L’Ombre s’efface/01

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S. E. P. I. A. (p. 5-18).


CHAPITRE PREMIER


Mon bonheur eût été complet si je n’avais pas eu la pensée obsédante de ma naissance. Alors que je me laissais bercer par les paroles d’amour de mon mari, l’idée accablante venait me torturer. De qui étais-je la fille ?

Depuis que je vivais dans l’élégance, que j’appre­nais à connaître les différences sociales et que je goûtais la distinction des propos, je me sentais rou­gir en me souvenant du milieu où j’avais vécu jusqu’à l’âge de sept ans.

Je ne voulais pas être née dans une famille sem­blable à celle des Nébol. Je m’imaginais, alors que mon esprit s’enfuyait dans un rêve, que je faisais partie du monde choisi que nous fréquentions. Oh ! nous n’étions pas mondains, non ; notre grand bonheur nous tenait lieu de société, mais je ne pou­vais pas me soustraire aux amabilités de Mme Tamandy, pas plus qu’à l’admiration que me vouait la jeune Mme Jourel.

Ce qui me faisait supposer que j’étais d’un milieu plus élevé que celui des Nébol, c’est que les sentiments et les manières de ceux qui m’entouraient maintenant, répondaient à ceux qui me venaient instinctivement.

Mon petit orgueil personnel en était ravi, mais pour tout ce monde, je n’étais qu’une enfant venue de je ne sais où, et mon amour-propre en était assez humilié.

S’il n’y avait eu que moi en cause, j’aurais éloigné cette hantise, mais il y avait Jacques, mon Jacques si parfait pour moi. Ce n’était plus l’homme soucieux qui roulait des pensées noires, mais un mari tendre, toujours prêt à me plaire.

Ah ! si je n’avais pas eu derrière moi un passé difficile dont je sentais l’étrangeté, j’aurais pu abuser de l’amour de Jacques, mais mon infériorité me ramenait tout de suite à une conception raisonnée de mes devoirs.

Je n’avais pas le droit de me montrer despote ou ingrate, quand je pensais que j’étais, avant mes sept ans, l’humble servante de la femme Nébol, dont le mari était journalier. Je me voyais toujours avec mon paquet de linge sous le bras, pour aller le blanchir au lavoir commun…

Et puis mon entrée au cirque Labatte, vendue par cette même femme Nébol.

Ah ! que ces souvenirs me terrorisaient ! Qu’il est pénible pour un cœur de n’avoir pas été chéri par une famille !

Cependant, mes années chez les Labatte, si elles avaient été toutes de labeur, ne comportaient nul événement fâcheux pour moi. Ils étaient sévères, mais bons, et j’y étais traitée sur le même plan que leurs filles qui travaillaient autant que moi.

Si, parfois, j’étais contente d’avoir réussi mon numéro, ma fierté était vite rabattue par une réflexion de M. Labatte :

— Ne sois pas si vaine. C’est grâce à nous que tu es devenue ce que tu es. Sans moi, tu serais une apprentie blanchisseuse dans ton pays, ou une servante de ferme.

Que pouvais-je répondre devant une telle vérité ? Maintenant, l’avenir avait changé pour moi. J’étais l’épouse aimée d’un être que j’estimais supérieur à toute l’humanité. Grâce à lui, j’étais sacrée femme du monde, j’avais une situation sociale importante, j’étais riche et considérée.

Cependant le ver rongeur de ma naissance obscure me vrillait. J’aurais voulu apporter à mon mari quelque reflet. Je l’aimais tellement qu’il m’était dur de savoir que je ne pouvais rien lui donner qui le flattât.

Quand je m’ouvrais de mon tourment à mon amie Henriette Tamandy, qui avait eu mes confidences, elle me répondait, comme au premier jour de notre revoir :

— Vous lui donnez votre beauté, votre jeunesse, à votre mari ; que pourrait-il désirer de plus ?

— Je ne suis qu’une pauvre danseuse.

— Avec quel talent ! Vous avez fait courir tout Paris autant par votre grâce que par votre conduite et votre art si nobles et si purs. Quel serait l’homme qui ne serait pas heureux de vous avoir conquise et qui demanderait autre chose ?

— Vos gentilles paroles ne me suffisent pas. Je reste honteuse de me savoir l’enfant de personne.

— Vous n’êtes qu’une petite orgueilleuse, me disait doucement cette amie charmante.

Que j’étais heureuse qu’elle m’eût reconnue sous mes travestis de danseuse ! Ah ! combien nous riions encore parfois de notre rencontre sur cette route de Seine-et-Oise où je m’en allais clopinant !

— La vie est faite de l’enchevêtrement de mille liens obscurs qui s’éclairent un beau jour. Quand nous vous avons prise dans notre voiture, mon mari et moi, nous ne nous doutions pas à quelle célèbre vedette nous avions affaire. Par discrétion nous ne vous avons demandé aucun détail sur votre person­nalité, mais cette discrétion même n’était-elle pas voulue par la Providence ?

— Oui, je le crois, parce qu’elle m’a conduite par des voies détournées à la situation que j’occupe en ce moment.

— Pauvre petite Christine ! Vous avez pâti, mais quelle revanche !

La bonne Henriette s’attendrissait sur mes mal­heurs passés. Âme loyale, elle admirait mon courage et s’extasiait sur mon bonheur qu’elle estimait mérité. Par moments, cependant, je trouvais ma félicité exagérée, et je me prenais à penser que mon devoir était de fouiller dans les ténèbres de mon arrivée dans ce village de Seine-et-Oise.

Mais comment procéder ? Je ne possédais nulle initiative, si ce n’est pour danser ! Depuis un an, je ne dansais plus, tout à mon foyer.

Depuis que j’étais retournée, après mon mariage, chez la femme Nébol, je ne l’avais plus revue.

Je me demandais si je ne devais pas aller de nou­veau dans le pays pour m’y livrer à une enquête plus approfondie. Lors de notre visite, mon cher mari n’avait pas voulu questionner qui que ce fût à mon sujet. Il m’avait dit :

— Vous m’êtes chère comme vous êtes, et je ne désire rien d’autre.

Je n’avais pas insisté, craignant une révélation qui m’eût plongée dans la honte, devant lui.

Aujourd’hui, mon dessein prenait corps. Je voulais savoir, mais seule. De peur d’apporter à mon mari quelque terrible surprise à mon sujet, je voulais opérer dans le plus grand secret.

Ce projet me produisait l’effet d’une montagne à percer.

J’étais tenace. Ma réussite l’avait prouvé.

Mon mari composait un livre sur des fouilles gallo-romaines, et parfois il s’absentait vingt-quatre heures et même quarante-huit, pour conférer avec des savants avec lesquels il prenait rendez-vous au lieu même de leurs découvertes.

J’attendis un de ces jours-là pour retourner dans mon pauvre village.

Je dis donc à Clarisse, ma dévouée cuisinière :

— Je sors pour tout l’après-midi, ma bonne Clarisse. Je vais avec Mme Tamandy ; nous allons visiter un château dans les environs.

— Bien, madame.

En plus de la gêne causée par ce mensonge, je partis avec de l’inquiétude au cœur.

J’étais vêtue simplement d’un tailleur couleur prune. Ma blouse était blanche, ainsi, que mon cha­peau très modeste.

Le temps était celui d’un automne commençant. Les lointains s’estompaient dans une brume qui annonçait un bel après-midi. De la portière de mon wagon, je voyais défiler des champs débarrassés en partie de leurs produits.

Bien que je fusse un peu déconcertée de me sentir seule, ce qui m’arrivait rarement, je n’en goûtais pas moins la douceur du paysage.

Sous mes yeux passait une forêt dont j’admirais les arbres élancés, ou la perspective d’une allée om­breuse. Puis c’était la Seine, dont l’eau miroitante faisait ciller mes paupières.

J’en arrivais à me détacher de ma pensée maîtresse quand je parvins à la station où je devais descendre. Je pris un car qui me déposa dans le pays de mon enfance.

Tout m’y sembla misérable. Je me demandai pour­quoi j’étais venue là. Ma soif de savoir me parut une idée de démon et je faillis repartir sans rien oser.

Un peu de réflexion m’amena à plus de pondéra­tion et je me dirigeai vers la mairie. J’y trouvai le maire.

— Eh ! v’là Christine !

Je fus un peu suffoquée par cette façon familière à laquelle je n’étais plus habituée, mais je me remis vite et je dis :

— Oui, monsieur le maire, c’est bien moi. Je viens dans une intention intéressée. Figurez-vous que je suis hantée du désir de savoir qui sont mes parents ?

— Quelle drôle d’idée ! Vous ne pouvez donc pas vous contenter de ce que vous avez ? Après avoir dansé comme une fée, m’a-t-on dit, vous avez épousé un beau jeune homme riche… et gentil, par surcroît.

— Justement, monsieur le maire, c’est parce que je suis un peu honteuse de n’être rien, que je voudrais savoir si mes parents étaient « quelque chose ».

— Vous pourriez vous repentir de votre curiosité.

Cette phrase me donna le frisson. Que savait cet homme sur ma naissance pour qu’il me décourageât de cette manière ?

Je penchai la tête, interloquée, sentant toute la sagesse de celui qui me parlait.

Il reprit :

— Vous serez bien avancée, quand vous saurez que peut-être votre mère était une courtisane ?

— Oh ! criai-je, la main devant les yeux, comme si je voulais voiler la honte de ma mère.

Mon interlocuteur ne s’arrêta pas à mon exclamation et il continua :

— … Ou bien une pauvresse de grands chemins, vivant, sans être mariée, avec un ivrogne sans foi ni loi… Ou peut-être la fille d’un assassin…

Je tremblais tellement devant l’énoncé de telles horreurs que le maire s’en aperçut et interrompit cette succession de tableaux.

Je m’écriai :

— Vous savez sûrement quelque chose ! Je vous en prie, dites-moi tout !

— Eh bien ! je ne sais rien.

— Vous voulez me cacher la vérité.

— Foi d’honnête homme, je vous répète que je ne sais rien. Une personne est arrivée un jour chez la femme Nébol, avec un poupon qui était vous, et elle vous y a laissée.

Haletante, je demandai :

— Comment était cette femme ?

— Je ne l’ai jamais su. La bonne Nébol, qui était une pauvre jeune femme parfaite, ne voyait que l’enfant. Elle venait de perdre une petite fille, et votre arrivée lui a paru un miracle. Elle ne s’est inquiétée de rien, dans la peur que l’on vous reprenne à sa tendresse. Elle vous a soignée comme une fille de roi, mais malheureusement elle est morte quand vous aviez deux ans. Très en peine, avec une gamine sur les bras, Nébol s’est remarié avec celle que vous savez…

Ma pseudo-belle-mère ne m’intéressait pas, et je m’écriai :

— Quels vêtements avais-je quand je fus déposée chez les Nébol ?

— Rien de merveilleux : des langes propres, mais sans marque ; pas de dentelles, des pieds nus. Sur un papier, un nom : Christine.

— Où est ce papier ?

— Peut-être chez la femme Nébol, si elle ne l’a pas déchiré.

— Oh ! que je suis malheureuse que ces deux êtres ne soient plus en vie !

— Eh ! vous n’êtes pas la seule à regretter des morts…

Le maire ne partageait pas ma tristesse. Il ne me comprenait pas du tout.

Quant à moi, j’étais cruellement déçue. À vrai dire, je ne comptais sur rien de certain, mais cette totale désillusion m’atteignait en profondeur.

Le maire me dit :

— Croyez-moi, abandonnez votre idée. Vous êtes heureuse, ne troublez pas votre tranquillité. Qui sait ce que ces démarches vous apprendront ? Peut-être une cruelle vérité qui dérangera l’harmonie de votre ménage.

Ces paroles me firent tressaillir. Je m’imaginai que cet homme me cachait quelque chose. Je n’osais plus le questionner parce qu’il m’avait répondu fer­mement.

Je pris congé de lui, un peu hésitante sur mes actions. Devais-je l’écouter ou chercher encore ? Cette dernière pensée l’emporta.

Tout en songeant, je me dirigeai vers mon ancienne demeure, la masure de la femme Nébol.

Qu’elle me sembla horrible, maintenant que j’étais accoutumée à l’hôtel confortable de mon époux ; je me demandais comment j’avais pu vivre dans une semblable maison.

La porte en était close. Je frappai. La femme Nébol entrouvrit l’huis à moitié. Son visage n’avait rien d’engageant, mais, à ma vue, son sourire devint mielleux.

— Bonjour, madame Nébol.

— Bonjour, Chris…, madame. Entrez donc.

J’avançai. Je reconnus le désordre accoutumé. Dans mon enfance, je me figurais que ce désordre était une nécessité, mais aujourd’hui je constatais qu’il était dû à la paresse. Des objets invraisemblables traînaient partout et les mouches régnaient en maîtresses.

Après quelques mots de politesse, je demandai :

— N’avez-vous rien de moi qui puisse m’éclairer sur ma naissance ?

— Vous savez bien que non ! Et puis, qu’en avez-vous besoin ? Vous êtes mariée richement. Quoi voulez-vous ?

— Savoir qui je suis.

— Oh ! la ! la ! on vous l’a dit : la fille d’une rou­lure, répondit-elle méchamment.

Le rouge de la honte couvrit mon visage et je me repentis amèrement d’être venue.

Tout à coup, la femme changea de ton et une dou­ceur la caractérisa. Sans doute une excellente idée venait de surgir dans son cerveau, et elle repartit :

— Mon défunt m’a montré une fois un papier où vot’ nom est inscrit. Je l’ai là, dans un tiroir.

— Oh ! donnez-le-moi ! dis-je impétueusement.

— Tout doux, ma belle ! C’est un papier qui vaut cher.

Ses yeux étaient dardés sur mon visage, ainsi que deux aiguilles étincelantes.

Je compris que le chantage classique allait com­mencer et je questionnai durement :

— Combien ?

Elle jeta un prix qu’elle crut énorme, mais qui me sembla bien mesquin à côté des gains que j’avais eus et surtout en comparaison des revenus de mon mari.

— Mille francs !

Je les avais dans mon sac et ce billet ne me coûta pas à donner. Elle le saisit avidement et je remarquai une ombre sur ses traits. Elle regrettait de n’avoir pas demandé davantage.

Cependant elle s’exécuta. Elle alla vers l’armoire que je connaissais bien et, d’une boîte de bois blanc, elle retira un papier qu’elle me tendit.

Je le pris et le contemplai. C’était une feuille arra­chée à un agenda, et le nom Christine écrit au crayon. Mon cœur battait en l’examinant.

C’était donc là tout ce que je possédais de ma famille ? J’étudiai l’écriture, essayant de découvrir si elle était d’un homme ou d’une femme. Était-ce ma mère qui avait tracé ce fier C majuscule, ou mon père ? La dernière lettre était à peine formée comme par une main affaiblie ou pressée d’en finir.

Je sentis que Mme Nébol me scrutait de son regard aigu et j’interrompis ma contemplation. Je serrai le précieux papier dans mon sac et je franchis ce seuil, pendant que j’entendais :

— On vous reverra ?

Elle pensait sans doute que chacune de mes visites lui rapporterait mille francs.

Je rentrai chez moi avec un peu de mélancolie, mais contente cependant d’avoir ce papier que mon père ou ma mère avait touché.

Quand je vis mon mari, je m’efforçai d’avoir un visage délivré de souci. Il me raconta ses heures d’étude en compagnie de ses collègues. Je le voyais heureux de me retrouver, content aussi de son dépla­cement.

Je ne me lassais pas de l’admirer. Sa bonté était inouïe et ses manières charmantes. Ses attentions, ses prévenances étaient multiples et je ne pouvais que me dire que j’étais comblée. J’aurais dû, comme me l’avait conseillé le maire, ne m’inquiéter que du bon­heur de ce mari à qui je devais tout.

J’eus quelques jours mornes après ma visite, puis, brusquement, l’imprévu entra dans notre foyer.

Le cercle de nos relations était fort restreint. Jacques ne m’avait jamais beaucoup parlé des uns et des autres, parce que je ne l’y poussais pas. Cela me gênait de ne pas avoir à lui nommer des per­sonnes de connaissance et je ne provoquais pas de confidences.

Ce jour-là, Antoine vint me dire :

— Madame, il y a le valet de chambre de M. de Gritte qui veut parler à Monsieur.

— Vous savez que Monsieur est sorti.

— Il veut parler à Madame.

— Qui est ce M. de Gritte ?

— Un vieil ami de Monsieur.

Je réfléchis quelques secondes et je me décidai :

— Faites entrer.

Je vis venir à moi l’exemplaire le plus frappant du vieux domestique.

— Madame…, balbutia-t-il.

Devant son embarras, je le mis à l’aise :

— Remettez-vous, mon ami.

— Je suis content de voir Madame plutôt que Mon­sieur, parce que depuis longtemps Monsieur ne vient plus chez mon maître.

Il s’arrêta, et je ne sus pas si je devais l’interroger ou pas.

Devant mon silence, il reprit :

— Madame ne sait peut-être pas que le fils de mon maître, M. Hervé de Gritte, était le fiancé de la sœur de M. Rodilat ?

Je sursautai en jetant une exclamation et je répon­dis, vivement intéressée :

— Non, je ne le savais pas.

Le vieux valet de chambre se rassurait et il pour­ suivit d’une voix plus ferme :

— Après l’accident survenu, M. Hervé a été fou de désespoir. Il aimait Mme Rodilat depuis toujours, et chaque fois qu’il voyait monsieur son frère, il le cou­vrait de reproches furieux.

Je me sentis pâlir, parce que je pensais que mon cher Jacques souffrait atrocement lui-même au souve­nir de ce drame.

— Il lui disait qu’il avait brisé sa vie. Son père avait beau lui démontrer que ses reproches étaient inutiles, mon jeune maître ne cessait d’accabler M. Rodilat de sa colère. Devant toutes ces paroles pénibles, M. Rodilat n’est plus revenu chez nous. Or, M. de Gritte, mon maître, voudrait revoir monsieur votre mari. Il ne peut sortir, il souffre d’un accès de goutte. Il voudrait consulter M. Rodilat au sujet d’un livre que ces messieurs composaient ensemble. Je pense que M. Rodilat voudra bien venir et que M. Hervé se montrera plus calme. Tant de jours ont passé depuis ce temps !

J’étais fort émue par cette requête et assez embar­rassée pour la présenter à mon mari. Je n’avais pas été longue à m’apercevoir que Jacques éloignait toute allusion à cette sœur si regrettée. La terrible aventure était une blessure ouverte dans son cœur, et, s’il l’ou­bliait parfois en ma société, je savais qu’elle était toujours présente à son esprit.

La voix du vieil homme résonna encore à mes oreilles :

— Je suis content d’avoir trouvé Madame seule. Je suis sûr qu’elle saura persuader Monsieur et qu’il ne se souviendra pas trop qu’il a été traité d’assassin par M. Hervé. Dans la vie, il faut savoir oublier.

Cette parole si sage me parut bien à propos. Il avait raison, le brave homme, et je pouvais faire mon profit de son expérience. Moi aussi, j’aurais dû oublier le mystère de ma naissance, et je m’y cramponnais pour me torturer. Chacun avait son secret qui le rongeait.

Hervé de Gritte avec ses regrets, Jacques avec ses remords, M. de Gritte le père avec sa peine silen­cieuse de voir deux amis devenus ennemis. Chacun détruisait l’harmonie de ses jours par manque de « savoir oublier ».

Je répliquai au vieux domestique :

— Je me chargerai de votre mission. Je souhaite que M. Hervé n’ait plus de paroles trop vives à l’égard de mon mari. Je vous certifie que le désespoir de M. Jacques est toujours profond et qu’il s’y ajoute encore le chagrin d’avoir brisé le cœur de votre jeune maître.

— Je sens que Madame est bonne et je la remercie de bien vouloir se charger de ma commission. J’ai l’honneur de saluer Madame.

Le cher homme s’en alla.

Quand il fut hors de ma vue, je me jugeai téméraire d’avoir accepté de remplir ce mandat. Je n’étais pas encore très hardie devant Jacques, malgré mes mois de mariage. J’avais si peu de choses à solliciter de lui, car il prévenait tous mes désirs. Et, pour la première requête que j’avais à lui adresser, c’était une atteinte à ce qu’il conservait de plus intime au fond de son âme. Non, je n’étais pas brave quand je pensais qu’il me faudrait violer le sanctuaire dont il n’avait jamais entrouvert la porte devant moi.

Je me traitais de stupide d’avoir obéi presque in­consciemment à la persuasion du vieux domestique.

Alors que je m’appesantissais sur mes pensées, Clarisse vint me trouver. Son air était grave et compassé. Nous étions devenues de bonnes amies, et elle me conseillait parfois sur les goûts et les habitudes de mon mari, ce qui m’était d’un grand secours. Aussi bien intentionné que l’on soit, il arrive que l’on peut commettre des maladresses en toute innocence. Le bonheur est fragile et un rien peut le troubler.

Clarisse me dit :

— Madame a reçu Anselme, le valet de chambre de M. de Gritte. Cela m’a retournée de le voir. Nous avons été très amis avec cette famille, mais depuis l’horrible jour où Monsieur a eu cet accident d’auto­mobile où sa sœur a été tuée, il y a eu des scènes regrettables. M. Hervé en tenait pour notre Janine et ils étaient déjà comme deux petits tourtereaux. Il avait vingt et un ans et elle seize ! Jugez de ces inno­cents ! Aussi quel vertige quand la catastrophe est arrivée ! M. Jacques était fou et M. Hervé ne l’était pas moins. Dans chaque famille, on empêchait un malheur. Quand M. Jacques allait s’accuser et deman­der pardon à M. Hervé, c’étaient des scènes effroyables. M. Hervé, qui semblait avoir perdu son bon sens, traitait Monsieur de meurtrier, sans vouloir croire à son désespoir d’avoir tué sa sœur. Sans être entièrement coupable, il allait vite, c’est sûr, mais la direction a sauté, et il n’y pouvait rien.

Je voyais que Clarisse me racontait ces choses pour bien situer les causes de ce drame, car elle savait qu’Anselme m’en avait parlé. Elle prit à peine le temps de reprendre son souffle pour continuer :

— À son grand regret, M. Jacques a cessé d’aller voir M. Hervé. On ne pouvait continuer à supporter les reproches de ce jeune insensé qui n’était pas le plus à plaindre. Je trouvais que Monsieur l’était bien davantage. En plus du chagrin, il avait ses remords, tandis que l’autre avait un désespoir où il n’y avait que de la beauté. Il n’avait qu’à offrir son sacrifice. Je trouvais que Monsieur avait bien de la bonté d’aller lui demander pardon ! Entre nous, je dirai que ce garçon ne me plaît pas ! C’est un jaloux et un ran­cunier.

J’avoue que j’eus quelque peine à retenir un sourire quand Clarisse m’avoua sa façon de penser. Elle eut une moue si caractéristique qu’elle provoqua en moi une gaîté que le sujet ne comportait pas.

Je ripostai, en reprenant mon sérieux :

— Alors, selon vous, la chère petite Janine a échappé à un mari ombrageux et peu enviable ?

— C’est tout à fait ma pensée, riposta vivement et sans fard la bonne Clarisse.

Puis, sans transition, elle me posa la question qui l’avait amenée dans ma chambre et que son dévoue­ment à mon égard autorisait :

— Alors je me demande ce qu’Anselme est venu raconter à Madame. Madame peut croire que je suis curieuse, non, mais je me méfie…

— C’est simple, et je ne vous le cacherai pas : il m’a priée de bien vouloir exprimer à mon mari le désir de son maître de le revoir. Ce dernier a une attaque de goutte et ne peut sortir. Or, il a besoin de voir son jeune ami au sujet d’un manuscrit.

— Oui, ils s’occupaient tous les deux d’un livre, interrompit rêveusement Clarisse.

Je continuai en marquant ma surprise :

— Je ne comprends pas que ce monsieur âgé ait besoin de la science d’un homme aussi jeune que mon mari.

Clarisse redressa fièrement la tête :

— C’est que Monsieur est savant, et puis, il y a encore cela : c’est que Monsieur a voyagé et qu’il a vu des choses sur place. Alors Madame peut com­prendre que cela aide M. de Gritte. Il n’a pas cru que M. Jacques le délaisserait ; il a attendu, et comme il a peur de ne pas pouvoir finir son livre, il appelle Monsieur…

Clarisse trouvait cette démarche et ces circons­tances absolument naturelles, et je n’étais pas loin de penser comme elle.

Cependant j’objectai avec hésitation :

— Je suis d’accord avec vous, bonne Clarisse, mais je suis assez embarrassée pour formuler cette requête à M. Jacques. Comment va-t-il me recevoir ? J’ai la sensation de me mêler de ce qui ne me regarde pas.

— Je crois que Madame aura toutes les indul­gences, murmura lentement Clarisse. Monsieur aime Madame…

Cette parole sonna agréablement à mes oreilles, et une rougeur m’envahit parce que Clarisse me le disait si franchement. Je dissimulai ma gêne en répondant :

— Vous êtes bien gentille de me dire des choses aussi douces, chère Clarisse, mais il n’en est pas moins vrai que jamais Monsieur n’a fait allusion à sa sœur devant moi, et peut-être sera-t-il peiné ?

— Non, comme je connais Monsieur, il sera délivré de parler de ses regrets… Je suis sûre qu’il lui en coûte de garder cela dans son cœur. Vous saurez le consoler et cela lui semblera agréable de s’épancher.

Que cette Clarisse était fine et comme elle connais­sait son jeune maître ! J’entrevoyais un rôle dans ma vie et je me persuadais que cette tâche compenserait mon manque de naissance.

Je redevins plus ferme en envisageant mon entre­tien futur avec mon mari. Pourtant, je dis encore à Clarisse :

— Croyez-vous que Monsieur ne serait pas plus content que ce soit vous qui l’instruisiez du souhait de M. de Gritte, vous qui êtes au courant des cir­constances de ce drame ?

— Non, répliqua péremptoirement Clarisse, il faut que ce soit vous, madame, parce que vous irez sans aucun doute chez M. de Gritte, qui sait déjà qu’Anselme vous a parlé. Vous avez promis au brave homme de faire la commission, et il se demandera pourquoi vous ne l’avez pas faite. Ce serait mal poser Madame aux yeux de ces personnes. Ainsi, quand Monsieur vous présentera à cette famille, il y aura déjà un lien entre vous et M. de Gritte.

Que cette Clarisse me préservait des embûches ! J’admirais ses raisonnements qui ne me faisaient jamais défaut et qui m’empêchaient parfois de com­mettre des impairs. Je me rendis donc à ses pré­cieuses indications et j’attendis le moment de mon entretien avec Jacques.

Clarisse m’ouvrait un nouvel horizon. J’étais curieuse de connaître les de Gritte et de voir ce jeune homme « jaloux et rancunier ».