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L’Oncle Philibert/7

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Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 75-84).


CHAPITRE VII

PITEUX RETOUR AU LOGIS. — LE FRANC PARLER DE JACQUES SAUVIAC. — INSULTE FAITE À SES BONS OFFICES. — LE COUP DE TÊTE DE VITTORIO.


On ne s’était pas si vite inquiété des enfants qu’Alice et Paul l’avaient supposé dans leurs remords. Lorsque, vers quatre heures, Mme Chardet alla porter dans le jardin deux galettes sortant du four et destinées au goûter de ses neveux, elle s’étonna bien de ne pas les trouver dans le berceau de vigne-vierge et elle les appela, les chercha vainement dans tout le domaine. Mais, comme personne n’avait vu ni entrer Pétrus Courot ni sortir les deux enfants avec lui, elle supposa que le maître-valet, venu dans la journée et reparti avec le char à bancs pour les champs du Villars, s’était laissé attendrir par les prières de ses jeunes maîtres et les avait emmenés retrouver les moissonneurs.

L’orage, qui ne se manifesta sur Uchizy vers cinq heures que par une pluie diluvienne, la préoccupa cependant au point qu’elle monta jusqu’au belvédère dominant le toit du logis neuf, afin de savoir si le ciel était noir du côté du Villars. Elle en descendit très rassérénée ; dès sa première inspection, elle avait vu que le mauvais temps s’était localisé sur l’entonnoir de Chardonnay et sur le cours descendant de la Saône. En amont d’Uchizy, l’azur du ciel était seulement zébré de nuages gris perle dorés par le soleil couchant, arrière-garde vaporeuse de l’amas de nuées menaçantes qui avaient crevé en aval de la rivière. Il était donc possible que les moissonneurs et ceux qui étaient allés les rejoindre en eussent été quittes pour quelques gouttes de pluie fort inoffensives.

Tante Catherine revint alors en toute sécurité à ses occupations ; mais, vers sept heures du soir, lorsque la grosse troupe des moissonneurs fit son entrée aux Ravières, et qu’elle eut appris du premier d’entre eux que les enfants n’avaient point paru au Villars, elle paya d’alarmes bien vives la tranquillité dont elle s’était bercée jusque-là.

Avant même d’avoir revu son mari, elle dépêcha aux quatre coins d’Uchizy tous les messagers de bonne volonté qui s’offrirent à aller chercher les enfants. Pendant ce temps, Claude Chardet introduisait les moissonneurs dans la grange où le couvert avait été dressé. Chacun prenait place avec cette confusion un peu bruyante qui précède le plaisir de la réfection après une bonne journée de travail, lorsqu’un homme étranger à la compagnie entra, le chapeau sur la tête, et, le soulevant à demi, dit d’une voix forte :

« Salut, bonnes gens ! Pouvez-vous m’apprendre si je trouverai ici maître Chardet des Ravières ?

— Le voici, brave homme. Qu’y a-t-il pour votre service ? » lui répondit Claude Chardet.

L’homme parut embarrassé pour s’expliquer ; après avoir ôté tout à fait son chapeau, il le tourna quelque temps dans ses mains en donnant des coups de poing à sa forme de feutre mou, et il finit par dire :

« Ma foi, monsieur Chardet, c’est moi qui viens au contraire pour votre service ; si vous voulez sortir un moment avec moi dans votre cour, je vous dirai ce que c’est. Je vois ici beaucoup de monde en train de festiner ; je ne voudrais pas attrister votre compagnie par une nouvelle qui n’a rien d’agréable. »

Philibert Chardet, qui entrait en ce moment dans la grange, entendit ces derniers mots. Il venait de parcourir la maison pour y trouver les deux enfants, et sa femme était si troublée d’avoir manqué de surveillance à leur égard qu’elle s’était cachée pour pleurer à son aise et n’avoir pas à subir les questions de son mari. Ahuries par l’événement, les servantes avaient payé de réponses évasives les interrogations de maître Philibert, de sorte que celui-ci, mieux préparé que son père à quelque catastrophe, comprit aux derniers mots de cet étranger qu’il venait en messager de malheur. Il prit donc son père par le bras, et, dès que tous trois furent dans la cour, il dit au nouvel arrivé :

« Il s’agit des enfants ?… Vous nous les ramenez ?… Où sont-ils ? »

Et, sans attendre de réponse, il s’achemina vers le portail du côté duquel l’inconnu tenait les yeux fixés.

« Une minute de patience ! répliqua l’étranger en l’arrêtant sans façon ; avant de les voir, il faut que vous sachiez tout au long ce qui leur est arrivé, et comment il se fait que je les ai ramassés par les chemins, comme des objets perdus. »

Là-dessus, Jacques Sauviac conta aux Chardet l’aventure du chemin de Marna ; mais, en dépit de la reconnaissance qu’il éprouvait pour les bons procédés de l’étranger, l’oncle Philibert frémit quand celui-ci parla du reboutage qu’il avait fait subir au pied déboîté d’Alice.

« Pourvu qu’il ne l’ait pas estropiée à tout jamais et qu’elle ne traine pas la jambe comme moi ! » se dit-il à lui-même.

Jacques Sauviac comprit peut-être cette appréhension, en effet il conclut ainsi le récit de l’événement :

« Foi de chrétien, leur dit-il, j’ai eu une grosse dispute avec moi-même avant de me décider à raccommoder ce pauvre petit pied. Je me demandais si j’avais le droit d’y toucher sans la permission des parents ; mais c’est plus facile à remmancher tout de suite que lorsque l’enflure est venue. Puis j’ai coutume de suivre tout droit ma première idée quand je la crois bonne… Si par hasard cette opération de reboutage n’a pas réussi, vous aurez tout le loisir de faire savoir que Jacques Sauviac de Mozat n’est qu’un sot, un ignorant, puisque je compte séjourner dans votre village jusqu’à ce qu’il n’y ait plus dans aucune cuisine un seul ustensile à étamer. J’ai d’ailleurs à réparer ma charrette ; il nous a fallu la conduire au petit pas sur les chemins noyés d’eau, et encore pousser doucement par derrière pour que les brancards ficelés ne fussent pas détachés par le tirage de la bête.

— Touchez-moi la main, dit le vieux maître des Ravières au chirurgien-étameur. Vous avez agi en brave homme, et je suis bon pour vous en récompenser.

— Il n’y a pas de quoi, répliqua Sauviac. J’accepterai mon dû, c’est-à-dire de nouveaux brancards pour remplacer ceux qui m’ont été cassés par vos coquins d’enfants… Ah ! ils sont très mignons, sauf le petit brunet… Mais je n’ai point patente de médecin ; ce que je sais, je le tiens de mon père qui a été, sa vie durant, utile aux gens de chez nous. On attrape bien des entorses et des foulures dans nos montagnes d’Auvergne. Je fais comme lui et tâche d’obliger chrétiennement mon prochain. Cela ne se paye point avec de l’argent.

— Mais avec de l’estime, et nous ne serons pas chiches de cette monnaie-là, puisque vous n’en voulez pas d’autre, » lui répondit Philibert, qui, après avoir à son tour serré la main de Sauviac, se dirigea avec son père vers le portail pour aller embrasser les deux enfants.

La charrette était un peu en arrière, tout contre le mur du domaine. Paul en descendit pour venir sauter au cou de son grand-père et de son oncle, qui trouvèrent Alice aussi doucement installée que possible sur le banc où elle était étendue.

Après les premiers moments d’effusion, Philibert aperçut, derrière la charrette, Vittorio qui tenait Pétrus par sa veste, comme un gendarme tient un prisonnier récalcitrant. Les yeux du jeune maître des Ravières rencontrèrent ceux du garçon qui lui dit sans embarras :

« Monsieur, excusez-moi, je fais ici office de garde champêtre. Ce n’est pas que cela m’amuse d’avoir au bout de mon poignet ce petit bonhomme ; mais mon père me l’a commandé, parce que ce malin-ci a voulu prendre la poudre d’escampette quand nous avons approché d’Uchizy. M’en a-t-il donné des coups de pied ! Il rue comme un poulain… N’importe ! voici le criminel, et puisque, selon les idées de mon père, c’est vous qui êtes son juge, dites-moi, monsieur, si je puis le lâcher. Franchement, cela m’arrangera autant que lui.

— Emmène Pétrus dans la grange où l’on est installé pour dîner, dit l’oncle Philibert à Paul, après avoir fait au petit compagnon de son neveu une admonestation sévère.

— Lui, dit Paul en regardant Pétrus de travers. J’aimerais mieux emmener Vittorio, qui a pleuré en entendant crier Alice. Pétrus a ricané tout le temps que l’homme le grondait. Je n’aime plus Pétrus. »

Paul dut cependant se résoudre à être suivi dans la grange par Pétrus, auquel l’oncle Philibert, sans en rien dire, voulait infliger la leçon d’être blâmé de ses sottises devant une compagnie nombreuse. Comme la moindre des choses que l’on pût faire pour Sauviac et pour son fils était de les convier au festin commencé, on fit entrer la charrette dans la grande cour, jusqu’au perron du logis neuf, et, pendant que Claude Chardet désignait à Vittorio l’écurie où le mulet devait être hébergé, Philibert Chardet transportait sa nièce dans sa chambre.

Une demi-heure après, Alice s’endormait de pure fatigue, car ses mains étaient chaudes et son pouls battait la fièvre. Cependant ce repos paraissait lui faire du bien, et tante Catherine, qui l’avait déshabillée, disait que les bandages entourant son pied et sa jambe étaient arrangés et serrés par une personne qui s’y entendait. Néanmoins, son mari n’était pas rassuré. Sans la moindre intention de prendre part au repas, il alla dans la grange demander tout bas à son père s’il ne serait pas bon de faire venir un médecin, c’est-à-dire de faire atteler pour courir à Montbellet ou à Tournus, la Faculté n’ayant pas même un officier de santé qui la représente à Uchizy.

« À quoi bon, puisque cet homme a fait tout ce qu’il y avait à faire ? répondit le maître des Ravières d’un ton qui interdisait toute insistance. C’est inutile. D’ailleurs, gens et bêtes sont fourbus ce soir. On verra demain si la petite a besoin de drogues.

On le voit, Claude Chardet avait ce préjugé campagnard qui redoute la présence des médecins.

« Allons, allons, dit ensuite Claude Chardet à son fils, fais-toi une meilleure figure. On a déjà causé de ton absence à table. Assieds-toi et mange, ne serait-ce que pour que je puisse aller voir Alice à mon tour. Est-ce que tu crois que je n’ai pas une peine aussi grosse que la tienne ? Mais il faut

Un homme qui pointe un enfant du doigt. L’enfant est penché vers l’avant. L’homme a son chapeau sur la tête, à terre probablement le chapeau de l’enfant.
Un homme qui pointe un enfant du doigt. L’enfant est penché vers l’avant. L’homme a son chapeau sur la tête, à terre probablement le chapeau de l’enfant.
Joseph Courot avait débuté par tirer les oreilles de son fils.


se faire une contenance pour ne pas ennuyer le monde qu’on reçoit. »

Philibert prit donc place à table. Quand le vin vieux eut circulé avec les fruits et les fromages, la conversation s’établit par groupes ; dans chacun d’eux le même sujet fut traité. D’un bout à l’autre de la longue table, on ne parla que de l’aventure du jour. Joseph Courot, qui avait débuté par tirer les oreilles de monsieur son fils et par le coiffer de deux bons soufflets, fut le premier à s’ébaudir des hauts faits de Pétrus ; il riait aux éclats de ses fredaines en l’excitant à les narrer tout du long aux assistants.

Cette inconséquence n’était certes pas faite pour donner à Pétrus le sentiment de ses torts. L’oncle Philibert déplora en lui-même de reconnaître que certains pères n’ont aucune idée du sérieux de leur mission ; mais, s’il était trop poli pour blâmer tout haut cette faiblesse paternelle, il y avait ce soir-là à sa table un homme moins soucieux d’observer les délicatesses de la civilité que d’exercer son franc-parler. C’était Jacques Sauviac, qui interpella Joseph Courot en ces termes :

« Pardon, monsieur, vous qui riez très fort, si la conduite de monsieur votre fils vous paraît drôle, pourquoi l’avez-vous secoué rudement lorsqu’il est entré ici ? Au contraire, s’il y a quelque chose qu’on doive reprendre dans ce qu’il a fait, pourquoi l’encouragez-vous par votre gaieté à recommencer ? »

Joseph Courot devint fort rouge et regarda de travers l’étameur, dont l’apostrophe avait suscité autour de la table bien des approbations mal dissimulées.

« Dites donc, monsieur je ne sais qui, lui répondit-il, est-ce que vous prétendez rebouter ou étamer ma conduite ?… Est-ce que c’est la mode, dans votre pays (si vous en avez un), de chercher des querelles aux gens quand on est invité dans une maison sans être connu, et comme qui dirait par grâce ?

— Possible que je me sois mêlé de ce qui ne me regardait pas, répliqua Jacques Sauviac sans se déconcerter ; de cela, je vous fais mes excuses. Mais, entre pères de famille, il me semble qu’on peut échanger un petit avis. Votre garçon est de ceux qui tournent à gauche, cela m’afflige de vous le répéter ; il m’a paru que j’avais le devoir de vous dire ceci : Si vous ne voulez pas qu’étant grand il fasse de grandes sottises, ne riez donc pas des petites qu’il commet dans son jeune âge. Voilà ce que j’ai voulu vous dire. Si cela vous offense, je le regrette. L’intention était bonne. »

L’assistance approuvant les francs propos du nouveau venu, Joseph Courot laissa tomber la discussion ; mais il prit bientôt l’offensive en mettant la causerie sur le chapitre des rebouteurs, et se moquant de leur prétendue habileté.

Jacques Sauviac ne disait mot. Le rappel à la politesse qui lui avait été fait lui imposait le silence, autant qu’une juste dignité. Il n’était d’ailleurs pas assez ignorant pour croire infaillibles les pratiques empiriques léguées à sa famille par une tradition déjà ancienne ; il sentit donc une sueur froide lui mouiller les tempes en songeant que peut-être il avait mal remis ou massé imparfaitement le pied déboité d’Alice.

Paul ne perdait pas un mot de ce qui se disait ; alarmé par ces propos malveillants, il se pencha vers Vittorio, qui était son voisin de table, et lui dit tout bas :

« Est-ce que c’est vrai que ton père a peut-être estropié ma pauvre petite sœur ? »

Vittorio redressa la tête par un mouvement de fierté offensée.

« Toi aussi tu le crois ? lui dit-il… Ils le croient donc tous ?… »

Et, sans en dire davantage, il regarda Philibert Chardet dont la figure était très pâle, Joseph Courot qui continuait à se gausser des rebouteurs, ses voisins qui riaient de ses contes, enfin Jacques Sauviac dont les sourcils froncés témoignaient d’une contention de silence pénible ; repoussant son assiette pleine, le jeune garçon se leva brusquement et sortit de la grange.

Un quart d’heure après, Sauviac, se sentant incapable de supporter sans mot dire les brocards qui l’assaillaient presque directement, disparut à son tour. Joseph Courot célébra cette victoire comme un combattant resté maître du champ de bataille, et il triompha tout à fait lorsque le père Billot vint faire une singulière communication au maître des Ravières.

« Not’maître, dit le vigneron, est-ce que vous avez donné commission pressée au garçon de l’étameur pour qu’il ait attelé notre meilleur cheval au char à bancs et qu’il soit parti avec au grand galop ?… J’ai peur qu’il ne nous gâte Rouget, car la bête est vive, et le gars la menait d’un train… Si vous m’aviez donné la commission, à moi, je l’aurais bien faite tout de même à sa place.

Moi ! dit Claude Chardet étonné. Je n’ai rien commandé du tout. Ni toi Philibert ?

— Ni moi.

— Ni moi non plus, dit à son tour la tante Catherine. C’est la Marion qui vient de nous apprendre le coup de hardiesse de ce jeune garçon. Nous avons cherché son père partout. Nous ne le trouvons nulle part.

— C’est trop prendre de peine, s’écria Joseph Courot, et de la peine bien inutile. Il aura été attendre son fils à quelque tournant de chemin. Voilà ce que c’est que de recevoir dans sa maison des gens sans feu ni lieu. Ce sont tous des insolents, des garnements, des voleurs.

— Mais leur mulet est encore à l’écurie et leur charrette dans la cour, fit observer Mme Chardet, dont l’excellente nature ne pouvait croire au mal de propos délibéré.

— La belle compensation ! s’écria Joseph Courot ; ils vous laissent une bête fourbue, une brouette disloquée. Enfin, Claude Chardet, si vous ne payez pas plus cher le reboutage que cet homme a fait, vous serez plus heureux que vous ne vous êtes montré prudent. »