L’Ombre des roses/Le Gilles en blanc
LE GILLES EN BLANC
LE GILLES EN BLANC
I
Gilles-Cœur est dans la plaine et regarde devant lui : C’est un fleuve qui coule et n’a rien à lui dire, là, au bas de la plaine — et là-haut, c’est un cerf-volant.
— Ah ! Cerf-volant, dit Gilles-Cœur, je ne puis pas voir le fil qui te tient… Il ne tient qu’à un fil aussi, que je t’aperçoive sans doute, mais où le prendrai-je si je ne l’ai pas ? — Et toi, si tu brisas le tien d’un trop brillant effort… Ah ! pauvre, pourquoi faire ?…
C’était au très, très petit jour, lisse et gris comme un voile d’eau répandu sur les molles terres… une atmosphère de regret — le sommeil réveillé par aucun bruit mais sa lassitude elle-même. La plaine, où Gilles-Cœur, parce qu’il était triste oublia de rentrer chez lui et pensait en propres accents tous les grands vers désespérés de son poète, cet « interminable ennui » s’étrécissait à mesure, tandis que la nuit mourait.
« — Ah, pauvre, disait Gilles-Cœur, je vois ta queue serpentine et tous tes petits papiers… Cerf-volant, tu planes, planes, et tu es seul sur ma tête où ne brillent plus d’étoiles. Tu as la forme d’un cœur et c’est fantastiquement que tu ressembles au mien avec ta queue serpentine. Mais je ne vois pas ton fil, et où prendrai-je le mien ?… »
« Triste, triste petit jour !… Gilles-Cœur, dans la plaine lutte avec le grand vent, et s’étonne, regardant haut. Car, là, tout reste ensommeillé, entortillé de gris, résigné ! résigné ! Ah ! cerf-volant — Gilles-Cœur tend les bras, et son cœur pleure pour cet intraduisible, pour ce lugubre et doux cœur de papier, si seul, si mince — contre lequel en l’atteignant, on entendrait la palpitation du matin, brève et sourde, frapper. —
« — J’y monterai, dit Gilles-Cœur, il faut que je sois son ami. Je n’entends rien encore, mais il me parlera puisque moi, d’en bas je lui parle, puisque d’en bas je l’aime — Comme il ne bouge pas !… Alors, il courut dans la plaine, il courut sous le cerf-volant, chercha le fil, pleura, s’assit, et se résigna comme l’aube — Gilles-Cœur songeait : j’attendrai — peut-être verrai-je le fil quand le soleil sera plus haut. » —
Et, ce pensant, il s’endormit. —
C’est le moment de le décrire : Il est blanc comme un innocent. C’est lui que je vis une fois au Louvre, dans le grand tableau, avec sa collerette molle et ses manches beaucoup trop longues. C’est celui même de Watteau.
Quant à la mer — car c’est à la mer que je songe et là que je veux me mener, elle était au bout de ce fleuve — nous y arriverons fort tard. —
« Gilles et le Cerf-volant » ai-je dit, tout d’abord : je raconterai leurs amours et ce que cela signifie. Pour moi, je les connus tous deux soudainement vers l’aube de trois ou quatre heures, en juillet, mais il faisait froid comme à chaque réveil dans les tristes express-retour !
Je les vis très distinctement, je ne vis qu’eux seuls — cinq minutes ! — cet incompréhensible cerf-volant solitaire pas plus grand qu’un petit emplâtre de la dimension de mon cœur, et juste sous lui, dans la plaine, le blanc fantôme du « Watteau » — Et même, celui-ci parlait : Il éleva un peu la tête, et laissa pendre ses deux mains, et dit posant avec mystère : « Je suis venu » — et puis, sourit — et puis très simplement reprit : « calme orphelin »… Je n’entendis pas tout le reste ; je crois qu’il ne le savait pas, bien qu’il fut « riche d’yeux tranquilles. »
Moi, je revenais de Paris. — Tout ceci est vague, très vague, et flottant comme mon esprit — (c’est malgré tout que les mots riment !) —
Maintenant, voici ce que c’est : On se réveille, on a très froid, le train s’entraîne, le train s’emporte : On est penché hors la portière, on lutte avec la douleur du grand vent, le vent-express, contre le cœur, des trains-retour !
Rien n’est plus sombre, quand le matin, piteusement se détortille de ses brumes… Alors je vis ce pauvre Gilles, plus pâle et doux que le matin, et je résolus de l’écrire…
Donc, il s’endormit sous le ciel : c’était un lieu tout à fait vide, entre deux pays ou deux villes, intermédiaire et désert — mais il conduisait à la mer !
Gilles-Cœur avait dix-neuf ans. Il ne s’appelait pas ainsi mais c’est à cause du « Watteau », ce jeune homme vêtu de blanc qui lui ressemble comme un frère.
C’était un vagabond touchant. De Paris, je fus en Irlande, il me suivit tout souriant. — Je l’ai revu, perdu, revu ; il allait le long de la mer et dormait aux soleils dormants. —
Mais voici peut-être un récit :
Il naquit d’un fil de la Vierge,
Gonflé jusqu’à l’ampleur d’un cierge
Par le vent frêle des saisons
Oui déshabillent les chardons.
ou simplement, de ses parents… On n’en peut pas faire un récit.
II
Gilles, chère âme, tu dormais…
Mais voici la tiédeur des nuits — j’ai des quarantaines ici et ma pendule qui radote et mes portraits accoutumés. —
C’est la première nuit de mai. — Je me souviens de l’autre année, ah ! Gilles, où je t’ai rencontré et de ce train qui m’emportait ! —
Ce soir, je peindrai son sommeil. —
Il y avait le fleuve, il y avait la plaine, il y avait le ciel qui passait sur sa tête et la dernière étoile encore. — Le cerf-volant ne bougeait pas… Invisible toujours, le fil oscillait quelque part… Je vous le dis en vérité et ce n’est pas que je l’aie vu — où voulez-vous que je l’aie pris ? — mais je le dis en vérité.
Gilles dormait comme l’on dort — écoulement d’un souffle tiède, blancheur du front, — les sourcils rêvent, et les mains tout inoccupées…
Je vous conterai à présent l’histoire d’un petit enfant :
Il était rachitique un peu, moins orphelin que Gilles au moins ; d’ailleurs il avait des parents. Son dos lui faisant trop de mal, il regardait toujours la terre et devenait très solitaire. Son père fit un cerf-volant ; il était haut comme lui-même, il avait la forme d’un cœur et sa queue n’en finissait pas. L’enfant la noua de ses doigts, puis, comme il savait l’écriture, sur chaque chiffon de papier, il écrivit des mots, des mots… des mots de tout petit enfant.
Puis on leva le cerf-volant.
Des deux yeux l’enfant le suivit ; de ses deux pauvres yeux aimants, il aimanta le cerf-volant et dirigea son grand vol bête. Il ne regardait plus en bas ; son dos, un peu se redressait ; son bras tendu par la ficelle avait l’air d’une petite aile… Si bien, si mal qu’il en est mort, et que le fil s’est envolé dès que l’âme s’en fut allée.....................
Cette âme-là non plus, ne la réveillez pas !
L’herbe dressait entre les doigts de Gilles ses glaives doux où montait la rosée, — la brume aussi montait dans la vallée ; le jour montait, l’alouette montait, le vent montait jusqu’à la lune pâle et lui soufflait sa mort en plein visage… Gilles dormait, lui, tout en bas, — mais son désir montait — n’oubliez pas !
III
La mer, la mer !… Qui donc, ce soir, m’y mènera ?… Si le fil est perdu, si ne plus même écrire !…
— Fais rimer seulement pour le même sourire, mer et amer, comme deux lèvres.
— Ah, j’y peine, et c’est pas la peine !
IV
Gilles s’éveilla dans la plaine — une langueur le réveilla. — Il resta couché sur la plaine et regardait passer le ciel. Comme il fixait le cerf-volant, à la fin il ne le vit plus.
Il se mit sur ses pieds, il fut tout éperdu. Puis, se palpant le cœur, il tourna vers la gauche et marcha des jours et des nuits — car de ces choses-là je n’ai pas la mesure et l’ignorance est la plus sûre. —
Mais quand il fut devant la mer : (ce fleuve y conduisait, j’ai dit, aussi son cœur, et le pays et tout ce dont je parle ici) mais quand il fut devant la mer, il mit ses deux genoux en terre et salua disant : « Madame » !… L’intonation fut d’Henri Heine ou bien de Gide. —
Comme un bateau qui va sur l’eau
S’en fut alors ce simple mot
Sur la mer vide,
S’en fut alors, s’en fut alors,
Et n’est pas revenu encor…
Maintenant je voudrais parler discret mais net :
Gilles, ce n’est pas moi et ce n’est pas un autre. — Je l’aime, voilà tout. Je l’ai fait doux et drôle et je l’aime pour rire et pour ne pas pleurer quand je pense à des choses…
Cela se passa bien. La mer portait le ciel ; le ciel flottait, pâle à miracle et plein de vent — entre eux planait le cerf-volant.
Une brume mouillait très doucement la lune, quand dès la nuit venue, elle fut tout en rond comme une large obole blanche.
— Notre Dame des Horizons, dit Gilles, je vois un navire et puis j’entends une chanson, qui le long de tes cieux chavire et tombe, tombe en ma raison comme une pluie… et tire lire !
La nuit palpait le cœur du pauvre cerf-volant, et, charitable, l’environnait d’immensité comme de longs draps d’ombre tissés pour une mort.
Cependant sous le fil perdu, plus oscillant que lui, Gilles parlait encore, et l’écume noyant son visage blêmi, courbé au bout du môle sur la face des eaux, il y sentit des larmes et se trompa d’abord.
Il murmurait… des mots après des mots, légers comme des bulles de silence :
« La pluie tombe dans la mer.
Tout le ciel fond dans la mer
Sa tristesse douce amère… »
— Gilles tendit les bras au hasard des ténèbres — il leva ses mains faibles et chercha son ami — il aima son Désir, posséda sa Détresse, et, couché sur le sable, passionna sa plainte aux accents d’une rime ridiculement chère :
« J’ai ton âme douce-amère
À porter, comme la mer
Porte là-bas, le ciel bas…
Voici que tu dors au bruit
Du vaste et puissant ennui
Des eaux dans les eaux mêlées…
Voici que je veille ici…
..............
Alors le vent passa… il enroula ses anneaux de pitié, ses légères boucles fuyantes aux doigts inquiets de mon Gilles — il en souleva la prière et l’éparpilla près du ciel… Là, le vent même ne court plus ; c’est la palpitation des astres qui balance le cœur en peine du cerf-volant que rien ne mène.
Or, la pluie tombait dans la mer.
V
Ce fut un autre jour, à l’aurore du soir, le ciel mouillant ses feux déjà très faibles…
Gilles était un mince jeune homme, en blanc toujours, avec, en bleu, ses doux yeux sensibles et vagues. — Mais alors vint à sa rencontre une bouffée d’odeur sucrée, triste et pareille à la senteur des quarantaines que les plages jamais ne portent, je sais bien !… Puis tout à coup une fille fut là, sortie peut-être de cette odeur de fleurs ou des maisons là-bas, que la dune abritait. —
Elle tendit ses mains ouvertes devant elle. Il y tomba les présents de la nuit, — on eût pensé deux étoiles filantes — mais c’était à vrai dire, en l’une, un tout petit papier roulé ; en l’autre, un brin de plume de mouette.
Gilles regarda cet enfant ; il eut un grand amour pour elle et proféra très sobrement le mot, ce triste mot : « Madame » qu’il avait appris en naissant. — Mais elle ne lui parla pas et disparut tout aussitôt.
Gilles courba comme un roseau battu d’orage son échine, et ramassa les dons qu’elle avait laissé choir.
Puis il invoqua sans savoir : « Ô Mer, ô Nuit pâle, ô Tristesse, ta face est le ciel invisible, ton corps est l’ombre impalpable du vent. Quant à ton âme, ce soir je suis cette âme… Ô Lamentation de la mer, si j’ai gagné pour toi le large, j’ai quitté les douces maisons et tu ne m’as pas consolé. Ô cierge vierge que me voici au bord des nuits et de toute aventure, brûle ta cire en patience, brûle ta cire en solitude. Ô pauvre amour de moi-même, que je dorlote, ô désespoir de te chérir, mon Désespoir !
J’irai, j’irai… j’atteindrai les pins parasols, noirs et verts sur la baie d’Irlande, où la mer est brillante et pâle comme le visage d’une fiancée qui attend.
Ainsi qu’un arbre que le vent rebrousse sans cesse d’un seul côté et qui se couche sur son ombre tant que le soleil luit, mon âme plie sur son orgueil — comme un démon merveilleusement triste qui vole avec deux ailes jointes devant sa face, et deux autres devant ses pieds, et deux autres dressées, — je vais et je suis seul.
J’ai vu, j’ai vu ce cerf-volant que rien ne mène et je me suis orienté à lui comme un perdu, comme un autre éperdu de ciel. — Je le toucherai — je le toucherai… tout sera fini, la nuit est finie.
VI
Ce fut au très, très petit jour…
Gilles éleva un peu la tête et laissa pendre ses deux mains : d’une s’envola quelque chose, le duvet blanc d’une mouette — en l’autre le papier roulé qu’il déroula sans y penser…
Et ce petit papier parlait. On n’y avait écrit qu’un mot, un mot de tout petit enfant.
— « Dodo ! » Gilles épela ce mot et s’étendit la face au ciel, et s’étendit devant la mer. —
Gilles dormait comme l’on dort, Gilles rêva comme l’on rêve.
Gilles rêva distinctement l’histoire du petit enfant.
« Son père fit un cerf-volant — il avait la forme d’un cœur et sa queue n’en finissait pas… Puis on leva le cerf-volant… »
Quand le matin Gilles fut mort, tout simplement comme l’on dort, ses bras tendus par la ficelle, ses bras tendus devant la mer, avec leurs pauvres manches molles, avaient l’air de deux ailes mortes. —