L’Ombre de l’amour/1

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeur (p. 1-18).


I


Le tic tac de la vieille horloge parut s’arrêter. Quelque chose grinça, gémit ; et de la gaine bombée en cercueil, l’heure s’échappa, petite âme sonore et fêlée, triste d’annoncer le crépuscule d’hiver.

Denise Cayrol piqua l’aiguille dans la toile étalée sur ses genoux. Fatiguée, elle se renversait un peu contre le dossier de sa chaise. Un jour diffus, par deux fenêtres voilées de blanc, remplissait la salle à manger. Le bahut de noyer, à quatre portes, à demi-colonnes torses, occupait le panneau du fond. Une ligne de feu vermeil marquait la porte du poêle. Des lithographies coloriées s’effaçaient, dans leurs cadres noirs, sur la boiserie grise des murs. Entre deux têtes de chevreuils naturalisées, brillait l’or ancien d’un baromètre.

Comme il y avait des piles de draps sur la table et un panier de fruits, la grande pièce carrelée, un peu humide, sentait le cellier, le linge lavé, la pomme mûre.

Denise passait doucement sa main sur ses paupières. Le dé, qui s’était usé aux doigts de l’aïeule et de la mère défuntes, mettait un reflet d’argent sur sa tempe blonde.

Elle appela :

— Fortunade !

La couturière campagnarde n’entendit pas, ne bougea pas. Assise dans l’embrasure de la fenêtre, la taille courbée, les genoux remontés, les pieds soutenus par une chaufferette, elle n’était qu’une ombre ébauchée, contre la pâleur du rideau.

— Fortunade !… On n’y voit plus… Laisse ton ouvrage, mon enfant. Va demander la lampe à Françounette.

— Oui, mademoiselle.

L’ombre se dégagea des plis de la mousseline. Les ciseaux tintèrent sur le carrelage. Fortunade avait disparu.

Mademoiselle Cayrol se leva, ramassa les ciseaux et les remit sur un tabouret, parmi les étuis et les bobines. Debout, pensive, enveloppée des plis légers et laiteux du rideau, elle regarda le paysage trop familier qu’elle n’admirait plus.

C’était, d’abord, un morceau de jardin, étroit devant la maison, clos par une porte grillée, et qui se développait à droite, en formant terrasse sur le chemin. Par-dessus le mur, à travers le léger treillage en fil de fer, Denise apercevait la gorge de la Monadouze, les parois découpées et ravinées, granits bleuâtres, bruyères roussies, mousses vertes et vives, lierres arborescents, et, çà et là, quelques fûts argentés de bouleaux, des pins tordus sur l’abîme, des bouquets de ces petits chênes dont les feuilles cuivrées persistent jusqu’au printemps. D’autres vallées s’enchevêtraient, d’autres montagnes superposaient leurs ondulations lentes, leurs larges plans violets sous le ciel gris. Ces vagues de la terre limousine se haussaient, s’abaissaient, figées dans leur élan éternel vers les « causses » calcaires du Lot. Sur la plus lointaine crête, le soir écarlate, brasier mal éteint, fumait encore…

Et déjà la cendre nocturne tombait sur Monadouze. Des feux s’allumaient au flanc du ravin et le grondement des quatre cascades montait, plus distinct et plus fort, dans le silence.

Denise ne voyait pas les cascades ; elle ne voyait pas le village tassé à la pointe d’un promontoire, avec ses ardoises et ses chaumes, sa pauvre église, sa tour féodale écornée et percée à jour. La maison du docteur Cayrol était bâtie hors de Monadouze, sur le chemin en corniche qui tourne et rejoint la route de Tulle. Isolée, elle dressait fièrement ses hautes cheminées, son toit quadrangulaire, écaillé d’ardoises bleues, ses lucarnes de grenier en accent circonflexe. Face au midi, elle recevait le soleil par toutes ses fenêtres qui avaient de petits carreaux à la mode ancienne, quelques-uns verdâtres et ternis. Les bruits du village ne parvenaient pas jusqu’à elle, mais elle s’éveillait aux appels des cloches, et, sans cesse, la rumeur des chutes l’enveloppait…

Denise aimait cette plainte des eaux brisées qui change selon les jours et les saisons, enflée après l’orage, amortie sous la sèche canicule, grossie et menaçante quand fondent les hautes neiges, en avril. Depuis que les Cayrol habitaient Monadouze, cette plainte se mêlait aux petits chagrins, aux joies modestes, à toute la vie laborieuse, chaste et quasi conventuelle de la jeune fille.

Comme elle était triste, cette voix, dans le crépuscule de décembre ! Elle semblait un grand appel haletant et sanglotant, sorti des profondeurs déchirées de la terre. Et cet appel ébranlait les assises rocheuses qui portaient la maison, et les murs vieux de trois siècles, et le cœur de Denise dans son jeune sein.

Elle appuya son front contre la vitre, dont la fraîcheur mouillée la saisit… Et elle s’étonna d’être émue, sans cause, et trop sensible à la mélancolie de l’heure et du lieu… Pourquoi ?… Elle n’était pas nerveuse, mais robuste et bien équilibrée, satisfaite de sa vie qu’elle n’imaginait pas différente, bien qu’elle eût déjà vingt-sept ans.

Elle pensa :

« Je suis inquiète : mon père ne revient pas ! »

Elle chérissait son père par-dessus toutes choses.

Après la mort de sa mère, quand le docteur Cayrol l’avait retirée du couvent, elle s’était donnée à lui, de toute son âme, parce qu’il était pauvre, solitaire et méconnu. Elle avait accepté de vivre avec lui, dans leur pays d’origine, dans ce village qui n’avait jamais eu de médecin et qui avait encore ses « rebouteux » et ses jeteurs de sorts. Là, comme le Bénassis de Balzac, Cayrol représentait la science, le progrès, la civilisation… Quelles luttes, depuis onze ans, et quels déboires ! L’hostilité du curé s’était apaisée plus vite que la rancune du sorcier — du metje[1], — pourchassé, démasqué, traîné en justice…

Puis, c’était le grand rêve avorté du Sanatorium populaire, à prix très réduits, édifié sur le plateau stérile des Champs de Brach. Une société s’était constituée ; on avait recueilli des souscriptions… Maintenant la bâtisse commencée croulait sous les pluies ; les « formes » de fer se rouillaient dans la bruyère. Le Sanatorium n’était plus que cette chose lamentable : une ruine neuve, où nichaient les chouettes et les vagabonds. Le docteur se débattait contre les gens de loi et les gens d’affaires ; sa petite fortune était compromise, son temps gâché par des procès inextricables.

Et cela, c’était la secrète souffrance, l’unique souffrance de mademoiselle Cayrol… Résignée à la solitude, à la demi-pauvreté, à la virginité d’Antigone, elle ne se demandait jamais si elle était heureuse ou malheureuse : elle n’avait jamais pleuré que sur la douleur d’autrui.

La porte s’ouvrit : la lampe rayonna. Le crépuscule, chauve-souris tremblante au filet pâle des rideaux, s’envola soudain, — et avec lui les peurs obscures, les pressentiments inavoués qui frôlaient l’âme de Denise.

Elle alla prendre sa chaise, son tabouret, le drap qu’elle avait commencé d’ourler, et elle s’installa près de Fortunade, dans le cercle lumineux rabattu par l’abat-jour de carton vert.

La clarté tombait sur le blanc cru de la toile et sur les mains des jeunes filles. Celles de Fortunade étaient hâlées, déformées par les gros travaux, mais celles de Denise, fines sans mollesse, ressemblaient à de très petites et très jolies mains de garçon. Plus haut, la pénombre adoucie baignait le caraco noir de la couturière et le corsage de Denise, en étoffe brune où glissait une mince chaînette d’or. Sous des bandeaux noirs, bien lissés, le visage de Fortunade était tout puéril : front bombé, profil dolent, bouche serrée et boudeuse. Mais Denise Cayrol était une vraie femme, aux épaules larges, à la gorge pleine. Ses traits irréguliers n’étaient pas beaux ; ils plaisaient pourtant. La bouche était si fraîche sur des dents si pures ! Il y avait tant de claire raison, tant de bonté lumineuse dans les yeux nuancés de gris et de vert ! Les cheveux tressés en couronne, épousant la forme classique de la tête, étaient blonds, du blond assourdi, un peu cuivré, qu’ont les feuillages en novembre. Nuance rare et délicieuse qui, d’année en année, s’altérait et qui s’éteindrait avec l’âge en un châtain doux et banal.

— Monsieur le docteur a pris sa bicyclette, dit Fortunade qui devinait le souci de mademoiselle Cayrol. Il aura le vent contre lui, pour revenir…

— Il a dû voir tous nos fournisseurs de Tulle : le peintre, le menuisier… Ces gens-là nous manquent de parole, et la chambre blanche ne sera pas prête quand monsieur Jean Favières arrivera.

— Ça ne vous ennuie pas de prendre un pensionnaire ?

— Non.

— Un malade que vous ne connaissez pas ?

— C’est le filleul de mon oncle Albert Lapeyrie, un tout jeune homme, presque un enfant, qui est bien malade et bien malheureux.

— Il n’a pas de famille ?

— Sa mère est remariée. Il vit seul. Il a toujours vécu seul.

— Eh bien ! il a de la chance de tomber chez vous !

Depuis un mois, tout le village s’intéressait au « Parisien » poitrinaire qui allait vivre ou mourir chez les Cayrol. On savait que le docteur lui réservait une chambre toute remise à neuf, avec des meubles blancs et polis comme la plus belle porcelaine, — une idée de riche, assurément !

Fortunade demanda :

— Et quand viendra-t-il, ce monsieur Favières ?

— Vers la Noël… Il est trop souffrant encore pour voyager. Il se repose, à Paris, chez mon oncle… Oh ! Fortunade, il est près de huit heures. Mon père est sur les chemins, à bicyclette… Il rentrera bien fatigué.

— Ne vous désolez pas, mademoiselle… Je resterai pour vous faire compagnie. La mère et le « grand » ne seront pas en peine de moi… Et puis, le monde ne manque pas, chez nous… On fait la velhade[2] ce soir…

Denise sourit :

— Pour les châtaignes ?… Alors, Lionassou, du Bourg d’Eyrein, viendra…

— Le Lionassou ?… Ah ! mademoiselle, faut pas croire tout ce qu’on raconte… Est-ce que j’en fais cas, du Lionassou ?… Un gars si fier, parce qu’il est riche et qu’il n’a pas le nez de travers… Le roi n’est pas son cousin, qu’il dit… Mais Fortunade Brandon ne sera point sa femme… Lionassou Galhar, du Bourg d’Eyrein !… Un sot, un avare, et, avec ça, glorieux comme un pou sur un habit de velours… sauf le respect, mademoiselle !…

Une onde de sang vermeil montait sous la peau fine, jusqu’aux cheveux de Fortunade. Elle pinçait les lèvres et tirait l’aiguille d’un geste inégal… Denise la regardait avec une pitié tendre.

— Pauvre !… tu regrettes toujours ton couvent…

— Ah ! mademoiselle, je peux vous le dire, à vous… à vous toute seule… Pourquoi m’ont-ils empêchée d’être sœur ?… Ma mère a d’autres enfants que moi… Madaloun va sur quinze ans… Elle est forte, et rude au travail !… Encore une couple d’années, ça ferait une femme pour le Lionassou… Mais moi, pauvre de moi !… Je ne suis point bâtie pour la besogne de la terre, et je n’ai point le cœur au mariage… Vous les connaissez, mademoiselle, les gars de chez nous, les noces de chez nous !… Point de gentillesse, point d’amitié !… Les gens n’ont de plaisirs que l’argent, le bien, la mangeaille… Oh ! cela ne me plaît point… Mon idée, mademoiselle, c’était d’être sœur converse, à Tulle, chez les Ursulines, ou bien à l’hôpital… J’aurais aimé ça : prier, travailler, parler doucement, soigner les malades, puisque je n’avais pas assez d’instruction pour faire l’école… Et que les malades disent : « En voilà une qui nous aime bien… » Mon Dieu ! quel bonheur pour moi !… C’était trop beau… Pourquoi les parents n’entrent-ils jamais dans les idées des enfants ?… On veut me marier… Monsieur le docteur lui-même se moque de moi. Il me dit : « Tu ne sais pas ton vrai devoir… Tu n’as pas le courage d’être une femme… Marie-toi. Tu seras plus jolie et tu te porteras mieux… » Hélas !… Notre-Seigneur regarde le cœur, et non pas la figure… Et puis…

Elle rougit violemment, étonnée de sa hardiesse, mais la phrase audacieuse partait déjà :

— Vous, mademoiselle Denise, on ne vous querelle point… et pourtant vous n’êtes pas mariée.

Un son de cloche, très lent, très clair, tomba dans le silence, entre les deux jeunes filles : Fortunade fit un signe de croix et murmura l’Ave, d’une voix humble. Mademoiselle Cayrol continuait de coudre, la tête baissée…

Elle dit enfin :

— Ce n’est pas la même chose. Chacun a des devoirs différents. Qui soignerait mon père, qui le réconforterait si je quittais la maison ? Ma tâche est là, ma vie est là… Je ne suis pas une créature inutile.

— Vous aimez votre père plus qu’un mari et des enfants, dit Fortunade. Moi, je voulais aimer Notre-Seigneur… Il est bien plus qu’un père, puisqu’il est le sauveur du monde… Et l’on trouve que vous faites bien et que je fais mal… Pardonnez-moi, mademoiselle Denise : j’ai tant d’amitié pour vous que je n’ai pas de honte à vous parler. Je vois que vous êtes ce qu’il y a de meilleur à Monadouze, une demoiselle au-dessus de toutes les autres par l’esprit et par la bonté… Mais comment cela peut-il se faire, puisque vous n’allez pas à l’église et ne priez pas le bon Dieu ? Monsieur le curé lui-même vous respecte. Il a dit, un jour, à madame la baronne de Saint-Dumine : « Mademoiselle Cayrol ne va pas à la messe ; mais elle a été élevée au couvent, sa pauvre mère était fort pieuse, et, malgré le docteur et les mauvais livres, mademoiselle Denise a le cœur chrétien… »

— Monsieur le curé est très bon, répondit Denise d’un ton ferme et calme ; mais laissons cela, Fortunade… Je ne peux pas expliquer des choses qui te troubleraient inutilement : car tu ne me comprendrais pas… Et moi, je te comprends très bien.

— Vous n’êtes pas fâchée, mademoiselle ?

— Non, mon enfant, pas du tout.

Quelques gouttes de pluie s’écrasèrent contre les vitres. Le poêle ronflait. La lampe sifflait, en brûlant… Et toujours la grande rumeur, si triste, des cascades…

Fortunade rêvait… Son rêve allait vers le couvent de Tulle, les tilleuls du jardinet, les classes pleines de petites filles bleues, la chapelle peinte et fleurie où Jésus, en robe de pourpre, offre à l’amour des vierges son cœur nu, son cœur sanglant. Il allait vers un hôpital inconnu, royaume de douleur et de pitié, vers le silence des salles blanches, vers les râles des agonies et les sourires des guérisons… Mais le rêve de mademoiselle Cayrol s’attachait au foyer, au village, à ce petit coin du monde qui contenait, en raccourci, toutes les passions et tous les maux humains ; il s’attachait aux souvenirs de famille, aux meubles et aux murs de la maison, au père vieillissant, à tout ce qui était le devoir quotidien et sûr, la réalité la plus proche…

Le grelot d’une bicyclette tinta sur la route. Denise tressaillit :

— Enfin, dit-elle, voici mon père !

La servante Françounette était sortie déjà, pour ouvrir la porte grillée du jardin. Elle appelait le petit domestique :

— Jeantou, hé ! le drolle ! viens prendre la bicyclette de monsieur !

Étienne Cayrol entra, jeta sur une chaise sa pèlerine imperméable et sa casquette mouillée par le brouillard, puis il baisa sa fille au front :

— Bonsoir, Nise.

Le cœur dilaté, la joie aux yeux, elle s’empressait :

— Père, j’étais inquiète de toi… Tu n’es pas raisonnable de t’attarder ainsi…

— J’ai manqué le train. Je suis revenu, comme j’étais parti, à bicyclette… Mais j’ai vu tous nos gens. Les ouvriers seront ici demain. Les meubles sont expédiés en gare… Notre pensionnaire trouvera chez nous une chambre délicieuse…

— Dans cette saison, à cette heure !… Père, père, tu n’es prudent que pour les autres !… Ta moustache est humide… Prends ce fauteuil, là, près du feu… Tu dois mourir de faim !… Revenir de Tulle à bicyclette !… Oh ! je suis fâchée contre toi… Fortunade, dis à Françounette qu’elle trempe la soupe, et vite ! Je mettrai le couvert…

— Denise !… Chérie !

Assis, le docteur tendait ses mains vers le poêle. La lampe l’éclairait de côté. Il avait un visage de vieux chef gaulois, coloré, couperosé aux pommettes, les cheveux gris, l’œil bleu saillant, le nez aquilin, la mâchoire solide sous une longue moustache décolorée. Comme il inclinait la tête, on voyait l’attache puissante du cou et cette forme du crâne qui s’unit à la nuque par une ligne droite, caractéristique chez les gens du Plateau central. Les épaules étaient carrées, le torse trapu ; les jambes un peu arquées devaient peser lourd sur le sol… Toute la personne — sans finesse, mais non pas sans noblesse — d’Étienne Cayrol, révélait l’origine paysanne. Elle exprimait la force, une force stable, lente, réfléchie, sûre d’elle-même.

Denise avait débarrassé la table, et sur la nappe étalée elle disposait les assiettes. Fortunade pliait les draps, de son air toujours dolent. Et le docteur, ragaillardi, sifflotant une bourrée, considérait les deux jeunes filles.

— Vous avez bien travaillé, je vois ça, dit-il. Denise, ton ouvrière est toute pâlotte… Surveille-la… C’est maigre, c’est cheitiu, comme on dit ici, ça ressemble à un ange gothique… Allons, Fortunade, redresse-toi, efface les épaules, respire profondément, quand tu t’en vas par les chemins. Et chez toi, mange du bifteck et bois du bon lait, au lieu de t’empâter l’estomac avec des crêpes de blé noir… Cette vie que tu mènes, le dos courbé, les pieds sur la chaufferette, n’est pas saine… Tu es anémique, et tu es nerveuse… Prends garde !…

— Il faut pourtant que je travaille, monsieur le docteur.

— Travaille, mais soigne-toi, et ne rêvasse pas trop à l’église… Deviens une belle femme pour te marier. Les garçons n’aiment pas les filles chétives. Ils ont raison : la plus belle femme est celle qui peut faire le plus bel enfant… Denise, donne la fiole d’extrait de quinquina à cette petite… Le flacon suffit pour un litre de vin. Tu en boiras, un verre à bordeaux, deux fois par jour… C’est entendu ?… Maintenant file… Et demande une lanterne à Françounette…

— Bien sûr, monsieur ! Je n’oserais point passer dans le noir, le long du cimetière… Même avec la lanterne, j’ai peur…

— Peur de quoi ?

— Je ne sais pas… des morts !

— Ils sont bien tranquilles, les morts… Je ne crains pour toi que les vivants… Tout à l’heure, ce mauvais gars de Martial Veydrenne rôdaillait sous les châtaigniers…

— Je ne le crains pas, monsieur. Il vient chez nous et il ne m’a jamais dit une méchante parole…

— Et il ne t’a jamais montré la couleur de son argent, depuis qu’il boit gratis, chez vous ?

— Non, jamais…

— Son père, le metje du Chastang, et lui, ça fait deux canailles…

— Le fils Veydrenne n’est pas si mauvais qu’on dit…

— Demande aux gardes du château !

— Tout le monde lui refuse du travail : alors, il braconne. On le déteste : ça l’enrage… Peut-être, si on était gentil avec lui…

— Ne t’y fie pas. Veydrenne est connu… Tous les gibiers lui sont bons, même le gibier à deux pattes, qui porte jupe…

Le docteur se tourna vers sa fille :

— Le président du tribunal me le disait, l’autre jour : « C’est chose invraisemblable qu’à notre époque une brute comme Veydrenne, un sauvage, puisse terroriser les braves gens, et vivre en marge des lois… Mais les braves gens sont des capons… Ils craignent les rancunes des gueux, et, quand on leur demande de témoigner en justice, ils n’ont jamais rien vu, rien entendu… » Et puis, il y a le père Veydrenne, le « forgeur[3] » de malades, qui jette biset[4] aux chrétiens… Ah ! bêtise humaine !

Fortunade, le visage inexpressif et figé, ne répondait pas.

— Allons ! fit Cayrol. Jeantou t’accompagnera jusqu’à la poste. N’oublie pas le quinquina.

— Merci et adieu, monsieur le docteur… Faut-il que je revienne demain, mademoiselle ?

— Oui. Monsieur Favières arrivera bientôt. Nous serons très occupées. Je tiens à finir ces raccommodages…

Fortunade partit. Cayrol hocha la tête :

Paubra[5] !

Les mots patois lui montaient aux lèvres, spontanément, quand il pensait aux gens et aux choses du pays. Fils de fermiers, il était resté proche de la terre, et ses manières mêmes gardaient une franchise rustique. Il y avait deux hommes en lui : — l’homme de pensée et d’action, curieux de toutes les idées, et qui se considérait comme un éducateur, l’homme qui avait suivi les conférences de Pierre Lafitte au Collège de France, qui avait le buste de Comte dans son cabinet de travail, et qui, du fond de la Corrèze, s’intéressait à tout l’immense mouvement scientifique et social de son époque, — et puis l’homme particulier, simple et même un peu vulgaire par certains goûts, parcimonieux de centimes et prodigue de pièces d’or, rempli de méfiance paysanne, prompt à la colère, grand mangeur, grand buveur, grand chasseur, épris des gros souliers, des habits solides et des pipes courtes.

Mais cet homme qui possédait les plus splendides qualités de l’homme, ce Français de vieille race, portait en lui la cause même de ses insuccès : une puissance d’illusion qui supprimait parfois le sens des réalités. L’idéologue neutralisait l’admirable effort de l’homme d’action en l’abusant sur la valeur des êtres, sur la portée des doctrines, sur les conséquences de telle ou telle décision. Le souci d’être « logique » avait entraîné Cayrol à des démarches dangereuses. Il n’avait pas su ménager les susceptibilités de la clientèle bourgeoise de petite ville… Après bien des déceptions, il s’était réfugié à la campagne, sans le moindre chagrin, persuadé que tout était pour le mieux, et l’événement lui avait donné raison : les origines de Cayrol le rendaient apte à comprendre et à manier le paysan ; l’impossibilité de discuter avec des êtres muets et sourds par prudence devait refréner en lui les fantaisies du théoricien. Peut-être, en certaines occasions, avait-il manqué de souplesse, et même d’habileté, en pourchassant les rebouteux. Mais il avait eu le dernier mot. Sa situation était forte ; son influence morale s’accroissait ; le curé même avait conclu avec lui une sorte de concordat. Le sens pratique l’emportait sur la logique abstraite et périlleuse.

Cayrol avait eu un seul chagrin : l’affaire manquée du Sanatorium. Il s’en consolait pourtant, soutenu par l’incomparable tendresse de sa fille.

Denise était l’unique amour de Cayrol, son plus grand orgueil, son chef-d’œuvre. Il retrouvait en elle l’extrême douceur, la réserve, la délicatesse des Lapeyrie, avec la belle stature et l’énergie physique des Cayrol. Que cette merveilleuse fille eût subi la discipline du couvent, que le mysticisme l’eût, un instant, séduite et troublée, et cela par la faute du père, — faible devant une femme toujours malade, — Cayrol en gardait un remords : « Je n’ai pas été logique », se disait-il. Veuf, il avait repris, avec une autorité passionnée, l’âme de l’adolescente ; il avait détruit la foi chrétienne jusqu’aux racines, et il pensait même avoir aboli, du même coup, l’inutile inquiétude métaphysique… La crise ainsi provoquée pouvait être dangereuse. Elle dura deux ans et s’acheva sans trop de ravages. Denise cessa de croire, mais il lui fut doux d’avoir cru. Sa raison s’affranchit des dogmes ; sa sensibilité demeura telle que l’éducation l’avait faite, et le curé de Monadouze put dire que mademoiselle Cayrol gardait un cœur chrétien.

Denise n’était pas très instruite. Les livres de science, de philosophie, la rebutaient souvent ; aucun roman n’entrait dans la bibliothèque du docteur. Des arts, de la poésie contemporaine, le père et la fille ne connaissaient presque rien. Pour eux, toute beauté était dans la nature. Habile aux travaux féminins, mademoiselle Cayrol gouvernait discrètement la maison, sans jamais parler de lessive ou de confitures aux dames de Tulle qui venaient la voir.

Ces dames la trouvaient simplette, et la dédaignaient un peu, parce qu’elle n’était jamais allée à Paris, ne lisait pas les magazines, et ne jouait pas du piano…

On savait qu’elle n’avait pas d’argent, et personne encore ne l’avait demandée en mariage.

  1. « Mage », sorcier, en patois limousin.
  2. Prononcez : « veillade », veillée.
  3. On pose le malade sur l’enclume, entre quatre cierges, et le forgeron-sorcier frappe à côté de lui.
  4. Mauvais sort.
  5. « Pauvre ».