L’Océanie moderne/01

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L’Océanie moderne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 81 (p. 908-925).
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L'OCEANIE MODERNE

I.
ILES FIJI, TONGA, PITCAIRN, NORFOLK.


I

Quinze jours suffisent maintenant pour se rendre des côtes de la Manche aux rives du Pacifique, pour franchir à toute vapeur les onze cents lieues de mer qui séparent Le Havre de New-York et traverser l’Amérique du Nord. Il y a trente ans, il n’en était pas ainsi. Ce voyage exigeait près de six mois. Il nous en prit même davantage, cent quatre-vingt-dix-neuf jours.

Réservés aux courtes traversées, les navires à vapeur ne s’aventuraient pas alors à de grandes distances ; ils n’affrontaient ni les furieux coups de vent du Rio de la Plata, ni les tempêtes de l’Océan-Antarctique. Cette navigation lointaine était l’apanage exclusif des navires à voiles, qui, haut matés, lourdement chargés, descendaient l’Atlantique, fuyant devant les fortes brises du nord. Péniblement, ils débouquaient de la Manche, assaillis par les coups de vent au travers du golfe de Gascogne et du cap Finistère, louvoyant pour atteindre les îles Canaries. Là enfin ils rencontraient les vents alizés, qui, dans un parcours de douze cents lieues, règnent sur une mer d’ordinaire calme et bleue, et portent au large de l’Océan, à plus de cent lieues de distance, la poussière impalpable des déserts africains.

Aux bises froides et rudes du nord succèdent alors une brise légère et constante, une température idéale. La nuit, le ciel étincelle d’innombrables étoiles ; tantôt elles scintillent avec éclat dans un azur sombre et profond, tantôt elles répandent une lumière blanche et diffuse dans un firmament d’un bleu pâle. Au souffle de l’alizé, le navire, incliné, toutes voiles dehors, fend silencieusement de son taille-mer les vagues phosphorescentes ; il semble glisser sans efforts sur un fit de pierreries que sa proue fait ruisseler devant lui, laiteuses comme des perles, brillantes comme des diamans.

Le tropique du Capricorne franchi, adieu aux jours embrasés, à la brise régulière, aux constellations de l’hémisphère boréal ! Vénus disparaît de l’horizon, la Grande-Ourse fuit, la Voie lactée s’évanouit. La Croix du sud se lève au loin. Les vents redeviennent variables ; plus on avance, plus ils fraîchissent ; de brusques rafales enflent les voiles, faisant plier les hautes mâtures sous l’effort de la bise qui les gonfle à les crever, puis les laisse retomber flasques et molles au long des mâts, qu’elles battent paresseusement ; des orages subits, le grondement du tonnerre, le crépitement de la pluie, secouée par une bourrasque folle qui fouette les vagues et chasse le navire éperdu.

Au large du Rio de la Plata, les redoutables pamperos annoncent le voisinage du cap Horn, distant de quatre cents lieues. Ils descendent, rapides et furieux, du versant oriental des Andes, dévastant sur leur passage les pampas dénudées qui s’étendent de la Cordillère à l’Océan, refoulant devant eux de grands nuages gris déchiquetés qui s’entre-choquent dans la tourmente, s’illuminant d’éclairs livides ; ils rasent la surface de la mer, balayant l’embrun des vagues, sifflant avec un bruit strident dans les vergues qui craquent, les cordages qui vibrent et les haubans raidis. Dans l’ouragan déchaîné, le vent saute du nord au sud, de l’est à l’ouest, comme affolé, se débattant, dans une lutte suprême, avec un en nemi invisible, retombant tout à coup, vaincu, avec un hurlement de fureur. Interminablement s’allongent les côtes de la Patagonie, terre rude et froide, voilée de bancs de nuages aux formes bizarres et fantastiques, colorés de toutes les teintes du prisme, offrant à l’œil un tableau mouvant et changeant, d’indescriptibles effets de mirage.

A l’est, les îles Malouines dessinent leurs flancs abrupts, leurs blanches parois de rocs durs et lisses. A l’ouest, on commence à discerner l’entassement monstrueux de la Terre de Feu, les puissantes assises du cap Horn amoncelant à cette pointe extrême du Nouveau-Monde ses masses granitiques. Ici vient mourir, dans un dernier effort, dans un renflement suprême, la Grande-Cordillère, qui, de l’Océan-Glacial arctique au pôle antarctique, déroule, sur deux mille sept cents lieues de longueur, sa puissante ossature, ses cimes étincelantes, ses volcans gigantesques, ses arêtes dentelées.

On se sent au seuil d’un monde nouveau, à l’extrémité du globe. Au sud, plus rien que l’inconnu, et un inconnu sinistre. Tous ceux qui l’ont franchi, ce cap redouté, ont subi cette impression lugubre dont la trace se retrouve jusque dans les noms donnés à ces régions désolées et mystérieuses. Adroite, la Terre de Feu ; à gauche, les Shetland méridionales ; puis, au-delà, loin, très loin derrière l’horizon embrumé, derrière d’inaccessibles barrières de glace, défendues elles-mêmes par des banquises énormes, un amoncellement de glaciers soudés par un froid terrible, plongés pendant des mois dans une nuit intense qu’illuminent seules les lueurs livides de l’Erèbe et de la Terreur, volcans entrevus dans ce royaume de la mort.

C’est bien la fin de notre monde, le vestibule sombre et froid d’un autre océan. À cette pointe extrême, entre ce cap sourcilleux et le pôle figé, il semble que l’Atlantique et le Pacifique se livrent un éternel combat, luttant de tout l’effort de leurs flots soulevés et de leurs vents déchaînés. Plus vaste, plus étendu, le Pacifique est aussi le plus puissant. Il défend cette porte qui donne accès chez lui ; il refoule au large son rival qui s’acharne, il entasse comme d’infranchissables obstacles ses vagues monstrueuses, hautes comme des maisons à cinq étages, espacées d’une lieue, murs mouvans qui se dressent en masses liquides devant le navigateur audacieux. Ou Pacifique à l’Atlantique, le passage est, sinon facile, du moins de courte durée ; les vents et le courant permettent de doubler le cap en quelques jours, parfois en quelques heures ; mais de l’Atlantique dans le Pacifique il n’en est plus de même, et, pour forcer ce passage redoutable, on prend ces mesures suprêmes que dicte, avec la conscience du danger, la résolution de l’affronter.

Que reste-t-il de ce navire coquet, à la mâture élancée et chargée de toile qui, il y a quelques jours à peine, courait, toutes voiles dehors, devant les grosses brises de l’Océan, refoulant devant lui les vagues couronnées d’écume, secouant gaîment, à le première embellie, tous les ris de ses huniers ? Ses voiles carguées, ses mâts dépassés, ses écoutilles fermées, la barre amarrée, ce n’est plus qu’une épave sur laquelle la mer se brise, balayant le pont de ses lourdes vagues ; le vent le pousse, l’orientant comme il lui plaît. Sous les coups redoublés des paquets de mer qui s’écrasent sur elle, sa membrure résonne et gémit ; ses étais de chêne grincent ; dans ses câbles raidis et couverts de givre, le vent fait entendre sa plainte éternelle. Sous le coup de la tempête déchaînée, irrésistible, il s’est fait petit, désert et silencieux, mais une pensée l’anime et une volonté le guide. Que le vent faiblisse, et, sur son pont soudain animé, la vie reparait ; on largue les basses voiles, on pousse vers l’ouest ; puis de nouveau le ciel s’obscurcit sous les-nuages, la tempête reprend, et le terrain, lentement, péniblement conquis, est reperdu en quelques heures.

Pendant quarante-cinq jours, nous luttâmes ainsi. Pour doubler le cap, il nous fallait franchir un espace de trente lieues ; cela fait, peu importait le vent, la tempête, la mer furieuse, on avait l’espace devant soi, le Pacifique immense ; on remontait au nord, vers le jour, le soleil, la chaleur. Pendant six semaines, la lutte incessante, le vent nous rejetant toujours plus au sud, plus au froid, au milieu des banquises de glace, grands fantômes blancs détachés du pôle austral, errant au hasard sur ces mers solitaires. Mais lentement nous poussions dans l’ouest, jusqu’au jour où, en dépit de la tempête, nous pûmes faire route vers le nord sans risquer de nous briser contre les rochers du cap. Malgré la bise furieuse, la mer démontée, le navire largue ses basses voiles ; l’ouragan les crève, on les remplace, on les double, on avance. La mâture craque et plie, la coque tremble sous l’effroyable pression des vagues et du vent, mais on est hors de l’Atlantique, on s’élève dans le Pacifique, et là-bas, au-delà du cap dépassé et des froids brouillards, on entrevoit des cieux plus démens.

Voici donc enfin l’Océan-Pacifique dont les flots baignent les côtes d’Asie et d’Amérique, l’Océan aux îles innombrables dont les noms étaient à peine connus alors, et dont déjà les nations européennes se disputent la possession. Encore peu visitées, elles étaient, comme aujourd’hui, habitées par une race autochtone dont nous avons pu étudier de près quelques types curieux, et qui, dans l’infinie variété qui la distingue, offre à la fois les tribus les plus réfractaires à notre civilisation et les plus ardentes à se l’assimiler, les cannibales les plus féroces et les Polynésiens les plus sociables. Ce n’est pas leur histoire que nous entreprenons d’écrire ici. Nous nous bornerons à puiser dans nos souvenirs, à les rapprocher des observations de ceux qui ont connu cette même race sur d’autres points que nous n’avons pu visiter et à les montrer tels qu’ils sont. Il importe de se hâter ; bientôt il sera trop tard. Le flot montant de la civilisation envahit même l’Océanie. Quand l’isthme de Panama sera percé, nos navires oublieront la route du cap Horn. Ces mers inhospitalières redeviendront solitaires, mois l’Océanie se peuplera de colons européens, et le descendant des anthropophages d’hier discutera dans un parlement de ses pairs les problèmes les plus compliqués de notre économie politique. Déjà ce jour est venu pour quelques-uns d’entre eux. Aux îles Sandwich, un souverain indigène, David Kalakaua, gouverne, roi constitutionnel, son royaume, avec le concours d’une chambre des députés, d’une chambre des nobles et d’un ministère responsable. A mille lieues au sud des Sandwich, Tahiti, les Marquises, la Nouvelle-Calédonie, voient diminuer leur population et s’accroître la population étrangère. Bien qu’encore imparfaitement exploré dans certaines de ses parties, le continent australien est colonisé, sur les côtes tout au moins, et la civilisation envahit lentement l’intérieur. Chaque année est marquée par quelque prise de possession de l’Europe, qui pénètre enfin dans ce dédale d’iles, dans cette poussière de continent de la mer de Corail, de la mer des Célèbes, de la Malaisie, refuge des vieilles races indigènes et des derniers cannibales.

La civilisation les étreint sûrement et lentement, les convertissant sur place, les détruisant ou les déracinant du sol natal. Les navires d’engagés, comme on désigne ceux qui battent les îles de l’Océanie afin d’y recruter des travailleurs pour les plantations des Nouvelles-Hébrides, des Sandwich ou de l’Australie, en transplantent chaque année un nombre croissant. Comme les races condamnées à disparaître, à céder leur place à d’autres, elles se désagrègent et s’émiettent. Les hasards de leur vie aventureuse et précaire, des conflits inattendus avec la race blanche en poussent des épaves jusque dans les grands archipels de la Polynésie et sur les côtes de l’Amérique du Nord.


II

Il y a vingt ans, je me trouvais en séjour chez un de nos compatriotes, M. B…, propriétaire d’un vaste rancho dans l’Ile de Kauaï, l’une des Sandwich. Mon hôte avait visité la Polynésie et la Malaisie. Dans le cours de ses nombreux voyages, il avait eu souvent maille à partir avec les tribus indigènes, notamment avec les anthropophages, pour lesquels il professait une rancune de bon aloi. Lors d’une rencontre fortuite avec eux à la Nouvelle-Zélande, il avait réussi, aidé de ses domestiques, à interrompre leur festin et à délivrer plusieurs prisonniers qui attendaient, avec une résignation fataliste, leur tour de cuisson. Au nombre de ces prisonniers se trouvait une jeune femme appartenant à une autre île et qui ne savait ni où ni comment retrouver les siens. Mon hôte la prit en pitié et la ramena à sa femme, engageant Mme B… à la former aux soins du ménage et à en tirer le meilleur parti possible. Wenga, c’est ainsi que s’appelait la Canaque, était intelligente, bien que fort paresseuse, comme ses semblables ; elle apprit assez docilement à balayer, laver et repasser ; elle apprit en outre, mais non sans peine, un français baroque dont elle se montrait très fière.

Wenga était grande, bien faite ; parmi les Canaques, elle passait pour une beauté ; mais chaque pays a son genre de beauté. Je causais parfois avec elle, et, grâce à son français bizarre et surtout à la langue indigène qu’elle parlait couramment, nous arrivions à nous comprendre. Je la questionnais sur son pays, sur sa tribu, sur les coutumes et le mode de vie de ses compatriotes. A l’occasion, eux aussi, ils mangeaient leurs captifs quand ils pouvaient s’en procurer ; et, malgré les grands gestes d’horreur dont Wenga se montrait prodigue en racontant leurs diaboliques festins, j’avais dans l’idée qu’elle n’en eût peut-être pas autant fait fi qu’elle le prétendait, et qu’un gigot humain, bien à point, ne l’eût pas effarouchée. Elle s’en défendait fort, j’en conviens.

Un jour, après l’avoir fait parler de son père, qu’elle semblait ne pas bien connaître, vu les noms divers qu’elle lui donnait et les portraits très dissemblables qu’elle en faisait ; de sa mère et de ses deux frères, qui me firent l’effet d’affreux chenapans par ce qu’elle m’en dit, je lui demandai à quel âge les jeunes filles de sa tribu se mariaient.

— A partir de dix ans, me dit-elle.

— Et toi, Wenga, es-tu mariée ?

À cette question fort simple, elle ne répondit pas, mais la contraction de ses sourcils, le pli de son front, la tension de ses traits indiquaient qu’elle se livrait intérieurement à des recherches très compliquées. J’attendis patiemment qu’elle eût retrouvé dans quelque casier de son cerveau un fil conducteur, mais point. Après un silence de quelques instans, ses traits se détendirent, elle souffla bruyamment, c’était sa manière de se remettre après un gros effort intellectuel, et elle me répondit ces mots, qui m’ont souvent hanté depuis :

— Moi pas savoir, massa, moi perdu mon ficelle.

— Quelle ficelle ? lui dis-je.

Elle m’expliqua alors, et non sans peine, qu’il est d’usage, dans sa tribu, de noter tous les événemens un peu importans de la vie à l’aide de nœuds de formes différentes, sur une ficelle de lianes que l’on attache autour de sa taille et qui constitue à la fois l’état civil et l’unique vêtement de l’individu. « Les chefs, eux, se hâta-t-elle d’ajouter, sont plus habillés : ils portent un collier de petits coquillages autour du cou. »

Or Wenga avait, parait-il, perdu cette bienheureuse ficelle dans la bagarre à la suite de laquelle elle avait failli être mangée. La seule chose dont elle parut bien se souvenir, c’est qu’un des nœuds de cette ficelle constatait ce qu’elle appelait sa sexe. Estimant qu’elle n’avait plus besoin de cet ornement, puisqu’ils allaient la faire cuire, ses amphitryons l’en avaient dépouillée.

— Mais enfin, Wenga, tu n’as pourtant pas besoin d’une ficelle, dont je comprends que tu déplores la perte, pour le souvenir si… tu as en un mari ou non.

Elle souffla bruyamment, perplexe, cherchant à venir en aide à sa mémoire rétive, et, comme la première fois, elle me répéta :

— Moi, pas savoir, massa ! — Puis, sur un ton plus aigu, lamentable : — Moi, perdu mon ficelle.

Impossible de la faire sortir de là ; je n’en tirai rien de plus.

J’appris depuis, par mon hôtesse, ce que je soupçonnais d’ailleurs, que l’embarras de Wenga provenait moins de l’incertitude de sa mémoire que de la confusion de ses souvenirs, et qu’elle avait, pour ne pas se rappeler un mari, les mêmes raisons que pour n’être pas bien fixée au sujet de son père : l’embarras du choix.

Avant de disparaître complètement, le cannibalisme a trouvé son historien, historien sincère et de bonne foi, qui a successivement parcouru les îles Fiji, Tanna, les Nouvelles-Hébrides, la Nouvelle-Guinée, d’abord en vagabond globe trotter, comme il s’intitule lui-même, puis comme correspondant de journaux anglais et australiens[1]. M. Julian Thomas appartient à cette catégorie d’infatigables explorateurs sortis des rangs de la presse anglaise comme Stanley, O’Donovan et tant d’autres que le démon du reportage et des découvertes, deux passions jumelles, entraîne à travers les continens vierges et les mers inexplorées.

Le cannibalisme serait-il un goût naturel auquel l’homme civilisé puisse revenir, une fois débarrassé des liens et des entraves de notre ordre social ? On serait tenté de le croire. Le révérend Thomas Williams, l’un des premiers missionnaires des Fijis, raconte comment, en 180/i, vingt-sept détenus anglais, ayant réussi à s’évader du pénitentiaire de la Nouvelle-Galles du sud, gagnèrent l’Ile Rewa, l’une des Fijis. Grâce à leurs armes à feu, ils inspirèrent aux indigènes une terreur superstitieuse telle, que ces derniers leur obéissaient comme à des divinités et que leurs caprices, même les plus odieux, étaient immédiatement satisfaits. Livrés aux passions les plus honteuses, aux convoitises les plus abjectes, ils étonnaient par leur perversité les sauvages au milieu desquels ils vivaient, greffant sur leurs vices d’hommes blancs les vices de la barbarie, ivres de leur toute-puissance succédant à l’esclavage du pénitentiaire, assoiffés d’orgies après des privations de toute sorte. Comme les sauvages, ils en arrivèrent à se nourrir, eux aussi, de chair humaine, par bravade d’abord, puis par goût, tuant et mangeant leurs captifs, leurs esclaves, et s’enivrant d’awa. Peu d’années après, ils ne restaient plus que deux : les uns avaient succombé à leurs excès, les autres s’étaient entre-tués ou avaient péri empoisonnés par les indigènes. Quand, vingt ans plus tard, on retrouva leurs traces, un seul vivait encore, au milieu de ses douze femmes et de ses cinquante enfans.

Ce patriarche fut sourd à toutes les sollicitations que lui adressa le capitaine d’une goélette anglaise, désireux probablement de se faire bien venir des autorités en rapatriant cet intéressant personnage, et se refusa obstinément à rentrer dans le giron de la civilisation. Il se méfiait de l’accueil qui lui serait fait, et les souvenirs qu’il avait gardés du pénitentiaire de la Nouvelle-Galles du sud n’étaient pas pour le séduire. Il signifia donc au capitaine qu’il eût à partir au plus tôt, s’il ne voulait pas se trouver exposé, lui et son équipage, à une attaque des indigènes, et le capitaine se le tint pour dit. Le dernier argument dont se servit Paddy Connor pour décider son interlocuteur à le laisser en repos fut que les Canaques appréciaient fort la chair des hommes blancs. Il en avait goûté lui-même et comprenait leurs préférences, cette chair ayant, disait-il, un goût de thon et de bananes mûres, tandis que celle des indigènes, à moins qu’ils ne fussent très jeunes, rappelait le vieux bœuf et contenait trop de tendons. On croirait entendre disserter Brillat-Savarin.


III

C’est toujours un sujet d’étonnement quand on côtoie ces archipels si rians, si riches et si fertiles de l’Océan-Pacifique, de penser qu’on a sous les yeux les dernières citadelles de la barbarie ; qu’elle s’est cantonnée là dans ces forêts verdoyantes, qu’elle y règne depuis un temps immémorial, et que, sous ce climat voluptueux et doux, où tout semble à souhait pour la vie indolente, règnent les passions les plus violentes et les appétits les plus brutaux. Les côtes sont poissonneuses, la terre se couvre de légumes et de fruits ; pour vivre, l’indigène n’a qu’à recueillir sa nourriture : le sol produit sans travail et l’homme récolte sans efforts. On s’imaginerait que l’histoire de ces peuplades, ignorantes du froid, de la faim, des privations et des convoitises, n’est qu’un long poème de paresse, d’amour et de vie contemplative. Peu d’histoires, au contraire, contiennent autant de récits dramatiques, de crimes et d’excès, de vices et de misères, de tortures et de souffrances que celle de ces pays aimés du soleil et privilégiés entre tous. Il semble qu’affranchi de la nécessité de pourvoir par un labeur incessant à ses besoins multiples et quotidiens, l’homme n’applique son intelligence qu’à nuire à ses semblables, à les asservir aux exigences des monstrueux caprices d’une imagination oisive et cruelle.

L’histoire des îles Fiji et de leur roi cannibale en fait foi. Situé entre le 15e et le 22e degré de latitude sud, sous les tropiques, l’archipel des Fijis comprend deux cent à deux cent cinquante îles ou îlots, dont quatre-vingts seulement sont habités. Perdues dans cet immense Océan-Pacifique, elles font, sur la carte, l’effet de points minuscules à peine visibles ; mais Viti-Levu, l’une d’elles, est aussi grande que la Jamaïque, Vanua est trois fois plus étendue que l’île Maurice et dix fois plus que la Barbade ; la superficie de cet archipel dépasse celle de toutes les îles anglaises des Indes occidentales, y compris la Trinité. Sur les flancs arrondis des collines, d’épaisses forêts aux nuances variées déroulent tout au long de la côte leur verdure éternelle ; dans les vallées, à l’humus riche et profond, sillonné de nombreux cours d’eaux, croissent en abondance bananiers, arbres à pain, caféiers, orangers, citronniers. Çà et là, des anses sablonneuses, couvertes de cocotiers servant d’estuaires à des rivières navigables jusqu’à une certaine distance dans l’intérieur, offrent des havres naturels, faciles d’accès. Par ces portes toujours ouvertes, la civilisation a fini par pénétrer dans ce royaume du cannibalisme, dont un capitaine marseillais me racontait, il y a quelques années, les mœurs étranges et les singulières coutumes.

Le hasard me l’avait fait rencontrer à Lahaina, capitale de l’île de Mauï, l’une des Sandwich. C’était, comme il s’intitulait lui-même avec une nuance d’orgueil, un vrai chien de mer, tanguant des épaules, au des arrondi, aux jambes arquées, marchant, même à terre, comme balancé par un perpétuel roulis ; il avait le verbe haut, la faconde méridionale, ponctuant ses récits de gesticulations fréquentes et de jeux de physionomie expressifs. Pendant de longues années, il avait commandé un navire baleinier français, puis une goélette havaïenne, et fait un peu tous les métiers. Il connaissait son Océan-Pacifique aussi bien qu’un Parisien ses boulevards ; son humeur curieuse et son amour du gain l’avaient entraîné dans une foule d’aventures dont il était sorti sans trop d’avaries. Il avait connu Thakambau et dû faire avec lui de singuliers négoces, sur lesquels il gardait d’ordinaire un silence discret. Ce jour-là, il se montrait plus expansif, mieux disposé à satisfaire ma curiosité sur ce roi des cannibales, dont la conversion faisait alors grand bruit.

Lui n’y croyait guère, à cette conversion ; il est vrai qu’il était sceptique par nature.

« Thakambau est un malin, disait-il, je le connais de longue date. S’il renonce à l’anthropophagie, c’est qu’il a perdu ses dents ou que sa digestion se fait mal. S’il renvoie ses femmes, c’est qu’il n’en a plus que faire. En un mot, comme en cent, il passe à d’autres exercices, faute de pouvoir continuer les anciens, et parce qu’il y trouve des avantages ; mais on ne me persuadera jamais que ce gaillard-là va au prêche pour son plaisir et préfère un plat d’ignames à un baby gras. Il avait à peine dix ans lorsqu’il assomma à coups de bâton un jeune captif que son père, le vieux Tanoa, lui avait donné, et le fit cuire pour s’en régaler avec ses amis. Quand Tanoa, menacé par l’insurrection de ses chefs, dut quitter Bau, Thakambau, qui s’appelait alors Séru, n’avait encore que quinze ans. Il ne s’occupait que de chasse, de pêche et de femmes ; aussi les chefs, satisfaits de l’expulsion du père, ne firent-ils guère attention à lui. On le laissa tranquille, pensant n’avoir rien à en redouter. C’est alors que je le vis pour la première fois. Il faut vous dire que l’hiver les froids nous chassent des régions nord, les baleines se font rares. Je descendais alors au sud, et, pour passer le temps et augmenter mes petits profits, je naviguais d’une île à l’autre, achetant aux sauvages des écailles de tortue, de l’ambre, des tripangs, du bois de sandal et autres produits variés que je revendais en Australie à bon compte, et que je leur payais en verroteries, en foulards, en cotonnades, dont j’emportais à mon bord une petite pacotille particulière. Je me souviens encore d’un assortiment de foulards imprimés représentant le Champ-d’Asile, qui eut un succès fou. Les indigènes s’appliquaient cela sur l’estomac, les femmes sur les épaules aux jours de fête, et ils étaient heureux.

« Séru en achetait comme les autres, mais il préférait les armes, les couteaux, le fer, et, quand il venait à mon bord, il se montrait curieux de tout ce qu’il voyait et s’en faisait expliquer l’usage. Ma petite pharmacie paraissait l’intéresser tout particulièrement. Il examinait longuement les flacons. Un jour qu’il en maniait un contenant un poison énergique, je lui fis comprendre qu’il eût à s’abstenir, et qu’un grain du contenu suffisait à tuer un homme. Il comprit si bien qu’après son départ je constatai que le flacon avait disparu, et qu’à mon voyage suivant j’appris, sans trop d’étonnement, que les deux principaux chefs révoltés étaient morts subitement, à la suite d’un repas auquel les avait invités Séru. Quand je le revis, je lui donnai à entendre que je le soupçonnais fort de m’avoir dérobé mon flacon et d’en avoir fait goûter à ses hôtes ; il sourit silencieusement, et le lendemain matin revint dans sa pirogue m’apportant de superbes écailles dont il me fit cadeau. il m’invita aussi à aller manger chez lui, mais je m’excusai. Il m’expliqua alors qu’il était très malheureux de ne plus voir son père, le vieux Tanoa, réfugié dans une autre Ile, et qu’il me récompenserait largement si je consentais à l’ai 1er chercher et à le ramener à Bau, à l’insu des indigènes.

« Je m’étonnai bien un peu de cette soudaine affection filiale pour ce vieux Tanoa, le plus abominable sacripan que j’eusse jamais vu, et je lui remontrai que Tanoa avait toutes chances d’être kiki, c’est-à-dire mis à mort et mangé, s’il débarquait à Bau ; mais il sourit d’un air significatif, et, pour me convaincre que je me trompais, il doubla la quantité d’écailles qu’il m’avait d’abord offerte. Il devait avoir raison ; après tout, cela ne me regardait pas : j’avais fait mon devoir en lui exposant mes scrupules, et, s’il arrivait malheur à Tanoa, c’était son affaire. Je fis donc ce qu’il me demandait. Huit jours après, je revenais avec le vieux Tanoa, solidement arrimé dans l’entrepont, et ne le lâchai qu’à la nuit, après avoir reçu les écailles promises ; puis j’attendis tranquillement à mon bord ce qui allait se passer. Le lendemain, je remarquai sur la plage une grande agitation ; les indigènes allaient, venaient, couraient en armes à la lisière de la forêt. On eût dit une fourmilière en rumeur. Le soir seulement, j’appris par Séru qu’une insurrection avait éclaté, que les rebelles étaient vaincus, Tanoa remis en possession du pouvoir, et que lui, Séru, qui avait mené toute l’affaire, avait reçu le nom de Thakambau, qui signifiait malheur à Bau ; en outre, il était reconnu comme héritier de Tanoa. Inutile d’ajouter que ce dernier vécut peu, et que Thakambau entra promptement en possession de son héritage.

« C’était un client, à ménager, et je le ménageai, d’autant que ses manières d’agir vis-à-vis des gens dont il estimait avoir à se plaindre laissaient fort à désirer. Je ne vous en citerai qu’un exemple. Ayant appris qu’un petit chef indigène s’était permis de le blâmer, parce qu’après lui avoir enlevé une de ses femmes il l’avait tuée et mangée, Thakambau lui fit couper la langue qu’il avala toute crue en disant : « Cette langue ne critiquera plus son maître. » L’homme fut ensuite mis à mort et servit de festin à Thakamban et à ses amis.

« Je n’ai jamais su, ajouta-t-il, combien Thakambau avait de femmes ; il ne le savait pas exactement lui-même. Tour à tour il les comblait de présens et les rouait de coups. C’était la coutume de son pays ; il s’y conformait scrupuleusement. Ce que je puis dire, c’est que nous avons fait beaucoup d’affaires ensemble et qu’il payait ponctuellement. Une seule fois, nous eûmes des difficultés ; j’étais à terre, dans sa hutte, à sa discrétion. Il me rappela qu’il appréciait fort la chair des blancs, et je n’insistai pas. Depuis, je n’ai jamais traité aucune affaire avec lui qu’à mon bord, et tout a bien marché. »

En 1854, Thakambau fit profession publique de christianisme et abjura le cannibalisme. Il tint bon toutefois pour la polygamie, et ce ne fut que trois ans plus tard qu’il y renonça et reçut le baptême. En changeant de vie il voulut, une fois encore, changer de nom et adopta celui d’Ebénezer, donnant à sa femme favorite, la seule qu’il conservât, celui de Lydia. Peu après, l’influence des étrangers séduits par sa conversion le faisait reconnaître par l’Angleterre roi des îles Fijis, et le vieux païen cannibale octroyait à ses sujets une constitution des plus libérales, dont ces derniers se gardèrent bien, et pour cause, de réclamer les bénéfices. En septembre 1874, il abdiquait et cédait officiellement son royaume à l’Angleterre. Cet acte d’abnégation, motivé par les sérieuses appréhensions que lui inspirait Maafu, roi de Tonga, qui menaçait de le détrôner, fut récompensé par une pension libérale que lui alloua le gouvernement anglais. Affranchi des soucis du pouvoir, Thakamban accepta l’invitation que lui adressa sir Hercules Robinson de visiter Sydney. Il s’y rendit à bord d’un bâtiment de guerre mis à sa disposition et passa un mois à Sydney, fort étonné de tout ce qu’il y vit, puis il rentra chez lui. Mais la civilisation devait lui être fatale ; il revint d’Australie avec la rougeole et mourut peu après, non sans avoir communiqué son mal à son entourage. L’épidémie importée par lui sévit avec violence dans tout l’archipel et coûta la vie à plus de quarante mille Fijiens. Les survivans estimèrent que Thakambau se donnait là de belles funérailles, et que, s’il s’était contenté de rester roi des cannibales, on n’eût, après tout, égorgé que dix-huit femmes pour l’escorter dans l’autre monde.

Ce Maafu, roi de Tonga, l’ennemi intime de Thakambau, est un autre type curieux de la race qui peuple ces archipels. Maafu, lui, se tenait pour un homme civilisé ; il se croyait protestant, de la secte wesleyenne, ce qui ne l’empêchait pas de passer la plus grande partie de sa vie, étendu sur des nattes, à contempler les évolutions de ses danseuses. Il en entretenait tout un corps de ballet. En outre, il avait toujours à ses côtés, par suite d’une manie assez bizarre, plusieurs femmes à la chevelure épaisse et crépue. Sa manie consistait à plonger ses mains dans leurs crinières et à leur cogner la tête contre le plancher quand quelque chose le contrariait. Un ordre était-il mal compris, tardivement exécuté, Maafu cognait comme un sourd pour hâter ses serviteurs. C’était sa sonnette d’appel, son tam-tam, son gong. Il va sans dire qu’on devait les remplacer souvent.

Maafu mesurait six pieds de hauteur ; il était robuste et fort, malgré son indolence dont il ne s’arrachait que dans les grandes occasions, mais alors il déployait une énergie et une activité physique peu communes. Il n’était pas naturellement sanguinaire ; il s’estimait même bon et doux, facile à vivre ; cependant, quand il frappait, il frappait fort. Il laissait à son peuple une assez grande liberté, mais se montrait intraitable pour ce qui lui était dû, et n’entendait pas raillerie sur le paiement des taxes. Ce qu’il avait le mieux compris à la civilisation, c’était la perception des impôts. Reconnu par l’Angleterre comme vice-roi du groupe des îles Lau, il se rendait une fois par an à Levuka pour y toucher son traitement de 15,000 francs et pour faire son rapport au gouverneur, rapport d’un laconisme rare, qui se résumait en deux mots que lui avait appris un mauvais plaisant de midshipman anglais : all serene, tout est serein. Puis il revenait à Lakemba, sa capitale, retrouver ses danseuses et ses femmes, qui respiraient un peu en son absence.

Sollicité à maintes reprises par les missionnaires anglais de donner un meilleur exemple à son peuple, de modifier quelque peu son genre de vie et d’user de son influence pour hâter la réforme religieuse, Maafu s’y refusait énergiquement, alléguant qu’il n’y avait rien à reprendre à sa manière de vivre, qui lui convenait, et qu’il n’entendait pas du tout se mêler de propagande. Une fois, cependant, il crut de son devoir et de son intérêt d’intervenir.

Dans une des îles soumises à son pouvoir, un indigène, se prétendant inspiré, allait de village en village, prêchant une religion nouvelle et se disant un ange descendu du ciel pour annoncer la fin du monde. Averti par les missionnaires, Maafu répondit qu’en ce qui concernait la fin du monde toutes les opinions étaient libres ; que, quant à lui, il n’en avait pas d’arrêtée. Ils insistèrent ; Maafu ne daigna pas les écouter, étouffa leurs voix en cognant sur le parquet avec les têtes de ses femmes et se remit à boire du kawa en contemplant ses danseuses. Mais, peu de jours après, il apprit que le prophète affirmait entendre des voix d’en haut, et qu’une de ces voix lui avait dit : « Prêche au peuple que la fin de toutes choses est proche ; qu’il cesse donc de planter de l’igname et du taro, ainsi que de payer la taxe à Maafu, » et que le peuple se montrait disposé à obéir. Du coup Maafu jugea qu’il était temps d’agir. La fin du monde le préoccupait peu, mais la taxe lui tenait fort à cœur. Sans plus tarder, il s’embarqua à bord de son yacht, le Xarifa, et vint jeter l’ancre en vue de l’île, puis il fit comparaître devant lui les principaux du village. Ils le trouvèrent sur le pont occupé à tresser une corde.

— Qu’est-ce que j’apprends, Fijiens ? on me dit que vous ne plantez plus ni ignames ni taro pour l’année prochaine. On ajoute, ce que j’ai peine à croire, que vous vous refusez même à payer la taxe ?

Ils lui exposèrent humblement que, puisque le monde allait finir, il était bien inutile de planter et de cultiver ; que, quant à l’impôt, lui, Maafu, n’en aurait que faire là-haut ; qu’un ange du Seigneur leur était apparu et les avait invités à consacrer leurs derniers jours à la prière et à la repentance.

— Amenez-moi votre ange, répondit brusquement Maafu, j’aimerais bien le voir.

On s’empressa d’obéir. L’ange vint, accompagné de sa femme, qui allaitait un baby. Maafu continuait à tresser sa corde.

— C’est toi qui invites le peuple à négliger tous ses devoirs, et le plus sacré de tous : le paiement de la taxe ? — Je suis un ange envoyé par le Seigneur pour les éclairer.

— Un ange, toi ? Et qui est cette femme ?

— La mienne. Elle est aussi un ange.

— Ah ! Et le baby, c’est un ange, lui aussi ?

— Oui.

— Tu es un ange et tu as femme et enfant ?

— Oui.

Sur ce, Maafu se leva : « Comment cela se peut-il, Fijiens ? N’est-il pas écrit qu’au ciel il n’y a pas de mariages et qu’on n’y donne pas en mariage ? Ce que j’ai appris de ma Bible, je le sais bien. Allez, imbéciles, ajouta-t-il, en ponctuant chaque mot d’un coup de sa lanière, payez la taxe, plantez des ignames et du taro ; surtout, je vous le répète, payez la taxe, ou malheur à vous ! Quant à toi, femme, au large, et donne à têter à ton baby. Pour ce qui est de ton mari, tu ne le reverras pas de sept ans, et le monde durera jusque-là. Mettez à la voile.

Et Maafu emmena l’ange et le garda sept ans prisonnier à Lakemba. Les indigènes se résignèrent, voyant que le monde ne finissait pas.

Maafu mourut en 1882. On raconte qu’à son lit de mort, il étouffait ses gémissemens et calmait ses souffrances en plongeant ses mains dans la crinière de ses femmes et en leur cognant la tête sur le parquet avec plus d’énergie que jamais.


IV

Tout ce grand océan équinoxial est semé d’archipels et d’Iles. Depuis la pointe extrême de l’Asie jusqu’aux îles Basses, il semble qu’une puissante convulsion volcanique ait détaché de la terre ferme des continens entiers, comme l’Australie, des territoires considérables, comme Sumatra, les Célèbes, la Nouvelle-Guinée, la Nouvelle-Zélande, puis tout un émiettement d’îles peu connues, visitées de loin en loin par quelques rares trafiquons. Ce n’est, du tropique du Cancer au tropique du Capricorne, qu’un fourmillement de cimes verdoyantes, une voie lactée d’iles et d’îlots séparés par des détroits sans nombre et sans noms, affectant toutes les formes mathématiques connues, tantôt s’allongeant, comme dans l’archipel de la Sonde et celui des Salomons, en longues bandes étroites, tantôt dentelées, comme aux Philippines et aux Célèbes, ou compactes et arrondies, comme aux Navigateurs et aux Fijis. D’histoire, la plupart n’en ont guère : récits de meurtres, de rapts, de guerres obscures, de pillages, de monstrueux sacrifices humains, suivis de scènes de cannibalisme et d’orgies. Puis, çà et là, des contrastes étranges, des romans singuliers et bizarres, nés de situations imprévues, nous montrant, comme dans l’île Norfolk, un rêve humanitaire réalisé dans une prison et substituant, en peu d’années, une sorte de paradis terrestre à l’enfer du plus odieux pénitentiaire qui fût jamais.

On sait qu’avant d’être ce qu’elle est, une ville riche et prospère complant plus de 200,000 habitans, Sydney débuta par être le grand exutoire de l’Angleterre, le lieu d’internement des convicts. Le nombre de ces déportés s’accrut rapidement, mais


Ainsi que la vertu le vice a ses degrés.


Parmi ces malfaiteurs, que l’Angleterre expédiait aux extrémités du monde, se trouvaient des criminels tellement endurcis et corrompus qu’aucune discipline, même la plus rigoureuse, n’avait prise sur eux. Ils tuaient pour tuer ou se faire tuer, ils assassinaient leurs gardiens et suscitaient parmi leurs compagnons de misère des révoltes terribles. Pour en avoir raison, le gouverneur Philipps fit transporter les plus dangereux à l’Ile Norfolk. Là, courbés sous le fouet de geôliers impitoyables, fusillés à la première menace, à peine nourris, on les employa aux travaux les plus rudes ; ils durent construire leur propre prison et les casernes de la garnison. Traités comme des bêtes de somme, punis pour le moindre délit avec une rigueur implacable, ils vivaient peu de temps, mais de nouveaux envois comblaient les vides. La menace d’être envoyés au pénitentiaire de Norfolk terrorisait à Sydney les plus récalcitans : ils savaient qu’on n’en revenait jamais ; pour eux, c’était l’enfer avec toutes ses horreurs. On se racontait en frémissant qu’exaspérés par les mauvais traitemens qu’ils subissaient, à bout de forces et sans espoir, les convicts de Norfolk tiraient entre eux au sort à qui tuerait son compagnon de chaîne, l’assassin se poignardant ensuite auprès de sa victime.

L’Angleterre a la main lourde et cruelle. Ce régime de compression farouche et de répression sans merci ne régnait pas seulement alors dans ses pénitentiaires, mais jusque dans son armée, soumise aux châtimens corporels, et abord de ses navires, où le capitaine, maître après Dieu, se livrait à tous les excès d’une nature brutale, surexcitée par le sentiment du pouvoir absolu. Insultés, frappés, mis aux fers, privés de nourriture, souvent pour le plus léger délit, les équipages se soulevaient parfois, affolés par la tyrannie, et peuplaient de déserteurs les îles de la Polynésie Assurés d’être pendus s’ils étaient repris, ils préféraient une existence misérable et précaire au milieu des indigènes à la certitude du sort qui les attendait.

Ainsi raisonnèrent les marins du bâtiment de guerre Bounty, quand, après leur révolte, ils se virent maîtres du navire et de leur capitaine Bligh, dont les violences et les mauvais traitemens avaient épuisé leur résignation. Ils se sentirent perdus et n’eurent plus qu’une pensée : disparaître. Mais où se cacher, si ce n’était parmi ces îles sans nombre, encore inconnues, peuplées de sauvages farouches et cannibales ? Abandonnant à leur sort, en haute mer, dans une embarcation approvisionnée de vivres et d’eau, le capitaine et les officiers, qu’ils ne voulurent pas tuer, ils naviguèrent de leur mieux à travers l’Océan-Pacifique et abordèrent aux iles de la Société. Là, ils enlevèrent de force un certain nombre de femmes et s’engagèrent avec leur navire dans le dédale des îles Pomotou, au débouché desquelles ils découvrirent l’Ile Pitcairn, îlot inhabité, aux abords escarpés, aux côtes dénudées, à l’aspect menaçant. Ici, du moins, on ne viendrait pas les chercher. Ils se savaient aux antipodes de l’Europe, hors de toute route maritime. Ils débarquèrent avec leurs captives, enlevèrent du navire tout ce qui pouvait leur être utile ; puis, pour anéantir tout indice de leur existence, résolus à ne plus rien voir ni savoir du reste du monde, à s’enlever tout moyen et toute tentation d’y reparaître, ils incendièrent leur navire et les embarcations.

Au début, les rixes, les querelles furent fréquentes ; elles durèrent, dirent les survivans, aussi longtemps que dura l’eau-de-vie débarquée du navire. Ils se disputaient la possession des femmes, le partage des vivres, le droit de commander. Puis quand l’eau-de-vie fut épuisée, les vivres réduits, force fut bien de se mettre au travail, et tout changea d’aspect. Les pauvres Canaques, violemment arrachées au sol natal, se révélèrent ce qu’elles étaient : des créatures résignées et douces auxquelles ils s’attachèrent et dont l’influence se fit sentir sur ces natures rudes et violentes. La nécessité leur apprit à s’entr’aider. L’intérieur de l’île était fertile ; le sol, bien cultivé, produisait en abondance. Ils défrichèrent et plantèrent ; ils se construisirent des demeures et se donnèrent des lois. En peu d’années, la population s’accrut rapidement.

Longtemps on les chercha sur toutes les mers. Ordre était donné de les traiter en pirates ; mais comme, malgré toutes les enquêtes, on ne retrouva nulle part la trace d’aucun d’eux non plus que du navire, on en conclut que, dirigé par des mains inexpérimentées, le Bounty avait dû sombrer sur quelqu’un des innombrables récifs de l’Océan et s’était perdu corps et biens. On ne pensait plus à eux, et la révolte du Bounty n’était plus qu’une de ces légendes qui défraient les récits du gaillard d’avant, quand on apprit, longtemps après, que l’îlot de Pitcairn, que l’on avait cru inhabité jusqu’ici, contenait une population assez nombreuse et d’apparence métisse. Elle était gouvernée, ajoutait-on, par un vieillard d’origine européenne, patriarche obéi et respecté de la communauté. On sut enfin que ce vieillard était le dernier survivant de l’équipage du Bounty. Le temps avait passé et on ne songea pas à l’inquiéter. Puis, quand les faits se précisèrent, quand on connut l’ordre parfait qui régnait parmi cette population, la douceur et la pureté de ses mœurs, le respect dont les enfans y entouraient leurs parens, l’égalité complète qui existait entre tous, on s’émut en Angleterre de cette étrange série d’événemens, de ce roman océanien né d’un drame maritime, de cette idylle ébauchée par des matelots en révolte accouplés à des femmes sauvages, et réalisée par leurs descendans.

D’autre part, les mœurs s’adoucissaient en Angleterre. L’opinion publique s’était enfin prononcée contre les atroces traitemens infligés aux détenus de Norfolk ; le gouvernement en avait ordonné l’évacuation, et inaugurait à la Nouvelle-Galles du sud un régime plus humain. Aussi, lorsqu’on apprit que, par suite de l’accroissement de la population à Pitcairn, la terre manquait et ne pouvait nourrir ses habitans, eut-on l’idée, en 1856, de leur offrir de coloniser Norfolk abandonné. Ils acceptèrent. Plus de deux cents d’entre eux vinrent s’y établir, le gouvernement leur faisant l’abandon gratuit du sol, de quatre-vingts constructions qui y étaient édifiées, et leur fournissant en outre des vivres, des semences et des instrumens d’agriculture.

Il y a trente ans de cela, et déjà la population a plus que triplé. Avant peu force lui sera, à elle aussi, d’essaimer ailleurs. On retrouve à l’île Norfolk les traditions de l’Ile Pitcairn, le même mode de vie, la même hospitalité cordiale et simple. Comme à Pitcairn, les familles sont nombreuses et unies, et leurs descendans y portent avec orgueil les noms de leurs ascendans, des matelots révoltés du Bounty : les Young, Christian, Adams et Quintel y abondent. La race est belle, de haute taille, bien découplée, aux yeux et cheveux noirs, au teint olivâtre. Les femmes surtout sont d’une beauté remarquable ; elles ont conservé l’usage des femmes de leur race, à Tahiti comme aux Sandwich, d’orner leurs cheveux et leurs épaules de guirlandes de fleurs naturelles. Leur costume est le même : un long peignoir flottant montant jusqu’au cou. Chose singulière, les enfans, malgré des mariages fréquens entre parens assez proches, sont forts et vigoureux ; rien n’indique encore une dégénérescence de la race.

Certaines particularités frappent tout d’abord l’étranger qui visite l’Ile Norfolk. Les maisons sont ouvertes ; elles ne ferment qu’avec un simple loquet : le vol est inconnu, et nul ne songe à mettre ce qu’il possède à l’abri des convoitises. Puis une indifférence complète à ce qui se passe en dehors de l’île. Les événemens extérieurs n’intéressent en rien ces descendans d’hommes qui, résolument, se sont isolés du monde, cloîtrés dans leur îlot et détachés brusquement de la vie commune, de cette vie active et fiévreuse dont la vapeur et l’électricité transmettent à toutes les parties de l’univers les pulsations quotidiennes, qui mettent New-York et San-Francisco, Calcutta et Hong-Kong, Saint-Pétersbourg et Bombay, à dix minutes de Paris et de Londres, qui apportent aux rives asiatiques le récit d’une séance du parlement, d’un discours ou d’un incident politique à l’heure même où le lecteur européen le parcourt dans son journal.

Ils ont aussi conservé le gouvernement patriarcal ; leur magistrat est élu annuellement. Laissés libres de s’administrer eux-mêmes, ils ne tolèrent parmi eux ni vins ni liqueurs spiritueuses, et, pas plus à l’île Norfolk qu’à Pitcairn, on n’a jamais vu un homme ivre. Ils vont même, par crainte de l’ivrognerie, jusqu’à interdire aux équipages de débarquer sur leurs côtes. Essentiellement agricoles, ils ne s’occupent pas de commerce autrement que pour faire des échanges de leurs produits contre des objets manufacturés d’Europe, surtout des étoffes et des effets d’habillement. Ils n’ont gardé de leur origine anglaise qu’une tendance très marquée pour les pratiques religieuses. En revanche, ils tiennent de leur ascendance maternelle une nature gracieuse, quelque peu indolente et rêveuse, qui tempère en eux la rudesse du sang anglo-saxon.

C’est un contraste étrange de voir cette île, il y a un demi-siècle encore souillée de sang, théâtre des vices les plus infâmes et des répressions les plus cruelles, habitée aujourd’hui par une population issue d’hommes mis hors la loi, et vivant là paisible, isolée du monde, presque inconnue de lui et ne le connaissant pas, indifférente à ce qui nous passionne, repliée sur elle-même, s’administrant sans lois écrites, sans code, sans force armée et sans autre gouvernement qu’un vieux patriarche, le plus souvent oisif.

Bien que nominalement sous la juridiction de la Nouvelle-Galles du sud, l’île de Norfolk est en réalité une commune qui se gère elle-même, sans aucune intervention du dehors, réalisant ainsi, à l’extrémité de l’Océanie, le rêve de nos utopistes européens. Le sol est équitablement partagé entre les habitans. Lorsqu’un couple se marie, la communauté lui alloue 25 acres de terrain, — environ 12 hectares, — et les matériaux nécessaires à la construction d’une habitation. Un ou deux hectares en culture suffisent largement, vu la fertilité de la terre et la douceur du climat, aux besoins matériels de la famille. Le surplus sert de pâturage. Sauf le tabac et les vêtemens, les habitans n’ont besoin de rien, et ils se procurent ces objets par la vente de leur bétail. On ne trouve dans toute l’île, en fait d’industriels, qu’un épicier, un tailleur et un cordonnier.


C. DE VARIGNY.

  1. Julian Thomas, Cannibals and Convicts, 1 vol. in-8o. London ; Cardell etc.