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L’Ondine de Capdeuilles/3

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 51-82).


III


M. de Montluzac emportait de sa visite à Capdeuilles une impression satisfaisante. La grâce simple et rieuse d’une très jolie petite fille aux yeux d’ondine lui semblait un contraste piquant avec les habituels types féminins de son entourage et il pensait avec plaisir au lendemain, qui lui permettrait de jouir, pendant quelques heures, de cette jeune gaieté innocente.

« Elle passera si vite ! » songeait son scepticisme aux aguets. « Cueillons-la comme une fleur très fraîche qui sera fanée demain. »

À onze heures, il était Capdeuilles. Une vieille femme portant sur ses cheveux gris le mouchoir périgourdin l’introduisit dans la chambre du châtelain. Avec celui-ci, il convint de l’achat de Capdeuilles, pour la somme de cent mille francs, sans vouloir écouter les protestations du vieillard.

— Je vous le répète, mon cousin, il y a là un devoir pour moi, Roselyne étant une Salvagnes. En outre, je ne vous cache pas qu’il me déplairait fort de voir une femme de ma famille courir le cachet.

M. de Capdeuilles secoua la tête.

— Tous ces préjugés aristocratiques ne tiennent pas devant la nécessité. Mais je vous remercie de vouloir épargner ainsi à ma petite Rosey, si délicate, la dure lutte pour la vie à laquelle je l’ai trop peu préparée. Vous vous montrez tout à fait bon et généreux, Montluzac.

Sa main prit et serra celle d’Odon. Le jeune homme dit avec un peu d’ironie :

— Bon, je ne le suis guère, je vous assure. Mais en la circonstance, je me trouve très heureux de pouvoir calmer votre appréhension pour l’avenir de cette enfant, et d’être utile à ma gentille petite cousine.

— Oui, vous m’enlevez un poids énorme. Maintenant, si je meurs, elle aura toujours de quoi vivre… Dès que la vente sera conclue, nous quitterons Capdeuilles pour aller nous établir en ville — à Bordeaux, probablement. Roselyne prendra quelques leçons de musique, et un peu plus tard, je chercherai à la marier.

Le vieillard semblait plus vivant qu’hier. Son regard n’avait plus l’expression morne et lointaine qui avait frappé Odon. Mais le violent tremblement de ses mains, que le jeune homme n’avait pas remarqué la veille, lui parut inquiétant.

— Surtout, ne vous gênez pas pour rester ici tant qu’il vous plaira, dit M. de Montluzac. N’oubliez pas que vous n’avez aucunement affaire à un étranger.

— Je me souviendrai surtout que je ne dois pas abuser de votre discrète générosité, mon enfant… Ainsi donc, vous mettrez votre notaire en rapport avec celui de Capdeuilles ?

— Demain, je repars pour Paris, et avant de gagner les Ardennes, je donne toutes mes instructions à Me Verchaud. C’est entendu.

Un battant de porte s’ouvrit, une tête mignonne apparut, coiffée d’une petit bonnet de mousseline garni de dentelle.

— Bonjour, mon cousin Odon !

Et Roselyne se montra, un bouquet de chrysanthèmes à la main. M. de Montluzac retint une exclamation charmée. Où donc avait-elle découvert cette robe d’aïeule, en jaconas d’un bleu pâli, serrée à la taille par une ceinture de mousseline ? Et ce grand fichu de gaze, garni de dentelle légère, qui entourait si joliment son svelte petit cou de nymphe ? Et ce bonnet surtout, ce délicieux petit bonnet tel qu’en portaient les aristocratiques laitières de Trianon ?

M. de Capdeuilles dit en riant :

— Ah ! tu as mis ton accoutrement dix-huitième siècle, mignonne ? Figurez-vous, Montluzac, qu’elle a découvert cela dans un vieux coffre, et qu’elle s’en habille de temps à autre, pour me réjouir les yeux, parce que je lui ai dit que je la trouvais gentille ainsi.

— Bien gentille, en effet !

Roselyne eut un sourire d’enfant contente.

— Ah ! vous aussi ? Tant mieux ! J’ai bien compris hier que vous aimiez les choses du passé, et j’ai eu l’idée de mettre cette robe, pour vous faire plaisir.

Elle se mit à disposer les fleurs dans une vieille jardinière. Tout en causant, Odon regardait les doigts fuselés, aux mouvements vifs et doux. Sans avoir l’air d’y toucher, ils redressaient une tige, harmonisaient les nuances. M. de Capdeuilles fit observer :

— C’est un bonheur pour Rosey d’arranger les fleurs, et elle y réussit très bien. Aussi est-elle chargée de décorer l’église, les jours de fête.

Roselyne soupira :

— Oui, mais il n’y a plus de fleurs, dans notre pauvre Capdeuilles. J’ai eu de la peine à découvrir ces quelques chrysanthèmes.

— Je vous en enverrai de Paris, petite cousine.

Elle le regarda avec ravissement.

— Oh ! comme ce sera gentil ! Grand-père dit qu’il y a des fleurs merveilleuses, à Paris.

— Mais oui. Et je choisirai les plus belles pour vous, Roselyne.

Elle le remercia avec effusion. Puis elle disparut, et revint avec une nappe qu’elle disposa sur un long guéridon. Là-dessus, elle mit le couvert. Quand ce fut fait, elle plaça au milieu la jardinière fleurie. Puis elle apporta elle-même le premier plat, un civet de lièvre.

— Figurez-vous que notre voisin, M. de Veuillard, a eu la bonne idée de nous envoyer ce lièvre hier soir ! Pourvu que je l’aie réussi !

Sa fine petite personne, délicatement aristocratique, évoluait avec aisance parmi tous ces détails de ménage que son charme poétisait. Sa vigilance discrète avait l’œil à tout, et réparait en un instant les distractions et les maladresses du vieux Christophe, dont le maigre corps flottait dans une ancienne livrée défraîchie qui avait vu le beau temps du vicomte de Capdeuilles.

— C’est bon ? interrogeait Roselyne en regardant avec un peu d’inquiétude M. de Montluzac.

— Délicieux, petite fée des eaux et du foyer ! Je vous proclame infiniment supérieure à tous les chefs passés, présents et futurs.

— Vous vous moquez encore de moi !

— Non, je suis sincère, Roselyne. Ce civet est absolument réussi.

— Je l’ai tant soigné ! Je pensais que vous deviez être très difficile.

— Pourquoi cela ?

— Mais parce que vous êtes riche, et que vous devez avoir des domestiques qui font très bien. Alors, j’avais peur pour ma pauvre petite cuisine.

— Eh bien, rassurez-vous. Jamais mon chef ne m’a servi quelque chose de supérieur à ce civet.

Odon eût prononcé ce jugement — d’ailleurs sincère — rien que pour voir briller de joie ces beaux yeux ingénus.

— Que je suis contente ! Je pourrai me placer comme cuisinière !

M. de Capdeuilles et Odon la regardèrent avec stupéfaction.

— Qu’est-ce que cette idée ? Es-tu folle, Rosey ?

— Mais non, grand-père. Bien sûr, je ne tiens pas à être cuisinière, mais enfin, je le ferais tout de même plutôt que de vous voir manquer de quelque chose.

Elle parlait d’un ton sérieux, et son charmant visage devenait grave. M. de Capdeuilles se mit à rire, peut-être pour cacher son attendrissement.

— Follette ! Mais non, je ne manquerai de rien maintenant. Montluzac nous achète Capdeuilles, et nous irons à Bordeaux, où tu pourras prendre des leçons.

— Vous vendez Capdeuilles ?

Sa jolie voix vibrante trembla en prononçant ces mots.

Et Odon vit des larmes dans les grands yeux verts.

— Il le faut, ma pauvre petite… Je t’assure que c’est dur aussi pour moi…

La main du vieillard caressait la joue de Roselyne, et son regard se mouillait.

— … Allons, sois raisonnable. C’est un parent qui nous l’achète et il a été très, très généreux. Il faut le remercier, Rosey…

Odon interrompit vivement :

— Ah ! pour cela, non ! Je ne veux pas des remerciements de Roselyne… Mais ne pleurez pas, petite cousine. Vous serez libre de venir quand il vous plaira dans votre Capdeuilles.

Elle dit d’une voix étouffée par les larmes :

— Oh ! merci ! Vous êtes bien bon. Mais vous comprenez, ce ne sera plus la même chose. Ce ne sera plus « chez nous ».

— Mais si, toujours, Roselyne. Je n’y changerai rien, et je n’y habiterai pas.

Elle le remercia encore. Mais son entrain avait disparu. Elle répondit un peu distraitement à M. de Montluzac, qui, pour la détourner de cette pensée, l’interrogeait sur ses occupations, sur les voisins de Capdeuilles.

— Je travaille avec M. le curé et Mme Geniès. Puis je m’occupe du ménage, car Ménie ne fait plus grand’chose. Je raccommode, je lis un peu… Les voisins ? Il y en a pendant l’été, mais nous ne les voyons pas. Vous comprenez, nous sommes trop pauvres ? Un seul reste ici toute l’année. C’est M. de Veuillard. Il est en relations avec nous, et vient nous voir une fois par semaine. Je ne l’aime pas beaucoup.

— Il est pourtant aimable, ce garçon.

— Mais oui, grand-père. Que voulez-vous, c’est une idée que j’ai ! Je fais mon possible pour qu’il ne s’en aperçoive pas.

— Et vous n’avez pas d’amies, Roselyne ?

— Si, j’ai Mme Geniès.

— Je veux dire de jeunes amies.

— Non, aucune. D’ailleurs, je n’aurais pas le temps. J’ai beaucoup de travail.

M. de Capdeuilles hocha la tête.

— Oui, beaucoup trop pour une fillette comme toi. Mais nous changerons cela. Il faut que tu aies des amies, que tu voies un peu le monde, ma chérie. Ici, tu vis comme une petite sauvage.

Elle murmura :

— J’aime tant mon Capdeuilles !

Sa gaieté ne reparut qu’à la fin du repas, quand Odon parla de l’emmener en automobile. Bien vite, elle alla quitter ce costume qui la faisait ressembler à quelque exquis portrait du dix-huitième siècle, et reparut avec une robe de lainage foncé, démodée, mais gentiment faite, que complétait un petit chapeau tout simple garni d’un ruban fané.

— Suis-je bien comme cela, Odon ?

— Mais très bien, petite cousine.

— Alors, nous partons ?… Vous n’avez besoin de rien, grand-père ?

— Non, mignonne. Va, et ne t’attarde pas.

— Le temps de montrer l’église à Odon, et de le présenter à notre curé, puisqu’il est le futur châtelain.

— Mais cela ne presse pas, Roselyne.

— Je le sais bien, mais j’aimerais à vous le faire connaître moi-même, notre bon vieux pasteur.

Avant de monter dans l’automobile, Roselyne l’admira encore, et demanda des explications qu’Odon lui donna de fort bonne grâce et de façon si claire qu’elle déclara avoir très bien compris. Puis elle s’installa sur les coussins, et M. de Montluzac ayant pris place près d’elle, l’automobile se dirigea vers le village.

— Eh bien, avez-vous peur, petite fille ? demanda au bout de quelques minutes Odon, voyant Roselyne demeurer songeuse, les yeux fixés vers le dehors.

— Oh ! pas du tout ! Maintenant que les ornières de notre pauvre route sont passées, cela roule, roule… C’est délicieux ! Et ces coussins ! Comme on y est bien !

Ses étonhements d’enfant, sa joie naïve amusaient Odon. Depuis bien longtemps, il n’avait été lui-même aussi franchement gai, dépouillé de cette ironie troublante bien connue de son entourage. L’âme de cette enfant était une source claire qui répandait sa fraîcheur apaisante jusqu’à ce cœur d’homme desséché par l’absence complète d’affection, par le scepticisme glacial issu d’une vie intérieure orgueilleusement solitaire, et d’une connaissance approfondie de certaines âmes féminines, telles qu’il lui était donné d’en étudier dans son entourage habituel.

Il donna l’ordre au chauffeur de faire le tour du village, puis de s’arrêter devant l’église. Celle-ci était une vieille construction romane, un peu croûlante, mais dont le portail présentait des sculptures intéressantes. À l’intérieur, Roselyne fit remarquer à Odon les pierres tombales des sires de Capdeuilles, aux inscriptions devenues illisibles.

— Ici, dit-on, repose Renaud, qui épousa l’ondine.

— Pauvre homme ! Voilà une aïeule qui n’est pas à imiter, Roselyne.

Elle ne répliqua rien. Sa vivacité joyeuse avait fait place à un recueillement sans affectation, qui lui donnait tout à coup l’air d’une de ces petites saintes peintes sur les hauts vitraux aux teintes douces. Odon, d’ailleurs toujours respectueux lui-même des choses sacrées, bien qu’on ne sût au juste s’il était croyant ou non, lui fit à mi-voix un petit cours d’archéologie et répondit complaisamment à ses questions. Dans l’église déserte et fraîche, leurs voix chuchotaient, murmure discret troublant à peine le silence. La lumière, pâlie et colorée de mauve, de rose doux, de gris léger, au passage des vitraux, s’étendait sur les dalles, sur les vieux piliers trapus. La verrière de l’abside, plus ancienne, plus somptueuse, déversait sur l’autel et le chœur des flots de pourpre, de safran et d’azur, dans lesquels dansaient des atomes éblouissants.

— Elle est très intéressante, votre vieille église, Roselyne, dit M. de Montluzac lorsqu’ils se retrouvèrent sous le porche. Mais les peintures auraient besoin d’une restauration intelligente.

Elle soupira.

— Oui, mais il n’y a pas d’argent. Et ce n’est pas nous qui pouvons en donner.

Ils traversèrent le cimetière, qui entourait l’église et que de grands saules ombrageaient. Une maison noire de crevasses, bossuée par de petits appendices mal venus, coiffée d’un vieux toit de tuiles fleuries, se dressa devant eux. Roselyne ouvrit une porte qui grinça, fit longer à Odon un corridor aux dalles disjointes et l’introduisit dans une grande salle garnie d’armoires de chêne luisantes comme la peau brun doré des marrons qui, échappés de leur enveloppe, avaient roulé jusqu’à l’intérieur, sur le plancher lavé de frais.

Une silhouette lourde passait devant la porte. Roselyne dit gaiement :

— Bonjour, monsieur le curé !

Le prêtre entra, grand, fort, très vieux, avec des yeux calmes et bons. Il ne put se retenir de laisser voir quelque surprise, en se trouvant en présence d’Odon.

— Monsieur le curé, je vous présente le marquis de Montluzac, notre cousin.

— Ah ! M. de Montluzac !… M. de Capdeuilles m’avait parlé de vous. Il désirait beaucoup vous voir.

Il tendit sa main, qu’Odon serra. Roselyne dit d’une voix qu’un tout petit frémissement agitait :

— Il achète Capdeuilles. Nous sommes contents, vous comprenez, que ce ne soit pas un étranger.

Elle essayait de sourire, mais une larme glissa de ses yeux.

— Voyons, voyons, Roselyne, gronda paternellement le prêtre. Il faut être bien courageuse, petite fille.

— Oui, je sais… je le serai… Tenez, je vous laisse un instant pour aller cueillir un dahlia, un de vos gros dahlias rouges, monsieur le curé.

Elle s’élança au dehors en courant. Le prêtre eut un lent hochement de tête, et regarda Odon qui suivait des yeux la petite forme souple s’enfonçant dans l’ombre lumineuse d’une allée bordée de quenouilles.

— Pauvre petite, elle va pleurer, pour pouvoir mieux sourire tout à l’heure devant nous, devant son grand-père surtout. La merveilleuse nature que celle-là !

— Oui, mais que deviendra-t-elle dans le monde, monsieur le curé ?

— Vous voulez parler de sa candeur idéale de petite fleur trop préservée ? Oui, je dis trop. Nous nous le reprochons maintenant, son grand-père, Mme Geniès et moi. Une connaissance précoce de la vie est mauvaise ; l’ignorance de tout ne l’est pas moins, surtout quand on est destiné, comme Roselyne, à se trouver bientôt seule, sans protection familiale — seule pour lutter et se défendre.

Il passa lentement sur son front chauve ses gros doigts noueux, déformés par les rhumatismes.

— … Mais c’était si tentant de laisser à cette petite âme toute sa ravissante blancheur de lis ! Personne n’osait, monsieur… personne de nous.

— Je le comprends un peu, puisque moi-même, qui suis cependant une sorte de mécréant, je n’en aurais pas le courage. Mais enfin, c’est déraisonnable… complètement déraisonnable, avouez-le ?

— Oh ! je l’avoue ! Et elle pourra nous adresser plus tard des reproches, pauvre petite… Que pensez-vous de l’état de son grand-père, monsieur ?

— Je l’ai trouvé mieux aujourd’hui. Mais hier mon impression a été mauvaise.

Le prêtre dit en baissant la voix :

— Il n’a plus que quelques mois à vivre, d’après le médecin, en admettant qu’il ne survienne pas de complication foudroyante.

Odon murmura :

— Pauvre enfant !

Dans l’allée reparaissait la fine silhouette de Roselyne. La jeune fille tenait entre ses doigts la longue lige d’un dahlia à la lourde corolle gaufrée, d’un rouge foncé. Elle expliqua :

— C’est pour grand-père. Il aime cette fleur. Pas moi. Je la trouve poseuse et gourmée.

Odon demanda en riant :

— Les poseurs vous déplaisent, Roselyne ?

— Beaucoup.

— Vous en trouverez un certain nombre dans le monde.

— Je ne tiens pas à connaître le monde.

Le curé lui prit la main.

— Il le faut bien, ma petite enfant. Vous voulez travailler, être utile, vous occuper d’autrui. Pour cela, il faut sortir de votre solitude, vous mettre en contact avec la vie. Tout n’y est pas beau et noble, mais nous devons passer près du mal en l’évitant, et en regardant plus haut.

— Oh ! c’est facile, cela ! Et je ne comprends pas du tout comment il y a des gens qui peuvent être mauvais. C’est si simple d’être bon !

Le vieux prêtre la couvrit d’un regard attendri, qui l’empêcha de voir l’éclair de sarcasme traversant les yeux d’Odon. Le jeune homme dit avec une sorte de rire sourd :

— Vous comprendrez cela assez tôt !

L’ombre des marronniers tout proches de la maison s’étendait dans la grande salle, qui restait toujours un peu obscure. D’une pièce voisine, transformée en fruitier, venait l’odeur sucrée des fruits d’automne qui mûrissaient. Un chat blanc se glissa jusqu’à Roselyne et se frotta à sa robe en faisant le gros dos. La jeune fille se pencha et le prit dans ses bras.

— Bonjour, vieux Minou… Aimez-vous les chats, Odon ?

— Je les déteste.

— Oh ! par exemple ! Pourquoi ?

— Parce qu’ils me représentent la sorte de créatures que je hais le plus au monde.

Elle ouvrit de grands yeux surpris, un peu scandalisés.

— Vous haïssez quelqu’un ?

Odon ne répondit pas. Il regardait la tête souple, élégante, qui s’étirait félinement dans les bras de Roselyne. Ses yeux s’assombrissaient, prenaient une expression si étrange que Roselyne dit en frissonnant un peu :

— Oh ! ne regardez pas comme cela ce pauvre Minou !

Il leva les yeux, et vit une physionomie inquiète, presque effrayée. Aussitôt, le sourire reparut sur ses lèvres et dans son regard — ce sourire éblouissant que Roselyne aimait tant.

— Petite fille ! Que voulez-vous que je lui fasse, à votre Minou ? Je me contente de ne pas l’aimer, voilà tout.

— Et vous n’êtes pas le seul, ajouta le curé. Mme Geniès, par exemple, ne peut souffrir non plus la gent féline. Ce sont des antipathies instinctives dont on se rend difficilement maître.

En causant, ils sortirent tous trois du presbytère. De nouveau, ils traversèrent le petit enclos funèbre que le soleil quittait déjà, car il était resserré entre la maison curiale et les vieux contreforts un peu affaissés de l’église. Au passage, Roselyne montra à Odon la chapelle funéraire des Capdeuilles, et s’y arrêta pour prier. Là étaient enterrés son père et sa mère.

— Figurez-vous que si je n’avais pas grand-père, cela me serait égal de mourir, confia-t-elle à Odon, en s’éloignant de la sépulture.

— Voulez-vous bien vous taire ! Est-ce qu’on a ces idées-là ?

Il la regardait, n’osant chercher à s’imaginer morte cette petite créature si vivante, si délicieuse.

Elle dit paisiblement :

— Ce sont de très bonnes idées. J’y pense souvent.

Le regard de M. de Montluzac se tourna vers le prêtre. Il demandait : « Comment est-elle si gaie, alors ? »

Le vieillard dit à mi-voix :

— Les âmes d’enfants ne craignent pas la mort.

L’automobile attendait devant l’église, entourée de gamins que tenait à distance respectueuse la présence du chauffeur. Plus loin, au pas des portes, quelques femmes regardaient, curieusement. Roselyne fit admirer la voiture au curé ; puis, au moment d’y monter, elle demanda :

— Puis-je aller dire bonjour à Mme Geniès, Odon ? C’est cette maison, en face. Deux minutes seulement…

— Mais oui, tant que vous voudrez, petite cousine.

Elle traversa vivement la place et frappa à une fenêtre, qui s’ouvrit. Le prêtre murmura :

— Voilà un appui moral qui va lui manquer bientôt. Mme Geniès est aux derniers jours de sa maladie de cœur.

— Roselyne le sait ?

— Non. En apparence, la pauvre femme n’est pas plus mal. On la trouvera morte un matin. C’est une sainte créature, qui a beaucoup souffert.

Roselyne se détourna à ce moment, en faisant signe à Odon de venir. Quand il fut proche, elle expliqua :

Mme Geniès voudrait vous connaître.

Il salua la femme qui lui apparaissait assise derrière cette fenêtre, soutenue par des oreillers. Une coiffure de dentelle noire cachait à demi les cheveux grisonnants, qui encadraient de leurs bandeaux un visage creusé, d’une blancheur déjà morte. Des yeux foncés, graves et doux, s’attachèrent sur le jeune homme, tandis que Mme Geniès échangeait avec lui quelques mots. Puis Roselyne embrassa tendrement sa vieille amie et s’éloigna avec Odon.

Mme Geniès suivit des yeux l’élégante silhouette masculine, à l’allure hautaine et ferme, et l’autre, celle de Roselyne, fine, souple, d’une grâce délicate. La vieille dame joignit les mains en murmurant :

— Que les hommes sont imprudents ! Ce pauvre M. de Capdeuilles !

Aussitôt l’automobile en marche, Roselyne demanda :

— Comment trouvez-vous Mme Geniès, Odon ?

— J’aime beaucoup son regard, qui est celui d’une femme intelligente et très bonne.

— N’est-ce pas ? Je suis bien contente que vous la jugiez ainsi.

Et elle parla avec un tendre enthousiasme de sa vieille amie, de tout ce qu’elle lui devait. Odon l’écoutait avec intérêt, charmé de voir tant d’ardeur reconnaissante dans ces beaux yeux qui laissaient transparaître tous les sentiments d’un cœur spontané et sincère.

— Elle m’a appris la cuisine, la broderie, et même à faire mes robes, Odon ! Pensez donc comme cela me sera utile !

— Elle a fait de vous la plus accomplie des petites fées, je vois cela.

— Et elle m’a enseigné encore bien d’autres choses. Si vous saviez comme elle est pieuse, résignée et courageuse ! Les jours où je suis triste, je vais un instant près d’elle, et en la regardant, en l’écoutant, je sens la force qui revient. Je me dis : « Qu’est-ce que mes petites souffrances, près de celles de ma chère vieille amie ? » Car elle a eu des épreuves terribles, paraît-il. M. le curé dit d’elle : « Elle a supporté tout ce qu’une femme peut endurer de pire sur la terre. »

Odon songea : « Oui, il y a encore un reflet de ces douleurs dans les yeux que je viens de voir. »

En remontant à pied de la grille au château, Odon et Roselyne admirèrent ensemble les tons dégradés, brun rouillé, or roux, jaune pâli, des feuillages qui couvraient les bosquets. La lumière d’octobre les éclairait discrètement, un peu lointaine déjà, et tiède seulement ; elle couvrait les vieux troncs et s’étendait en nappe blonde sur l’herbe des allées. Roselyne s’arrêta sur la terrasse pour perdre un instant son regard dans cette clarté. Elle-même en était enveloppée, son jeune visage frémissait un peu, et ses lèvres s’entr’ouvraient, comme hier dans son sommeil, quand elle rêvait à l’inconnu mystérieux.

« À quoi songe cette petite fille ? » se demandait Odon en la considérant avec une curiosité bienveillante, et en admirant la délicatesse de ce profil, la blancheur du teint que le soleil dorait légèrement, et ces longs cils qu’il voyait presque immobiles en ce moment, sur les yeux songeurs.

Cette question, il la répéta tout haut. Roselyne se détourna, et son regard sourit.

— Je pensais que le monde doit être bien beau, puisqu’ici déjà nous trouvons tant de splendeurs.

— Vous aimeriez voyager, Roselyne ?

— Je crois que oui.

Elle rit gaiement, en ajoutant :

— C’est un goût que je ne pourrai jamais satisfaire, car il faut beaucoup d’argent pour cela. Mais on peut être heureux quand même en restant dans son petit coin, n’est-ce pas ?

— Je le pense… en admettant qu’on puisse jamais être heureux.

— Comme vous dites cela ! Mais si, on l’est quelquefois, pendant de petits moments, tout au moins. Tenez, depuis ce matin, je le suis — sauf quand j’ai pensé à la vente de Capdeuilles. Et vous, Odon ?…

Le regard pur qui semblait refléter toute la lumière du soir, interrogeait ingénument. Une douceur apaisante pénétra le cœur d’Odon. Le jeune homme se pencha et prit la main de Roselyne.

— Moi aussi, ma petite cousine, j’ai été heureux aujourd’hui.

Elle rit, toute joyeuse.

— Vous voyez bien ! C’est très facile de trouver des petits bonheurs. Rentrons vite maintenant pour rassurer grand-père sur notre long voyage.

Dans la chambre de M. de Capdeuilles, pendant que Roselyne servait le sirop de framboises. M. de Montluzac, sur la demande de ses hôtes, parla de ses études archéologiques et de ses travaux littéraires. Avec ses relations mondaines, il n’abordait jamais ce sujet, et coupait court très brièvement à tous les compliments flatteurs que l’on tentait de lui adresser, dès que paraissait un ouvrage signé de son nom. Ces études faisaient partie d’une vie intime jalousement fermée. Mais aujourd’hui, il lui plaisait d’en parler à ce vieillard attentif, à cette enfant dont il voyait fixé sur lui le merveilleux regard compréhensif et vivant, où le sourire jeune et la gravité profonde se succédaient, se mêlaient, tous deux reflets très purs de cette petite âme vibrante. Il leur apprit la publication prochaine de son dernier ouvrage « Récits sarrasins ».

— C’est l’adaptation de vieilles chroniques retrouvées par moi dans le donjon de Montluzac. Vous savez sans doute que notre famille est d’origine sarrasine ?

— Si nous ne le savions, mon cher ami, vos yeux nous l’apprendraient, riposta M. de Capdeuilles.

Roselyne dit d’un ton de prière :

— J’aimerais tant lire cela !

— Cet ouvrage n’est pas tout à fait pour des petites filles comme vous. Mais je vous en enverrai un autre, une étude sur les villes de l’Ombrie. Je crois qu’il vous plaira.

— J’en suis sûre d’avance ! Vous devez si bien écrire !

— À quoi voyez-vous cela, Roselyne ?

— Mais à votre manière de dire les choses. On sent que…

Elle s’interrompit. Une ombre se dressait devant la porte-fenêtre restée ouverte. Roselyne murmura :

— M. de Veuillard ! Quel malheur ! Nous étions si bien !

Intérieurement, Odon répéta la même parole. D’un coup d’œil rapide, il toisa l’étranger, un homme de son âge, grand et lourdement charpenté, avec un visage coloré que barrait une moustache rousse.

Roselyne tendit sans empressement sa main à l’arrivant. M. de Capdeuilles présenta l’un à l’autre les deux jeunes gens. Les petits yeux de M. de Veuillard glissèrent un regard défiant vers Odon. Celui-ci, froidement poli, se mit à étudier le personnage pendant que la conversation s’en gageait. Il le jugea en un clin d’œil fort infatué de lui-même, dépourvu de culture intellectuelle et penchant vers les goûts vulgaires. Et il songea : « Je comprends qu’il déplaise à cette délicate petite Roselyne. »

Il se sentait impatienté, presque irrité d’entendre ce gros garçon appeler la jeune fille par son nom, et lui rappeler qu’il l’avait vue tout petit bébé, dans les bras de sa nourrice. Mais en remarquant l’expression du regard qui s’attachait sur Roselyne, Odon retint un sursaut de colère méprisante. Eh quoi ! ce grossier hobereau osait aimer la délicieuse petite ondine, l’enfant toute blanche dont le cœur virginal devait être si tendre, si fragile ! Le rustre ! En vérité, Odon se demandait ce qui le retenait de prendre cet individu par les épaules et de le mettre dehors !

Mais M. de Capdeuilles semblait l’écouter avec plaisir. M. de Veuillard représentait une des rares distractions de sa vie d’infirme, et il s’intéressait à ses histoires de chasse, à ses racontars de province, même à ses propos de hâbleur. De temps à autre, le jeune homme risquait une plaisanterie lourde, d’ailleurs convenable, car il se surveillait visiblement. Roselyne avait un sourire distrait. Sa vibrante gaieté se taisait, en présence de l’importun. Et comme Odon se tenait dans une réserve hautaine, le vicomte et M. de Veuillard faisaient surtout les frais de la conversation.

M. de Montluzac s’avisa bientôt qu’il était temps pour lui de quitter Capdeuilles. Il prit congé de son parent, très cordialement. Sa main toucha à peine celle de M. Veuillard, dont le regard jaloux l’enveloppait sournoisement. En se détournant pour dire adieu à Roselyne, il la vit près de la porte de la terrasse.

— Je vais vous accompagner jusqu’à la grille.

Ils sortirent ensemble. Les dernières clartés du soleil s’étendaient sur le jardin sauvage, sur les feuillages jaunis. Odon les regarda un instant se jouer sur l’or roux des cheveux de Roselyne. Il demanda en souriant :

— Où donc avez-vous pris ces cheveux-là, petite fée ?

— Maman les avait comme cela, paraît-il. Les trouvez-vous laids ?

— Certes non ! Avec cette chevelure, vous pourrez toujours vous passer de parure, petite Rosey, car rien ne vaudrait celle-là.

Les yeux de Roselyne rirent de joie innocente.

— Tant mieux s’ils vous plaisent. Moi, je les aimerais mieux d’un autre blond. Mais grand-père dit que je ne m’y connais pas du tout.

— Oh ! pas du tout, en effet ! Bien des femmes donneraient beaucoup pour avoir cette nuance si rare, qu’elles essayent d’obtenir artificiellement, mais avec de piètres résultats.

Roselyne dit avec stupéfaction :

— Vraiment, elles font cela ? On peut changer la nuance de ses cheveux ?

— Certainement. Mais ce sont en général les femmes sottes et coquettes qui s’occupent à ces futilités. Certaines poussent même l’aberration jusqu’à changer une très jolie nuance naturelle pour une autre absolument contraire à leur teint, à leur physionomie, simplement parce que c’est la couleur de cheveux à la mode.

Roselyne murmura :

— Que c’est étrange !

Elle resta un instant pensive. En ce moment, ils longeaient l’allée d’eau, en partie couverte d’ombre, car le soleil s’abaissait derrière le château. Roselyne demanda :

— Vous ne m’avez pas dit votre impression sur M. de Veuillard ?

— Je dois vous avouer qu’il me déplaît beaucoup.

Elle laissa échapper un soupir de soulagement.

— Ah ! je suis contente de vous entendre dire cela ! Je vois que je ne suis pas seule de mon avis. Car grand-père paraît contrarié de mon antipathie pour notre voisin. Il dit toujours en parlant de lui : « C’est un bon garçon. »

Odon eut un sourire de dédain ironique.

— Dans le monde, Roselyne, on applique par fois ce qualificatif « un bon garçon » à un homme qui n’est ni bon ni mauvais, ou même plutôt mauvais que bon, pas très intelligent, généralement gai et beau parleur, et de morale facile. Tel, je le soupçonne, doit être M. de Veuillard.

Un regard songeur s’attachait sur lui. Roselyne dit pensivement :

— Vous êtes très, très bon. Et cependant, il me semble qu’on ne doit jamais avoir l’idée de dire de vous : « C’est un bon garçon. »

Un rire railleur, un peu sourd, vint aux lèvres de M. de Montluzac.

— Oh ! non, non, petite fille, on ne l’a jamais dit, je vous assure !

Ils arrivaient en ce moment sous les ormes, près de la grille. Odon prit la main de Roselyne.

— Allons, au revoir, ma petite cousine. Vous me feriez plaisir en m’écrivant pour me donner des nouvelles de votre grand-père ?

— Oh ! je le veux bien ! Et vous me répondrez ?

— Naturellement ! Et j’espère que nous nous reverrons. Capdeuilles vous restera toujours ouvert, vous y viendrez aux vacances, et lorsque je serai de passage à Montluzac, je vous y ferai une petite visite.

— C’est cela ! Nous en serons si contents ! Il sourit aux grands yeux émus et heureux. Et, se penchant, il baisa doucement la petite main fraîche.

Roselyne eut son joli rire d’enfant.

— Oh ! que c’est gentil ! Vous faites cela comme les seigneurs d’autrefois. Grand-père a des gravures où on les voit baiser la main de belles dames en robes à paniers… Au revoir, Odon. Ne tardez pas trop pour venir à Montluzac.

— Ce ne sera pas avant l’année prochaine, petite ondine. Mais nous aurons d’ici là des nouvelles l’un de l’autre.

Il lui sourit encore et s’éloigna. Elle le regarda disparaître, écouta le bruit du moteur qu’on mettait en marche. Puis elle revint vers le château. Le vert profond de ses yeux était plus brillant, comme si des larmes y montaient. Elle s’arrêta un instant à l’extrémité de l’allée d’eau. Une impression d’effroi, de solitude l’étreignait tout à coup. Elle eut l’envie folle de courir à M. de Montluzac, de lui crier : « J’ai peur… j’ai peur toute seule. » Mais elle se raidit et resta immobile. L’ombre du jour couchant l’entourait. L’air du soir la frôlait au visage et parfumait ses cheveux des senteurs d’automne. Elle regardait machinalement le petit faune moqueur, en pensant à la bonté d’Odon de Montluzac, à cette sympathie subite éprouvée pour lui, à la confiance qu’il lui inspirait. Il ne ressemblait à aucun des hommes qu’elle avait pu voir ici. Son regard, son sourire, le son de sa voix, et ses manières souples, aisées, la fierté un peu hautaine de son allure, l’intérêt de sa conversation de grand seigneur lettré et de fin causeur, tout le classait comme un être d’une race à part, même aux yeux inexpérimentés de Roselyne.

Mais surtout, elle avait senti chez ce parent hier inconnu une sympathie chaude, protectrice, qui lui avait donné pendant ces deux jours l’illusion de n’être plus aussi seule, entre ces vieillards — M. de Capdeuilles, le curé, Mme Geniès, les domestiques septuagénaires — qui formaient son entourage immédiat, et qu’elle sentait, instinctivement, prêts à lui manquer, dans la faiblesse de leurs infirmités ou dans l’abandon de la mort. La vigoureuse jeunesse d’Odon, l’énergique volonté de cette physionomie d’homme la pénétraient d’une sensation de sécurité, tandis qu’il était là. Maintenant, cette angoisse qu’elle éprouvait depuis quelques mois — depuis qu’elle voyait son aïeul plus malade — revenait de nouveau et la faisait frissonner de détresse.

Elle sursauta, au son d’une voix forte.

— À quoi rêvez-vous, Roselyne ?

Elle n’avait pas entendu venir M. de Veuillard. Il s’avança et la regarda curieusement.

— Hein ? vous pleurez ?… Parce que ce M. de Montluzac est parti ? Mais vous ne le connaissiez pas il y a deux jours, ce cousin-là !

Sa voix était un peu âpre, et ses narines larges palpitaient, signe, chez lui, de colère sourde.

Roselyne dit avec une instinctive froideur :

— Ce n’est pas une raison. Il y a des gens qui nous sont sympathiques tout de suite… Et M. de Montluzac a été extrêmement bon, très aimable.

M. de Veuillard ricana.

— Aimable, il doit l’être avec toutes les femmes, ce beau marquis-là, ne craignez rien !

— Il a bien raison ! Et je trouve qu’il est un cousin charmant… Bonsoir, monsieur.

Elle lui tendit la main, d’un geste distrait — ou distant. M. de Veuillard pencha pour cette dernière interprétation, que confirmait assez l’expression de la charmante physionomie — une expression qu’il connaissait bien, d’ailleurs, car la réserve un peu fière de cette petite fille, à son égard, existait depuis des années.

Mais elle ne lui avait jamais été aussi désagréable qu’aujourd’hui, après le passage de ce très séduisant Montluzac qui avait excité formidablement sa jalousie, et qui était, visiblement, l’objet de l’innocente admiration de Roselyne. Des mots haineux vinrent à ses lèvres, contre cet être dont, si infatué qu’il fût de sa personne, il ne pouvait contester la supériorité physique. Mais il n’osa les prononcer, devant le jeune regard très pur. Et il dit seulement avec un gros rire :

— Je ne pense pas que M. de Montluzac honore souvent Capdeuilles de sa visite. Notre petit pays est trop peu de chose pour un homme comme lui.

Il partit, et Roselyne regagna le château, en songeant qu’elle détestait ce M. de Veuillard — ce qui était pourtant très mal — et qu’elle voudrait bien que Capdeuilles n’eût pas semblé trop infime à son cousin, pour qu’il y revînt un jour.