L’Océanie en 1869, les petits souverains insulaires et les immigrans

La bibliothèque libre.
L’Océanie en 1869, les petits souverains insulaires et les immigrans
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 89 (p. 440-478).


L’OCÉANIE EN 1869

Après avoir parcouru les pays de l’Amérique occidentale que baignent les flots du Pacifique depuis Chiloë jusqu’à Panama, le hasard, sous la figure du capitaine Pendergrast-Morton, commandant la goélette américaine Flying-Cloud (nuage qui fuit), nous fournit l’occasion, longtemps recherchée, de visiter l’Océanie, du moins cette partie de l’Océanie qui de la Nouvelle-Zélande s’étend jusqu’aux Sandwich, et qui comprend dans ses principaux archipels Taïti, les Pomotou, les Samoa, les Fidji et Tonga-Tabou. Nous étions désireux de voir ces îles lointaines, dont les noms se rattachent au souvenir des grands navigateurs qui les découvrirent au siècle dernier, les Cook, les Wallis, les Bougainville, les Lapérouse.

De quelle vie ont vécu les populations de ces contrées depuis que ces grands hommes en ont révélé l’existence au monde européen ? Quels changemens, quels progrès se sont opérés en elles ? Quel est leur état actuel, quel avenir paraît les attendre ? Telles sont les questions dignes d’intérêt qui éveillaient notre curiosité, et sur lesquelles nous allons exposer ici, sous la forme un peu sommaire de notes de voyage, les renseignemens recueillis dans une année entière de courses incessantes à travers l’Océanie.


I

L’immense espace compris du nord au sud entre les deux tropiques, de l’est à l’ouest entre les rivages de l’Amérique occidentale et le 1708 degré de longitude est de Paris, forme sous le nom de Polynésie une des trois grandes divisions de l’Océanie et une des régions maritimes les plus remarquables du monde soit par la constitution particulière des terres dont elle se compose, soit par les caractères généraux de la race qui l’habite. Les nombreux archipels de cette région singulière, disséminés à grande distance les uns des autres, n’offrent presque tous que des îles sans importance, si on les compare aux grandes terres de la Malaisie et de l’Australie. Les plus grandes de ces îles, celles mêmes qui donnent leur nom à des groupes tout entiers, n’ont guère plus de vingt lieues de diamètre. Autour d’elles, ainsi que des satellites, se pressent une multitude d’îles plus petites encore, d’îlots à peine habités, que dominent les sommets des premières, perdus dans les nuages, — volcans encore en éruption, comme le Mauna-Roa aux Sandwich, volcans à peine éteints, comme le Diadème à Taïti, le mont Duff aux Gambiers ; — mais l’étendue du territoire n’est pas toujours la différence la plus caractéristique des îles d’un même groupe. La constitution géologique de chaque archipel révèle tout d’abord une origine différente, des modes de formation très opposés. Les premières îles, c’est-à-dire les plus étendues, avec leurs hautes montagnes, leurs cratères encore fumans, leurs pics dentelés et aux pentes abruptes, leurs rochers basaltiques, leur sol tourmenté, appartiennent évidemment aux terrains de soulèvement plutonien. Quelque commotion subite les a fait surgir de l’Océan, et on peut suivre sur une carte la direction de la chaîne de montagnes sous-marines, dont ces îles ne sont que les sommets culminans. Les secondes au contraire, basses, plates, uniformes, s’élevant à peine de quelques mètres au-dessus de la mer, ont également une commune origine ; mais la formation définitive, la création évidemment récente en est due aux travaux de ces insectes madréporiques ; qui, dans leur puissant élan vers la lumière, ont élevé, par un incessant travail, jusqu’au niveau de la mer leurs vivantes murailles. Les assises de celles-ci furent les plateaux inférieurs de la même chaîne de montagnes à laquelle appartiennent les plus grandes îles, et que l’action des volcans sous-marins ne put faire émerger comme elles[1]. Du reste, l’action des madrépores, partout visible dans ces parages, se continue toujours et peut être mesurée même, non pas au cours des siècles, mais à celui des simples années[2]. C’est à elle que sont dus ces nouveaux écueils si redoutés dont, l’existence n’est le plus souvent signalée que par un naufrage, et ; qui, si rapidement transformés en îles nouvelles, ne tardent pas à être habités. Ces surprenantes transformations s’accomplissent avec les éléments les plus simples ; rien n’est plus facile que d’en suivre le développement dans ses phases pour ainsi dire régulières. Les semences que l’oiseau emporte ou que le vent entraîne tombent sur ces écueils ; les graines que les courans de l’Océan accumulent en longues nappes s’y échouent dans leur course vagabonde. A la chaleur fécondante du soleil des tropiques, ces graines, ces semences germent et naissent à une vie aussi active que puissante. Elles fixent leurs solides attaches aux rochers eux-mêmes, et avec une force que rien ne peut vaincre. Les mangliers, les palétuviers, apparaissent d’abord, bientôt suivis des pandanus, leurs vigoureux auxiliaires. Tous se mettent à l’œuvre que rien n’interrompra désormais. De leurs premières tiges s’élancent, comme un réseau gigantesque, les mille racines adventives de ces arbres, qui se croisent, se mêlent, s’enlacent, et dans leurs mailles serrées retiennent tous les détritus végétaux, tous les débris de coraux et de madrépores que roulent les vagues. L’écueil s’élève au-dessus des flots et se couronne d’une éclatante verdure, dont l’action accélère encore la formation d’un sol bientôt riche et fécond. Alors du milieu de ces fourrés inextricables surgissent les troncs sveltes et déliés des cocotiers. L’homme peut désormais aborder, se fixer même sur cette nouvelle terre ; sa subsistance.est assurée, et avec elle une des grandes sources de richesse ; de.ces régions[3].

Si par cette double cause, force souterraine des volcans, travail lent et incessant des madrépores, s’explique la création de ces îles, il est moins facile de se rendre compte de la manière dont elles ont été peuplées. Jetées à des distances souvent très considérables les unes des, autres, —, on compte plus de 600 lieues de Rapa-nui (île de Pâques) à Taïti, plus de 700 des Marquises aux Sandwich, — toutes sont pourtant habitées par des hommes d’une même race, parlant, à peu de chose près la même langue, ayant les mêmes traditions religieuses, arrivés, sauf quelques différences insignifiantes, à la même civilisation quand les européens abordèrent pour la première fois sur leurs rives. Comment ces distances, énormes même pour nos navires, ont-elles été franchi par ces peuples ? s’il est impossible d’admettre qu’ils aient pu accomplir de telles traversées, comment résoudre le problème qu’impose à l’esprit cette commune origine qui ne peut être contestée aujourd’hui ? La solution est encore à trouver.

Lorsque Cook, arriva aux Sandwich, il en estima la population à 400,000 âmes. Cette estimation est peut-être exagérée ; cependant, quelques années après lui, Vancouver leur donnait près de 300,000 habitans. Le recensement officiel de 1866 porte la population totale à 67,000 âmes. A Taïti, des 80,000 habitans que Cook y trouva, c’est à peine s’il en reste 9,000. Enfin la population de Magareva est descendue depuis 1853, date de l’établissement des missionnaires, de 2,400 à 1,100 âmes.

Les archipels polynésiens dont le dépeuplement marche avec le plus de rapidité sont les Sandwich, Taïti, Magareva et, Rapa-nui. Aux Samoa, le chiffre de la population est en décroissance, comme aux Tonga, mais dans des proportions moins effrayantes. Aux Viti, elle est presque nulle, tandis que dans les deux petits groupes des Futuna et des Wallis (Uvea) on constate avec surprise un mouvement tout contraire et bien marqué, puisque dans le dernier de ces groupes la population s’est accrue de 40 pour 100 depuis l’arrivée des premiers missionnaires, vers 18,38.

Ces archipels présentent dans leur état moral des dissemblances et des analogies qu’il est bon d’établir. Les populations de Taïti, des Sandwich, converties au protestantisme, sont depuis longtemps en contact avec les Européens. On sait à quel degré de corruption étaient descendus les indigènes bien avant la découverte de ces îles. Leurs mœurs sont encore les mêmes ; on pourrait cependant affirmer qu’à Taïti elles se sont un peu améliorées. Aux Samoa, aux Tonga, bien que l’œuvre de la conversion, due en grande partie aux missionnaires protestans, soit dès aujourd’hui achevée, la moralité semble, à peu de chose près, la même qu’au temps de la découverte de ces îles. Aux Viti, malgré la présence de 1,400 Européens, planteurs, négocians, industriels, agens politiques des chefs indigènes, malgré les efforts des missionnaires catholiques et protestans, la population est encore en grande majorité païenne. Enfin Magareva, Futuna, les Wallis, sont de véritables congrégations catholiques où les populations sont d’une moralité remarquable. Aussi la famille y est-elle constituée sur ses bases véritables. J’ajouterai qu’aux Sandwich et à Taïti le gouvernement est une monarchie constitutionnelle, aux Tonga une monarchie absolue, aux Samoa une république fédérative voisine de l’anarchie, aux Viti une féodalité dont les membres sont sans cesse en guerre, et enfin à Magareva et aux Wallis, sous les dehors d’une royauté sans pouvoir, le gouvernement n’est qu’une théocratie catholique.

Si tels sont les aspects généraux sous lesquels se présentent les divers rameaux d’une même race, placés d’ailleurs avec de très légères différences dans les mêmes conditions climatériques et hygiéniques, et si, comme nous venons de le voir, les mêmes causes produisent dans les divers centres de population des résultats bien différens, on peut affirmer non-seulement, avec M. de Quatrefages[4], que les maladies communes à beaucoup de populations ne sont pas les seules causes de la dégénérescence de cette race, mais que ni le contact des Européens, ni la religion, ni la constitution politique, ne peuvent l’expliquer, et que si une cause plus profonde, plus générale dans ses effets, aidée sans nul doute par des causes secondaires, existe réellement, c’est ailleurs qu’il faut la chercher.

Plaçons-nous en dehors des origines de la race polynésienne et de cette époque où les documens recueillis par tant d’observateurs attestent des relations fréquentes entre les principaux archipels polynésiens, et considérons la situation de ces archipels depuis la découverte par les Européens, c’est-à-dire depuis qu’on peut en suivre l’histoire avec certitude. Un examen attentif nous montrera que depuis lors, aux Sandwich, aux Marquises, à Rapa-nui, à Taïti, aux Gambiers, la population, complètement isolée du reste du monde, a été obligée, par suite même de cet isolement géographique, de se perpétuer sans croisement possible par l’union des membres des mêmes familles. Aux Samoa et aux Tonga, les liens de parenté, soigneusement maintenus dans les familles aristocratiques des deux archipels, les relations fréquentes qu’elles ont conservées, l’habitude des longues courses qui s’est maintenue dans les deux populations, ont facilité au contraire le croisement des familles, mais elles l’ont facilité dans une mesure incomplète, puisque certaines classes de la population, et principalement de la population riveraine et maritime, ont pu seules jouir de cet avantage. Dans les deux archipels des Wallis et de Futuna, les relations ininterrompues avec les archipels voisins, des migrations fréquentes suscitées par l’esprit d’aventure ou par les divisions politiques des chefs, ont étendu ce croisement à toute la population ; cette population, qui, bien que peu considérable, a essaimé de nombreuses familles à Vavao, aux Fidji et jusqu’à la Nouvelle-Calédonie, où elle a peuplé une île entière[5], s’est constamment renouvelée soit par le retour de quelques-unes de ces familles isolées, soit par celui des partisans d’un chef forcé de s’exiler, qu’ils avaient suivi dans l’exil, et avec lequel ils revenaient dans leur île native, emmenant avec eux des femmes étrangères et les enfans qu’elles leur avaient donnés.

On peut maintenant tirer les conséquences logiques des considérations précédentes et des faits qui viennent d’être exposés. La loi de dégénérescence de toutes les espèces, de toutes les races par suite de leur isolement, est établie aujourd’hui. Les effets en sont visibles dans les petites îles de l’Europe, la Corse, Ouessant, les Orcades. La loi contraire, qui assigne un remède à cette déchéance dans le croisement avec des races étrangères, n’est pas moins certaine. Toute une science repose sur cette double loi, dont les applications ont chaque jour les conséquences les plus fécondes dans l’Europe entière et surtout en Angleterre, où elle a pris naissance sous le nom de sélection. Ne trouve-t-elle pas sur ce vaste théâtre et sur la race polynésienne une application nouvelle, plus sérieuse dans ses résultats, plus importante au point de vue de l’humanité et de la justice ? D’autres plus autorisés discuteront les idées que nous venons d’émettre et qui nous paraissent justes. S’il en est ainsi, le remède à tant de souffrances se présente de lui-même : c’est le croisement de cette race si tristement éprouvée avec d’autres races étrangères, non-seulement avec les Européens, mais encore avec les populations qui semblent avoir avec elle une commune origine ; je veux dire les Indiens des autres îles de la Micronésie, et surtout les Chinois, dont la persévérance et l’activité intelligente suppléeraient à la paresse, à l’insouciance de la race maorie. Déjà l’émigration par laquelle s’opérera ce mélange des races prend chaque jour de nouveaux développemens à mesure que les pionniers européens viennent s’établir dans les divers archipels de l’Océanie pour en exploiter les richesses. Les heureux résultats qu’on a raison d’en attendre sont déjà évidens. Les Half-Castes se montrent actifs, laborieux, persévérans. Il faut donc espérer que l’effrayante dépopulation de ces pays va s’arrêter, que cette race si digne d’intérêt, dont on semblait pouvoir prédire l’extinction totale, se relèvera de sa déchéance, et contribuera, elle aussi, à la marche progressive de l’humanité.


II

Le 20 juillet 1869, après un violent orage qui nous avait longtemps caché l’horizon, les hautes terres des Samoa, que nous avions jusqu’alors vainement cherchées, apparurent soudainement à nos regards. La brise des alizés, un moment suspendue, venait de reprendre. Rapidement poussé par elle, le Flying-Cloud longeait à petite distance, moins d’un mille, comme pour nous permettre de suivre dans ses détails le spectacle gracieux qui s’offrait à nous, les rivages découpés de Tutuïta et d’Opoulou, tandis que, perdus dans les nuages, se montraient parfois les sommets lointains de Sevaï. Tous les voyageurs qui ont visité ces îles s’accordent à les déclarer les plus belles de l’Océanie. « Nous rangeant à l’opinion de Lapérouse, dit Dumont-d’Urville, nous n’hésitons pas à proclamer Opoulou comme supérieure en beauté à Taïti elle-même. »

Terres volcaniques comme toutes les grandes îles de la Polynésie, les Samoa (Hamoa, navigateurs) ne se présentent pas aux regards avec les aspects tourmentés, mais si pittoresques, que Taïti, les Marquises, les Sandwich, doivent à leurs hautes montagnes, dont les sommets dentelés se perdent dans les nues, à leurs pitons aigus qu’on dirait taillés à coups de haches gigantesques, à leurs roches basaltiques, dont les sombres couleurs contrastent si vigoureusement avec la fraîche végétation des plaines qui s’étendent à leurs pieds et l’azur si éclatant des flots qui baignent leurs rivages. Aux Samoa, une chaîne de montagnes courant de l’est à l’ouest, et qui semble la chaîne dorsale de l’archipel, s’élève au contraire en pente douce et régulière par une série ininterrompue de plateaux étages jusqu’à une hauteur moyenne de 800 mètres, hauteur insignifiante devant l’altitude du Mauna-Roa (4,000 mètres), de la Grande-Havaï, et du Orohena (2,236 mètres), à Taïti, mais les profils de ces montagnes se dessinent si nets sur un ciel d’une limpidité transparente, tous les plans successifs de ces collines aux ligues mollement arrondies sont si bien fondus et se relient entre eux par des transitions si gracieuses, qu’on ne regrette pas ces effets heurtés, ces vives oppositions, ces contrastes puissans, justement admirés dans les autres archipels polynésiens. Des rivages, que défend comme une jetée avancée une ceinture de récifs sur lesquels l’Océan des tropiques brise ses flots bleus en longues nappes d’argent, jusqu’aux cimes les plus élevées, partout s’étale une végétation d’une puissance exceptionnelle qui couvre ces îles, surtout Opoulou, d’un immense tapis de verdure. Cette végétation d’ailleurs est si variée que toutes les nuances du vert, depuis le vert pâle des pandanus et le vert métallique des mangliers, dont les feuilles immobiles miroitent au soleil, jusqu’aux masses d’ombres presque noires que projettent aux flancs des collines des burao gigantesques, se mêlent sans se confondre, et produisent un ensemble harmonieux d’un calme profond, mais à travers lequel perce une animation singulière. Tableau unique, où tout est force et douceur, vie et repos, et dont il faut renoncer à rendre le charme incomparable, ainsi que les gracieuses splendeurs ! L’artiste le plus habile briserait sa palette devant cette mosaïque infinie de teintes si variées ; il s’avouerait vaincu par les innombrables détails du paysage, indispensables pourtant pour en faire comprendre la beauté harmonieuse et vivante. Jeux d’ombre et de lumière, reflets des eaux, chutes irisées de rivières bouillonnantes rayant d’un ruban d’argent ce fond d’émeraude, molles ondulations des grands palmiers que la brise agite, vol pressé d’oiseaux aux ailes de feu, broderies délicates et sans nombre, perles et diamans que la puissante nature tropicale semble avoir choisis dans son plus riche écrin et semés à profusion dans ces îles privilégiées, comme pour se surpasser dans un dernier chef-d’œuvre et donner la mesuré de sa puissance et de sa fécondité !

Le Flying-Cloud poursuivait sa course en se rapprochant de plus en plus des récifs qui, à moins d’un demi-mille, entourent le rivage d’Opoulou d’une ceinture infranchissable, et dont quelques coupées profondes, portes étroites de ces larges bassins intérieurs, sont les véritables ports de l’Océanie. Soudain, au milieu des palmiers et des cocotiers qui, sur une pointe basse à peine visible, semblent plonger leurs racines dans les flots de la mer, apparaissent les hautes mâtures et les coques puissantes de nombreux navires européens. C’est le havre d’Apia et la première station de notre traversée. Une baleinière vigoureusement enlevée par six rameurs indigènes se détache de la côte et se dirige vers nous ; c’est le pilote, un compatriote, une vieille connaissance du capitaine Morton. Bientôt la passe extérieure est franchie, l’ancre mord le fond, et le Flying-Cloud, tel qu’un goéland qui a replié ses ailes, se repose comme endormi sur les flots limpides et calmes de la rade.

Le paysage qui à ce moment se déroulait à nos yeux avait une beauté calme et recueillie, rendue plus sensible par le contraste du bruit et de l’animation d’une ville commerçante. Les rivages de la baie, sur lesquels les flots déjà brisés par les récifs extérieure venaient mollement expirer, se déroulent en un grand demi-cercle de plus de 3 milles d’étendue, bordé de maisons européennes que dominent de loin en loin les mâts de pavillon des consuls et les clochers des églises chrétiennes. A gauche, une rivière, dont les eaux jaunes, gonflées par l’orage, semblaient se tracer un sillon dans la rade, sort d’une vallée resserrée entre deux collines ombragées de grands arbres. Le cours capricieux de cette rivière aux nombreux méandres limite à l’est la ville d’Apia proprement dite et la sépare du village indien de Matagofié, nouvellement construit. Le temple protestant, le consulat anglais, quelques maisons européennes, aux tuiles rouges, à la façade blanchie à la chaux, et à demi cachées dans des massifs de verdure, occupent l’étroit espace que ces collines laissent entre leurs dernières pentes et le rivage lui-même ; mais à la hauteur de l’église catholique la plaine s’élargit et s’étend jusqu’à une chaîne de montagnes dont les teintes bleues attestent l’éloignement. A droite de cette église, les maisons européennes, plus pressées, se continuent jusqu’à la pointe entrevue sur laquelle ont été établis des wharfs hardiment jetés sur les flots, et qui semblent faire de cette partie de la rade le port même d’Apia.

Ainsi l’Europe avec ses idées religieuses, ses intérêts politiques, son activité commerciale, nous apparaissait tout d’abord ; mais aussitôt après des groupes d’Indiens demi-nus, rangés en cercle sous les cocotiers de la plage comme s’ils discutaient en conseil, de nombreuses pirogues aux proues élancées, montées par des guerriers athlétiques armés de lances et de casse-tête, sillonnant la rade au chant cadencé de leurs pagayeurs, nous rappellent la race indigène des Samoa, telle sans doute qu’elle était apparue aux premiers Européens qui donnèrent à ces îles le nom d’archipel des Navigateurs.

Néanmoins, malgré l’étrangeté de ce spectacle, ce fut moins l’ensemble que l’un de ses aspects particuliers qui éveilla notre première attention : les grands navires au milieu desquels le Flying-Cloud venait de mouiller, magnifiques clippers de 1,800 tonneaux, appartenaient tous à la même nation. Aux mâts flottait le pavillon presque inconnu de la confédération de l’Allemagne du nord. Seule, une humble goélette avait hissé, pour saluer notre venue, le pavillon anglais. À terre, même contraste. Les couleurs anglaises, américaines, se déployaient sur des maisons isolées, tandis qu’à l’extrémité d’un long wharf et sur une hampe semblable au mât d’un grand navire, le pavillon blanc écartelé de l’aigle noir de Prusse des consuls de la nouvelle confédération dominait sur de vastes constructions : maisons d’habitation, magasins, chantiers, occupant presque toute la partie occidentale de la ville, depuis l’école des missionnaires catholiques jusqu’au village de Malinuu.

Le côté particulier de ce spectacle qui excitait notre surprise nous faisait pénétrer au cœur même de cette situation, et en précisait le détail le plus essentiel. La réalité répond en effet aux suppositions qui en ce moment se présentaient à notre esprit ; il suffit de les commenter rapidement pour donner une idée réelle des influences rivales qui s’agitent à Apia et dans l’archipel, pour faire connaître son état présent et peut-être aussi l’avenir qui lui est réservé.

La maison Godefroy de Hambourg, dont le chef, d’origine française, appartient à une famille de réformés chassés par l’édit de Nantes, est une des maisons commerciales les plus importantes de cette grande cité maritime, jadis souveraine, mais qui fait aujourd’hui partie de la confédération du nord. Le commerce de l’huile de coco forme une des branches principales des affaires de cette maison, et c’est sur la plus vaste échelle que ce commerce est organisé dans cette partie de l’Océanie. Chaque année, six grands navires, tels que ceux qui se trouvaient alors à Apia, partent d’Europe pour ce dernier port. Les uns effectuent directement le voyage, chargés de marchandises d’échange : toiles, cotonnades, étoffes de laine, armes de guerre, poudre, ustensiles de toute sorte ; les autres touchent à Sidney, où ils déposent de nombreux passagers, familles d’émigrans que l’Allemagne essaime dans le monde entier. De Sidney, ces navires se rendent à Apia avec un chargement de charbon de terre et le plus souvent sur lest. Tous emportent en Europe une cargaison complète d’huile de coco, ou mieux d’amandes de coco séchées au soleil : exportation considérable à laquelle les Samoa ne contribuent pas seules, et qu’alimentent tous les groupes voisins, depuis l’île de Rotumah à l’ouest jusqu’aux îles innomées qui forment au nord les archipels des ducs d’York et de Clarence. De légères goélettes rayonnant autour d’Apia exploitent régulièrement ce vaste marché, et par d’incessans voyages assurent le rapide chargement, du moins dans les circonstances ordinaires, des grands navires destinés pour Hambourg.

Quelques chiffres rendront compte des bénéfices réalisés à la suite d’opérations si bien entendues. En admettant que les marchandises soient échangées à 300 pour 100 de leur valeur, ce qui est peu, puisque c’est l’évaluation moyenne sur les côtes américaines du Pacifique, l’huile de coco se payant à Apia 500 francs la tonne, prix supérieur encore à celui des autres centres de production, et cette huile étant sur les marchés européens, notamment à Hambourg, cotée à 1,200 francs, on voit que les bénéfices seraient de plus de 400 pour 100, s’il n’y avait à déduire les frais d’exploitation. Les dépenses de premier établissement ont été considérables, mais les frais généraux sont aujourd’hui insignifians, et, comme le prix du passage des émigrans couvre une partie des frais de navigation, il y a peu de chose à déduire des résultats que nous venons de constater. Au reste, la maison allemande a aujourd’hui écrasé toute concurrence. Seule, elle exploite le marché, et c’est à peine si quelques négocians de Sidney essaient encore non de lutter contre elle, mais de glaner quelques gerbes après son opulente moisson.

Ce monopole, l’importance qu’il assure à l’agent de cette maison non-seulement aux Samoa, mais dans toutes les îles qu’exploitent ses navires, ont-ils suffi aux exigences commerciales de la maison Godefroy, aux ambitions personnelles de son représentant à Apia ? Ce serait une erreur de le croire. Cet agent, M. Weber, vient d’être nommé consul de la confédération germanique du nord. Aux intérêts privés dont il reste chargé se joignent donc les intérêts politiques du gouvernement qui l’a choisi pour le représenter dans ces lointains pays, intérêts auxquels semblent se rattacher des projets d’une réalisation plus ou moins prochaine, mais dont tout le monde se préoccupait pendant notre séjour à Apia, et que le caractère du nouveau consul rend vraisemblables.

M. Weber est un homme jeune encore, très actif, très entreprenant, connaissant à fond les pays où l’a poussé sa destinée, d’une intelligence remarquable, supérieure même et servie par de sérieuses études. Impatient désormais de faire prévaloir les fonctions du consul sur les vulgaires occupations du marchand, d’agrandir son rôle politique dans l’archipel, et d’y prendre à ce titre la première place que n’a pu lui donner sa prépondérance commerciale, M. Weber paraît obéir à cet esprit d’ambition envahissante qui, au lendemain de Sadowa, a semblé caractériser le réveil à l’action de la race allemande, et c’est sans doute ce qui lui a inspiré les desseins qu’on lui prête. Jusqu’à quel point la Prusse songe-t-elle à fonder une colonie aux Samoa, à prendre possession de l’archipel ? On ne saurait rien affirmer de précis ; mais tel est l’objectif du nouveau consul, et, comme nous l’avons dit déjà, sa conduite, ses desseins sont, à ce point de vue, un sujet d’appréhension pour les autres Européens et surtout pour les chefs indigènes, très jaloux de leur indépendance nationale. Un navire de guerre allemand, parti pour un voyage de circumnavigation, était de jour en jour attendu à Apia. L’arrivée de ce navire, grosse de menaces d’après les demi-confidences de M. Weber lui-même, est-elle destinée à justifier les craintes qu’elle inspire ? Heureusement pour ceux qui redoutent une pareille éventualité, de tels desseins trouveraient sur les lieux mêmes plus d’un adversaire sérieux, très résolu à en empocher la réalisation.

M. Weber, le riche marchand, le consul de la confédération allemande, n’est pas en effet, malgré ces titres divers, le personnage le plus influent d’Apia et de l’archipel. Il a parmi ses propres collègues un rival qui jusqu’à ce jour a su maintenir sa supériorité, qu’on peut regarder comme le grand chef de ces îles, qui perdrait tout à la transformation des Samoa en colonie allemande, et qui par suite s’opposera de toutes ses forces à leur prise de possession. Ce rival, ce grand chef, c’est le consul d’Angleterre, M. Williams.

M. Williams est un Anglais né à Rorotonga (archipel de Cook) ; c’est le fils d’un de ces missionnaires protestans qui, jusqu’à l’arrivée des missionnaires catholiques, avaient, non sans périls, rangé à leurs croyances religieuses et conquis à l’influence politique de l’Angleterre la plupart des îles de la Polynésie orientale. Né au milieu des Indiens, élevé parmi eux, parlant leur langue comme la sienne propre, pénétré de leurs idées, sachant quelles cordes il faut faire vibrer dans leur cœur pour éveiller les sentimens, les craintes, les espérances les plus propres à assurer le succès de ses vues, M. Williams, fort d’ailleurs du concours des missionnaires anglais, a, depuis vingt ans qu’il vit aux Samoa, soit comme marchand, soit comme consul, conquis sur tous les chefs indigènes une influence qui serait souveraine, si depuis quelque temps elle n’était balancée par celle des missionnaires catholiques et surtout de leur chef, Mgr d’Enos. Cette influence, comment l’exerce M. Williams ? Question délicate à laquelle répondra la suite de ce récit.

Derrière le consul allemand, consul et marchand tout à la fois, derrière le consul anglais, si puissant dans l’archipel, gravite, astre secondaire et sans rayons, le consul ou mieux l’agent consulaire américain, M. Coë. Son influence politique est nulle, comme d’ailleurs les intérêts qu’il est chargé de protéger. Il subit l’influence de M. Williams malgré lui, il subit celle de M. Weber, dont le monopole commercial pourrait nuire au succès de ses affaires. M. Williams, M. Weber et M. Coë sont les seuls consuls accrédités à Apia. Seuls, ils représentent donc l’Europe et les états de l’Amérique du Nord, et ils les représentent sans contrôle vis-à-vis d’une population qui, depuis sa conversion au christianisme, semble avoir abjuré avec ses vieilles superstitions l’esprit d’énergique résistance dont plus d’une fois elle fit preuve envers les étrangers. Les impressions qu’éveillent les noms de Baie des Assassins, Baie du Massacre, donnés par les premiers navigateurs et encore portés sur les cartes, ne se rattachent à présent qu’au souvenir d’un passé sans retour. Un Européen peut, sans armes et sans escorte, parcourir Opoulou ; il n’a aujourd’hui aucun danger à redouter. La race si fière des Samoa n’a pas disparu, ses guerriers montrent encore dans leurs luttes intestines la même ardeur belliqueuse, la même sauvage énergie ; mais les plus audacieux d’entre leurs chefs tremblent au nom de l’Europe, et les esprits les plus emportés fléchissent devant les exigences d’un consul. Il était donc nécessaire de peindre le caractère de ces représentans de l’Europe, si influens dans ces îles. Cette influence et le but auquel quelques-uns d’entre eux semblent la faire servir peuvent seuls expliquer en effet les événemens dont Apia venait d’être le théâtre au moment de notre arrivée. Un exposé rapide de ces événemens fera comprendre la situation réelle de ces populations ; mais avant d’aborder ce récit quelques détails statistiques et géographiques sont nécessaires pour qu’on puisse saisir l’enchaînement des faits avec les causes toutes morales dont ils procèdent.

L’archipel des Samoa, situé par le 19e degré de latitude sud, les 174e et 177e de longitude occidentale du méridien de Paris, se compose des trois grandes îles de Tutuïta, Opoulou et Sevaï, auxquelles il faut joindre plusieurs îles de moindre étendue, mais qui jouent un certain rôle politique, comme Manomo, entre Sévaï et Opoulou, et Manua à l’est. La population indigène, que Lapérouse portait au chiffre, évidemment exagéré, de 80,000 âmes, mais que Dumont-d’Urville n’estimait en 1838, d’après les indications du pilote anglais Fraser, qu’à 36,000 âmes, s’élève, selon le dernier recensement, fait avec la plus grande exactitude par les soins des missionnaires, à 33,000 habitans.. Ce dernier chiffre, rapproché de l’estimation de Dumont-d’Urville, prouverait que la population, bien qu’en décroissance, n’a subi qu’une légère diminution dans une période de trente années malgré les changemens qui se sont opérés dans ses mœurs. Elle offre ces spécimens magnifiques de la race maorie, dont Lapérouse disait si justement : « Ces insulaires sont les plus grands et les mieux faits de toute l’Océanie que nous ayons encore rencontrés. Leur taille ordinaire est de 5 pieds 9, 10 et 11 pouces, mais ils sont encore moins étonnans par leur taille que par les proportions colossales des différentes parties de leur corps ; notre curiosité, qui nous portait à les mesurer très souvent, leur fit faire des comparaisons fréquentes de leurs forces physiques avec les nôtres. Ces comparaisons n’étaient pas à notre avantage, et nous devons peut-être nos malheurs à l’idée de supériorité individuelle qui leur est restée de ces différens essais. Leur physionomie me parut souvent exprimer un sentiment de dédain que je crus détruire en ordonnant de faire devant eux usage de nos armes ; mais mon objet n’aurait pu être rempli qu’en les faisant diriger sur des victimes humaines, car autrement ils prenaient le bruit pour un jeu et l’épreuve pour une plaisanterie… » Et plus loin : « Je laisse volontiers à d’autres le soin d’écrire l’histoire peu intéressante de ces peuples barbares. Un séjour de vingt-quatre heures et la relation de nos malheurs suffisent pour faire connaître leurs mœurs atroces, leurs arts et les productions d’un des plus beaux pays de la nature. »

Ce portrait a cessé d’être exact en ce qui touche les mœurs des Samoa. Comme nous l’avons déjà dit, la population entière de l’archipel est aujourd’hui chrétienne. Les missionnaires protestans, wesléyens et indépendans, venus, les uns de Tonga, les autres de Teute, les missionnaires catholiques, venus plus tard sur leurs traces, s’en partagent aujourd’hui la direction morale et religieuse. Les indépendans (religion de Taïti) comptent 17,000 catéchistes ; les wesléyens (religion de Tonga) 10,000 ; le reste de la population, environ 5,000 âmes, est catholique.

L’île d’Opoulou, « la plus belle de la Polynésie, » n’est que la seconde en étendue de tout l’archipel ; mais par sa richesse et sa population elle en est la plus importante. Ses chefs tiennent le premier rang dans l’ordre politique. Bien qu’il soit difficile, même pour les personnes le mieux au courant de la langue, des traditions et des coutumes des Samoans, de préciser dans ses détails l’organisation sociale et politique qui les régit, on peut dire que cette organisation affecte dans son ensemble la forme d’une république fédérative. Les villages ou plutôt les districts élisent leurs chefs dans une famille privilégiée. Ces districts, se groupant entre eux et autour d’un district plus important, constituent une province. La ville, chef-lieu du district, devient le chef-lieu de la province, dont le chef élu ne peut être que le chef élu de ce dernier district. Il prend alors le titre de tui, auquel se joint le nom de la province qui l’a nommé.

Opoulou se divise ainsi en trois provinces : à l’est, Atua, qui a pour capitale Lufi-Lufi, dont le chef (quand cela plaît au district de se donner un chef, et que ce chef est adopté par les autres districts) prend le titre de Tui-Atua ; il est choisi dans une famille particulière, celle des Mala-Afu. Au centre, le Tuamasaga, qui, outre la ville semi-européenne d’Apia, a pour capitale Satuisamau, dont le chef est pris dans la famille Maliétoa. Le nom de cette famille, par une exception qui prouve sans doute sa supériorité d’origine, remplace celui de Tui-Tuamasaga. A l’ouest, Ana, qui a pour capitale Leulumoéga, dont le chef élu prend le titre de Tui-Ana-Sevaï, se divise en deux provinces, réunion de plusieurs districts. L’une a pour capitale Sofalofaï ; l’autre, Saleula-Tutu-ïla, prend généralement parti pour la province d’Atua, quand ses districts sont consultés dans les affaires générales qui se règlent à Satuisamau. Quant à la petite île de Manomo, elle flotte suivant ses intérêts dans la plus complète indépendance, et le plus souvent, forts de leurs nombreuses pirogues de guerre et de leur habileté aux choses de la mer, ses chefs prétendent au premier rang dans toutes les affaires extérieures.

La marque distinctive de la souveraineté est le pouvoir d’établir des lois. Chaque district peut avoir les siennes. Les divisions que nous venons d’exposer indiquent l’ensemble des districts ayant accepté les mêmes lois après les avoir discutées en assemblée générale. C’est la seule autorité devant laquelle se courbe le guerrier samoan. Toutefois, quand le besoin d’une action commune se fait sentir, en face d’un danger public, pour la conduite d’une guerre dont le succès intéresse toute la population, il peut arriver que chacune des provinces élise pour chef le même personnage, et que ce chef soit à la fois Tui-Atua, Tui-Ana et Maliétoa. Alors, mais alors seulement, il est pour sa vie entière le chef reconnu de tout l’archipel, et son autorité devient légitime dans tous les districts des trois provinces. A sa mort, chaque district, chaque village reprend ses droits. Au fond, c’est là une théorie plus qu’une réalité. Tel est l’esprit d’individualisme de cette race, que, dans les rangs mêmes de l’armée réunie à Apia dans une entente commune et commandée par les chefs élus des trois provinces, chaque guerrier n’agissait qu’à sa guise, de même que, dans les conseils fréquens que nécessitait cette absence de toute discipline, il maintenait son opinion contre celle de ces mêmes chefs avec une indépendance absolue. En fait, chaque district, chaque village, chaque chef de famille se regarde comme indépendant, et n’agit que par ses propres inspirations.

Les relations entre les diverses provinces, entre les îles même les plus éloignées da l’archipel, sont très fréquentes. Le moindre événement est une occasion de voyages auxquels prend part la population entière d’un même village. Chaque district a ses pirogues sur lesquelles hommes, femmes et enfans s’embarquent joyeux au grand chagrin des missionnaires, qui savent à quels excès de tout genre donnent lieu ces fêtes prolongées, où se réveillent les instincts brutaux mal assoupis de leurs néophytes. Cette crainte si légitime est-elle la seule ? Ces courses lointaines, ces assemblées ne maintiennent-elles point les traditions nationales ? N’est-ce pas également dans ces réunions où chacun apporte sa part de nouvelles que s’alimente cet esprit de résistance aux envahissemens des Européens, qui était jadis si puissant, et qui, un moment affaibli par la ferveur religieuse, semble aujourd’hui prendre de nouvelles forces ? Si tels sont la constitution politique de la société samoane et l’esprit qui anime chacun de ses membres, il est facile de comprendre que toute tentative d’un chef ambitieux pour y établir sa domination doit rencontrer une résistance générale. Nulle part cependant les dangers de la lutte n’effraient moins les esprits superbes que poussent l’ambition et la soif du pouvoir. De quel prétexte ne savent-ils pas ennoblir leurs entreprises, et même dans les districts où l’esprit d’indépendance est le plus développé, combien d’auxiliaires ne trouvent-ils pas ?

Quoi qu’il en soit, une tentative de ce genre, tentative avortée du reste, venait, depuis un an, d’agiter profondément l’archipel, et, bien que la lutte fût terminée par la défaite du chef qui l’avait provoquée, nul ne pouvait en prévoir les conséquences dernières. De graves incidens s’étaient produits, suscités, disait-on, par le consul anglais, hostile au parti victorieux et dévoué au parti vaincu. Le pavillon de la reine, prétendait-il, avait été insulté, et il refusait toutes les satisfactions qui lui avaient été offertes pour cette insulte, que la soumission des Samoa, l’abdication de leur indépendance, pouvaient seules faire pardonner. Sur ces bruits, grossis par les passions, par les rivalités politiques, aussi ardentes sur les plus petits que sur les plus grands théâtres, quelle était la vérité, ou du moins quels étaient les faits qui les avaient fait naître ?

Parmi les jeunes gens élevés au collège des missionnaires indépendans se trouvait un jeune homme intelligent et actif nommé Laupapa, de la famille des Maliétoa et neveu du chef de ce nom, vieillard depuis longtemps élu tui du Tuamasaga. Chez les Samoans, comme chez beaucoup de peuples primitifs, l’ordre de succession n’est pas du père au fils, mais du frère au frère, jusqu’à ce que, la première série étant épuisée, le fils du frère aîné devienne à son tour le chef de la famille. Le vieux Maliétoa avait un frère ; rien dès lors ne pouvait désigner Laupapa comme son futur successeur. Cependant le jeune chef quittait a peiné le collège que M. Williams l’adoptait pour son fils, en même temps qu’il lui faisait adopter pour fille une de ses propres enfans : double lien qui dans les mœurs du pays lui assurait, une influence absolue sur Laupapa, et qui dès lors éveillait les soupçons. Sur ces entrefaites, le vieux Maliétoa vint à mourir. Une asselmblée de quelques chefs vendus au consul anglais et à son fils adoptif se réunit aussitôt dans le voisinage d’Apia, et, usurpant les pouvoirs de l’assemblée générale de la province, proclama Maliétoa le jeune Laupapa, Cette élection fut à peine rendue publique que tous les chefs du Tuamasaga se réunirent au village de Malinuu, cassèrent comme illégales toutes les décisions de la première assemblée, et, pour mieux assurer l’exécution de leurs volontés, élurent pour Maliétoa le frère du dernier tui. Fort de l’appui de son père adoptif, Laupapa refusa d’obéir à l’assemblée légitime, protesta contre l’élection de son oncle, et se mit à exercer le pouvoir dans tous les districts de la province. Des prérogatives du pouvoir, la plus importante, celle qui atteste la souveraineté, est, comme nous l’avons dit, celle de faire des lois. Un code de lois d’une sévérité excessive, œuvre des missionnaires protestans et surtout du consul anglais, fut édicté non-seulement pour le Tuamasaga, mais pour l’île entière d’Opoulou. L’exécution en fut imposée par la force dans plusieurs villages. Tandis que partout ces actes soulevaient les plus justes plaintes, Laupapa, dédaignant l’antique capitale de Satuisamau, proclamait sa nouvelle ville de Matagofié (la belle) capitale de son royaume des Samoa, et substituait aux anciennes couleurs nationales son drapeau, — une grande étoile sur fond rouge, devant laquelle à droite et à gauche semblaient s’incliner des étoiles de moindre grandeur, — symbole de ses propres destinées et de l’avenir qu’il réservait à ses rivaux.

Cette dernière mesure, où l’on ne peut voir qu’une vanité puérile, fut pourtant de tous les griefs que lui reprochaient les chefs samoans celui qui leur inspira la plus vive indignation. Ils se réunirent de nouveau à Malinuu, résidence du vieux Maliétoa, et le pressèrent d’agir, lui offrant le concours de tous les districts de l’archipel pour l’aider à sauvegarder ses antiques lois et sa constitution politique menacées par un usurpateur insolent. Néanmoins, comme derrière Laupapa ils voyaient le consul anglais et la puissance de l’Angleterre, ils adressèrent au gouvernement de la reine Victoria la protestation suivante.


{'c|A SON EXCELLENCE LE MINISTRE DE LA MARINE DU GOUVERNEMENT ANGLAIS.}}

8 janvier 1869.

« Moi, Maliétoa, je Vous adresse cette suppliante, lettre pour vous faire part de la crainte et de la frayeur que nous cause le consul de votre gouvernement à Apia, car, il faut vous l’avouer, notre gouvernement des Samoa sent sa faiblesse, et s’effraie bien vite. « Que votre excellence veuille donc m’excuser si j’ose la supplier de nous enlever cet homme qui fait bien des choses qu’il ne devrait pas faire, et de nous donner son remplaçant avec lequel nous serons en bons rapports, et qui sera le bienvenu parmi nous.

« Une des choses que nous avons à lui reprocher, c’est de juger et de condamner à des amendes avant de s’être assuré de la culpabilité des personnes. Un autre grief, c’est qu’il a poussé mon neveu à se faire élire chef du gouvernement, bien que la majorité de ceux qui ont le pouvoir de nommer à cette charge ne fût pas pour lui. Sans doute que cela va occasionner la guerre et toutes ses suites désastreuses, vrais malheurs pour Samoa.

« Une autre chose odieuse que nous reprochons à Williams, c’est que, pour encourager les partisans du jeune Laupapa et pour donner de l’éclat à son sacre, il lui a fourni des richesses, des armes et mille autres choses semblables. De plus il lui a promis le secours efficace du gouvernement anglais et de ses navires de guerre.

« Ce serait trop long d’énumérer à votre excellence tous les griefs que nous avons contre ce consul, qui fait souffrir notre cœur. Ces quelques faits suffisent pour vous expliquer ma hardiesse d’oser encore vous supplier d’avoir pitié de nous et de nous enlever ce monsieur pour le remplacer par un autre qui agisse avec justice et que nous recevrons de notre mieux.

« Je suis, etc.« MALIETOA. »


Cette lettre suppliante, dans laquelle se lisent si clairement les craintes que les chefs samoans ressentaient à la pensée d’un conflit avec l’Angleterre, parvint-elle à son adresse ? Cela est douteux ; en tout cas, il n’est pas probable que l’humble requête du Maliétoa eût été pleinement accueillie, et que la satisfaction qu’il demandait, c’est-à-dire l’éloignement du consul, eût été accordée.

Pendant que les deux partis en armes se préparaient à la guerre, la frégate anglaise le Challenger, commandée par le commodore Lambert, vint mouiller dans la rade d’Apia. Elle avait été précédée de l’aviso français le Coetlogon, en route pour la Nouvelle-Calédonie. Les deux commandans furent sollicités de reconnaître le jeune Laupapa comme Maliétoa. Tous deux s’y refusèrent. Le commodore Lambert engagea même le consul anglais à ne pas intervenir dans les affaires des Samoans, en s’appuyant sur la décision récente du gouvernement anglais à l’égard des Viti, dont il avait décliné l’annexion. Ce refus des deux commandans fut très sensible au consul et découragea même les partisans de Laupapa. Aussi, se sentant incapable de triompher de ses adversaires, dont l’armée comptait les chefs de presque tout l’archipel, le jeune chef consentit à des négociations, Une assemblée générale eut lieu à Malinuu, sous le nom de Samoa-na-tazi (union samoane). Cette assemblée décréta une nouvelle constitution fédérale, véritable progrès, puisqu’elle fondait l’unité de l’archipel, en ce sens que les lois votées à Satui-samau en assemblée générale devenaient obligatoires dans tous les districts. Laupapa renonçait à son titre, mais conservait son autorité sur la ville de Matagofié, érigée en district. Si l’adhésion de ce chef aux décrets de l’assemblée eût été sincère, les troubles qu’avaient suscités ses menées ambitieuses eussent été ainsi conjurés. Les chefs de cette assemblée, confians en sa parole, rentrèrent en effet dans leurs districts, laissant à peine quelques forces au vieux Maliétoa. Malheureusement Laupapa n’avait vu dans toutes ces négociations qu’un moyen d’attendre une occasion plus favorable, et quand cette occasion se présenta par la dispersion de ses adversaires, il leva le masque et commença la guerre. Les événemens ont ici une gravité sérieuse à cause de la part considérable qu’y prend le consul anglais ; il nous semble dès lors nécessaire de recourir à des documens officiels pour les exposer. Le vieux Maliétoa s’empressa d’écrire au gouvernement de la reine Victoria la curieuse lettre qu’on va lire.


A SON EXCELLENCE LE MINISTRE DE LA MARINE DU GOUVERNEMENT ANGLAIS.

Malinuu, 26 mars 1869.

« Depuis la lettre que j’ai écrite à votre excellence en janvier dernier, Williams, votre consul, a encore fait à Samoa bien des choses contraires à la justice, semblables à celles que je vous ai déjà citées.

« La guerre a éclaté entre mon neveu (le fils de mon frère) et moi. A notre approche, les adhérens à son parti ont fait semblant de se soumettre et nous ont promis d’établir une fédération sous le titre d’Union samoane. Après avoir donné connaissance par lettres de ce nouveau gouvernement aux blancs et aux consuls, nous nous sommes mis en devoir de faire des lois en rapport avec notre nouvelle constitution.

« Mais bientôt après les adhérens au parti de mon neveu se sont précipités sur nous à l’improviste, nous ont chassés et ont brûlé nos maisons, c’est pourquoi nous avons de nouveau fait nos préparatifs de guerre ; nous avons de nouveau écrit à MM. les consuls européens à peu près en ces termes :

« Messieurs, restez tranquilles, vous autres, mais nous vous prévenons, que la guerre entre nous Samoans va certainement avoir lieu, parce que nous sommes obligés de venger la violation du traité qui avait été fait entre nous, traité que le jeune Laupapa et les siens ont violé. Nous désirons tous que la guerre n’ait lieu qu’à Malinuu et Matautu[6], et qu’on ne se batte nullement dans les lieux où habitent les blancs de peur que la guerre n’y occasionne quelque accident regrettable ou quelque acte arbitraire. Aussitôt ils nous répondirent par une lettre d’adhésion et de remercîment.

« C’est alors qu’après une nuit de siège tous les ennemis ont abandonné les forts de Malinuu se sont enfuis à Apia, et y ont établi voie forteresse au milieu des habitations des blancs. Nous avons alors envoyé une ambassade aux consuls des nations étrangères pour leur faire ces questions : quel est le sens de ce fort que l’on élève à Apia ? comment son existence s’accorde-elle avec notre convention de ne point faire la guerre dans les lieux qu’habitent les étrangers ? Qu’on le fasse évacuer au plus tôt ; les champs de bataille ne sont pas rares, que nos ennemis s’y retirent pour faire la guerre, (Puis, s’adressant au consul anglais en particulier) : — Et si tu ne peux pas faire évacuer ce fort, transporte ailleurs ta dignité de consul, ainsi que ta famille et ton pavillon, car il est nécessaire que nous prenions ce fort, et vous ne seriez pas en sûreté en restant où vous êtes[7].

« L’évêque catholique a aussi envoyé à Williams une lettre de protestation contre l’érection de ce fort à côté de son palais, et contre l’audace de M. Williams, qui semblait prendre sous la protection du pavillon anglais tous les combattans du parti de Laupapa.

« Dans sa réponse écrite, le consul dit : — Il n’en est pas ainsi. Je ne prends sous la protection de mon pavillon que mes propres domestiques. Il ne voulut pas se retirer ailleurs ; mais dans son salon il se fit une forteresse de balles de coton et s’y enferma tandis que ses domestiques étaient dehors, derrière son mur d’enceinte.

« Nous nous sommes alors rués contre ce fort où étaient nos ennemis, nous nous sommes battus avec acharnement, et en un seul jour nous nous sommes rendus maîtres du fort. Alors tous les guerriers se sont précipités pour s’emparer des richesses qui étaient dans les maisons de nos ennemis et y mettre le feu ; mais tout à coup M. Williams se présente et nous dit : ― Les maisons de Pita et de Saïto sont mes maisons ainsi que les richesses qui s’y trouvent,

« Nous avons été bien surpris, et nous nous sommes dit : Comment cela peut-il être ? et aurions-nous eu tort de croire vrai ce que M. Williams nous disait si souvent, qu’il n’était pas un marchand, mais un consul auquel le commerce est interdit ?

« Il paraît que nous étions tout à fait dans l’erreur à ce sujet ; c’est ce qui nous a mis dans une grande crainte ; c’est pourquoi nous nous sommes réunis en assemblée solennelle ; nous avons fait rapporter toutes les richesses qui avaient été pillées dans les susdites maisons, et nous les avons rendues à Williams en lui faisant un ifoga[8] soieraneï pour incliner son cœur à oublier cette offense.

« Tout cela n’a fait qu’augmenter la tyrannie de Williams à notre égard ; par trois fois nous nous sommes prosternés devant lui en ifoga, chaque fois il nous a repoussés. Par surcroît de malheur, voilà que pendant la nuit un jeune homme de Sevaï a la mauvaise idée de déchirer une espèce de petit pavillon anglais qui était sur une maison samoane. Quant à Williams, à sa famille, à ses domestiques, à son pavillon, ils ont été scrupuleusement respectés.

« Affligés de cet accident, nous avons renouvelé notre ifoga, car nous étions extrêmement effrayés des menaces que nous faisait Williams. Aussitôt il a écrit à tous les Européens de votre royaume pour leur enjoindre de mettre en berne tous leurs pavillons anglais, parce qu’on venait de couper la tête à la reine Victoria et de couper pareillement la tête au royaume d’Angleterre.

« Nous avons encore fait un nouvel ifoga, nous avons livré à Williams le jeune homme qui avait déchiré le pavillon, pensant par là adoucir sa colère ; mais encore cette fois nous avons été repousses ; il n’a rien voulu écouter. Alors nous lui avons offert en paiement de la faute un champ situé dans la province d’Atua et un autre dans la province d’Ana. Il n’a pas voulu les recevoir.

« Mais que veut-il donc enfin ? Une seule chose : la cession en sa faveur de Sevaï et d’Opoulou ; il n’y a que cela qui puisse arrêter sa colère, faire cesser ses menaces et mettre fin à sa tyrannie.

« Monsieur le ministre, que pense votre excellence d’une telle conduite ? Est-elle conforme à vos lois européennes ? Trouvez-vous convenable d’employer ainsi votre pavillon à nous dresser des pièges et à nous faire souffrir ? Convient-il à un consul que nous honorons du titre de chef de se mettre chez nous à la tête d’une armée de rebelles ? Remarquez-le bien, s’il vous plaît, puisqu’il était à la tête de nos ennemis, il a été vaincu comme eux ; mais il n’a pas pris la fuite. Au contraire il s’est retourné contre nous et a tout fait pour nous effrayer ; il a même essayé de nous imposer de fortes amendes. Est-ce donc le vaincu qui est le vainqueur ?

« Quoique nous soyons bien peu avancés en civilisation, une telle conduite chez nous nous paraît le résultat d’un pouvoir tyrannique, et qui n’a pour toute loi que l’arbitraire. « Si c’était là aussi votre opinion, alors, nous vous en supplions, accordez-nous la demande que nous vous faisons, moi Maliétoa et tous les chefs mes confrères : enlevez d’ici ce consul tyrannique, qui depuis longtemps ne s’occupe plus de la charge pour laquelle il est venu aux Samoa, pour ne s’occuper que des moyens de détruire notre pouvoir, et si ce n’était notre crainte et le respect que nous portons au gouvernement qu’il représente, il y a longtemps que nous l’aurions mis à mort.

« En souhaitant à votre excellence beaucoup de prospérité, nous avons, etc.

« MALIETOA et les chefs au pouvoir devant Apia, etc. »


Lors même que l’exactitude des faits exposés dans ce singulier document ne nous eût été affirmée par toutes les personnes que nous rencontrions à Apia, il nous eût suffi pour la reconnaître de parcourir les rues de la ville. Le plus grave de ces faits, celui qui révèle le mieux la ligne de conduite suivie par le consul anglais, est certainement la construction, au centre de la ville européenne, du fort, dernier refuge des rebelles, — les ruines en étaient encore debout, et les guerriers qui l’avaient emporté d’assaut étaient encore campés autour de ces ruines. — Les traces des balles et des boulets se montraient partout, sur les troncs des grands arbres qui bordent la plage, sur la façade de l’église catholique, sur la maison même du consul anglais ; elles attestaient l’acharnement de la lutte dont le quartier européen avait été le théâtre, lutte dont les conséquences pouvaient être si fatales, quand on songe que l’armée victorieuse comptait des guerriers venus des plus lointains districts de Sevaï, ignorans des lois de la guerre, et que l’exaltation de la bataille, la surexcitation du triomphe pouvaient pousser aux plus sanglans excès. Ces dangers, la sagesse, la vigilante modération des chefs, les avaient prévenus.

L’arrivée successive de trois navires de guerre, la Mégère de la marine française, le Kearsage de la marine américaine, la Blanche de la marine anglaise, vint heureusement mettre un terme à cette situation périlleuse et donner une solution pacifique à cette lutte sanglante. Le commandant du Kearsage déclina toute intervention dans les affaires intérieures des Samoans. Appelé d’ailleurs aux Viti par de plus sérieux intérêts, il abrégea le plus possible sa relâche à Apia, et partit au bout de quarante-huit heures. Cette abstention fut néanmoins pour les chefs victorieux un premier sujet d’espoir. Elle leur prouvait que du moins tous les Européens ne pensent pas, n’agissent pas comme les consuls qui les représentent. Les seuls établissemens français de quelque importance à Apia sont ceux des missionnaires catholiques ; Il est certain que ces derniers avaient, dans l’attaque du fort, couru les plus sérieux dangers, les pertes matérielles que la guerre avait fait éprouver à la mission, celles qui résultaient chaque jour du désordre, conséquence évidente de la guerre, étaient sûrement considérables ; mais fallait-il en faire peser la responsabilité sur les chefs indigènes, armés pour la plus juste des causes, et qui en définitive avaient fait les plus grands efforts pour ne pas entraîner les Européens dans leurs discordes civiles ? D’ailleurs Mgr d’Enos, alors présent à Apia, est un esprit trop élevé, ses vues sont trop hautes pour que des avantages matériels puissent lui faire oublier le but essentiel de l’œuvre à laquelle il a voué sa vie, — œuvre de charité, d’abnégation et de paix ; — pour rien au monde il n’eût voulu fournir un nouvel aliment aux passions qui s’agitaient autour de lui, et surtout, comme tant d’autres ne rougissaient pas de le faire, profiter de la triste situation de ce malheureux pays pour tirer avantage des pertes de la mission. Le commandant français de la Mégère, venu évidemment pour protéger au besoin les missionnaires français, n’eut donc aucune réclamation à faire valoir, et salua de ses canons le vieux Maliétoa, qui vint le visiter à son bord ; de plus, dans une assemblée des chefs, il les exhorta à prendre les mesures les plus promptes pour sortir de l’état d’anarchie où leurs discordes les avaient plongés, anarchie qui semblait accuser leur propre impuissance, et qui pouvait faire courir de grands dangers à leur patrie en justifiant une intervention étrangère. L’attitude de la corvette française ajouta encore aux espérances que le Kearsage avait fait concevoir aux chefs indigènes ; mais tout dépendait du commandant de la Blanche. Cette frégate mouilla dans la baie quelques jours seulement après le départ de la Mégère. Expédié par le gouverneur-général de l’Australie à la première nouvelle des événemens qui avaient ensanglanté les rues d’Apia, et sous l’impression du rapport de M. Williams, le commandant de ce navire avait pour mission d’examiner l’affaire du pavillon anglais, insulté si gravement au dire du consul, et d’exiger une réparation proportionnée à l’offense.

Sans vouloir rechercher ici sur quels élémens il appuya son enquête à ce sujet, la réserve constante dans laquelle il se tint vis-à-vis de M. Williams, le silence qu’il garda jusqu’à son départ en ce qui touchait l’insulte du pavillon anglais, montrent qu’il réduisit bien vite à ses justes proportions cet incident regrettable. Il lui parut sans doute, comme à tout le monde, provoqué par la conduite même du consul de sa nation, et il n’y vit que l’acte irréfléchi, inconscient, d’un enfant sauvage venu d’un des plus lointains districts de Sevaï, qui, n’ayant jamais peut-être vu d’Européens dans toute sa vie, ne pouvait savoir le caractère sacré que ceux-ci attachent à leurs drapeaux.

Les chefs indigènes, pour lesquels cette affaire avait été si longtemps un sujet d’anxiété, et qui avaient voulu en arrêter le cours en se soumettant à toutes les humiliations d’un ifoga solennel, comprirent à cette réserve, à ce silence, que, dans l’esprit du commandant de la Blanche, leur cause, c’est-à-dire celle de la justice et de la vérité, avait triomphé. Ils lui en témoignèrent leur reconnaissance par l’empressement qu’ils mirent à lui faciliter la seconde partie de sa mission : le règlement des indemnités que les sujets anglais et même les autres Européens réclamaient pour les pertes qu’ils avaient éprouvées pendant la guerre. Les étranges réclamations qui assaillaient les commandans des navires de guerre en mission dans ces pays montrent à quel arbitraire sont soumises les malheureuses populations de l’Océanie en face des Européens qui viennent s’établir parmi elles. Ces Européens n’étaient pas au reste d’obscurs marchands ignorans du droit ou poussés à le méconnaître par les exigences de la pauvreté, mauvaise conseillère ; c’étaient de riches négocians, et à leur tête les consuls, qui avaient fixé chacun à 8,000 piastres (40,000 francs) le chiffre de l’indemnité pour pertes subies pendant la guerre civile.

Ne voulant pas se prononcer sur la justice de ces réclamations, le commandant de la Blanche en laissa du moins l’arbitrage aux chefs samoans, et n’assista pas même à l’assemblée où ces réclamations furent discutées. Par un sentiment de reconnaissance bien naturel, les chefs samoans, justement charmés de cette modération, de cette confiance, auxquelles rien ne les avait jusqu’alors accoutumés, admirent en principe les demandes des Européens, mais réduisirent à 3,000 piastres le chiffre de l’indemnité à payer aux consuls. Ceux-ci durent s’en contenter, et la Blanche reprit le chemin de Sidney, ayant sans nul doute raffermi par la justice de son commandant l’influence de l’Angleterre, sérieusement compromise par les exigences arbitraires du consul qui la représente aux Samoa.

Les événemens que nous venons d’exposer n’ont certes qu’une importance relative ; mais, bien mieux que les plus longues considérations, ils nous semblent expliquer la nature des relations de l’archipel samoan avec les principales nations maritimes de l’Europe, en même temps qu’ils font connaître la situation intérieure de ces populations et les pressions diverses auxquelles elles obéissent. Cette situation semble d’abord une anarchie profonde où s’usent sans fruit les forces vives d’une race encore énergique, mais dont le caractère turbulent, cause première de cette anarchie, semble s’opposer à tout essai de réforme. Cependant bien d’autres causes que ce récit fait voir à l’œuvre contribuent à ce déplorable résultât : rivalités religieuses des sectes chrétiennes, ambitions secrètes ou avouées des consuls européens, et, chose plus triste encore, leur avidité, qu’ils couvrent du masque des intérêts politiques de leur nation. Est-il possible d’ailleurs qu’il en soit autrement quand aucun pouvoir ne contrôle leurs actes, si ce n’est parfois celui du commandant de quelque navire de guerre que les hasards de la navigation conduisent en ces pays ? Dans son ignorance non-seulement de la situation générale, mais encore des faits les plus simples, que peut le plus souvent l’officier le plus impartial ? Il est bien forcé de s’en rapporter aux indications des missionnaires ou des consuls. C’est ainsi qu’il sanctionne souvent une conduite que, mieux renseigné, il blâmerait énergiquement ; puis tous ces consuls sont des marchands préoccupés d’intérêts particuliers. Comment ne mettraient-ils pas au service de ces intérêts l’influence que leur assure leur position officielle ? Cette position sans de tels avantages ne serait pour eux qu’une charge, une source d’embarras et de dépenses, ou tout au plus une puérile satisfaction de vanité. Aussi cette influence, qui nous est apparue si active dans les révolutions politiques de l’archipel, se fait-elle sentir non moins puissante dans ce qu’on peut appeler la situation économique et l’état moral de la population. Les conséquences n’en sont peut-être pas moins à regretter. Malgré la résistance sage et prudente des principaux chefs, M. Coë, M. Weber et M. Williams sont parvenus à se créer d’immenses propriétés territoriales, acquises à vil prix. On a vu l’offre faite à ce dernier de deux champs, situés l’un dans la province d’Ana, l’autre dans celle d’Atua, comme moyen de conjurer sa colère. Ces propriétés n’ont pas aujourd’hui, si ce n’est deux grandes fermes de M. Weber déjà en plein rapport, une valeur considérable ; mais n’est-il pas facile de prévoir que l’arrivée prochaine de nombreux colons européens va bouleverser toutes les conditions économiques de la propriété dans ces îles ? Quand les bras vigoureux des squatters australiens animés de l’esprit de persévérante énergie qu’ils portent dans toutes leurs entreprises viendront féconder pu plutôt mettre au jour les richesses du sol vierge d’Opoulou, qui peut dire la valeur de ces terrains que leurs propriétaires ont choisis en vus de cette éventualité ? De telles spéculations n’exigent qu’une intelligence médiocre, qu’une précision très ordinaire ; elles n’en sont pas moins assurées de réussir.

Nous n’avons pu que donner une idée bien imparfaite de la splendide beauté de ces îles, de cette beauté pleine de promesses qui a frappé tous les voyageurs. Ces promesses ne sont point menteuses : nul sol au monde peut-être n’est aussi riche, aussi fécond que celui d’Opoulou. L’igname, la patate douce, le faro, l’ananas, croissent presque sans culture dans les plaines immenses et admirablement arrosées qui se déroulent autour d’Apia ; l’arbre à pain, dont on compte plus de vingt espèces, le bananier, dont les variétés sont plus nombreuses encore, se rencontrent à chaque pas dans les forêts qui couvrent les plus hautes collines ; enfin les rivages eux-mêmes, et jusqu’aux récifs de la plage, sont bordés d’immenses bois de cocotiers. Ces produits fournissent non-seulement à l’alimentation de la population indigène, mais bien avant même l’arrivée des Européens ils avaient créé un important commerce d’échange avec les archipels voisins. Depuis cette époque, le caféier, la canne à sucre, le coton, divers arbres à épices, la vanille, ont été introduits, et tous ont parfaitement réussi. Sous l’influence de la crise produite sur les marchés européens par la guerre de la sécession américaine, la culture du coton fut entreprise sur une assez large échelle, et l’exportation par la voie de Sidney s’éleva à plus de 2,000 tonnes. Les premiers prix, les plus élevés, furent de 50 centimes le kilogramme ; mais ils ne purent se soutenir ; aussi cette culture est aujourd’hui abandonnée. En revanche, les plantations de café, de sucre et des autres denrées coloniales y sont en pleine prospérité.

Le grand marché de l’Océanie, c’est Sidney et les autres villes si importantes déjà de l’Australie anglaise. Toutes s’approvisionnent aujourd’hui de ces denrées à Manille, à Batavia, à Bourbon, à Maurice. De tous ces ports, les navires ont une traversée de deux mois, et le plus souvent dans des parages d’une navigation difficile et dangereuse. En quinze jours au contraire, des Samoa on arrive à Sidney. L’éloignement du marché, qui rendait impossible la culture du coton aux Samoa, parce qu’il était destiné à l’Europe, n’aura-t-il pas les mêmes effets, mais cette fois en faveur de l’archipel, pour les denrées intertropicales ? L’expérience a déjà prononcé, un seul obstacle reste à vaincre pour assurer le développement de pareilles entreprises. C’est la paresse des indigènes, on pourrait dire leur horreur du travail. En supposant que ce défaut soit invincible, ce qui n’est pas sûr, le remède est désormais connu. Le jour où de nombreux Européens s’établiront dans ces îles, l’émigration leur donnera les bras dont ils auront besoin. Je n’ai pas seulement en vue l’émigration chinoise, qui a le grand inconvénient d’exiger de puissans capitaux, mais celle des Indiens des archipels de la Micronésie, comme les Nouvelles-Hébrides, les Marshall, où déjà elle est en pleine vigueur. Cette émigration, sur laquelle nous aurons à donner plus de détails quand nous aborderons les Fidji, est aujourd’hui principalement dirigée vers ce dernier archipel et vers les nouveaux établissemens de la province australienne de Queens-Land. Il serait facile d’en détourner une branche vers les Samoa. À ce point de vue donc leur avenir ne saurait être douteux, alors même que le commerce de l’huile de coco ne suffirait pas à le garantir.

Le développement de telles entreprises, en assurant le bien-être matériel des populations de l’archipel, est fait pour contribuer puissamment à leurs progrès en tout genre et compléter leur initiation à la civilisation européenne ; mais ce qui fait la véritable supériorité de cette civilisation, c’est, plus que les conquêtes de son industrie et de ses sciences, l’idée supérieure de la justice et du droit, dont elle est assurément la plus haute expression. Sans cette force morale, le progrès n’existe pas, ne peut pas exister. Quel est donc l’état moral des Samoans depuis l’arrivée des Européens, ou plutôt, — car de telles recherches sont presque impossibles, — quels sont les exemples que leur ont donnés, au point de vue du droit et de la justice, les Européens établis parmi eux ?

Les populations des Samoa sont chrétiennes, et certes c’est là un fait dont il est impossible de contester la valeur. Les missionnaires protestans y exercent une influence très légitime, et nul ne peut les accuser de manquer de sévérité, de rigueur même, dans la manière dont ils exigent de leurs néophytes la plus stricte observance des préceptes et des règles de leur confession religieuse. Le code des lois qui, grâce à eux, ont été édictées dans les districts comme le Tuamasaga, où leur influence est prépondérante, l’attesterait au besoin ; mais, sans entrer dans des considérations déjà exposées, on peut dire que la fidélité aux pratiques religieuses n’est pas toute la morale : des nations d’une même communion religieuse n’ont pas la même notion du droit. La tendance des plus avancées d’entre elles est de dégager de plus en plus cette notion de toute sanction extra-mondaine, de sorte que, pour apprécier les progrès d’un peuple, il faut voir quel est, en dehors de toute préoccupation religieuse, l’esprit qui inspire les lois qui le régissent. De telles recherches, outre l’impartialité qu’elles exigent, présentent, nous l’avons dit, des difficultés devant lesquelles il convient de nous récuser. Nous nous bornerons donc à quelques faits particuliers que le lecteur appréciera, et dont il tirera lui-même les conséquences au point de vue de la moralité de ceux qui en furent les auteurs, donnée comme exemple à la population samoane, dont nous avons seuls à nous occuper.

Un chef d’Opoulou, nommé Suatélé, avait à reconstruire sa maison. Suivant l’usage du pays, il appela pour l’aider tous les Indiens de son district ; parmi eux se trouvait un de ces catéchistes protestans qui, sous le nom de teachers, sont les instrumens les plus actifs de la puissance des missionnaires. Celui-ci refusa d’obéir à l’ordre du chef du district, et par ses menaces, par d’insolentes protestations, voulut, non content de ne pas obéir, entraîner la plupart des Indiens à imiter sa conduite. Suatélé montra d’abord une grande patience ; mais, poussé à bout, il finit par chasser du village le catéchiste protestant, puis, pour rendre son expulsion définitive et attester par un fait matériel cette expulsion, il fit, suivant l’usage samoan, brûler la case de l’Indien coupable. M. Williams fut bien vite informé du fait ; soit erreur, soit à dessein, prenant la maison du teacher indigène pour celle des missionnaires anglais, il évoqua l’affaire à son tribunal, et, sans entendre Suatélé, le condamna à une forte amende. Cette sentence fut signifiée à Suatélé par une lettre qui lui laissait seulement le choix entre rebâtir la maison ou payer cinquante dollars. Satuélé répondit :


« Williams,

« Je t’adresse cette lettre en réponse à la lettre que tu m’as envoyée le 22 mai, par laquelle tu m’as condamné à une amende.

« Il paraît que c’est ainsi que tu fais d’injustes jugemens : tu me condamnes sans prendre aucune information ; moi, je croyais qu’on ne devait condamner qu’après avoir pris une connaissance exacte des faits.

« Comment as-tu pu savoir ce qui s’est passé, puisque nous ne nous sommes pas dit un seul mot ? Tu me dis que j’ai brûlé la maison des missionnaires ; c’est là ton premier mensonge. Eh bien ! je vais te faire connaître ma manière de voir. Dans mon village il n’y a que mon seul pouvoir. Dis-moi quel est le missionnaire qui a fait avec moi un traité par lequel je lui ai accordé de faire sa maison sur ma terre ? Moi-même je ne le connais pas du tout.

« Cette maison-là, c’est mon village qui l’avait faite ; or mon pouvoir s’étend sur le terrain et sur tout ce qui s’y trouve, et je peux, sans l’ombre d’injustice, y punir ceux qui se révoltent contre mon autorité. Je vois bien quels sont les motifs qui t’ont porté à me condamner avant de m’avoir entendu.

« Au reste, tu es un consul européen, et, comme tel, tu n’as aucune sentence à prononcer dans les démêlés purement samoans, car autre est ton royaume, autre le royaume de Samoa, C’est pourquoi je te somme de me montrer les droits qu’ont les missionnaires sur cette terre et sur cette maison, et, si tu ne le peux pas, je vais supplier le commandant de ton navire de guerre de t’imposer une amende pour te faire payer ton mensonge et ton désir de m’en imposer.

« Voilà tout le contenu de ma lettre. Je te salue.

« SUATELE,

« 15 juillet 1869. » Le débat fut en effet porté devant le commandant de la Blanche. Comme celui-ci ne se prononça point, nous ignorons s’il a reçu depuis une solution.

Un des articles de la loi sur la propriété dans le Tuamasaga porte que lorsqu’un animal domestique s’introduit dans une propriété, même fermée par une barrière, et y commet des dégâts, le propriétaire est tenu de le faire saisir et conduire devant le chef ; sinon il n’a droit à aucune réparation de la part du propriétaire de l’animal pour le dommage qu’il a éprouvé. Cette loi a été substituée à l’ancien usage samoan, qui, dans ce cas, permettait de tuer tout animal commettant des dégâts dans une propriété cultivée. Cet usage sommaire était parfaitement justifié par l’état presque sauvage des porcs, les seuls animaux domestiques de l’archipel, et par l’insouciance un peu forcée des propriétaires de ces animaux. La loi nouvelle, bien que plus juste en théorie, a le grand défaut d’être impraticable. Les terrains cultivés sont généralement enclavés dans des forêts épaisses où les animaux qu’il faut saisir trouvent un refuge assuré. De plus elle ne protège que les intérêts des missionnaires protestans et de M. Williams. Ce sont les seuls propriétaires de moutons, qu’ils viennent d’introduire dans l’île, et ils en tirent de grands profits en les vendant aux navires de passage à Apia. Néanmoins la loi nouvelle est un progrès sur l’ancienne, et il n’y aurait qu’à y applaudir, si elle ne donnait lieu à certains abus qui en sont une conséquence logique. Les moutons dont il s’agit, préservés par la loi, ne sont même plus gardés, et ils errent à leur gré dans la campagne, pénétrant aussi bien dans les propriétés des Européens que dans celles des indigènes. Pour juger des dégâts qu’ils y commettent, il suffit de dire que M. Hamilton, le pilote d’Apia, de qui nous tenons le fait, a eu dans une de ses propriétés plus de deux mille cocotiers de deux ans décapités par ces animaux, c’est-à-dire tués net[9]. La seule réparation qui lui fut offerte fut de remettre une noix de coco à la place de chacun de ces arbres. Un cocotier de deux ans vaut au moins 3 francs ; une noix de coco ne vaut pas 5 centimes.

Nous pourrions multiplier de pareils exemples ; mais à quoi bon ? Nous ne voulons pas davantage renouveler les accusations portées si souvent contre les ministres protestans, depuis Dumont-d’Urville, témoin de leurs débuts, jusqu’aux voyageurs les plus récens. Ces accusations, on ne les a pas épargnées non plus aux missionnaires catholiques. Les gouvernemens européens sont aujourd’hui, malgré eux-mêmes peut-être, malgré de nombreuses défaillances, les véritables représentant du droit. La protection, la tutelle de l’un d’eux vaudrait mieux pour la prospérité réelle de ces îles, inséparable du progrès moral, que l’anarchie sans remède où elles sont plongées, — que l’exploitation de leurs richesses par quelques aventuriers sans aveu, quelques marchands cupides sous la main à peu près souveraine des missionnaires protestans.


III

Le 5 août 1869, le Flying-Cloud quittait le port d’Apia. Après deux jours d’une rapide traversée, le 7 au matin, nous reconnaissions l’île Uvea, de l’archipel des Wallis, et quelques heures après nous laissions tomber l’ancre dans le havre intérieur, au mouillage de Mata-utu, en face du village de ce nom, que la foi de la reine Amélie a changé en celui de Regina-Spei depuis qu’elle en a fait sa résidence habituelle.

« La force douce est grande, » a dit Goethe. Nulle part cette parole profonde ne s’est mieux vérifiée que dans l’archipel des Wallis ; nulle part elle n’a produit de plus rapides transformations dans les esprits qui en ont subi la salutaire influence. Elle résume l’histoire de ces îles et en forme l’intérêt ; elle explique l’état actuel de la population qui, à ce titre, nous offrira peut-être un sujet d’étude digne d’arrêter quelque temps notre attention. On sait comment la population des Wallis se convertit au catholicisme. Ce fut l’œuvre personnelle de Mgr d’Enos. L’histoire de cette conversion, telle qu’on la trouve dans les lettres des missionnaires ou dans les rapports des commandans de nos navires de guerre, semble, en plein XIXe siècle, une légende du moyen âge. Pour expliquer cette étonnante révolution, tous en effet ont recours à l’intervention de causes surnaturelles. En réalité, elle est l’œuvre de cette force toute-puissante, mais purement humaine, d’une volonté énergique réglée par la bonté, qui ne nous étonne que parce qu’elle est trop rare. Sur la trame uniforme de ces récits, deux figures se détachent distinctes à côté de celle de l’ardent apôtre qui en est le principal personnage. L’une est celle d’un jeune chef inquiet, mécontent, plein d’ambitions secrètes et mal contenues, voulant à tout prix les réaliser ; l’autre est celle d’une jeune fille, ou plutôt d’une enfant, douce, humble et patiente au dehors, mais au fond énergique et résolue, qu’émurent les souffrances du courageux missionnaire, et qui s’éprit pour lui d’une de ces affections que rien n’effraie, d’un de ces dévoûmens que rien ne lasse. Plus d’une fois, aux risques de sa propre vie, elle sauva les jours du vaillant prêtre que tant de périls menaçaient. Aux heures d’angoisse et de désespérance, elle lui fut cet appui dont les esprits les plus fortement trempés ont peut-être besoin pour ne pas s’avouer vaincus. Le nom de Toukangahala, le jeune chef qui le premier sembla croire au missionnaire, tient plus de place dans ces récits que celui de la jeune Amélie ; mais tous deux contribuèrent également au triomphe rapide des idées chrétiennes dans ce milieu, où tout leur était hostile. Touhangahala n’obéit qu’à ses ambitions vulgaires en embrassant la foi nouvelle. Cette conversion ne fut pour lui qu’un moyen politique, et il n’y conforma que bien plus tard sa vie privée ; mais son exemple entraîna le village de Mua, dont il était le chef, et ses nombreux partisans dans l’île. Tous dès lors furent dans la main de l’évêque. Amélie, nièce du roi Lavelua, inclina d’abord son cœur à la clémence, et le christianisme fut toléré. Sa mère, qu’elle avait convertie, monta sur le trône, et l’œuvre des missionnaires fut assurée. Aujourd’hui elle a succédé à sa mère. Toujours pieuse, toujours dévouée à cette religion qui charma sa première enfance, aux hommes qui en sont pour elle les représentans sacrés, elle leur a remis son autorité tout entière, et les Wallis sont devenus une colonie catholique.

Quand, après avoir doublé le cap Horn, on s’avance dans le Pacifique, en le remontant au nord-ouest, vers les archipels polynésiens, les premières terres qui apparaissent sont les îles rocheuses de Magareva, sentinelles avancées de l’Archipel Dangereux ou des Pomotou[10]. Les îles basses de cet archipel apparaissent ensuite comme autant de jalons de la route qui de Magareva conduit à Taïti, longtemps la reine de ces régions, reine charmante et gracieuse, bien faite pour enchanter les voyageurs par la beauté changeante de ses paysages, mais non pour séduire ces hommes à l’esprit pratique, aux vues positives, qui s’inquiètent avant toute chose des moyens de s’enrichir. Ni Taïti et ses vassales les Pomotou, ni Magaeêva et les rochers stériles qui forment l’archipel des Gambiers ne répondent à de tels désirs. Cependant, lorsque le pavillon de la France fut déployé sur les îles, quelques aventuriers, entraînés par le mouvement qui se fit autour d’elles, vinrent y tenter la fortune. Les Gambiers avaient, disait-on, d’abondantes pêcheries de nacre et de perles ; quelques-uns d’entre eux s’établirent aux Gambiers pour exploiter cette source de profits ; mais aussi à quelles conditions furent-ils admis ! Il est vrai que ces conditions, très restrictives, n’émanaient pas du gouvernement seul des Gambiers, des missionnaires catholiques, si l’on veut, mais avaient été d’abord édictées par le commandant en chef de nos établissemens océaniens. Ces restrictions n’en prouvent pas moins la défiance très légitime qu’inspirait à ce fonctionnaire éminent, qu’inspire en général le caractère de ceux de nos nationaux qu’on rencontre loin de France. Elles ont surtout en vue ces esprits indociles à toute règle, frondeurs, mécontens de tout, même quand leurs entreprises réussissent, toujours prêts, quand elles échouent, à rejeter sur d’autres la responsabilité de leurs échecs. Cela pouvait être vrai il y a trente ans, et s’il n’est que juste de reconnaître que depuis cette époque une telle appréciation ne saurait être générale, combien alors souffrait-elle d’exceptions ? Juste peut-être ce qu’il en fallait pour confirmer la règle. Quoi qu’il en soit, ceux de nos compatriotes qui s’établirent aux Gambiers semblent avoir appartenu à cette grande catégorie. Ils eurent le malheur de ne pas réussir, et ce fut par leurs seules fautes ; alors ils accusèrent, suivant leur coutume, le pays, hommes et choses, qui trompait leurs espérances. Ce pays était sous l’influence des missionnaires, et ils accusèrent les missionnaires. Ce fut leur avidité, le monopole commercial qu’ils exerçaient au profit de leur congrégation, qui avait nécessairement causé leur ruine. Les règles de la société dans laquelle ils étaient venus vivre, et qu’ils connaissaient d’avance, étaient celles d’une société religieuse ; elles imposaient un frein à leurs passions, ils attaquèrent violemment ces règles. Elles avaient le tort de vouloir empêcher, et les lois avaient celui de punir l’ivrognerie, la débauche, la séduction et l’adultère, et ils crièrent au fanatisme religieux, à l’intolérance monacale. Enfin les tribunaux du pays, dans lesquels ils s’étaient souvent assis comme juges, repoussèrent certaines de leurs prétentions spoliatrices, et après avoir accepté leur juridiction, ils en récusèrent les arrêts, en appelèrent aux tribunaux de Taïti, et crièrent plus fort que jamais à l’oppression et à la tyrannie.

Il était bien difficile que cette conduite des seuls Européens établis au milieu d’eux n’eût pas sur l’esprit des Magareviens une action dissolvante. Leurs croyances religieuses, leur foi sincère, n’en furent pas ébranlées, tout l’atteste ; mais leur confiance dans le système purement humain du gouvernement, mise à une aussi redoutable épreuve, n’en sortit peut-être pas intacte. Les cruelles maladies qui, vers cette époque, vinrent frapper la population, le trouble qu’elles jetèrent dans toutes les familles, ne laissèrent pas que de fortifier les doutes que leur suggéraient et la conduite et les paroles des Européens. Ces maladies, cette décadence de la population, succédant à tant d’espérances avortées, n’étaient-elles pas, comme le prétendaient ces derniers, les conséquences de l’isolement systématique auquel les missionnaires les condamnaient ? Si les chefs repoussèrent ces suppositions, elles furent certainement accueillies par quelques esprits plus intelligens, ou, si l’on veut, plus inquiets ; de là une certaine impatience bien naturelle, un certain élan vers une vie plus active, que révèlent des faits dont il est impossible de nier la signification. Je veux parler de tentatives pour fuir à Taïti sur des chaloupes à demi pontées. Ce sont là, des symptômes caractéristiques des nouvelles dispositions des esprits, ils n’ont pu échapper à la surveillance des missionnaires, qui sont bien loin d’ailleurs de les récuser ; mais peuvent-ils y satisfaire ? Ici se montre la plus grande des difficultés de leur situation exceptionnelle à tant d’égards, et cette difficulté n’est pas d’un ordre moral ou religieux ; elle est indépendante de toutes les idées particulières à des prêtres catholiques, et découle de ce qu’il y a de plus fatal et de plus matériel au monde : la constitution géologique, l’isolement géographique de l’archipel, deux causes auxquelles déjà nous avons attribué la dégénérescence, la mortalité de la population, et qui n’auront pas eu que ce seul effet déplorable sur l’avenir de ces îles, autrefois si heureuses.

Si les Gambiers pouvaient trouver soit dans les produits du sol, soit dans ceux d’une industrie quelconque, les élémens de cette vie activé que réclament les tendances nouvelles qui se manifestent dans l’esprit de leurs habitans, rien ne serait plus facile que de les satisfaire, et la prudence la plus vulgaire, à défaut de justice, l’imposerait aux missionnaires, véritables chefs de l’archipel. La population, émancipée d’une tutelle dont elle semble accuser la sévérité, se mêlerait davantage au mouvement général de ces sociétés modernes dont elle a déjà la foi religieuse, et, dans des conditions plus ou moins favorables, poursuivrait son développement intégral ; mais de tels élémens manquent à cette population, et nul intérêt réel n’appelle dans ces îles les étrangers, que le système actuel, prétend-on, repousse seul loin d’elles.

Les Gambiers ne sont en effet que des rochers stériles, produisant à peine, dans les vallées resserrées qui du pied de ces rochers s’étendent au rivage de la mer, les denrées nécessaires à la nourriture de la population. L’unique industrie est la pêche de la nacre et des huîtres perlières ; encore les revenus aléatoires en diminuent-ils chaque jour, et les produits ne suffisent pas même dans les circonstances les plus heureuses au chargement d’un seul navire. Dès lors espérer une immigration aux Gambiers, ou l’établissement qui la provoquerait, là comme partout, de nombreux négocians européens, ne serait-ce pas une rêverie chimérique ? Accuser de l’isolement auquel les condamne un état de choses fatal les missionnaires qui, dans leur intérêt même, ne peuvent vouloir que le développement et le bien-être des populations qu’ils dominent, et qui meurent dans leurs mains, n’est-ce pas se méprendre grossièrement sur la réalité ? Mais on a vu des îles aussi pauvres, plus déshéritées que les Gambiers, s’élever à une prospérité réelle, comme l’île Saint-Vincent du Cap-Vert. Le hasard qui a placé cet archipel sur une des grandes routes commerciales du monde a seul créé cette prospérité. Les îles Gambiers peuvent-elles rêver cette heureuse chance ? Sans doute elles éclairent la route du cap Horn, de l’Amérique du Sud en Océanie, mais avec la vapeur, qui fit la fortune de Saint-Vincent, cette route est chaque jour abandonnée. Quand la Royal mail Company entretenait une ligne de Panama en Australie, le point de relâche de ses paquebots fut choisi à Rapa, 400 lieues plus à l’ouest. Le sort des Gambiers semble donc écrit, le peu de bruit qui s’est fait autour d’elles va s’éteignant, la population de ces îles végétera probablement quelques années encore dans l’état de torpeur dont rien ne semble devoir la retirer, puis elle disparaîtra pour toujours.

Bien différent apparaissent et l’état actuel des Wallis et l’avenir qui leur semble réservé.

L’archipel ou plutôt le groupe des Wallis, qui doit ce nom à l’illustre navigateur qui le découvrit en 1767, est situé par le 12e degré de latitude sud et le 179e degré de longitude occidentale de Paris. Il se compose d’une île centrale, Uvea, d’origine volcanique, et d’une série d’îlots madréporiques jetés en cercle autour de l’île centrale, reliés entre eux par une ceinture à peine interrompue de récifs. Si les Gambiers, ou, pour mieux dire, si Magareva est une miniature de Taïti dont elle a les aspects pittoresques, Uvea rappelle par ses contours extérieurs, où rien n’est heurté, et surtout par l’universelle fécondité du sol, l’archipel de Samoa ; elle n’en est d’ailleurs séparée que par moins de 80 lieues,- et semble en être le prolongement. Sur la carte, Uvea affecte la forme d’un cercle régulier ; vue du large, elle justifie la vieille, mais charmante comparaison d’une corbeille de verdure s’élevant au milieu des flots. Trois chaînes de collines d’une hauteur moyenne de 200 mètres s’élèvent en pentes douces, couvertes d’une riche végétation où déjà de vastes clairières attestent çà et là le travail de l’homme. Deux grands lacs, dont les bassins sont peut-être les cratères de volcans éteints, servent de réservoir aux eaux intérieures qui partout jaillissent et serpentent aux flancs des collines avant de se jeter à la mer. Toutes les productions des Samoa s’y retrouvent avec la même abondance, et les essais pour y introduire le caféier, la canne à sucre, le coton, ont donné les mêmes résultats favorables. La superficie de l’île est de 2,500 hectares d’un sol partout également fertile. C’est beaucoup pour la population, qui s’élève à 3,500 âmes. Aussi les terres situées autour dès villages, sur le bord de la mer, sont-elles seules régulièrement cultivées. La population peut donc se développer à l’aise, sans redouter même les conséquences d’une émigration qui pourrait en tripler le chiffre, d’autant plus qu’aux ressources d’Uvea se joignent celles des îlots madréporiques, couronnés de cocotiers, et celles sans nombre de la mer, ou même, sans s’exposer au large, du vaste et tranquille bassin que les récifs forment autour d’Uvea.

Malgré les relations presque constantes que les Wallisiens entretiennent avec les Futuna, les Samoa, Tonga-Tabou et les Fidji, ces îles ont échappé jusqu’à ce jour à l’invasion des Européens, déjà si nombreux dans ce dernier archipel. Cela tient à diverses causes : leur fertilité, leurs richesses, ne peuvent être soupçonnées qu’autant qu’on pénètre dans les îles mêmes, et, outre qu’elles ne sont pas sur le courant direct de l’émigration australienne, dirigé des grandes colonies anglaises vers Taïti, la seule passe ouverte aux navires à voiles et conduisant aux mouillages intérieurs offre de sérieuses difficultés. Les vents alizés soufflent dans une direction presque toujours constante et directement opposée à celle de la passe. Plusieurs navires, entre autres la corvette française l’Embuscade, se sont échoués en la franchissant. Aussi les baleiniers n’ont fait que de rares apparitions dans, l’archipel, et encore en se tenant en dehors des récifs. Or l’on sait que c’est dans leurs équipages que se recrutait autrefois la grande masse des aventuriers qu’on rencontrait en Océanie. Néanmoins cinq Européens vivent à Uvea, ignorés depuis plus de trente ans. Avant même la conversion de la population au catholicisme, ils s’étaient établis au milieu d’elle. Ils se sont si bien identifiés avec son esprit et ses habitudes qu’il est difficile de les reconnaître, à moins que dans certaines circonstances exceptionnelles ils ne revêtent les étranges costumes européens qu’ils conservent comme un souvenir de leur jeunesse et de leur patrie. Bien que de nationalités différentes (on compte deux Anglais, un Portugais, un Français et un Allemand), ils sont tous catholiques et catholiques fervens. Presque tous d’ailleurs souffrent cruellement d’une maladie qui s’attaque aux Européens vivant de la vie des Indiens : l’éléphantiasis, qui semble une conséquence obligée du régime peu fortifiant, de la diète uniforme de ces populations. Le retour aux habitudes de la vie européenne suffit en effet pour faire disparaître le mal, ou tout au moins pour en arrêter le développement. Ainsi transformés au moral, rudement éprouvés par les souffrances physiques, usés par l’âge, ces hommes semblent être, dans la phase nouvelle que traversent la plupart de ces archipels, les derniers représentans d’une époque déjà loin de nous, celle où l’Océanie n’était qu’un champ d’aventures que parcouraient les voyageurs et les marins, mais où nul ne songeait à se fixer, en dehors des missionnaires et des hommes qu’un aime avait mis au ban de la civilisation.

Tels ne sont plus aujourd’hui les entraînemens qui poussent les nouveaux pionniers européens vers les archipels de la Polynésie. La découverte des riches terrains aurifères de la Californie et de l’Australie, sans compter l’esprit général de notre époque, a surexcité d’autres passions. S’enrichir pour retourner briller en Europe, voilà le seul but que poursuivent tous ces déclassés de nos sociétés vieillies que l’on rencontre sur ce nouveau théâtre ouvert à leurs convoitises. Ce but, ils y marchent dans le monde entier, chacun suivant le génie de sa propre nation : les Anglais et les Allemands par les labeurs persévérans du colon et du planteur ; les Américains du nord par leurs expéditions maritimes et la patiente activité dont ils fouillent les marchés les plus ignorés pour les exploiter à leur profit ; nos compatriotes, sauf de bien rares, mais très honorables exceptions, par des entreprises de tout genre, tentatives presque toujours avortées, parce que, mal conçues le plus souvent ou bien exigeant avant tout de la suite et de la persévérance, elles ne peuvent être menées à bien par des esprits changeans, incapables d’attendre avec patience les résultats lents et assurés du travail. Ceci est du moins la triste impression que nous ont laissée nos longues courses. Qu’il nous soit permis d’esquisser rapidement le portrait et l’odyssée de l’un des deux seuls compatriotes que nous avons vus à l’œuvre dans, cette immense région de l’Océanie, en dehors toutefois de Taïti et des Sandwich. Les détails qu’on va lire trouvent du reste ici leur place naturelle.

M. D… a été pour les Wallis ce que furent aux Gambiers ceux de nos compatriotes dont nous avons dit l’action fâcheuse, à nos yeux du moins, sur la prospérité de ces îles, et si cette action aux Wallis n’a pu être aussi puissante, cela tient à des circonstances particulières ; mais les principes, les idées, les passions en jeu, étaient évidemment les mêmes. M. D… appartenait à une famille très honorable. Son père était capitaine du premier empire. Après quelques tentatives sans succès dans divers ports de l’Amérique du. Sud, il alla s’établir à Taïti, où il ne semble pas, avoir été plus heureux. L’occupation de la Nouvelle-Calédonie lui parut une occasion favorable. Il réalisa tant bien que mal les débris de sa fortune, et partit sur une petite goélette pour la Nouvelle-Calédonie. A Vavao, il fit naufrage par la faute du pilote indigène, perdit sa goélette, et réclama comme réparation du dommage que lui avait causé l’impéritie du pilote tongien une indemnité assez considérable. Le roi George de Tonga se hâta de la lui faire payer, mais à la condition qu’il quitterait immédiatement ses états pour n’y plus revenir. Avec sa vieille expérience, le roi ne se souciait pas d’avoir affaire aux navires de guerre européens. M. D…, poussé par le hasard, arriva aux Wallis avec l’intention d’y construire un navire et de gagner ensuite la Nouvelle-Calédonie ; néanmoins il vivait à Uvea depuis plus de neuf ans. Pendant les premières années, il entretint les meilleures relations avec les missionnaires ; puis il agita le pays au point que la reine Amélie dut demander protection contre cet hôte incommode au commandant de la Mégère dans une lettre qui accuse d’une façon naïve l’impuissance de ces petits souverains insulaires. Il suffira d’en citer quelques fragmens.


« Regina-Speï, 4 juillet 1869.

« Je vous présente mon amitié à vous, commandant de la corvette française la Mégère, à vous qui me faites l’honneur et le plaisir de me visiter dans mon petit état. Que de temps il y a que les relations avec nos amis de France n’existent plus !

« Soyez le bienvenu. Venez, je vous en prie, me prêter assistance dans les divers embarras qui me préoccupent au sujet des Européens qui viennent vivre sous mes lois. Ma mère Falakika a fait tous ses efforts pour renvoyer de sa terre M, D…. qui refusait de lui obéir. Loin de partir, il a toujours persisté à mettre plus d’entraves à son gouvernement.

« Le mal venait de ce que les marins anglais refusaient de le transporter ; il s’entêtait, et aujourd’hui il me dit à moi-même : Si vous me renvoyez, je laisse mes marchandises, dont vous serez vous-même responsable. Or je vous assure, commandant, que je ne veux point répondre de ses effets. Je me souviens trop bien de vingt tonneaux d’huile que nous venons de payer aux Anglais, pour des avaries dont il ne faudra pas même parler…

« Commandant, veuillez m’obliger en exigeant vous-même le départ de cet homme. Nous avons entendu dire qu’il est réclamé à Taïti pour dettes ; s’il en est ainsi, veuillez être agréable aux créanciers, et à moi me rendre un service…

« Il a compromis mon île auprès d’un navire anglais au point de faillir y susciter la guerre, et le commandant de ce navire a bien voulu faire droit, à ses insinuations calomnieuses.

« Il a refusé, dans plusieurs occasions, de payer le droit d’huile à ma mère Falakika, sous prétexte, disait-il, que son gouvernement était défectueux. Il met le désordre dans des ménages par ses rapports avec des femmes mariées… Il met le trouble entre les Européens qui habitent ma terre ; il met le trouble entre mes sujets. « Il construit un navire, et prétend que dans le droit européen on ne peut détourner un homme de son travail en raison des pertes qui s’ensuivraient ; or je dois vous dire qu’il y a je ne sais combien de temps que ce navire est en chantier, et il ne finit jamais.

« Autant qu’il peut avoir d’eau-de-vie à sa disposition, il fait enivrer les hommes et les femmes, ce qui est un Tapou de mon père Jean-Baptiste et de ma mère Falakika, ce qui est également le mien…

« Je suis honteuse des reproches qui me sont adressés par les Européens, qui me disent que je suis délaissée par la France, que la France n’a plus d’amitié pour moi, moi qui ai appris à l’aimer lorsque je n’étais encore qu’une jeune fille. »


Ces doléances révèlent un des côtés les plus sérieux de la situation des Wallis. Comment comprendre en effet que si longtemps un étranger ait pu braver l’autorité du pays qui lui avait donné asile ? Il y a plus, comment se fait-il que la présence de personnages si peu honorables soit une crainte pour les missionnaires ? Tout cela ne montre-t-il pas que ce sont là des sociétés mal réglées, des pouvoirs mal assis, flottant entre la faiblesse et l’arbitraire, et qui en ont tous les inconvéniens ? Partout en Europe il se rencontre des esprits inquiets, parlant sans cesse du droit qu’ils méconnaissent, réclamant au nom de prétendus intérêts qu’ils disent sacrifiés injustement ; mais partout il y a des tribunaux pour décider de la valeur de leurs plaintes, des lois que chacun doit connaitre, auxquelles chacun est tenu d’obéir. Aux Wallis, malgré vingt ans de souveraineté réelle des missionnaires, rien de tout cela : ni lois écrites et connues, ni tribunaux pour les appliquer. Qu’en résulte-t-il ? Pour les affaires intérieures, c’est la reine qui décide d’après son bon sens, d’après ses notions de justice, d’après celles de ses conseillers, c’est-à-dire de prêtres s’inspirant avant tout de leurs opinions religieuses, inspirations que peuvent à bon droit récuser et les capitaines des navires marchands qui fréquentent l’archipel, lesquels sont presque tous protestans, et les francs-maçons, comme notre compatriote M. D… Dans les affaires extérieures, c’est-à-dire dans les relations avec les commandans des navires de guerre, les officiers, en l’absence de toute loi écrite, en appellent à leur bon sens, à leurs propres notions de la justice, prennent leur décision après une enquête forcément insuffisante, et imposent cette décision. Dans les deux cas, les résultats sont identiquement les mêmes. L’arrêt prononcé, fût-il le plus juste du monde, étant l’appréciation d’un simple individu, n’ayant pas d’autre titre au respect, d’autre sanction morale que l’impartialité toujours à bon droit suspecte d’un seul homme, ne satisfait, ne peut satisfaire qu’une seule des parties, et laisse la porte ouverte à des récriminations sans fin.

Les défauts trop évidens d’une telle organisation sociale ont depuis longtemps frappé l’esprit si juste et si éclairé de Mgr d’Enos ; mais les remèdes qu’ils exigent impérieusement seront-ils jamais appliqués ? L’âge n’a point usé les forces du prélat ; seulement le temps ne lui manquera-t-il point ? et après lui qui continuera son œuvre ? Parmi tous ceux qui semblent appelés à lui succéder, aucun ne nous a paru avoir cette force d’esprit nécessaire pour dégager l’action purement humaine qu’ils ont à exercer des préoccupations religieuses du missionnaire et du prêtre catholique. La solitude où ils vivent est si profonde, leur isolement du monde a été jusqu’à ce jour si absolu, qu’il est tout naturel que leur esprit se soit laissé envahir par le côté mystique de leurs croyances. — Les lis ne filent pas, et Salomon dans toute sa gloire n’a jamais égalé leur splendeur ; — cherchez d’abord la vérité, et le reste vous sera donné par surcroît. — Ces maximes et tant d’autres de l’Évangile, où se retrouve le même dédain du travail, de l’effort, cette loi supérieure de l’humanité, semblent seules les inspirer. C’est l’éternel écueil des esprits religieux qu’une lutte forcée ne convie plus à l’action. Marie a choisi la meilleure place, et cependant les soins de Marthe sont-ils à dédaigner ? Pour vulgaires qu’ils soient, ils sont cependant indispensables. Aux Wallis surtout, il est bien temps que cette vérité soit comprise. Si ces îles ont pu jusqu’à ce jour, grâce à des circonstances exceptionnelles, échapper au mouvement qui s’accomplit autour d’elles, l’heure approche où leur solitude va être troublée, où elles devront sortir forcément de leur isolement ; voilà que des Fidji le flot des émigrans européens gronde à leurs portes. Déjà M, Weber, le riche marchand d’Apia, le consul de la confédération allemande, a triomphé des résistances de la reine : à défaut des terres qu’il demandait, des fermes qu’il voulait établir sur le modèle de celle d’Opoulou, il a fondé un comptoir commercial à Mua. Le coin une fois enfoncé au cœur de l’arbre, la brèche une fois faite à la muraille, combien faudra-t-il de temps pour que l’arbre soit abattu, pour que la muraille soit renversée ? Les missionnaires catholiques ont-ils à redouter un tel avenir ? D’aucune manière, si, comprenant le rôle auquel ils sont appelés, ils se mettent à la tête du mouvement, non pour le contrarier, mais pour diriger l’essor des populations vers les destinées auxquelles ce mouvement les pousse. Ces populations ont conservé l’esprit aventureux qui les a mêlées autrefois à toutes les révolutions des archipels voisins, et dont on retrouve les traces jusqu’aux îles lointaines de la Nouvelle-Calédonie. Peuvent-elles plus longtemps rester dans cette immobilité à laquelle voudrait les condamner un système hostile à l’émigration européenne ? L’ardeur religieuse de la génération qui se livra aux missionnaires après les avoir longtemps combattus n’anime pas les générations nouvelles. Leurs croyances sont aussi profondes, aussi sincères ; mais elles n’ont pas, elles ne peuvent avoir ce caractère de lutté qui suffisait à l’activité instinctive de leurs pères : elles ne peuvent dès lors suffire à la leur. D’autres idées, ou, si l’on veut, d’autres besoins les préoccupent. La civilisation européenne attire ces Indiens par ses mirages souvent trompeurs. Plus d’un écoute avec une ardente curiosité les récits des matelots qui viennent leur apporter, en échange des productions de leur île, quelques-uns des plus grossiers produits de cette civilisation. Un des chefs d’Uvea a vu Rome et Paris, alors qu’enfant il suivait le commandant Marceau : avec quel enthousiasme il en évoque les souvenirs ! J’ajouterai avec quelle tristesse il compare l’état de son île natale à celui de ces grandes villes qu’il a un moment traversées, la vie monotone qu’il a reprise à celle de ces sociétés européennes dont il a compris les merveilleuses élégances et les supériorités intellectuelles ! Les symptômes de ces tendances, que le temps ne peut que développer, le mouvement des archipels voisins, l’influence qu’il aura sur les Wallis, indiquent aux missionnaires catholiques la voie qu’ils doivent suivre, la seule qui puisse assurer ces transformations imminentes sans que les idées religieuses des populations aient à en souffrir, la seule aussi qui puisse sauvegarder leur indépendance en les préservant de toute intervention étrangère.


TH. AUBE.

  1. Ce qui justifie cette hypothèse, c’est que les insectes madréporiques ne peuvent vivre au-delà d’une certaine profondeur ; M. Cuzeul, dans sa monographie de l’île de Taïti, établit, d’après les recherches de la frégate anglaise Meander, un maximum de 72 mètres.
  2. Des observations de ce genre, inaugurées par Cook lui-même, délaissées ensuite, viennent d’être reprises récemment dans divers ports de l’Océanie, et promettent d’intéressans résultats, si elles sont conduites avec suite.
  3. Toutes les parties du cocotier sont, également utiles. Aussi cet arbre a-t-il été surnommé le roi des végétaux,, et pour les peuples qui habitent plusieurs des îles de la Polynésie, il remplace en quelque sorte toutes les autres productions de la nature.
  4. Voyez la Revue du 1er février 1864.
  5. L’île d’Uvea, colonie des Wallis, fondée à une époque relativement récente. Elle fait partie du petit groupe des îles Loyalty,
  6. Ce sont les deux villages indiens qui entourent Apia. Mata-utu (Matagofié) est la Ville de Laupapa.
  7. Le fort dont il s’agit, carré de maçonnerie, complété par une palissade en troncs d’arbre, était situé à moins de 50 pas de la maison habitée par le consul anglais et à 100 pas de la mission catholique.
  8. L’ifoga, c’est le vaincu qui demande la vie au vainqueur, mais de la manière la plus humiliante pour l’orgueil samoan. Il est rare qu’un guerrier vaincu se soumette à cette humiliation.
  9. Au sommet de la tige, on trouve un gros bourgeon nommé chou, qui offre un bon aliment ; mais, comme la taille du chou entraîne la mort de l’arbre, on n’en fait usage que lorsqu’on veut détruire l’arbre lui-même.
  10. Une décision prise pour favoriser les prétentions des habitans de l’archipel a fait changer officiellement ce nom de Pomotou (conquises) en celui de Tuamotou (lointaines). Annuaire de Taïti, p. 103.