L’Oiseau blanc, conte bleu/2
SECONDE SOIRÉE.
La sultane dit à sa chatouilleuse : Retenez bien ce mouvement-là, c’est le vrai. Mademoiselle, voilà le brevet de votre pension ; le sultan la doublera, à la condition qu’au, sortir de chez moi vous irez lui rendre le même service ; je ne m’y oppose point, mais point du tout… Voyez si cela vous convient… Second émir, à vous. Si je m’en souviens, voilà votre oiseau blanc traversant les airs, et s’éloignant d’autant plus vite, qu’il s’était flatté d’échapper à ses remords, en mettant un grand intervalle entre lui et les objets qui les causaient. Il était tard quand il partit ; où arriva-t-il ?
Chez l’empereur des Indes, qui prenait le frais dans ses jardins, et se promenait sur le soir avec ses femmes et ses eunuques. Il s’abattit sur le turban du monarque, ce que l’on prit à bon augure, et ce fut bien fait ; car quoique ce sultan n’eût point de gendre, il ne tarda pas à devenir grand’père. La princesse Lively, c’est ainsi que s’appelait la fille du grand Kinkinka, nom qu’on traduirait à peu près dans notre langue par gentillesse ou vivacité, s’écria qu’elle n’avait jamais rien vu de si beau. Et lui se disait en lui-même : « Quel teint ! quels yeux ! que sa taille est légère ! Les vierges de la guenon couleur de feu ne m’ont point offert de charmes à comparer a ceux-ci. »
Ils sont tous comme cela. Je serai la plus belle aux yeux de Mangogul jusqu’à ce qu’il me quitte.
Il n’y eut jamais de jambes aussi fines, ni de pieds aussi mignons.
Votre oiseau en exceptera, s’il lui plaît, ceux que je chatouille.
Lively portait des jupons courts ; et l’oiseau blanc pouvait aisément apercevoir les beautés dont il faisait l’éloge du haut du turban sur lequel il était perché.
Je gage qu’il eut à peine achevé ce monologue, qu’il abandonna le lieu d’où il faisait ses judicieuses observations, pour se placer sur le sein de la princesse.
Sultane, il est vrai.
Est-ce que vous ne pourriez pas éviter ces lieux communs ?
— Non, sultane ; c’est le moyen le plus sûr de vous endormir.
Vous avez raison.
Cette familiarité de l’oiseau déplut à un eunuque noir, qui s’avisa de dire qu’il fallait couper le cou à l’oiseau, et l’apprêter pour le dîner de la princesse.
Elle eût fait un mauvais repas : après sa fatigue chez les vierges et sur la route, il devait être maigre.
Lively tira sa mule, et en donna un coup sur le nez de l’eunuque, qui en demeura aplati.
Et voilà l’origine des nez plats ; ils descendent de la mule de Lively et de son sot eunuque.
Lively se fit apporter un panier, y renferma l’oiseau, et l’envoya coucher. Il en avait besoin, car il se mourait de lassitude et d’amour. Il dormit, mais d’un sommeil troublé : il rêva qu’on lui tordait le cou, qu’on le plumait, et il en poussa des cris qui réveillèrent Lively ; car le panier était placé sur sa table de nuit, et elle avait le sommeil léger. Elle sonna ; ses femmes arrivèrent ; on tira l’oiseau de son dortoir. La princesse jugea, au trémoussement de ses ailes, qu’il avait eu de la frayeur. Elle le prit sur son sein, le baisa, et se mit en devoir de le rassurer par les caresses les plus tendres et les plus jolis noms. L’oiseau se tint sur la poitrine de la princesse, malgré l’envie qui le pressait.
Il avait déjà le caractère des vrais amants.
Il était timide et embarrassé de sa personne : il se contenta d’étendre ses ailes, d’en couvrir et presser une fort jolie gorge.
Quoi ! il ne hasarda pas d’approcher son bec des lèvres de Lively ?
Cette témérité lui réussit. — « Mais comment donc ! s’écria la princesse ; il est entreprenant !… » Cependant l’oiseau usait du privilège de son espèce, et la pigeonnait avec ardeur, au grand étonnement de ses femmes qui s’en tenaient les côtés. Cette image de la volupté fit soupirer Lively : l’héritier de l’empire du Japon devait être incessamment son époux ; Kinkinka en avait parlé ; on attendait de jour en jour les ambassadeurs qui devaient en faire la demande, et qui ne venaient point. On apprit enfin que le prince Génistan, ce qui signifie dans la langue du pays le prince Esprit, avait disparu sans qu’on sût ni pourquoi ni comment ; et la triste Lively en fut réduite à verser quelques larmes, et à souhaiter qu’il se retrouvât.
Tandis qu’elle se consolait avec l’oiseau blanc, faute de mieux, l’empereur du Japon, à qui l’éclipse de son fils avait tourné la tête, faisait arracher la moustache à son gouverneur, et ordonnait des perquisitions ; mais il était arrêté que de longtemps Génistan ne reparaîtrait au Japon : s’il employait bien son temps dans les lieux de sa retraite, l’oiseau blanc ne perdait pas le sien auprès de la princesse ; il obtenait tous les jours de nouvelles caresses : on pressait le moment de l’entendre chanter, car on avait conçu la plus haute opinion de son ramage ; l’oiseau s’en aperçut, et la princesse fut satisfaite. Aux premiers accents de l’oiseau…
Arrêtez, émir… Lively se renversa sur une pile de carreaux, exposant à ses regards des charmes qu’il ne parcourut point sans partager son égarement. Il n’en revint que pour chanter une seconde fois, et augmenter l’évanouissement de la princesse, qui durerait encore si l’oiseau ne s’était avisé de battre des ailes et de lui faire de l’air. Lively se trouva si bien de son ramage, que sa première pensée fut de le prier de chanter souvent : ce qu’elle obtint sans peine ; elle ne fut même que trop bien obéie : l’oiseau chanta tant pour elle, qu’il s’enroua ; et c’est de là que vient aux pigeons leur voix enrhumée et rauque. Émir, n’est-ce pas cela ?… Et vous, madame, continuez.
Ce fut un malheur pour l’oiseau, car quand on a de la voix on est fâché de la perdre ; mais il était menacé d’un malheur plus grand : la princesse, un matin à son réveil, trouva un petit esprit à ses côtés ; elle appela ses femmes, les interrogea sur le nouveau-né : Qui est-il ? d’où vient-il ? qui l’a placé là ? Toutes protestèrent qu’elles n’en savaient rien : dans ces entrefaites arriva Kinkinka : à son aspect les femmes de la princesse disparurent ; et l’empereur, demeuré seul avec sa fille, lui demanda, d’un ton à la faire trembler, qui était le mortel assez osé pour être parvenu jusqu’à elle ; et, sans attendre sa réponse, il court à la fenêtre, l’ouvre, et saisissant le petit esprit par l’aile, il allait le précipiter dans un canal qui baignait les murs de son palais, lorsqu’un tourbillon de lumière se répandit dans l’appartement, éblouit les yeux du monarque, et le petit esprit s’échappa. Kinkinka, revenu de sa surprise, mais non de sa fureur, courait dans son palais en criant comme un fou qu’il en aurait raison ; que sa fille ne serait pas impunément déshonorée ; pardieu ! qu’il en aurait raison… L’oiseau blanc savait mieux que personne si l’empereur avait tort ou raison d’être fâché ; mais il n’osa parler, dans la crainte d’attirer quelque chagrin à la princesse ; il se contenta de se livrer à une frayeur qui lui fit tomber les longues plumes des ailes et de la queue ; ce qui lui donna un air ébouriffé.
Et Lively cessa de se soucier de lui, lorsqu’il eut cessé d’être beau ; et comme il avait perdu à son service une partie de son ramage, elle dit un jour à sa toilette : « Qu’on m’ôte cet oiseau-là ; il est devenu laid à faire horreur, il chante faux ; il n’est plus bon à rien… » À vous, madame seconde, continuez.
Cet arrêt se répandit bientôt dans le palais : l’eunuque crut qu’il était temps de profiter de la disgrâce de l’oiseau, et de venger celle de son nez ; il démontra à la princesse, par toutes les règles de là nouvelle cuisine, que l’oiseau blanc serait un manger délicieux ; et Lively, après s’être un peu défendue pour la forme, consentit qu’on le mît à la basilique. L’oiseau blanc outré, comme on le pense bien, pour peu qu’on se mette à sa place, s’élança au visage de la princesse, lui détacha quelques coups de bec sur la tête, renversa les flacons, cassa les pots, et partit.
Lively et son cuisinier en furent dans un dépit inconcevable. « L’insolent ! » disait l’une ; l’autre : « Ç’aurait été un mets admirable ! »
Tandis que le cuisinier rengainait son couteau qu’il avait inutilement aiguisé, et que les femmes de la princesse s’occupaient à lui frotter la tête avec de l’eau des brames, l’oiseau gagnait les champs, peu satisfait de sa vengeance, et ne se consolant de l’ingratitude de Lively que par l’espérance de lui plaire un jour sous sa forme naturelle, et de ne la point aimer. Voici donc les raisonnements qu’il faisait dans sa tête d’oiseau : « J’ai de l’esprit. Quand je cesserai d’être oiseau, je serai fait à peindre. Il y a cent à parier contre un qu’elle sera folle de moi ; c’est où je l’attends ; chacun aura son tour. L’ingrate ! la perfide ! j’ai tremblé pour elle jusqu’à en perdre les plumes ; j’ai chanté pour elle jusqu’à en perdre la voix : et par ses ordres, un cuisinier s’emparait de moi, on me tordait le cou, et je serais maintenant à la basilique ! Quelle récompense ! Et je la trouverais encore charmante ? Non, non, cette noirceur efface à mes yeux tous ses charmes. Qu’elle est laide ! que je la hais ! »
Ici la sultane se mit à rire en bâillant pour la première fois.
On voit par ce monologue que, quoique l’oiseau blanc fût amoureux de la princesse, il ne voulait point du tout être mis à la basilique pour elle, et qu’il eût tout sacrifié pour celle qu’il aimait, excepté la vie.
Et qu’il avait la sincérité d’en convenir. À vous, premier émir.
L’oiseau blanc allait sans cesse. Son dessein était de gagner le pays de la fée Vérité. Mais qui lui montrera la route ? qui lui servira de guide ? On y arrive par une infinité de chemins ; mais tous sont difficiles à tenir ; et ceux même qui en ont fait plusieurs fois le voyage, n’en connaissent parfaitement aucun. Il lui fallait donc attendre du hasard des éclaircissements, et il n’aurait pas été en cela plus malheureux que le reste des voyageurs, si son désenchantement n’eût pas dépendu de la rencontre de la fée ; rencontre difficile, qu’on doit plus communément à une sorte d’instinct dont peu d’êtres sont doués, qu’aux plus profondes méditations.
Et puis, ne m’avez-vous pas dit qu’il était prince ?
Non, madame ; nous ne savons encore ce qu’il est, ni ce qu’il sera : ce n’est encore qu’un oiseau. L’oiseau suivit son instinct. Les ténèbres ne l’effrayèrent point ; il vola pendant la nuit ; et le crépuscule commençait à poindre, lorsqu’il se trouva sur la cabane d’un berger qui conduisait aux champs son troupeau, en jouant sur son chalumeau des airs simples et champêtres, qu’il n’interrompait que pour tenir à une jeune paysanne, qui l’accompagnait en filant son lin, quelques propos tendres et naïfs, où la nature et la passion se montraient toutes nues.
« Zirphé, tu t’es levée de grand matin.
— Et si, je me suis endormie fort tard.
— Et pourquoi t’es-tu endormie si tard ?
— C’est que je pensais à mon père, à ma mère, et à toi.
— Est-ce que tu crains quelque opposition de la part de tes parents ?
— Que sais-je ?
— Veux-tu que je leur parle ?
— Si je le veux ! en peux-tu douter ?
— S’ils me refusaient ?
— J’en mourrais de peine. »
L’oiseau n’est pas loin du pays de Vérité. On y touche partout où la corruption n’a pas encore donné aux sentiments du cœur un langage maniéré.
À peine l’oiseau blanc eut-il frappé les yeux du berger, que celui-ci médita d’en faire un présent à sa bergère ; c’est ce que l’oiseau comprit à merveille aux précautions dont on usait pour le surprendre.
Que votre oiseau dissolu n’aille pas faire un petit esprit à cette jeune innocente ; entendez-vous ?
S’imaginant qu’il pourrait avoir de ces gens des nouvelles de Vérité, il se laissa attraper, et fit bien. Il l’entendit nommer dès les premiers jours qu’il vécut avec eux ; ils n’avaient qu’elle sur leurs lèvres ; c’était leur divinité, et ils ne craignaient rien tant que de l’offenser ; mais comme il y avait beaucoup plus de sentiment que de lumière dans le culte qu’ils lui rendaient, il conçut d’abord que les meilleurs amis de la fée n’étaient pas ceux qui connaissaient le mieux son séjour, et que ceux qui l’entouraient l’en entretiendraient tant qu’il voudrait, mais ne lui enseigneraient pas les moyens de la trouver. Il s’éloigna des bergers, enchanté de l’innocence de leur vie, de la simplicité de leurs mœurs, de la naïveté de leurs discours ; et pensant qu’ils ne devaient peut-être tous ces avantages qu’au crépuscule éternel qui régnait sur leurs campagnes, et qui, confondant à leurs yeux les objets, les empêchait de leur attacher des valeurs imaginaires, ou du moins d’en exagérer la valeur réelle.
Ici la sultane poussa un léger soupir, et l’émir ayant cessé de parler, elle lui dit d’une voix faible :
« Continuez, je ne dors pas encore. »
Chemin faisant, il se jeta dans une volière, dont les habitants l’accueillirent fort mal. Ils s’attroupent autour de lui, et remarquant dans son ramage et son plumage quelque différence avec les leurs, ils tombent sur lui à grands coups de bec, et le maltraitent cruellement. « Ô Vérité ! s’écria-t-il alors, est-ce ainsi que l’on encourage et que l’on récompense ceux qui t’aiment, et qui s’occupent à te chercher ?… » Il se tira comme il put des pattes de ces oiseaux idiots et méchants, et comprit que la difficulté des chemins avait moins allongé son voyage que l’intolérance des passants…
L’émir en était là, incertain si la sultane veillait ou dormait ; car on n’entendait entre ses rideaux que le bruit d’une respiration et d’une expiration alternative. Pour s’en assurer, on fit signe à la chatouilleuse de suspendre sa fonction. Le silence de la sultane continuant, on en conclut qu’elle dormait ; et chacun se retira sur la pointe du pied.