L’Ombre s’efface/05

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S. E. P. I. A. (p. 56-69).


CHAPITRE V


Je revins assez troublée de ma visite, et à différents titres. J’avais eu des idées tellement incohérentes au sujet d’Hervé, que je me demandais si je ne perdais pas un peu la tête.

Rentrée chez moi, en présence de Jacques, je recouvrai tout mon sang-froid et je me promis de ne plus me retrouver en présence de ce garçon que je jugeais maintenant plus hurluberlu que méchant. Cependant, malgré ces bonnes résolutions de ne plus attacher d’importance à ce qu’il disait, je restais anxieuse.

L’accueil si affectueux de Mme de Sesse me transportait de joie. Ce n’était pas qu’elle m’eût accablée de protestations d’amitié, mais il se glissait entre nous un fluide sympathique. Sans que nous parlions, une communication d’intimité s’établissait entre nos cœurs.

Je la voyais bien accablée par la perte de sa petite fille, mais je dois avouer que ce n’était pas cette malheureuse circonstance seule qui m’influençait. Je la plaignais, certes, mais il y avait autre chose qui me poussait vers elle. Résumait-elle pour moi l’idéal de la femme ? Je me le persuadais. On se forge un idéal, on le cherche, et si on le découvre, on s’y accroche. Tout me plaisait dans Mme de Sesse : son visage calme, la grâce de ses gestes et sa parole douce.

Jacques me questionna durant la soirée et je lui racontai mes impressions. Il s’y intéressa et parut content de me voir apprécier Mme de Sesse.

Il me dit en riant :

— N’exagérez pas votre admiration, sans quoi vous me verriez jaloux si elle occupait trop vos pensées.

Nous ne pûmes nous empêcher de rire, puis j’avouai mon étonnement sur la façon d’être de M. de Sesse.

— Ce qui me paraît bizarre dans ce ménage, c’est la froideur avec laquelle cette charmante femme accueille les attentions de son mari. Il semble que rien de lui ne l’émeuve. Et savez-vous ce que j’imagine ?

— Non.

— Que M. de Sesse a dû commettre quelque infidélité et qu’elle ne peut lui pardonner.

Mon mari sourit en me répondant :

— Votre hypothèse est vraisemblable, mais je la crois fausse. M. de Sesse est la perfection des maris, du moins a-t-il cette réputation. D’autre part, je suis persuadé que sa femme est trop intelligente pour le punir ainsi.

— Oh ! Jacques, je vous en voudrais beaucoup s’il vous arrivait une fantaisie extra-conjugale !

Cette riposte eut le don de déchaîner un bon rire de mon époux.

— Soyez en paix, me dit-il, et pour en revenir aux rapports entre les de Sesse, je me figure plutôt que la disparition de leur enfant a laissé chez cette pauvre mère une empreinte très profonde que son mari cherche à effacer.

— C’est possible ! répliquai-je avec indifférence.

Jacques reprit après un moment :

— Personne d’autre n’était avec vous ?

— Hervé de Gritte est venu, alors qu’on ne l’attendait pas.

— Ah !… Et il a été aimable ?

— Je le trouve étrange, dis-je avec une voix sourde.

— Dans quel sens ?

— C’est difficile à exprimer. Il paraît doux, mais par moments une violence éclate dans ses gestes et ses paroles. Puis, il avance des choses qui sont le contraire de la logique. Pour tout dire, je le crois un peu déséquilibré. Mon opinion est peut-être erronée.

Je disais ces phrases, les yeux sur l’ouvrage que je tenais. Quand je relevai la tête pour regarder mon mari, je fus effrayée de voir son visage décomposé.

— Qu’avez-vous ? m’écriai-je.

— Je suis désespéré de deviner que je suis sans doute la cause de ce déséquilibre de mon ami.

Je ne pus trouver une réponse immédiatement. Je venais de comprendre que mon mari se jugeait responsable plus que de raison du manque de bon sens d’Hervé. J’avais commis un impair. J’essayais de l’adoucir :

— Vous êtes trop scrupuleux, mon cher Jacques, et je crois que vous connaissez assez mal le caractère d’Hervé. M. de Sesse ne m’en parlait pas favorablement. Il lui faisait l’effet d’un loup et votre chère petite sœur, d’un agneau. Sans doute avait-elle un grand ascendant sur lui et se montrait-il sans défaut, quand il était auprès de sa mignonne fiancée. Je n’ai pas besoin de vous apprendre que quelques femmes ont un pouvoir magique sur certains hommes.

Jacques se rassérénait en m’écoutant. Je me hâtai de poursuivre :

— Hervé est revenu à son état naturel, tout simplement, dès qu’il n’a plus eu votre sœur si douce à ses côtés. Il faut attendre qu’une autre fiancée ait sur lui assez d’empire pour le rendre plus sociable.

J’accumulais les mots, mais je n’étais pas convaincue. Je sentais la nécessité, de plus en plus, de m’emparer de l’esprit d’Hervé pour le rendre sans danger. En attendant qu’il eût la fiancée souhaitée, il fallait que je l’asservisse à mon tour pour que mon mari ne souffrît pas.

Mon désir était fou, et j’aurais mieux fait d’abandonner ce projet stupide qui allait rendre ma conduite équivoque.

Mon mari me dit :

— Il y a beaucoup de vrai dans ce que vous alléguez. J’ai vu, dans notre enfance, un Hervé toujours un peu rude. Il avait des colères allant jusqu’à la frénésie, mais dès que ma sœur paraissait, avec son regard doux et sa grâce charmante, Hervé, subjugué, tombait sous le coup d’un enchantement.

— Ah ! je suis contente que vous vous rendiez à mes raisons, et ceci explique la véhémence d’Hervé qui a repris toute sa force depuis que la douceur de Janine lui manque.

Au dedans de moi, l’espoir se glissait. Il me semblait que je n’aurais aucun mal à juguler les menaces d’Hervé. Il commençait à s’éprendre de moi, je n’en doutais pas, et je me sentais forte.

Il voulait m’arracher à mon mari, mais il fallait que je fusse consentante ! Or, je n’y étais pas disposée. J’étais prévenue, d’ailleurs, contre ce séducteur qui croyait sa beauté prestigieuse. Je saurais lui montrer que j’avais de la volonté.

Un tableau se profilait devant moi : celui de l’esclave dans l’arène faisant virer lentement la tête de l’auroch pour le vaincre. Ma parole ! je m’identifiais à cet homme pour dominer Hervé ! Mes idées étaient d’une prétention insensée, mais j’étais encore imprégnée des difficultés que j’avais eues à surmonter dans ma carrière, pour croire que je triompherais de tout ce que j’entreprendrais.

Ma nuit fut assez agitée. Je me voyais luttant contre des monstres plus ou moins récalcitrants.

Le jour m’enleva toutes ces sottises et je me surpris à être gaie.

Je déjeunai en face de mon mari. Je portais une robe d’intérieur rose qui m’allait bien et les yeux de Jacques me semblèrent admiratifs. J’en fus heureuse parce que j’aurais voulu lui plaire toujours davantage.

— Quels sont vos projets pour aujourd’hui, ma chérie ?

— Rien de spécial. Je n’ai nulle course pour ce matin, et cet après-midi, je compte m’installer ici avec un ouvrage et un livre, l’un me distrayant de l’autre.

— C’est sagement combiné. Cependant ne soyez pas trop sédentaire. Je ne puis vous proposer une promenade aujourd’hui, parce que j’ai des recherches à effectuer à la Nationale.

— Hélas ! je ferai des efforts pour me passer de vous ! dis-je gaîment.

— Et moi, je ferai de même, non sans tristesse.

Mon mari me laissa pour s’entretenir avec ses chères paperasses et ses poussiéreux papyrus, tandis que je procédais à mes légers travaux quotidiens.

Nous étions dans le plein automne, mais il y avait quelques rayons de soleil. Un minuscule jardinet faisait suite à l’hôtel, Les fleurs n’y vivaient pas long­temps, mais quelques arbustes de bonne volonté égayaient par leur feuillage.

J’enlevai quelques feuilles mortes. Je me sentais toute réconfortée par l’atmosphère et surtout par la tendresse que me témoignait mon mari.

L’heure de midi arriva, et le vieil Antoine vint me prévenir que Monsieur était rentré. J’allai vite le rejoindre et nous nous rencontrâmes alors qu’il venait au devant de moi.

— Les vieux papiers ne sentaient pas trop le moisi ? demandai-je.

— C’est une odeur que je ne distingue plus, parce que je vis avec elle.

— Oh ! oh ! c’est dangereux pour moi cette parole-là ! En arriverez-vous à ne plus me voir parce que je vis dans votre sillage ?

Je devenais coquette. Mes yeux étaient câlins et ma voix se faisait douce.

Tout de suite je fus serrée dans des bras affectueux, ce qui dispensa Jacques d’une réponse.

L’après-midi que je me promettais solitaire fut brusquement embelli par la visite de Mme Saint-Bart. J’en fus agréablement surprise. Elle entra avec un parfum d’air frais, et son visage gai paraissait tout amical.

— Bonjour, petite madame. Quel joli teint ! Je ne vous demande pas de vos nouvelles : vous ressemblez à une rose qui vient d’éclore.

— Vous êtes trop aimable, et j’allais vous adresser le même compliment.

— Hum ! je suis une rose d’arrière-saison !

— Elles n’en sont que plus agréables.

— Arrêtons-nous sur cette route de compliments, sans quoi nous deviendrions vaines comme des paons.

Mme Saint-Bart choisit un fauteuil moelleux et s’y installa, puis s’écria :

— Que l’on est bien chez vous !

— J’en suis ravie. M. Saint-Bart se porte bien, ainsi que M. de Gritte ?

— Mes trois hommes sont en excellent état. Mon frère a rajeuni depuis qu’il a retrouvé Jacques. Il a des projets pour cent ans ! Vous avez passé un bon après-midi, hier, chez Mme de Sesse ? ajouta-t-elle sans transition.

— Oh ! parfait ! Cette dame est bien charmante ; j’ai beaucoup de sympathie pour elle, bien que je ne la connaisse que peu.

— C’est réciproque, d’après ce qu’elle m’a dit. C’est une malheureuse femme qui s’attache aux jeunes filles ou aux jeunes femmes qui pourraient avoir l’âge de sa fille.

— Elle paraît bien affectée encore par cet événement. Le temps ne me semble pas avoir adouci son désespoir.

— Vous avez raison. Elle est restée mortellement triste depuis cette disparition qui nous a toujours étonnés.

— Pourtant il n’y a rien de surprenant à la mort d’une enfant de quelques jours. Bien des mères, mal­heureusement, ont vécu ces drames.

— C’est bien certain, mais dans le cas des Sesse, cela s’est présenté curieusement. L’enfant était une vigoureuse petite fille, puis soudain on a appris qu’elle était morte. Jamais on n’a su un détail sur sa maladie, et mon amie, assommée par la douleur, n’a jamais rien raconté. M. de Sesse, de son côté, était écrasé de chagrin et n’a pas abordé la question. Il semblait qu’un mystère eût entouré cette dramatique histoire.

— Mais les domestiques ? dis-je oppressée.

Mme de Sesse était dans une clinique. Elle avait une femme de chambre qui s’occupait de l’enfant, et, un jour, nous avons appris que cette femme était morte accidentellement.

— Oh ! m’exclamai-je avec effroi.

Il y eut un silence entre nous. J’étais terrifiée par cette succession d’événements tragiques et je repris, à voix presque basse.

— Ne croyez-vous pas que cette femme ait tué l’enfant, oh ! involontairement, et qu’elle se soit donné la mort, dans son épouvante ? Ces deux décès simultanés ne vous paraissent-ils pas étranges ?

— Comme vous prenez les choses à cœur, ma chère enfant ! Je ne sais si quelqu’un a eu les soupçons que vous exposez là, mais dans mon entourage personne n’y a pensé.

— Je vous demande pardon. J’ai sans doute une imagination déplorable, mais je trouve la mélancolie de Mme de Sesse si invétérée, que je lui cherche une cause exceptionnelle.

— Mais, ma petite amie, perdre un enfant est une blessure inguérissable pour une mère.

Je me tus. Je ne pouvais guère me poser en juge, quand il s’agissait de sentiments maternels. Je laissais vagabonder la folle du logis et je voulais trouver une explication à l’attitude contrainte des deux époux. Obstinée dans mes déductions, j’étais convaincue que la mort d’un enfant devait rapprocher des époux, et non susciter cette froideur qui les séparait.

Mme Saint-Bart poursuivit :

— Cette domestique n’avait pas l’allure d’une criminelle. Elle paraissait attachée à ses maîtres, pour qui elle se dévouait. Par moments, elle présentait l’aspect d’une personne un peu exaltée, mais mon amie ne s’en plaignait pas.

— Comment est-elle morte ?

— Il paraît qu’elle a été heurtée par une auto et qu’on l’a relevée avec une fracture du crâne. Elle n’a pas repris connaissance.

Puis, brusquement, Mme Saint-Bart changea de ton :

— Quelle conversation, chère petite madame ! Vous m’obligez à ne vous raconter que des tristesses !

— C’est que Mme de Sesse m’intéresse tellement ! Tout ce qui la touche m’est précieux.

— Je le constate.

— Avouez qu’il y a là une fatalité rare. Je comprends mieux l’air accablé de votre amie. Des coups pareils peuvent laisser une trace qui a du mal à s’effacer.

— Oubliez-les et reprenez votre calme.

Je ris un peu nerveusement, parce qu’au fond de moi, ces quelques explications ne me suffisaient pas et j’aurais voulu questionner à l’infini. Tous ces épisodes me paraissaient tellement extraordinaires que j’avais beaucoup de mal à croire à leur vraisemblance. Cependant, je ne pouvais réfuter les assurances que l’on me donnait.

Mme Saint-Bart était digne de foi, et les de Sesse ne m’avaient rien confié, si ce n’était la perte toute naturelle de leur enfant. Je n’avais aucun titre à creuser plus avant.

Mme Saint-Bart changea de conversation. Le sujet semblait lui déplaire parce qu’elle aimait la gaîté. Je crus comprendre qu’elle l’avait abordé pour éviter que je ne dise une parole malencontreuse à son amie. Avec mon peu d’expérience et mon manque de prudence, il était possible que j’eusse commis quelque impair. Quand on ignore certaines particularités, il devient facile de tomber dans l’erreur.

— Aimez-vous la danse ? me demanda à brûle-pourpoint ma visiteuse.

Si j’aimais la danse ! Je me sentis rougir, et Mme Saint-Bart se méprit sur cette rougeur.

Elle ajouta en riant :

— Je n’ai nul besoin d’entendre votre réponse : je vous sens pleine d’enthousiasme, rien qu’à l’énoncé de ma demande.

Je me remettais, en cherchant pourquoi ma nouvelle amie me posait une question aussi saugrenue. J’en eus vite l’explication.

— J’envisage de donner un bal. J’ai une masse de politesses à rendre et je serais heureuse que vous m’aidiez à faire les honneurs de ma réception.

Un bal ! J’ignorais ce que c’était ! Maintenant je comprenais que la danse dont me parlait Mme Saint-Bart n’avait aucune ressemblance avec celle que je pratiquais. Saurais-je danser dans un salon dans les bras d’un monsieur ? Cela ne m’était jamais arrivé et j’en éprouvais une bizarre sensation. Et puis Jacques me laisserait-il danser ainsi ?

Mme Saint-Bart poursuivit la description de son plan :

— Mon bal sera le premier de la saison, de sorte que je serai tranquille pour tout l’hiver et libre de mes mouvements. S’il nous plaît de passer un moment sur la Côte d’Azur, on ne m’accusera pas de fuir pour échapper à mes devoirs de politesse. Aimez-vous le monde ? J’aime le tourbillon et, heureusement, mon mari n’en est pas ennemi. S’asseoir à une table de bridge, converser avec ses amis, est une joie pour lui ; mon frère est plus réfractaire, mais Hervé aime assez se distraire.

— Même avec son chagrin ?

— Surtout avec son chagrin ! Vous concevez bien qu’un garçon de cet âge-là ne peut rester entre quatre murs. J’aimais bien la chère petite Janine, mais je serais désolée que mon neveu desséchât à sa pensée. Il a sa vie à établir, et ce serait dommage qu’un si beau jeune homme restât célibataire.

— C’est vrai, appuyai-je ; il est beau.

— Il n’y a qu’une voix pour l’admirer, et je connais nombre de jeunes filles toutes prêtes à lui accorder leur main. Le plus délicat sera le choix à faire. À vrai dire, mes petites amies sont toutes charmantes et vous verrez quelle jolie corbeille de fleurs sera ma soirée.

— Je n’en doute pas.

Mme Saint-Bart, enflammée par son sujet, ne s’arrêtait pas de me décrire les toilettes de bal qui avaient fait sensation. Elle me parlait de la mienne et me suggérait plusieurs modèles dans des couleurs différentes. Je souriais, en m’amusant de son imagination trépidante.

Enfin je l’arrêtai en disant :

— Mon mari me permettra-t-il de me rendre à votre soirée ?

— Quoi ! serait-il jaloux ?

— Je n’en sais rien, parce que je ne lui ai sans doute pas donné sujet de l’être.

— Alors, il est l’ennemi de ce genre de manifestations ? On l’a si peu vu depuis cet accident que je connais à peine sa vie de jeune homme. Quand il était enfant, je le voyais souvent avec mon neveu, mais depuis ces dernières années, on le savait quelque peu misanthrope. Cependant je crois qu’il sera heureux de vous produire ; on ne garde pas sous le boisseau un diamant tel que vous.

Me produire ! garder sous le boisseau ! que ces paroles sonnaient drôlement à mes oreilles ! Je n’avais fait que me montrer jusqu’alors, et j’étais loin d’être sous le boisseau ! Ce qui m’ahurissait, c’est qu’il se trouvait encore des personnes qui ne me connaissaient pas sous mon talent.

J’en avais presque le fou rire et je pensais que je plongerais mon aimable visiteuse dans la plus profonde stupéfaction si je lui avouais ma personnalité.

Je savais d’avance que mon mari ne serait pas satis­fait de me « produire » dans le monde. Malgré l’amour qu’il me vouait, je le jugeais chatouilleux sur le point d’honneur et il aurait eu trop peur d’être blessé par quelque réflexion sur mon compte. La révélation d’une situation anormale se répand comme la foudre. Il suffirait qu’un danseur écervelé dise : « Je connais cette jeune femme, mais oui, c’est bien elle : c’est la danseuse qui nous a charmés. Ah ! mon cher, quelle trouvaille ! elle a fait un riche mariage et elle le méritait… »

Ces phrases tournaient dans ma tête. Je les habillais élégamment, mais il était possible que celui qui les aurait proférées ne fût pas aussi louangeur.

Je crois que mon mari aurait eu raison de ne pas m’encourager. Nous étions heureux. J’avais de bonnes relations : Mmes Tamandy, Saint-Bart et de Sesse. Je pouvais compter aussi la jeune Mme Jourel, mais elle et son mari étaient partis pour la province, où lui était préfet.

Je laissai Mme Saint-Bart à ses rêves, sans plus lui faire part de mes doutes. Plus je pensais à cette fête, plus je me persuadais qu’il valait mieux se priver d’un plaisir qui pouvait dégénérer en un coup de théâtre fâcheux. J’avais, Dieu merci ! assez dansé dans ma vie ! Puis aurais-je su me comporter avec assez d’effacement pour que mes pieds ne me trahissent pas malgré moi ? Je me voyais, soulevée par le rythme de la musique, lâchant mon cavalier et retombant dans mes pas favoris. J’imaginais la foule ravie devant mon mari consterné. Au réveil de ce délire, que retrouverais-je ? Sans doute mon amour serait-il perdu. Mon mari, muet, me soustrairait aux regards et me murerait dans notre maison. Tout mon cher bonheur aurait fui et je resterais humiliée.

Mme Saint-Bart me regardait. Elle apercevait sûre­ment sur mon front le reflet de mes triomphes futurs, sans se douter que j’ensevelissais mes triomphes passés.

— Petite amie, vous rêvez de vos succès à venir, vous savez que vous serez la reine de mon bal. Je vous vois déjà essayant une danse d’autrefois avec Hervé. Quel couple vous ferez !

Je tressaillis. Danser avec Hervé n’avait pas effleuré mon esprit. Tout de suite je saisis l’avantage que je pouvais avoir de cette circonstance. Un soir de bal, toute coquetterie me semblait permise, parce que le côté factice de la vie prime la réalité.

Je connaissais le prestige de la musique, l’enivrement qui se répand d’une foule excitée. Je me sentais capable de tenir Hervé à ma merci, de le rendre fou de moi, pour que ses menaces ne soient plus que des bulles de savon. La vanité me grisait.

Mes traits reflétaient une lumière glorieuse, j’en étais convaincue, car ma visiteuse, s’en apercevant, me dit en riant :

— Je pressens que Jacques ne sera pas vainqueur dans ses hésitations pour vous amener à mon bal, je vous vois tout acquise à mon projet, et si votre cher mari y oppose un peu de résistance, je serai là pour vous prêter main-forte.

Je ne répondis rien. D’ailleurs, il devait se passer encore des semaines avant que cette fête ne sonnât.

Nous étions dans les premiers jours d’octobre et toutes les feuilles n’étaient pas tombées encore.

Mme Saint-Bart se leva pour prendre congé :

— Ma chère enfant, je vous laisse, enchantée de vous avoir revue. Je pense que nous deviendrons de bonnes amies, parce que je vous aime beaucoup. Ne comptez pas avec moi, vous me trouverez toujours vers 17 heures, le lundi et le samedi exceptés. Au revoir. Amitiés à Jacques.

Nous nous serrâmes la main, et elle disparut comme un nuage au souffle du vent.

Je ne sais pourquoi j’avais le besoin de détendre mes nerfs. Cette visite ne m’avait pas ennuyée, mais, ayant l’habitude d’agir, je ne prisais pas une longue immobilité. Toutes les paroles entendues et prononcées tourbillonnaient dans ma tête et demandaient à se perdre dans l’air. Je courus au cabinet de travail de mon mari. Je comptais inviter Jacques à m’accompagner, mais il était sorti. J’eus un regret, mais je projetai de m’en aller seule. Il fallait que mes membres se détendissent. J’aurais bien dansé un peu, mais je ne l’osais plus dans la maison. Je craignais le blâme des vieux domestiques, le sévère Antoine et la sage Clarisse. J’étais devenue une dame posée, avec mes vingt ans.

Je m’habillai pour sortir et je passai à l’office pour prévenir :

— Ma bonne Clarisse, je vais faire une course. Je ne serai pas longtemps. Monsieur n’est pas là, mais s’il rentrait avant moi, vous lui diriez que je suis allée jusqu’aux Galeries.

— Bien, madame.

Je partis, légère. Le soleil couchant envoyait ses flèches rouges, de-ci, de-là. Certaines vitres parais­saient abriter un incendie. L’air était vaporeux et frais. Il invitait à la marche.

Je pensais à tout ce que m’avait raconté Mme Saint-Bart, et particulièrement à cette femme de chambre des Sesse, morte si affreusement. Je me disais que sa maîtresse avait eu là deux sérieuses secousses, coup sur coup. Quels instants !

Mon esprit s’éloigna cependant de ces souvenirs macabres et je pensai à la danse. Cela m’aurait amusée d’aller à une soirée mondaine. Je n’avais jamais assisté à ce spectacle ; toutes les dames en toilette, des bijoux, des fleurs, au milieu d’un orchestre entraînant.

Mon pas, à cette évocation, devenait aérien, quand soudain ma rêverie fut interrompue par une voix masculine qui me disait :

— Eh ! belle dame, voulez-vous un compagnon ?

Je rougis violemment et pressai le pas.

Mais mon « suiveur » n’eut aucun mal à me rejoindre.

— Ne vous sauvez pas. Je ne vous demanderai ni la bourse, ni la vie.

Il me sembla reconnaître la voix, et brusquement je vis Hervé à côté de moi. J’en fus tellement soulagée que mon visage en trahit le reflet.

— Ah ! que vous êtes charmante ! Ce sourire dans ce visage épanoui est une aubaine pour moi.

— Vous bénéficiez tout simplement du soulagement que j’ai éprouvé en vous reconnaissant, car j’ai cru à un poursuivant obstiné et sans égards.

— Laissez-moi croire que le sourire est tout de même un peu pour moi ! Où alliez-vous de ce pas rapide ?

— Je me promenais, dis-je étourdiment.

En répondant ainsi, je lui livrais mon temps. J’aurais dû spécifier que je me rendais chez ma couturière et que je n’avais pas une minute à perdre. Le sang-froid m’avait manqué, et maintenant cela me contrariait, parce que j’étais sûre qu’Hervé ne me laisserait pas seule.

Je voulais me délasser de ma causerie avec Mme Saint-Bart, et je tombais dans les griffes de son neveu.

— Quelle chance ! s’écria-t-il. Se rencontrer à Paris est assez rare, et j’ai eu ce bonheur. Je ne suis pas à plaindre, je suis prédestiné !

— Ne dites pas trop de fadaises et essayez de vous exprimer tranquillement.

— Tranquillement, avec vous ? Comment cela se pourrait-il. Les déclarations, les compliments jouent déjà sur mes lèvres.

— Un peu de retenue.

— Que vous êtes jolie, gracieuse Christine ! Savez-vous que je ne rêve plus que de vous ?

— Je vous trouve un peu trop inflammable… et les passants se moquent de nous.

— Ne riez pas, vous me désobligeriez. Je vous assure que je regrette bien de ne pas vous avoir connue avant Jacques ! Il ne vous aurait pas épousée, oh ! non !

— Vous savez que je suis très heureuse d’être la femme du mari que j’ai.

— Pauvre petite ! C’est un garçon froid, sans élan comme sans fantaisie. S’occuper de fossiles, quand on a une femme si vivante près de soi !

— Taisez-vous ! Il est affectueux et prévenant.

Hervé me regarda durement et murmura :

— Ne me dites pas de bien de lui, sans quoi je le haïrai. Je veux bien le ménager, mais ne vous y trompez pas : ce sera uniquement pour vous que je le ferai.

C’était un marché. L’accent d’Hervé était si ferme que j’eus peur. J’avais cru avoir barre sur lui, mais c’était lui qui dirigeait le gouvernail. Un malaise me gagna et je regrettai d’être entrée dans l’intimité des MM. de Gritte.

Mon mari était si confiant, si heureux d’avoir repris contact avec eux ! Je me trouvais dans une impasse désastreuse, et je ne savais vraiment plus que devenir. J’étais persuadée qu’Hervé me poursuivrait de ses paroles incendiaires et qu’il me compromettrait aux yeux de mon mari, afin de rendre celui-ci malheureux.

J’étais torturée. Moi qui songeais à le conquérir pour l’adoucir, je le voyais ancré dans une résolution que je qualifiai de sauvage.