L’Océanie moderne/05

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L’Océanie moderne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 85 (p. 407-428).
L'OCEANIE MODERNE

V.[1]
ARCHIPEL DES PHILIPPINES. — ILES CAROLINES. — LES MARSHALL. — ARCHIPEL DES MARIANNES.


I.

Au nord des Célèbes s’étend l’archipel des Philippines, aux formes bizarres et tourmentées, sillonné de détroits, profilant en tous sens ses presqu’îles minces et allongées, ses caps et ses anses : archipel aux baies profondes et multipliées, qu’un fouillis d’îlots semblables aux assises d’un pont gigantesque relie à Bornéo, et qui projette jusque dans le voisinage de Formose et des côtes de la Chine sa poussière d’îles. La mer qui l’entoure est profonde; la sonde y atteint de 4,000 à 6,000 mètres. Le massif des terres, formé de roches éruptives, est depuis longtemps en voie de soulèvement. Sur la côte orientale de la grande île de Mindanao affleurent d’immenses bancs madréporiques, que la lente poussée souterraine a fait surgir au niveau de l’océan. Les flots en ont poli la surface, devenue lisse et unie. Au-delà de ces miroirs de pierre, d’autres commencent à paraître, soulevés, eux aussi, par le même mouvement lent et continu.

C’est une des contrées les plus volcaniques du globe. A côté d’innombrables cratères éteints, nombre d’autres y sont en éruption constante. Manille, la capitale, maintes fois détruite par les tremblemens de terre, s’est toujours relevée de ses ruines. La température moyenne oscille entre 27 et 37 degrés; les orages sont fréquens et redoutables. Mais plus redoutables encore sont les vaguios, sortes de cyclones qui naissent à l’est des Philippines, prennent l’archipel en écharpe dans leur mouvement de translation et de rotation uniforme de droite à gauche et vont ou se perdre dans la mer de Chine ou se briser sur le continent asiatique, refoulant leurs vagues démontées jusque sur les côtes du Japon. Leur vitesse de translation atteint 13 milles à l’heure en moyenne; leur diamètre extérieur mesure de 40 à 130 milles, et leur diamètre intérieur de 8 à 15[2]. Ces énormes masses d’eau soulevée causent sur leur passage d’incalculables désastres. Le vagido du 23 septembre 1874, qui vint se heurter contre le rocher de Hong-Kong, engloutit dans le mouvement de retrait de ses flots plusieurs milliers d’habitans ; quatorze navires sombrèrent.

Par suite de la configuration bizarre de l’archipel, ouvert du côté de la mer de Chine, presque fermé vers le Pacifique, les marées y sont folles, locas, comme les désignent les habitans. La grande houle de l’océan qui s’engouffre dans les étroites passes de San-Bernardino et de Butuan se brise sur des caps innombrables, remonte et s’attarde dans des golfes immenses, contourne des anses, des détroits, se divise en ondes secondaires, fractionnées elles-mêmes par le relief des côtes, et crée dans les ports un régime de marées variables suivant le vent, la force d’impulsion et de translation. Parfois, deux courans de marée se heurtent en sens opposé, immobilisant dans le choc de leurs vagues, dont le fracas s’entend à plus d’un mille de distance, les navires en danger. Ce phénomène singulier rend la navigation périlleuse dans ces parages, où, jusqu’à ces dernières années, le défaut de cartes s’ajoutait aux incertitudes des courans et à la multiplicité des écueils inconnus. Les relevés hydrographiques sont encore incomplets, notamment pour les côtes orientales.

Les îles Philippines furent découvertes, le 31 mars 1521, par Fernando Magalhaens, célèbre sous le nom de Magellan. Portugais d’origine, lieutenant d’Albuquerque aux Indes, victime d’une injustice de son chef, il passa en 1517 au service de l’Espagne. Chargé par Charles-Quint du commandement d’une expédition dirigée sur les Moluques, il conçut l’idée de s’y frayer une route nouvelle, plus courte et moins périlleuse, estimait-il, que celle du cap de Bonne-Espérance. Vingt et un ans s’étaient écoulés depuis que Christophe Colomb avait abordé le continent américain, fouillé par lui des embouchures de l’Orénoque à Caracas, pour y trouver un passage vers le Pacifique. Depuis deux ans, Cortez cherchait en vain au Mexique le détroit mystérieux qui réunissait les deux océans.

Dans cet immense continent, dont la découverte et la conquête devaient immortaliser leurs noms, ces grands aventuriers, ces hardis navigateurs du XVIe siècle, ne voyaient qu’un obstacle à franchir, une barrière qui les séparait des mers ensoleillées, des îles verdoyantes et parfumées de l’Inde, terres de l’or et des épices, des fruits merveilleux, des produits étranges et inconnus. Successivement ils venaient, au nord, au centre, au sud, se heurter contre ce continent sans fin qui, du pôle arctique au pôle antarctique, semblait leur barrer la voie. Une légende indienne, avidement accueillie par eux, affirmait que, sous des forêts impénétrables, un fleuve au cours lent et paresseux conduisait, en quelques jours de navigation, à un autre océan. Ce fleuve était le Chagrès, cet océan était le Pacifique. La légende n’était vraie qu’en partie, mais ils y croyaient, fouillant fiévreusement le Honduras, le Guatemala, la Nouvelle-Grenade, ne soupçonnant pas qu’au fond de ce golfe de la mer des Antilles 64 kilomètres seulement les séparaient de la grande mer qu’ils cherchaient et que Balboa entrevit le premier des hauteurs de Panama.

Hantés de leur chimère, ils s’entêtaient, remontant en pirogues le cours des grands fleuves, croyant voir dans chaque estuaire l’entrée du détroit qu’ils rêvaient, de la route des Indes. Du Saint-Laurent au Mississipi, de l’Amazone au rio de la Plata, ils s’obstinaient à forcer l’obstacle, dédaigneux de leur conquête, de ce continent dont ils ignoraient encore l’étendue, sur lequel ils promenaient insolemment leurs cupidités féroces, leur soif inassouvie de l’or, leur bravoure castillane devant laquelle, subjugués, les Indiens se courbaient. Semblables aux premiers mineurs californiens, qui, obsédés de l’idée fixe d’une montagne d’or massif, s’attardaient à peine à ramasser les pépites qui brillaient sous leurs pas, ils rêvaient de terres nouvelles, sous d’autres cieux, l’imagination enflammée par les récits fabuleux de la mystérieuse Catay.

Magellan y crovait aussi, à cette communication des deux océans ; mais, avec la prescience du génie, il la devinait au sud. Pas plus que l’Afrique, l’Amérique ne devait se souder au pôle antarctique ; entre elle et ce pôle devait exister un passage : mer libre ou détroit. Convaincu, il persuada. Il obtint de Charles-Quint une flottille de cinq vaisseaux, montés par 230 hommes, avec laquelle il mit à la voile le 20 septembre 1519. Il longea les côtes de l’Afrique, puis, à la hauteur du cap Blanc, brusquement il fit route à l’ouest, s’engageant dans cette mer des Sargasses dont l’aspect avait frappé de stupeur les hardis compagnons de Christophe Colomb en 1492 et ceux de Pedro Arias en 1514. Les anciens l’avaient connue, cette mer étrange dont la superficie égale celle de la France, suivant Arago, lui est cinq ou six fois supérieure, d’après Humboldt. Avec le temps, cette mer a reculé et s’est éloignée des côtes ; mais, en changeant de place, elle n’a pas changé de nature. Dans l’immense espace qu’encerclent le Gulf-Stream et le grand courant équatorial, sur une mer en apparence immobile, s’étendent les Sargasses, forêt vierge de l’Océan, plantes dépourvues de racines, projetant à de grandes distances leurs interminables filamens, dont la longueur dépasse celle des plus grands arbres connus. On a trouvé plusieurs de ces algues qui mesuraient 200 mètres de longueur ; une, entre autres, atteignait 336 mètres. Masse épaisse et flottante, elle se déroule comme un gigantesque tapis ondulant à la houle de l’Océan, revêtant toutes les teintes connues du vert, depuis le vert tendre jusqu’aux tons les plus foncés de l’olive. Sur cette masse chatoyante éclatent des fruits jaunes, rouges et roses, au milieu d’un inextricable fouillis de tiges, de feuilles, de fibres emmêlées comme des lianes, souples et visqueuses comme des serpens.

Longtemps on a cru que cette étrange végétation naissait et croissait sur des écueils sous-marins; qu’arrachée par les tempêtes, elle flottait comme une épave sur les eaux. La mer des Sargasses recouvrait, affirmait-on, l’Atlantide engloutie. Sous ce verdoyant linceul dormait le beau continent disparu avec sa merveilleuse et vivace végétation. La science, depuis, a rectifié les faits. Les sondages exécutés par Lee, en 1851-1852, révélèrent une profondeur de 6,999 mètres maxima et de 2,671 minima. M. Leps, qui continua ces travaux, trouva partout une grande profondeur. Si donc l’Atlantide a jamais existé dans ces parages, le cataclysme qui l’engloutit fut effrayant, et ses débris se sont effondrés dans de véritables abîmes[3].

Pareils obstacles n’étaient pas pour arrêter Magellan. Creusant son lourd sillon à travers cette mer herbacée qui ralentit sa marche, il vint relever les côtes d’Amérique a la hauteur du Brésil. Le cap au sud, longeant la rive, fouillant les anses, parfois rejeté au large, revenant à la première accalmie, cherchant obstinément un passage qui n’existait pas, il poursuit sa route. Après avoir perdu deux de ses navires, et réprimé une révolte de ses lieutenans, il voit enfin s’ouvrir devant lui l’étroite passe à laquelle il devait donner son nom. Sans hésiter, il s’engage dans ce détroit sourcilleux de 600 kilomètres de longueur.

Pendant des jours, il en suit les détours sinueux, s’infléchissant en courbe énorme, et voit se dresser devant lui le cône menaçant du cap Forward qui borne l’horizon. Aux eaux calmes et cristallines bordées de glaciers bleus a succédé une grande houle; la marée dépasse 13 mètres, les vagues se brisent sur de hautes falaises noires. Magellan devine qu’il atteint le point de jonction des deux océans, qu’au pied de ce cap de granit le Pacifique refoule les flots de l’Atlantique, que la passe va s’ouvrir. Il commande, persuade, entraîne. Le cap doublé, le détroit se rétrécit encore; sa largeur, qui mesurait jusqu’à 33 kilomètres, n’en a plus que 10, puis 5. Il avance, côtoyant sur le versant nord des forêts de hêtres, de bouleaux, de chênes. Entré dans le détroit le 21 octobre, il double enfin le 28 novembre le cap de la Victoire, et débarque dans le Pacifique, agenouillé sur son pont, rendant grâces à Dieu, qui a couronné ses efforts.

Il a résolu l’insoluble problème, ouvert à l’Espagne l’Océan-Pacifique, donné à sa patrie les riches contrées de l’archipel d’Asie. Vingt-sept ans auparavant, le 3 mars 1A93, le pape Alexandre VI avait tracé sur une carte une ligne allant d’un pôle à l’autre, passant à 100 lieues à l’ouest des Açores et des îles du Cap-Vert, et avait décrété que toutes les îles découvertes ou à découvrir, à l’ouest de cette ligne, appartiendraient à l’Espagne, et toutes celles qui seraient découvertes à l’est reviendraient au Portugal. Magellan avait fait route à l’ouest; il pénétrait dans le Pacifique par l’ouest, et les terres nouvelles qu’il découvrirait, si loin qu’il pût pousser, devenaient de droit possessions espagnoles. C’était la Malaisie, la mer des Indes, l’Océanie entière que lui livrait son audace; c’était aussi la mort qui l’attendait au but poursuivi avec tant d’obstination, et dont il devançait l’heure en forçant de voiles pour franchir le Pacifique et atteindre ces îles fertiles dont le séparaient encore 4,000 lieues de mer. Il avait mis plus d’un an à gagner le détroit. Parti d’Europe le 20 septembre 1519, il s’y engageait le 21 octobre 1520, traversait le Pacifique en cent soixante jours, et abordait le 31 mars 1521 aux îles Philippines, au nord-est de Mindanao, à l’embouchure du rio Agusan, après un voyage de dix-huit mois. Son triomphe était assuré, sa gloire complète. Le 26 avril suivant, au moment où il se préparait à appareiller pour les Moluques, il tombait sous les coups des indigènes de Mactau, près de Cébu, dans une insignifiante. expédition dont il n’avait pas voulu laisser le commandement à ses lieutenans. Sébastien del Cane le remplaçait, et rentrait en Espagne à bord du Vittoria, le premier navire qui eût fait le tour du monde.


II.

En mourant, Magellan léguait à sa patrie adoptive le souvenir du plus hardi navigateur connu; il lui léguait aussi l’une de ses plus riches colonies, à laquelle l’amiral de Villalobos donnait le nom d’archipel des Philippines, en l’honneur du prince des Asturies, depuis Philippe II.

Neuf millions d’habitans, dont 10,000 Européens et 50,000 Chinois, peuplent cet archipel, que l’Espagne occupe avec 4,175 hommes de troupe, et dont elle tient en échec les pirates frémissans et à peine domptés de Mindanao et de Soulou avec une escadre montée par 2,000 marins. Ici, comme à Bornéo, à Sumatra, aux Célèbes, nous retrouvons sur un même sol plusieurs races distinctes : les Négritos, dont M. de Quatrefages a fixé les traits caractéristiques : « Vrais nègres à teint très noir, aux cheveux laineux naissant par petites touffes isolées;., petitesse de la taille atteignant rarement 1m,52; forme raccourcie du crâne... Cette race doit former une branche du tronc nègre égale en importance à la race papoue. Partout, du reste, la race négrito se présente comme des plus anciennes, peut-être comme la plus ancienne, sur le sol où on en trouve les restes purs ou mélangés. Partout, excepté aux Andamans, elle a été rompue et plus ou moins absorbée par des races plus fortes. Dans l’Inde, comme dans la presqu’île de Malacca, comme aux Philippines, ces contacts ont donné lieu à des mélanges et amené la formation de populations métisses[4]. »

A côté d’eux, comme eux pauvres et misérables, les Manthras, sorte de transition entre les Négritos et les Malais, descendans dégénérés des Salètes, race guerrière dont le descobridor Godinho de Eredia nous a conservé le nom et le souvenir, et qu’il dit avoir été vaincus par une invasion malaise dirigée, en 1411, par le radjah Permicuri. Puis les Bicols, métis d’Espagnols et d’Indiennes, les Tagales, les Bisayas et les Malais de Soulou, mahométans, encore gouvernés par leur sultan et leurs datos, seigneurs féodaux, conservant sous la domination espagnole des pouvoirs assez étendus.

Le sol suffit, et au-delà, à nourrir cette population aux besoins restreints. La terre, très fertile, se prête à toutes les cultures tropicales, surtout à celle du riz, de la canne à sucre et de l’abaca, variété de bananier dont les fibres sont employées à la confection des tissus les plus fins et les plus délicats. On en exporte chaque année pour plus de 16 millions de francs. Le sucre figure à la sortie pour 22 millions, l’or pour 11 millions, le café et le tabac chacun pour 6 millions. Le riz se consomme sur place; il forme la base de l’alimentation de la population, et on en importe encore pour près de 13 millions. Le rendement de la terre est élevé : on estime de 10 à 15 pour 100 le revenu de la culture du riz; ce revenu atteint jusqu’à 30 pour 100 quand le sol est planté de cannes à sucre. Le prix moyen de la journée de travail d’un adulte est de un real fuerte, 0 fr. 62 1/2. Le commerce principal, jusqu’ici accaparé par l’Angleterre, tend à décroître et à changer de mains. L’Allemagne s’en empare; la plupart de ses produits font une concurrence redoutable à nos produits français, ses soieries notamment menacent sérieusement nos soieries de Lyon.

Chargé, en 1879, par M. le ministre de l’instruction publique D’une mission scientifique dans la province de Malacca, Luçon Soulou, Bornéo et Mindanao, M. le docteur J. Montano a publié à son retour un très remarquable récit de son voyage aux îles Philippines et en Malaisie[5]. M. J. Montano n’est pas seulement un savant consciencieux, c’est en outre un observateur intelligent et fin qui, chemin faisant, a su noter les traits de mœurs, étudier les habitans avec autant de sagacité que la faune et la flore, et donner du pays une description aussi exacte qu’intéressante.

Dans cet archipel asiatique, aussi bien qu’en Europe et dans les deux Amériques, l’Espagne a donné aux localités occupées par elle sa marque indélébile. A Mexico comme à Panama, à Lima comme à Manille, sous toutes les latitudes, on retrouve l’aspect sévère et solennel, le cachet féodal et religieux que cette race imprime à ses monumens, à ses palais, à ses demeures. Panama conserve encore grand air avec ses églises et ses couvens en ruines, ses fortifications cyclopéennes, ses palais et ses arsenaux d’un autre âge. Dorées par le soleil des tropiques, rongées par le temps, criblées par es balles de cent insurrections, ces ruines restent imposantes par leurs vastes proportions. Les hautes tours de la cathédrale qui servent de phare aux navires et, du large, leur indiquent l’entrée de la rade, n’ont pas bougé depuis des siècles, malgré les secousses de tremblemens de terre. A Mexico, le Sagrario, avec sa pierre rose fouillée, ciselée comme une pièce d’orfèvrerie du XVIe siècle, déploie sur la plaza Mayor, entourée de maisons à arcades écrasées qui rappellent Valladolid, sa façade flamboyante que l’on dirait avoir été commandée, elle aussi, par cet édile de Séville donnant pour toute instruction à l’architecte de la cathédrale : « Bâtissez-nous une église qui provoque l’admiration de la postérité au point de lui faire dire que nous étions fous. »

Manille semble un fragment de l’Espagne transplanté dans l’archipel d’Asie. Sur ses églises, sur ses couvens, jusque sur son enceinte en ruines renversée par le tremblement de terre de 1863, le temps a mis sa patine brune et dorée. La vieille ville, silencieuse et triste, allonge interminablement ses rues mornes, bordées de couvens aux façades unies, percées d’étroites fenêtres, gardant encore l’apparence austère d’une cité du règne de Philippe II. L’Escolta avec ses attelages endiablés, avec sa foule bruyante de femmes tagales, chaussées de hauts patins, ondulant du torse, presque toutes employées aux innombrables fabriques de cigares dont Manille inonde l’Asie, avec ses bodegas, ses boutiques de bijoux étranges, d’articles de Chine, est le centre de la ville nouvelle. Là se coudoient des nationalités diverses : Européens, Chinois, Malais, Négritos, Tagales, 262,000 habitans de toutes races et de toutes couleurs. L’après-midi, dans la plaine de la Lunetta, les équipages se croisent, les piétons fourmillent autour des concerts militaires dans un cadre merveilleux qu’éclairent les rayons obliques du soleil couchant, empourprant les hautes cimes de la sierra de Marivelès, déployant sur l’Océan sa longue traîne lumineuse, veloutant la sombre verdure des glacis de la ville en fête, qui respire après une journée brûlante.

Dans cet archipel des Philippines, où les races, les mœurs et les traditions s’entre-choquent, le fanatisme religieux de l’Espagne est venu, une fois de plus, se heurter au fanatisme musulman. A 6 000 lieues de distance, les mêmes haines mettaient aux prises l’Espagnol européen et le musulman asiatique. L’île de Soulou était par sa situation entre Bornéo, les Célèbes et Mindanao le centre commercial, politique et religieux des sectateurs de Mahomet la Mecque de l’extrême Orient. De là ils rayonnaient sur les archipels voisins. Pirates redoutables, sectaires obstines, ils semaient la terreur, promenant sur leurs légers praos la ruine et la mort, animés d’une haine implacable contre ces conquérans envahisseurs, auxquels ils ne faisaient pas plus de quartier qu’ils n’en attendaient d’eux. Constamment vaincus en bataille rangée constamment ils reprenaient la mer, éludant la poursuite des lourds bâtimens espagnols, se réfugiant dans les anses et les criques ou on ne pouvait les suivre, pillant les navires isoles, surprenant les pueblos, massacrant les vieillards, emmenant les femmes et les adultes en esclavage, poussant à 100 lieues de Manille, au golfe d’Albay, leurs pointes audacieuses, enlevant chaque année jusqu’à 4,000 captifs.

Entre le kriss malais et les caronades espagnoles, la lutte n’était pas égale; elle n’en dura pas moins longtemps, et, tout obscure qu’elle fût, n’en fut pas moins sanglante. De part et d’autre, même bravoure et même cruauté. Il fallut toute la ténacité de l’Espagne pour purger ces mers des pirates qui les infestaient, et ce ne fut qu’il y a douze ans, en 1876, que l’escadre castillane s’embossa devant Tianggi, ce nid des pirates soulouans, débarqua un corps d’armée, cerna les issues, incendia la ville et ses habitans, le port et les esquifs qu’il contenait. Sur ces ruines fumantes, les troupes plantèrent leur drapeau, et les ingénieurs édifièrent une ville nouvelle, protégée par une garnison. Cette fois, c’en était bien fini avec la piraterie, mais non avec le fanatisme musulman, exaspéré par sa défaite. Les juramentados succèdent aux écumeurs de mer.

L’un des traits caractéristiques des Malais est le mépris de la mort. Ils l’ont transmis, avec leur sang, aux Polynésiens, qui ne voient en elle qu’un des phénomènes multiples de l’existence, non l’acte suprême, et y assistent ou s’y soumettent avec une indifférence profonde. Maintes fois il nous est arrivé de voir, étendu sur sa natte, un Canaque, homme ou femme, sans aucun symptôme de maladie, attendant sa fin, convaincu qu’elle approchait, refusant tout aliment, s’éteignant sans souffrance. Les siens autour de lui répétaient : « Il sent qu’il va mourir, » et le soi-disant malade mourait, l’esprit frappé d’un rêve, d’une idée superstitieuse, fissure invisible par laquelle la vie s’écoulait. Lorsqu’à cette indifférence absolue de la mort se joint le fanatisme musulman, qui entrouvre au croyant les portes d’un paradis où les sens exaspérés se détendent en des jouissances sans nombre et sans fin, la soif du trépas s’empare de lui ; elle le jette comme une bête furieuse sur ses ennemis, qu’il poignarde et dont il appelle les coups. Le juramentado tue pour tuer et être tué, pour gagner, en échange d’une vie de souffrance et de privations, l’existence voluptueuse promise par Mahomet à ses sectaires.

Les lois de Soulou font du débiteur insolvable l’esclave de son créancier. Il lui appartient, lui et aussi sa femme et ses enfans. Pour les affranchir, il ne lui reste qu’un moyen : le sacrifice de sa vie. Réduit à cette extrémité, il n’hésite pas, il prête le serment redoutable. Désormais enrôlé dans les rangs des juramentados, il n’a plus qu’à attendre l’heure où une volonté supérieure le déchaînera contre les chrétiens. Cependant, les panditas, ou prêtres, le soumettent à un régime d’entraînement qui fera de lui le fauve le plus redoutable. Ils surexcitent ce cerveau détraqué, ils assouplissent encore ces membres huileux aux reflets d’acier, nerveux comme ceux des félins. Dans leurs mélopées au rythme vibrant, ils lui font entrevoir les sourires radieux des houris enivrantes! A l’ombre des hautes forêts qui tamisent la lueur de la lune, ils évoquent les images brûlantes et sensuelles de ces compagnes toujours jeunes et belles qui l’appellent et lui ouvrent leurs bras.

Ainsi préparé, le juramentado est prêt à tout. Rien ne l’arrêtera, rien ne le fera reculer. Il accomplira des prodiges de valeur. Dix fois frappé, il restera debout, frappera encore, emporté par un irrésistible élan, jusqu’au moment où la mort le saisira. Avec ses compagnons, il s’introduira dans la ville qu’on lui désigne; il sait qu’il n’en sortira pas, mais il sait aussi qu’il ne mourra pas seul, et il n’a qu’un but, égorger le plus de chrétiens qu’il pourra. Le docteur Montano nous raconte l’entrée dans Tianggi de onze juramentados. Divisés en trois ou quatre groupes, ils franchissent les portes de la ville, pliant sous des charges de fourrage, dans lesquelles ils ont caché leurs kriss. Prompts comme l’éclair, ils poignardent les gardes. Dans leur course folle, ils frappent tous ceux qu’ils rencontrent : Aux cris de : Los juramentados ! les troupes s’arment ; ils se ruent sur elles, le front haut, le kriss vissé à la main. Une grêle de balles éclate; ils se courbent, rampent et frappent. L’un d’eux, la poitrine traversée, se relève et se jette sur les soldats. Transpercé par une baïonnette, il est encore debout, essayant d’atteindre son adversaire, qui le tient cloué au bout de son fusil. Il faut qu’un autre lui casse la tête d’un coup de feu à bout portant pour lui faire lâcher prise.

Quand le dernier a succombé, lorsque dans la rue, vidée par l’épouvante, on relève les cadavres, on constate que ces onze hommes armés de kriss ont haché quinze soldats, sans compter les blessés. « Et quelles blessures, écrit le docteur Montano : tel cadavre a la tête tranchée, tel autre est presque coupé en deux! Le premier blessé qui me tombe sous la main est un soldat du 3e régiment, qui montait la garde à la porte par laquelle sont entrés les assaillans ; son bras gauche est fracturé en trois endroits ; son épaule et sa poitrine sont littéralement hachées; l’amputation paraîtrait le meilleur parti à prendre, mais dans ces chairs lacérées, il n’y a plus de place pour tailler un lambeau. »

On voit combien, sur la plupart des points de ce vaste archipel, la domination espagnole est précaire et nominale. Dans l’intérieur de la grande île de Mindanao, nul contrôle, nulle police. C’est le pays de la terreur, le royaume de l’anarchie et de la cruauté. Le meurtre y est à l’état d’institution. Un bagani, ou homme vaillant, est celui qui a coupé soixante têtes; on en vérifie soigneusement le nombre, et le bagani possède seul le droit de porter un turban écarlate. Tous les datos, ou chefs, sont baganis. C’est le carnage organisé, honoré, consacré ; aussi la dépopulation est-elle effrayante, la misère inénarrable. Les Mandayas en sont réduits à percher comme les oiseaux, mais leurs demeures aériennes ne les mettent pas toujours à l’abri de leurs ennemis. Sur des poutres hautes de 10 à 15 mètres, ils édifient une case dans laquelle ils s’entassent pour passer la nuit et afin d’être en nombre pour repousser les assaillans qui, à l’improviste, viennent les attaquer, cherchant à incendier leurs toitures de bambous à l’aide de flèches enflammées. Souvent abrités sous leurs boucliers serrés les uns contre les autres et formant la tortue, les assiégeans parviennent jusqu’aux pieux, qu’ils attaquent à coups de hache, pendant que les assièges font pleuvoir sur eux une grêle de pierres. Mais, leurs munitions épuisées, ils assistent, spectateurs impuissans à l’œuvre de destruction, jusqu’au moment où leur habitation s’effondre dans le vide Alors on fait le partage des captifs; on achève les blesses et les vieillards! on emmène les femmes et les enfans, et l’incendie consume les débris.

Le génie de la destruction semble incarné dans cette race malaise. Plus nombreuse et plus forte, elle eût couvert l’Asie de ruines. Enfermée dans ces îles, elle tourne contre elle-même ses instincts de cruauté, son besoin d’anéantissement Les missionnaires seuls s’aventurent au milieu de ces peuplades féroces. Ils ont, eux aussi, fait le sacrifice de leur vie, et, la tenant pour rien, parviennent à s’imposer, à évangéliser, à convertir Ils travaillent pour leur Dieu et leur patrie, amènent à la foi et à la soumission à l’Espagne les plus misérables et les plus pauvres; mais ce n’est qu’à la condition de les dépayser et de les transplanter. Ils les décident à les suivre, les entraînent à quelques journées de marche et fondent un pueblo. Ces établissemens d’infieles reducidos se multiplient depuis quelques années, formant, au milieu de la barbarie qui les entoure, des oasis de culture et de vie relativement paisibles, ouvertes à tous ceux qui viennent y chercher un abri. Plus le pueblo compte de néophytes, moins il est exposé à l’invasion hostile. Le docteur Montano nous retrace à grands traits l’histoire de l’un de ces hardis missionnaires, le révérend père Saturnino Urios de la Compagnie de Jésus. En une année, il a converti et baptisé 5,200 infieles. Que bon nombre de ces conversions soient plus apparentes que réelles, que la misère y ait plus de part que la foi, cela se peut; il n’en est pas moins vrai que le résultat obtenu est considérable, et que, pour gagner les âmes, il faut à tout le moins commencer par sauver les corps.


III.

En quittant les Philippines et en se dirigeant vers l’est, on relève, à 220 lieues de distance, un groupe d’îles, les Palaos ou Pelews, suivant que l’on adopte l’appellation espagnole ou anglaise. Ce sont les avant-postes de l’archipel des Carolines, avec lequel elles se confondent, et qui déploie, sur un espace de 3,000 kilomètres de l’est à l’ouest et de 600 du sud au nord, son vaste éventail de cinq cents îles ou îlots, semés comme des émeraudes sur le Pacifique. Trois de ces îles seulement, Ponapi, Oualau et Hogolou, dressent à une grande hauteur leurs sommets couronnés de verdure, sur lesquels s’effrangent les nuages rosés du contre-courant équatorial. Une végétation intense tapisse le sol jusqu’au bord de la mer. Les cocotiers bordent la plage; les nipas, palmiers sans troncs et aux feuilles gigantesques, entrelacent leurs puissans rameaux. Le pandanus, l’arbre des atolls et des terres volcaniques, le bananier, le figuier, l’arbre à pain, abondent[6]. Mais plus abondantes encore sont les fougères, dont on retrouve dans ces îles toutes les variétés, depuis la fougère minuscule jusqu’à la fougère arborescente, si commune dans l’archipel des Sandwich, où elle atteint de 25 à 30 pieds de hauteur.

Tout le reste de cet archipel se compose d’îles basses, d’atolls construits par les zoophytes, lentement surexhaussés pendant des siècles par l’océan, et atteignant déjà une altitude qui les met à l’abri des raz de marée et des vagues de translation. Situées entre le courant et le contre-courant équatorial qui les enserrent, dans la zone des vents d’ouest qui entraînent vers les côtes asiatiques les nuages du tropique du Cancer, arrosées par des pluies abondantes et fréquentes, ces îles sillonnées de cours d’eau jouissent d’une température égale qui oscille toute l’année entre 22 et 29 degrés. Cette chaleur continue est tempérée par la brise de mer. L’action du soleil et de l’eau sur ce sol de détritus d’une grande profondeur entretient une végétation abondante et fournit aux habitans tout ce qui est nécessaire à leur alimentation. Vivant sans besoins, ils vivent aussi sans commerce et, seuls peut-être parmi les peuplades de l’Océanie, ignorent la guerre et la chasse. Dans l’île d’Oualan, ils sont totalement dépourvus d’armes; « ils n’ont même pas de bâtons destinés à frapper leur semblable[7]. » Leur industrie se borne à la pêche ; les côtes, semées de récifs qui se prolongent au large, sont très poissonneuses et abondent surtout en nerwalls, licornes de mer. Les dangers de la navigation ont fait d’eux d’excellens marins. Sur leurs pirogues, merveilleusement construites, ils n’hésitent pas à s’aventurer à de grandes distances ; ils excellent à capturer le poisson volant, et pourchassent même les baleines qu’ils forcent à s’échouer dans les récifs, où ils les tuent et les dépècent. La moelle de certains arbres, le fruit de l’arbre à pain, le bananier forment avec le poisson et les tortues, la base de leur nourriture. Le bambou leur fournit les matériaux nécessaires pour construire leurs habitations et les rares meubles dont ils font usage Presque toujours nus, ils ne portent de pagnes que dans les grandes occasions. Ces pagnes, fabriqués avec les fibres d’une herbe longue et souple, sont soyeux et teints avec goût; ils rappellent par leur tissu fin et léger, les étoffes confectionnées en Chine avec les fils des feuilles d’ananas. Leur costume ordinaire se compose d’une étroite ceinture en écorce de bananier. Les femmes la portent un peu plus large que les hommes; elles y ajoutent par derrière une sorte de coussin épais et pendant qui rappelle les tournures féminines de nos modes actuelles, et qui leur permet de s’asseoir où elles se trouvent. Ce coussin, qui leur bat les jambes, leur donne un aspect bizarre et Tine démarche grotesque. Cette mode adoptée dans l’île d’Oualan n’est cependant pas répandue dans tout l’archipel.

M Auguste Goûts nous fait des habitans du groupe d’Hogolou un portrait qui, sauf quelques modifications peu importantes, s’applique à la plupart des indigènes des Carolines : « Les hommes dit-il, sont de haute stature, bien proportionnés, musculeux et actifs; leur poitrine est large et saillante, leurs membres bien tournes, leurs pieds et leurs mains petits; leurs cheveux sont beaux et bien frisés, sans être semblables à ceux des Africains. Leur front est haut et droit, les pommettes saillantes, le nez bien dessiné et les lèvres assez minces. Ils ont les dents belles et blanches, le menton large, le cou court et épais. Les yeux sont noirs, vifs, brillans et perçans.. Les femmes sont petites, douées de jolis traits et d’un œil noir, étincelant, plein de tendresse et de volupté. Elles ont la gorge arrondie et bien fournie, la taille élancée, les attaches fines et les extrémités fort petites. » A douze ans, elles sont nubiles. Le révérend L.-H. Gulick, fils d’un missionnaire américain des îles Sandwich, missionnaire lui-même aux îles Carolines, où il a passé huit années, nous fait des naturelles de file Ponapi une description aussi flatteuse : « La plupart, dit-il, ont le teint d’une couleur olive claire, rarement plus foncé que celui de nos brunes foncées. Cette couleur est encore rehaussée par une application journalière de jus de turmeric ‘curcuma) qui, avec les tresses longues et couleur de jais de leurs cheveux élégamment noués et retenus par une guirlande de fleurs, complète le beau idéal de la nymphe de Ponapi[8].

De l’étude de leurs traditions religieuses, il semblerait résulter que ces insulaires ont eu, dans des temps reculés, des rapports avec les Japonais. On retrouve, en effet, chez eux, certaines pratiques religieuses dérivées du culte que les Japonais rendent aux esprits invisibles, et les formules mêmes de ce culte sont évidemment empruntées à la langue asiatique.

Le chiffre de la population ne dépasse pas 28,000, dont 18,000 de race noire et 10,000 de race cuivrée. Par suite des croisemens fréquens, la distinction entre ces deux races tend à disparaître.

Entrevu en 1526 et 1528 par don Diego da Rocha navigateur portugais, reconnu en 1542 par Ruy Lopez de Villalobos, chargé par Mendoza vice-roi du Mexique, de visiter les îles à l’ouest de l’Amérique, l’archipel des Carolines reçut, en 1686, son nom actuel de Francesco Lazeano, célèbre marin espagnol, qui le baptisa ainsi en l’honneur du fils de Philippe IV et de Marie-Anne d’Autriche, Charles II, depuis roi d’Espagne. Vers 1721, des pères jésuites du collège de Manille y firent un court séjour et publièrent les premiers renseignemens sur ces iles et leurs habitans. Ils dressèrent aussi des cartes de leur situation géographique; mais ces cartes fourmillent d’erreurs et c’est au capitaine russe Lütke depuis amiral, que l’on est redevable d’indications exactes et précises. Ainsi que Vancouver aux iles Sandwich, l’amiral Lülke a laissé aux Carolines la réputation méritée d’un bienfaiteur.

L’on n’a pas oublié qu’il y a deux ans à peine, l’occupation de l’île Yap, l’une des plus importantes de ce groupe, faillit amener entre l’Espagne et l’Allemagne un conflit qui, déféré à l’arbitrage du saint-siège, se termina par une décision en faveur de l’Espagne. Tous les droits étaient de son côté, mais on ne saurait toutefois se dissimuler qu’elle avait singulièrement négligé ses devoirs en s’abstenant de notifier sa prise de possession d’un archipel découvert par elle et d’y créer un établissement. Réveillée de sa torpeur par cette alerte, elle s’est empressée de réparer sa faute, et cet incident a amené, entre l’Angleterre et elle, un rapprochement inattendu. L’entrée en scène dans le Pacifique, de l’Allemagne maritime et commerçante, s’emparant brusquement d’une partie de la Nouvelle-Guinée, de l’archipel de Bismarck et de la Nouvelle-Irlande, portant une main hardie sur les Carolines, réclamant l’archipel des Marshall, celui de Samoa, le groupe des Salomon, les îles des Amis, était en effet de nature à éveiller toutes les appréhensions.

Nous avons relaté dans un précédent article[9] les craintes conçues en Australie, les réclamations des colons anglais, leurs menaces et leurs rêves. Les conventions intervenues entre l’Allemagne et l’Angleterre n’ont pas résolu, mais ajourné la question ; si elles n’accordent pas à l’Allemagne tout ce à quoi elle prétendait, elles consacrent ses prises de possession dans une grande mesure, laissant à son ambition coloniale une porte largement ouverte et lui assurant des avantages commerciaux très sérieux. L’Espagne a dû également, en échange de la reconnaissance de ses droits sur les Carolines, concéder à la navigation allemande un traitement de faveur, et aux émigrans allemands, les mêmes facilités d’achat de terres, les mêmes privilèges et les mêmes droits qu’à ses nationaux. Étant données l’activité prodigieuse des Allemands et l’apathie des colons espagnols, il est fort à craindre que, dans peu d’années, les premiers n’aient conquis aux Carolines une véritable prépondérance et ne laissent à l’Espagne qu’une suzeraineté nominale sans force comme sans racines.


IV.

À l’est des Carolines, sur une mer transparente et calme, l’archipel des Marshall soulève au-dessus de l’océan ses trente-trois îles, que relient les unes aux autres des récifs sous-marins tapissés de sable et de madrépores. De formation coralligène, elles se rattachent au groupe des Gilbert, avec lequel elles se confondent, et qui, au dire de certains navigateurs, tendrait à disparaître, par suite d’un affaissement du sol. Cette hypothèse ne repose sur aucune observation précise. Ce qui paraît plus vraisemblable, au contraire, c’est l’exhaussement continu des bancs de coraux, qui, prolongeant toujours plus au large la superficie des îles basses des Gilbert, semble leur enlever en altitude ce qu’il leur ajoute en étendue. Les zoophytes à l’œuvre poursuivent là encore leur incessant travail de construction, et les prodigieux massifs créés par eux amortissent à ce point la houle de l’océan qu’entre ces îles la mer acquiert une translucidité prodigieuse. On navigue sur des eaux unies qui permettent de discerner jusqu’à une grande profondeur le relief du sol sous-marin, les arêtes aiguës des récifs, les bancs madréporiques, les coraux aux formes bizarres et contournées, entre lesquels se meuvent capricieusement des poissons étranges, sillonnant, comme de rapides éclairs qui emprunteraient au prisme de l’arc-en-ciel ses couleurs variées, l’onde immobile dans laquelle ils se jouent.

À mesure que nous nous éloignons du grand archipel d’Asie, la flore et la faune s’affinent. À la végétation sombre et monstrueuse de Sumatra et de Bornéo succèdent des forêts dans lesquelles l’air circule, sous lesquelles pénètre la lumière tamisée du soleil des tropiques, brûlant encore, mais moins écrasant que celui de l’équateur. L’impénétrable ramure qui recouvre les marécages croupissans fait place aux troncs élancés, aux verts panaches des cocotiers et des palmiers, aux tiges noueuses, aux feuilles lancéolées et bruissantes du pandanus. La faune est pauvre en animaux terrestres : quelques oiseaux de terre et de mer, mais aussi d’innombrables moustiques, fléau de ces régions.

Wallis, prédécesseur de Cook, découvrit cet archipel en 1767 ; mais, on a pu le remarquer, c’était rarement alors à celui qui découvrait une terre nouvelle qu’en revenait l’honneur. Bien que la postérité ait cassé l’injuste arrêt qui attribuait à Amerigo Vespucci la gloire d’avoir abordé le premier au Nouveau-Monde, son nom n’en reste pas moins attaché à tout un continent. Marshall, qui devait donner le sien à ce groupe d’îles, y aborda en 1778, revenant de Port-Jackson, en Chine.

Entre les habitans des Marshall et ceux de l’archipel des Carolines, l’analogie est frappante. Les femmes y sont belles et gracieuses, les hommes bien faits, le front développé, les cheveux longs et parfois bouclés. Les habitations, la nourriture, sont les mêmes. Les chefs pratiquent la polygamie, mais leurs inférieurs n’ont d’ordinaire qu’une femme. Par une coutume singulière, ils limitent eux-mêmes l’accroissement de la population par l’infanticide, n’admettant pas qu’une femme puisse avoir plus de trois enfans, et mettant à mort ceux dont elle pourrait devenir mère, ce chiffre atteint. Contrairement aussi à la plupart des tribus polynésiennes, ils n’ont ni cultes ni temples, et n’admettent que les ancêtres au rang des divinités. Lorsqu’un des leurs vient à mourir, ils le déposent, soigneusement enveloppé de bandelettes, dans un canot qu’ils lancent à la mer, la proue à l’ouest. Le contre-courant équatorial saisit le frêle esquif avec son lugubre fardeau et l’entraîne au large. Plus d’un navire, dans ces parages, a vu passer près de lui ces canots mortuaires que la mer engloutit, non sans qu’ils aient parcouru parfois de grandes distances.

Les missionnaires havaïens ont tenté, les premiers, de convertir ces indigènes au protestantisme, et leurs efforts ont été couronnés de succès. La mission protestante des îles Havaï relève elle-même directement de la société mère, dont le siège est à Boston. L’influence américaine fut donc la première à se faire sentir dans ces îles, mais elle s’y exerça au profit de l’Allemagne, et ce n’est pas la dernière fois que nous noterons ce symptôme d’entente tacite entre deux peuples que réunit un même désir d’entraver dans l’Océanie les progrès de l’Angleterre. À la jalousie commerciale que l’Angleterre leur inspire se joint l’hostilité religieuse qu’ils éprouvent pour la France et l’Espagne catholiques. Aussi les États-Unis, loin de contrecarrer les visées coloniales de l’Allemagne, les favorisent-ils, au contraire, dans ces mers, où leur politique séculaire est de ne pas chercher à s’étendre eux-mêmes par des occupations, mais de s’assurer des ports de relâche et de ravitaillement, et de tenir la balance égale entre les grandes puissances européennes. En 1878, les Allemands avaient établi à Yalouit, aux îles Marshall, un dépôt de charbon. En octobre 1885, ils plantaient leur drapeau sur plusieurs îles des deux groupes, et, en février 1886, ils annonçaient officiellement l’annexion de tout l’archipel à l’empire d’Allemagne.


V.

Lorsque, après avoir heureusement franchi, ainsi que nous l’avons raconté plus haut, le détroit qui porte son nom, Magellan déboucha enfin dans l’Océan-Pacifique, le 28 novembre 1520, après plus d’une année de tâtonnemens et d’efforts pour s’ouvrir une voie nouvelle vers l’Asie, une seule idée hantait alors ce cerveau puissant : regagner le temps perdu, forcer de voiles et atteindre son but. Ignorant des distances qui le séparaient du grand archipel asiatique, des myriades d’îles dont était semé cet océan nouveau sur lequel il s’engageait, il fit route au nord-est, naviguant pendant des mois sans se lasser, décrivant une courbe immense, mais suivant d’instinct la route qui devait le conduire au terme, favorisé par les vents et les courans de cette mer, pacifique entre toutes, sur laquelle il ne devait rencontrer ni cyclones ni tempêtes, comptant les jours qui le séparaient de sa conquête et de sa mort.

Le ô mars 1521, il relevait au large un groupe de quinze îles, le premier archipel d’Océanie vu par un Européen. Au centre, l’île de Guam, la plus importante des Mariannes, dressait sur l’océan ses hauts sommets couverts de forêts, ses côtes envahies par une abondante végétation. La longue chaîne d’îles, courant du nord au sud, semblait lui barrer la route, lui masquer les Philippines. C’était au-delà, à 400 lieues dans l’ouest, que se trouvaient Luçon et Mindanao, le seuil de cet archipel asiatique cherché sur tant de mers. Les Mariannes ne l’arrêtèrent pas ; il les contourna, suivi par toute une flotte de canots aux grandes voiles carrées, montés chacun par cinquante à cent indigènes. Frappé du spectacle curieux qu’offrait cette multitude d’embarcations dont la voiture et la mâture lui rappelaient les felouques de la Méditerranée, il baptisa d’abord ces îles du nom de islas de las Velas latinas, îles des Voiles latines ; puis, ayant accueilli à son bord quelques indigènes qui, séduits par la vue du fer qu’ils apercevaient pour la première fois, cherchèrent à en dérober quelques fragmens, il les appela islas de les Ladrones, îles des Larrons. Plus tard enfin, se conformant à un vieil usage espagnol, il les porta sur ses cartes sous la dénomination d’archipel Saint-Lazare, d’après l’évangile du jour où il les découvrit.

A leur retour en Europe, ses compagnons firent une si magnifique description des pays qu’ils avaient visités, que Charles-Quint conçut le projet de joindre l’Orient à l’Occident par la conquête de toutes ces îles dont, pour la première fois, l’existence était révélée à l’Europe. Maître du Mexique et de l’Amérique centrale, de 800 lieues de côtes sur le Pacifique, le tout-puissant empereur, arbitre de l’Europe, ne voyait pas de bornes à sa domination. Entre les rives mexicaines et l’archipel d’Asie, l’imagination surexcitée des hardis marins espagnols rêvait une succession ininterrompue d’archipels riches en or et en épices, séparés par des bras de mer faciles à franchir, étapes préparées par la nature, destinées à relier les deux continens. Tout un monde nouveau s’ouvrait à leurs yeux éblouis. On ajoutait foi aux récits les plus surprenans, aux assertions les plus étranges. L’or du Nouveau-Monde, les produits précieux de l’Asie affluaient et levaient tous les doutes. Ce que l’on voyait, ce que l’on touchait, autorisait à tout croire.

Sur l’ordre de Charles-Quint, le général Ruy Lopez de Villalobos mit à la voile pour les Philippines. Il devait vérifier le rapport des compagnons de Magellan, compléter ses découvertes, achever ses conquêtes. Villalobos reconnut les Carolines orientales, les Palaos, Luçon, Saragan ; mais, à court de vivres et de munitions, ne pouvant ni combler les vides de son effectif ni remplacer ou réparer sa flottille, échouée comme une épave à Amboine, il y mourut à bout de forces, rongé par le chagrin, désespéré de ne pouvoir rentrer triomphateur en Espagne. Il avait accompli des prodiges avec les faibles ressources dont il disposait. Lancé ainsi aux extrémités du monde, il avait tenté l’impossible : conquérir avec une poignée d’hommes des archipels peuplés de millions d’indigènes, planter et maintenir sur ces terres inconnues le pavillon confié à sa garde.

La mort de Villalobos n’était pas pour décourager ses successeurs. Jamais l’Espagne ne fut plus riche en hommes qu’à cette époque. Un souffle ardent soulevait ce peuple enfiévré de sa grandeur, ne doutant de rien, convaincu qu’il était appelé à conquérir et à gouverner le monde. Jamais la fierté castillane ne fut plus et mieux justifiée ; jamais autant de héros, illustres ou obscurs, ne se lancèrent plus hardiment dans l’inconnu, emportés par une force irrésistible, mélange singulier de soif de l’or, d’amour des aventures, de ferveur religieuse et d’orgueil patriotique.

Après Charles-Quint, Philippe II. Après Magellan et Villalobos, Miguel Lopez de Legaspé. Philippe II reprit les projets de son père, Legaspé fut chargé de les exécuter. Sur l’ordre du roi d’Espagne, dom Luis de Velasco, gouverneur du Mexique, équipe une nouvelle flotte dont Legaspé prend le commandement. Parti en 1563, au moment de la mousson, les vents d’ouest le poussent rapidement sur la route déjà suivie en partie par Magellan. Il relève l’archipel de los Ladrones, qui, débaptisé une fois de plus, en 1668, devait recevoir, en l’honneur de la feue reine d’Espagne, Marie-Anne d’Autriche, le nom d’îles Mariannes, qui lui est définitivement resté. Il y débarqua et planta sur la plage, à côté de l’étendard d’Espagne, la croix chrétienne, prenant possession de ces îles au nom du roi son maître. Bien accueilli par les habitans, auxquels il promit d’envoyer des missionnaires pour les convertir et les instruire, il n’y fit qu’un court séjour, et s’achemina sur les Philippines, dont il compléta la conquête. Plus importantes et plus riches que les Mariannes, les Philippines l’absorbèrent, lui et ses successeurs. Ce beau fleuron ajouté à la couronne d’Espagne leur fît oublier longtemps l’archipel voisin. Ils l’eussent entièrement négligé sans le zèle des missionnaires, aussi impatiens de porter dans ces contrées la croix du Christ que ces hardis soldats de conquérir des terres nouvelles.

L’un de ces missionnaires a joué un grand rôle dans l’histoire des Mariannes. Don Luis Diego de Sanvitores, descendant d’une illustre maison de Burgos, comptant le Cid parmi ses ancêtres, était entré dans la Compagnie de Jésus et avait professé à l’université d’Alcala. Le clergé espagnol d’alors se recrutait fréquemment parmi les plus grandes familles du royaume. L’église, et surtout la Compagnie de Jésus, était une armée enflammée du zèle de Dieu, impatiente d’étendre son empire, aspirant, elle aussi, à l’universelle domination. Passionnés pour la conquête des âmes, assoiffés de martyre, les missionnaires espagnols affrontaient les dangers avec la même intrépidité que les marins et les soldats, emportés par le même souffle héroïque. Les supérieurs de la Compagnie avaient peine à modérer le zèle de leurs ardens acolytes, qui tous brûlaient du désir d’illustrer leurs noms et de conquérir une place dans le martyrologe déjà long du XVIe siècle. Sanvitores obtint d’eux, non sans peine, d’être envoyé au Mexique, où le vice-roi, comte de Banos, essaya vainement de le retenir, séduit par son éloquence et frappé des conversions nombreuses qu’il faisait. Si vaste que fût encore ce champ nouveau, il ne satisfaisait pas les vœux de Sanvitores. Pionnier du christianisme, il aspirait à le porter là où le nom du Christ était encore inconnu. Les Philippines l’attiraient; il obtint la permission de s’y rendre.

Parti d’Acapulco le 5 avril 1662, il abordait aux Philippines le 10 juillet suivant, après avoir fait escale dans l’archipel des Mariannes, où les indigènes lui rappelaient la promesse de l’amiral de Légaspé de leur envoyer des missionnaires d’Espagne. Touché par leur accueil, par le désir qu’ils manifestaient de le voir se fixer au milieu d’eux, saisi d’un grand trouble religieux à la pensée qu’ils attendaient depuis des années l’exécution d’un engagement solennel, il crut en outre entendre, dans le silence de la nuit, une voix mystérieuse l’appeler par son nom et lui dire qu’il avait reçu la mission de prêcher l’Évangile à ces pauvres. C’était un ordre d’en haut, il ne songea plus qu’à obéir. A peine débarqué aux Philippines, il en fit part à son supérieur ecclésiastique, Michel Solano, qui essaya vainement de le dissuader, charmé lui aussi du zèle religieux de ce nouvel apôtre qui, en peu de temps, apprenait la langue tagale et conquérait, par sa douceur persuasive, une grande influence parmi ces populations jusqu’ici rebelles aux enseignement des missionnaires.

Pour triompher de la résistance qu’il rencontrait, Sanvitores s’adressa à Philippe IV et à la reine. Dans deux mémoires touchans qu’il leur adressa, il représenta avec force l’état d’ignorance et d’abandon de ces malheureux insulaires, leur ardent désir de recevoir les enseignemens et les consolations de l’église, leur foi naïve et vague ne sachant à quoi s’arrêter et se fixer, le danger qu’ils couraient « d’être infectés du mahométisme qui se répand de tous costés, et qui fait tous les jours de nouveaux progrès, à la honte du catholicisme. »

Philippe IV se mourait quand ce mémoire lui parvint. Devançant l’événement et le prédisant, le hardi missionnaire n’hésitait pas à lui rappeler ses devoirs et « l’heure fatale où le roy des rois, le seigneur des seigneurs, doit l’appeler au jugement et luy dire ces paroles redoutables : Rendez compte de votre administration. » Le 24 juin 1665, Philippe IV donnait ordre au gouvernement des Philippines de fournir au nouvel apôtre « tous les vaisseaux et tous les secours nécessaires pour travailler à la conversion des indigènes des îles Mariannes. » Lui-même succombait le 17 septembre de la même année.

Malgré ces ordres formels, le mauvais vouloir des autorités des Philippines entrava, plus de deux ans encore, le zèle de Sanvitores, mais la reine lui vint en aide. Le 15 juin 1668, il débarquait aux Mariannes, où il devait jouer un si grand rôle, convertir les indigènes et obtenir, le 2 avril 1672, cette palme du martyre à laquelle il aspirait de toutes les forces de son âme.

Sa mort fut le prétexte et le point de départ d’une de ces guerres d’extermination dans lesquelles se révélait le sombre et fanatique génie de l’Espagne. Doux et humble de cœur, Sanvitores en avait retardé l’explosion. Vénéré comme un saint par les indigènes aussi bien que par ses compatriotes, sa haute autorité, son éloquence persuasive, son amour pour ses ouailles, avaient prévenu l’inévitable conflit entre la race conquérante et la race convertie à la foi, mais non soumise par la force. Le Chamorros, issus d’un fonds indonésien mélangé de Papouas et de Négritos, étaient fiers, soucieux de leur autonomie et de leur indépendance. Sur un sol fertile, sous un climat chaud mais salubre, dans leurs épaisses forêts et au milieu d’une végétation luxuriante, ils vivaient sans peine, riches au sein de l’abondance. Contenues par le respect que leur inspirait Sanvitores, les convoitises des Espagnols se réveillèrent à sa mort. Pour la venger, il ne fallait rien moins que la conquête. La lutte éclata, âpre et furieuse, entre une poignée d’envahisseurs disciplinés et bien armés et 60,000 indigènes, sans autres moyens de défense que des arcs, des flèches et des lances. La guerre lut longue, mais le résultat ne fut pas douteux un instant. Écrasés, décimés, les Chamorros ne se soumirent pas, mais moururent. En 1710, on n’en compte plus que 3,539; en 1741, il n’en restait que 1,816. Rarement pareille dépopulation sévit sur un pays; rarement aussi modifications plus profondes se produisirent chez un peuple dans un aussi court espace de temps. Qui reconnaîtrait, dans le portrait que Sanvitores et ses contemporains ont tracé des Chamorros, les descendans éteints et dégénérés de cette race brillante ? Vifs, gais, intelligens, pleins d’énergie et de fierté, agriculteurs habiles, hardis marins, experts dans l’art de construire et de diriger leurs canots, robustes et de haute taille, les anciens Chamorros, étaient en tout supérieurs aux indigènes des Philippines. Quand le gouvernement espagnol prit des mesures pour arrêter enfin l’œuvre de dépopulation, il était trop tard. Épuisés par la misère et les mauvais traitemens, les survivans n’avaient ni la force de réagir ni celle de se remettre au travail. L’Espagne dut faire venir des Philippines un certain nombre de familles tagales, et repeupler lentement une contrée dépeuplée en quelques années. A peine si l’on compte aujourd’hui 9,000 habitans dans cet archipel autrefois prospère.

Place conquérante, dure à elle-même et aux autres, intrépide et fanatique, la race espagnole n’a jamais été une race colonisatrice. Semblable à ces hardis pionniers de l’Amérique du Nord qui s’enfoncent chaque jour plus avant dans les solitudes du Far-West, détruisant les Indiens, faisant de larges trouées dans les forêts, frayant la voie à la civilisation dont ils sont les enfans perdus, l’avant-garde inconsciente, à laquelle ils n’empruntent que ses moyens de destruction, l’Espagnol du XVe et du XVIe siècle a pénétré dans le Nouveau-Monde et dans l’Océanie comme la cognée dans l’arbre séculaire qu’elle couche à terre. Éblouie par l’éclat et la rapidité de leurs conquêtes, par cette audace inouïe et cette fortune sans pareille qui, de l’Orienta l’Occident, de l’Amérique à l’Asie, faisaient flotter leur drapeau victorieux sur des ruines entassées et des peuples décimés, l’Europe vit longtemps dans l’Espagne, comme plus tard dans l’Angleterre, la puissance colonisatrice par excellence.

L’or cachait le sang, l’éclat de la domination voilait la misère et l’abjection des autochtones asservis. Partout où l’Espagnol passait comme un vent de colère et de tempête, le vide se faisait, et, sur le sol en friche, les rares survivans erraient affamés et traqués. Conquérir n’est pas coloniser, supprimer n’est pas édifier, et de ces immenses contrées à travers lesquelles l’Espagne a promené son génie destructeur et conquérant, à peine lui reste-t-il aujourd’hui quelques possessions, incertaines comme Cuba, précaires comme les Philippines. Elle a perdu tout le Nouveau-Monde, du Texas et de la Floride au cap Horn, et ce n’est pas à elle qu’ont profité ses conquêtes, le génie d’un Colomb, les prodigieuses audaces d’un Cortez, d’un Pizarre, d’un Almagro, la ténacité d’un Magellan, les vertus d’un Sanvitores. Elle a cherché à se substituer aux races vaincues, non à les élever à elle, à les instruire, à les civiliser. Là où elle a réussi dans son œuvre, elle a vu se dresser devant elle, menaçans et haineux, ses sujets révoltés, et, après des luttes fratricides, elle a vu lui échapper ses plus belles conquêtes. Là où elle avait semé la ruine, elle a récolté la tempête. Les descendans de ceux qui avaient vaincu pour elle se sont armés contre elle ; substitués aux opprimés, ils ont hérité de leurs colères et les ont vengés.

Aux îles Mariannes, on voit s’arrêter le formidable élan de l’invasion espagnole, mais non les découvertes de ses hardis navigateurs. A mille lieues dans l’ouest, à la dernière étape qui nous reste à franchir avant d’aborder le littoral américain, les îles Sandwich dressent, solitaires et ensoleillées, leurs montagnes géantes, leurs cimes neigeuses, leurs cratères énormes. En 1555, don Juan Gaetano, à bord de son lourd galion battant pavillon espagnol, longea lentement ces côtes, releva successivement les principales îles, leur donna le nom de Li Giardini, les îles des Jardins. Y aborda-t-il? Sur ce point, son journal est muet, et les traditions indigènes ne laissent deviner qu’un souvenir confus d’îles flottantes entrevues au large et de terreurs causées par ce spectacle inexplicable.

Ici nous atteignons l’Ultima Thulê de cette race polynésienne dont nous avons essayé de décrire les mœurs et de suivre les migrations successives. Issue du grand archipel d’Asie, elle a suivi, au nord et au sud, deux courans parallèles et distincts. Aux îles Sandwich, elle n’était plus qu’à 700 lieues du continent américain, mais les vents et les flots l’y arrêtèrent et l’y fixèrent. Ce fut son point extrême, ce fut aussi celui où elle s’épanouit librement, où elle atteignit son apogée. Ici, l’histoire se substitue à la légende, l’éclaire et va nous permettre de fixer les traits caractéristiques de cette race qui s’éteint.


C. DE VARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 15 juin, des 1er et 15 août et du 1er septembre 1887.
  2. Rapport de D. M. Villavicencio, chef de la commission hydrographique des îles Philippines; Manille, 1874.
  3. Note de M. Leps. Voir l’intéressant travail publié par M. Paul Gaffarel sur la mer des Sargasses. Bulletin de la Société de géographie, décembre 1872.
  4. Les Négritos. — Bulletin de la Société de géographie de mars 1872.
  5. Paris, 1885, in-8o; Hachette.
  6. El Archipiélago Filipino y las islas Marianas, Carolinas y Palaos, por D. José Montero y Vidal. Madrid, 1886, M. Tello, 1 vol. in-8o.
  7. Les Iles Carolines, par A. Gouts; Paris, Challamel aîné.
  8. Vivien de Saint-Martin, Nouveau dictionnaire de Géographie universelle.
  9. Voir la Revue du 15 août 1887.