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L’Oncle Philibert/2

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CHAPITRE II

ONCLES ET NEVEUX. LES ÉTONNEMENTS D’ALICE. L’EXPLOIT MALHEUREUX DE PAUL.


Pendant que le groupe de vignerons dirigé par Claude Chardet plantait la vigne au haut de la colline des Glaçons, sous les rayons mi-voilés d’un pâle soleil de mars, Philibert Chardet était en grande conférence dans le meilleur hôtel de Tournus, non point avec quelque membre des sociétés savantes de sa province, mais avec le docteur Thonnins, le beau-frère de sa défunte sœur Marie.

À vrai dire, ils ne purent causer librement qu’à la fin du déjeuner qu’on leur servit, car le docteur était venu à Tournus accompagné de ses deux pupilles ; mais, dès le dessert, Paul, auquel la vivacité de ses dix ans ne permettait pas de longues pauses de tranquillité, eut envie d’aller jouer dans la cour de l’hôtel en compagnie de sa sœur. Cette proposition fit sourire Alice ; après avoir montré à son oncle Philibert, par sa tenue à table, qu’une petite fille de huit ans sait être convenable lorsqu’elle a été bien élevée, elle n’était point fâchée d’aller s’ébattre sans contrainte.

Les deux oncles ouvrirent la fenêtre pour surveiller les jeux des enfants, et, dès qu’ils furent seuls dans la salle à manger, le docteur Thonnins put expliquer à Philibert Chardet, mieux qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, les raisons du rendez-vous auquel il l’avait convié si subitement.

« Je n’ai pas pu vous les donner toutes devant ces chers enfants, lui dit-il, car je voulais leur laisser toute la joie de leur mais voici les tristes motifs qui me font vous voyage ; les amener avant les vacances et si inopinément. Ma femme relève à peine d’une grave maladie de poitrine, et les malheurs survenus dans notre famille, l’année dernière, me rendent si craintif que j’ai accepté l’offre d’un de mes parents, établi à Blidah, qui m’a proposé de la recevoir chez lui aussi longtemps que sa santé aura besoin de soleil. Nos deux fils sont de grands lycéens qui sortiront chez nos amis pendant notre absence ; mais Paul ne pouvait être soumis au même régime sans la permission de son grand-père. Quant à sa sœur, comme elle n’avait pas encore quitté notre maison, où elle recevait les leçons nécessaires, il n’y aurait eu pour nous d’autre alternative que de l’emmener en Algérie. »

Philibert Chardet se récria par une vive exclamation.

« … Ou de la conduire à Uchizy, continua le docteur. J’ai donc pris le parti de ne pas séparer ces enfants et de vous les confier pendant mon absence, qui ne sera pas longue, car je ne puis abandonner ma clientèle. Je reviendrai à Lyon dès que j’aurai installé ma chère convalescente à Blidah ; alors nous déciderons, en petit conseil de famille, de la meilleure direction à donner à l’éducation de Paul et d’Alice.

— Oui, nous déciderons cela, » répéta Philibert Chardet, qui couvait des yeux son neveu et sa nièce, formant à part lui un projet dont il se garda bien d’instruire le docteur Thonnins.

Une heure après, le docteur repartait par le premier train descendant à Lyon, et recommandait aux enfants, en les quittant, d’être bien sages et de mériter qu’on le félicitât de leur bonne conduite à son retour. Alice et Paul répondirent par de gros baisers et par des rires confiants à ce petit sermon ; mais leur gaieté disparut, pour faire place à une sorte de timidité, dès qu’ils se trouvèrent seuls avec l’oncle Philibert. Ils le connaissaient peu, ne l’ayant guère vu que par échappées, et la physionomie de Philibert Chardet n’était pas de celles qui attirent invinciblement, par leur amabilité, les sympathies enfantines.

C’était cependant un cœur d’or que le jeune maître des Ravières. Sa sensibilité était exquise, mais bien des gens, dont l’aveuglement à cet égard n’avait point pour excuse l’inexpérience du jeune âge, le croyaient égoïste et indifférent lorsqu’il n’était que distrait et timide. Ces deux caractères se lisaient dans le regard un peu vague de ses yeux bleu clair, dans sa façon de tenir sa tête penchée. Insouciant aux détails de toilette, s’il était moins embarrassé que son père dans le costume de citadin, il portait souvent assez mal arrêté le nœud de sa cravate, et son habit avait parfois mauvaise grâce sur son corps maigre, dont la démarche était gênée par une légère claudication.

À Uchizy, où personne n’était son égal en savoir, il ne pouvait échanger d’idées avec qui que ce fût ; aussi avait-il pris une telle habitude de silence qu’il ne sut d’abord comment entamer la conversation avec ses neveux. Son cœur débordait de joie cependant pendant qu’il tenait de chacune de ses mains ces beaux enfants, blonds et roses.

D’eux trois, assurément, c’était l’oncle Philibert qui se sentait le plus embarrassé ; il les regardait l’un après l’autre en cheminant vers l’hôtel, maintenant avec un peu d’effort Paul qui chassait devant lui en sautillant les cailloux de l’avenue, admirant l’air posé d’Alice, les grosses boucles de ses cheveux rejetés en arrière et nouées d’un ruban gris perle, ses longs cils abaissés sur ses yeux et la moue attristée de sa petite bouche entr’ouverte.

Enfin, le regard ému de l’oncle Philibert rencontra l’œil noir de Paul, et le petit garçon, instinctivement rassuré, dit à son oncle :

« Est-ce que nous partons tout de suite

— Oui, le char à bancs doit être attelé et vos malles pour Uchizy ? chargées dessus. Le grand-père et tante Catherine vont être bien contents de vous voir.

— Et pourquoi n’est-il pas venu nous chercher à Tournus, mon grand-père ?

— Il était occupé dehors pour la journée. Personne à la maison ne sait votre arrivée. Mon père ne rentrera qu’à la nuit.

— Oh ! alors, s’écria Paul, il faudra nous cacher et tout à coup venir lui sauter au cou. Il sera si surpris !

— Oui, dit Alice, et nous lui offrirons des bouquets comme pour une fête. Ce sera très joli.

— Et où prendras-tu des fleurs ? lui demanda Paul en haussant les épaules. Tu ne te souviens plus du jardin des Ravières ; il n’y a que des choux et de l’oseille. Ce n’est pas un parterre comme ceux que tu as vus à Lyon. »

Pour la première fois de sa vie, Philibert Chardet pensa que le jardin des Ravières était, en effet, trop dénué de toute culture d’agrément, et, lui qui n’osait faire remuer une pierre ou un clou sans l’autorisation de son père, il se promit de tenter une réforme horticole dans l’enclos ; mais l’assertion de Paul était trop absolue, et il la combattit en lui répondant doucement :

« Si nous étions au mois de juin, mon cher Paul, tu verrais les coins de chaque carré de ce vilain jardin fleuris de roses, de seringas, de giroflées et d’iris ; c’est là le garde-manger de nos abeilles ; aussi ne regrettons-nous point la place que ces plantes dérobent aux légumes ; mais, en cette saison, et à défaut de roses, Alice trouvera dans les bordures assez de primevères et de violettes pour composer deux petits bouquets. »

La glace était rompue ; pendant le trajet de Tournus à Uchizy, la causerie ne tarit pas un instant. Paul ayant la fantaisie de conduire la voiture, son oncle, qui connaissait la docilité de Noiraud, confia les rênes au jeune garçon au moindre soupçon de montée ; alors le char à bancs allait au pas, et Paul, fier de tenir le fouet en main, contait à son oncle le programme de plaisirs champêtres qu’il s’était tracé.

« Je vais m’en donner de sauter, de courir et de monter à cheval, disait-il ; j’ai fait de la gymnastique. Je parie que je saurai grimper au haut des colonnes en bois de la vieille maison. J’irai aux foires avec grand-père, et aussi aux champs avec lui pour surveiller les travaux ; j’ai tout un fourniment de pêche pour pêcher dans la Saône. Alice a promis de manger tout le poisson que j’attraperai.

— Je ne risque pas d’indigestion ! s’écria la petite fille qui était parfois taquine, mais par gaieté d’esprit et non par malice.

— Enfin, mon oncle, reprit Paul, je veux faire le diable à quatre avant de retourner à ma pension de Lyon.

— Et toi, Alice, dit Philibert Chardet, quels projets as-tu formés pour ton séjour à Uchizy ?

— Ah ! dit Paul, pour rendre à sa sœur la raillerie qui avait mortifié son petit amour-propre, Alice arrive avec de drôles d’idées. L’année dernière, elle jouait encore avec un mouton mécanique qui faisait bè, bè, quand on lui pliait le cou, et qui était tout frisé et bien blanc ; alors elle se figure qu’elle trouvera aux Ravières un agneau bien élevé, très propre, qui se laissera mettre un collier rose et un pompon… vous savez, mon oncle… comme ceux des jouets, entre les deux oreilles, et un autre pompon sur la queue. Et puis, toujours dans ses idées, il y aura une chèvre et de petits chevreaux qui la suivront comme de petits chiens. La chèvre, c’est possible que tu la trouves, Alice, mais tu sais ce que je t’ai dit : Gare aux coups de corne ! »

Alice se mit à rire.

« C’est bien fait pour moi, dit-elle à l’oncle Philibert. Je me suis moquée de lui et il me le rend. Si les chèvres sont méchantes, si les moutons sont sales, je n’irai pas à l’étable, voilà tout. Mais ce qui me plaît le mieux dans mon voyage, c’est que je verrai grand-père, tante Catherine, et vous, mon oncle. »

Philibert Chardet embrassa l’aimable petite fille, et bientôt le clocher carré d’Uchizy apparut au milieu des groupes épars de maisons grises ou blanches.

« Reconnais-tu d’ici les Ravières ? demanda l’oncle à son neveu.

— Ah ! je ne suis pas venu à Uchizy depuis deux ans, et j’avais l’âge d’Alice. J’étais si petit alors, répondit Paul.

— Tiens ! c’est ce grand toit couvert à neuf de tuiles rouges avec ces toits gris plus bas à gauche et à droite, là-haut, au-dessus de l’église, reprit Philibert Chardet en désignant la maison du manche de son fouet. Le grand-père est de l’autre côté de ce coteau qu’on appelle la montagne des Glaçons, quoique ce ne soit pas une montagne et qu’il n’y gèle guère plus fort qu’à Uchizy par les rudes temps d’hiver. S’il savait que vous êtes si près, il quitterait vite la vigne qu’il plante pour venir vous embrasser plus tôt.

— Mon oncle, fouettez donc un peu Noiraud, dit Alice. Il me tarde tant d’arriver. »

Tante Catherine accueillit les enfants avec des transports de joie. Ils lui rendirent ses baisers avec effusion ; mais Alice fut un peu étonnée de trouver Mme Chardet coiffée, comme ce haut chapeau en dentelles noires, maintenu derrière la coiffe plissée par des flots de ruban moiré, et de la voir se mettre à l’œuvre de ses propres mains ses servantes, de pour préparer au rez-de-chaussée du logis neuf les chambres de ses nouveaux hôtes.

Certes, Alice n’était pas de ces petites filles vaniteuses qui établissent des catégories de rang suivant la distinction des costumes ; mais sa tante Thonnins avait des habitudes d’élégance, et il lui semblait étrange que son autre tante portât un large tablier de cotonnade sur sa robe de mérinos brun et prit la peine de vaquer elle-même aux soins domestiques.

« Est-ce que ma tante Chardet est pauvre, qu’elle fait elle-même son ménage ? demanda-t-elle tout bas à son frère pendant que Mme Chardet était passée dans la pièce voisine. Alors je l’aiderai tant que je serai à Uchizy. »

Cette question naïve fut entendue par la grosse Marion la chamballère[1], qui préparait à deux pas de là le lit d’Alice.

« Ma petite demoiselle, lui dit-elle en riant, notre maîtresse n’est pas une dame de la ville. Rien n’est bien fait aux Ravières si ce n’a point passé par ses mains, car, par ici, plus une femme est riche, plus elle est courageuse à bien tenir sa maison. À ce compte-là, not’maîtresse doit être la plus intrépide d’Uchizy, car elle ne connait pas sa fortune. »

Mme Chardet, qui avait entendu par la porte entr’ouverte la naïveté de sa nièce, le bon mouvement de son petit cœur et le rustique éloge de sa chamballère, rentra en souriant, embrassa Alice et lui proposa de visiter les étables, la basse-cour et le jardin.

« Ton oncle Philibert m’a dit que tu voulais faire connaissance avec mes bestioles ; pour les habituer à toi, il te faut leur apporter des douceurs. Tu vois, je prends des graines pour les pigeons, des herbes pour les lapins, des pommes et un peu de sel pour la chèvre. »

En parlant ainsi, tante Catherine remplit de grains et de pommes les poches de son tablier, et en releva le bout sur son bras pour maintenir le paquet de verdure.

« Mais je voudrais bien leur apporter cela moi-même, dit la petite fille.

— Dans ta robe de popeline de soie ? demanda sa tante en riant.

— Ah ! voilà donc à quoi servent les tabliers ! Oh ! tante, vous m’en ferez faire un, n’est-ce pas, à bavette et à larges poches, comme le vôtre ? »

Elles s’acheminèrent par la cour vers les étables, Alice croquant à belles dents une des pommes rouges dont s’était munie Mme Chardet. Mais la distribution commença plus vite que ne le croyait la petite fille, car un grand bruit d’ailes se fit entendre, et un tourbillon de pigeons blancs, bleus, bronzés, gris, à cous chatoyants de nuances roses et vertes, s’abattit aux pieds de Mme Chardet en faisant entendre un roucoulement de plaisir. Deux ou trois des plus hardis se posèrent même sur ses épaules, se disputant la place à coups d’ailes et de bec.

« Oh ! qu’ils sont jolis ! » s’écria Alice dont la voix effaroucha un des quémandeurs. Ils s’envolèrent, mais pour se poser quelques pas plus loin ; elle leur jeta des poignées de grain et elle baisa ensuite un pigeon familier qui se laissa

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prendre par Mme Chardet, mais qui tenta de piquer de son bec rose les doigts de la petite fille.

« Dans un mois il viendra de lui-même se pavaner, faire la roue devant toi, car c’est un pigeon paon, tu vois sa queue en éventail dressée, lui dit sa tante. Maintenant viens voir la chèvre et ses biquets qu’elle nourrit en ce moment… Les trouves-tu gentils ?

— Oh ! qu’ils sont drôles ; ils ont l’air de trembler sur leurs jambes écartées.

— C’est qu’ils ne savent pas encore bien marcher.

— Et ces oreilles en l’air, ces airs effarés, ces petits nez noirs tout ronds ! Mais ils ne sont pas du tout sauvages. Leur poil est comme de la soie ondulée. Ah ! leur mère les rappelle… Comme ils trottent. Bon ! un qui roule à terre. Le voilà relevé, et il renifle comme un petit chien… Oh ! les gourmands ! Comme ils tiraillent leur mère maintenant.

— Donne donc une pomme à la Grise, et ne crains pas ses cornes ; elle ne s’en sert que pour se défendre contre ceux qui la taquinent trop fort, et elle a bien compris les amitiés que tu as faites à ses biquets.

La Grise regardait la nouvelle venue de ses pupilles obliques qui semblaient danser à travers ses prunelles jaunes et vertes ; son air était bienveillant, en dépit de ses cornes rugueuses et tordues en arrière. Alice s’approcha timidement et tendit à la bête la pomme dans laquelle elle avait elle-même mordu. La Grise flaira le fruit, le fit sauter dans sa litière d’un coup de nez, et se mit en position défensive, son front busqué en avant, comme si elle eût pris pour une injure le don offert par la petite fille et comme si elle eût attendu d’Alice un autre mauvais procédé.

Assez effrayée, Alice recula ; mais sa tante la rassura tout de suite.

« C’est, lui dit-elle, que tu as offert à la Grise un fruit entamé. Les chèvres sont de tous les animaux les plus délicats ; elles ne mangent après personne, pas même après une petite fille saine comme tu l’es.

— Mais voyez donc la dégoûtée ! dit Alice en riant de sa propre frayeur. Le fait est qu’elle a tordu son nez et fait une laide grimace.

— Votre paix sera bientôt conclue, si tu veux, » répondit Mme Chardet en montrant sa poche aux pommes.

Si la Grise avait des répugnances de petite maîtresse, son caractère n’était pas rancunier, car, lorsqu’elle eut croqué trois fruits, elle se laissa caresser par Alice, qui put passer les mains sur son rude pelage et même jouer avec ses oreilles et tâter la pointe de ses cornes.

« Je voudrais que Paul pût me voir, disait la petite fille au moment où la mère Billot entra dans l’étable et vint consulter Mme Chardet sur un cas embarrassant.

Maître Philibert est descendu au quartier du château, lui dit-elle, et je ne sais comment dire au jeune monsieur qu’il n’y a que les chats d’assez adroits pour grimper aux gouttières. J’ai peur qu’il se fasse du mal ; mais vous savez, maîtresse, je n’ose commander à ce jeune monde de la ville. »

Mme Chardet sortit précipitamment dans la cour, suivie d’Alice qui ne put retenir un cri en apercevant son frère juché dans l’angle d’un Y terminant un poteau du logis vieux.

Depuis son départ de Lyon, Paul avait prémédité cet exploit, et il avait saisi, pour l’entreprendre, le premier moment de liberté que lui avait donné la sortie de son oncle. Dans cette situation, il était presque au niveau du toit à vingt-cinq pieds du sol, peu commodément assis, se tenant d’une main à l’un des montants de l’Y, mais très fier de son agilité de gymnaste, car il répondit par un éclat de rire au cri d’Alice et aux supplications alarmées de sa tante, qui cherchait les moyens de le faire descendre sans danger de son perchoir.

« On va poser là une échelle, et nous la tiendrons solidement, lui dit-elle ; d’ici là ne bouge pas. Surtout ne te risque pas à descendre le long du poteau comme tu es monté ; tu as grimpé à la force du poignet ; mais ce n’est pas si commode de se retenir. Tu n’aurais qu’à glisser trop vite ! Tu t’abimerais la figure sur les dalles. Attends, attends. Pour plus de précaution, je vais faire jeter à terre des bottes de paille.

Ce n’était point par faiblesse de caractère que Mme Chardet ne grondait pas son neveu de son imprudence, mais pour ne pas lui faire perdre la tête pendant qu’il courait un danger. Paul ne sentit pas cette délicatesse ; il n’aperçut que les alarmes éprouvées pour son compte, ce qui stimula son amour-propre.

« Ma tante, cria-t-il, je suis assis comme sur une chaise. Ne vous troublez pas. Ceci est un exercice de gymnase. J’en ai fait bien d’autres. Pas d’échelle, je n’en ai pas besoin. Mais je ne descendrai pas le long de ce poteau ; il est en vieux bois ; on s’y écorche les mains. Regardez, vous allez voir un joli tour. Je vais empoigner cette corde qui suspend en l’air le panier à fromage, et, de là, je sauterai sur la galerie du premier étage. »

Selon les habitudes du Mâconnais, un grand panier à sécher les fromages était suspendu en l’air par une corde jouant sur une roulette assujettie au toit, et maintenue sur la galerie par un nœud fixé à un clou. La corde à portée de la main de Paul était assez forte pour supporter le poids du jeune garçon. Le panier lui-même, clayonné de fort osier sur des montants de bois, ne devait pas céder sous lui ; mais, plus que jamais inquiète, tante Catherine lui cria de ne point tenter l’aventure.

Il était trop tard. Paul avait saisi la corde avec la dextérité d’un mousse. Il la tenait dans ses deux mains et entre ses jambes croisées ; à six pieds sous lui le panier à fromages pirouettait comme une toupie. Tout à coup, Alice, qui avait caché sa figure pour ne pas voir son frère ainsi exposé, entendit le bruit d’une chute et d’un grand cri, et elle se précipita, ainsi que sa tante, vers le logis vieux au seuil duquel elles relevèrent Paul tout ensanglanté et faisant une piteuse mine.

La catastrophe, prompte comme l’éclair, n’avait pas été causée par un faux calcul du gymnaste. La corde et le panier n’eussent pas cédé ; mais le nœud qui fixait la corde à un clou sur la galerie, de façon à guinder en l’air le panier à l’abri des convoitises des chats, n’avait pas été solidement fixé. Cette simple boucle s’était défaite sous la pression du poids inusité de la corde, et le panier avait heureusement servi de parachute à l’enfant qui en était quitte pour une entaille au front et une éraflure à l’oreille.

Il souffrait ; mais, comme il sentait ses torts et qu’il était d’ailleurs un courageux petit garçon, pendant que sa tante le pansait, il balbutiait en claquant des dents :

Quelle vilaine figure pour embrasser grand’père ce soir ! »

Mme Chardet n’avait plus le cœur de gronder son neveu, déjà puni de sa sottise ; mais elle se disait que, si la vivacité de Paul devait causer souvent des accidents aussi graves, le projet que son mari caressait d’élever lui-même ces deux enfants serait bien difficile à réaliser.

  1. Nom que l’on donne à Uchizy aux servantes qui ont pour attributions les soins intérieurs du ménage.