L’Observation médicale chez les écrivains naturalistes/Chapitre 1

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CHAPITRE PREMIER

LES QUALITÉS CLINIQUES


La vertu première de tout observateur est l’impassibilité ; impassibilité du chimiste devant la réaction nouvelle qui va miner ou étayer son hypothèse ; impassibilité du médecin devant le mal qu’il doit méthodiquement analyser[1].

Impassibles donc s’affichèrent d’emblée les Naturalistes. « Moins on sent une chose, plus on est apte à l’exprimer comme elle est », formula Flaubert.

« L’œuvre, dit à son propos Maurice Hennequin, l’œuvre conçue comme l’intégration de notes prises au cours de la vie ou dans les livres, n’ayant, en somme, de l’auteur que le choix entre ces faits et la recherche de certaines formes verbales, possède l’impassible froideur d’une constatation. Elle est, comme un livre de science, un recueil d’observations ».

Il s’agirait, croyons-nous, de préciser le degré de vérité de ces attitudes glacées et de ces poses marmoréennes. « L’insensibilité professionnelle », monnaie courante dans la banque des clichés populaires — pas plus que l’impassibilité naturaliste — n’est absolue, authentique et foncière.

La première, la pseudo-anesthésie du corps médical, nous semble bien artificielle. Elle n’est pas, à coup sûr, synonyme d’émoussage de la sensibilité. Mais plutôt entraînement spécial à transformer le retentissement émotif en notions intellectuelles, à changer automatiquement les images concrètes — terrifiantes à l’état d’image — en éléments abstraits de diagnostic, éléments intéressants mais non plus émouvants.

Ce passage de l’ordre sensitif à l’ordre intellectuel, du monde des images à celui des idées, nous pouvons le prendre sur le fait en comparant les deux séries de vocables sous lesquels un médecin, d’une part, un profane de l’autre, traduiraient les mêmes tableaux de clinique courante. Ce dernier, entrant à l’improviste en une salle d’opération, raconterait plus tard à ses amis terrifiés : « C’était épouvantable !… Il y avait une pauvre femme renversée, la tête très basse, le ventre ouvert ; elle râlait continuellement… un moment elle est devenue toute bleue… tous les linges étaient couverts de sang… il en avait sauté sur le front des aides… on lui a enlevé un énorme morceau de chair ».

Le chirurgien, au contraire, dirait plus techniquement : « Je viens d’opérer un fibrome qui m’a donné pas mal de tracas. J’avais mis la malade dans la position de « Trendelenburg ». La chloroformisation a été délicate… elle est restée longtemps cyanosée… La tumeur pesait 2.500 grammes…, c’était un fibrome pédiculé ».

La transposition est complète. C’est une véritable transmutation des valeurs. L’intensité, le pittoresque de la description — par conséquent son retentissement émotif — ont perdu au profit de la précision de métier. Nous croyons que tel est, en grande partie, le mécanisme psychologique de ladite insensibilité qui devient ainsi métasensibilité. Elle s’acquiert au moment même où l’étudiant en médecine peut substituer automatiquement, à l’image quelconque, le terme technique qui la désigne, remplacer « ventre ouvert » par « laparotomie », « membre carbonisé » par « brûlure du sixième degré », « jambe broyée » par « fracture comminutive du tibia et du péroné ». Elle se complète au moment où la notion du traitement à tenter vient s’y juxtaposer. Il y a là succession d’idées de plus en plus abstraites, les dernières même souvent consolantes. Le profane accepte telle que l’image perçue, le praticien la transforme en éléments de diagnostic et en projets thérapeutiques. Ce n’est pas amortissement, mais transfert d’impressions.

Et plus encore est illusoire et fausse la prétendue rigidité des naturalistes. Difficile en matière de science et de métier, l’impassibilité est, a priori, impossible à l’artiste[2]. Émotion au début de l’œuvre, émotion dans l’œuvre, c’est la règle commune même à ceux pour qui reste morte la « notion rédemptrice de l’art », chère à l’école allemande. Flaubert, qui voulait que « l’émotion et la pitié sortent s’il y a lieu des choses mêmes » et faire du roman un « miroir de l’âme humaine », s’est laissé illogiquement et doucement gagner à une technique plus émue.

Ses œuvres dernières, La légende de saint Julien l’hospitalier, et surtout Un cœur simple, sont toutes de pitié et de miséricorde. « Ces impassibles, commente légèrement M. Henry Fouquier[3], devaient nous dire les misères humaines, mais ne jamais s’attendrir sur elles, car l’émotion eût altéré la beauté de leur expression artistique. Ceci, je crois, est la théorie de l’école ? Mais cette école présente ceci de particulier que, si elle existe, je n’ai jamais rencontré de maîtres ou d’élèves qui aient vraiment mérité de lui appartenir !

» Flaubert et Maupassant, a-t-on assez essayé de les enrôler parmi les impassibles ! Mais rien n’est plus inexact que cette étiquette collée sur leurs œuvres, si ce n’est la connaissance de leurs caractères. Ils furent, certes, des railleurs terribles, méprisant les sots et haïssant la sottise. Mais, où les vit-on cruels, insensibles et dédaigneux des souffrances humaines ? Maupassant faisait le sceptique et Flaubert le brutal, et tous deux étaient sensibles au plus haut point, Maupassant comme une femme et Flaubert comme un enfant. Quelle duperie c’est de vouloir juger les hommes sur les apparences qu’ils se plaisent à se donner ! Flaubert, particulièrement, avec sa haute taille, ses gros yeux ronds, sa moustache de pirate normand, aimait à « faire le méchant ». Il se plaisait — et c’était un tort de son esprit — aux gros mots et aux jurons. Ce qui ne l’empêchait pas d’être d’une incroyable sensibilité aux douleurs de ses amis et aux deuils de son pays.

» Qu’est-ce que Madame Bovary, si ce n’est pas l’histoire de deux martyrs ? et l’histoire des martyrs on ne la raconte pas bien si on n’a pas souffert avec eux. Comment, d’ailleurs, les belles-lettres seraient-elles les consolatrices si ceux qui les aiment ne savaient pas la souffrance ? Je vais jusqu’à penser que, même comme artiste, l’impassible est impuissant et reste inférieur. Au théâtre, où la petite école des Impassibles a voulu transporter son action, elle n’a fait que passer. L’enquête faite, ces jours-ci, auprès des auteurs dramatiques, a confirmé cette pensée que l’art, avec une infinité de moyens divers, tend vers la justice et la bonté. Et c’est vraiment pitié de voir que, sous prétexte de le maintenir pur de tout alliage, on ait voulu lui retirer ce qui fait sa véritable grandeur »[4].

Jusqu’à présent nous avons constaté dans la marche vers le vrai des professionnels d’une part, des artistes de l’autre, un grand parallélisme. Nous arrivons à un carrefour où leurs chemins divergent. C’est que cette recherche du vrai, but et seul but de la science, n’est, pour les littérateurs, qu’un moyen artistique.

Le clinicien de métier accumulera donc, en son « observation », la quantité maxima de symptômes, de faits recueillis. Aucun ne lui semblera superflu, car — de valeur inégale, pourtant — tous peuvent, à un moment donné, concourir au diagnostic. Il sera lourd au besoin, mais il sera complet, et la qualité seconde de son observation est la totalité.

L’artiste au contraire qui estime chacun des faits constatés non point en fonction d’un diagnostic inutile[5], mais pour sa beauté plastique, sa force expressive et l’intensité d’émotion qu’il peut en retirer, sera moins accueillant. Il fera un choix dans cet amas de documents. Ce « temps » spécial à l’observation artistique et capital, est, malgré les apparences, constant. L’art, en effet, est avant tout sélection. Cette sélection peut porter sur différentes catégories d’éléments.

Ainsi se constituent les différentes écoles. Cette sélection fut, par principe, réduite à peu de chose chez les naturalistes français ; à moins encore chez les écrivains allemands et russes[6].

L’art est enfin élaboration. À cette ultime période, l’observation artistique — quel que soit son degré de vérité scientifique — s’est délibérément écartée de l’observation clinique. Nous ne la suivrons pas sur ce terrain de pure esthétique, mais nous devions signaler ce dernier stade comme indispensable et requis :

« Au théâtre, dans le roman, nous dit très finement le Dr  Cabanès[7]… il est bon de nous donner des tranches de vie, mais à la condition de ne pas nous les servir toutes crues ».

Voici donc les naturalistes — affublés d’une impassibilité toute verbale — en quête du document humain. Nous allons étudier maintenant les grandes voies d’observation qui s’ouvraient à leurs enquêtes et dans lesquelles, suivant leur tempérament, ils durent s’engager. Certains s’adressèrent à l’observation sur les autres, d’autres à l’observation sur eux-mêmes ; d’aucuns enfin s’en remirent à l’érudition par les autres et les livres ; nul d’ailleurs ne se cantonna dans un mode unique de documentation. Et la clinique objective, la clinique subjective et la documentation indirecte, distinctes et presque hiérarchisées par nous pour les besoins de l’analyse, se retrouvent à quelque degré chez tous.



  1. Ce que Tardieu traduit avec une sécheresse brutale et étroite « la prédisposition à l’étude de la médecine est le fait de deux facteurs associés : l’aptitude aux manipulations mécaniques, la faculté d’enregistrer passivement et impartialement, selon la méthode scientifique, les impressions matérielles, les sensations brutes, données par le fonctionnement des organismes vivants » (Revue philosophique).
  2. L’art est, avant tout sélection.
  3. Henry Fouquier, in Journal, 7 septembre 1901.
  4. Il est donc au moins inutile, avec M. Max Nordau, d’épiloguer sur la valeur séméiologique de ladite impassibilité, d’en faire un dérivé morbide et un symptôme de déchéance, de la considérer comme une « obtusion qui leur rend impossible de se représenter assez vivement un processus du monde extérieur ». Max Nordau, Dégénérescence, I, p. 67.
  5. Qui parfois même lui reste insoupçonné, comme nous le verrons au chapitre suivant (observation ignorante).
  6. En particulier chez Tolstoï. « Cet analyste minutieux, dit le vicomte de Vogüe (Le roman russe, 1888, p. 93), ignore ou dédaigne la première opération de l’analyse, si naturelle au génie français ; nous voulons que le romancier choisisse, qu’il sépare un personnage, un fait, du chaos des êtres et des choses, afin d’étudier isolément l’objet de son choix. Le Russe, dominé par le sentiment de la dépendance universelle, ne se décide pas à trancher les mille liens qui rattachent un homme, une action, une pensée au train total du monde ».
  7. Chronique médicale, 1er novembre 1901.