on nous le rend ; tout se paie ; le moment de l’échéance est venu.

Remarquez bien d’ailleurs que les jacobins qui nous oppriment ne sont pas issus d’un germe momentané ; ils sont la résultante d’un état spécial ; ils ont été engendrés par la faiblesse de notre foi, par l’anémie de nos prières, par la veulerie de nos instincts, par l’égoïsme de nos goûts.

Ah oui ! Les catholiques ont tout mérité ; nous devrions nous répéter cette phrase, chaque matin et chaque soir, à genoux, devant Dieu et devant les hommes !

— Comment nous tirerons-nous de ce pétrin, notre ami ?

— Je ne sais, mais je suis cependant certain que Notre Seigneur extraira le bien du mal ; s’il permet que son église soit suppliciée, c’est qu’il entend la préparer par la persécution à de nécessaires réformes ; le glas des ordres sonne, les cloîtres vont disparaître. Il les remplacera par autre chose. Pas plus que l’Eglise, l’idée monastique ne peut périr, mais elle peut se modifier. Ou il créera des instituts nouveaux plus en accord avec les données de notre temps, ou il greffera sur les anciens de nouvelles branches ; nous verrons sans doute un développement des affiliations et des tiers-ordres qui, par leur devanture laïque, échappent aux contraintes des lois. Je ne suis point inquiet, à ce point de vue, la sainte vierge saura bien, quand elle le voudra, grouper les gens.

Là-dessus, je vous souhaite le bonsoir et je m’en vais à l’abbaye dire adieu au P. de Fonneuve qui part, ce soir, pour la Belgique et assister à la dernière prise de coule qui aura lieu, après les Vêpres.

— Qui prend la coule ?

— Un jeune séminariste novice, le frère Cholet.

— Vous le connaissez ?

— Non, je sais seulement qu’il est poitevin, ce qui n’est pas précisément une recommandation, car s’il a les vices de son pays d’origine, il sera singulièrement musard et sournois ; enfin, espérons que celui-ci, en n’étant pas un propre à rien, fera exception à la règle de sa race.

Lorsque Durtal pénétra dans le cloître, il fut assourdi par les coups de marteaux qui frappaient de toutes parts. Leur vacarme sortait, à tous les étages, par toutes les fenêtres. L’on clouait partout des caisses. La salle des hôtes dans laquelle il entra était bourrée, du plancher au plafond, de tables de bois blanc, les pieds en l’air, de bureaux d’écoliers peints en noir, de tabourets raccommodés, de chaises de paille ; c’était pitié que de voir la misère de ce mobilier dont le plus indigent des ouvriers n’eut pas voulu !

Et dans une autre pièce, il aperçut, en tas, des cheminées à la prussienne, des seaux de coke rouillés, des gerbes de pincettes et de pelles, des amas de tuyaux de poêle, des coudes de tôle, des chaises percées pour les malades, des cuvettes et des pots, fêlés, égueulés, privés d’anses.

— Pourquoi, diable, emportez-vous ce fourbi qui ne vaut pas la paille dont on l’enveloppe ? Demanda-t-il, au p. Ramondoux, le préchantre, en train de dresser l’inventaire de ces pauvretés que des convers et des novices emportaient, à mesure qu’elles étaient inscrites.

Et de la voix de tonneau, il s’échappa une réponse touchante :

— Evidemment, au point de vue pécuniaire, il serait préférable d’abandonner tout ce bric-à-brac dont la valeur sera dépassée par les frais de transport ; mais l’exil sera moins pénible avec les choses dont on a l’habitude ; on se retrouvera plus vite chez soi, là-bas, avec ces vieux ustensiles qu’avec des neufs.

Et, comme Durtal s’enquérait de Dom de Fonneuve.

— Il est à la bibliothèque, répartit le père ; c’est lui qui surveille l’emballage des livres.

Dans les corridors qu’il traversa, Durtal se heurta contre de nouvelles barricades de débarras. Des lits de fer étaient pliés, ainsi que des casiers de bouteilles, le long des murs, des matelas en galette s’empilaient près de seaux de toilette, de cruches de grès, de thomas de faïence et de jules de zinc ; de la vaisselle traînait dans du foin. Il croisait des moines auxquels il serrait, silencieusement, la main ; c’était une solitude de gens dans une confusion d’objets ; chacun, livré à ses tristesses, se taisait.

Il gagna l’escalier à vis du quinzième siècle et monta dans le tapage des marteaux, jusqu’au second étage ; la porte de la bibliothèque était ouverte ; l’on plongeait du palier dans une enfilade de pièces, très élevées de plafond, pleines, du haut en bas, de volumes. Le long des rayons en bois blanc, des échelles à roulettes couraient, chargées de novices parmi lesquels Durtal reconnut le frère Gèdre et le frère Blanche.

Dans un angle, le P. de Fonneuve, le visage décomposé, était assis. D’un geste, il désigna à Durtal toutes les rangées du bas, remplies de vieux in-folios et les larmes lui vinrent aux yeux.

Ces casiers qu’il montrait contenaient les grandes collections de l’abbaye ; c’étaient les enfants chéris du prieur, ces bouquins poudreux, reliés en parchemin, en veau fauve aux ors effaçés et aux titres éteints.

Il promenait Durtal devant, le forçait à se baisser pour les voir de plus près, tirait un tome des rayons.

Celui-là est rare, soupirait-il, indiquant les antiques volumes des « Annales minorum » de Wadding ; et Durtal passait, en une brève revue, le « monasticon anglicanum », l’histoire littéraire de la France des Bénédictins de saint Maur, « le recueil des historiens des Gaules », « la Gallia christiana », les « Acta sanctorum », en l’ancienne édition, le « de antiquis ecclesiae ritibus » de Martène, les « Annales de Mabillon », le Bulteau, les collections des le nain de Tillemont, de Dom Ceillier, de Muratori, la collection des conciles de Mansi.

— Tenez, mon cher enfant, regardez si nos in-folios de Baronius sont beaux. C’est l’édition de 1738 à laquelle sont joints les « Annales sacri » de Tornielli ; c’est la meilleure édition, car celle de Bar-le-duc ne renferme pas les indices.

Et voici la patrologie et toute la série des Migne, le répertoire des sources historiques au Moyen-Age, du chanoine Ulysse Chevalier, les glossaires de Du Cange, le dictionnaire de Lacurne de Sainte-palaye, les solides outils des travaux des cloîtres.

Le P. De Fonneuve parlait à voix basse et ses mains tremblaient, en écoutant sonner les marteaux. Il semblait, à chaque caisse, que l’on clouait, qu’on ensevelissait dans un cercueil, l’un des siens.

Qu’est-ce que tout cela va devenir à l’étranger, dans un château où il n’y a pas de place pour les loger, où aucune bibliothèque ne sera prête pour les recevoir ? murmurait-il.

Oui, prenez, dit-il, au petit frère Blanche qui se présentait avec sa bonne figure souriante, pour le prévenir qu’il allait déménager les in-folios.

Il saisit le bras de Durtal ; descendons, fit-il. Ils enfilèrent une autre pièce ; celle-là n’était déjà plus qu’à moitié pleine. Des vides s’allongeaient dans les casiers, des livres qui n’étaient plus calés par les autres gisaient, étalés dans des amas de poussière, sur les planches.

Il hâta le pas et emmena Durtal, en bas, dans le cloître, mais là encore, il se cogna contre des casiers, contre des pyramides d’objets hétéroclites descendus des greniers et déposés sous les arcades, en attendant qu’on les emballât.

— Allons dans le jardin, loin de ce tohu-bohu ; — ils se dirigeaient vers la porte quand ils rencontrèrent M. Lampre. Lui, sortait de chez le P. Abbé ; il paraissait abattu et sa barbe sanglière semblait tirée, comme tourmentée par un fourragement fiévreux de mains.

— Eh bien, demanda-t-il, l’empaquetage de bouquins avance ?

— Oui, répondit le père, avec un soupir.

— Et vous partez toujours, ce soir, pour la Belgique ?

— Oui, mais je n’y séjournerai guère et rejoindrai sans tarder le Val des Saints, car je tiens à surveiller, moi-même, la mise des étiquettes sur les caisses. Ah ! Il s’en écoulera du temps avant que l’on n’ait réinstallé et classé cette bibliothèque dans un grenier, Dieu sait où !

Il y eut un silence, puis, se parlant plus à lui-même qu’à ses deux compagnons, le vieux religieux reprit :

— Pour nous autres, enfermés dans un monastère, peu au courant des incidents qui se produisent depuis des années, au dehors, quel réveil ! — mais lorsqu’on marche sur sa soixante-treizième année et que le sommeil devient, de jours en jours, plus rare, l’on est bien forcé, la nuit, de méditer son examen de conscience et alors on se pose la question de savoir si le seigneur, mécontent de ses ordres, ne tolère pas cette persécution pour les punir.

Oui, cette idée me hante, pendant mes insomnies, et je commence à croire que nous n’avons pas volé le châtiment que le sauveur nous inflige.

Voyez-vous, continua Dom De Fonneuve, après un silence, certainement on aime bien le bon Dieu, dans cette abbaye ; je puis assurer, sans mentir, qu’elle ne détient aucun mauvais moine, mais est-ce suffisant ?

Un mot a été prononcé, il y a quelques années, par un postulant venu du monde et que nous avons d’ailleurs congédié, pour motif de non vocation ; ce mot je n’ai pu l’oublier et il m’obsède, le voici : « on ne mange pas mal dans ce cloître, on y dort suffisamment, on n’y travaille pas et l’on y fait son salut, c’est mon affaire. »

L’exagération est manifeste, mais…

— Voyons, père, fit Durtal, on ne mange pas si bien que cela, chez vous !

— On ne mange pas bien !

— C’est mangeable, soyons juste, mais ce n’est pas un régal ; le péché de gourmandise est sauf.

Le père tombait de son haut.

— Vous êtes difficile, dit-il, moi je trouve que c’est bon, trop bon ; au reste, cette question de la cuisine n’est que subsidiaire ; mais elle se rattache à tout un ensemble de choses qui m’inquiète.

Je suppose, en effet, que je ne sois pas entré au cloître, que je sois resté dans le monde, ainsi que vous. J’aurais eu certainement bien des épreuves, bien des peines que j’ai évitées, en étant en clôture. Il m’aurait fallu gagner ma vie, payer mon terme, élever des enfants si je m’étais marié, soigner peut-être une femme malade ; d’autre part, admettons que, n’étant point demeuré laïque, je sois curé ou vicaire dans une campagne, j’aurais alors charge d’âmes, je devrais courir dans les hameaux de ma paroisse pour dispenser des secours, me débattre avec mon évêque et des municipalités souvent hostiles, mener une vie de chien, en un mot.

Au lieu de cela, je suis tel qu’un coq en pâte, qu’un rentier. Je n’ai à m’occuper ni de ma nourriture, ni de mon loyer, ni d’enfants ; je n’ai pas à porter, la nuit, le viatique, souvent au loin ; j’ignore les arias de l’existence ; et je pense qu’en échange de tant de tracas supprimés, je n’ai pas donné grand’chose à Dieu…

Il me semble, pour tout dire, que j’ai tiré mon épingle des holocaustes.

— Oh ! père, vous biaisez, s’exclama Durtal ; vous avez travaillé, toute votre vie, sans jamais prendre aucun repos. Et l’existence en commun si pénible et que tous les autres évitent, et les levers à quatre heures, l’hiver, et les longs offices dans une église froide, et le manque de liberté, et les mortifications dont vous ne parlez pas !

— Mais c’est l’enfance de l’art du seigneur, mon cher ami ; moi, je vois clair, je me suis, personnellement, beaucoup trop écouté ; quand je me sentais un peu souffrant, je m’imaginais de faciles excuses pour ne pas descendre à Matines !

— Vous, fit M. Lampre, c’est le P. Abbé qui à dû vous interdire, à certains moments, d’être présent à l’office de nuit ; vous défailliez de faiblesse dans le chœur et l’on était obligé de vous remonter dans votre cellule.

— Il est évident, reprit le moine qui ne les écoutait pas, que nous manquons de vie intérieure dans nos cloîtres ; nous nous figurons que lorsque nous avons récité l’office, nous sommes quittes avec Dieu ; c’est là une sérieuse erreur ; il faut aussi travailler et souffrir et nous paressons et nous ne nous immolons pas. Où est dans tout cela la sainte folie de la croix ?

— Ah çà, père, répliqua M. Lampre, sauf votre respect, vous vous moquez de nous. Vous êtes couvert d’infirmités ; il y a des mois où vous ne pouvez mettre un pied devant l’autre, où vous vous traînez pour atteindre la chapelle, le long des murs. Des immolations ? Mais en voilà ! que voulez-vous de plus.

Qu’il n’y ait pas dans les monastères assez de religieux arrivés à la vie unitive et fondus en Dieu, d’accord et il y a assez longtemps que je me tue à vous le crier ! Mais enfin, voyons, au Val des Saints, vous l’attestiez tout à l’heure, il n’y a pas de mauvais moines ; c’est déjà un point ; d’un autre côté, la situation spirituelle y est meilleure que dans bien des abbayes plus riches où l’argent, comme partout, poursuit son œuvre de détraquement et les démoralise. Vous êtes heureusement pauvres et n’êtes pas par conséquent agités de la monomanie de bâtir des palais et d’acheter des parcs.

Le noviciat est rempli de petites âmes blanches ; il me semble que vous allez pâtir et réparer plus pour les autres que pour vous-même.

Durtal souriait devant ce renversement des rôles. C’était M. Lampre qui défendait maintenant les Bénédictins, alors que c’était lui qui d’habitude les attaquait.

— Nous avons aussi l’orgueil de notre robe à expier, reprit, d’une voix plus basse, le P. De Fonneuve ; nous vivons sur une antique réputation dont nous ne sommes plus dignes ; il est temps de faire notre mea culpa, maintenant que le bon Dieu nous frappe.

Durtal le regardait. Le vieillard avait les yeux pleins de larmes ; il parlait si humblement, d’un ton si convaincu.

Durtal qui l’admirait et l’aimait pour sa grande science et sa grande bonté ne put s’empêcher de l’embrasser ; et le vieil homme se mit alors à sangloter contre l’épaule de son ami.

Puis il regimba.

— Voyez, le beau moine ! s’exclama-t-il, en tâchant de sourire ; une femmelette ne serait pas plus faible ; ah ! Je peux dire que je n’ai pas volé, moi, ce qui m’arrive ! Au fond, c’est parce que j’ai vu emballer des livres auxquels je m’étais trop attaché, que je me suis attendri de la sorte ; cela t’apprendra, sotte bête, à ne pas suivre ta règle qui te défend de tenir à quoi que ce soit !

Adieu, je vais boucler ma valise ; je serai de retour dans quelques jours. Vous assisterez à notre prise de coule, n’est-ce pas ?

— Bien entendu, père.

Le vieux prieur s’éloigna.

— Vous avez causé avec le révérendissime ? demanda Durtal à M. Lampre.

— Oui, sa décision est prise. Aucun religieux, sauf le P. Paton, ne restera au Val des Saints ; c’est l’écroulement définitif de notre projet d’offices. Le père abbé désire d’ailleurs vous en parler lui-même, car il a, en même temps, quelque chose à vous proposer.

— Quoi ?

— Il ne me l’a pas conté.

Les cloches sonnèrent les coups de vêpres ; tous deux se rendirent à l’église. Après l’office qui n’eut rien de particulier, car c’était celui d’un simple confesseur pontife, coté sous le rite double, l’abbé revêtit une étole blanche et, à la suite des pères marchant en tête, et précédé par le frère Blanche qui portait sa crosse et par le frère Gèdre sa mitre, il regagna, à travers la grande allée de l’église, le cloître.

M. Lampre et Durtal emboîtèrent le pas derrière lui sous les galeries et entrèrent, à leur tour, dans la salle du chapitre, une vaste pièce, plafonnée de poutres, garnie, le long de ses murs, de simples bancs, occupée au bout par la cathedra élevée de quelques marches et au-dessus de laquelle était cloué un crucifix. Deux tabourets étaient placés de chaque côté de ce trône et, à droite, se dressait une table sur laquelle étaient posés, un bassin, une aiguière et des serviettes.

Au milieu de la salle, en face du siège abbatial, il y avait un tapis, deux flambeaux allumés, deux chaises, une pour le novice, l’autre pour le P. Felletin et devant celle destinée au novice, un escabeau et un coussin de velours rouge.

Lorsque tous furent assis, le P. Felletin s’avança vers le P. Abbé, le salua et dit, en latin :

— Révérendissime père, la règle a été lue déjà, pour une première fois, à notre frère Baptistin Cholet ; vous plaît-il de le revêtir de la coule des novices ?

— Allez et amenez-le.

Le P. Felletin sortit et revint, quelques minutes après, avec le frère Cholet qui baissait, intimidé, les yeux.

Il se prosterna, étendu à plat ventre sur le plancher.

— Quid petis ? que demandez-vous ?

— La miséricorde de Dieu et la confraternité avec vous.

Et l’Abbé répondit :

— Que le seigneur vous associe à ses élus !

— Amen.

L’Abbé reprit :

— Surge in nomine Domini ; levez-vous, au nom du Seigneur.

Le frère se leva et se mit à genoux ; l’abbé lui montra la règle de saint Benoît, s’enquit de savoir s’il voulait l’observer et, sur sa réponse affirmative, il répliqua « que Dieu achève ce qu’il a commencé en vous » puis il parla, remerciant le sauveur qui lui donnait, dans les moments si douloureux qu’il traversait, la consolation de voir persévérer une vocation dans son abbaye, et lorsqu’il eut fini son allocution, il se coiffa de la mitre simple, en toile d’argent, entonna l’antienne « mandatum novum do vobis » et les versets, les mêmes que ceux chantés au lavement des pieds du jeudi saint, alternaient, échangés par les deux chœurs des moines.

Dès le début de l’antienne, le postulant, après avoir salué l’officiant, était allé s’asseoir sur la chaise préparée à son usage, en face du trône et il avait défait ses bas et ses chaussures et tendu ses pieds nus sur l’escabeau.

Et l’abbé, la taille ceinte d’un linge, suivi des assistants et du P. Emonot, remplaçant le cérémoniaire, le P. d’Auberoche, parti à Paris pour dénicher de l’argent, s’agenouilla sur le coussin de velours. L’un des assistants tint le bassin, un autre versa de l’aiguière de l’eau tiède parfumée de plantes aromatiques, et le révérendissime lava les deux pieds du frère, les essuya, avec une serviette dont il se servit ensuite pour couvrir seulement les doigts, en laissant le reste des pieds à nu, puis il les baisa, et, chacun vint à son tour s’agenouiller et les baiser.

À la façon dont s’appliquait la bouche, l’on pouvait se rendre compte du plus ou du moins de ferveur et d’affection des pères et des frères ; les uns appuyaient les lèvres, embrassaient réellement, voyant en ce nouveau venu, ainsi que dans tout hôte, l’image du Christ ; les autres embrassaient aussi fortement, par affection fraternelle ; d’autres, au contraire, frôlaient seulement, se bornaient à remplir un devoir, sans y attribuer plus d’importance. Durtal, lui, rêvait à cette coutume, issue des premiers âges, perpétuée par l’église, à cette leçon d’humilité que saint Benoît infligeait à tous ses moines… et, soudain, il ne put s’empêcher de sourire ; le père Philogone Miné, assis, la tête perdue, dans un coin, la recouvrait subitement, ainsi que d’habitude, alors qu’il s’agissait d’un office. Il se démenait et, soutenu par deux frères, se traînait jusqu’au coussin, déposait, en souriant, un bon gros baiser sur les pieds du petit Cholet et était ramassé avec peine et reconduit à son banc.

Quand tous eurent ainsi défilé, sur un signe du maître des cérémonies et tandis que le chœur chantait le cantique : « Ubi charitas », le novice se rechaussa et vint se mettre à genoux, au milieu du chapitre ; les religieux en firent autant, devant leurs bancs.

L’abbé ôta sa mitre et chanta, tourné vers son siège, une série de versets, récita le Kyrie Eleison et le pater et termina par trois oraisons dont la dernière empruntée à l’office du patriarche : « renouvelez, Seigneur, dans votre église, l’esprit qui animait à votre service le bienheureux Benoît, abbé, afin qu’en étant remplis, nous aimions ce qu’il a aimé et accomplissions les œuvres qu’il a prescrites. Par J.-C. N.-S. »

Tous les moines ayant répondu Amen, le révérendissime, en tête du chapitre, se retira.

Cette cérémonie devait se compléter, le lendemain matin, à la grand’messe où, après l’antienne de la communion, suivie du veni creator, l’abbé imposait la coule au novice qui allait ensuite accoler ses frères les novices, et s’installer à la place qu’il devait désormais occuper au chœur.

Cette solennité préliminaire du « mandatum » était toujours touchante par cette prosternation d’un abbé aux pieds de l’enfant qu’il accueillait, parmi les siens ; Durtal y avait assisté, nombre de fois, mais dans les circonstances où celle-ci se produisait, la veille d’un départ pour l’exil, elle devenait singulièrement émouvante.

Il ruminait ces réflexions sous les arcades du cloître, quand le P. Ramondoux vint l’aviser que l’abbé l’attendait pour l’entretenir.

Il monta au premier étage où était située la chambre du révérendissime. Elle ne différait de celles des autres que parce qu’elle possédait, en sus, un petit cabinet à peu près noir, dans lequel était un lit de fer semblable à tous ceux de la communauté ; le reste était aussi minable : murailles badigeonnées au lait de chaux, bureau peint en noir, chaises et fauteuil de paille, armoire de bois blanc et sur la cloison, une croix de chêne sans Christ, et la vierge en couleur de beuron sous passe-partout.

Dom Anthime Bernard serra la main de Durtal qui baisa son anneau et il lui dit, lorsqu’ils furent assis :

— Mon cher enfant, voici près de deux années que vous vivez près de nous et avec nous ; tous vous aiment et vous estiment ; dans quelques jours, nous allons vous quitter puisque le P. Felletin m’affirme que vous n’avez point l’intention de nous accompagner en Belgique ; je n’ose vous donner tort, car je ne sais même pas comment nous allons être organisés dans ce pays de Waes dont les habitants ne parlent que le flamand, mais, une fois débrouillés, je vous avertirai et vous allez me promettre que, dès que votre chambre sera prête, vous viendrez nous voir ; c’est convenu, n’est-ce pas ?

Durtal s’inclina.

— Maintenant, autre question. M. Lampre aurait été heureux et, vous aussi, je crois, que je pusse conserver un certain nombre de pères, ici, pour garder le monastère et continuer l’office. Cela n’est pas possible. Outre les ennuis que cela nous attirerait de la part du gouvernement auquel nous fournirions peut-être un prétexte pour mettre la mainmise sur l’abbaye, j’ai besoin de tout mon personnel là-bas et il va être bien réduit par les permissions que je suis forcé d’accorder à beaucoup de mes moines, désireux d’aller visiter leur famille, avant de s’acheminer vers l’exil.

Je tenais à vous dire cela, moi-même, pour que vous sussiez bien que je ne pouvais me conduire autrement ; il me reste maintenant une demande à vous adresser.

Vous n’ignorez pas qu’il est de notre devoir strict d’empêcher, à tout prix, une interruption de l’office ; il faut donc que le service liturgique persiste ici, jusqu’au moment où nous pourrons le reprendre en Belgique.

En sus du P. Paton, qui à cause de nos vignobles, ne peut s’éloigner du Val des Saints, je laisserai, pendant les quelques jours nécessaires, le père sacristain et un novice, le frère Blanche. Cela fait trois. Je n’ai pas le quatrième indispensable pour composer le chœur ; les quelques-uns auxquels j’avais songé, ayant justement sollicité un congé, durant ce temps. Or, j’ai pensé que vous consentiriez à faire ce quatrième. Vous connaissez l’office aussi bien que nous, depuis deux ans que vous le pratiquez. Vous êtes oblat, Bénédictin comme nous, il n’y a donc point de difficultés.

— Cela dépend ; s’il ne s’agit que de réciter l’office, je puis, en effet, m’en tirer. S’il s’agit au contraire, de le chanter ou de servir la messe, j’en suis absolument incapable.

— Il ne s’agit de rien de cela ; les convers adjoints au père Paton serviront les messes et, en admettant même qu’ils doivent être tous retenus, en même temps, dans le vignoble, le frère Blanche que je délègue justement comme aide des deux pères s’en chargera. Quant au chant, il n’y en aura point, les deux pères étant totalement dénués de voix. On se bornera donc à psalmodier.

— Alors c’est convenu.

— Je vous remercie. L’existence, seul, ici, va devenir bien lourde pour vous, reprit l’abbé, après un silence. N’avez-vous pas l’intention d’évacuer, après notre départ, le Val des Saints ?

— Certes, je n’ai jamais été un fervent de la campagne et si j’y suis venu, c’est à cause de l’abbaye. L’abbaye disparue, rien ne m’intéresse ici. Après bien des réflexions, il me semble que le plus sage serait d’abandonner la province qui m’horripile, d’ailleurs, et de retourner à Paris. Je tâcherai de choisir un quartier tranquille, d’y dénicher un logis clair et sec, à bon compte, près d’une chapelle, s’il y a moyen.

— Pourquoi n’iriez-vous pas près de nos amies, les Bénédictines de la rue monsieur. Elles ont grand’messe et vêpres chantées, chaque jour ; ce sont de saintes filles ; vous pourriez dans leur sanctuaire suivre vos offices.

— C’est une idée, en effet ; mais à propos, permettez-moi, mon révérendissime, de vous interroger, car j’ai besoin, moi-même, d’être fixé sur le moment où je pourrai arranger mes affaires ; quand a lieu l’exode de vos religieux ?

— La semaine prochaine ; le noviciat partira en bloc avec les convers, sous la direction du P. Felletin. Ils feront, en arrivant, le plus gros de l’ouvrage et prépareront l’oratoire et les chambres. Une équipe de pères, avec Dom de Fonneuve, nous quittera ensuite et lorsque ceux-là seront déjà tassés, j’emmènerai avec moi le reste de l’abbaye. Je tiens à demeurer, le dernier, à bord.

— Bien, alors, moi, je prendrai le train pour Paris, aussitôt que le service liturgique sera recommencé en Belgique.

— C’est entendu.

Durtal rebaisa l’anneau du P. Abbé et, une fois hors du couvent, il se heurta contre le curé qui s’y rendait.

Celui-ci se mit aussitôt à geindre sur la situation politique et à déplorer le bannissement des moines.

Il parlait, intarissable.

Mon Dieu, pensa Durtal, lorsqu’il fut débarrassé de cet importun, il sied d’être équitable. Je pardonnerai difficilement à ce prêtre d’avoir aboli le plain-chant et embrené nos oreilles de ses fredons, mais, si, contrairement à son avantage qui est de posséder l’église du Val des Saints à lui seul, il regrettait sincèrement, comme il l’assure, l’émigration des pères, eh, bien vrai ! Je lui serrerais de bon cœur la main, car cela prouverait qu’en dépit de toutes ses manigances, il est véritablement un brave homme ! Sur ce, allons dîner, et, le soir, à table, alors que Mme Bavoil, un peu calme, s’enquérait du départ des Bénédictins, Durtal lui raconta son entrevue avec le père abbé.

— Qui est-ce, dit-elle, ce père sacristain qui doit rester avec Dom Paton ?

— Je le connais peu. Dom Beaudequin est un gros Normand ; il a la réputation d’être un finassier et un cogne-fêtu. L’abbé le prête probablement parce qu’il est très bien avec le curé. Il l’a d’abord roulé par sa force d’inertie et ses faux-fuyants ; puis on ne sait pourquoi, par un besoin de domesticité naturel, peut-être, il est devenu son homme-lige et son meilleur ami. Mais cela m’est égal ; je le verrai juste aux heures des offices et, sorti de là, bonsoir.

Quant au P. Paton, lui, c’est le contraire, un moine franc, d’une seule pièce, solide et sûr, un saint religieux, paraît-il ; seulement il travaille constamment dans sa vigne et je ne l’ai guère fréquenté, jusqu’à ce jour.

— Bah, vous serez bientôt liés ; — à propos, Mlle de Garambois est venue pour vous voir ; elle ne cesse de pleurer et répète que si elle n’avait pas son oncle, elle filerait, elle aussi, en Belgique.

— Lorsqu’on y réfléchit, répondit Durtal, les personnes les plus à plaindre dans cette aventure, c’est encore nous. En effet, après l’instant douloureux de l’arrachage de leur ancien cloître, les pères retrouveront, une fois installés à Moerbeke, leurs cellules et leurs offices. Un vrai moine n’a qu’une patrie, son couvent. Qu’il soit en France ou à l’étranger, peu importe, puisqu’il ne devrait pas sortir de sa clôture ; l’exil ne le changera donc pas ; sauf qu’il boira de la bière au lieu de vin, à table, sa vie sera la même ; les novices, eux, se consolent à l’idée de voir du pays ; ce sont des enfants que les voyages amusent, mais nous, c’est notre existence par terre ; avec le carambolage de cette sacrée loi, c’est le déménagement, le chambard…

— Oui, on peut s’apprêter à manger de la vache enragée d’âme, conclut Mme Bavoil, en soupirant.

XV

Les tristes journées et les plus tristes nuits commencèrent. Les stalles des religieux au chœur se vidaient, chaque jour. Tous décampaient, avant la déportation, dans leurs familles et devaient rejoindre l’Abbé à Paris pour se diriger de cette ville, sur la Belgique.

Faute des éléments nécessaires, les messes n’avaient plus maintenant qu’un seul servant ; le degré du rit n’était plus reconnaissable qu’au nombre allumé des cierges.

Les commentaires des journaux allaient leur train. L’on ne parlait plus que du retour en son empire de ce czar qui semblait n’être venu en France que pour détourner l’intérêt du public et occuper le rôle du joueur d’orgue couvrant les cris de la victime, dans l’affaire de Fualdès ; et l’exode des deux abbayes de Solesmes était, avec la visite finie de l’empereur Russe, le sujet de tous les entretiens du cloître.

Les novices admiraient cette façon de se retirer, à grand spectacle, et regrettaient qu’il ne pût en être de même au Val des Saints, où l’on se disséminait en de petits paquets ; les moines rassis, hochaient la tête disant : la population de Solesmes vaut mieux que la nôtre, et encore faudra-t-il s’assurer, une fois que les Bénédictins auront le dos tourné, si ces gens ne s’allieront pas avec leurs adversaires ! L’on causait aussi de l’embarquement pour l’île de Wight des moniales de sainte Cécile : c’était l’abandon complet de ce Solesmes que Dom Guéranger avait tant aimé !

Et sans espoir de retour, pensait Durtal, car avant qu’il ne soit longtemps l’abbaye de saint Pierre sera vendue par le gouvernement et prise.

Le moment du départ du noviciat, au Val des Saints, approchait. L’on résolut de célébrer au moins, avant que cette avant-garde n’eût quitté le cloître, un dernier office pontifical ; le curé offrait l’église pour la veille même de la mise en route des novices, pour le dimanche, fête de Notre-Dame des Sept Douleurs ; et cette festivité de tristesse semblait bien choisie pour dire à jamais adieu à l’église, car, à partir du lendemain, les pères, trop peu nombreux pour tenir le chœur, devaient rester chez eux et œuvrer les offices dans l’oratoire.

Ce dimanche, les paysans des environs arrivèrent. Presque tous étaient socialistes et n’avaient cessé de réclamer la suppression des congrégations ; mais ils sentaient que la fermeture du monastère était la ruine du pays et des alentours. Tous vivaient de ces frocs détestés, les pauvres, surtout, qui déposaient leurs paniers à la porterie, les remportaient pleins et avaient ainsi leur nourriture assurée de chaque jour.

Ces gens étaient, à la fois, marris et furieux ; leur opinion était que les Bénédictins auraient dû se soumettre à la loi et continuer à se laisser gruger par eux.

La difficulté était d’organiser, pour cette dernière fête, une grande cérémonie ; car le personnel était restreint. L’on y parvint cependant ; le tapis de smyrne, le prie-Dieu vert, les draperies tendues d’habitude derrière le siège abbatial et de chaque côté de l’autel, étaient déjà emballés. On les compensa par des caisses d’arbustes et des fleurs. Le trône abbatial se détacha sur un fond de verdures et les reliques qui n’étaient pas encore serrées étincelèrent aux feux des cierges. Le père Emonot fut promu maître des cérémonies, Dom Paton et un autre moine assistèrent comme diacre et sous-diacre l’abbé ; le porte-crosse, le porte-mitre, le porte-bougeoir furent triés parmi les jeunes novices et le porte-queue fut un convers. Le rôle de céroféraires fut confié à des enfants de chœur et il demeura entendu que les frères Gèdre et Blanche qui avaient de jolies voix remplaceraient deux des chantres absents et se tiendraient, habillés, au chœur.

Et la cérémonie se déroula avec les vestiges de son ancienne splendeur, l’abbé, en cappa-magna, bénissant les fidèles, à son entrée, avant que de célébrer, lui-même, la messe.

La messe était belle, d’une liturgie singultueuse, dressant, à son entrée, la croix, entre la sainte vierge et saint Jean et le chant du stabat ouvrait, au bout du graduel, une échappée sur la colline du Calvaire. Il n’était pas de séquence plus touchante, car celle-là était, en quelque sorte, la Madeleine des proses ; elle arrosait de ses larmes les pieds de la mère, ainsi que la Madeleine avait arrosé avec les siennes les pieds du fils ; et le tremblement même des voix claires des frères Gèdre et Blanche qui avaient peur de chanter devant tout le monde, au chœur, ajoutait encore à l’émotion de ces strophes réclamant de Marie la grâce de pleurer et de compatir avec elle.

La messe, ainsi ingénûment et craintivement traitée, avait une autre tendresse, un autre accent d’adoration que celle qu’aurait vociférée, s’il avait été présent, le préchantre Ramondoux qui écrasait, de parti-pris, avec les mugissements de son marteau-pilon, les autres voix.

Quelle chance qu’il ait obtenu congé, celui-là ! se disait Durtal ; et il ajouta mélancoliquement : hélas ! C’est la dernière bouteille de plain-chant que je bois, car dès demain, le cellier des mélodies grégoriennes sera vide !

Après l’évangile, le curé monta en chaire, demanda la bénédiction au P. Abbé, fit l’éloge des moines et exprima, au nom de la paroisse, le regret de les voir partir.

Il parla net et bien.

Cela rachète tout, même la haine du plain-chant, pensa Durtal et il lui pressa la main et le félicita, à la fin de la messe ; puis s’en fut trouver le P. Felletin dans sa cellule.

Il voulait se confesser, une dernière fois, à son ami, mais il n’y avait plus ni prie-dieu, ni chaise ; tout était ôté jusqu’au crucifix et à la gravure en couleur de la vierge ; une paillasse sans draps gisait, seule, étendue, pour y passer la nuit, sur le carreau.

Le père s’assit sur le rebord de la fenêtre et comme le sol était couvert par la poussière du déménagement, Durtal déploya un vieux journal et s’agenouilla dessus.

Quand il se fut relevé, ils s’entretinrent.

Dom Felletin essayait de réagir contre la tristesse qui l’accablait ; il causait de l’avenir en lequel il avait foi, des desseins providentiels qui tendaient certainement à épurer l’église, du rôle inconscient que jouaient les énergumènes des deux chambres, destinés, sans le savoir, à accomplir peut-être une besogne utile, et il disait :

— Demain, nous décamperons, au petit jour et nous coucherons, le soir, à Paris chez les Bénédictines qui nous ont préparé un dortoir.

J’emmènerai, le matin, après la messe, tous les novices et les convers à Notre-Dame des Victoires et, dans l’après-midi, nous ferons, si nous avons le temps, un pèlerinage à la basilique de Saint-denys, et, en tout cas, à saint Germain-des-Près, car il est juste que nous allions saluer la vierge que l’on y révère et qui est nôtre et que nous rendions aussi une visite à nos grands ancêtres, Mabillon et Monfaucon dont les dalles funéraires sont scellées dans le mur de la chapelle récemment attribué à Benoît Labre. — Saint-Germain-des-Prés est la basilique de Paris qui est la plus remplie de souvenirs pour nous. Outre qu’elle fut l’abbatiale du monastère, elle recèle maintenant Notre-Dame la blanche, consolatrice des affligés. Sa statue, située à droite de la grande porte d’entrée, fut offerte, au quatorzième siècle, à notre abbaye de saint Denys par la reine Jeanne d’Evreux et, après avoir séjourné pendant la révolution au musée des petits Augustins, elle est revenue se fixer à Saint-Germain-des-Près, dans une ancienne église de notre observance. Elle est donc une relique Bénédictine, bien oubliée, hélas ! Car personne, même dans nos cloîtres, ne la connaît.

— La pauvre église ! s’exclama Durtal, a-t-elle été assez saccagée ! D’abord, avouons-le, par nos frères de saint Maur, qui, au dix-septième siècle, se plurent à la travestir à la mode du jour ; depuis, ç’a été le comble ; l’on a, si l’on peut dire, sulpicié ses murs en les recouvrant avec les banales images de cette pieuse leucorrhée de la peinture que fut Flandrin ! L’on a remanié la nef, du haut en bas, remplacé ses chapiteaux du onzième siècle par de grossiers reliefs revêtus d’or, peinturluré les colonnes, les voûtes, en d’affreuses nuances, des rouges de tripoli mêlés à des bruns de terre, des gris de poivre, des verts défraîchis de laitues cuites.

Mais, tout de même, je pense à une chose, père. Si défigurée, si souillée qu’elle soit, elle est admirable, si nous la comparons aux sanctuaires bâtis par les culs-de-jatte d’âme de notre temps ; avec son chœur du douzième siècle dont les contours ont été presque ménagés par des architectes distraits, elle vaut même qu’on l’explore, au point de vue de l’art. Eh bien, si, comme tout l’annonce, j’échoue à Paris, ne serait-ce pas le cas d’y réciter souvent mon office et d’y dire la prière à notre père saint Benoît et l’hymne brève le « Te decet Laus » que, seuls, nous possédons dans notre bréviaire. Depuis plus de deux siècles, le patriarche ne les entend plus sous ces voûtes ; je lui montrerai ainsi qu’il existe encore à Paris quelqu’un qui parle sa liturgie et se souvient et de lui et des siens.

J’irai-cela va de soi-voir aussi la vierge Bénédictine ; à défaut de moines, elle se contentera d’un laïque de l’Ordre qui la priera, en sachant au moins qui elle est et d’où elle vient ; je serai tout de suite, en pays de connaissance, avec elle.

— Oui, faites cela, mon cher enfant, et ne m’oubliez pas auprès de la madone dans vos prières, ah ! J’en aurai grand besoin car l’on a beau être religieux, l’on n’en est pas moins homme et c’est affreusement dur que de s’arracher à tout cela, murmura le religieux, en montrant par la croisée, l’église, les bâtiments et les jardins.

Durtal qui s’approcha de la fenêtre regarda les allées qui s’étendaient devant lui, celle des charmilles réservée aux pères et celle couverte d’un berceau de vignes, aux novices.

Elles étaient désertes ; tout le monde était accaparé par les derniers préparatifs. La vie s’était retirée déjà des jardins ; la solitude y commençait avant la fuite.

— Et les corbeaux de saint Benoît et les colombes de sainte Scholastique ? Interrogea Durtal, qui apercevait, au fond de l’allée des raisins, la grotte grillagée surmontée d’une statue de saint Joseph.

— Le P. Paton les soignera. Que voulez-vous, nous ne pouvons nous charger, dans un tel déménagement, de ces pauvres bêtes.

Un petit coup discret retentit à la porte et la tête du frère Gèdre parut.

— Père, on va procéder à l’emballage des reliques.

— Venez-vous, dit le moine qui se revêtit de la coule.

Ils montèrent dans la salle d’étude du noviciat ; des reliquaires de vermeil et de bronze doré, de toutes formes, églisettes ou donjons, médaillons ronds ou ovales, s’entassaient sur des tables. Deux novices tenaient des cierges allumés. Dom Emonot enveloppait chacun des phylactères dans une bande de lin blanc et les déposait dans le foin des caisses.

Quand le travail fut achevé, l’on salua, avant de les fermer, les caisses et l’on éteignit les cierges.

Durtal fit ses adieux à chacun, car l’on ne devait plus se revoir et, rentré avec le p. Felletin, dans sa cellule, ils s’embrassèrent longuement.

— Je vous donne rendez-vous à Paris, dit le père maître ; je serai bien forcé d’y aller de temps en temps, pour les affaires de mon noviciat. J’irai vous demander à dîner ; ayez confiance, tout s’arrangera mieux que nous ne le croyons.

— Que Dieu vous entende ! soupira Durtal.

Et la même scène des adieux se renouvela, quelques jours après, avec le p. De Fonneuve. Durtal l’avait vainement cherché dans les corridors, à la bibliothèque, dans sa cellule ; il avait fini par pénétrer dans l’oratoire où il l’avait découvert, pleurant, la tête dans ses mains, devant l’autel.

Le vieillard semblait harassé par de sombres pressentiments. Nous nous retrouverons, là-haut, disait-il, mélancoliquement.

— Et avant, à Moerbeke quand j’irai vous y visiter ou à Paris lorsque vous vous y rendrez, tâchait de répondre gaiement Durtal.

— Venez vite là-bas, si vous voulez revoir encore votre vieux prieur, répliqua le moine, et il serra son ami dans ses bras et le bénit.

C’est la fin de tout, pensa Durtal, lorsque ces deux religieux qu’il avait le plus aimés furent partis. Une fois disparus, il s’effondra, découragé, tuant les heures, en errant d’une pièce dans une autre, parcourant les allées du jardin, mal partout, incapable de tout travail.

Et un dégoût absolu d’essayer quoi que ce fût, de bouger de chez lui, l’accablait. S’il était enfin décidé à regagner Paris, c’est qu’il n’avait pas l’embarras du choix. Du moment qu’il ne voulait pas résider sans les Bénédictins au Val des Saints, il n’y avait plus qu’à cingler sur Paris, car le moyen terme d’un séjour dans une ville de province, où il n’eut plus eu alors ni les agréments de la campagne, ni les avantages d’une capitale, eut été absurde. Non, c’était l’un ou l’autre.

La résolution une fois prise, l’idée de s’embarquer dans un train, de chercher un logement et de déménager, l’affolait ; il vaudrait mieux s’enterrer ici plutôt que de recommencer encore une nouvelle vie, plutôt que d’en revenir où j’en étais, il y a quelques années, gémissait-il.

Paris, Dieu sait pourtant si je l’avais quitté, sans esprit de retour ! Et je suis acculé à y rentrer, car enfin, c’est idiot de songer, même pendant une seconde, à demeurer ici. Ah non, j’ai assez vu les décevants museaux des courges armoriées et des paysans de ce bourg ; tout, mais pas ça !

Et il tentait de se stimuler, de s’exciter sur Paris.

Il y aura une mauvaise passe à franchir, celle du déménagement, mais après, lorsque je serai installé, il sera très possible de s’organiser une existence quasi conventuelle, vraiment douce.

Paris est plein d’églises, saturées de prières, plus pieuses que ne sont toutes les églises réunies de la province ; et ses chapelles de la vierge à Notre-Dame des victoires, à Saint-séverin, à Saint-Sulpice, à l’abbaye aux bois, chez les dames Saint-thomas de Villeneuve ne sont-elles point d’accueillants dispensaires où la madone cicatrise, en souriant, les plaies ?

L’été, il pourrait se promener, en bouquinant, sur le quai, faire escale à Saint-germain-l’auxerrois, dans cette chapelle des âmes du purgatoire, si solitaire, si recueillie, au fond de son abside sombre ; d’autres fois, il pousserait jusqu’à saint Séverin et Notre-Dame ou s’attarderait, au retour, à Saint-germain-des-prés ; n’y avait-il pas à Paris des sanctuaires pour tous les épisodes d’âme ?

Ajoutons, comme distraction, entre la visite de deux églises, les musées du louvre ou de cluny. Enfin, au point de vue Bénédictin, maintenant que tous les cloîtres de l’ordre allaient disparaître du territoire, Paris n’était-il point le dernier refuge ?

Si les moniales de la rue monsieur étaient autorisées depuis des années, ainsi que l’affirmait le P. de Fonneuve, il devenait possible de suivre des offices et d’entendre encore du plain-chant, et, d’autre part, Saint-germain-des-prés, avec sa vierge, ses tombeaux de religieux de saint Maur, son chœur où avaient prié, pendant tant d’années, des moines, était apte aux souvenirs, et aux oraisons, propice. Que peux-tu désirer de plus ? se disait-il.

Et il s’incitait sur ces promenades des quais, s’éperonnait sur ces églises ; il essayait de les souhaiter et il écoutait en lui s’il ne surgissait point un assentiment qui répondît à ces exhortations. Et il n’entendait rien ; la perspective de rejoindre Paris ne le séduisait pas.

Il regardait alors le jardin qui était, à ce moment de l’automne, en pleine floraison. Les oiseaux pépiaient dans les taillis ; les basilics et les mélisses s’étoilaient de fleurettes blanches. Les asters, les menthes et les sauges étaient peuplés d’abeilles qui les piétinaient et pompaient leurs sucs, les ailes levées, en se cassant ; les feuillages des marronniers se cuivraient et ceux des érables muaient leur rouge sang en bronze ; les épingles du cèdre bleuissaient et ses branches se couvraient de petites gousses brunes ; et dès qu’on y touchait, il en sortait une poussière d’un jaune soufre qui vous saponifiait, ainsi que de la poudre de lycopode, les doigts.

Était-ce l’ombre parfumée de ce jardin, ses sentes d’arbres tranquilles, ses massifs de fleurs qui le détournaient de convoiter Paris ? Non, car il ne se sentait aucune attache à cette terre et à ces bois ; aucun regret ne sourdait à la pensée de se séparer de cette campagne où il avait pourtant bien cru finir ses jours. Il n’aspirait ni à réhabiter Paris, ni à résider au Val des Saints ; alors quoi ?

Ce que je voudrais, ce serait de demeurer ici, mais avec les offices et avec les moines ! s’écriait-il ; et il rêvait subitement à un renversement de ministère arrivant en coup de foudre pour rétablir les choses et lui permettre à lui de rester et aux religieux partis de revenir. C’était fou ! — mais ces débauches d’imagination ne servaient qu’à renforcer son découragement car il retombait de son haut, après chaque évasion, et souffrait plus.

Ces démences n’étaient que douloureuses pendant le jour, mais elles devenaient vraiment effrayantes avec la nuit.

Aussitôt que la bougie était éteinte, les ennuis se désordonnaient ; l’ombre agissait sur l’esprit, comme un miroir grossissant de phantasmes, comme un microscope qui changeait les fétus en poutres. Toutes les difficultés s’exagéraient. Ce déménagement, mais il allait falloir ramener une voiture capitonnée de Paris, une ? Deux, car ses cinquante paniers de livres composaient, à eux seuls, le chargement d’un wagon. À quel prix monterait alors cette expédition !

Et puis arrêter un appartement, c’est facile à dire. Où ? Comment d’ailleurs loger autant de bibelots et de volumes ? Il n’y avait pas à compter sur une maison neuve où en fait de murs, il n’existe que des cloisons vitrées et des portes à double battant, le tout tapissé de boiseries crème et surmonté de plafonds bleutés. Ces appartements-là sont bâtis pour des gens qui n’ont pas de meubles et encore moins de livres !

Il sera donc nécessaire de découvrir sa niche dans un vieil immeuble, mais alors c’est l’humidité, le manque de jour, l’incommodité de pièces mal distribuées, difficiles à chauffer ; c’est la glacière et c’est le cabanon.

Ensuite mes recherches sont circonscrites dans le VIe et le VIIe arrondissement, près de la rue monsieur, s’il est possible. Trouverai-je, à un prix raisonnable, le havre envié, dans ces parages ?

Et si, en ruminant ces réflexions, il parvenait à s’assoupir, il somnolait d’un sommeil concassé et se réveillait, brisé, vers les trois heures ; il se forçait à ne pas ouvrir les yeux, pour essayer de se rendormir, pour ne pas rentrer encore dans l’odieuse réalité, pour oublier ; mais c’était peine perdue ; le rappel de la vie sonnait la diane de ses maux et le jetait, éperdu, sur son séant. Il allumait au plus vite pour chasser les idées noires, mais la panique des futures épreuves soufflait en tempête ; le déclic était parti, la mécanique de l’imagination se déroulait à toute vapeur. Il tentait, pour se ressaisir, de réciter un chapelet, mais les grains coulaient entre ses doigts, sans que la pensée, pivotant sur la même piste, pût les écouter.

Quatre heures sonnaient et c’était affreux. L’on n’entendait plus rien, après le dernier coup. Les cloches de l’abbaye ne volaient plus depuis le départ du noviciat et les cent tintements, qui annonçaient la descente à l’église, se taisaient ; l’angelus restait muet aussi ; c’était la mort de l’air.

Et quand il s’était bien remâché ses ennuis et ses craintes, Durtal s’exaspérait contre ces catholiques qui continuaient de s’amuser, de vivre comme si de rien n’était, alors que l’on chassait les moines ! Les journaux, tels que le Gaulois, qui racontaient les dîners, les réceptions, les bals, ne permettaient de garder aucun doute sur la navrante inconscience de ces gens.

Les pauvres religieux, qui s’en occupait ? Sinon, pour les exterminer, les soldés du panama et les mis à prix des chambres.

J’ai bien peur, soupirait Durtal, que la mère Bavoil n’ait raison lorsqu’elle prédit d’épouvantables châtiments ; ce que la patience de Dieu doit être à bout ! D’ailleurs, rien ne tient plus ; tout s’écroule ; c’est la faillite dans tous les camps, faillite de la science matérialiste et faillite de l’éducation des grands séminaires et des ordres, en attendant la banqueroute générale qui ne peut tarder ! Les anarchistes ont peut-être raison. L’édifice social est si lézardé, si vermoulu, qu’il vaudrait mieux qu’il s’effondrât ; on verrait à le reconstruire, à neuf, après.

En attendant, il est fort à craindre que le seigneur ne nous laisse mijoter dans notre jus et n’intervienne que lorsque nous serons tout à fait cuits ; si seulement nous étions cet or dans la fournaise dont parle la bible, mais va te faire fiche, nous ne sommes que de la râclure de plomb dans une cocote de cuisine ; nous fondrons sans nous épurer.

Voyons, si je me levais ; il est enfin cinq heures ! Et il s’habillait et descendait assister à la messe du cloître.

Comme les autres offices, cette messe matutinale était singulièrement mélancolique dans l’oratoire qui n’était éclairé que par des cierges. Le père abbé ne la célébrait plus avec les deux assistants et le bougeoir des prélats. Un seul convers la lui servait, ainsi qu’aux autres moines.

Durtal agenouillé par terre, dans cette pièce voûtée en cul-de-four, simplement garnie de stalles et de bancs, se sentait envahi par une telle détresse qu’il pouvait à peine prier ; son unique consolation était de communier avec les religieux qui n’étaient pas prêtres et les convers. Il se prosternait avec eux aux pieds du père abbé, tandis que l’un d’eux récitait le « confiteor » et elle était très douce cette réfection des proscrits se repassant fraternellement le linge de la communion. Et c’était alors un grand silence ; chacun accroupi dans l’ombre, demandant au seigneur la force d’endurer l’épreuve et, après la messe, chacun s’en allait, sans échanger un mot.

Mon Dieu, se disait Durtal, en revenant chez lui, n’aurait-il pas mieux valu trancher l’amarre d’un coup, plutôt que de se traîner et de s’émietter, les uns et les autres, ainsi.

Enfin le départ du père abbé et du dernier groupe de ses pères fut fixé. La veille, aux vêpres, Durtal considérait, angoissé, le vieillard qui tenait la tête dans ses mains, sans bouger. Il la retira et, dans son visage contracté, les lèvres tremblaient. Il donna le signal de l’office, en frappant avec son petit marteau, sur le pupitre.

Et tandis qu’on psalmodiait d’abord none, Durtal se disait, en écoutant le psaume « In Convertendo », quelle ironie se dégagerait de ce psaume qui chante la joie du retour, s’il n’y avait point ce verset affirmant « que celui qui sème dans les larmes récoltera dans l’allégresse ». L’allégresse, la reverrons-nous jamais, ici ?

Et après les Vêpres, à ce moment où, avant de sortir de l’oratoire, chacun se recueillait, le front dans le scapulaire ramené sur la face, Durtal ne put s’empêcher de refouler ses larmes et de se crier, en lui-même : ah ! Bonne mère la vierge, et vous pauvre saint Benoît, c’est fini, la lampe s’éteint !

Il rentra, le cœur chaviré, à la maison. Mme Bavoil qui lisait un vieux bouquin près de son fourneau était, elle-même, assaillie par une crue de tristesse. Ils se regardèrent, en hochant la tête.

Mme Bavoil reprit son livre et lut à mi-voix :

« Pourquoi pensez-vous que si peu arrivent à la perfection ? c’est que peu se résolvent d’embrasser les privations qui contrarient leur nature, qui la font souffrir et que personne ne veut être crucifié. Notre vie se passe en théorie spirituelle peu pratiquée. La providence a plus de soin de ceux à qui elle fournit de plus belles occasions de souffrir ; mais Dieu ne fait ses faveurs qu’à ses meilleurs amis, de leur donner tout ensemble et l’occasion et la grâce de bien souffrir. »

— Sans doute, soupira Durtal qui vérifia le volume. Il reconnut un ouvrage de mystique, très rare, provenant de la bibliothèque de l’abbé Gévresin : les œuvres spirituelles de M. De Bernières-louvigny.

— Mon Dieu, dit Mme Bavoil en déposant son livre, qui nous délivrera de ces ouvriers d’iniquités, de ces possédés des Synagogues et des Loges ?

— Personne. Il y a deux prétendants au trône, madame Bavoil, mais ils attendent qu’on leur apporte la France sur une assiette.

— Chaude peut-être ?

— Non, car ils auraient peur de se brûler. Il n’y a plus d’hommes. Humainement parlant, il n’y a rien à espérer. Le pays ressemble à l’un de ces vignobles de nos alentours dont m’entretenait le père Paton. Il est infecté de ce qu’on appelle le pourridié ; c’est une des maladies les plus anciennes de la vigne, en Bourgogne ; ce n’est pas le phylloxéra, mais ça ne vaut guère mieux. Le pourridié est un champignon qui pourrit les ceps. Ils s’affaiblissent, penchent peu à peu leurs rameaux en forme de tête de saule ; enfin, ils meurent et leurs racines sont tellement putréfiées qu’il suffit de tirer légèrement la souche avec ses doigts pour l’arracher.

À l’heure actuelle, l’on n’a encore découvert aucun remède qui soit efficace contre les ravages de ce parasite ; l’on n’en connaît pas non plus qui puisse enrayer les dégâts de ce pourridié des chambres dont nous sommes, nous aussi, atteints.

Celui-là ne laisse, comme l’autre, après lui, que des fétidités et des caries. Il gruge la France et la décompose : c’est la dissolution de tout ce qui fut honnête, de tout ce qui fut propre. Ce pourridié a fait de notre pays un vignoble de consciences inanimées, un clos d’âmes mortes !

— La vendange des démons ! Notre ami ; mais voyons, à quelle heure s’en va, demain, le père abbé ?

— À cinq heures.

— Nous irons à la gare ?

— Bien entendu.

Le lendemain, en effet, ils se rendirent au chemin de fer et furent rejoints en route par M. Lampre et Mlle de Garambois et, si mélancolique qu’il fût, Durtal ne put s’empêcher de sourire, en considérant sa sœur l’oblate, car, malgré son chagrin et ses yeux gros de larmes, elle n’avait pu omettre sa chère liturgie. Elle était pavoisée de la couleur du jour, le blanc des vierges, mais elle s’était permis, vu la circonstance, de donner un accroc au rite, en joignant une pointe de deuil au blanc, en arborant une cravate violette.

Quand ils pénétrèrent dans la salle d’attente, ils y virent le baron des Atours, sa femme, sa fille, d’autres hobereaux issus des châteaux des environs qui causaient avec le curé, dans un coin.

Durtal serra la main du prêtre, salua les gentilhommes et, pour la première fois, l’on se mêla. L’affliction commune fit oublier les bisbilles et les noises et rapprocha les deux camps.

Il n’y avait pas à douter de la sincérité de ces gens, ils étaient de bons catholiques et, bien qu’ils n’aimassent point, pour de petites raisons de clocher, les cloîtres, ils ne pouvaient en de telles circonstances, s’empêcher de déplorer cette odieuse persécution et de regretter le départ des moines.

Ils en parlaient tristement et pas plus que Durtal, ils ne croyaient à leur prompt retour dans le pays. Pour interrompre le deuil de ces propos, le curé annonça la grande nouvelle qu’il avait apprise, la démission de mgr Triaurault enfin remise et acceptée et la nomination de son successeur, l’abbé Le Nordez, maintenant signée.

— Je le connais, cet églisier, dit M. Lampre, à voix basse à Durtal ; et je vous assure que nous allons avoir avec lui l’ardélion des cultes ; ce que mgr Triaurault, si à plat ventre pourtant devant le gouvernement, va apparaître tel qu’un évêque indépendant, en comparaison de celui-là ! Les Bénédictins font bien de partir et je leur conseille de ne pas rentrer dans le diocèse, car il serait capable de leur interdire d’y célébrer la messe.

— Les voici ! s’exclama Durtal.

La porte s’ouvrit et l’abbé, en tête de ses religieux, parut. Il était pâle et sa grande taille semblait cassée. Derrière lui se pressaient les pères, charriant des valises et des sacs. On les reconnaissait à peine sous leurs chapeaux de prêtres, tant on avait l’habitude de ne les voir que têtes nues. Le P. Titourne perdait un peu, de la sorte, son allure de long pierrot noir, mais il était plus blême que de coutume et s’agitait auprès de deux religieux, l’infirmier et le sous-infirmier qui traînaient, en le tenant sous les bras, le père Philigone Miné. Lui voulait ôter le chapeau dont on l’avait coiffé et qui le gênait.

Le baron des Atours s’avança à la rencontre de l’abbé ; il excusa son fils absent, parti pour passer ses examens de l’école navale, puis il présenta, au nom de son groupe, les compliments de condoléance des châtelains.

Dom Bernard s’inclina et remercia plus particulièrement la baronne et sa fille d’avoir fait deux lieues, de si matin, pour venir de leur château à la gare, lui apporter le témoignage de leur pieuse sympathie ; et il fut, à cet instant, repoussé loin d’elles par un flot de foule qui envahit la salle. Des paysannes, arrivées des hameaux voisins l’entouraient, en geignant. — Ayez confiance, espérez, disait-il, cherchant à se dégager, souriant à Mlle de Garambois et Mme Bavoil qui s’étaient agenouillées pour baiser son anneau.

Des sifflets lacérèrent la gare, le train arrivait et il y eut une minute d’affolement. Le père Titourne se démenait, à la recherche de la valise du révérendissime qu’il avait déposée, il ne savait plus où ; Dom Paton et le petit frère Blanche embrassaient à la suite, tous les pères et, profitant du désarroi, le sacristain Dom Baudequin se glissait dans le cercle du curé, pour faire sa cour aux nobles.

Tous se jetèrent à genoux. À ce moment où il bénissait les siens, l’abbé si maître pourtant de lui, frémit et des larmes jaillirent de ses yeux. Ce fut un soulagement pour la pauvre Mlle de Garambois qui étouffait ; elle se prit à sangloter avec Mme Bavoil.

Le chef de gare pressait les religieux de monter. Ce fut alors lamentable. On dut hisser le père Philigone Miné dans le wagon. Il gémissait et refusait de partir. Il ne se calma que lorsque son abbé se fut placé sur la banquette près de lui.

— Adieu, mes enfants, dit le révérendissime, en retenant par la portière les mains de Durtal et de M. Lampre ; du courage, nous nous reverrons.

Le train s’ébranla ; ils s’agenouillèrent sur le quai et il les enveloppa, une dernière fois, d’un grand signe de croix, et dans des nuages de fumée, dans des vacarmes de ferrailles, tout disparut.

Durtal se releva et, malade de tristesse, aperçut le petit frère Blanche qui pleurait si fort qu’il lui tombait des yeux sur le sol, comme des gouttes d’orage.

Le père Paton vint l’étreindre et le consoler.

Incapable d’en supporter plus, Durtal, de peur d’éclater rentra, en avant des autres, à pas accélérés, chez lui.

XVI

La vie au Val des Saints devint sinistre. L’horloge avait été arrêtée au moment même où le P. Abbé franchissait le seuil de son abbaye pour se rendre à la gare. Il n’y avait plus d’heures, plus de sonneries, plus de cloches. L’impression funéraire que dégagea ce bourg fut telle qu’instinctivement les paysans se mirent, ainsi que dans une chambre de malade, à parler bas.

Les auberges dont la meilleure clientèle était composée par tous ces gens qui venaient de Dijon et des alentours visiter le cloître, se désemplirent d’un coup ; le coiffeur que sustentaient les grandes tonsures des moines et les barbes des retraitants put fermer, tous les jours, sauf le samedi soir, sa boutique ; mais les commerçants les plus directement et les plus promptement atteints furent le boulanger et surtout le boucher qui, faute d’un débit suffisant, conserva ses carnes mortes ou ne les tua plus. Ce fut, dans le village, un mécontentement général ; le maire et les conseillers municipaux l’exploitèrent habilement contre le monastère. Aux plaintes des habitants leur reprochant d’avoir par leur politique anticléricale ruiné la commune, ils répondirent : nous n’avons pas chassé les moines ; s’ils avaient demandé l’autorisation, nous aurions appuyé leur requête auprès du préfet. Ils se sont révoltés contre la loi ; nous n’y sommes pour rien ; prenez-vous-en à eux.

Et les paysans s’indignèrent, en effet, contre les Bénédictins, voire même contre le curé qui, faute d’argent, ne pouvait secourir les malheureux ; mais leur bête noire fut le P. Paton qui supprima leurs derniers bénéfices, en refusant aux étrangers la permission d’explorer la solitude du cloître ; lui, était peu facile à émouvoir ; il usa cependant d’advertance, en affublant les trois convers qui devaient rester à demeure avec lui dans les bâtiments vides, de costumes civils. Ils dissimulaient, ainsi que Durtal, le grand scapulaire de l’ordre sous les vêtements ; l’un d’eux gardait la porterie et préparait la cuisine du petit camp ; les deux autres travaillaient, en tant qu’ouvriers loués, à la vigne et logeaient dans une dépendance de la maison de M. Lampre. De son côté, Dom Beaudequin habitait chez son ami le curé et le petit frère Blanche avait été recueilli par Durtal.

Mlle de Garambois donnait un coup de main à Mme Bavoil pour les apprêts du déménagement et elles ficelaient les paquets ensemble ; quant à M. Lampre, il faisait la navette entre Dijon et le Val-des-Saints ; il consultait les avoués, les hommes d’affaires, organisait des travaux de défense autour de l’abbaye, la bastionnait de procédure, accumulait les précautions en vue d’une attaque possible.

Les gendarmes ne tardèrent pas, en effet, à arriver ; mais ils constatèrent que les papiers étaient en règle, qu’un seul religieux était domicilié, avec un concierge laïque, au monastère et ils s’en furent.

Telle était la situation, quelques jours après le départ du père abbé.

Durtal gisait, démâté, et s’il n’avait pas eu auprès de lui cet être angélique qu’était le frère Blanche, il aurait sûrement sombré dans le découragement. Jamais il n’aurait cru que ses moines lui tenaient autant au cœur ; un mirage se produisait. Il ne voyait plus les défauts, les ridicules, les tares, tout le côté trop humain du couvent ; la partie honnête mais médiocre du milieu s’enfonçait dans l’ombre, tandis que les deux extrémités, la vieillesse et l’enfance, s’avançaient en pleine lumière : les vieux religieux et ceux formés d’après l’ancien module, vraiment imposants et vraiment pieux et les petits novices dans toute la première ferveur de leur vocation. Grâce à ces deux éléments, il sortait une vertu de ce monastère et il en était de cette vertu de même que de la force liturgique ; le courant continu devenait par accoutumance presque insensible, mais l’on se rendait compte de sa très réelle puissance, par sa propre faiblesse à soi, aussitôt qu’il se trouvait interrompu.

À se rappeler le P. Abbé, si indulgent et si bon, le P. de Fonneuve, le P. Felletin, le P. d’Auberoche, tous ces pères qu’il avait et fréquentés et aimés, Durtal attisait ses regrets et stimulait aussi son aversion pour ces paysans qu’il savait le détester autant que ces Bénédictins dont il était l’ami.

Des inscriptions tracées au charbon et à la craie sur les murs de l’abbaye et sur les siens : « à bas les moines, à bas les ratichons, à bas les calotins », certifiaient l’animosité sans cause de ces gueux.

Ah ! se disait-il, si je n’avais pas promis au révérendissime de séjourner ici, jusqu’à la reprise des offices à Moerbeke, ce que je filerais d’une traite sur Paris et secouerais la poussière de mes souliers sur cet affreux pays !

Et cependant, il n’avait guère le loisir de ruminer ses ennuis, car il ne disposait pas d’une minute de libre. Il lui fallait d’abord descendre à l’oratoire, après avoir soigneusement scruté ses offices de peur de se tromper et, quand il était de retour chez lui, il enveloppait, avec le petit Blanche, de couvertures en papier, ses reliures les plus fragiles, classait dans des cartons ses notes, emballait ses bibelots, ordonnait tout pour que les déménageurs n’eussent plus qu’à bourrer les paniers qu’ils apporteraient et les charger.

Forcément, les services avaient été réduits. Le P. Paton était accablé de besogne ; aussi disait-il ses matines et ses laudes, seul, en allant au vignoble et il revenait, à six heures, célébrer la messe à laquelle tous assistaient. Elle était précédée de prime et de tierce et suivie de sexte psalmodiés en commun. Ce après quoi, chacun se rendait à ses affaires et l’on retournait à la petite chapelle, à cinq heures, pour psalmodier none et vêpres et l’on récitait les complies avant de se coucher, chez soi.

Les offices étaient annoncés par le frère Blanche qui agitait une sonnette de marchand de coco sous le cloître ; les moines revêtaient leur coule et l’on entrait, deux par deux, en rang, dans l’églisette, les deux pères en tête et le novice et l’oblat en queue.

Là, on se divisait et, après une génuflexion devant l’autel, on se saluait. Durtal s’installait près du père Paton dans les stalles et Dom Beaudequin et le frère Blanche leur faisaient vis à vis, de l’autre côté du chœur.

La mélancolie des offices ânonnés dans le déconfort de cette cave obscure ! Durtal ôtait de sa poche un tronçon de bougie qu’il allumait et posait sur le rebord du pupitre ; et il s’écarquillait les yeux à lire son diurnal dont les caractères turbulaient, en dansant une saltarelle de pattes de mouches, de pattes rouges et noires.

Les petites heures se dévidaient sans difficultés ; il savait d’ailleurs par chœur les hymnes et les psaumes de la semaine, invariables du mardi au samedi. Il n’avait à étudier que celles du dimanche et du lundi qui diffèrent ; mais les vêpres se compliquaient ; elles étaient faciles à débiter, alors même qu’elles se coupaient à partir du capitule et passaient d’un saint à un autre, mais à la fin, c’était l’embrouillamini de la bobine ; il y avait parfois trois commémoraisons et il fallait se souvenir des numéros de la série, sauter d’un bout du livre à l’autre afin de piquer les antiennes, et de détacher les suppliques. En dépit de tous les signets, de toutes les images insérées entre les pages en guise de marques, c’était, à chaque saint qui défilait, une chance de se leurrer. Ah ! Avec ses perpétuels renvois et ses erreurs de pagination quel instrument défectueux, quel outil absurde, que celui de ce Diurnal !

Si seulement on avait eu le temps de chercher, de se récupérer, mais non ; sous peine de gâcher l’office, il convenait que l’antienne fut prête et lancée à temps ; et, dans la fatigue des courbettes exigées par la doxologie, dans le trémoussement continuel du texte, aux lueurs incertaines d’un lumignon, les exercices liturgiques étaient pénibles.

Enfin, Durtal s’en tirait tant bien que mal ; mais la préoccupation de ne pas gaffer l’empêchait de se recueillir, de comprendre le sens même des versets qu’il psalmodiait. Il ne se reprenait qu’à cette minute où, avant de sortir de la chapelle, la prière individuelle est permise.

Il y avait pourtant, après sexte, un moment douloureux où l’oraison commune ramenait chacun à la réalité des alentours, le moment où le p. Paton, pour clore l’office, disait à voix basse :

— Divinum auxilium maneat semper nobiscum-que l’aide de Dieu demeure toujours avec nous.

— Et cum fratribus nostris absentibus, amen — et avec nos frères absents, ainsi soit-il — répliquaient les trois autres, en baissant aussi le ton.

Cette exoration, à des époques moins troublées, se référait simplement aux frères en voyage ; aujourd’hui, elle s’appliquait à tous les moines partis pour toujours peut-être de leur résidence ; et il y avait un silence après le répons, un rappel de la scène de l’embarquement au train, et de l’abandon où tous les quatre se trouvaient dans l’abbaye vide ; et l’on se quittait sans avoir le courage de se confier la tristesse de ses pensées.

Souvent, Durtal errait, le matin, quand sexte était terminée, dans les jardins de l’abbaye et il y fumait de mélancoliques cigarettes.

Délaissé même avant la fuite, car tous les convers avaient été employés aux empaquetages, le jardin devenait déjà un peu fou ; les herbes couraient dans les allées ; des tomates écrasées jonchaient la terre ; des poires se talaient sur le sol. Les pauvres fleurettes jaunes des plantes de rebut, des moutardes, des benoîtes et des potentilles, celles surtout de l’herbe de sainte Barbe, de ce vélar, d’aspect si indigent avec ses tiges grêles qui se croisent et ressemblent à de minuscules perchoirs de perroquets, envahissaient les massifs où pointaient les ronces. La nature, qui cessait d’être surveillée, commençait à faire des siennes.

Quelquefois, avec le frère Blanche, il se promenait sous le berceau de vigne des novices.

Au bout de l’allée, ils s’approchaient de la grotte qui abritait, dans ses deux compartiments grillés, les colombes et les corbeaux.

Les corbeaux étaient bêtes fort vénérables, car ils provenaient d’une lignée rapportée du mont cassin où l’on en élevait des couples, en l’honneur du patriarche ; et les colombes possédaient, elles, le privilège, le jour de la sainte Scholastique, d’être lâchées, à la fin du repas, dans le réfectoire où elles picoraient près des moines, sur les tables, les miettes.

Ces volatiles, qui ne voyaient plus devant eux qu’un chemin silencieux et désert, paraissaient ahuris. Les corbeaux se renfrognaient, les uns contre les autres, sans bouger ; mais les colombes reconnaissant le petit frère qui les gâtait d’habitude, se précipitaient sur la grille, au-devant de lui ; et il ouvrait la cage, les prenait, une à une, leur donnait à manger des grains, les embrassait, les assurait qu’il ne les oublierait pas et il les remettait dans leur logette presque en pleurant.

Ah ! disait-il, si je ne devais pas voyager avec le père Beaudequin qui a l’horreur des animaux, je les aurais bien amenées avec moi et je suis certain que le révérendissime ne m’aurait pas trop grondé ; heureusement que Dom Paton ne les laissera pas jeûner.

D’autres fois, lorsque ce père ne retournait pas à sa vigne, après l’office, tous deux demeuraient avec lui et l’aidaient à nettoyer un peu le fouillis des salles ; le plancher était encombré de copeaux, de papiers, de paille, et ils balayaient le tout et l’on en chargeait une brouette que l’on vidait dans le trou au fumier, au fond du clos.

Quand les cellules et les couloirs furent un peu rappropriés, le moine les conduisit dans le grenier ; il avait formé le dessein de le ranger, mais le courage leur manqua pour monter à l’assaut des barricades d’objets hétéroclites qui l’emplissaient.

Les déchets accumulés, depuis des années, d’un couvent étaient là. Le cellerier avait la manie de ne rien jeter et il déposait dans ce capharnaüm tous les engins hors d’usage, tous les ustensiles brisés. Il y avait des literies malades et des arrosoirs qui avaient perdu leurs pommes et qui fuyaient par le bas, des bidons de pétrole crevés et des lampes mortes ; il y avait des tables sans pieds, des tabourets cassés, des marmites infidèles ; il y avait même des statues décapitées de saints, le tout enchevêtré, pêle-mêle, sous une couche de poussière traversée par des caravanes de rats.

Dom Paton tira du tas une chaise par la patte qui lui restait et ce fut un écroulement d’on ne sait quoi. L’on entendit des bruits de ferrailles et de vitres qu’on brise et ils furent couverts et aveuglés par un nuage de poudre. Ils s’en tinrent là. Il faudrait une escouade de sapeurs du génie pour nous frayer un chemin dans le maquis de ce rancart, disait le religieux, en s’époussetant. Et ils redescendaient et devisaient, en ambulant sous les arcades du cloître. Ce moine plaisait à Durtal par sa dignité et sa bonté simple ; avec sa haute taille, son visage basané par le soleil des vignes, ses yeux en eau couleur d’acier que barraient de grandes lunettes aux cercles de corne, il était d’aspect plutôt noueux et dur ; mais une douceur très timide se cachait sous cette enveloppe d’ermite. Durtal se confessait à lui et admirait sa discrétion, sa sagesse, son besoin de s’effacer, son amour vraiment ingénu pour la vierge ; il admirait aussi cette affection toute paternelle qu’il témoignait au petit Blanche. Il eût été son véritable enfant qu’il ne l’eût pas plus attentivement choyé.

Il est juste de dire qu’il eût été difficile de ne pas aimer ce moinillon si naïf, si candide, avec son avenante figure, ses yeux limpides, son rire frais, son allégresse toujours renouvelée de servir le seigneur et d’être Bénédictin ; mais la parfaite innocence de cet enfant, sa piété foncière et tranquille n’excluaient pas une vision très claire des alentours, une observation placide de la vie qu’il exprimait avec une franchise absolue, sans jamais s’inquiéter des ennuis qu’il pourrait avoir.

Et il s’en était attiré du côté du père Emonot qu’il révérait et qu’il approuvait lorsqu’il lui infligeait de longues coulpes pour avoir trop librement parlé.

— Il est très juste, affirmait-il ; il me tombe souvent dessus sans que je sache pourquoi. Il me l’explique et je ne comprends pas toujours bien la gravité de la faute que j’ai commise ; mais du moment que, lui, est sûr que je suis coupable, c’est que je le suis. Ah ! Il ne badine pas, notre père zélateur, mais s’il est si sévère, c’est qu’il veut nous épurer et, vous savez, si l’on écoutait avec soin ses conseils, si l’on consentait très réellement à se mortifier, l’on finirait par devenir un vrai moine.

— Mais il me semble, petit frère, que vous les suivez, ses conseils.

— Mal ; quand je me crois innocent et qu’il me punit, j’ai, tout au fond de moi, un premier mouvement de révolte. Je le réprime après, mais je ne l’ai pas moins eu. Je subis mais je n’envie pas l’humiliation ; ce qui vous montre combien j’ai peu tué le vieil homme et combien je suis loin des préceptes de Notre Sainte règle qui dit dans le Chapitre V sur l’obéissance, que si « le disciple se soumet de mauvaise grâce, s’il murmure non pas seulement de bouche mais même seulement dans son cœur, son œuvre ne sera pas agréée de Dieu qui voit dans son cœur le murmure. »

Et, après réflexion, il ajoutait : je n’ai pas l’impatience de la servitude, je ne suis rien.

Puis, voyez-vous, reprenait-il, j’ai un cousin qui était très instruit et qui est entré dans une trappe ; eh bien, lui, n’a voulu être que convers. C’est là, entre nous, la pierre de touche des deux branches Bénédictines ; chez les moines blancs, personne ne veut, par humilité, être père, et chez les moines noirs, aucun de nous ne veut être convers.

— Mais… mais… s’écria Durtal, il y a vocation pour tout ; vous serez plus utile ici, comme religieux de chœur que comme frère !

— Sans doute ; n’empêche que si j’étais vraiment humble, je n’aurais pas désiré m’élever au rang de profès !

— Avec ce système-là, il n’y aurait plus d’offices ! Certes, si quelqu’un est enthousiaste des trappes, c’est moi qui ai connu dans l’une d’elles, à Notre-Dame de l’âtre, une sainteté que je retrouve difficilement autre part ; mais enfin la filiation de Cîteaux a une mission spéciale différente de la vôtre. Il y a place pour tous dans l’église ; les ordres se complètent ; prenons-les donc pour ce qu’ils sont et défions-nous, petit frère, n’ayons pas trop l’ambition de l’humilité car elle ne serait peut-être pas si éloignée qu’elle en a l’air, de l’orgueil !

Un autre jour, en ficelant ensemble des liasses de brochures, Durtal lui parlait de ce novice rationaliste, que l’on avait fini par caser dans un séminaire en quête de sujets, et le petit expliquait très lucidement l’état d’âme de ce malheureux.

— Le frère Sourche, disait-il, a le cœur vrai et l’esprit faux ; il lisait… il lisait… et il ne digérait rien ; c’était dans sa pauvre tête, une salade, un pêle-mêle de scrupules et de doutes ; alors, il étouffait, se ruait dans les couloirs, les poings au corps et le front en avant, ainsi qu’un bœuf, ou bien il s’enfermait pour sangloter dans les lieux ; c’était une pitié, mais on ne pouvait le garder car l’agitation pleuvait autour de lui. Il aimait bien le bon Dieu mais, de peur de perdre complètement la foi, il s’était fabriqué une religion presque protestante, sans s’apercevoir qu’en lésinant sur le surnaturel, il s’exposait à ne plus croire à rien du tout.

Pauvre frère Sourche, si la cervelle était folle, ce que le cœur était excellent ! Il n’y avait pas d’être plus affectueux, plus charitable ; nous étions bien amis ensemble ; aussi, lorsqu’il est parti, nous avons échangé nos disciplines.

Au fait, pensa Durtal un peu interloqué par ce genre de cadeau, les novices ne possèdent que cela à eux ; ils ne peuvent donc se donner, en signe de souvenir, autre chose.

— Et votre petit frère Gèdre ?

— Oh lui ! il est un modèle de sagesse et de raison ; le frère « trotte menu », ainsi que nous l’appelons, est avec notre vieux saint, le frère de Chambéon, le plus avancé de tout le noviciat, dans la voie de l’oubli de soi-même et de l’abandon en Dieu ; et vous rappelez-vous sa jolie voix ! Je n’ai jamais ouï chanter par personne la deuxième phrase du graduel de la messe de la sainte Vierge, le « Virgo Dei genitrix » comme par lui. Ce qu’il priait bien, en chantant ainsi !

Et lui-même se mettait à la chanter et, en l’entendant, Mlle de Garambois qui hennissait telle qu’un cheval de trompette, aussitôt qu’elle écoutait du plain-chant, montait d’en bas où elle travaillait avec Mme Bavoil.

L’excellente créature aussi que celle-là ! et toujours aimable et toujours prête à rendre service. Durtal regrettait de quitter ce Val des Saints si odieux pourtant, à cause d’elle et de son oncle. M. Lampre ne pouvait évidemment habiter Paris, mais, elle, qui avait constamment séjourné dans les parages de couvents, pourquoi ne s’y fixerait-elle point ? Et Durtal essayait de la décider à venir y passer au moins l’hiver.

Mais elle répondait, à la grande joie du petit Blanche :

— Vous m’avez assez fréquentée pourtant pour savoir que je m’acoquinerais, des heures entières, chez les pâtissiers ; ici, je ne puis trop pécher par gourmandise parce que je n’en ai pas l’occasion, mais à Paris !

— C’est donc bien bon les gâteaux ? Questionnait l’enfant qui n’en avait guère mangé dans sa vie.

— Si c’est bon ! Elle levait les yeux au ciel et ajoutait : « et avec un doigt de porto après », puis se reprenait, en rougissant un peu et s’écriait : c’est mal ce que vous faites là, vous me déconfessez ! Je sors du tribunal de la pénitence, je ne pensais à rien et vous me remettez l’eau à la bouche, en m’entretenant de ma gourmandise !

Non, poursuivait-elle, plus calme. Moi, je suis clouée, ici. Si je déménageais ce serait pour revivre dans les alentours d’une abbaye, et comprenons-nous, près d’une abbaye d’hommes, car chez les religieuses, il n’y a pas de cérémonial, pas de galas pontificaux, pas tout ce que j’aime. Il me faudrait pour l’obtenir m’exiler à l’étranger et encore je serais volée, car il n’y aurait très probablement point, comme ici, comme dans tous nos monastères de France, une église située hors de la clôture et, par conséquent, accessible aux femmes.

Et alors, me voyez-vous dans un pays où je ne connaîtrais pas un chat et où je ne pourrais suivre les offices.

Et puis d’ailleurs mon oncle est vieux et ce n’est pas le moment, alors qu’il aurait besoin de moi, de le lâcher !

— Vous viendrez bien au moins, de temps en temps à Paris ?

— Ah ! pour cela, oui.

— Et quitte à l’induire à tentation, je lui cuisinerai de joyeux fricots, disait Mme Bavoil qui était montée la chercher.

Les journées s’écoulaient et le télégramme du p. Abbé annonçant la reprise définitive des offices en commun, à Moerbeke, n’arrivait pas.

Durtal était prêt ; son plan de départ arrêté. Il était résolu, aussitôt que Dom Beaudequin et le petit Blanche auraient reçu l’ordre de rejoindre leur corps en Belgique, de filer sur Paris. Une fois débarqué, en supposant qu’il eût la chance de dénicher sans retard un appartement convenable, il s’aboucherait avec le déménageur ; l’on pouvait compter trois jours pour l’envoi des wagons au Val des Saints ; pendant ces trois jours, il ferait coller, s’il était nécessaire, du papier neuf dans les pièces et il attendrait patiemment, en les laissant sécher, les quatre ou cinq autres jours indispensables pour amener les meubles à Paris.

Il ne retournerait donc pas au Val des Saints — ce qui lui éviterait les frais d’un voyage-et Mme Bavoil prendrait, de son côté, le train, dès que les voitures seraient en route. La serviable Mlle de Garambois se chargeait d’ailleurs de l’hospitaliser chez elle, lorsque les lits seraient emballés.

Et, mélancoliquement, dans le jardin, regardant les massifs en fleur et les arbres, il disait au frère Blanche :

— Je ne sais pas si jamais, les uns ou les autres, nous reviendrons ici ; mais quels changements nous y découvrirons ! Tel de ces vieux arbres sera mort et tel autre de ces jeunes sera devenu énorme ; tout sera méconnaissable ; mon successeur sera sans doute moins miséricordieux que moi pour les pauvres plantes que j’ai conservées parce qu’elles étaient vouées à des saints ; et il les énumérait, en les indiquant à l’enfant : la primevère dédiée à saint Pierre, la valériane à saint Georges ; le tussilage ou pas-d’âne à saint Quirin ; le seneçon Jacobée à saint Jacques ; le velar à sainte Barbe ; l’armoise à saint Jean-Baptiste ; l’inule à saint Roch, combien d’autres !

Sauf la valériane, poussée dans la muraille et dont les fleurs d’un rose de papier buvard, désalourdi de son blanc qui semble reporté dans le vert de ses feuilles, sont jolies, les autres qui exhibent, pour la plupart, comme toutes les plantes proscrites des massifs, des fleurettes d’un jaune vulgaire, sont laides ; et le monsieur qui louera la maison ne comprendra jamais pourquoi je les ai tolérées !

— Quitter cela, c’est quand même pénible, murmurait le frère Blanche, car vous êtes si confortablement installé ; mais, moi, ce qui me chagrinerait le plus à votre place, ce serait de ne plus voir Notre-Dame de bon espoir, à Dijon.

— Elle existe, sous un autre vocable, à Paris, la Vierge noire, répliquait Durtal ; et elle est entourée, dans sa chapelle de la rue de Sèvres, d’un culte autrement vivace que celui de notre mère de Dijon ; quant aux madones blanches, il n’y a pas en Bourgogne l’équivalent de Notre-Dame des Victoires, de Notre-Dame de l’Espérance de saint Séverin, de Notre-Dame de Paris, de Notre-Dame la Blanche de Saint-Germain, de la Madone de l’abbaye aux Bois, pour en citer cinq !

— Le fait est que vous ne serez pas, à ce point de vue-là, à plaindre, opinait le novice.

Enfin, un matin, alors qu’ils arrivèrent, tous les deux, à l’oratoire, le P. Paton leur montra le télégramme qu’il venait de recevoir. Il les avisait de la reprise des offices et prescrivait le départ des deux moines.

Encore qu’il s’y attendît, ce fut un gros crève-cœur pour Durtal que de se séparer de son petit frère ; ils avaient vécu, une semaine ensemble, et si l’atmosphère n’avait pas été si surchargée de tristesse et de regrets, l’existence eût été vraiment confinée en Dieu et vraiment douce.

— Ah ! fit Durtal agenouillé à la chapelle, alors que se termina, sur les vêpres du jour, le dernier office-mon père saint Benoît, la lampe est rallumée en Belgique, il ne nous reste plus qu’à souffler notre pauvre lumignon ; — et il éteignit, en effet, son bout de bougie, symbole très exact de la misère de ces heures canoniales, psalmodiées à quatre !

Et après avoir, le lendemain, reconduit et embrassé l’enfant à la gare, il s’en fut chez M. Lampre qui avait voulu lui offrir un déjeuner d’adieu ; mais le repas fut lugubre ; malgré les grands crus, tous étaient silencieux et absorbés. La débâcle de l’abbaye s’achevait avec celle de l’oblature ; la dispersion allait rompre tous les liens ; chacun comprenait qu’on ne se reverrait guère.

Et cette sensation, Durtal l’éprouva, tenace, obsédante, à Dijon, alors qu’il monta dans le rapide ; ses amis l’avaient accompagné sur le quai de la gare ; on se serrait les mains, on se promettait de revenir en villégiature au Val des Saints et de se visiter à Paris et quand le train détala, Durtal, sur sa banquette, n’eut aucune illusion et se sentit vraiment, à jamais loin de ces braves gens, seul.

Et il se disait :

L’expérience est close ; le Val des Saints est mort ; j’ai assisté à l’ensevelissement du monastère et j’ai été l’aide-fossoyeur de ses offices. C’est à cela que s’est borné mon rôle d’oblat ; il est fini maintenant car il n’a plus, aujourd’hui que je suis arraché de mon cloître, de raison d’être.

Il sied d’avouer tout de même que la vie est singulière ! La providence m’a fait passer deux ans, ici, pour me renvoyer ensuite gros-jean comme devant, à Paris. Pourquoi ? Je l’ignore, mais je le saurai sans doute, un jour. Je ne puis néanmoins m’empêcher de croire qu’il y a eu maldonne en cette affaire, que je suis descendu à une station intermédiaire, au lieu de ne m’arrêter qu’au point terminus, qu’à la tête de ligne.

Je me suis peut-être trompé, moi-même, en présumant.

En tout cas, mon seigneur, ce n’est pas bien ce que je vais vous dire, mais je commence à me méfier un peu de vous. Il semblait que vous deviez me diriger sur un havre sûr. J’arrive — après quelles fatigues ! — je m’assieds enfin et la chaise se casse ! Est-ce que l’improbité du travail terrestre se répercuterait dans les ateliers de l’au-delà ? Est-ce que les ébénistes célestes fabriqueraient, eux aussi, des sièges à bon marché qui s’effondrent dès qu’on se pose dessus ?

Je ris et je n’en ai guère envie, car ces tunnels dont je ne vois pas le bout m’effarent. Que vous agissiez, au mieux de mes intérêts, il ne m’est pas permis d’en douter et je suis très assuré aussi que vous m’aimez et que vous ne me délaisserez point ; mais, daignez, en excusant l’inconvenance de la proposition, vous mettre une toute petite minute à ma place, et avouez mon cher Jésus, que je ne divague pas, en vous attestant que je ne sais plus à quoi m’en tenir.

Ai-je obéi à votre volonté ou ne lui ai-je pas obéi ? Je vous connus grand veneur d’âmes, les chassant et les rabattant ainsi que la mienne, dans une trappe. Ah là, il n’y avait point d’erreur ; en me réfugiant dans un ascétère, j’étais certain de vous contenter ; les indications étaient nettes et les réponses précises. Aujourd’hui, vous ne me forlancez plus ; je n’entends plus le frisson de vos ordres et je suis réduit à me conduire, de moi-même, selon les données de la raison humaine. Et ce que je m’en fiche de celle-là ! Ce que je ne l’écoute, que faute de mieux !

Songez aussi que je ne suis pas seul, que j’ai à remorquer la mère Bavoil et que nous ne savons, ni l’un ni l’autre, où nous allons ; c’est la parabole des aveugles ; le fossé est peut-être proche.

Dans quelques jours, si les choses vous agréent de la sorte, nous serons réinstallés dans ce Paris que nous pensions bien ne plus réhabiter. Qu’est-ce qui va nous arriver là ? Les sièges y seront-ils plus solides qu’au Val des Saints, ou ne sera-ce encore qu’une étape ?

C’est égal, reprit-il, après un silence de pensée, quel désastre de tranquillité, d’argent, de piété liturgique, d’amitiés, de tout, que ce départ ! Je geins et ce n’est cependant pas moi qui suis le plus à plaindre. Songeons aux autres, à ceux qui restent, à la pauvre Mlle de Garambois, isolée, sans offices ; à M. Lampre qui se débat dans des affaires de chicane pour sauver ses moines ; à ce malheureux père Paton surtout, abandonné, loin des siens, sans existence monastique possible, dans ce trou.

Mais leur infortune n’allège pas la mienne ; elle ne fait, hélas ! Que l’aggraver et je tremble à l’idée de rentrer à Paris, dans la bagarre ; quelle tristesse !

Au lieu d’une propriété paisible, je vais retrouver les boîtes à dominos d’une maison commune, avec menace en dessus et en dessous, de femmes s’hystérisant sur des pianos et de mioches roulant avec fracas des chaises pendant l’après-midi et hurlant, sans qu’on se résolve à les étrangler, pendant la nuit ; l’été, ce sera la chambre de chauffe, l’étouffoir ; l’hiver, en place de mes belles flambées de pins, je considérerai par un guichet de mica du feu en prison qui pue. En fait d’horizons, j’aurai sans doute un paysage de cheminées. Bah ! Je m’étais jadis habitué aux futaies des tuyaux de tôle poussées dans le zinc des toits sur le fond saumâtre des temps gris. Je m’y raccoutumerai ; c’est un courant à reprendre.

Et puis… et puis on a bien des choses à expier. Si la schlague divine s’apprête, tendons le dos ; montrons au moins un peu de bonne volonté. On ne peut pourtant pas toujours être dans la vie spirituelle ce qu’est, dans la vie matérielle, le mari de la blanchisseuse ou de la sage-femme, le monsieur qui regarde, en se tournant les pouces !

Ah ! mon cher Seigneur, donnez-nous la grâce de ne pas nous marchander ainsi, de nous omettre une fois pour toutes, de vivre enfin, n’importe où, pourvu que ce soit loin de nous-mêmes et près de Vous !