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L’Ondine de Capdeuilles/Texte entier

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 7-254).


I


Un domestique entra silencieusement et déposa sur le bureau le second courrier du matin. Odon, fermant le volume qu’il parcourait, éparpilla d’une main distraite les revues et les lettres. L’une de celles-ci attira son attention. Sur l’enveloppe large, de papier mince et ordinaire, une main certainement féminine avait inscrit l’adresse du marquis de Montluzac. Odon murmura :

— Quelle aïeule m’écrit là ?… Oui, une aïeule, bien certainement, car on n’a plus de ces charmantes écritures, aujourd’hui.

Il ouvrit l’enveloppe, sans hâte. Car il n’attendait rien de la vie. Depuis la mort du frère qui avait été son unique affection, il avait goûté à toutes les jouissances, et il ne lui restait au cœur que le vide, l’amer dédain de tout.

Le feuillet qu’il déplia était couvert d’une écriture toute différente — écriture de vieillard, tremblée, presque illisible.

Non sans difficulté, quelle que fût son habitude de déchiffrer les vieux textes, M. de Montluzac parvint à lire ce qui suit :

« Monsieur et cher cousin,

« Je suis un étranger pour vous, et peut-être allez-vous accueillir ma demande par un haussement d’épaules, en jetant au feu cette lettre d’un vieillard inconnu. Mais non, vous devez avoir l’âme généreuse des Salvagnes, et vous répondrez affirmativement au désir d’un homme très âgé, très infirme, qui descend comme vous du vaillant Odon de Salvagnes, le preux chevalier dont les exploits se chantent encore dans notre Périgord. Ce désir, le voici : voulez-vous venir me trouver ici, à Capdeuilles, mon vieux château, pour vous entretenir avec moi sur un sujet qui me tient fort à cœur ? Pardonnez-moi de n’être pas plus explicite. Mais mes pauvres doigts engourdis ne peuvent plus tenir la plume. Je vous attends et vous remercie d’avance.

« Olivier de Salvagnes,
vicomte de Capdeuilles. »
« Capdeuilles, 12 octobre 1907. »

« Olivier de Salvagnes… Un cousin assez éloigné. Mon père m’en a parlé autrefois », songea Odon. « Mais s’imagine-t-il que je vais m’en aller en Périgord, quand on m’attend dans les Ardennes ? Merci bien !… D’ailleurs, je suppose qu’il s’agit simplement de me demander une aide pécuniaire. Mon père m’avait dit que cette branche des Salvagnes était appauvrie. En ce cas, rien de plus simple que de me présenter sa requête par écrit, au lieu d’imaginer de me déranger. Il doit avoir le cerveau un peu bizarre, ce vieux cousin ! »

Odon décacheta quelques autres lettres, qu’il parcourut distraitement. Puis il revint à celle de M. de Capdeuilles, et la relut.

« Après tout », pensa-t-il, « cela ne me coûtera guère de lui donner satisfaction. Par la même occasion, j’irai jeter un coup d’œil sur Montluzac, où je n’ai pas mis les pieds depuis deux ans ».

Le battant d’une porte s’ouvrit, un petit vieillard chauve au doux visage ridé entra, et traversa d’un pas claudicant le cabinet superbement orné de meubles datant du règne de Louis le Grand.

— Odon, je vous certifie que le tombeau découvert dans les environs de Montluzac est bien celui d’un chef sarrasin ! J’en ai trouvé la preuve ici.

Il élevait sa main, qui tenait un vénérable volume à reliure de veau fané.


Odon se détourna, en disant nonchalamment :

— Ah ! vous avez trouvé ? Eh bien, nous en parlerons ce soir, cousin Alban. Pour le moment, il faut que je sorte. J’ai rendez-vous avec Verty pour la publication de mon nouvel ouvrage.

Il se leva, en développant d’un souple mouvement l’harmonieuse élégance de sa haute taille. M. Alban d’Orsy parut tout à coup plus petit encore, plus ratatiné, plus modeste près de ce bel homme au port de tête altier, dont la lèvre semblait garder à demeure un pli d’ironie, dont les longs yeux d’Oriental séduisaient autant par leur expression de force dominatrice que par leur caresse veloutée.

En quelques gestes vifs, Odon réunit les lettres éparses en ajoutant :

— Il est probable que je vais partir ces jours-ci pour Montluzac. Un vieux cousin inconnu me demande de l’aller voir en son château de Capdeuilles, à quelque soixantaine de kilomètres de là.

— Vous resterez longtemps, Odon ?

— Non, quelques jours seulement. Je suis invité pour les chasses chez les Marlonnes. D’ailleurs, mon vieux Montluzac est un peu funèbre.

M. d’Orsy dit avec enthousiasme :

— Une merveilleuse demeure féodale !

— Oui, superbe à visiter. Mais pour y vivre seul, ce n’est pas très récréatif… Allons, à tout à l’heure, cousin Alban.

Un peu après, Odon descendait de son appartement où il venait de revêtir sa tenue de sortie. Dans le grand vestibule tendu de tapisseries anciennes, il croisa une petite vieille dame qui rentrait.

— Tiens, d’où venez-vous, cousine Loyse ?

— De l’église, mon ami.

Une main très fine, à demi recouverte d’une légère mitaine noire, se tendait vers le jeune homme, qui se pencha pour la baiser.

— Vous vous obstinez à ne pas vous servir de l’automobile que j’ai mise à votre disposition ?

Une lueur d’effroi passa dans les yeux feuille morte de Mlle Loyse d’Orsy.

— Pardonnez-moi, mon ami… pardonnez-moi. Mais ce mode de locomotion… Non, vraiment, je ne saurais monter dans ces machines de mort.

Elle semblait s’excuser, avec un regard à la fois craintif et affectueux vers le beau visage ironique.

Odon se mit à rire.

— Vous les affrontez bien dans la traversée des rues, où elles ne sont pas moins dangereuses — au contraire. Ah ! cousine Loyse, je désespère de vous rendre moderne !

Vers la haute voûte, Mlle Loyse leva ses petites mains ridées.

— Ah ! mon enfant, il est trop tard ! Je suis d’un autre temps, voyez-vous, et je n’ai plus qu’à disparaître.

— Le plus tard possible !… Savez-vous comment va ma grand’mère, ce matin ?

— Julia m’a dit qu’elle se trouvait un peu mieux. C’est aujourd’hui qu’elle doit voir l’oculiste ?

— Oui, mais je crains bien qu’il n’y ait rien à faire. Pauvre grand’mère, qui ne voulait pas vieillir ! Vous serez très aimable de m’excuser près d’elle, cousine Loyse. Je rentrerai tard et me ferai servir à déjeuner dans mon appartement.

Il eut un sourire à l’adresse du petit visage creusé de rides menues, qui avait pris la teinte d’un ivoire légèrement jauni. Puis il sortit sous la voûte et monta dans l’automobile qui l’attendait.


II


Un après-midi, Odon quitta son vieux château féodal de Montluzac, où il était arrivé l’avant-veille, et prit en automobile la direction de Capdeuilles. Il ne connaissait pas cette demeure, bâtie sous le règne de Louis XV par un Salvagnes de la branche cadette. Des divergences d’opinions politiques — les Salvagnes de Capdeuilles étaient bonapartistes et les Salvagnes de Montluzac monarchistes — avaient séparé depuis un siècle ces deux branches de la noble famille. Le père d’Odon s’étant rencontré à Paris avec Olivier de Capdeuilles, dans les salons mondains et les lieux de plaisir, il s’ensuivit entre eux quelques relations, d’ailleurs assez cérémonieuses. M. de Capdeuilles, à cette époque, dépensait brillamment les restes d’une fortune déjà fort entamée par ses ascendants. Puis il disparut de la scène parisienne. M. de Montluzac apprit qu’il s’était retiré dans son domaine périgourdin, et ne s’en occupa plus, trop pris lui-même dans l’engrenage mondain pour se soucier d’un parent appauvri, et relativement peu connu.

Étant données ces relations dénuées d’intimité entre son père et le châtelain de Capdeuilles, Odon trouvait assez justement singulière la requête du vieillard. Mais cette singularité même constituait un attrait pour son esprit blasé, et l’avait incité à ce voyage qui dérangeait cependant quelque peu ses projets — ce que son égoïsme se refusait d’accepter à l’ordinaire.

Laissant de côté le village entouré de châtaigniers, l’automobile, sur les indications d’un paysan, s’engagea sur une route bordée de chênes, qui desservait le château. Route abominable, d’ailleurs. Les ornières y abondaient et, si bien suspendue que fût la berline de voyage, Odon se trouvait terriblement secoué.

« Mais ce chemin est abandonné depuis des années ! » songea-t-il.

Le chauffeur stoppa enfin devant une grille rouillée, encastrée entre deux murs hauts et croulants sur lesquels s’acharnaient les feuillages parasites. Odon descendit et s’approcha. De chaque côté de la grille, et parallèlement au mur, de vieux ormes s’alignaient, en trois rangées. En face, une allée d’eau s’étendait entre des restes de plates-bandes envahies par une végétation folle, qui couvrait aussi les deux allées longeant des charmilles revenues à l’état sauvage. Au fond de la perspective, dans la lumière légère d’octobre, se dressait un petit château du dix-huitième siècle. Le coup d’œil expérimenté de M. de Montluzac le jugea aussitôt : « Un pur bijou du temps. Mais s’il est aussi bien entretenu que ce jardin !… »

Il ouvrit la petite porte et entra. Sans se presser, il s’engagea en pleine herbe, le long de l’allée d’eau. De près, l’abandon lui apparut plus complet encore. Tout, ici, depuis des années, devait être laissé aux caprices de la nature et aux bons soins des intempéries. Comme il avait extraordinairement plu cet été là, l’herbe avait levé avec abondance, et rien n’échappait à son envahissement. L’eau elle-même, l’étroite bande d’eau aux sombres luisances d’étain disparaissait presque en certains points sous la poussée folle des longues tiges souples, courbées vers elle, plongeant dans l’onde immobile.

Tout au bout de l’allée d’eau, dans un inextricable fouillis de parasites qui laissaient deviner vaguement la forme presque disparue d’une pelouse oblongue, se dressait une statue de faune. Le petit dieu moqueur était devenu d’un vert noirâtre, et son visage n’avait plus de forme. Mais il étendait toujours sa main droite en un geste folâtre et malicieux, qui semblait d’une ironie cruelle devant cette désolation des choses.

Puis une cour s’étendait — couverte d’herbe, elle aussi. Et Odon vit de près le château. Là encore, la ruine avait travaillé. De loin, on ne distinguait que les lignes élégantes, la parfaite ordonnance des proportions, l’harmonieuse beauté de l’ensemble. Mais rien ne pouvait faire illusion maintenant à M. de Montluzac. Il remarquait les crevasses innombrables, les cannelures légères des pilastres qui s’émiettaient, et, dans les hautes fenêtres cintrées ouvrant de plain-pied sur une large marche de pierre moisie, les petites vitres verdâtres brisées, remplacées par du papier.

Il songea : « Mais c’est la ruine !… la ruine complète ! »

Maintenant, il ne faisait plus de doute pour lui que M. de Capdeuilles l’eût appelé dans le but de solliciter une aide pécuniaire. Et pour le persuader plus aisément, il avait voulu qu’il vînt constater par lui-même la misère de Capdeuilles.

Toutes les fenêtres, sur cette façade, étaient closes. Des volets jadis blancs, dont le bois se fendait, fermaient la porte. En voyant près de celle-ci des touffes d’ortie nées entre le mur et la marche qui se disjoignaient, Odon pensa : « Voilà bien longtemps que ceci ne s’est ouvert. L’entrée habituelle doit être ailleurs ».

Il contourna le château. Sur le côté, deux escaliers aux marches brisées, aux rampes forgées couvertes de rouille, conduisaient à deux petites terrasses. Le terrain descendait. L’une des terrasses tournait, se continuait tout le long de l’autre façade. Celle-ci apparut à Odon aussi dégradée et aussi close — sauf toutefois qu’aucun volet ne fermait la porte à petits carreaux, près de laquelle un vieux chien dormait.

— Un vrai château enchanté, « murmura M. de Montluzac. » Qui sait ! peut-être tous ses habitants font-ils comme ce brave chien, et vais-je avoir l’honneur de réveiller une Belle au bois dormant.

Cette aventure l’égayait. Il résolut, avant d’aller frapper à la porte, de faire la visite des jardins abandonnés qui s’étendaient devant lui, à la suite d’un bassin ovale au bord de pierre verdie et brisée.

Ils avaient été superbes, ces jardins à la française. On le devinait au tracé des parterres encore visible sous l’enchevêtrement des ronces, des plantes redevenues sauvages, des longues graminées qui se fanaient. Des bordures de buis, il ne restait plus que quelques débris jaunissants. Les arbustes, échevelés, mêlaient leur feuillage mourant à la verdure perpétuelle des ifs, échappés à la stricte discipline de jadis, et qui s’émancipaient de toute l’ardeur de leur sève. Quelques fleurs d’automne, demi-sauvages, rappelaient qu’ici des jardiniers habiles avaient planté, semé, et que ces parterres avaient connu la vivante féerie des couleurs caressées par le soleil, la grâce légère des corolles que le vent balance en encensoir, et toute l’ordonnance sobre, harmonieusement mesurée, du vieux génie français.

Dans deux petits bassins ronds, verdis par la mousse tenace, l’eau stagnait, parsemée de feuilles mortes échappées aux arbres environnants. Des statues, des bustes se dressaient, couverts d’une lèpre noire, avec un visage sans nez, aux yeux caves, avec des bras sans main… Et dans les bosquets voisins, sous les arbres jaunissants, Odon découvrit encore de ces petits bassins aux eaux verdâtres, de ces statues mutilées, sur lesquelles tombaient la mélancolique jonchée d’automne et le fruit lourd des marronniers.

De la terre mouillée, des premières couches de feuilles qui se décomposaient, de l’eau sans vie des bassins, montait une odeur molle, humide, de moisissure et de mort. Sous les frondaisons épaisses des vieux arbres, le jour restait sans lumière, avec une teinte verdâtre de sépulcre. Odon eut un frisson léger. Il sentit venir la grande tristesse qui l’étreignait parfois, à certaines heures de son existence. L’homme adulé, le mondain sceptique, le grand seigneur opulent dont toutes les fantaisies faisaient loi, avait son secret de souffrance. Bien peu le soupçonnaient. On savait seulement qu’il avait perdu, dix ans auparavant, un frère jumeau — sa seule affection. Car sa mère était morte toute jeune, et son père n’avait été pour lui qu’un camarade charmant et léger, peu soucieux d’étudier et de comprendre l’âme fermée du garçonnet orgueilleux, du jeune homme ardent et volontaire qui disait de lui-même : « Personne ne me connaît… pas même Bernard. »

Bernard était son frère. Ils s’étaient profondément aimés, en dépit d’une différence complète de caractère. Odon dominait Bernard, plus faible, moralement et physiquement, d’intelligence moindre et de sensibilité presque maladive. Au cours d’un voyage en Italie, ce dernier mourut à vingt-cinq ans, de façon mystérieuse. Il fut trouvé étendu au bas d’un roc. Suicide ? Accident ? Les deux hypothèses eurent cours. La seconde fut adoptée par la famille, l’autre ne se chuchota plus qu’en secret, lorsqu’on rappelait que Bernard de Salvagnes, marié depuis un an à une cantatrice hongroise dont il était passionnément épris, venait d’être abandonné par elle quelques mois avant le tragique événement.

Personne ne connut la pensée d’Odon sur ce sujet. Pendant deux ans, il voyagea. Entre temps, son père mourut. Il vint assister à ses derniers moments, qui furent plus édifiants que sa vie, le vieux fonds de morale chrétienne et de remords salutaire se réveillant tardivement. Toutes les affaires réglées, Odon repartit. Puis, son temps de deuil écoulé, on le revit à Paris, très élégant, très mondain, en pleine possession d’une intelligence souple et profonde, d’un esprit finement ironique et d’une puissance de séduction qu’il n’ignorait pas, loin de là. Depuis lors, il était devenu l’une des personnalités les plus en vue du monde de la haute élégance, tandis que ses études historiques lui faisaient, dans la littérature, un nom chaque jour plus apprécié.

Personne — pas même son aïeule, ni les vieux cousins Alban et Loyse, parents pauvres qu’il hébergeait sous son toit — personne ne pouvait se vanter d’avoir vu triste le marquis de Montluzac. Odon cachait jalousement ce coin de son âme où la souffrance se renfermait, âpre et profonde. Quand il était loin de tout regard, seulement, sa physionomie changeait, comme à cet instant où l’ironie habituelle s’en détachait pour laisser toute la mélancolie environnante se répandre dans les yeux ardents, qui s’assombrissaient.

Il murmura d’une voix sourde, avec une sorte de passion âpre :

— La mort… la mort partout. Elle m’a pris mon frère, la maudite… Ou plutôt, n’est-ce pas la vie, l’amour qui l’ont tué d’abord, par leurs désillusions atroces ? Quand la mort est venue, elle a parachevé leur œuvre, voilà tout.

Un sec petit bruit de chute traversa le silence. Un marron se détachait, frappait une branche d’arbre, tombait sur un banc de pierre noirâtre et de là sur le sol mou, près d’Odon.

M. de Montluzac quitta l’ombre des arbres. À la lumière, il respira mieux. L’étreinte douloureuse se desserra. Il flâna un instant à travers la végétation sauvage, alla examiner de près un Cupidon de bronze sur le corps duquel s’étendaient de longues traînées de vert-de-gris. Tandis qu’il le considérait, un sourire mauvais crispa ses lèvres, sous la moustache d’un blond foncé.

— Tu as fait mourir Bernard, petit dieu maudit. Mais moi, je te méprise, et je ne souffrirai jamais par toi.

Il s’engagea dans une allée herbeuse, où l’ombre lui apparaissait abondamment semée de lumière. Ici, dans les bosquets, la cognée avait fait de nombreuses trouées. Presque au ras du sol, l’aubier sectionné, bruni maintenant, se dissimulait sous les ronces, comme cherchant à voiler sa mutilation. Un peu plus loin, il était tout frais encore, d’un blanc crémeux. Odon pensa : « C’est un crime d’abattre ces vieux arbres magnifiques. S’il faut de l’argent pour éviter cela, j’en donnerai. Je les lui achèterai même, pourvu qu’il les laisse sur pied. »

L’allée descendait sensiblement. En atteignant l’extrémité, Odon vit qu’elle aboutissait à un petit étang.

Après toutes ces eaux mortes dans leurs bassins ruinés, il éprouva une sensation de vif plaisir devant celle-ci, bien vivante, qui semblait frémir de joie sous la tiède caresse du soleil. Des arbres l’entouraient, laissant libre une petite berge, et leur ombre légère s’étendait sur une partie de l’étang, qui semblait d’un noir profond ; l’autre restait lumineuse, animée par des myriades de moustiques et de moucherons qui dansaient dans la clarté leur sarabande interminable. De temps à autre, le saut d’une carpe soulevait l’eau tranquille. De longues herbes aquatiques tremblaient parmi les rides légères de l’eau verte et dorée, sur laquelle des nénuphars, roses et jaunes, étendaient leurs feuilles stagnantes et dressaient leurs corolles immobiles.

« Un délicieux petit coin », pensa Odon.

Il avança un peu. Les feuilles, rousses et jaune pâle, échappées aux branches d’où la sève s’évadait, voltigeaient autour de lui comme de lents papillons. Il en saisit une au passage, la pétrit d’un doigt souple et la rejeta, petite chose méconnaissable. L’herbe était couverte de ces mortes, et dans la fraîche douceur de l’air passait la senteur des mille petites existences végétales qui finissaient.

Odon s’arrêta tout à coup. À quelques pas de lui, une enfant était étendue, dans une pose modeste et charmante, la tête contre son bras nu replié et appuyé à un petit monticule herbeux. Son visage aux traits délicats, satiné comme la corolle d’une fleur, se rosait sous l’influence de quelque émotion mystérieuse, qui faisait aussi trembler et sourire les petites lèvres d’un dessin très pur, et palpiter les longs cils presque bruns. Toute sa personne semblait d’une finesse ravissante. Elle était vêtue d’une robe en simple toile de Vichy, fort passée, d’une forme enfantine. Mais bien plus que de cette tenue presque pauvre, Odon fut frappé de sa coiffure. Elle avait d’admirables cheveux blonds teintés de roux, largement et très naturellement ondulés, qui glissaient sur son épaule en une grosse natte à demi défaite. Et ces cheveux disparaissaient presque sous des nénuphars formant couronne, tombant le long du visage, jusqu’au petit cou blanc de ligne si harmonieuse.

Odon murmura :

— Mais c’est l’ondine de ces lieux !… la plus ravissante ondine qu’on puisse rêver. Enfant, ou jeune fille ? Elle a quinze ans, seize ans au plus… À quoi pense-t-elle, avec son sourire heureux ? Peut-être déjà à de futurs triomphes de coquette. Depuis Ève, elles sont ainsi, presque toutes.

Son regard se durcit, pesa lourdement sur l’enfant endormie. Il fit un mouvement pour s’éloigner, puis se détourna pour la considérer encore. La respiration entr’ouvrait doucement ses lèvres, qui souriaient toujours au rêve mystérieux. Puis le petit bras blanc, découvert par la manche de toile relevée, bougea un peu, la tête se souleva, les paupières s’ouvrirent. Deux grands yeux d’un vert d’eau profonde, deux yeux de femme, ardents et radieux, s’attachèrent sur Odon, l’espace d’une seconde. Et l’inconnue, souriant toujours, dit d’un ton de joie douce :

— Ah ! vous voilà !

Puis elle rougit, « ses cils s’abaissèrent. Pendant un court moment, elle resta immobile… Et voici qu’un rire clair, doux et joyeux, s’échappa de ses lèvres. Son regard se leva de nouveau sur Odon. Et les merveilleuses prunelles aux reflets d’eau vive riaient aussi, avec un regard pur et franc qui était celui d’une petite fille très simple et très gaie.

— Oh ! que c’est singulier !

— Qu’est-ce qui est singulier, petite ondine ? demanda Odon.

Lui aussi riait, gagné par la contagion de cette gaieté d’enfant dont il ne comprenait pas le motif.

— Ondine ?… Vous m’appelez ondine ? Oh ! c’est complet !

Elle se souleva, se mit debout si vivement que M. de Montluzac n’eut pas le temps de lui offrir son aide.

— Figurez-vous que… Vous êtes le cousin qu’attend grand-père, n’est-ce pas ?

— Odon de Montluzac, oui, mademoiselle… ou ma cousine ?

— Votre cousine, Roselyne de Salvagnes.

— Roselyne ?… Un nom délicieux.

Elle dit d’un air content :

— Vous trouvez ? Moi aussi, j’aime bien mon nom… Mais il faut que je vous raconte mon rêve, pour expliquer ce rire qui n’était pas tout à fait poli…

— Oh ! je vous assure !…

Elle secoua la tête. Une gaieté irrésistible dansait dans ses yeux.

— Vous êtes très bon de n’être pas froissé… Donc, la légende raconte qu’au fond de cet étang habitait, au temps jadis, une ondine très belle. Elle s’ennuyait dans son palais de cristal, et souvent, elle venait s’étendre sur la berge dans l’espoir de voir apparaître quelque humain dont la vue la distrairait. Un jour survint le jeune seigneur de Capdeuilles. Il l’emmena avec lui et l’épousa. Mais l’ondine regrettait son palais d’eau… Et un matin, elle quitta la demeure de son mari, s’enfuit et disparut dans l’étang, d’où les supplications du sire de Capdeuilles ne purent jamais la faire sortir.

Odon murmura ironiquement :

— Elle était femme, c’est tout dire.

Mais les mots dépassèrent à peine ses lèvres, devant le regard de candeur levé sur lui.

Roselyne continua :

— Quand j’étais toute petite fille, notre vieille servante me racontait souvent cette légende. Mon imagination s’en trouvait vivement frappée, et l’un de mes plus grands amusements était de jouer à l’ondine. J’ai continué plus tard… Oui, même maintenant, je cueille encore quelquefois des nénuphars et des herbes aquatiques pour m’en parer et je m’assieds près de l’étang en essayant de me figurer le palais d’eau de la belle ondine.

Elle avait un tout petit sourire des yeux, du coin des lèvres, très jeune, et délicieux.

— … Aujourd’hui, voilà que je me suis endormie ici, car j’étais très fatiguée. Et j’ai rêvé que j’étais vraiment l’ondine, que j’attendais quelqu’un, comme elle… En m’éveillant, je vous ai vu devant moi. Croyant continuer mon rêve, j’ai dit : « Ah ! vous voilà ! »… Puis aussitôt, j’ai compris que vous deviez être ce cousin, M. de Montluzac, à qui grand-père m’a fait adresser une lettre. Alors je n’ai pu m’empêcher de rire, en pensant que je vous avais pris pour le mystérieux inconnu qu’attendait l’ondine, et aussi en me disant que je devais vous paraître bien singulière.

Personne, mieux qu’Odon, n’était documenté sur la coquetterie féminine, étudiée par lui dans tous ses replis avec une psychologie aiguisée, cruellement subtile. Dans le simple geste d’une femme vue pour la première fois, ou même seulement rencontrée au passage, il la découvrait. Sur une physionomie, elle lui échappait moins encore. Mais cette fois, il la chercha en vain dans le regard pur et gai attaché sur lui.

— J’ai été surpris, mais non choqué, ma cousine. Rassurez-vous à ce sujet.

— Oh ! j’ai bien vu que vous n’étiez pas fâché ! Vos yeux souriaient en me regardant.

Elle leva les bras, et commença d’enlever les nénuphars.

— Quel dommage ! dit Odon. Petite ondine, conservez votre parure aquatique !

Elle le regarda ingénument.

— Mais je le veux bien, si cela vous fait plaisir. Grand-père aime beaucoup aussi me voir avec ces fleurs. Il m’appelle comme vous « petite ondine »… Comment l’avez-vous trouvé, mon pauvre grand-père ?

Subitement, la délicieuse physionomie devenait grave, et le vert profond des yeux s’assombrissait sous un voile de tristesse.

— Je dois vous avouer, ma cousine, que je suis venu directement de ce côté, sans entrer au château. J’ai cédé là à une tentation de flânerie dont je ne me repens pas, puisque j’ai rencontré ici la fée des eaux… Mais M. de Capdeuilles est-il malade ?

— Voilà six ans qu’il ne quitte plus son fauteuil… Et il souffre tant parfois ! Cette nuit, j’ai dû passer trois heures près de lui, pour essayer de le soulager.

C’était là, sans doute, l’explication de ce petit cerne bleuâtre que M. de Montluzac remarquait sous ses yeux.

— … Voulez-vous que je vous conduise près de lui, mon cousin ? Je crois qu’il vous attend avec impatience.

Ils prirent ensemble la direction du château. Du coin de l’œil, Odon regardait la lumière danser sur les cheveux de Roselyne, et sur la blancheur délicate de son visage. La jeune fille disait :

— Vous avez vu notre pauvre jardin ? Il a dû être bien beau, autrefois.

— En effet, ses vestiges le démontrent.

Roselyne soupira en murmurant :

— C’est un chagrin très fort pour grand-père. Ils passèrent près des petits bassins d’eau morte, sur lesquels la brise éparpillait les feuilles jaunies. La façade du château s’étendait devant eux, élégante de lignes, ravagée par les intempéries. Sur la terrasse, dont la balustrade forgée était devenue d’un rouge brun de rouille, le vieux chien dormait toujours. Roselyne expliqua :

— Le pauvre Mic-Mac est un peu aveugle et sourd. Il ne quitte plus guère cette place, ou la chambre de grand-père.

Quand la jeune fille eut ouvert la porte vitrée de la terrasse, Odon, dès le vestibule, constata un délabrement intérieur répondant à celui de l’extérieur. Elle avait dû cependant être superbe autrefois, cette grande antichambre pavée de marbre blanc à encadrement rouge, avec son plafond en voûte orné de peintures, et l’escalier qui se développait au fond, garni d’une rampe forgée d’un beau travail. Mais les lambris n’avaient plus de couleur, les peintures du plafond s’écaillaient, plusieurs des larges marches de pierre, de si belle allure, apparaissaient brisées.

M. de Montluzac eut quelques minutes pour faire cet examen, car Roselyne le pria d’attendre qu’elle eût prévenu son grand-père. Elle reparut bientôt, et l’introduisit dans une grande pièce à trois fenêtres, qui sembla dès l’abord à Odon fort succinctement meublée. Un homme, assis près d’une petite table ronde, tourna vers M. de Montluzac son mince visage flétri. En quelques mots, il le remercia d’avoir répondu à son appel. Puis il dit à Roselyne :

— Apporte-nous dans un quart d’heure quelques rafraîchissements, mon enfant.

Quand la jeune fille eut disparu, il attacha sur Odon son regard las de malade.

— Vous devez me trouver bien indiscret, mon cousin ? Vous faire venir ainsi, de Paris !…

— C’est peu de chose, je vous assure. J’en ai profité pour jeter un coup d’œil à Montluzac… Et vraiment je suis charmé de connaître Capdeuilles et ses habitants.

— Vous êtes très aimable de me le dire.

Pensivement, M. de Capdeuilles considérait son jeune parent. Il fit observer :

— Vous ne ressemblez pas du tout à votre père.

— Non, aucunement, ni au physique, ni au moral.

— Vous menez cependant comme lui la grande vie mondaine ?

— En effet. Mais ce n’est qu’une face de mon existence — je dirais mieux : une façade. En réalité, les voyages, les travaux littéraires, les études archéologiques auxquelles je m’adonne avec un vieux cousin de ma mère, le comte Alban d’Orsy, sont le grand intérêt de ma vie.

— Vous avez raison. Je sais par expérience ce que nous laisse de remords une existence vide, imbécile, où le jeu, les plaisirs, la vanité sotte ont eu trop large part.

Les traits amaigris se tiraient, les lèvres s’abaissaient avec un tremblement sénile. De près, le visage du vieillard apparaissait ravagé, d’une pâleur blafarde, avec deux yeux sans vie, tristes et inquiets.

D’une voix lente, M. de Capdeuilles continuait :

— La fin arrive, et l’on ne voit derrière soi que des fautes. On aperçoit sa propre ruine morale, celle d’autrui, dont on fut cause, et l’on constate aussi des ruines matérielles… Tel est le cas ici. Vous avez pu vous en rendre compte dès l’abord. Lorsque, dépouillé par le jeu, je me suis enfin réfugié à Capdeuilles, le domaine était déjà négligé depuis des années. Je n’avais d’argent que pour mes plaisirs et je laissais à l’abandon la vieille demeure cependant très aimée. Pour payer de lourdes dettes, je dus vendre toutes les terres, peu à peu. Bientôt, il ne me resta plus que le château et les jardins. Vous avez vu dans quel état ils sont. Pour vivre, je dois faire abattre des arbres, chaque année — de ces vieux arbres qui sont la plus belle parure de Capdeuilles.

— Oui, j’ai remarqué ces coupes. C’est, en effet, bien grand dommage.

— J’éprouve chaque fois une souffrance en donnant cet ordre. Mais il faut vivre — et surtout faire vivre ma petite-fille. Roselyne est la fille unique de mon fils, mort à vingt-quatre ans après une année de mariage. Sa femme, une très noble et très pauvre Irlandaise qu’il avait épousée un peu malgré moi, ne lui survécut guère. Ce fut à ce moment que je quittai le monde et m’enfermai ici. J’avais cinquante ans, ma santé chancelait. J’essayai de la culture, mais, sans expérience, j’y perdis une partie du peu d’argent qui me restait. Alors je m’endormis dans l’inaction. Je laissai couler le temps, grandir ma petite Roselyne, la seule joie pure de mon existence. Mais il y a quelques mois, une recrudescence de la maladie dont je souffre depuis des années, la menace d’une mort subite, peut-être prochaine, vinrent me réveiller de cet assoupissement égoïste. Je songeai avec épouvante qu’après moi, cette enfant très chère resterait sans ressources. Car le château est hypothéqué pour trente mille francs. Or, en dehors de lui, je n’ai plus rien.

Odon murmura :

— En effet, je comprends votre tourment.

Il regardait avec un mélange de pitié et de mépris cet homme, jadis jouisseur sans scrupules, oublieux de tous ses devoirs d’époux et de père, puis plus tard s’endormant dans une lâche inertie, alors que près de lui poussait une petite plante charmante dont il devait préparer l’avenir. Mais, si peu sensible que fût M. de Montluzac, l’émotion qui agitait visiblement ce vieillard lui causa une impression pénible, et, comprenant quel en était le motif, désireux de ménager l’amour-propre de M. de Capdeuilles, il ajouta aussitôt :

— Je serais très heureux, mon cousin, que vous vouliez bien user de moi pour vous être utile.

La main maigre de M. de Capdeuilles s’étendit et se posa sur celle d’Odon.

— Je vous remercie, mon enfant. C’est, en effet, une requête de ce genre que j’ai à vous adresser. Vous comprenez combien cela m’est dur. Mais je l’accepte comme expiation de mes torts nombreux… Voici ce que j’ose vous demander : voulez-vous acheter Capdeuilles, le vieux domaine qui fut toujours aux Salvagnes ? Il ne tomberait pas ainsi entre des mains étrangères, et puisque je n’ai pu le conserver pour ma petite-fille, j’aurais au moins la consolation de penser qu’il appartient à un descendant d’Odon de Salvagnes, notre commun ancêtre.

M. de Montluzac réfléchit un court instant, les yeux fixés sur une fenêtre dont les petits carreaux s’éclairaient dans le soleil couchant.

— Je ne vois aucune impossibilité à cela. Vous me direz votre prix, qui sera le mien.

Un furtif sourire éclaira le regard morne du vieillard.

— Ah ! Montluzac, Montluzac, vous êtes bien de votre race ! Les idées modernes n’ont pu vous enlever la générosité chevaleresque que vous tenez de vos aïeux. Mais il ne me conviendrait pas d’en abuser. Capdeuilles, tel qu’il est aujourd’hui, vaut à peine soixante mille francs.

— Cela dépend. À mes yeux, cette demeure a une valeur considérable. Restaurée, les jardins remis en état, elle redeviendra ce qu’elle était autrefois.

— Oui, mais pour le moment elle n’est qu’une ruine lamentable, où vous aurez tout à refaire. Je n’accepterai que soixante mille francs.

— Que restera-t-il pour votre petite-fille, une fois les hypothèques payées ? Trente mille francs ? Ce n’est pas suffisant, cependant, pour lui permettre de vivre ?

— Non. Mais elle pourrait employer ce petit capital à acquérir un moyen de travail. Elle est très musicienne, et sa voix est ravissante. Un ancien professeur de Paris, une femme très remarquable de toutes façons, qui s’est retirée dans notre petit village à la suite de grands chagrins, et qui a enseigné la musique à Roselyne, assure qu’elle est admirablement douée. Dans quelques années, après avoir suivi les conseils d’un très bon professeur, elle pourrait elle-même donner des leçons.

Odon ne put retenir un sourire.

— En vérité, je ne m’imagine pas dans un tel rôle cette délicieuse fillette !

M. de Capdeuilles secoua la tête.

— Moi non plus, je vous l’avoue. Ma petite Roselyne, si enfant, qui ignore tout de la vie…

— Ignorance charmante… et dangereuse.

— Vous avez raison. Mais cette candeur semblait chose exquise à un vieux pécheur comme moi… Et puis, en dépit de ses dix-sept ans, je ne puis me figurer que ma Roselyne soit une jeune fille. Cependant, quand je l’aurai quittée, elle sera seule pour marcher à travers la vie. Je ne connais personne à qui j’oserais confier cette précieuse tutelle, en dehors de notre vieux curé. Mais il a quatre-vingts ans. Et si Roselyne veut travailler, il faut qu’elle quitte ce pays, qu’elle aille dans une ville… La voyez-vous, ma petite ondine, avec son âme d’ange et ses ignorances d’enfant, exposée à tous les dangers de la solitude ? Non, c’est impossible !

— Je suis de votre avis. Mais le problème me paraît difficile à résoudre, étant donnés surtout les moyens restreints dont elle disposerait, si vous persistiez à ne pas me laisser estimer Capdeuilles à mon idée.

Le vieillard détourna les yeux en murmurant :

— Ce serait une aumône déguisée.

— Il n’est pas question d’aumône entre nous. Vous disparu, je deviens le chef de la famille, le seul parent de votre petite-fille. Il serait donc très logique que je l’aide pécuniairement, puisque, vu mon âge et ma position de célibataire, je ne pourrais le faire d’autre manière.

M. de Capdeuilles considéra un moment le beau visage fier. Sa main s’étendit, et saisit celle d’Odon, qu’elle serra longuement.

— Merci, mon enfant. J’accepte cette aide, au nom de ma petite Roselyne. Elle pourra ainsi attendre, dans un couvent, dans une bonne pension de famille, que l’âge lui donne un peu d’expérience, un peu de poids, avant de tenter le professorat. Puis, avec une dot, le mariage lui deviendra possible — d’autant mieux qu’elle sera une femme adorablement séduisante.

— Oui… mais elle ne le sera jamais autant qu’aujourd’hui, dans sa grâce toute simple d’enfant ignorante.

— Elle est une vraie petite fille, en effet… Et si gaie, en dépit de cette vie solitaire, et des privations que lui impose notre pauvreté ! Ah ! le délicieux petit cœur, aimant et candide ! Quand je pense que peut-être un homme le prendra, le meurtrira… un homme comme je l’ai été… un homme comme vous l’êtes peut-être, et comme il y en a tant…

La voix du vieillard s’étouffa un peu.

Odon eut un sourire de froide raillerie, en ripostant :

— Oh ! ne vous alarmez pas d’avance, et ne nous chargez pas de tous les péchés de l’univers ! Ce sera peut-être votre petite Roselyne aux yeux candides qui fera souffrir d’autres cœurs, et qui se jouera de l’amour qu’elle saura inspirer.

M. de Capdeuilles le regarda avec un effarement indigné.

— Elle, ma petite Rosey si délicate, si loyale ! Elle, si bonne, si tendre !

— Je ne nie pas ses qualités actuelles. Mais elle peut changer, en devenant femme.

— Non, non ! Elle est profondément droite et honnête, elle a reçu de son curé et de Mme Geniès, une forte éducation morale. Avec cela, on ne devient pas une coquette, mais une bonne petite femme qui saura toujours remplir son devoir.

Le sourire d’ironie ne s’effaçait pas des lèvres d’Odon. M. de Capdeuilles le remarqua.

— Vous êtes un sceptique, mon jeune cousin ?

— Au sujet des femmes, oui. Je les connais trop bien.

— Les femmes de votre milieu mondain, les grandes coquettes, les poupées vaniteuses, toutes ces cervelles vides qui vivent de plaisir et de snobisme, et toutes celles, intellectuelles ou non, qui pratiquent la théorie du droit au bonheur… Oui, vous les connaissez, celles-là. Mais il en est d’autres, heureusement. Ma pauvre femme était une créature charmante, qui a souffert courageusement, dignement… Ma belle-fille avait la même âme vertueuse et forte. Roselyne leur ressemble.

Il s’interrompit en prêtant l’oreille.

— La voilà qui vient.

Roselyne entra, un plateau entre les mains. Odon se leva pour l’en débarrasser. Elle le remercia par un sourire qui creusa dans ses joues deux petites fossettes.

— Je n’ai que du sirop à vous offrir, mon cousin. Je l’ai fait avec les framboises de notre jardin.

— J’aime beaucoup le sirop… Et je suis curieux de voir comment les ondines réussissent leurs opérations culinaires.

Elle secoua sa petite tête, toujours ornée des nénuphars, et se mit à rire joyeusement.

— Vous vous moquez de moi ! Grand-père, si vous saviez comme j’ai été sotte, tout à l’heure ! M. de Montluzac ne vous a pas raconté cela ?

— Non. Qu’est-ce donc ?

Tout en servant le sirop avec de jolis mouvements adroits, Roselyne conta son rêve, et l’apparition d’Odon de Montluzac. M. de Capdeuilles l’écoutait avec un sourire au fond de ses yeux tristes — des yeux d’homme sur sa fin, songeait Odon. Puis la jeune fille versa du lait dans une tasse de vieille porcelaine et la posa sur la petite table ronde. Odon remarqua les soins tendres et discrets dont elle entourait son aïeul. Assise près de lui, elle tenait sa main ridée dans la sienne, si fine, si joliment modelée, un peu meurtrie, probablement par des travaux de ménage. En la voyant plus longuement, en l’entendant causer, M. de Montluzac se convainquait que cette exquise petite créature conservait vraiment son âme d’enfant. Et, contraste piquant, elle avait une culture d’esprit fort avancée déjà.

— C’est son curé et Mme Geniès qui l’ont instruite, expliqua M. de Capdeuilles. Le premier lui a même appris le latin et le grec.

— Une jeune intellectuelle du grand siècle ! dit en riant Odon. Qui se douterait que cette petite fille renferme tout cela dans sa jeune tête ?

Il la considérait avec un intérêt plus vif. Une jeune fille comme celle-là était à ses yeux un objet rare et ancien, qu’il croyait introuvable. Certes, il était persuadé, quoi qu’en eût dit M. de Capdeuilles, qu’elle deviendrait comme les autres dès son premier contact avec le monde. Mais il n’en éprouvait que plus de curiosité à l’étudier, à constater sa simplicité absolue, indéniable, sa jeune gaieté toute pure, et cette grâce tendre du regard, ce sérieux pensif, toutes les expressions d’une nature spontanée, vibrante, très virginale, qui ignorait le mal et la vie, et ne connaissait que l’idéal.

Interrogé par M. de Capdeuilles, Odon parla de son voyage. Roselyne s’écria :

— Vous êtes venu en automobile ? Oh ! que ce doit être amusant ! Jamais je ne suis montée là dedans — ni même en chemin de fer ! —

— Je vous le dis, petite cousine, vous êtes tout à fait dix-septième siècle ! C’est charmant, et je ne voudrais pas commettre l’affreux anachronisme de vous offrir de monter dans ma voiture.

Les beaux yeux verts brillèrent, tandis que Roselyne joignait ses mains dans un geste de prière enfantine.

— Oh ! j’aimerais tant cela, pourtant !

— Vraiment ? Eh bien, si M. de Capdeuilles y consent, je puis vous faire faire un petit tour, pour que vous jugiez de l’impression.

Roselyne se pencha et entoura de ses bras le cou de son aïeul.

— Dites oui, grand-père chéri !

— Hum !… c’est difficile, ma mignonne. D’abord, tu ne peux pas monter avec cette petite robe de maison dans la voiture de M. de Montluzac… à cause du chauffeur.

Odon, à ce moment, s’avisait de faire une ré flexion analogue. Personnellement, il se souciait peu de l’opinion de son serviteur. Mais il ne lui convenait pas que cet homme fît des commentaires sur la charmante petite créature, vêtue comme une pauvresse, que son maître emmènerait en promenade.

Roselyne eut un léger soupir.

— Oui, c’est vrai, grand-père… J’aurais été bien contente, cependant…

Il y avait tant de regret naïf dans le regard levé sur Odon, que le jeune homme éprouva aussitôt le désir d’aplanir tous les obstacles pour réaliser le souhait de Roselyne.

— Il est un peu tard ce soir. Mais si vous le vouliez, je pourrais revenir demain. Nous ferions une très courte promenade… En même temps, nous achèverions de régler les détails de l’affaire qui nous occupe.

Ces derniers mots s’adressaient à M. de Capdeuilles. Celui-ci eut un geste de protestation.

— Je ne puis accepter que vous vous dérangiez ainsi pour un caprice de petite fille !

Odon eut son bref et ironique sourire.

— Si, pour une petite fille, je me dérange. D’ailleurs, un égoïste de mon espèce ne propose jamais rien qui ne lui soit agréable.

Roselyne s’écria :

— Oh ! je ne crois pas du tout que vous soyez si égoïste que cela !

Ses yeux brillaient de nouveau, d’une joie d’enfant, et d’une reconnaissance émue.

— Je le suis autant qu’il est possible. Mais en la circonstance, j’aurai plaisir à vous faire goûter aux charmes de l’automobile.

Roselyne regarda son aïeul. Sa bouche entr’ouverte, son regard priaient, irrésistiblement…

— Grand-père ?…

— Eh bien, oui, si tu veux, petite chérie. Mais il faut que M. de Montluzac accepte de venir déjeuner avec nous. Repas frugal, mais offert de tout cœur, en toute simplicité, mon cher enfant.

— Et accepté de même. Je serai ici demain à onze heures. Nous causerons encore ensemble de nos affaires, puis après le déjeuner, j’emmènerai ma cousine, où elle voudra.

— Pas trop loin, n’est-ce pas ? Un tour d’un petit quart d’heure, simplement pour la contenter. Je ne puis permettre davantage… On y trouverait à redire…

Roselyne demanda en ouvrant de grands yeux surpris :

— À redire ? Pourquoi ?

— Tu ne comprends pas cela, petite fille… Et d’ailleurs, il ne faudrait pas abuser de la complaisance de M. de Montluzac, qui a autre chose à faire que de te promener.

— Mais je n’abuserai pas, grand-père ! Il suffira que nous allions jusqu’au village…

— Jusqu’au village ? Nous y serons en cinq minutes, petite cousine.

— Cela ne fait rien. J’aurai vu comment on se trouve dans une automobile… Et là-bas, je vous montrerai notre vieille église. Puisque vous vous occupez d’archéologie, vous m’expliquerez des choses que M. le curé ne connaît pas.

— Avec grand plaisir. À demain donc, ma cousine Roselyne… ou Roselyne tout court, si vous le permettez ? Je déteste ces « mon cousin, ma cousine ».

— Oh ! oui, je permets ! Et je vous appellerai Odon ?

— Certainement.

M. de Capdeuilles gronda plaisamment :

— Eh bien, eh bien, et ma permission ? On ne la demande pas ?

Roselyne lui sourit tendrement.

— Mais si, grand-père, c’est sous-entendu. Et puis, c’est très simple, de nous appeler par notre nom, puisque nous sommes cousins.

Odon, qui se levait, dit en riant :

— Mais évidemment. Petite Roselyne, supprimons toutes ces complications cérémonieuses. Traitons-nous en bons cousins, voilà tout. Et à demain.

Roselyne voulut le reconduire jusqu’à la grille. En chemin, elle demanda :

— Est-ce que vous avez trouvé grand-père bien malade ?

Devant l’anxiété douloureuse de ce regard, Odon n’osa dire toute sa pensée.

— Bien malade, non. Mais il a la mine d’un homme qui souffre beaucoup.

Roselyne secoua la tête.

— J’ai demandé au docteur… Il me dit des choses évasives. Alors je pense qu’il trouve l’état de grand-père bien grave.

— Peut-être que non. Avec des soins… Et il ne doit pas en manquer avec vous, Roselyne.

— Je fais ce que je peux. Mais quand je le vois souffrir, comme cette nuit, je ne sais plus… j’ai peur. Je me sens si seule !

Le délicat visage frissonna, et les yeux qui regardaient Odon s’emplirent d’une angoisse frémissante.

Il s’émut un peu, en faisant observer :

— Mais vous avez cette dame Geniès, dont M. de Capdeuilles m’a vanté les qualités ?

— Oh ! oui, ma chère vieille amie ! C’est elle, et M. le curé, qui m’ont élevée, instruite, dirigée, car mon bon grand-père, vous comprenez, il ne savait que me gâter ? Je suis tout ce qui reste de sa famille… Mais j’aurais peut-être été très désagréable si d’autres ne m’avaient appris qu’il faut se dévouer, être très bonne, et penser aux autres avant soi-même.

— Oh ! mais, c’est très austère, cela, Roselyne !

Elle secoua la tête, doucement.

— Austère ? Je ne trouve pas. Et c’est très facile… Mais vous parliez de Mme Geniès. Oui, elle reste toujours une aide morale pour moi. Mais elle est infirme, elle aussi, et si… si grand-père était très malade, elle ne pourrait pas venir près de moi. Ménie et Christophe, nos domestiques, sont vieux, vieux, et se traînent à peine. Quand je me mets à penser à cela, à… ce qui pourrait arriver, j’ai peur, et il y a des nuits où je ne peux pas dormir, avec cette idée.

Odon prit la main qui frissonnait et la serra doucement. Une compassion très inaccoutumée adoucissait son regard.

— Pauvre petite ! Ce doit être bien dur, en effet. Mais j’espère que les arrangements dont je vais m’occuper avec M. de Capdeuilles changeront cela.

Le regard de Roselyne s’éclaira d’espoir.

— Ah ! vous concertez quelque chose avec grand-père ? C’est pour cela qu’il vous a fait venir ? Oh ! j’en suis bien contente !

Sa gaieté était revenue. En apercevant l’auto mobile, derrière la grille, elle s’écria :

— Qu’elle est grande ! qu’elle est belle ! Vous devez être très bien là dedans, Odon ?

— Vous en jugerez demain, Roselyne.

— Je me demande si je n’aurai pas peur.

— Je vous assure bien que non ! Vous verrez. Au revoir, petite fée des eaux.

— À demain, mystérieux inconnu de mon rêve.

Son joli rire jeune et candide s’échappa en une fusée légère, à laquelle fit écho le rire vibrant d’Odon. Puis elle s’appuya contre la grille pour voir démarrer l’automobile, et M. de Montluzac, en se penchant à la portière, aperçut encore le charmant visage, les yeux profonds qui lui souriaient, et les cheveux aux reflets roux ornés de nénuphars.

Quand la voiture eut disparu, Roselyne revint vers le château. En entrant dans la chambre de l’aïeul, elle s’écria :

— Oh ! grand-père, si vous aviez vu son automobile ! Elle est superbe ! Il doit être très riche, n’est-ce pas ?

— Très, très riche, en effet, ma Rosey. Il peut contenter toutes ses fantaisies.

Roselyne vint s’asseoir aux pieds de l’aïeul, et demeura un instant pensive, les yeux fixés sur les lambris aux sculptures délicates, dont la peinture n’avait plus de nuance définie.

M. de Capdeuilles demanda, en lui caressant les cheveux :

— À quoi penses-tu, Roselyne ?

Elle leva vers lui un regard sérieux et songeur.

— Je me disais, grand-père, que je voudrais bien être riche, pour restaurer notre pauvre Capdeuilles, pour vous faire une bonne vie douce, et aussi pour donner beaucoup à ceux qui n’ont rien.

— Et pour toi, Rosey, ne désires-tu pas quelque chose ?

Elle sourit, tendrement, en répondant :

— Oh ! moi, grand-père, je serais toujours contente, si je vous voyais heureux. D’ailleurs, rien ne me semblerait plus beau que de passer toute ma vie à Capdeuilles, pourvu que nous ne soyons pas tout à fait aussi pauvres.

— C’est que tu ne connais encore rien du monde. Voyons, n’aimerais-tu pas avoir quelque chose de mieux que ces pauvres robes, par exemple ?

Du bout des doigts, il touchait la toile déteinte.

— Mais oui, grand-père, j’aimerais bien de jolies toilettes. Pourtant, je pense qu’on peut vivre sans cela.

— Sage comme une petite Minerve ! D’ailleurs, se contenter de ce qu’on a, n’envier personne, c’est le secret du bonheur. Mais c’est égal, je voudrais bien te voir un peu mieux vêtue, fillette. Tu as l’air d’une petite princesse déguisée en pauvresse.

— Si j’avais été prévenue de la visite de M. de Montluzac, j’aurais pris mon autre robe. Mais il m’a surprise là-bas… Tant pis ! Il a été aimable quand même, très aimable. Comme j’aime ses yeux, grand-père ! Ils sont par moments un peu intimidants ; mais plus souvent, ils caressent. Quand ils sourient, on voudrait les regarder toujours. Et puis il a des manières qui ne ressemblent pas du tout à celles de M. de Veuillard.

M. de Capdeuilles ne put s’empêcher de rire.

— Oh ! ne va pas comparer le superbe grand seigneur qu’est Odon de Montluzac à ce gros de Veuillard ! Allons, emporte ce sirop et ces verres, et viens me faire un peu de lecture, mignonne.

Il la regarda s’éloigner, en songeant : « Je ne voudrais pas qu’elle voie trop souvent ce beau Montluzac. Il a des yeux admirables, mais bien dangereux pour le repos d’un cœur de femme. Heureusement, elle n’est encore qu’une enfant, et quand notre affaire sera réglée, quand nous aurons quitté Capdeuilles, elle n’aura plus, sans doute, occasion de le revoir. »


III


M. de Montluzac emportait de sa visite à Capdeuilles une impression satisfaisante. La grâce simple et rieuse d’une très jolie petite fille aux yeux d’ondine lui semblait un contraste piquant avec les habituels types féminins de son entourage et il pensait avec plaisir au lendemain, qui lui permettrait de jouir, pendant quelques heures, de cette jeune gaieté innocente.

« Elle passera si vite ! » songeait son scepticisme aux aguets. « Cueillons-la comme une fleur très fraîche qui sera fanée demain. »

À onze heures, il était Capdeuilles. Une vieille femme portant sur ses cheveux gris le mouchoir périgourdin l’introduisit dans la chambre du châtelain. Avec celui-ci, il convint de l’achat de Capdeuilles, pour la somme de cent mille francs, sans vouloir écouter les protestations du vieillard.

— Je vous le répète, mon cousin, il y a là un devoir pour moi, Roselyne étant une Salvagnes. En outre, je ne vous cache pas qu’il me déplairait fort de voir une femme de ma famille courir le cachet.

M. de Capdeuilles secoua la tête.

— Tous ces préjugés aristocratiques ne tiennent pas devant la nécessité. Mais je vous remercie de vouloir épargner ainsi à ma petite Rosey, si délicate, la dure lutte pour la vie à laquelle je l’ai trop peu préparée. Vous vous montrez tout à fait bon et généreux, Montluzac.

Sa main prit et serra celle d’Odon. Le jeune homme dit avec un peu d’ironie :

— Bon, je ne le suis guère, je vous assure. Mais en la circonstance, je me trouve très heureux de pouvoir calmer votre appréhension pour l’avenir de cette enfant, et d’être utile à ma gentille petite cousine.

— Oui, vous m’enlevez un poids énorme. Maintenant, si je meurs, elle aura toujours de quoi vivre… Dès que la vente sera conclue, nous quitterons Capdeuilles pour aller nous établir en ville — à Bordeaux, probablement. Roselyne prendra quelques leçons de musique, et un peu plus tard, je chercherai à la marier.

Le vieillard semblait plus vivant qu’hier. Son regard n’avait plus l’expression morne et lointaine qui avait frappé Odon. Mais le violent tremblement de ses mains, que le jeune homme n’avait pas remarqué la veille, lui parut inquiétant.

— Surtout, ne vous gênez pas pour rester ici tant qu’il vous plaira, dit M. de Montluzac. N’oubliez pas que vous n’avez aucunement affaire à un étranger.

— Je me souviendrai surtout que je ne dois pas abuser de votre discrète générosité, mon enfant… Ainsi donc, vous mettrez votre notaire en rapport avec celui de Capdeuilles ?

— Demain, je repars pour Paris, et avant de gagner les Ardennes, je donne toutes mes instructions à Me Verchaud. C’est entendu.

Un battant de porte s’ouvrit, une tête mignonne apparut, coiffée d’une petit bonnet de mousseline garni de dentelle.

— Bonjour, mon cousin Odon !

Et Roselyne se montra, un bouquet de chrysanthèmes à la main. M. de Montluzac retint une exclamation charmée. Où donc avait-elle découvert cette robe d’aïeule, en jaconas d’un bleu pâli, serrée à la taille par une ceinture de mousseline ? Et ce grand fichu de gaze, garni de dentelle légère, qui entourait si joliment son svelte petit cou de nymphe ? Et ce bonnet surtout, ce délicieux petit bonnet tel qu’en portaient les aristocratiques laitières de Trianon ?

M. de Capdeuilles dit en riant :

— Ah ! tu as mis ton accoutrement dix-huitième siècle, mignonne ? Figurez-vous, Montluzac, qu’elle a découvert cela dans un vieux coffre, et qu’elle s’en habille de temps à autre, pour me réjouir les yeux, parce que je lui ai dit que je la trouvais gentille ainsi.

— Bien gentille, en effet !

Roselyne eut un sourire d’enfant contente.

— Ah ! vous aussi ? Tant mieux ! J’ai bien compris hier que vous aimiez les choses du passé, et j’ai eu l’idée de mettre cette robe, pour vous faire plaisir.

Elle se mit à disposer les fleurs dans une vieille jardinière. Tout en causant, Odon regardait les doigts fuselés, aux mouvements vifs et doux. Sans avoir l’air d’y toucher, ils redressaient une tige, harmonisaient les nuances. M. de Capdeuilles fit observer :

— C’est un bonheur pour Rosey d’arranger les fleurs, et elle y réussit très bien. Aussi est-elle chargée de décorer l’église, les jours de fête.

Roselyne soupira :

— Oui, mais il n’y a plus de fleurs, dans notre pauvre Capdeuilles. J’ai eu de la peine à découvrir ces quelques chrysanthèmes.

— Je vous en enverrai de Paris, petite cousine.

Elle le regarda avec ravissement.

— Oh ! comme ce sera gentil ! Grand-père dit qu’il y a des fleurs merveilleuses, à Paris.

— Mais oui. Et je choisirai les plus belles pour vous, Roselyne.

Elle le remercia avec effusion. Puis elle disparut, et revint avec une nappe qu’elle disposa sur un long guéridon. Là-dessus, elle mit le couvert. Quand ce fut fait, elle plaça au milieu la jardinière fleurie. Puis elle apporta elle-même le premier plat, un civet de lièvre.

— Figurez-vous que notre voisin, M. de Veuillard, a eu la bonne idée de nous envoyer ce lièvre hier soir ! Pourvu que je l’aie réussi !

Sa fine petite personne, délicatement aristocratique, évoluait avec aisance parmi tous ces détails de ménage que son charme poétisait. Sa vigilance discrète avait l’œil à tout, et réparait en un instant les distractions et les maladresses du vieux Christophe, dont le maigre corps flottait dans une ancienne livrée défraîchie qui avait vu le beau temps du vicomte de Capdeuilles.

— C’est bon ? interrogeait Roselyne en regardant avec un peu d’inquiétude M. de Montluzac.

— Délicieux, petite fée des eaux et du foyer ! Je vous proclame infiniment supérieure à tous les chefs passés, présents et futurs.

— Vous vous moquez encore de moi !

— Non, je suis sincère, Roselyne. Ce civet est absolument réussi.

— Je l’ai tant soigné ! Je pensais que vous deviez être très difficile.

— Pourquoi cela ?

— Mais parce que vous êtes riche, et que vous devez avoir des domestiques qui font très bien. Alors, j’avais peur pour ma pauvre petite cuisine.

— Eh bien, rassurez-vous. Jamais mon chef ne m’a servi quelque chose de supérieur à ce civet.

Odon eût prononcé ce jugement — d’ailleurs sincère — rien que pour voir briller de joie ces beaux yeux ingénus.

— Que je suis contente ! Je pourrai me placer comme cuisinière !

M. de Capdeuilles et Odon la regardèrent avec stupéfaction.

— Qu’est-ce que cette idée ? Es-tu folle, Rosey ?

— Mais non, grand-père. Bien sûr, je ne tiens pas à être cuisinière, mais enfin, je le ferais tout de même plutôt que de vous voir manquer de quelque chose.

Elle parlait d’un ton sérieux, et son charmant visage devenait grave. M. de Capdeuilles se mit à rire, peut-être pour cacher son attendrissement.

— Follette ! Mais non, je ne manquerai de rien maintenant. Montluzac nous achète Capdeuilles, et nous irons à Bordeaux, où tu pourras prendre des leçons.

— Vous vendez Capdeuilles ?

Sa jolie voix vibrante trembla en prononçant ces mots.

Et Odon vit des larmes dans les grands yeux verts.

— Il le faut, ma pauvre petite… Je t’assure que c’est dur aussi pour moi…

La main du vieillard caressait la joue de Roselyne, et son regard se mouillait.

— … Allons, sois raisonnable. C’est un parent qui nous l’achète et il a été très, très généreux. Il faut le remercier, Rosey…

Odon interrompit vivement :

— Ah ! pour cela, non ! Je ne veux pas des remerciements de Roselyne… Mais ne pleurez pas, petite cousine. Vous serez libre de venir quand il vous plaira dans votre Capdeuilles.

Elle dit d’une voix étouffée par les larmes :

— Oh ! merci ! Vous êtes bien bon. Mais vous comprenez, ce ne sera plus la même chose. Ce ne sera plus « chez nous ».

— Mais si, toujours, Roselyne. Je n’y changerai rien, et je n’y habiterai pas.

Elle le remercia encore. Mais son entrain avait disparu. Elle répondit un peu distraitement à M. de Montluzac, qui, pour la détourner de cette pensée, l’interrogeait sur ses occupations, sur les voisins de Capdeuilles.

— Je travaille avec M. le curé et Mme Geniès. Puis je m’occupe du ménage, car Ménie ne fait plus grand’chose. Je raccommode, je lis un peu… Les voisins ? Il y en a pendant l’été, mais nous ne les voyons pas. Vous comprenez, nous sommes trop pauvres ? Un seul reste ici toute l’année. C’est M. de Veuillard. Il est en relations avec nous, et vient nous voir une fois par semaine. Je ne l’aime pas beaucoup.

— Il est pourtant aimable, ce garçon.

— Mais oui, grand-père. Que voulez-vous, c’est une idée que j’ai ! Je fais mon possible pour qu’il ne s’en aperçoive pas.

— Et vous n’avez pas d’amies, Roselyne ?

— Si, j’ai Mme Geniès.

— Je veux dire de jeunes amies.

— Non, aucune. D’ailleurs, je n’aurais pas le temps. J’ai beaucoup de travail.

M. de Capdeuilles hocha la tête.

— Oui, beaucoup trop pour une fillette comme toi. Mais nous changerons cela. Il faut que tu aies des amies, que tu voies un peu le monde, ma chérie. Ici, tu vis comme une petite sauvage.

Elle murmura :

— J’aime tant mon Capdeuilles !

Sa gaieté ne reparut qu’à la fin du repas, quand Odon parla de l’emmener en automobile. Bien vite, elle alla quitter ce costume qui la faisait ressembler à quelque exquis portrait du dix-huitième siècle, et reparut avec une robe de lainage foncé, démodée, mais gentiment faite, que complétait un petit chapeau tout simple garni d’un ruban fané.

— Suis-je bien comme cela, Odon ?

— Mais très bien, petite cousine.

— Alors, nous partons ?… Vous n’avez besoin de rien, grand-père ?

— Non, mignonne. Va, et ne t’attarde pas.

— Le temps de montrer l’église à Odon, et de le présenter à notre curé, puisqu’il est le futur châtelain.

— Mais cela ne presse pas, Roselyne.

— Je le sais bien, mais j’aimerais à vous le faire connaître moi-même, notre bon vieux pasteur.

Avant de monter dans l’automobile, Roselyne l’admira encore, et demanda des explications qu’Odon lui donna de fort bonne grâce et de façon si claire qu’elle déclara avoir très bien compris. Puis elle s’installa sur les coussins, et M. de Montluzac ayant pris place près d’elle, l’automobile se dirigea vers le village.

— Eh bien, avez-vous peur, petite fille ? demanda au bout de quelques minutes Odon, voyant Roselyne demeurer songeuse, les yeux fixés vers le dehors.

— Oh ! pas du tout ! Maintenant que les ornières de notre pauvre route sont passées, cela roule, roule… C’est délicieux ! Et ces coussins ! Comme on y est bien !

Ses étonhements d’enfant, sa joie naïve amusaient Odon. Depuis bien longtemps, il n’avait été lui-même aussi franchement gai, dépouillé de cette ironie troublante bien connue de son entourage. L’âme de cette enfant était une source claire qui répandait sa fraîcheur apaisante jusqu’à ce cœur d’homme desséché par l’absence complète d’affection, par le scepticisme glacial issu d’une vie intérieure orgueilleusement solitaire, et d’une connaissance approfondie de certaines âmes féminines, telles qu’il lui était donné d’en étudier dans son entourage habituel.

Il donna l’ordre au chauffeur de faire le tour du village, puis de s’arrêter devant l’église. Celle-ci était une vieille construction romane, un peu croûlante, mais dont le portail présentait des sculptures intéressantes. À l’intérieur, Roselyne fit remarquer à Odon les pierres tombales des sires de Capdeuilles, aux inscriptions devenues illisibles.

— Ici, dit-on, repose Renaud, qui épousa l’ondine.

— Pauvre homme ! Voilà une aïeule qui n’est pas à imiter, Roselyne.

Elle ne répliqua rien. Sa vivacité joyeuse avait fait place à un recueillement sans affectation, qui lui donnait tout à coup l’air d’une de ces petites saintes peintes sur les hauts vitraux aux teintes douces. Odon, d’ailleurs toujours respectueux lui-même des choses sacrées, bien qu’on ne sût au juste s’il était croyant ou non, lui fit à mi-voix un petit cours d’archéologie et répondit complaisamment à ses questions. Dans l’église déserte et fraîche, leurs voix chuchotaient, murmure discret troublant à peine le silence. La lumière, pâlie et colorée de mauve, de rose doux, de gris léger, au passage des vitraux, s’étendait sur les dalles, sur les vieux piliers trapus. La verrière de l’abside, plus ancienne, plus somptueuse, déversait sur l’autel et le chœur des flots de pourpre, de safran et d’azur, dans lesquels dansaient des atomes éblouissants.

— Elle est très intéressante, votre vieille église, Roselyne, dit M. de Montluzac lorsqu’ils se retrouvèrent sous le porche. Mais les peintures auraient besoin d’une restauration intelligente.

Elle soupira.

— Oui, mais il n’y a pas d’argent. Et ce n’est pas nous qui pouvons en donner.

Ils traversèrent le cimetière, qui entourait l’église et que de grands saules ombrageaient. Une maison noire de crevasses, bossuée par de petits appendices mal venus, coiffée d’un vieux toit de tuiles fleuries, se dressa devant eux. Roselyne ouvrit une porte qui grinça, fit longer à Odon un corridor aux dalles disjointes et l’introduisit dans une grande salle garnie d’armoires de chêne luisantes comme la peau brun doré des marrons qui, échappés de leur enveloppe, avaient roulé jusqu’à l’intérieur, sur le plancher lavé de frais.

Une silhouette lourde passait devant la porte. Roselyne dit gaiement :

— Bonjour, monsieur le curé !

Le prêtre entra, grand, fort, très vieux, avec des yeux calmes et bons. Il ne put se retenir de laisser voir quelque surprise, en se trouvant en présence d’Odon.

— Monsieur le curé, je vous présente le marquis de Montluzac, notre cousin.

— Ah ! M. de Montluzac !… M. de Capdeuilles m’avait parlé de vous. Il désirait beaucoup vous voir.

Il tendit sa main, qu’Odon serra. Roselyne dit d’une voix qu’un tout petit frémissement agitait :

— Il achète Capdeuilles. Nous sommes contents, vous comprenez, que ce ne soit pas un étranger.

Elle essayait de sourire, mais une larme glissa de ses yeux.

— Voyons, voyons, Roselyne, gronda paternellement le prêtre. Il faut être bien courageuse, petite fille.

— Oui, je sais… je le serai… Tenez, je vous laisse un instant pour aller cueillir un dahlia, un de vos gros dahlias rouges, monsieur le curé.

Elle s’élança au dehors en courant. Le prêtre eut un lent hochement de tête, et regarda Odon qui suivait des yeux la petite forme souple s’enfonçant dans l’ombre lumineuse d’une allée bordée de quenouilles.

— Pauvre petite, elle va pleurer, pour pouvoir mieux sourire tout à l’heure devant nous, devant son grand-père surtout. La merveilleuse nature que celle-là !

— Oui, mais que deviendra-t-elle dans le monde, monsieur le curé ?

— Vous voulez parler de sa candeur idéale de petite fleur trop préservée ? Oui, je dis trop. Nous nous le reprochons maintenant, son grand-père, Mme Geniès et moi. Une connaissance précoce de la vie est mauvaise ; l’ignorance de tout ne l’est pas moins, surtout quand on est destiné, comme Roselyne, à se trouver bientôt seule, sans protection familiale — seule pour lutter et se défendre.

Il passa lentement sur son front chauve ses gros doigts noueux, déformés par les rhumatismes.

— … Mais c’était si tentant de laisser à cette petite âme toute sa ravissante blancheur de lis ! Personne n’osait, monsieur… personne de nous.

— Je le comprends un peu, puisque moi-même, qui suis cependant une sorte de mécréant, je n’en aurais pas le courage. Mais enfin, c’est déraisonnable… complètement déraisonnable, avouez-le ?

— Oh ! je l’avoue ! Et elle pourra nous adresser plus tard des reproches, pauvre petite… Que pensez-vous de l’état de son grand-père, monsieur ?

— Je l’ai trouvé mieux aujourd’hui. Mais hier mon impression a été mauvaise.

Le prêtre dit en baissant la voix :

— Il n’a plus que quelques mois à vivre, d’après le médecin, en admettant qu’il ne survienne pas de complication foudroyante.

Odon murmura :

— Pauvre enfant !

Dans l’allée reparaissait la fine silhouette de Roselyne. La jeune fille tenait entre ses doigts la longue lige d’un dahlia à la lourde corolle gaufrée, d’un rouge foncé. Elle expliqua :

— C’est pour grand-père. Il aime cette fleur. Pas moi. Je la trouve poseuse et gourmée.

Odon demanda en riant :

— Les poseurs vous déplaisent, Roselyne ?

— Beaucoup.

— Vous en trouverez un certain nombre dans le monde.

— Je ne tiens pas à connaître le monde.

Le curé lui prit la main.

— Il le faut bien, ma petite enfant. Vous voulez travailler, être utile, vous occuper d’autrui. Pour cela, il faut sortir de votre solitude, vous mettre en contact avec la vie. Tout n’y est pas beau et noble, mais nous devons passer près du mal en l’évitant, et en regardant plus haut.

— Oh ! c’est facile, cela ! Et je ne comprends pas du tout comment il y a des gens qui peuvent être mauvais. C’est si simple d’être bon !

Le vieux prêtre la couvrit d’un regard attendri, qui l’empêcha de voir l’éclair de sarcasme traversant les yeux d’Odon. Le jeune homme dit avec une sorte de rire sourd :

— Vous comprendrez cela assez tôt !

L’ombre des marronniers tout proches de la maison s’étendait dans la grande salle, qui restait toujours un peu obscure. D’une pièce voisine, transformée en fruitier, venait l’odeur sucrée des fruits d’automne qui mûrissaient. Un chat blanc se glissa jusqu’à Roselyne et se frotta à sa robe en faisant le gros dos. La jeune fille se pencha et le prit dans ses bras.

— Bonjour, vieux Minou… Aimez-vous les chats, Odon ?

— Je les déteste.

— Oh ! par exemple ! Pourquoi ?

— Parce qu’ils me représentent la sorte de créatures que je hais le plus au monde.

Elle ouvrit de grands yeux surpris, un peu scandalisés.

— Vous haïssez quelqu’un ?

Odon ne répondit pas. Il regardait la tête souple, élégante, qui s’étirait félinement dans les bras de Roselyne. Ses yeux s’assombrissaient, prenaient une expression si étrange que Roselyne dit en frissonnant un peu :

— Oh ! ne regardez pas comme cela ce pauvre Minou !

Il leva les yeux, et vit une physionomie inquiète, presque effrayée. Aussitôt, le sourire reparut sur ses lèvres et dans son regard — ce sourire éblouissant que Roselyne aimait tant.

— Petite fille ! Que voulez-vous que je lui fasse, à votre Minou ? Je me contente de ne pas l’aimer, voilà tout.

— Et vous n’êtes pas le seul, ajouta le curé. Mme Geniès, par exemple, ne peut souffrir non plus la gent féline. Ce sont des antipathies instinctives dont on se rend difficilement maître.

En causant, ils sortirent tous trois du presbytère. De nouveau, ils traversèrent le petit enclos funèbre que le soleil quittait déjà, car il était resserré entre la maison curiale et les vieux contreforts un peu affaissés de l’église. Au passage, Roselyne montra à Odon la chapelle funéraire des Capdeuilles, et s’y arrêta pour prier. Là étaient enterrés son père et sa mère.

— Figurez-vous que si je n’avais pas grand-père, cela me serait égal de mourir, confia-t-elle à Odon, en s’éloignant de la sépulture.

— Voulez-vous bien vous taire ! Est-ce qu’on a ces idées-là ?

Il la regardait, n’osant chercher à s’imaginer morte cette petite créature si vivante, si délicieuse.

Elle dit paisiblement :

— Ce sont de très bonnes idées. J’y pense souvent.

Le regard de M. de Montluzac se tourna vers le prêtre. Il demandait : « Comment est-elle si gaie, alors ? »

Le vieillard dit à mi-voix :

— Les âmes d’enfants ne craignent pas la mort.

L’automobile attendait devant l’église, entourée de gamins que tenait à distance respectueuse la présence du chauffeur. Plus loin, au pas des portes, quelques femmes regardaient, curieusement. Roselyne fit admirer la voiture au curé ; puis, au moment d’y monter, elle demanda :

— Puis-je aller dire bonjour à Mme Geniès, Odon ? C’est cette maison, en face. Deux minutes seulement…

— Mais oui, tant que vous voudrez, petite cousine.

Elle traversa vivement la place et frappa à une fenêtre, qui s’ouvrit. Le prêtre murmura :

— Voilà un appui moral qui va lui manquer bientôt. Mme Geniès est aux derniers jours de sa maladie de cœur.

— Roselyne le sait ?

— Non. En apparence, la pauvre femme n’est pas plus mal. On la trouvera morte un matin. C’est une sainte créature, qui a beaucoup souffert.

Roselyne se détourna à ce moment, en faisant signe à Odon de venir. Quand il fut proche, elle expliqua :

Mme Geniès voudrait vous connaître.

Il salua la femme qui lui apparaissait assise derrière cette fenêtre, soutenue par des oreillers. Une coiffure de dentelle noire cachait à demi les cheveux grisonnants, qui encadraient de leurs bandeaux un visage creusé, d’une blancheur déjà morte. Des yeux foncés, graves et doux, s’attachèrent sur le jeune homme, tandis que Mme Geniès échangeait avec lui quelques mots. Puis Roselyne embrassa tendrement sa vieille amie et s’éloigna avec Odon.

Mme Geniès suivit des yeux l’élégante silhouette masculine, à l’allure hautaine et ferme, et l’autre, celle de Roselyne, fine, souple, d’une grâce délicate. La vieille dame joignit les mains en murmurant :

— Que les hommes sont imprudents ! Ce pauvre M. de Capdeuilles !

Aussitôt l’automobile en marche, Roselyne demanda :

— Comment trouvez-vous Mme Geniès, Odon ?

— J’aime beaucoup son regard, qui est celui d’une femme intelligente et très bonne.

— N’est-ce pas ? Je suis bien contente que vous la jugiez ainsi.

Et elle parla avec un tendre enthousiasme de sa vieille amie, de tout ce qu’elle lui devait. Odon l’écoutait avec intérêt, charmé de voir tant d’ardeur reconnaissante dans ces beaux yeux qui laissaient transparaître tous les sentiments d’un cœur spontané et sincère.

— Elle m’a appris la cuisine, la broderie, et même à faire mes robes, Odon ! Pensez donc comme cela me sera utile !

— Elle a fait de vous la plus accomplie des petites fées, je vois cela.

— Et elle m’a enseigné encore bien d’autres choses. Si vous saviez comme elle est pieuse, résignée et courageuse ! Les jours où je suis triste, je vais un instant près d’elle, et en la regardant, en l’écoutant, je sens la force qui revient. Je me dis : « Qu’est-ce que mes petites souffrances, près de celles de ma chère vieille amie ? » Car elle a eu des épreuves terribles, paraît-il. M. le curé dit d’elle : « Elle a supporté tout ce qu’une femme peut endurer de pire sur la terre. »

Odon songea : « Oui, il y a encore un reflet de ces douleurs dans les yeux que je viens de voir. »

En remontant à pied de la grille au château, Odon et Roselyne admirèrent ensemble les tons dégradés, brun rouillé, or roux, jaune pâli, des feuillages qui couvraient les bosquets. La lumière d’octobre les éclairait discrètement, un peu lointaine déjà, et tiède seulement ; elle couvrait les vieux troncs et s’étendait en nappe blonde sur l’herbe des allées. Roselyne s’arrêta sur la terrasse pour perdre un instant son regard dans cette clarté. Elle-même en était enveloppée, son jeune visage frémissait un peu, et ses lèvres s’entr’ouvraient, comme hier dans son sommeil, quand elle rêvait à l’inconnu mystérieux.

« À quoi songe cette petite fille ? » se demandait Odon en la considérant avec une curiosité bienveillante, et en admirant la délicatesse de ce profil, la blancheur du teint que le soleil dorait légèrement, et ces longs cils qu’il voyait presque immobiles en ce moment, sur les yeux songeurs.

Cette question, il la répéta tout haut. Roselyne se détourna, et son regard sourit.

— Je pensais que le monde doit être bien beau, puisqu’ici déjà nous trouvons tant de splendeurs.

— Vous aimeriez voyager, Roselyne ?

— Je crois que oui.

Elle rit gaiement, en ajoutant :

— C’est un goût que je ne pourrai jamais satisfaire, car il faut beaucoup d’argent pour cela. Mais on peut être heureux quand même en restant dans son petit coin, n’est-ce pas ?

— Je le pense… en admettant qu’on puisse jamais être heureux.

— Comme vous dites cela ! Mais si, on l’est quelquefois, pendant de petits moments, tout au moins. Tenez, depuis ce matin, je le suis — sauf quand j’ai pensé à la vente de Capdeuilles. Et vous, Odon ?…

Le regard pur qui semblait refléter toute la lumière du soir, interrogeait ingénument. Une douceur apaisante pénétra le cœur d’Odon. Le jeune homme se pencha et prit la main de Roselyne.

— Moi aussi, ma petite cousine, j’ai été heureux aujourd’hui.

Elle rit, toute joyeuse.

— Vous voyez bien ! C’est très facile de trouver des petits bonheurs. Rentrons vite maintenant pour rassurer grand-père sur notre long voyage.

Dans la chambre de M. de Capdeuilles, pendant que Roselyne servait le sirop de framboises. M. de Montluzac, sur la demande de ses hôtes, parla de ses études archéologiques et de ses travaux littéraires. Avec ses relations mondaines, il n’abordait jamais ce sujet, et coupait court très brièvement à tous les compliments flatteurs que l’on tentait de lui adresser, dès que paraissait un ouvrage signé de son nom. Ces études faisaient partie d’une vie intime jalousement fermée. Mais aujourd’hui, il lui plaisait d’en parler à ce vieillard attentif, à cette enfant dont il voyait fixé sur lui le merveilleux regard compréhensif et vivant, où le sourire jeune et la gravité profonde se succédaient, se mêlaient, tous deux reflets très purs de cette petite âme vibrante. Il leur apprit la publication prochaine de son dernier ouvrage « Récits sarrasins ».

— C’est l’adaptation de vieilles chroniques retrouvées par moi dans le donjon de Montluzac. Vous savez sans doute que notre famille est d’origine sarrasine ?

— Si nous ne le savions, mon cher ami, vos yeux nous l’apprendraient, riposta M. de Capdeuilles.

Roselyne dit d’un ton de prière :

— J’aimerais tant lire cela !

— Cet ouvrage n’est pas tout à fait pour des petites filles comme vous. Mais je vous en enverrai un autre, une étude sur les villes de l’Ombrie. Je crois qu’il vous plaira.

— J’en suis sûre d’avance ! Vous devez si bien écrire !

— À quoi voyez-vous cela, Roselyne ?

— Mais à votre manière de dire les choses. On sent que…

Elle s’interrompit. Une ombre se dressait devant la porte-fenêtre restée ouverte. Roselyne murmura :

— M. de Veuillard ! Quel malheur ! Nous étions si bien !

Intérieurement, Odon répéta la même parole. D’un coup d’œil rapide, il toisa l’étranger, un homme de son âge, grand et lourdement charpenté, avec un visage coloré que barrait une moustache rousse.

Roselyne tendit sans empressement sa main à l’arrivant. M. de Capdeuilles présenta l’un à l’autre les deux jeunes gens. Les petits yeux de M. de Veuillard glissèrent un regard défiant vers Odon. Celui-ci, froidement poli, se mit à étudier le personnage pendant que la conversation s’en gageait. Il le jugea en un clin d’œil fort infatué de lui-même, dépourvu de culture intellectuelle et penchant vers les goûts vulgaires. Et il songea : « Je comprends qu’il déplaise à cette délicate petite Roselyne. »

Il se sentait impatienté, presque irrité d’entendre ce gros garçon appeler la jeune fille par son nom, et lui rappeler qu’il l’avait vue tout petit bébé, dans les bras de sa nourrice. Mais en remarquant l’expression du regard qui s’attachait sur Roselyne, Odon retint un sursaut de colère méprisante. Eh quoi ! ce grossier hobereau osait aimer la délicieuse petite ondine, l’enfant toute blanche dont le cœur virginal devait être si tendre, si fragile ! Le rustre ! En vérité, Odon se demandait ce qui le retenait de prendre cet individu par les épaules et de le mettre dehors !

Mais M. de Capdeuilles semblait l’écouter avec plaisir. M. de Veuillard représentait une des rares distractions de sa vie d’infirme, et il s’intéressait à ses histoires de chasse, à ses racontars de province, même à ses propos de hâbleur. De temps à autre, le jeune homme risquait une plaisanterie lourde, d’ailleurs convenable, car il se surveillait visiblement. Roselyne avait un sourire distrait. Sa vibrante gaieté se taisait, en présence de l’importun. Et comme Odon se tenait dans une réserve hautaine, le vicomte et M. de Veuillard faisaient surtout les frais de la conversation.

M. de Montluzac s’avisa bientôt qu’il était temps pour lui de quitter Capdeuilles. Il prit congé de son parent, très cordialement. Sa main toucha à peine celle de M. Veuillard, dont le regard jaloux l’enveloppait sournoisement. En se détournant pour dire adieu à Roselyne, il la vit près de la porte de la terrasse.

— Je vais vous accompagner jusqu’à la grille.

Ils sortirent ensemble. Les dernières clartés du soleil s’étendaient sur le jardin sauvage, sur les feuillages jaunis. Odon les regarda un instant se jouer sur l’or roux des cheveux de Roselyne. Il demanda en souriant :

— Où donc avez-vous pris ces cheveux-là, petite fée ?

— Maman les avait comme cela, paraît-il. Les trouvez-vous laids ?

— Certes non ! Avec cette chevelure, vous pourrez toujours vous passer de parure, petite Rosey, car rien ne vaudrait celle-là.

Les yeux de Roselyne rirent de joie innocente.

— Tant mieux s’ils vous plaisent. Moi, je les aimerais mieux d’un autre blond. Mais grand-père dit que je ne m’y connais pas du tout.

— Oh ! pas du tout, en effet ! Bien des femmes donneraient beaucoup pour avoir cette nuance si rare, qu’elles essayent d’obtenir artificiellement, mais avec de piètres résultats.

Roselyne dit avec stupéfaction :

— Vraiment, elles font cela ? On peut changer la nuance de ses cheveux ?

— Certainement. Mais ce sont en général les femmes sottes et coquettes qui s’occupent à ces futilités. Certaines poussent même l’aberration jusqu’à changer une très jolie nuance naturelle pour une autre absolument contraire à leur teint, à leur physionomie, simplement parce que c’est la couleur de cheveux à la mode.

Roselyne murmura :

— Que c’est étrange !

Elle resta un instant pensive. En ce moment, ils longeaient l’allée d’eau, en partie couverte d’ombre, car le soleil s’abaissait derrière le château. Roselyne demanda :

— Vous ne m’avez pas dit votre impression sur M. de Veuillard ?

— Je dois vous avouer qu’il me déplaît beaucoup.

Elle laissa échapper un soupir de soulagement.

— Ah ! je suis contente de vous entendre dire cela ! Je vois que je ne suis pas seule de mon avis. Car grand-père paraît contrarié de mon antipathie pour notre voisin. Il dit toujours en parlant de lui : « C’est un bon garçon. »

Odon eut un sourire de dédain ironique.

— Dans le monde, Roselyne, on applique par fois ce qualificatif « un bon garçon » à un homme qui n’est ni bon ni mauvais, ou même plutôt mauvais que bon, pas très intelligent, généralement gai et beau parleur, et de morale facile. Tel, je le soupçonne, doit être M. de Veuillard.

Un regard songeur s’attachait sur lui. Roselyne dit pensivement :

— Vous êtes très, très bon. Et cependant, il me semble qu’on ne doit jamais avoir l’idée de dire de vous : « C’est un bon garçon. »

Un rire railleur, un peu sourd, vint aux lèvres de M. de Montluzac.

— Oh ! non, non, petite fille, on ne l’a jamais dit, je vous assure !

Ils arrivaient en ce moment sous les ormes, près de la grille. Odon prit la main de Roselyne.

— Allons, au revoir, ma petite cousine. Vous me feriez plaisir en m’écrivant pour me donner des nouvelles de votre grand-père ?

— Oh ! je le veux bien ! Et vous me répondrez ?

— Naturellement ! Et j’espère que nous nous reverrons. Capdeuilles vous restera toujours ouvert, vous y viendrez aux vacances, et lorsque je serai de passage à Montluzac, je vous y ferai une petite visite.

— C’est cela ! Nous en serons si contents ! Il sourit aux grands yeux émus et heureux. Et, se penchant, il baisa doucement la petite main fraîche.

Roselyne eut son joli rire d’enfant.

— Oh ! que c’est gentil ! Vous faites cela comme les seigneurs d’autrefois. Grand-père a des gravures où on les voit baiser la main de belles dames en robes à paniers… Au revoir, Odon. Ne tardez pas trop pour venir à Montluzac.

— Ce ne sera pas avant l’année prochaine, petite ondine. Mais nous aurons d’ici là des nouvelles l’un de l’autre.

Il lui sourit encore et s’éloigna. Elle le regarda disparaître, écouta le bruit du moteur qu’on mettait en marche. Puis elle revint vers le château. Le vert profond de ses yeux était plus brillant, comme si des larmes y montaient. Elle s’arrêta un instant à l’extrémité de l’allée d’eau. Une impression d’effroi, de solitude l’étreignait tout à coup. Elle eut l’envie folle de courir à M. de Montluzac, de lui crier : « J’ai peur… j’ai peur toute seule. » Mais elle se raidit et resta immobile. L’ombre du jour couchant l’entourait. L’air du soir la frôlait au visage et parfumait ses cheveux des senteurs d’automne. Elle regardait machinalement le petit faune moqueur, en pensant à la bonté d’Odon de Montluzac, à cette sympathie subite éprouvée pour lui, à la confiance qu’il lui inspirait. Il ne ressemblait à aucun des hommes qu’elle avait pu voir ici. Son regard, son sourire, le son de sa voix, et ses manières souples, aisées, la fierté un peu hautaine de son allure, l’intérêt de sa conversation de grand seigneur lettré et de fin causeur, tout le classait comme un être d’une race à part, même aux yeux inexpérimentés de Roselyne.

Mais surtout, elle avait senti chez ce parent hier inconnu une sympathie chaude, protectrice, qui lui avait donné pendant ces deux jours l’illusion de n’être plus aussi seule, entre ces vieillards — M. de Capdeuilles, le curé, Mme Geniès, les domestiques septuagénaires — qui formaient son entourage immédiat, et qu’elle sentait, instinctivement, prêts à lui manquer, dans la faiblesse de leurs infirmités ou dans l’abandon de la mort. La vigoureuse jeunesse d’Odon, l’énergique volonté de cette physionomie d’homme la pénétraient d’une sensation de sécurité, tandis qu’il était là. Maintenant, cette angoisse qu’elle éprouvait depuis quelques mois — depuis qu’elle voyait son aïeul plus malade — revenait de nouveau et la faisait frissonner de détresse.

Elle sursauta, au son d’une voix forte.

— À quoi rêvez-vous, Roselyne ?

Elle n’avait pas entendu venir M. de Veuillard. Il s’avança et la regarda curieusement.

— Hein ? vous pleurez ?… Parce que ce M. de Montluzac est parti ? Mais vous ne le connaissiez pas il y a deux jours, ce cousin-là !

Sa voix était un peu âpre, et ses narines larges palpitaient, signe, chez lui, de colère sourde.

Roselyne dit avec une instinctive froideur :

— Ce n’est pas une raison. Il y a des gens qui nous sont sympathiques tout de suite… Et M. de Montluzac a été extrêmement bon, très aimable.

M. de Veuillard ricana.

— Aimable, il doit l’être avec toutes les femmes, ce beau marquis-là, ne craignez rien !

— Il a bien raison ! Et je trouve qu’il est un cousin charmant… Bonsoir, monsieur.

Elle lui tendit la main, d’un geste distrait — ou distant. M. de Veuillard pencha pour cette dernière interprétation, que confirmait assez l’expression de la charmante physionomie — une expression qu’il connaissait bien, d’ailleurs, car la réserve un peu fière de cette petite fille, à son égard, existait depuis des années.

Mais elle ne lui avait jamais été aussi désagréable qu’aujourd’hui, après le passage de ce très séduisant Montluzac qui avait excité formidablement sa jalousie, et qui était, visiblement, l’objet de l’innocente admiration de Roselyne. Des mots haineux vinrent à ses lèvres, contre cet être dont, si infatué qu’il fût de sa personne, il ne pouvait contester la supériorité physique. Mais il n’osa les prononcer, devant le jeune regard très pur. Et il dit seulement avec un gros rire :

— Je ne pense pas que M. de Montluzac honore souvent Capdeuilles de sa visite. Notre petit pays est trop peu de chose pour un homme comme lui.

Il partit, et Roselyne regagna le château, en songeant qu’elle détestait ce M. de Veuillard — ce qui était pourtant très mal — et qu’elle voudrait bien que Capdeuilles n’eût pas semblé trop infime à son cousin, pour qu’il y revînt un jour.


iv


Odon, à son retour de Montluzac, comptait s’arrêter seulement deux jours à Paris avant de gagner le château de Serrail, où il était invité pour les chasses. Il alla conférer avec son notaire au sujet de l’achat de Capdeuilles, passa chez son éditeur, et se rendit chez un fleuriste pour faire envoyer à Roselyne une gerbe énorme de roses et de chrysanthèmes géants. Il souriait en pensant à la joie de la petite cousine, à l’étonnement ravi qui remplirait ses grands yeux, quand elle verrait ces fleurs étranges aux nuances somptueuses qui semblaient n’avoir rien de commun avec les humbles chrysanthèmes du jardin de Capdeuilles. Elle n’était blasée sur rien, cette mignonne Roselyne, et il fallait bien peu de chose pour lui causer un grand plaisir.

Comme il finissait de donner l’adresse au fleuriste, une jeune femme entra. Elle dit avec surprise :

— Tiens, vous, Odon ? Je vous croyais à Serrail.

— Pas encore, je pars après-demain. Et vous, Marthe, comment vous trouvez-vous à Paris ?

— De passage seulement, mon cher. Mon mari vient me chercher demain avec sa nouvelle automobile, qu’il a essayée pendant un mois dans les montagnes d’Auvergne, et il m’emmène pour une randonnée de trois jours en Normandie. Il veut me faire goûter de cette machine dont il est ravi.

Un rire plissa son petit visage mobile, sans beauté, mais d’une grâce assez piquante. Amie d’enfance de M. de Montluzac, elle avait eu pour lui, étant toute jeune fille encore, un sentiment très tendre dont il ne voulut jamais s’apercevoir. Alors, à vingt-cinq ans, elle se décidait à épouser un Russe fort riche, le comte Borelsky, et s’efforçait de se consoler en menant avec fièvre la vie mondaine, en s’amusant aussi à ce périlleux exercice d’équilibriste qui consiste à vouloir rester honnête femme tout en prenant les allures, la tenue, les propos de celles qui ne le sont pas.

Odon, qu’elle rencontrait continuellement dans le monde, avait conservé à son égard ses façons de camarade. Elle réussissait à rester dans le même ton, en refoulant tout au fond d’elle-même ce sentiment trop tenace qu’elle se reprochait à ses heures de réflexion — c’est-à-dire deux ou trois fois par an, car le temps lui manquait toujours parmi les cent occupations inutiles de sa journée.

— Alors, je vous souhaite très bon voyage, dit M. de Montluzac. Vous partez tous deux seuls ?

— Mais non ! C’est bon pour de jeunes amoureux, cela. Nous emmenons Mme de Sauroy, et Lorbier, le peintre… Mais, j’y pense, si vous veniez avec nous ? Vous aurez le plaisir de faire le voyage avec votre flirt préféré, la belle Pepita.

Un rire un peu nerveux s’échappa de ses lèvres.

Odon dit d’un ton d’ironie légère :

— Je la trouverai à Serrail. Mais enfin… oui, au fait, je puis très bien vous accompagner. Rien ne me presse, à deux jours près. Donnez-moi seulement l’heure du départ.

Quelques instants plus tard, il quittait le magasin. Et Marthe, en le regardant s’éloigner, songeait avec un serrement de cœur : « Je voudrais bien savoir s’il l’aime, cette Pepita… s’il l’aime comme elle l’aime. C’est pour cela que je l’ai invité. Pendant ce petit voyage, je les observerai mieux, je tâcherai de savoir ce qu’il cache sous ses airs de détachement railleur. Ce sera très intéressant. »

Et sa lèvre se souleva en un petit rictus amer, tandis qu’elle se détournait pour regarder une gerbe que lui présentait la fleuriste.

Au cours de leur randonnée, les voyageurs s’arrêtèrent au hasard de leur caprice après avoir couvert pendant la journée le plus grand nombre possible de kilomètres. Le comte Borelsky appelait cela, sans rire, « visiter la Normandie ». Sa femme, qui ne comprenait rien aux beautés naturelles, trouvait charmante cette course folle. Lorbier, le peintre, gémissait : il n’avait même pas le temps de distinguer quelque joli coin où il pourrait venir plus tard planter son chevalet. La baronne de Sauroy, belle et coquette Espagnole, veuve très consolée d’un attaché d’ambassade mort presque ruiné, s’absorbait dans son flirt avec M. de Montluzac, dont elle était ardemment éprise et qui jouait de cette passion en dilettante, selon sa coutume.

Au cours de ce voyage sans itinéraire fixe, la correspondance des uns et des autres ne leur était pas parvenue. Le troisième jour, ils la trouvèrent à Caen, où ils s’arrêtaient vingt-quatre heures. Celle de M. de Montluzac était fort volumineuse. Un télégramme attira d’abord son attention. Il l’ouvrit et lut :

« Grand-père décédé subitement. Vous attends.


« Roselyne. »

Son cœur se serra un peu. Il dit intérieurement : « Pauvre petite ! » Et il se la figura aussitôt à genoux près de ce lit de mort, avec des yeux d’angoisse trop grands pour son petit visage pâli. Comme elle devait souffrir, pauvre mignonne Roselyne, toute seule !… Oui, il allait partir… Mais d’abord, de quand était cette dépêche ?

De mardi ! Et c’était jeudi aujourd’hui ! Roselyne devait attendre la réponse et rien n’était venu. Alors, elle avait cru sans doute qu’il l’avait déjà oubliée, qu’il dédaignait de se déranger…

Dans le hall de l’hôtel, à quelques pas de lui, Mme de Sauroy jetait un coup d’œil rapide sur son courrier. Mais ses yeux noirs et ardents revenaient sans cesse vers le marquis, tout absorbé par cette dépêche.

Marthe, s’approchant un paquet de lettres à la main, demanda :

— Une mauvaise nouvelle, Odon ?

— Oui, ma chère amie. Mon cousin, le vicomte de Capdeuilles, vient de mourir subitement. La dépêche est de mardi. Il faut que je parte à l’instant, si je veux tenter d’arriver pour les obsèques.

— Je ne vous ai jamais entendu parler de ce parent ?

— Il était retiré à la campagne, en Périgord. J’ai fait sa connaissance dernièrement.

— Il a de la famille ?

— Une petite-fille, orpheline.

— Une enfant ?

— Oui, une pauvre enfant dont je deviens le seul parent.

— Allez-vous être chargé de la tutelle ?

— Non, certes. Je n’ai pas les aptitudes de l’emploi.

Marthe se mit à rire.

— Il ne faut pas un pli venant gêner votre indépendance. D’ailleurs, je ne vous vois pas du tout remplissant cette charge, je dois en convenir. Et vous, madame ?

— Oh ! moi non plus !

Pepita s’approchait. Un sourire découvrait, entre les lèvres savamment carminées, des dents fort belles. Ses yeux, doux et tendres, glissaient vers Odon un regard enjôleur. Mais M. de Montluzac ne voyait que cette dépêche, qu’il relisait de nouveau.

— Je vais louer une automobile pour gagner Paris immédiatement. Votre chauffeur pourrait-il s’occuper de cela, Borelsky, tandis que je téléphone chez moi ?

Le comte Borelsky, un grand blond à mine flegmatique, inclina affirmativement la tête tout en répondant :

— C’est facile. Il y a un garage à dix minutes d’ici.

Un peu après, Odon, au téléphone, donnait l’ordre de préparer sa berline de voyage pour le soir même. Puis il prit congé de ses amis. Mme de Sauroy lui demanda :

— Je vous reverrai à Serrail ?

— Je ne sais. Peut-être cet événement changera-t-il mes projets.

— Comment cela ? Pour un parent presque inconnu ?

Il dit brièvement :

— J’aurai des affaires à régler là-bas.

Il lui baisa la main d’un air distrait et s’éloigna, sans répondre au regard de passion inquiète dont Pépita l’enveloppait.

Odon arriva au matin à Capdeuilles. Le ciel était couvert de nuées, et un vent humide chassait les feuilles mortes en une danse éperdue. La vieille grille rouillée avait été ouverte. Odon longea l’allée d’eau, d’un gris funèbre d’acier terni. Il marchait vite, pressé de voir Roselyne, de lui dire qu’elle n’avait pas été oubliée, qu’il était accouru dès qu’il avait su. Toute la nuit, tandis que l’automobile roulait à grande allure, il avait revu le charmant petit visage, tel qu’il était l’autre jour, si gai, si vivant, puis tel qu’il devait être aujourd’hui… Une impression de fraîcheur apaisante, jamais ressentie, lui était restée de ses deux visites à Capdeuilles, et il devait s’avouer que cette enfant aux yeux de candeur sincère lui inspirait un intérêt compatissant qu’il se croyait jusqu’ici incapable d’éprouver.

Il contourna le château. À la porte de la terrasse, un drap noir pendait. Et les battants ouverts laissaient voir le cercueil entouré de lumières, couvert des chrysanthèmes et des roses envoyés à Roselyne par M. de Montluzac.

Le jeune homme entra. Il se découvrit, s’inclina et jeta l’eau bénite. Une religieuse, dans un coin du vestibule, égrenait son chapelet. Le vieux Christophe, affalé sur une chaise, demeurait immobile, ses yeux ternes vaguement attachés au drap noir du cercueil. M. de Montluzac lui demanda :

— Où est Mlle Roselyne ?

Avant que le domestique eût pu répondre, un battant de porte s’ouvrit et Roselyne parut, toute vêtue de deuil. Ses mains se tendirent vers Odon, dans un geste de soulagement, et sa voix tremblante dit tout bas :

— Ah ! vous voilà !… vous voilà !

— Ma pauvre petite !… J’étais absent de Paris, je n’ai eu votre dépêche qu’hier, dans la journée. Je suis parti aussitôt…

Elle dit de la même voix basse :

— Je savais bien que vous ne m’aviez pas oubliée.

Elle le fit entrer dans le grand salon délabré, où l’on avait réuni les meilleurs meubles du logis. La jeune fille s’assit sur un petit canapé en bois dédoré, couvert d’une soierie usée, et Odon prit place près d’elle, sans quitter la main glacée qu’il enserrait tout entière dans la sienne.

— Vous avez vu ? C’est pour tout à l’heure.

Sa petite figure pâle, tirée, semblait écrasée sous le chapeau trop lourd, sous le poids du long voile. Ses yeux sans larmes reflétaient l’angoisse éperdue de son jeune cœur, et toutes les affres des jours écoulés, devant la mort qu’elle voyait pour la première fois.

— Je serai près de vous, ma petite Roselyne. Vous ne vous sentirez plus aussi seule… Combien je regrette de n’avoir pas été là pour régler tous ces tristes détails !… Qui s’en est occupé ?

— M. de Veuillard… Il s’est montré fort complaisant. Mais j’aurais beaucoup mieux aimé que ce fût vous.

Odon pensa : « Moi aussi. » L’idée que ce gros garçon avait pu se prévaloir de la solitude de Roselyne pour rendre service à sa jeune voisine lui était souverainement désagréable.

Doucement, avec une sympathie affectueuse, il s’informa comment le triste événement était arrivé. Roselyne répondait d’une pauvre petite voix brisée… Au matin, sans que rien eût fait prévoir la veille cette aggravation, M. de Capdeuilles s’était trouvé plus mal. En dix minutes, il rendait le dernier soupir, n’ayant près de lui que sa petite-fille et la vieille Ménie, tandis que Christophe allait chercher le prêtre et le médecin, qui tous deux arrivèrent trop tard.

— Et savez-vous quel a été son dernier mot, Odon ?… Je lui tenais la main, je l’embrassais.

Alors il m’a regardée avec ses pauvres yeux qui se voilaient, et il m’a dit : « Montluzac »… Il pensait à vous, probablement parce que vous avez été bon pour sa petite Rosey.

Les mots s’étouffèrent dans la gorge de Roselyne, et des larmes montèrent aux grands yeux désolés.

Depuis bien des années, Odon ne s’était senti ému comme aujourd’hui. Une compassion tendre, protectrice, le pénétrait, devant cette souffrance profonde, sans éclats, de l’enfant aimante isolée dans la vie. D’un geste doux de grand frère, il prit l’autre main de Roselyne et les réunit toutes deux dans les siennes.

— Ma chère petite cousine, la dernière pensée de M. de Capdeuilles sera pour moi une indication sacrée. Je vous demande de me considérer toujours comme votre parent très dévoué.

— Oh ! oui ! Je n’ai plus que vous et M. le curé… Car ma pauvre vieille amie… le lendemain de votre départ, on l’a trouvée morte.

Maintenant, de grosses larmes roulaient sur les joues pâlies. Elles glissaient sur le châle noir qui couvrait les épaules délicates, un peu courbées comme sous un fardeau trop pesant.

— Ma pauvre petite ! Tous les chagrins à la fois ! Mais ayez courage, vous aurez toujours deux bonnes affections pour vous aider.

— Je vous remercie ! Oui, cela me faisait un peu de bien, au milieu de ma désolation, de penser que vous alliez venir. Mais en voyant que vous n’arriviez pas, j’avais peur, très peur que vous fussiez peut-être parti pour un long voyage… Car je ne croyais pas du tout, comme M. de Veuillard, que vous ne voudriez pas vous déranger.

— Ah ! ce monsieur prétendait ?…

— Il disait que vous étiez un homme trop occupé, trop mondain, pour vous donner la peine de revenir ainsi à Capdeuilles. Mais moi je lui répondais que j’étais certaine de vous voir arriver, parce que j’avais bien compris l’autre jour que vous aviez une vraie sympathie pour nous.

Le regard plein de larmes s’attachait sur Odon avec une confiance candide qui émut en cette âme d’homme des fibres depuis longtemps anesthésiées. M. de Montluzac se pencha et posa ses lèvres sur les mains froides, qui tremblaient un peu.

— Vous ne vous êtes pas trompée, Roselyne. Si peu que je vous connaisse, vous êtes déjà pour moi une petite cousine très chère, parce que je vous vois seule, malheureuse et très bonne. Comptez sur moi, comme sur un frère aîné.

— Un frère… Oui, j’aimerais tant en avoir un ! Merci, merci, Odon ! Voyez-vous, je serai un peu plus courageuse, en sachant que vous êtes là.

Une porte s’ouvrit, M. de Veuillard se montra sur le seuil. Les deux hommes se saluèrent froidement. Puis M. de Veuillard annonça :

— Voilà le curé… Il faut venir, Roselyne.

Elle se leva. Tout son visage frémissait. Elle dit à voix basse :

— Il va quitter son Capdeuilles… il va me quitter. C’est fini !

Elle se raidit et entra dans le vestibule. Pendant les prières de la levée du corps, dites par le vieux curé qui tremblait d’émotion, elle s’appuyait au bras d’Odon. Celui-ci la sentait frissonner, il devinait toute la détresse de cette pauvre petite âme mise en contact avec la grande souffrance. Tout bas, il conseilla :

— Si vous restiez ici, ma chère enfant ?

— Non, je veux l’accompagner… Je serai assez forte.

Derrière le cercueil porté par quatre hommes du village, elle sortit de Capdeuilles, près d’Odon qui conduisait le deuil avec elle. Peu de monde suivait. Le défunt, infirme et pauvre, cloîtré dans sa demeure ruinée, était oublié depuis longtemps dans le pays. Mais un petit rassemblement s’était fait sur la place de l’Église. Le bruit avait couru qu’un parent de M. de Capdeuilles était arrivé, un monsieur de Paris, un grand seigneur très riche qui voyageait dans une automobile superbe. Et chacun voulait apercevoir ce haut personnage dont le prestige rehaussait tout à coup la très simple cérémonie funèbre.

La femme du forgeron déclara :

— Je l’ai déjà vu l’autre jour, quand il est venu visiter l’église avec la petite demoiselle Roselyne. Elle n’était pas à plaindre d’avoir un cavalier comme celui-là !

Une pâle ouvrière parisienne, venue soigner chez des cousins villageois ses poumons délabrés, se haussa un peu pour mieux voir M. de Montluzac.

— Mais je le connais bien ! On donne souvent son portrait dans les revues mondaines, parce que c’est un homme très chic.

L’intérêt inspiré par M. de Montluzac s’augmenta aussitôt d’une curiosité nouvelle, mêlée de considération et d’envie pour ce mortel fortuné. On entra à l’église derrière le petit cortège, dans l’intention de mieux contempler cette personnalité parisienne de haute envergure. De temps à autre, en regardant la mince forme féminine agenouillée, toute seule, d’un côté de la nef, on pensait : « Pauvre petite demoiselle ! » Puis les regards se reportaient irrésistiblement vers la haute silhouette debout de l’autre côté, vers ce superbe profil altier d’homme volontaire et sûr de sa puissance, près de qui faisait piètre figure M. de Veuillard, jusqu’ici le coq du village.

L’office terminé, on emporta le cercueil dans le petit cimetière. Cachée sous son voile et son long châle de deuil, Roselyne passa au milieu de ces gens qui essayaient de la dévisager, avec une curiosité d’ailleurs bienveillante. Au seuil de l’église, elle manqua une marche et serait tombée si Odon ne l’avait saisie et retenue. Il se pencha pour lui demander avec inquiétude :

— Vous ne vous êtes pas fait mal, Roselyne ?

Elle eut un geste négatif, car les paroles n’auraient pu sortir de sa gorge serrée.

Une femme chuchota :

— S’il n’est pas marié, il va peut-être épouser la petite demoiselle, qui est bien jolie.

L’ouvrière leva les épaules.

— Allons donc ! Une demoiselle de la campagne ! Avec ça elle est sans le sou, et ces beaux messieurs-là ont beau être riches à ne savoir que faire de leur argent, il leur en faut toujours plus.

Le vent agitait les longues traînes des saules, au-dessus des tombes couvertes de petites feuilles jaunies. Il soulevait les surplis du prêtre, des deux enfants de chœur et le voile de Roselyne, gonflait le châle qui la faisait paraître plus petite, plus frêle, plus pitoyable. Là-haut, la cloche sonnait, avec une voix de bronze fêlé… Puis la sépulture des Capdeuilles apparut, montrant son ouverture béante. Sur le cercueil, le curé dit les dernières prières, Roselyne et Odon jetèrent l’eau bénite. Comme ils s’écartaient, le vieux prêtre s’approcha d’eux. Il leur dit à mi-voix :

— Allez chez moi. Je quitte mon surplis et je vous rejoins.

Il s’éloigna vers la petite porte de l’église. M. de Veuillard s’avança alors.

— Je me mets à votre disposition, Roselyne, pour tout ce dont vous pouvez avoir besoin.

Elle fit effort pour répondre faiblement :

— Je vous remercie, monsieur. Je suis très reconnaissante de toute l’aide que vous m’avez apportée en ces pénibles heures ; mais vous le voyez, maintenant, j’ai mon cousin.

Les lèvres épaisses se crispèrent un peu, sous les moustaches rousses.

— M. de Montluzac repartira sans doute aujourd’hui ?

Odon dit froidement :

— Mais non, monsieur. Je rentrerai seulement à Montluzac ce soir, et demain je reviendrai voir ma cousine. Je joins mes remerciements aux siens, pour l’aide que vous lui avez donnée, alors qu’une circonstance bien imprévue m’empêchait de recevoir$ à temps sa dépêche.

Odon excellait dans l’art de prononcer des paroles correctes en les assaisonnant, par l’air et par le ton, d’un soupçon d’impertinence ou de sarcasme. Si peu subtile que fût l’intelligence de M. de Veuillard, celui-ci saisit la nuance d’ironie dédaigneuse. Mais toute riposte était impossible. Il s’éloigna, le cœur gonflé de rancune, tandis que les personnes présentes serraient la main de Roselyne.

— Maintenant, venez, dit Odon en passant sous son bras la main de la jeune fille.

Il l’emmena au presbytère. Presque derrière eux, le curé entra dans la grande salle aux armoires luisantes. Roselyne, à bout de forces, se laissait conduire par Odon au vieux fauteuil de reps bleu placé près de la fenêtre. M. de Montluzac releva son voile, et la pauvre petite figure apparut, blême, tendue, avec ses yeux d’angoisse et de fièvre.

— Ôtez ce chapeau trop lourd, Roselyne. Il vous écrase.

Comme les mains tremblantes ne pouvaient trouver les épingles, Odon enleva celles-ci adroitement et posa le chapeau sur un meuble. Les cheveux d’or roux apparurent, tassés par le poids du crêpe, mais déjà prêts à se redresser dans leur souplesse soyeuse.

— Oui, reposez-vous, ma chère petite enfant, dit le vieux prêtre en s’asseyant près d’elle. Vous savez qu’ici vous êtes chez vous… M. de Montluzac nous fera bien le plaisir de partager notre modeste déjeuner ?

— Certes, et de tout cœur, monsieur le curé. Mais je vais vous demander la permission d’aller fumer une cigarette dans votre jardin. J’ai cette mauvaise habitude de ne pouvoir rester plus de quelques heures sans en tenir une entre mes doigts.

En réalité, Odon voulait laisser seuls le prêtre et Roselyne. Il comprenait que ce vieillard saurait, bien mieux que lui, étranger hier encore à sa jeune cousine, prononcer les paroles capables de redresser la petite âme souffrante dont il était depuis des années le confident et l’ami.

Dans les allées étroites, bordées de buis, M. de Montluzac flânait en tirant quelques bouffées de sa cigarette. Il pensait à la souffrance de Roselyne, à son isolement. Son cœur volontairement desséché s’attendrissait. Il avait vu tant de vraie douleur, tant d’angoisse éperdue en ces yeux admirables !

Autour de lui, le vent dépouillait de leurs feuilles défuntes les poiriers en quenouilles et les hauts pommiers. Le sol en était couvert, et au passage, Odon les enfonçait dans la terre amollie par une pluie nocturne. L’air sentait le fruit mûr et le feuillage mort qui se décompose dans le terreau humide. Un coq chanta dans la petite basse-cour où des poules grattaient le sable couleur de safran clair. Le chat blanc passa, frôlant M. de Montluzac. Celui-ci le repoussa du pied, avec répulsion.

Et il murmura :

— Dire que cette enfant charmante deviendra peut-être une de ces créatures fausses et cruelles qui font le malheur d’un homme !

Au bout de l’allée, le curé apparut. Il marchait lentement, alourdi par l’âge, traînant des jambes rhumatisantes. Odon alla au-devant de lui. Le vieux prêtre lui tendit la main.

— Merci d’abord, monsieur, pour la sympathie dont vous entourez notre pauvre petite Roselyne.

— Je le fais tout spontanément, je vous assure ! Cette enfant si attachante inspire aussitôt le désir de l’aider, de la consoler.

— N’est-ce pas ?… Écoutez, monsieur, je l’ai laissée un instant pour pouvoir vous parler d’elle, seul à seul. Car sa situation est fort embarrassante.

— C’est précisément ce que je pensais, monsieur le curé. Je voulais aussi avoir avec vous un entretien à ce sujet… M. de Capdeuilles a-t-il laissé des instructions ?

— Oui, il me désigne comme tuteur. Pauvre tuteur, si infirme, si proche de la tombe, lui aussi ! Je ferai le mieux possible… Mais elle ne peut demeurer à Capdeuilles, avec ces deux vieux serviteurs. D’ailleurs, le château devra être vendu…

— Oui, mais c’est moi qui l’achèterai, comme nous en avions convenu, mon cousin et moi. Néanmoins, il lui est impossible de rester dans ce logis désert, éloigné de tout.

— Je la prendrai ici. Mais à quoi s’occupera-t-elle, dans ce petit village ? Accoutumée à une vie active, car elle était une admirable petite ménagère, que fera-t-elle chez moi, où règne Adèle, ma vieille servante ?… Et puis, ne serait-il pas dommage que son intelligence si vive, ses aptitudes rares pour la musique ne fussent pas cultivées ? Ne faut-il pas songer à son avenir ? Ici, je ne vois personne à qui je voudrais confier cette chère enfant.

Il croisa les mains sur sa ceinture en ajoutant, après un court silence :

— Si vous saviez combien cela me paraît étrange de penser que cette petite Roselyne pourrait être mariée dans quelques années ! Il me semble qu’elle doit rester toujours l’enfant qu’elle est maintenant.

Odon murmura :

— Malheureusement non !

— Oui, je sais bien que la vie la changera… La vie ! j’en ai peur pour elle. Et cependant, il faut qu’elle l’affronte, un jour ou l’autre, pauvre petit ange. Je ne lui crois pas la vocation religieuse. Sans cela, le cloître…

Odon dit avec vivacité :

— Le cloître ? À quoi songez-vous ? N’allez pas lui donner ces idées-là !

— Ce sont des idées qu’on ne doit pas donner, mais qui sont l’effet d’une grâce particulière, d’un attrait que je n’ai pas rencontré jusqu’ici chez Roselyne. Mais avouez, monsieur, que s’il se pouvait, nous trouverions là pour elle la solution idéale ?

— Je ne dis pas non, mais enfin, elle doit être écartée, puisque la vocation n’existe pas. D’autre part, comme vous, je trouve presque impossible que Roselyne demeure dans ce petit village où elle n’aura aucun moyen de continuer ses études, où elle ne trouvera pas un parti digne d’elle. Il faudrait donc l’installer dans un couvent, ou dans une bonne maison de famille, avec une dame de compagnie sérieuse.

— Oui, en effet… Ce serait à voir… Mais aurait-elle les moyens ?…

— Le produit de la vente de Capdeuilles lui donnera des revenus suffisants.

Le prêtre le considéra avec une sympathie émue.

— Vous êtes très généreux, monsieur.

— Non pas. Mais il m’est agréable de venir en aide à cette pauvre petite, si désarmée devant la vie, et qui est ma parente.

Ils firent quelques pas en silence. M. de Montluzac réfléchissait… Et il dit tout à coup :

— Il y aurait peut-être encore une solution. Chez moi vit ma grand’mère maternelle, la duchesse de Liffré. Elle a soixante-quinze ans, elle devient aveugle et se voit forcée de renoncer peu à peu à la vie mondaine qu’elle a toujours aimée. Son humeur est agréable, son caractère facile. Certainement, elle serait charmée que Roselyne vînt vivre près d’elle. Nous donnerions à l’enfant une dame de compagnie bien choisie, car la direction` morale de ma grand-mère serait peut-être un peu frivole… Qu’en dites-vous, monsieur le curé ?

— Je dis… je dis que ce serait à voir, en effet…

L’excellent homme semblait embarrassé. Il croisait, décroisait ses mains sur sa ceinture, et se balançait comme il en avait coutume en ses moments de perplexité.

— … Mais je n’aimerais guère la savoir à Paris. Ce serait dangereux… très dangereux…

— Non, puisque je la munirais d’un mentor sérieux.

— Oui, mais… Tenez, monsieur, parlons franchement. Eh bien, c’est vous que je crains pour elle.

Odon eut un sourire d’ironie.

— Ah ! bon ! C’est assez naturel. Cependant, rassurez-vous. Je ne suis pas un saint, je suis même fort loin de passer pour un homme sérieux ; mais il y a deux choses au monde que j’ai toujours respectées : l’innocence et la faiblesse. Roselyne n’aura jamais rien à craindre de moi. Je la considérerai comme une petite sœur très chère, sur laquelle j’exercerai une protection discrète, et dont j’assurerai l’avenir. Quant à l’aimer jamais… oh ! non, pauvre petite fille !

Il rit de nouveau, avec une ironie un peu amère.

Les doigts noueux du vieillard saisirent la longue main fine d’Odon, et la serrèrent.

— Mon enfant, je vous crois un honnête homme. Quand vous parliez à Roselyne, j’ai vu dans vos yeux que votre intention était droite. Mais… mais elle peut vous aimer, elle. Je ne dis pas tout de suite… mais plus tard, quand elle connaîtra un peu la vie. Vous vous montrerez bon pour elle, vous lui apparaîtrez — ceci soit dit sans aucune pensée de flatterie — comme bien supérieur à la plupart des hommes qu’elle rencontrera…

Un pli se formait sur le front d’Odon. Le jeune homme dit, après un court instant de réflexion :

— Pour le moment, Roselyne n’est encore qu’une enfant. Et la manière fraternelle dont je la traiterai nous gardera, je l’espère, de semblable éventualité. D’ailleurs, monsieur le curé, je suis le seul parent de Roselyne, donc appelé à la revoir, à m’occuper d’elle.

— Et même à devenir son tuteur, un jour ou l’autre, peut-être bientôt, car je m’affaiblis beaucoup. Évidemment… évidemment…

— Soyez persuadé que, tout le premier, je tiendrai à l’empêcher d’aimer un homme comme moi, sceptique et mauvais, indigne de sa pure et délicieuse jeunesse. Cette enfant a remué dans mon cœur desséché quelques fibres encore vivantes, mais, je vous le répète, il ne s’agira jamais, entre elle et moi, que d’affection fraternelle. J’y tiens encore plus que vous, et je m’arrangerai pour qu’il n’en soit jamais autrement. D’ailleurs, dans un an ou deux, il me paraîtra utile de lui chercher un bon mari. Car pour cette nature qui semble si aimante, rien ne vaudra la vie du foyer. Et là encore, vous n’avez rien à craindre, monsieur le curé. Je sens que je serai difficile, terriblement difficile pour cette recherche.

— Il le faudra, car elle souffrirait tant, notre pauvre petite ! Pensez donc, si elle devenait la femme de quelque misérable, qui torturerait ce jeune cœur si pur, si sensible, capable de s’attacher si profondément !

— Je suis très à même de lui éviter pareil malheur. Les hommes de plaisir — ceux de notre monde du moins — je les connais tous. Les autres aussi. Parmi ces derniers, quand le moment sera venu, je trouverai le mari qu’il faut à Roselyne… Mais revenons à notre sujet. Que pensez-vous décidément de ma proposition ?

— Avec les assurances que vous avez bien voulu me donner, elle me paraît acceptable. Mais il faudrait savoir si Mme votre grand’mère consentirait à recevoir près d’elle cette petite inconnue, qui ne lui est unie par aucun lien de parenté ?

— Oh ! très certainement ! Elle est bonne, serviable, et d’ailleurs, elle a toujours fait ce que je voulais. Roselyne la ravira, vous verrez. Je vais lui écrire ce soir même à ce sujet.

Ils marchèrent quelques instants, sans parler. Odon, songeur, regardait le vieux toit moussu du presbytère. Il rompit le silence en disant :

— Je demanderait être nommé subrogé-tuteur, naturellement.

— Je crois que M. de Veuillard avait l’intention…

Odon dit avec une hauteur dédaigneuse :

— M. de Veuillard ? De quel droit ?…

— M. de Capdeuilles le traitait en intime.

— Mais moi, je suis le parent de Roselyne. Ce monsieur en sera pour son intention, voilà tout.

Le curé avoua :

— Je n’en suis pas fâché. Il ne m’est pas sympathique, et Roselyne a pour lui un éloignement instinctif.

À pas lents, ils reprenaient maintenant le chemin du logis. Le prêtre dit à demi-voix :

— Ce qui me rassure un peu pour elle, voyez-vous, c’est que cette enfant innocente a comme l’intuition de la bassesse morale, chez autrui, et qu’elle s’en écarte d’elle-même. Je crois que l’apparence même du mal lui fera toujours horreur.

— Il faut l’espérer ! Car je n’ose me la figurer autrement. Je n’ose m’imaginer qu’elle pourrait devenir ce que sont tant d’autres, parmi lesquelles certaines étaient peut-être aussi pures, aussi sincères qu’elle, à son âge.

Le prêtre leva un regard plein de gravité émue sur le visage devenu tout à coup un peu sarcastique,

— Ne doutez jamais de Roselyne, monsieur. Je puis vous assurer qu’elle est de celles qui subissent tous les martyres, plutôt que de manquer au plus petit de leurs devoirs.

— Je ne demande qu’à vous croire, monsieur le curé. Mais il faut attendre que la vie ait un peu passé sur elle, pour que nous en jugions. J’ai le malheur d’être fort sceptique, un peu sur tout, mais très particulièrement au sujet des femmes.

— Mon pauvre enfant, vous en avez sans doute peu connu, de celles, nombreuses cependant, grâce à Dieu, qui sont l’honneur de leur sexe, la consolation et le bonheur de leur famille, des pauvres, de tous ceux qui souffrent ?

— Bien peu, en effet. Ma mère est morte très jeune, ma grand’mère a toujours été occupée de distractions mondaines, et de son salon littéraire. Mon frère et moi avons été élevés par un précepteur, homme charmant, d’esprit cultivé et peu sérieux, qui nous laissait une grande liberté, selon les instructions de mon père. Je puis dire sincèrement que j’en ai usé beaucoup moins que ne l’eussent fait bien d’autres à ma place. Mais ce manque de base morale, dans notre éducation, a laissé voir plus tard ses conséquences. Pour mon frère, surtout…

Une émotion soudaine passa dans son regard, et fit trembler un peu ses lèvres.

Le prêtre dit avec un intérêt affectueux :

— M. de Capdeuilles m’avait appris que vous aviez perdu ce frère unique… très jeune, n’est-ce pas ?

— Il avait vingt-cinq ans. Un an auparavant, il avait épousé une cantatrice étrangère, dont il était si violemment épris que toutes mes objurgations restèrent inutiles. Un jour, elle partit. Il ne la revit plus. Elle ne l’avait épousé que pour sa fortune, et elle emportait tous les bijoux superbes dont il l’avait comblée. Un peu après, on le trouva mort, au bas d’une roche. Il avait fait une chute… ou bien il s’était jeté volontairement de cette hauteur. Qui le saura ? Moi, j’étais absent à ce moment-là. J’accourus aussitôt, pour ne trouver que ce cadavre. Mon frère, ma seule tendresse, m’avait abandonné.

Il s’interrompit, la gorge serrée, les traits tendus.

Le prêtre lui serra les mains.

— Oh ! mon pauvre enfant ! Mon pauvre enfant !

— Je ne parle jamais de ces affreux souvenirs. À quoi bon ? Mais je me suis laissé aller à vous les faire connaître, parce qu’ils démontrent combien mon pauvre Bernard, caractère faible et passionné, aurait eu besoin d’une forte direction morale. Moi, j’ai une autre nature. Je me suis desséché le cœur, et depuis la mort de Bernard, personne ne peut se vanter de m’avoir fait souffrir.

Ils arrivaient à la porte de la salle. Roselyne, les yeux clos, s’appuyait au dossier du fauteuil. Elle ouvrit les paupières, en soulevant un peu sa petite tête lasse. Le prêtre s’assit près d’elle et lui prit la main.

— Nous venons de parler de vous, mon enfant. M. de Montluzac offre de vous recevoir chez lui. Sa grand’mère, assure-t-il, serait très heureuse de vous accueillir. Vous auriez une dame de compagnie, qui vous ferait faire des promenades, vous conduirait prendre des leçons. Vous pourriez ainsi achever votre éducation, devenir une jeune fille accomplie.

Les yeux tristes s’éclairèrent un peu, en s’attachant sur Odon.

— Oh ! vous voulez ?… Cela ne vous ennuierait pas trop ?

— Pas du tout, chère petite Rosey.

— Comme ce serait bon à vous ! Je me sentirais tellement seule maintenant, si je ne vous avais, mon bon curé et vous ! Mais il faudra quitter Capdeuilles… mon pauvre Capdeuilles !

De nouveau, les larmes remplissaient ses yeux. Odon se pencha, en posant la main sur son épaule.

— Vous y reviendrez, ma petite Rosey. Si vous le désirez, vous pourrez passer un mois ou deux ici, l’été prochain.

Le curé approuva :

— Certes ! Et même j’y compte bien. Soyez courageuse, ma petite enfant. Vous avez encore deux bonnes affections, qui aideront votre âme vaillante dans le rude sentier de cette première souffrance.

Odon ajouta, avec une affectueuse douceur :

— Je ne désire qu’une chose, Rosey : vous procurer une vie tranquille, sous mon toit, près de mon aïeule, et plus tard, un bonheur sérieux, durable, tel que le souhaite aussi pour vous votre bon pasteur. Vous resterez ici quelque temps encore, un mois, deux même, si vous le voulez, et si M. le curé veut bien vous garder…

— Je crois bien, pauvre petite !

— Puis j’enverrai quelqu’un vous chercher, pour vous amener à Paris. Est-ce bien convenu ainsi ?

— C’est cela, merci, merci, Odon !

Elle lui prit la main, et la serra entre ses doigts brûlants. Puis elle soupira, en disant tout bas :

— J’aurais tellement peur de partir, si vous n’étiez pas là-bas !


v


En rentrant à Paris après trois jours passés à Montluzac et à Capdeuilles, Odon écrivit à sa grand’mère, qui se trouvait en ce moment en villégiature chez un de ses neveux. Il lui exposait la situation de Roselyne et la nécessité où il se trouvait de s’occuper d’elle. Mme de Liffré répondit aussitôt que, d’après le portrait qu’il lui faisait de cette jeune fille, elle se réjouissait de l’avoir près d’elle. Et elle ajoutait : « Quant à la dame de compagnie, il est, en effet, indispensable de lui en donner une, car mon âge et ma presque cécité m’empêcheraient de lui être un mentor suffisant. Mais à qui nous adresser pour trouver la personne sérieuse que vous souhaitez ? À Mme de Carols, peut-être ? J’ai appris qu’elle se trouvait en ce moment à Paris. Vous pourriez aller la voir et lui communiquer vos desiderata. »

Odon pensa : « Tiens, c’est vrai, Mme de Carols ! Je vais chez elle, dès aujourd’hui. »

La personne en question était la mère de la comtesse Borelska. Elle s’occupait d’une douzaine, au moins, d’œuvres charitables, dont elle était généralement présidente ou trésorière, et avait toujours à caser quelque protégée, au grand dam de ses connaissances. Odon n’éprouvait qu’une médiocre sympathie pour cette femme un peu sèche, toute pénétrée de son importance, et qui se figurait assez volontiers que sans elle le monde aurait bien de la peine à exister encore. Mais il la tenait pour une personne sérieuse et d’expérience. Donc, l’ayant trouvée, il lui exposa en quelques mots sa requête, après explication préalable.

Mme de Carols avait une physionomie peu mobile, sur laquelle ne se reflétaient guère les impressions. De plus, elle posait volontiers pour l’impassibilité. Cependant, cette fois, elle ne put se tenir de laisser voir quelque stupéfaction.

— Vous, Odon, vous vous occupez de cette petite jeune fille ?

— Pourquoi pas ? C’est mon devoir.

— Votre devoir… Oui, si vous n’étiez si jeune vous-même.

— À trente-quatre ans, on n’est plus très jeune près d’une enfant de dix-sept ans, surtout lorsque celle-ci est restée absolument une fillette. Et je suis d’ailleurs son seul parent. Voilà qui tranche la question.

— Oui, évidemment… Mais vous auriez pu la mettre dans quelque pension. Sa présence, chez vous, pourrait donner lieu à des critiques…

Les sourcils d’Odon se rapprochèrent. Et le jeune homme dit avec une impatience sarcastique :

— La mettre en pension, à son âge, alors qu’elle a toujours vécu en pleine liberté ? Ah ! certes non, pauvre petite ! D’ailleurs, elle ne sera pas chez moi, mais chez ma grand’mère.

— Ceci est une distinction un peu subtile. Mais enfin, admettons-la, puisque la seule solution raisonnable vous déplaît. Je chercherai donc ce que vous me demandez, mon cher Odon.

Elle le regarda s’éloigner, en murmurant :

— Eh bien, en voilà un tuteur, pour une jeune fille de dix-sept ans ! C’est choisi, en vérité !

Une quinzaine de jours plus tard, Odon, au retour d’une chasse à courre dans les bois qui entouraient le château de Serrail, trouva une lettre de Mme de Carols l’informant qu’elle avait découvert la dame de compagnie de ses rêves. Mme Berfils, veuve d’un agent de change mort dans la gêne, était une personne fort honorable, distinguée, d’habitudes sérieuses et possédant les sentiments religieux que M. de Montluzac exigeait pour la compagne de Roselyne. S’il désirait la voir et s’entendre aussitôt avec elle, cette dame, qui, précisément, avait des parents à Mézières, offrait de faire le voyage et de se présenter au château de Serrail.

Odon, ayant répondu affirmativement, vit arriver un jour une personne entre deux âges, de mine réservée, très correcte. Elle semblait d’intelligence moyenne, mais cultivée, elle avait l’habitude du monde avec des goûts sérieux. Odon la jugea de nature timide et molle. Mais d’autre part, elle paraissait avoir les qualités fondamentales, et il ne fallait pas espérer trouver la perfection. Le jeune homme convint donc avec elle qu’en décembre, à une date qui serait fixée ultérieurement, elle irait chercher Roselyne à Capdeuilles et la conduirait à Paris, où Mme de Liffré serait rentrée à cette époque.

En revenant d’accompagner Mme Berfils jusqu’à la voiture qui l’avait amenée, M. de Montluzac rencontra dans le hall Mme de Sauroy. Il lui baisa la main et s’entretint un moment avec elle, sans paraître remarquer les regards investigateurs dont elle l’enveloppait. La jeune femme le trouvait fort distrait, parfois. De plus, elle l’avait aperçu la veille lisant une lettre dans le parc, si attentivement qu’il n’avait pas entendu approcher la baronne. Et celle-ci avait remarqué l’expression charmée, presque émue de sa physionomie, pendant cette lecture. Il n’en fallait pas davantage pour inquiéter Pepita, déjà désespérée à l’idée de quelque capricieuse variation venant détourner d’elle l’attention fugitive de cet homme qui ne suivait que la fantaisie de l’heure et se disait incapable d’attachement.

Or, cette lettre était une de celles que Roselyne écrivait à son cousin, chaque semaine, et auxquelles il répondait régulièrement, sur un ton affectueux et délicatement fraternel qui eût fort étonné ceux qui ne connaissaient du marquis de Montluzac que son égoïsme hautement avoué, et sa froideur railleuse. Cette correspondance était comme un souffle d’air frais passant à travers sa vie mondaine, sur son âme dont il avait, volontairement, anesthésié les puissances affectives. Roselyne écrivait délicieusement. Elle disait à Odon, avec la plus charmante simplicité, son chagrin, ses efforts pour être courageuse, et lui racontait les menus faits de son existence.

« Adèle me voit d’un mauvais œil, lui confiait-elle dans sa dernière lettre. Je fais cependant mon possible pour ne pas lui donner plus d’ouvrage. Mais elle a peur que son maître me garde avec lui. Mon pauvre bon curé ! Il est désolé de cette hostilité à mon égard, et il m’a dit hier : « Si vous aimiez mieux rester ici, ma petite fille, je la renverrais, tout simplement. » Je l’ai bien remercié, comme vous pouvez le penser. Mais je ne voudrais pour rien au monde qu’il se privât à cause de moi des services de cette femme qui connaît toutes ses habitudes et lui manquerait beaucoup plus qu’il ne l’imagine.

« Ainsi donc, je vois bien qu’il faut que je m’éloigne, de toutes façons. J’essaye de m’accoutumer à cette pensée. Heureusement, vous serez là. Vous ne pouvez vous figurer, Odon, comme cette perspective m’aide à être courageuse !

« Hier, j’ai été au château. Pauvre vieux logis, où tout me parle de mon grand-père chéri ! Dans un coin de sa chambre, j’ai retrouvé sa vieille calotte de drap, soutachée par moi. Et j’ai pleuré, longtemps…

« J’ai été m’asseoir au bord de l’étang, là où vous m’avez trouvée endormie. Les arbres sont presque complètement dépouillés maintenant, et le soleil est très doux. Je me suis attardée, en pensant au jour où je vous ai vu pour la première fois, et où j’étais si gaie… Vous souvenez-vous comme j’ai ri en m’éveillant ? Je me demande si je rirai encore comme cela.

« Cependant, ma chère Mme Geniès m’a dit bien souvent : « Voyez-vous, ma fille, il faut toujours sourire un peu, même quand on souffre beaucoup. Le sourire est une des petites fleurs de la vie, et vous n’avez pas le droit d’en priver ceux qui vous entourent. » Alors, j’essaye… Je souris à mon vieux curé, à Adèle, aux enfants du village, qui m’aiment bien, les pauvres petits. C’est dur quelquefois, quand les larmes viennent aux yeux, et qu’on pense à demain… Mais demain est à Dieu, et il serait mal de trop m’en inquiéter. Mon cher Odon, je veux être confiante et courageuse, comme vous m’y engagez si affectueusement. Votre dernier petit mot m’est arrivé dans un moment de grande tristesse ; mais après l’avoir lu, je me suis sentie un peu moins malheureuse. Vous me disiez des choses si bonnes ! Et j’ai porté ce matin sur la tombe de mon cher grand-père les fleurs superbes que vous m’avez envoyées pour lui. Merci, merci !

« M. le curé m’a remis une grosse somme d’argent, en me disant que c’était une avance sur la rente de Capdeuilles. Il paraît que c’est vous qui vous occuperez de mes intérêts, parce que lui n’y entend pas grand’chose. Moi non plus. Aussi nous nous laisserons diriger par vous sur ce sujet-là. Mais je n’ai jamais eu tant d’argent à la fois entre les mains. Puis-je en donner un peu à une pauvre femme très malheureuse, qui me fait bien pitié ? Je crois qu’il m’en restera encore plus qu’il ne m’en faut, car je suis habituée à me passer de beaucoup de choses. »

En lisant cette lettre, Odon songea avec un sourire ému : « Oui, oui, pauvre petite, vous la retrouverez, votre gaieté d’enfant — heureusement. Elle vous est si naturelle ! »

Et il répondit aussitôt :

« Donnez tout ce que vous voudrez, petite cousine. Vos revenus, comme vous le pensez, suffisent largement à votre entretien et à vos charités. D’ailleurs, je demande à m’associer à celles-ci, et vous ouvre à ce sujet un crédit inépuisable. Mais consultez toujours votre curé ou moi, afin de ne pas vous faire exploiter, car vous êtes bien inexpérimentée, et de cœur très sensible. Quant à vous priver de quelque chose, c’est une autre question. Mais, je vous le répète, vous n’en avez aucunement besoin. »

Le jour de l’arrivée de Roselyne, Odon supprima sa promenade à cheval pour se trouver le matin à la gare, et le premier visage que la jeune fille aperçut fut le sien, quand le train s’arrêta.

Dans sa petite figure amincie et défaite, ses yeux s’éclairèrent de joie, à la vue de M. de Montluzac. Lui, s’élançant à la sortie du wagon de première classe, l’enleva presque dans ses bras pour l’aider à descendre. Et il lui serra les mains, longuement, en s’informant de sa santé, de son voyage, avec une sollicitude fraternelle.

Roselyne avoua :

— Je suis bien fatiguée. C’est mon premier voyage. Et puis l’émotion du départ, des adieux…

Odon lui serra de nouveau la main en disant tout bas :

— Ne pleurez pas, ma petite Rosey ! Vous retournerez l’été prochain à Capdeuilles. D’ici là, nous ferons tout pour que vous soyez très heureuse ici.

Sur son invitation, Mme Berfils remit le bulletin de bagages au valet de pied qui attendait sur le quai. Puis il conduisit les deux femmes jusqu’à son automobile. Un peu ahurie, Roselyne se laissa installer dans la voiture tiède et fleurie. Son regard confiant ne quittait pas Odon. Après le déchirement du départ, après la tristesse de ce voyage avec une étrangère, attentive mais un peu froide, il lui semblait avoir tout à coup trouvé un port de refuge, dans la protection de son cousin.

À l’hôtel de Montluzac, elle fut aussitôt conduite par une femme de chambre à l’appartement qu’elle devait occuper avec Mme Berfils, près de celui de Mme de Liffré. Comme dans toute la superbe demeure, le luxe sobre s’unissait là aux raffinements de l’élégance et du confortable moderne. Roselyne en fut à la fois éblouie et effarée. En sortant de Capdeuilles et du presbytère, à peu près aussi dénués l’un que l’autre, il était vraiment permis d’être écrasée par cette magnificence. La jeune fille pensa avec un peu de crainte : « Qu’est-ce que je vais faire, ici ? C’est trop beau, tout cela. Je me sentirai toujours gênée. »

Odon lui avait dit : « Restez bien tranquille chez vous, à vous reposer, jusqu’au dîner. Alors, je vous présenterai à ma grand’mère. » Elle attendait ce moment avec quelque angoisse. Mais celle-ci s’évanouit aussitôt à la vue de l’aimable personne aux cheveux poudrés, au mince visage souriant, qui l’embrassa en l’appelant : « Ma chère petite. » Elle s’étonna un peu de voir à Mme de Liffré cette apparence encore jeune, relativement à son âge. Et comme elle était élégante ! Mais elle semblait bonne, vraiment. Et les deux vieux cousins aux mines effacées de parents pauvres avaient aussi d’excellents visages.

Il fallait cette atmosphère sympathique, autour d’elle, et surtout l’amabilité affectueuse d’Odon, son regard si doucement encourageant, pour que Roselyne dominât un peu la gêne que lui causaient ce décor luxueux et la présence du personnel nombreux, de si haute mine. Quand, un peu plus tard, Odon vint s’asseoir près d’elle, au salon, tandis que la duchesse, les deux vieux cousins et Mme Berfils entamaient un bridge, il lui dit tout bas, avec un sourire amusé :

— Petite ondine, je crois que mes domestiques vous en imposaient beaucoup ?

— Énormément ! Il y avait surtout ce grand, derrière vous…

— C’est mon maître d’hôtel, le modèle des serviteurs. Il est, en effet, d’un style superbe. Mais vous vous accoutumerez vite à son auguste présence, Roselyne.

— Cela me change tellement de mon pauvre Capdeuilles, et du service… branlant de nos deux braves vieux !

— Un service dont vous faisiez au moins les trois quarts.

— Oh ! ce n’était rien, cela ! Si je l’avais encore, mon pauvre cher grand-père ! Comme je travaillerais volontiers pour lui ! Non, voyez-vous, Odon, la pauvreté n’est pas si pénible qu’on le croit, lorsqu’on est ensemble et qu’on s’aime beaucoup.

Odon lui prit la main et la serra doucement.

— Vous avez raison, ma chère enfant. Mais toutes les femmes ne parleraient pas comme vous. Il en est qui sacrifient le bonheur de leur foyer pour un peu de luxe, pour quelques parures.

— Est-ce possible ? Je ne peux pas le comprendre, Odon !

— Cela prouve en votre faveur, ma petite cousine. Tâchez seulement de ne pas changer, en connaissant mieux la vie. Ce serait infiniment dommage.

Roselyne visita le lendemain l’hôtel de Montluzac en compagnie de son cousin. Odon semblait s’amuser beaucoup de sa surprise émerveillée devant la splendeur aristocratique de cette vieille demeure dont son père d’abord, et lui ensuite avaient fait une des plus magnifiques de Paris. Le jardin d’hiver, surtout, ravit la jeune fille. M. de Montluzac lui offrit une orchidée blanche qu’elle admirait particulièrement ; puis il la conduisit à son cabinet de travail et la fit asseoir dans un grand fauteuil profond.

— Reposez-vous, Roselyne. Je vais vous chercher ce livre que je vous ai promis.

Quand il eut trouvé le volume, il vint prendre place près de son bureau, en face d’elle. Son regard attendri et charmé enveloppa la petite créature délicate, perdue dans la profondeur de ce siège superbe. La robe noire toute simple faisait paraître d’une plus fine blancheur ce teint incomparable, et d’un or plus chaud les cheveux qui frôlaient le somptueux brocart du dossier. Les petites mains charmantes se croisaient sur la tige de l’orchidée, avec une grâce inconsciente. Et Roselyne souriait en regardant, en écoutant Odon qui lui parlait de l’ouvrage qu’il tenait entre ses mains.

C’était pour jouir plus longtemps, à lui seul, de ce délicieux sourire d’enfant, de la lumière profonde de ces beaux yeux, que M. de Montluzac avait amené sa cousine dans ce sanctuaire de son travail dont aucune femme n’avait jamais franchi le seuil. Roselyne était pour lui une sorte de petite fée, presque immatérielle, qui répandait autour d’elle l’apaisement, avec la clarté merveilleuse de son âme tendre et pure. En outre, elle était loin d’être insignifiante au point de vue intellectuel, comme il put s’en mieux assurer ce jour-là. Elle causait fort joliment, elle avait l’esprit très cultivé, un peu à la manière du dix-septième siècle, ce qui lui donnait un charme de plus aux yeux d’un homme très blasé sur ses contemporaines. L’idée que cette fillette connaissait le grec et le latin, avait lu Bossuet, Bourdaloue et les Pères de l’Église, lui semblait amusante. Et il pensait, non sans ironie, à la formation intellectuelle tout en surface de tant de femmes de son monde, cependant imbues de prétentions littéraires complètement étrangères à Roselyne.

Il dit enfin, en se levant :

— Il faut retourner près de ces dames, Rosey… Mais dites-moi donc votre impression sur Mme Berfils ?

— Elle me paraît une bonne personne, très sérieuse… Alors il faut partir ? On est si bien, ici !

Son regard ravi errait autour d’elle, sur la décoration de la pièce superbe, éclairée par un rayon de soleil, et revenait au bureau garni de livres, de manuscrits, de quelques ivoires et métaux ciselés avec un art merveilleux.

— Comme vous devez bien travailler là ! J’aime cette pièce. Tout le reste est magnifique, mais ici, je suis mieux.

En parlant, elle se penchait pour regarder la photographie posée sur le bureau. Les traits du jeune homme qu’elle voyait là présentaient quelque ressemblance avec ceux d’Odon. Mais on remarquait dans cette physionomie une nuance de mollesse qui était fort loin d’exister chez M. de Montluzac, et qu’accentuait la douceur rêveuse du regard.

Odon dit brièvement :

— C’est mon frère.

— Celui que vous avez perdu ? Grand-père m’en avait parlé.

Elle prit le cadre, pour voir la photographie de plus près. Derrière elle, M. de Montluzac attachait son regard sur le charmant visage de Bernard. Sa pensée se reportait aux jours d’enfance, d’adolescence, où tant d’affection les avait unis. Bernard avait un cœur ardent et faible, qui s’attachait avec exaltation, et qui avait soif d’être aimé, en retour. Un jour, dans une ville d’eaux, il rencontra Griselda Heldany, la belle cantatrice hongroise aux longs cheveux sombres, aux gestes félins, aux yeux lourds d’énigme. Il s’en éprit éperdument, il voulut l’épouser, en dépit des supplications de son frère. Plus fort, au moral comme au physique, sachant se dégager d’une passion dès qu’il s’apercevait qu’elle le menait où il ne voulait pas aller, et ayant lui-même résisté victorieusement au charme de la belle Griselda, dont il se savait aimé, Odon prétendait obtenir de son frère le même acte d’énergie. Mais Bernard n’était plus capable d’écouter cette voix qui avait été jusqu’ici tellement puissante sur lui. Une autre influence le dominait. Griselda, comprenant qu’Odon lui échappait, voulait au moins conquérir la fortune rêvée, le nom, la haute situation, par un mariage avec Bernard. Et ce malheur s’accomplit. Odon n’assista pas à la cérémonie. Il se mit à voyager, et ne revit plus son frère que mort sur un lit d’hôtel. Le drame avait été prompt et terrible. Odon en ignorait les phases, mais il se les représentait facilement, avec sa connaissance de l’âme de son frère et ce qu’il savait de la nature de Griselda. Le cœur passionné s’était heurté à l’indifférence dédaigneuse de cette femme qui n’avait épousé le futur marquis de Montluzac que par ambition. Bernard avait connu toutes les tortures de la jalousie, de l’amour bafoué, jusqu’au jour où Griselda était partie… avec un million de bijoux. Alors, il s’était tué. Du moins, Odon en était persuadé. Et dans toute l’atroce souffrance de ce drame, une des pensées les plus douloureuses au cœur de M. de Montluzac avait été celle-ci : « Ce frère que j’ai tant aimé, qui m’assurait de son affection, ne m’a pas appelé à lui, dans son désespoir. Il n’a plus songé à ma tendresse, à la sollicitude dont j’ai entouré sa faiblesse physique et morale. Cette femme avait pris tout son cœur, sa pensée, sa vie. Moi, je n’étais plus rien, je n’existais plus. »

Par-dessus l’épaule de Roselyne, il considérait avec une douleur ravivée le visage aux yeux doux et ardents. Il songeait : « Tu m’as abandonné, Bernard. Tu ne m’aimais pas comme je t’aimais. »

La jeune fille reposa le cadre sur le bureau, en disant pensivement :

— Il devait être très bon.

— Trop bon, trop faible surtout.

Roselyne leva les yeux vers son cousin.

— Vous, Odon, vous n’êtes pas trop faible, j’en suis sûre ?

— En effet, ceci manque à la collection de mes nombreux défauts.

— Oh ! nombreux !

Elle rit doucement. Odon, repoussant les douloureuses réminiscences, la considérait avec une complaisance charmée.

— Nombreux et terribles, ne vous en déplaise, petite Rosey. Mais pour vous, ils rentrent leurs griffes redoutables. C’est pourquoi vous ne les avez pas vus encore.

— J’espère bien que vous ne me les montrerez jamais !… En tout cas, je sais ce que vous avez fait pour une cousine presque inconnue. Et je suis bien sûre que vous avez beaucoup aimé votre frère.

Le regard d’Odon étincela d’une émotion soudaine, très fugitive.

— Il a été ma seule affection.

— Alors, vous avez beaucoup souffert, quand il vous à quitté ?

— Oui, beaucoup.

Elle dit avec une douceur profonde :

— Pauvre Odon !

Il eut un frémissement léger : « Pauvre Odon. » Personne ne lui avait jamais dit ce mot de compassion, même au moment de son malheur. En le voyant hautain, sans larmes, près de la dépouille mortelle de son frère, nul n’avait songé qu’il pût souffrir atrocement de cette séparation, de ce brisement d’une tendresse fraternelle qu’on ne soupçonnait pas aussi vive, car il ne la montrait pas au dehors. Mais cette enfant l’avait devinée, avec l’intuition d’un cœur aimant, et la première, la seule, elle le plaignait, affectueusement.

La seule, non, car il se souvenait que le vieux curé de Capdeuilles, auquel il avait laissé voir un peu de cette souffrance en un instant d’expansion inaccoutumée, lui avait dit aussi : « Mon pauvre enfant ! »

Il prit la main de Roselyne et la serra doucement.

— Merci, ma chère petite Rosey.

Elle demanda :

— Vous n’avez jamais eu d’autre frère, ou une sœur ?

— Non, jamais. Je vous l’ai dit, Bernard a été ma seule affection.

— Et vous n’en avez plus maintenant ?

Les grands yeux d’ondine l’interrogeaient ingénument. Il sourit, et porta à ses lèvres la main qu’il tenait encore.

— Mais si, je vous ai, petite cousine, petite sœur. Déjà, je vous aime beaucoup.

— Moi aussi, je vous aime bien, Odon. Et je voudrais pouvoir vous dire combien je vous suis reconnaissante… je voudrais pouvoir vous le prouver un jour !

— Il n’en est pas besoin, Roselyne, je le vois dans vos yeux, je le sens dans votre voix. Et cela vaut infiniment mieux que toutes les paroles du monde.

Il souriait toujours aux yeux sincères, tout éclairés d’émotion. Et il pensait : « Si vous saviez, petite fée, comme votre affection candide me semble délicieuse, et quelle douceur inaccoutumée elle me fait connaître ! »


vi


L’existence de Roselyne s’organisa aussitôt, telle que la voulait pour elle M. de Montluzac. Celui-ci, connaissant la frivolité d’esprit de son aïeule, avait prévenu Mme de Liffré qu’il ne voulait pas que la jeune fille entrât, dès l’abord, en contact avec le monde si complètement ignoré d’elle. Un peu plus tard, dans trois ou quatre mois, on verrait à la présenter à quelques-unes des relations de la duchesse, « en choisissant très sévèrement ».

Ces derniers mots parurent ébahir quelque peu Mme de Liffré.

— Comment, c’est vous, Odon, qui êtes strict à ce point ?

Il répondit avec un calme légèrement ironique :

— C’est moi, parfaitement. Je ne veux pas qu’on me gâte trop vite cette petite Roselyne. Tout au plus permettrai-je que, parfois, vous la fassiez venir dans votre salon à l’heure du thé. Ainsi, elle s’initiera peu à peu à quelques menus détails mondains. Mais autrement, elle devra rester dans l’ombre. Et du reste, son grand deuil l’y obligerait, à défaut de ma volonté.

Ce n’était pas Roselyne qui aurait trouvé à redire à cette décision de son cousin ! Déjà, elle avait assez affaire de s’accoutumer à sa nouvelle existence, toute simplifiée que la lui fît Odon. Paris l’effarait, le luxe de l’hôtel de Montluzac, le grand train de vie du marquis et de son aïeule la gênaient encore dans ses habitudes de simplicité.

« Je suis comme un pauvre petit oiseau de campagne dans une cage dorée », écrivait-elle au curé de Capdeuilles. J’admire, mais je me sens un peu étouffée, et je pense toujours à mon cher vieux Capdeuilles, aux jardins, aux bois où j’aimais tant courir, dès l’aube. Ici, il y a bien un petit parc, derrière l’hôtel. Il est charmant, entretenu à merveille, et il paraît que ses pareils sont assez rares à Paris. Mais je n’y retrouve pas la bonne atmosphère de Capdeuilles.

« Enfin, je veux être courageuse, cher monsieur le curé. Et je ne dois pas me plaindre. Odon est tellement bon pour moi ! Il comprend la souffrance de ce dépaysement et s’efforce de l’atténuer, autant qu’il le peut. Il s’est informé, près de ses relations, de bons professeurs, et j’ai commencé cette semaine à prendre des leçons de chant et de piano. Il veut aussi que j’apprenne l’anglais. Je ne demande pas mieux, car j’ai tant besoin de m’occuper beaucoup, pour ne pas trop penser à mon chagrin ! »

Roselyne se promenait chaque jour avec Mme Berfils, soit à pied, soit en voiture. Un peu étourdie d’abord par le mouvement intense, elle s’intéressait cependant à tout avec la vivacité d’impressions qui était un de ses charmes. Un costume de bonne coupe et une jolie toque de crêpe léger avaient remplacé la robe mal taillée, le châle et le chapeau trop lourds condamnés par M. de Montluzac. On la regardait beaucoup, dehors, et Mme Berfils confiait à Mme de Liffré :

— Si ce n’était à cause de sa santé, qui en souffrirait, je l’emmènerais toujours en voiture. Cependant, elle ne cherche pas à se faire remarquer, la pauvre petite ! Mais elle est tellement séduisante, sans le savoir !

Peu à peu, Roselyne s’accoutumait à cette vie nouvelle. Non qu’elle ne pensât bien souvent avec une émotion mélancolique à Capdeuilles, au vieux curé, à la chère tombe pour laquelle Odon, chaque semaine, faisait envoyer des fleurs magnifiques. Mais ses occupations empêchaient qu’elle s’attardât trop aux pensées tristes, et la distrayaient forcément de sa souffrance. Celle-ci, cependant, retrouvait presque l’acuité des premiers jours, à certains moments, par exemple les soirs où il y avait grand dîner à l’hôtel de Montluzac, ou soirée de bridge, car la duchesse continuait de prendre ce qu’elle pouvait de distractions mondaines. En ces occasions, Roselyne dînait dans son appartement avec Mme Berfils. Celle-ci était discrète, attentive, mais trop froide pour la vibrante nature de la jeune fille. La conversation, entre elles, restait quelconque. Après le repas, elles prenaient chacune un livre. Mais Roselyne ne lisait pas. Dans le petit salon orné de meubles ravissants, héritage d’une marquise de Montluzac contemporaine de la reine Marie-Antoinette, elle revivait les soirées passées près du fauteuil de l’aïeul, dans la grande pièce délabrée. Assise sur un siège bas, tout contre lui, elle lisait à haute voix. De temps à autre, la main ridée caressait sa joue ou ses cheveux. Quelquefois, l’hiver, il faisait bien froid dans la pièce mal close, difficilement chauffée. Mais Roselyne avait très chaud au cœur, et cela lui semblait infiniment supérieur à la tiédeur entretenue dans tout l’hôtel par le chauffage central.

Les soirs où Mme de Liffré ne recevait pas, Roselyne demeurait près d’elle, avec Mlle Loyse et Mme Berfils. Un bridge s’organisait, ou bien la jeune fille faisait de la musique. La duchesse lui témoignait déjà beaucoup d’affection. D’ailleurs, qui n’eût été charmé par elle ? M. Alban échappait parfois à ses distractions habituelles pour la regarder sourire, et, sur sa demande, il lui faisait un petit cours d’archéologie, en s’émerveillant de sa vive compréhension. Le vieux cœur de Mlle Loyse, un peu pétrifié par la solitude, s’émouvait au contact de cette jeunesse vivante, de cette grâce tendre et gentiment respectueuse. Roselyne les aimait, ces deux vieillards qui lui rappelaient le cher disparu, et elle trouvait pour eux mille petites prévenances qui les étonnaient et les ravissaient, car dans leur existence de parents pauvres et timides, ils ne les avaient jamais connues.

Mais surtout, Odon était là, avec sa sollicitude de grand frère, avec la douceur réconfortante de son regard qui semblait toujours dire : « Ne craignez rien, petite Rosey, je veille sur vous. » Et il veillait, en effet, très sérieusement. Ainsi, il était fort sévère sur le chapitre des lectures, et le vieux curé, quelque peu inquiet lorsque Roselyne lui avait écrit que M. de Montluzac lui prêtait des livres de sa bibliothèque, aurait été fort rassuré s’il avait pu constater le soin apporté par Odon dans ce choix d’autant plus délicat que Roselyne avait été jusqu’ici tenue à l’écart des réalités de la vie, qu’il importait de ne lui révéler que peu à peu pour ne pas effaroucher la petite âme fraîche, si heureuse dans son innocence.

Dans le salon de musique, une pièce en rotonde au plafond peint par Fragonard, M. de Montluzac venait parfois trouver sa cousine, à l’heure de son étude. Ils faisaient de la musique, en s’interrompant pour parler d’art, de littérature. Ou bien Odon racontait ses voyages, de façon alerte et fine. Il était un conteur délicieux et les instants passaient bien vite en l’écoutant. Puis, quelquefois, sous prétexte de choisir un livre pour Roselyne, ou de lui montrer le dessin de quelque antique monument, il l’emmenait dans son cabinet. Alors, délivrée de la présence de Mme Berfils, elle parlait de son cher passé, de ses heures de tristesse, de tout ce qui occupait son jeune cœur. Avec une confiance ingénue, elle disait à son cousin ses étonnements naïfs de petite fille jusque-là enfermée dans une tour d’ivoire, et qui en descend pour se mêler à la vie habituelle…

— Odon, je trouve les gens bien malhonnêtes, à Paris ! Quand je sors avec Mme Berfils, il y en a qui me regardent dans les yeux. C’est très ennuyeux.

— N’y faites pas attention, ma chère petite. Ce sont des gens mal élevés, en effet.

— Certains, par exemple, sont très polis. Hier, un grand jeune homme blond m’a offert la main pour descendre du métro. Ce matin, nous l’avons croisé dans la rue de Grenelle, et il nous a saluées.

Les sourcils blond foncé qui traçaient un arc élevé au-dessus des yeux d’Odon se froncèrent, jusqu’à se rejoindre.

— Qu’est-ce que vous allez faire dans le métro ? Je ne veux pas de ce genre de locomotion. J’ai mis une automobile à votre disposition, servez-vous-en, tant que vous le voudrez.

— Oh ! c’était par hasard ! Nous étions sorties à pied, et voilà qu’il s’est mis à pleuvoir. Alors, n’ayant pas de voiture sous la main, nous avons pris le métro. Est-ce donc dangereux, Odon ?

— Dangereux… pas plus qu’autre chose. Mais je n’aime pas pour vous…

Et il songeait : « Je devrais lui expliquer mes raisons, l’enlever peu à peu à cette périlleuse innocence d’enfant. » Mais comme le vieux prêtre, comme Mme Geniès, il n’osait pas, il reculait l’heure qui marquerait, pour l’âme blanche de Roselyne, la fin de cette candeur intacte qui le ravissait.

Quand elle était partie, et qu’il revenait travailler à son bureau, il conservait l’illusion de sa présence, il la revoyait dans ce grand fauteuil où elle s’asseyait toujours, en une pose modeste et charmante, avec ses cheveux aux admirables reflets d’or encadrant son délicieux visage, et tombant en torsades souples sur la nuque. Sa jeunesse, la lumière de ses yeux, le charme discret et tendre de son sourire éclairaient toute cette grande pièce somptueuse, qui devenait sombre et lourdement silencieuse quand elle n’était plus là. Odon pensait : « Quel dommage qu’elle ne soit pas ma sœur ! » Cependant il la considérait comme telle. À chaque instant, il lui offrait quelque bibelot précieux, quelque livre, des gerbes de fleurs rares, derrière lesquelles il aimait voir disparaître, le plus joliment du monde, son visage souriant et ses yeux ravis de petite fille heureuse. Il s’informait de son travail, de ses promenades, la grondait tendrement quand elle lui disait qu’elle avait accompagné Mlle Loyse à une messe matinale.

— Vous vous fatiguez, ma chère petite. Allez-y plus tard, c’est bien facile.

— J’aime mieux cette heure-là. Il y a des pauvres femmes qui prient si bien ! Et puis je me figure un peu que je suis dans ma vieille église de Capdeuilles. Laissez-moi continuer, dites, cher Odon ?

M. de Montluzac cédait. On cédait toujours à Roselyne, et il était fort heureux qu’elle n’eût aucune velléité de caprice, qu’elle ne demandât jamais rien que de raisonnable. Les domestiques eux-mêmes subissaient son charme et l’appelaient, tout comme leur maître, « la petite fée ».

Elle grandissait. Cela l’enchantait et l’inquiétait à la fois. Elle confia un jour son ennui à Odon :

— Comprenez-vous, mes robes vont être trop courtes ! Des robes toutes neuves. Et le tailleur n’a pas laissé de quoi les rallonger.

Odon se mit à rire.

— Ne vous désolez pas, Rosey, et faites-vous-en confectionner d’autres. C’est très simple, comme vous voyez.

— Mais si je n’ai pas de quoi les payer ?

— Ne craignez rien, je ne veux pas vous faire endetter. Mais rapportez-vous-en à ce que je dis, et allez largement.

Roselyne, si peu expérimentée qu’elle fût, s’étonnait de cette soudaine aisance. M. de Montluzac avait acheté Capdeuilles cent mille francs, le curé l’avait dit. Certes, cette somme semblait fort considérable à la jeune fille. Néanmoins, elle songeait que les leçons prises avec des professeurs qui comptaient parmi les meilleurs de Paris devaient être cotées un gros prix. Mme Berfils était certainement payée aussi fort cher. Puis il y avait les toilettes, qui sortaient de chez le bon faiseur. Mme de Liffré venait de faire faire à la jeune fille une robe plus élégante, qui coûtait quatre cents francs. Ce prix paraissait énorme à Roselyne, si bien accoutumée à vivre de rien chez son grand-père. En y réfléchissant, elle se disait que trois ou quatre mille francs de rente ne pouvaient suffire à ce train de vie. Elle essaya un jour de traiter cette question avec M. de Montluzac ; mais il l’interrompit avec impatience en disant qu’il détestait parler argent. Et elle se le tint pour dit.

Voici maintenant que commençait le troisième mois du séjour de Roselyne à Paris, et Mme de Liffré, peu à peu, prenait l’habitude de faire appeler la jeune fille, vers cinq heures, pour venir servir le thé quand elle recevait quelque visite. D’abord très intimidée dans ce nouvel office, Roselyne acquérait bientôt de l’aisance — une aisance charmante et toute simple qui n’avait rien de commun avec l’aplomb de quelques-unes des jeunes personnes dont elle faisait ainsi la connaissance. Mme de Liffré reçut force compliments sur sa jolie compagne. Comme son âge ne lui laissait plus aucune velléité de jalousie, elle s’en montrait joyeuse et comblait la jeune fille de gâteries. Roselyne l’en remerciait par des attentions délicates, toutes naturelles à son âme reconnaissante. Elle s’attachait à cette vieille dame que l’infirmité, peu à peu, enlevait à sa vie mondaine pour lui donner un temps de réflexion, avant la mort. Odon lui avait dit un jour : « Ma grand’mère ne s’est jamais occupée de mon frère ni de moi, quand nous étions jeunes. Avant de nous aimer, elle s’aimait elle-même. Voilà pourquoi je n’ai pour elle qu’une affection si limitée. » Et Roselyne, depuis ce moment, considérait avec une compassion mélancolique cette femme qui avait passé près de son devoir, pour suivre l’instinct de son cœur frivole. Elle se disait : « Si au moins, en ses derniers jours, elle revenait aux pensées graves et connaissait le repentir ! »

Un après-midi, Mme de Carols apparut chez la duchesse. Roselyne lui fut présentée. Elle la considéra longuement, d’une façon qui parut gênante à la jeune fille. Puis elle déclara d’un ton légèrement teinté d’ironie :

— Odon ne m’avait pas dit que vous étiez si… enfin que vous étiez ce que vous êtes.

Le sens de la phrase demeura incompréhensible pour Roselyne. Mais ce qu’elle savait bien, c’est que cette grande personne sèche lui était peu sympathique, et elle éprouva une sensation de déplaisir quand la duchesse lui dit qu’elle la voyait généralement assez souvent.

Mme de Carols, de son côté, emportait de sa visite une impression très vive, dont elle fit part à sa fille qu’elle rencontra peu après à une vente de charité.

— Figure-toi une créature ravissante, toute jeune, toute mignonne, ingénue véritable, avec un sourire et des yeux que les hommes jugeront irrésistibles ! Pas l’ombre de coquetterie, pour le moment. Cela viendra bien vite. Et délicieusement habillée, avec cela. J’avoue n’avoir jamais rencontré rien d’aussi séduisant que cette petite fille.

— Oh ! oh ! maman, l’enthousiasme n’est cependant pas votre défaut ! Odon ne vous avait donc pas prévenue ?

— Il m’avait dit simplement : « Ma jeune cousine est charmante, et très enfant. » Oui, elle l’est encore. Mais demain elle sera femme… Et je suppose qu’il ne sera pas le dernier à s’en apercevoir.

— Eh bien, il l’épousera, voilà tout. Il ne sera probablement pas pire que bien d’autres, comme mari.

— Ce serait à discuter. En tout cas, son âge et son allure le rendent, comme tuteur, assez compromettant.

— C’est certain. Et la petite va certainement s’en amouracher… Mais vous m’avez donné l’envie, maman, d’aller voir cette jeune merveille. Il faudra que je fasse bientôt une petite visite à Mme de Liffré.

En sortant le surlendemain du Palais de Glace, Marthe dit à Mme de Sauroy, qu’elle emmenait dans sa voiture :

— Je vais vous laisser chez vous, ma chère, et puis filer chez la duchesse de Liffré. À moins que vous ne vouliez venir avec moi ? Vous verrez la pupille de M. de Montluzac, qui a ébloui ma mère.

Pepita leva ses sourcils bien arqués, dont le crayon avait savamment accentué la courbe.

— La pupille de M. de Montluzac ?

— Vous ignoriez qu’il avait recueilli chez lui une jeune cousine ? Il est vrai qu’il l’a mise sous globe, jusqu’ici. Il avait peur sans doute qu’on la lui enlevât. Cela pourrait bien arriver, en effet, si elle est telle que l’assure ma mère. Je veux dire qu’elle se mariera facilement, surtout ayant quelque fortune, comme Odon l’a laissé entendre.

Le beau visage ambré avait frémi légèrement. Pepita dit avec un sourire forcé :

— J’ignorais tout cela… Elle est vraiment jolie, cette jeune fille ?

— Nous allons en juger par nous-mêmes. Car vous venez avec moi ?

— Mais oui. Rien ne me presse de rentrer… Et je pourrai ce soir dire à M. de Montluzac, qui doit venir nous rejoindre dans la loge de la princesse Drosini, mon opinion sur cette jeune personne et sur le rôle de père de famille assumé par lui.

Roselyne demeura quelque peu abasourdie quand elle vit entrer dans le salon de Mme de Liffré ces deux jeunes femmes dont les toilettes rappelaient ce qu’elle avait vu jusqu’ici de plus osé, dans ses courses à travers Paris. Marthe et Pepita, de leur côté, la considéraient avec une curiosité qui, chez la seconde surtout, devenait aussitôt jalouse et hostile. Justement, aujourd’hui, elle avait cette robe noire, en étoffe légère, qui lui allait si bien. Sous le tulle de la manche, ses bras laissaient deviner leur forme parfaite, leur souple et délicate blancheur. Avec des gestes doux, d’une grâce discrète, elle versait le thé, l’offrait aux visiteurs. Car il y avait là un jeune homme, Hubert de Liffré, petit-neveu et filleul de la duchesse. Il arrivait d’Algérie, et, avant de gagner sa nouvelle garnison de l’Est, s’était arrêté à Paris. La veille, il avait dîné à l’hôtel de Montluzac, et aujourd’hui il était revenu, à l’heure du thé. La duchesse le regardait malicieusement, car il ne lui échappait pas que le jeune officier était en extase devant Roselyne.

Eh bien, cela pourrait faire un gentil mariage, dans quelque temps ! Odon doterait certainement cette petite cousine qu’il semblait avoir en si grande affection ; Hubert était riche, officier d’avenir, sérieux, très doux, et de physique agréable. Tout s’accordait, pour son plus grand bonheur et pour celui de Roselyne.

Le soir, en quittant la salle à manger, Mme de Liffré, qui venait de parler de la visite de son petit-neveu, dit à Odon :

— J’ai eu aussi — j’ignore à quel propos — celle de Marthe et de Mme Mme de Sauroy.

Odon eut un léger froncement de sourcils.

— Ah ! Elles ne sont pas, en effet, des intimes de votre salon… La comtesse Borelska vous plaît-elle, Rosey ?

Il se tournait vers la jeune fille, qui approchait de Mme de Liffré la petite table garnie des livres et des revues dont Mme Berfils allait lui faire la lecture.

— Je ne sais trop que vous dire, Odon… Elle a été aimable pour moi, elle semble une bonne personne… mais…

— Oui, c’est son genre qui vous offusque. Je comprends. Ses réelles qualités se trouvent amoindries, de ce fait.

— Je la préfère encore à l’autre, Mlle de Sauroy. Celle-ci est cependant plus belle, mais elle a des yeux durs, par moments.

Oui, il le connaissait bien, ce regard que Pepita avait pour les autres femmes, du moins pour celles qu’elle jugeait susceptibles de devenir ses rivales.

Roselyne continuait :

— Et puis, quel extraordinaire chapeau ! Je n’oserais jamais me mettre cela sur la tête !

— Je l’espère bien ! Et je ne vous le permettrais pas, d’ailleurs. Allons, venez me faire entendre la Violette de Mozart, que vous chantez à merveille, m’a dit tout à l’heure Mme Berfils.

— Je croyais que vous alliez au théâtre ?

— Oui, mais je ne suis pas pressé. Si j’arrive après le premier acte, peu importe.

Elle demanda, tout en se dirigeant avec lui vers le salon de musique :

— Ce n’est donc pas intéressant, cette pièce que vous allez voir ?

— Pas trop, ma petite Rosey. En général, c’est toujours le même sujet, accommodé à une sauce différente. Quand cette sauce est originale, passe encore. Mais quand même, vous savez, j’en ai l’esprit rebattu.

— Alors, pourquoi y allez-vous ?

— Par habitude, je pense. C’est très sot, les habitudes, voyez-vous, Rosey.

Il souriait. Mais en lui-même, il se demandait aussi : « Oui, pourquoi, pourquoi ?… » Pourquoi menait-il cette vie mondaine dont il connaissait tout le vide ? Pourquoi faisait-il son habituelle société de ces femmes, de ces hommes qui établissaient le plaisir comme souverain de leur existence ? Il en était venu là après la mort de son frère, pour s’étourdir, pour oublier son isolement moral. Les voyages, les études qu’il aimait occupaient une partie de ses journées ; l’autre, il la livrait au monde, qui lui donnait l’enivrement de l’orgueil et des jouissances brèves, qui l’aidait à se pénétrer d’égoïsme, de froid dilettantisme. Ah ! qu’il était donc facile de se faire une âme de sceptique, dans un milieu tel que celui où il vivait ! Et comme il pouvait y cultiver ce mépris de la femme violemment surgi en lui, après la triste expérience de son frère !

Il s’assit au piano pour accompagner Roselyne. La jeune voix souple, expressive, admirablement timbrée, s’éleva, se répandit à travers la grande pièce sonore. Odon l’écoutait avec ravissement. Quand elle se tut, il se détourna en s’écriant avec une gaieté enthousiaste :

— Petite fée, vous avez reçu tous les dons ! Votre voix est ce que j’ai entendu de plus délicieux !

Elle eut un rire joyeux.

— Tant mieux ! Je chanterai tous les jours, si vous le voulez, puisque vous aimez cela.

Debout, elle se penchait un peu, en s’appuyant au piano. Sa taille souple, délicate comme une tige légère, se ployait harmonieusement. L’or de ses cheveux, la blancheur palpitante du visage, la clarté profonde du regard répandaient comme une lumière chaude, autour d’elle. Odon la considéra un moment et dit pensivement :

— Vous changez un peu, Rosey.

— Je change ? Comment ?

— Vous avez grandi, et vous devenez moins frêle.

— Mais c’est ennuyeux ! Vous n’allez plus vouloir m’appeler votre petite Rosey.

— Oh ! si ! Vous êtes encore, malgré cela, une vraie petite fille, et vous le resterez longtemps.

Elle dit sérieusement :

— Je voudrais que ce fût toujours.

— Moi aussi.

Elle se pencha, et ses doigts effleurèrent la corolle blanche de l’orchidée qui ornait la boutonnière de M. de Montluzac.

— C’est une de celles que j’aime tant.

Il prit les doigts effilés et les baisa doucement. Ses yeux sourirent à Roselyne.

— Vous ne m’avez pas donné votre impression sur votre après-midi chez Colonne, hier ?

— C’est vrai, nous ne nous sommes pas vus depuis ! J’ai été de nouveau transportée par cette symphonie pastorale, Odon ! Que c’est beau ! Que c’est beau !… Et à côté de moi, figurez-vous, il y avait une jeune femme qui semblait tant s’ennuyer ! Quand ce fut fini, elle répondit à son mari qui lui demandait son impression : « Mais c’est fort joli, et bien exécuté. » Joli, du Beethoven ! Dites, Odon, est-ce le mot qui convient ?

Il rit, devant l’indignation sincère qui faisait étinceler merveilleusement l’expressif regard.

— Ah ! petite âme vibrante que vous êtes ! Non, ce n’était pas le mot, grands dieux ! Et la personne en question n’était, en matière d’art, qu’une philistine… Qu’a-t-on joué qui vous ait plu, en dehors de la Pastorale ?

— Une œuvre d’un compositeur russe, un jeune, presque inconnu encore, paraît-il. Je ne me souviens plus du nom. C’est une symphonie intitulée Le plaisir des dieux. Il y a des choses très belles. Mais toute l’œuvre reste dans une note sauvage et triste un peu pénible. Cela se comprend, car le plaisir des dieux, c’est la vengeance, n’est-ce pas ?

— En effet. Mais la vengeance peut donner de réelles jouissances.

Elle eut un mouvement de surprise un peu scandalisée.

— Oh ! qu’est-ce que vous dites ? On ne peut être heureux avec un sentiment comme celui-là dans le cœur.

— C’est selon dans quel sens vous prenez le terme « heureux ».

— A-t-il donc plusieurs sens, Odon ?

Il ne répondit pas. Son coude venait de s’appuyer sur le clavier, dont les touches gémirent. Sa main s’enfonçait dans les épais cheveux blonds, élégamment coupés. Avec quelle violence secrète il avait souhaité que la vie se chargeât d’une vengeance qu’il ne pouvait accomplir lui-même, et qu’il souhaitait atroce ! La vie avait répondu à son désir. Griselda, remariée à un musicien italien dont elle s’était éprise, connaissait à son tour les pires souffrances. Maltraitée, ruinée, puis délaissée avec son enfant, ayant presque perdu la voix à la suite d’une maladie, elle descendait tous les échelons de la misère pour venir aboutir à un taudis de Montrouge. Ces détails, Odon les avait appris incidemment. Et dans sa haine inassouvie pour cette femme qui avait tué Bernard, il s’était réjoui, il lui avait souhaité plus de souffrance, et le désespoir, tel que l’avait connu Bernard lui-même.

Mais pouvait-il dire avec sincérité que ce sentiment-là le rendait heureux ? Elle était en tout cas bien âpre, cette joie de la vengeance, et loin d’apaiser la souffrance, elle l’entretenait.

Roselyne dit pensivement :

— Moi, je crois qu’on ne peut être heureux qu’en accomplissant tout son devoir, en se confiant en Dieu et en pardonnant beaucoup.

— Il y a des choses qui ne se pardonnent pas, Rosey.

Elle secoua la tête.

— Tout doit se pardonner, parce que nous-même, nous avons besoin de pardon.

— Vous ne pouvez discuter cela, enfant, car vous n’avez pas d’ennemis, vous n’avez pas vu un des vôtres, un être cher, souffrir par la faute d’autrui — et en mourir.

— C’est vrai. Mais je sens bien que jamais, jamais, quelque mal qu’on me cause, ou à ceux que j’aime, je ne voudrais me venger. Ce doit être affreux, la haine !

— Oui, ce n’est pas fait pour votre petite âme charmante

Il se levait en parlant. Ses yeux ne quittaient pas ceux de Roselyne. Comme il se sentait toujours meilleur, apaisé, près de cette enfant ! Elle était ce soir tout particulièrement jolie, sa petite Rosey… Vraiment, elle avait déjà un peu changé, depuis qu’elle était arrivée de Capdeuilles !

Elle demanda, d’un ton de regret :

— Vous partez ?

— Oui… à moins que vous ne désiriez que je reste.

— Oh ! si je le désire ! Mais je ne voudrais pas que vous vous priviez pour moi de…

Il l’interrompit en riant :

— Me priver de quoi ? d’un ennui pour un plaisir ? Agréable privation, ma foi ! Allons, au piano, Rosey, et passons une bonne soirée de musique. Cela me sera plus avantageux que d’aller entendre la pièce de cet excellent Corbinnes, l’homme le plus spirituel du monde, assure-t-on. Mais on se lasse de l’esprit comme du reste, si j’en crois mon expérience.

Roselyne frappa joyeusement ses mains l’une contre l’autre.

— Oh ! que c’est gentil à vous, Odon ! Vous êtes trop bon !

Il rit de nouveau.

— Vous tenez à m’accorder ce brevet de bonté ? À votre aise, ma petite Rosey. Mais je vous assure qu’il n’est pas très mérité.

Le regard pensif et gai de Roselyne enveloppa le beau visage mat, aux traits virils, où les yeux répandaient leur splendeur caressante.

— Je pense au contraire que tout le monde doit vous aimer beaucoup, Odon.

— Vous vous trompez, ma chère enfant. Il y a des gens qui me détestent.

— Je ne sais pas comment ils font, ceux-là !

Il se mit à rire, et son regard brilla d’ironie tendre, tandis qu’il pensait : « Ah ! petite fille, petite fille, si l’on vous entendait ! Mais moi je sais bien que vous me dites cela dans toute votre innocence. Et c’est si délicieux, d’être aimé ainsi ! »

Un peu après, assis tous deux devant le clavier, Odon et Roselyne déchiffraient un morceau nouveau. Et l’esprit de M. de Montluzac était loin, bien loin de la loge de théâtre où Mme de Sauroy l’attendait, anxieuse, distraite, pensant à la froideur qu’il lui témoignait depuis quelque temps. Il n’était que trop visible qu’au lieu de s’engager davantage, comme le voulait Pepita, il se retirait. Dès lors, adieu l’espoir de devenir marquise de Montluzac ! Ce cœur insaisissable allait se distraire à quelque nouveau caprice, peut-être pour cette très jolie petite fille dont la jeune beauté, la grâce pure et radieuse avaient effrayé l’ardente jalousie de Pepita, quand elle avait vu Roselyne de Salvagnes, cet après-midi.

« Mais c’est une enfant, songea-t-elle, et je saurai lutter contre elle. Je n’abandonnerai pas ainsi mon bonheur. »


vii


Six mois avaient passé maintenant, depuis que Roselyne vivait à l’hôtel de Montluzac. Sa vie continuait, paisible et studieuse, sous la garde de Mme Berfils. Elle entendait des concerts, des conférences, et, trois fois, était allée au théâtre, pour voir jouer des chefs-d’œuvre classiques. Parfois, Mme de Liffré la conduisait à quelque thé-bridge, chez des intimes. Cette distraction-là n’amusait pas beaucoup Rosey. Elle avait l’impression d’être un objet de curiosité, à voir les regards dont tous, hommes et femmes, l’enveloppaient, dès qu’elle paraissait. Cependant elle s’y accoutumait, ayant fait quelques connaissances sympathiques, entre autres une jeune fille presque de son âge, Mlle de Graveuil, un peu contrefaite, mais d’esprit vif et charmant. Roselyne avait toujours eu quelque prédilection pour les êtres déshérités, pour les souffrants. Et ceux-ci, d’instinct, allaient à elle, à sa compassion tendre et discrète, à son charmant sourire de bonté. Mlle Loyse se transformait, depuis qu’elle était là. Elle rajeunissait, d’esprit, du moins. Et M. Alban déclara un jour à Odon qu’il n’avait jamais imaginé qu’on pût être à la fois aussi intelligente et aussi jolie que cette petite Roselyne. M. de Montluzac, très amusé, rapporta le propos à sa grand’mère, en ajoutant :

— Il a beau être myope et distrait, l’excellent homme, cela ne l’empêche pas de voir ce qui frappe les yeux de tout le monde.

— Oui, vous dites bien : de tout le monde. Elle est déjà très admirée, cette petite. Et Hubert en est fou. Sa mère m’a écrit ce matin en me demandant si vous songeriez à la marier maintenant.

Odon dit avec vivacité :

— Ah ! mais non ! Elle est beaucoup trop jeune.

— En octobre prochain, elle aura dix-huit ans… Hubert est un garçon sérieux, qui la rendrait certainement très heureuse.

— Je n’en sais rien. Mais en tout cas, je ne veux pas la marier encore.

— Je crois que vous avez tort, de toutes façons. Car… il paraît qu’on jase un peu sur sa présence, ici.

Odon eut un brusque mouvement de surprise irritée.

— Comment ? Qui vous a dit cela ?

Mme de Carols, hier.

Mme de Carols ? Cela ne m’étonne pas ! J’imagine même qu’elle a forgé cette sottise de toutes pièces.

— Une sottise, en effet. Mais nous n’arrêterons pas les langues du monde. Alors, puisqu’il se présente un excellent parti pour Roselyne, il me semble que le plus simple serait d’accepter.

Odon dit sèchement, avec un geste d’impatience :

— Ce n’est pas du tout mon avis. Roselyne n’est encore qu’une petite fille, qui ne songe aucunement au mariage.

— Oh ! une petite fille !… Elle a changé, depuis six mois, mon cher enfant.

— Bien peu. Et très certainement, je ne la marierai pas avant deux ans. Du reste, c’était aussi l’avis du curé de Capdeuilles. Ecrivez simplement cela à ma cousine de Liffré, grand’mère.

Si Hubert a la patience d’attendre, eh bien, nous verrons, plus tard.

Il prit congé de la vieille dame et s’éloigna dans la direction de son cabinet. Distraitement, il traversa les salons et entra dans le jardin d’hiver. Là, il s’arrêta. Roselyne était assise entre deux légères colonnes autour desquelles s’enroulaient les tiges souples de clématites. Elle lisait, les coudes aux genoux, et si absorbée qu’elle n’en tendit Odon que lorsqu’il fut à quelques pas d’elle. Alors elle leva la tête et lui sourit. Il demanda, en attirant à lui un siège :

— Que lisez-vous là, Roselyne ?

— Ces extraits des Méditations de Lamartine que vous m’avez donnés.

— J’ai fait hier un nouveau choix pour vous chez mon libraire. Je vous donnerai cela demain.

— Oh ! que vous êtes aimable et bon !

Sa main s’étendit pour serrer celle de M. de Montluzac, et son regard ajouta éloquemment : « Que je vous suis reconnaissante ! »

Elle était vêtue aujourd’hui d’une robe d’intérieur en souple étoffe blanche, tombant en longs plis vagues, qui lui donnait l’apparence plus jeune encore, plus enfantine. Ses cheveux étaient coiffés en natte pendante, comme Odon les avait vus à Capdeuilles, et les fleurs énormes des clématites qui les frôlaient rappelaient au jeune homme les nénuphars dont la petite ondine s’était parée pour attendre l’inconnu de la légende. Elle avait comme alors ses yeux candides et son sourire d’enfant. Odon pensa avec une joie émue : « Si, si, grand’mère, elle est bien toujours la petite fille que j’ai connue là-bas ! »

Elle dit à mi-voix, pensivement :

— J’aime bien quand vous me regardez comme cela.

— Je ne vous regarde pas toujours de la même manière ?

— Non… Je ne sais pas expliquer… Mais n’importe comment, vos yeux sont très doux.

— Vraiment, ma chère petite, je ne vois pas pourquoi ils seraient autrement, à votre égard !

— Mais si, vous pourriez vous fâcher quelque fois contre moi… par exemple quand je vous ennuie en vous demandant des explications.

— Vous ne m’ennuyez jamais, petite folle. La preuve en est que je viens de refuser de vous donner à quelqu’un qui vous aurait emmenée de chez moi, pour toujours.

Les beaux yeux aux reflets d’eau vive s’ouvrirent très grands.

— Me donner à quelqu’un ?

— Oui, à Hubert de Liffré, qui songeait à vous épouser.

Pourquoi lui disait-il cela ? Pourquoi, tout à coup, lui était-il venu l’irrésistible désir de con naître l’impression de Roselyne, devant cette recherche du jeune officier qui s’était montré si discrètement admirateur, à chacune de ses visites à l’hôtel de Montluzac ?

Mais il n’y avait que de la surprise, rien que de la surprise et de l’effarement sur la physionomie expressive.

— M’épouser ?… M. de Liffré ?

Et tout à coup, un rire clair et charmant s’échappa des lèvres de Roselyne.

— Oh ! quelle idée ! Quelle idée ! Est-ce que j’ai l’âge de me marier ? Mais à quoi pense-t-il donc, M. de Liffré ?

Odon convint gaiement :

— Il est de fait que vous êtes encore bien jeune, petite Rosey. C’est ce que j’ai dit aussitôt à ma grand’mère, qui va répondre dans ce sens à ma cousine de Liffré.

Roselyne demanda :

— Vous n’avez pas beaucoup de sympathie pour votre cousin, Odon ?

— Moi ? Mais au contraire ! Hubert est un charmant garçon, que j’ai toujours accueilli avec plaisir.

— Ah ! il m’avait semblé que vous étiez un peu froid pour lui, quand il venait. C’est une simple idée de ma part, alors ?

— Évidemment, c’est une idée… Que faites-vous aujourd’hui, Rosey ?

— Comme Mme Berfils est encore souffrante, Mme de Graveuil doit venir me chercher avec sa femme de chambre, et nous ferons une promenade.

— Très bien. Moi, je vais travailler, cet après-midi.

— À vos chroniques de Montluzac ? Est-ce que je pourrai les lire ?

— Quelques-unes, du moins.

— J’aime tant cette étude sur l’Ombrie que vous m’avez donnée ! Je la relis toujours avec un plaisir nouveau.

— C’est très flatteur pour moi. Et j’apprécie tout particulièrement le jugement de cette petite tête-là…

En parlant, il se levait. Sa main s’étendit, effleura les cheveux d’or roux. La jeune fille le regardait, avec ce délicieux sourire du coin des lèvres et du fond des yeux qu’elle avait parfois, et que M. de Montluzac aimait tant. Il demanda, en se penchant un peu et en l’enveloppant de la caresse tendre de son regard :

— À quoi pensez-vous, Rosey chérie ?

— À des choses si belles que je ne saurais comment les dire. À votre bonté, à tout ce que vous faites pour moi, pour me rendre heureuse… Il me semble que je vois de la lumière partout, en moi comme autour de moi, aujourd’hui.

Elle se leva à son tour. Ses cheveux, ses épaules frôlèrent les clématites. Odon, étendant le bras, cueillit deux fleurs d’un violet foncé et les glissa dans la chevelure ondulée sur laquelle se répandait un rayon de soleil.

— Vous souvenez-vous de vos nénuphars, petite ondine ? Ils étaient placés ainsi.

Elle s’appuyait à une statue de marbre, dont la blancheur froide faisait paraître plus vivante la blancheur nacrée des bras sortant de la manche courte, et du visage encadré d’or fluide aux reflets de lumière ardente. Sur cet or, sur cette blancheur, les clématites jetaient la note chaude de leur violet somptueux. Elles s’inclinaient sur le jeune front, qu’elles couvraient d’ombre. Le sourire charmant, le doux petit sourire tendre ne quittait pas les lèvres et les yeux de Roselyne. Odon murmura, presque involontairement :

— Petite fée, vous êtes trop jolie !

Sous leurs cils soyeux, les yeux tendres cessèrent de sourire. Dans leur profondeur d’eau palpitante, de belle eau vivante, une clarté radieuse descendit, les anima d’un mystérieux et ardent émoi. Quelques secondes… Et le sourire d’enfant y revint de nouveau, avec le regard de tendresse ingénue. Odon pensa : « J’ai rêvé… Je suis fou. »

Mais un peu plus tard, assis à son bureau, il cherchait où il avait déjà vu ce regard de femme, ce merveilleux regard d’amour qu’une hallucination lui avait fait apercevoir dans les yeux candides de Roselyne.

Devant lui s’étalaient les feuillets de l’ouvrage commencé. Il se mit au travail. Mais sa pensée restait indisciplinée, aujourd’hui. Elle retournait volontiers vers le jardin d’hiver où Roselyne avait accueilli par un si joli rire la nouvelle qu’il lui annonçait. Comme elle était enfantine ! Hubert n’avait donc pas remarqué cela ? Il s’était emballé, le pauvre garçon. Et voilà que déjà, cette petite Roselyne, sans le vouloir, faisait un malheureux. Le lévrier russe étendu sur le tapis sursauta tout à coup, et se redressa. Une porte s’ouvrait brusquement. Roselyne apparut, en tenue de sortie, rouge, tremblante, les yeux pleins de larmes.

Odon se leva avec vivacité.

— Qu’avez-vous, ma petite fille ?

Il s’avançait, inquiet, les mains tendues. Elle balbutia :

— J’ai eu peur…

— Peur ?… De quoi ?

— Sur le boulevard, un homme s’est mis à me suivre, puis il s’est approché et il m’a dit… je ne sais quoi… je n’ai pas bien compris… Alors j’ai couru…

Elle frissonnait. Un bras entoura doucement ses épaules, une voix ferme et chaude que l’émotion assourdissait dit à son oreille :

— Ne craignez rien, ma pauvre petite, ma Roselyne, vous êtes en sûreté maintenant. Calmez-vous, ma petite enfant.

Il l’emmena vers un divan et s’assit près d’elle. Roselyne tremblait convulsivement. Sa tête s’appuyait sur l’épaule d’Odon, tandis qu’à mots hachés elle répondait à ses questions. Mme de Graveuil étant fatiguée, au retour de la promenade, Roselyne n’avait pas voulu qu’elle fît le petit trajet supplémentaire pour la reconduire à l’hôtel de Montluzac. Elle avait aussi refusé que la femme de chambre l’accompagnât jusque-là. C’était si près ! Il lui semblait bien qu’elle n’avait rien à craindre…

— Il ne faudra plus faire cela une autre fois, ma chère petite. Il y a de fort vilaines gens ici plus qu’ailleurs… Allons, ma pauvre mignonne, essuyez ces larmes, et venez chez ma grand’mère. Vous prendrez quelque cordial, pour vous remettre tout à fait.

Elle murmura :

— Oh ! c’est si bon d’être là, en sûreté, près de vous !

Il dit avec émotion :

— Si vous saviez combien votre confiance m’est douce, ma Rosey ! Oui, ne craignez rien, je vous protégerai toujours.

— Vous êtes si bon, si fort !

Elle levait les yeux vers lui. Sous leur voile de larmes ils débordaient d’admiration tendre, d’abandon confiant. Odon eut un frémissement. Quelque chose d’étrange, de délicieux et de terrible le pénétrait. Il écarta son visage, que frôlaient les cheveux de Roselyne, et laissa retomber son bras.

— Venez, ma chère enfant, il faut vraiment que vous preniez quelque chose, pour arrêter ce tremblement.

Il la conduisit chez Mme de Liffré, et ne la quitta que lorsqu’il l’eut vue un peu calmée. Il revint alors à son cabinet. Dans la pièce toute éclairée par la lumière du couchant, il se mit à marcher de long en large, d’un pas nerveux. Son visage tendu, ses yeux assombris témoignaient d’une ardente agitation intérieure. Entre ses dents, il murmura :

— Quel fou je suis ! Quel fou !

Il s’approcha de son bureau et s’assit machinalement. Son front s’appuya sur sa main. Il pensait : « Ma grand’mère avait raison. Elle n’est plus une enfant. Elle n’est plus tout à fait la petite Roselyne que je pouvais traiter en sœur. Il faut que je change ma manière d’être, à son égard — tout doucement, pour ne pas lui faire de peine, pauvre petite. Il le faut, pour elle et pour moi. Je ne l’aime pas encore, certainement… non, je ne peux pas dire… »

Qu’était-ce donc, pourtant, que ce frisson qui l’avait secoué, tout à l’heure, quand elle s’appuyait contre lui, tremblante encore et si confiante, et qu’elle l’avait regardé avec cette tendresse profonde, éblouissante ? Qu’était-ce que cette impression si nouvelle, si merveilleusement enivrante ?

Il restait immobile, comprimant son front de sa main brûlante. Il se disait : « Je pourrais l’épouser. Mais je ne le dois pas. Il lui faut un autre mari qu’un homme comme moi, désillusionné de tout, indigne de son âme si blanche. Et puis, je ne veux pas de l’amour. Je me suis juré de ne le laisser jamais devenir maître de mon cœur. Et quel maître ce serait, l’amour pour une femme telle que le deviendra bientôt Roselyne ! Oui, il faut que j’oublie cette chose folle… Je m’absenterai, dès que je le pourrai. Puis je l’enverrai` un peu chez son curé. Il n’avait pas tort dans ses craintes, l’excellent homme. Les petites filles, à cet âge-là, cela change… cela change beaucoup trop vite. Pourvu qu’elle n’ait pas l’idée, elle aussi… »

La clarté du couchant quittait la pièce, lentement. Elle s’attardait aux vitres des trois immenses fenêtres, dont l’une, entr’ouverte, laissait passer un parfum de roses, venu du jardin. Odon, toujours immobile, songeait. Et tout à coup, il tressaillit un peu. Voilà qu’il se souvenait… Non, il n’avait pas été halluciné, tout à l’heure, dans le jardin d’hiver. Cette expression ardente et profonde, il l’avait vue une première fois dans ces mêmes yeux couleur de l’onde frémissante, au bord de l’étang de Capdeuilles, quand la petite ondine s’était réveillée et avait dit : « Ah ! vous voilà ! » Ce regard souriant et ravi, ce regard de femme qui aime, c’était celui de Roselyne attendant l’inconnu de son rêve — de Roselyne amoureuse de son cousin Odon, sans le savoir.


viii


— Ainsi, Odon, vous ne venez pas cette année à Dinard ?

Mme de Liffré adressait à son petit-fils cette question tout en déjeunant, un jour de juillet. Il répondit :

— Non, décidément, grand’mère. J’irai en août chez les Orcesz, qui me demandent depuis longtemps. Ensuite, je pense me rendre en Italie et y séjourner quelque temps. Puis je passerai sans doute à Vareville la saison des chasses.

— Voilà un programme qui nous privera longtemps de votre présence, mon cher enfant.

Il dit avec un sourire forcé :

— En effet.

Presque malgré lui, son regard se glissait vers Roselyne. Les beaux yeux s’attachaient sur lui, tristes, un peu songeurs. Depuis quelque temps, il leur voyait cette expression, parfois. Il comprenait qu’elle s’étonnait de ne plus le trouver, pour elle, tout à fait le même. Cependant, il devait persévérer dans cette attitude. C’était son devoir d’honnête homme. Et pour l’accomplir plus strictement, il avait résolu de s’absenter pendant plusieurs mois, peut-être un an. Après cela, on verrait à marier Roselyne, qui aurait eu le temps de l’oublier.

Marier Roselyne ! Cette pensée lui était odieuse, mais il avait décidé de se la rendre familière, pendant tout ce temps où il demeurerait loin d’elle, et il y serait peut-être accoutumé quand il la reverrait.

Mme de Liffré reprit :

— J’emmènerai donc Roselyne à Dinard, comme nous l’avons convenu ?

— Mais oui, grand’mère, puisque cette malencontreuse épidémie de typhoïde empêche son curé de la recevoir. Plus tard, lorsque tout danger aura disparu, Mme Berfils pourra la conduire à Capdeuilles.

Un peu de joie passa dans le regard de Roselyne. Comme ce serait bon de le revoir, son vieux curé ! Il lui semblait qu’elle avait beaucoup de choses à lui dire… des choses qui étaient très vagues dans son esprit, dans son cœur, des souffrances dont elle ignorait la cause, et cette tristesse qui la prenait, maintenant, comme cela, tout à coup…

Elle regarda de nouveau M. de Montluzac. Il adressait une question à M. Alban, au sujet d’un récent congrès d’archéologie auquel s’était rendu le vieux savant. Roselyne le trouvait changé, nerveux, depuis quelque temps. D’ailleurs, elle le voyait fort peu. Il dînait presque chaque soir en ville, et à propos de rien, sous prétexte qu’il rentrait tard, se faisait servir à déjeuner dans son appartement. Puis il voyageait. Ainsi, il revenait d’Angleterre, et dans huit jours il partirait pour l’Autriche.

Elles étaient finies, les charmantes soirées de musique, finies aussi, les causeries dans le grand cabinet somptueux, dont Roselyne n’était plus invitée à franchir le seuil. Cela s’était fait peu à peu… Et Rosey, un jour, s’était aperçue qu’Odon ne lui donnait plus de petits noms tendres, ne la traitait plus en petite sœur, ne semblait pas rechercher sa présence, comme auparavant.

Il était toujours bon pour elle, cependant, toujours attentif à lui procurer ce qu’il jugeait devoir lui plaire, ou lui être utile. Mais ce n’était plus l’amitié délicieuse des premiers mois, alors qu’il l’appelait « ma petite fée », « ma Rosey chérie », qu’il lui apportait des fleurs choisies par lui, et, sur un désir à peine exprimé, envoyait un mot d’excuse pour se débarrasser d’un dîner ou d’une soirée en ville, afin de faire de la musique avec Roselyne.

Elle souffrait profondément, en silence. Elle devenait moins expansive, et sa gaieté n’avait plus la même spontanéité enfantine. Personne ne s’en apercevait — sauf Odon. Et lui seul remarquait aussi la profondeur merveilleuse de ce regard, à certains moments, et l’ardente mélancolie qui s’y répandait aussi charmeuse que le sourire sur ce visage où se mêlaient la beauté de l’enfant d’hier et celle de la femme de demain.

Il avait hâte de partir. Si peu qu’il vît Roselyne, maintenant, c’était encore trop. Il sentait que cet amour l’envahissait, qu’il le prendrait bientôt tout entier. Et il comprenait aussi qu’elle l’aimait, pauvre petite. Mais il s’arrangerait pour qu’elle l’oubliât. À son âge, ce serait facile. Elle verrait d’autres hommes, plus jeunes, et parmi eux elle trouverait celui qui serait digne d’être aimé d’elle.

Mais quelle lutte il soutenait ! En ces derniers jours surtout, d’ardentes révoltes s’élevaient en son âme. Il se disait : « Je n’ai qu’un mot à prononcer… un mot, et elle sera à moi. » Il s’imaginait alors la joie incomparable de cet amour, et le bonheur de Roselyne. Puis, brusquement, la réalité le ressaisissait. Il ne devait pas unir sa maturité désenchantée à cette jeunesse délicieuse, son froid scepticisme à cette ingénuité, à cette charité délicate, à cette pure ferveur de croyante. Il ne pouvait, sans déloyauté, accepter l’innocent amour de cette enfant dont il avait assumé, en quelque sorte, la tutelle, et qu’il avait recueillie sous son toit.

Mais il souffrait, jusqu’au plus profond du cœur. Ah ! comme il avait raison de se défier de l’amour ! Cependant il était venu, quand même, le terrible enchanteur. Il fallait donc le combattre. Et contre lui, l’absence, une très longue absence, paraissait la meilleure arme.

Mais comme ce serait dur de ne plus la voir, cette petite Rosey, pendant des mois, de longs mois !

Il la regardait, aujourd’hui, tandis qu’elle mangeait du bout des lèvres, et constatait avec une tendre pitié qu’elle avait pâli, que son visage s’était allongé. Il pensa : « Vraiment, il est temps que je parte. Ma pauvre petite chérie ! Elle m’oubliera un peu, elle reprendra sa jolie mine, à Dinard. » D’un geste, il refusa le plat que lui présentait le maître d’hôtel. Son appétit régulier d’homme bien portant, de sportsman bien musclé fléchissait depuis quelque temps. Et son travail, lui aussi, subissait l’influence de cette perturbation morale, de cette fièvre de distractions mondaines et de sport à outrance par laquelle il essayait d’étourdir son impossible amour.

En sortant de la salle à manger, le jeune homme demanda en s’arrêtant près de Roselyne :

— Que faites-vous cet après-midi, Rosey ?

Cette question, il la lui adressait souvent, car il continuait d’exercer sur l’existence de sa cousine une discrète vigilance.

Mme Berfils doit me mener au musée du Luxembourg.

— Je croyais que vous l’aviez déjà vu, dans tous ses détails ?

— Oui, mais j’aimerais le revoir.

Il fit quelques pas dans le salon. Mme de Liffré et Mme Berfils gagnaient la pièce voisine, M. et Mlle d’Orsy se retiraient. Odon s’approcha machinalement d’une fenêtre ouverte. À son esprit se présentait tout à coup le souvenir d’un après-midi d’avril, où il avait emmené au Louvre, dans sa voiture, Roselyne et Mme Berfils. Pendant deux heures, ils avaient admiré, discuté. Odon s’était enivré de la gaieté, du charme de Roselyne, de ses réflexions dénotant à la fois un sens artistique si fin et une fraîcheur d’impressions ravissante. En sortant, elle lui avait déclaré avec sa spontanéité accoutumée : « C’est un délice de voir des chefs-d’œuvre en votre compagnie, Odon ! »

Près de lui, une voix dit, timidement :

— J’aimerais surtout le revoir avec vous.

Il tourna la tête. Roselyne était là, toute vêtue de blanc, le regardant avec une prière timide et tendre au fond des yeux. Sa main se posa sur le bras de son cousin. Elle ajouta :

— Vous m’expliqueriez ce que je ne saisis pas, vous me feriez comprendre les beautés qui m’échappent.

— Si c’était possible, ma chère enfant, je ne demanderais pas mieux. Mais je ne puis… J’ai fort à faire aujourd’hui.

Comment avait-il le courage de répondre par un refus, quand elle le regardait ainsi ? En quelle source d’énergie puisait-il cette froideur d’accent, de visage, tandis que tout son être frémissait d’un si ardent émoi ?

S’il voulait, cependant !… Pourquoi ne se donnerait-il pas cette joie, une fois encore ? Il verrait briller ces beaux yeux, et sourire cette petite bouche charmante. Le sourire de Roselyne ! Il ne le verrait plus, pendant des mois. Vraiment, il pouvait bien en jouir tout cet après-midi…

Sa conscience disait : « Non, non ». Et les mots, sur ses lèvres, devenaient un refus.

Les yeux de Roselyne se couvrirent d’ombre, la bouche trembla un peu. À mi-voix, la jeune fille demanda :

— Qu’avez-vous donc contre moi, Odon ?

— Ce que j’ai ?… Pourquoi cette question ?

— Parce que vous n’êtes plus tout à fait le même… Alors je me demande si je ne vous ennuie pas… si… Enfin, je ne sais pas ! Mais j’en ai du chagrin…

— Je vous en prie, ma chère petite, n’imaginez rien de tout cela ! Quelle idée ! Quelle idée !

Il lui prenait les mains et la regardait en essayant de sourire. Il vit des larmes dans ses yeux, et frissonna, en se raidissant pour ne pas l’entourer de ses bras, pour ne pas lui crier : « Ma chérie, ma Rosey, c’est parce que je vous aime trop ! »

— … Voyons, où avez-vous pris cela ? Est-ce parce que vous ne me voyez plus bien souvent ? Mais je suis fort occupé. Quand on se met dans la vie mondaine, c’est un engrenage. On m’invite, je ne puis refuser. Certainement, j’aimerais beaucoup mieux m’occuper de vous…

Ah ! comme il était sincère, en disant cela ! Comme tous les plaisirs dont il se saturait depuis deux mois lui semblaient misérables, près d’un seul regard de Rosey !

— … Mais je dois remplir mes obligations d’homme du monde. Cela n’empêche aucunement que vous soyez toujours ma bien chère petite cousine. Dites, vous me croyez, Rosey ?

Un sourire brilla derrière les larmes de Roselyne.

— Oui, je le crois. Et je vous aime bien, moi aussi… je vous aime tant !

Il laissa retomber les petites mains frémissantes et essaya de sourire aussi en disant :

— Merci, ma chère enfant. Et ne vous faites plus d’idées de ce genre, surtout ! Allons, bonne promenade, et demain, au déjeuner, vous me raconterez vos impressions.

Il sortit, emportant la vision de cet amour candide qu’il venait de voir, une fois de plus, dans les grands yeux d’ondine, quand Roselyne avait dit : « Je vous aime tant ! »


ix


« … Dans ma dernière lettre, cher monsieur le curé, je vous parlais longuement de la villa où nous habitons, et qui appartient à mon cousin, de Dinard, que j’aime beaucoup, de la mer qui est si belle et que je ne me lasse pas de contempler. Aujourd’hui, pour répondre à votre désir, je vous ferai part de mes impressions au sujet des personnes que je vois ici, je vous dirai à quoi je m’occupe, quelles sont mes distractions. Celles-ci sont nombreuses — et pas toujours dans mes goûts. Il avait été convenu, entre Mme de Liffré et Odon, que je continuerais ici la même vie tranquille qu’à Paris. Mon cousin paraît peu pressé de me voir faire mon entrée dans le monde. Mais la duchesse est d’un autre avis. Cependant, dans les débuts de notre séjour ici, elle me laissait libre d’agir à ma guise, c’est-à-dire de me promener, de travailler bien paisiblement avec Mme Berfils, de paraître seulement au salon à l’heure du thé. Puis, elle a voulu que je me rende à une garden-party. Ensuite j’ai dû accepter d’aller retrouver, au tennis et au golf, des jeunes filles dont j’avais fait la connaissance. Maintenant, il faut que j’assiste à presque toutes les réunions mondaines, qui se multiplient en ce moment.

« Votre sauvage petite Rosey n’a guère changé, monsieur le curé. Tout cela ne lui plaît pas beaucoup. Le tennis, cependant, me paraît agréable. Je commence à jouer passablement, et je dois devenir très forte dans peu de temps, si j’en crois lord Holwill, un jeune Anglais charmant qui m’a donné des leçons avec une complaisance extrême.

« Presque tout le monde est très aimable pour moi, d’ailleurs. J’ai retrouvé ici des personnes déjà vues à Paris, entre autres la comtesse Borelska, dont je vous ai parlé. C’est une bonne personne, mais quel genre elle a ! Mme de Liffré, pas très difficile cependant, en est offusquée. Elle a refusé l’autre jour de me laisser emmener par elle en automobile, et après elle m’a dit : « Marthe n’est pas possible comme chaperon, elle vous ferait trop remarquer. »

« Tout ce monde pense surtout à s’amuser. Il me semble, à moi, que ces amusements-là doivent être bien ennuyeux, à la longue !

« Savez-vous ce que c’est qu’un flirt, monsieur le curé ? Hier, comme je revenais vers Mme de Liffré, après la partie de tennis, la comtesse Borelska m’a dit en riant :

« — Votre flirt est décidément le plus fort joueur de tout Dinard, mademoiselle. »

« Je la regardais, ne comprenant pas. Alors, elle éclata de rire…

« — Comment, vous ignorez ce que c’est qu’un flirt ?

« — J’ai entendu ce mot, deux ou trois fois, mais je ne sais ce qu’il signifie… »

« Elle rit encore, et, baissant la voix, elle me dit :

« — Cela signifie que lord Holwill vous adore, et vous quitte le moins possible, dès que vous êtes là. »

« Je suis devenue très rouge, et puis, sans rien dire, je me suis assise près de Mme de Liffré. J’étais très ennuyée. Est-ce sot, dites, tout cela ?

« Oh ! monsieur le curé, je ne croyais pas qu’on pût voir tant de choses… en entendre… Il paraît que c’est la vie. Mme de Liffré le dit, et Mme Berfils aussi. Moi, je ne connaissais rien… Et j’étais bien plus tranquille, alors.

« Je vais être très gênée avec lord Holwill, maintenant. C’est vrai qu’il était toujours là, dès que j’arrivais, et nous causions beaucoup ensemble. D’autres jeunes gens, et tous ces messieurs en général sont aussi très aimables. Certaines de ces dames également. Mais pas Mme de Sauroy, dont je vous ai parlé dans une de mes lettres. Peut-être devine-t-elle qu’elle me déplaît beaucoup. Elle est jolie, mais si coquette ! Figurez-vous que, parfois, je rougis pour elle ! Il me semble que j’aimerais mieux mourir plutôt que d’avoir ces allures, ces toilettes, ces regards. Elle vient assez souvent à l’heure du thé, chez Mme de Liffré. Celle-ci ne l’aime guère non plus. Mais elle connaît beaucoup Odon, et s’informe toujours si nous avons de ses nouvelles.

« Mon cousin voyage en Autriche, comme je vous l’ai déjà dit. Il écrit fort peu. C’est son habitude, assure Mme de Liffré. J’ai reçu un mot de lui, très bon toujours, et je lui ai répondu. »

Arrivée à ce point de sa lettre, Roselyne s’interrompit. Son menton s’appuya sur la main qui, tout à coup, frémissait un peu. Sous leurs cils baissés, les yeux tristes jetèrent un long regard distrait vers l’horizon d’un gris doux, vers la mer au souple balancement.

Comme il l’oubliait, sa petite Rosey ! Une lettre, une seule lettre, depuis tout ce grand mois ! Et elle y avait cherché vainement la tendresse fraternelle qui la réconfortait si doucement, quand il lui écrivait naguère, à Capdeuilles. Il prenait le ton d’un tuteur très sérieux, certainement affectueux, mais un peu distant. Et cela semblait si étrange, si douloureux à Roselyne !

Elle se leva, ouvrit un petit coffret ciselé, une délicate merveille que lui avait offerte M. de Montluzac, et y prit une photographie. C’était celle d’Odon. Il la lui avait donnée un jour, sur sa demande, en échange de la sienne que Mme de Liffré venait de faire faire. Depuis qu’il n’était plus là, elle la regardait chaque jour. Il lui semblait que la bouche, un peu ironique, allait s’entr’ouvrir en un de ces sourires qu’il avait naguère, pour sa petite fée, et que ses yeux si beaux s’arrêtaient sur elle, en caresse tendre. Ses yeux de Sarrasin, comme disait M. de Capdeuilles. Roselyne les aimait tant ! Et comme ils étaient doux pour elle, toujours !

Mais qu’avait-il donc ? Pourquoi ce changement, depuis quelques mois ?

Elle cherchait vainement. Avec un soupir, elle rangea la photographie dans le coffret et enferma la lettre commencée pour le curé de Capdeuilles. Car maintenant, il lui fallait s’habiller pour se rendre au tennis de lady Rowning. Après cela, elle accompagnerait Mme de Liffré au thé de la princesse Drosini. Puis, ce soir, elle assisterait à une comédie de salon chez Mme Ellson, la riche Américaine.

Cette vie mondaine à laquelle l’initiait Mme de Liffré ne l’enthousiasmait pas, loin de là. L’admiration, les empressements dont elle était l’objet l’effarouchaient, sans lui causer de plaisir. Au milieu de ces étrangers, femmes sourdement malveillantes, hommes trop aimables, elle avait une impression de douloureux isolement. Quelle différence si Odon était là ! Elle se sentait toujours tellement protégée, près de lui !

Quand elle arriva au tennis de Lady Rowning, presque tous les joueurs habituels s’y trouvaient. Mme de Sauroy s’entretenait avec lord Holwill. À la vue de Roselyne, elle dit à demi-voix, avec un sourire :

— Voilà votre flirt, je vous laisse tout à lui.

L’Anglais dit avec chaleur :

— Délicieuse, n’est-ce pas ?

— Certes ! Et je vous souhaite de tout cœur qu’elle devienne lady Holwill. Oh ! de tout cœur !

En elle-même, elle acheva :

— Pourvu qu’elle me laisse Odon, je lui abandonne le reste de l’univers.

Roselyne jouait sans entrain, aujourd’hui. Elle fit perdre la partie à lord Holwill, qui d’ailleurs n’en parut aucunement contrarié. Il lui demanda :

— Vous semblez fatiguée, mademoiselle ?

— Oui, un peu.

— Voulez-vous que nous allions nous reposer là-bas ?

Là-bas, c’était une charmille isolée. Roselyne dit simplement, en désignant le quinconce où se tenaient assis quelques spectateurs : mères, dames de compagnie ou joueurs au repos :

— Je crois que nous serions très bien ici.

Il réprima un léger mouvement d’impatience. Cette délicieuse Roselyne avait des effarouchements adorables ; mais il aurait voulu, peu à peu, l’apprivoiser, et s’assurer la préférence de ce jeune cœur dont bien d’autres, autour de lui, tentaient déjà la conquête.

Il objecta :

— Nous serions mieux là-bas.

— Oh ! non, je ne crois pas. Il fait très bon sous ces arbres.

Il n’osa insister. Tous deux s’assirent, non loin d’un groupe composé de Mme de Sauroy, de la comtesse Borelska et de deux jeunes gens, dont l’un, M. de Colrennes, était assez intime avec Odon. De sa place, Roselyne voyait le beau visage ambré de Pepita, ses lèvres si bien carminées, ses yeux noirs savamment allongés. Un immense chapeau d’un vert audacieux l’enveloppait d’ombre. Elle riait, en penchant la tête, et un étrange collier fait de pierres glauques reliées par des chaînettes d’or glissait à chacun de ses mouvements, sur l’épiderme mat et lisse de son cou.

Roselyne écoutait distraitement lord Holwill, qui lui racontait une partie de chasse dans l’Inde. Elle revoyait Mme de Sauroy, un jour, dans le salon de la duchesse, à l’heure du thé. C’était un après-midi d’avril. Odon entrait pour demander un renseignement à sa grand’mère. Il s’asseyait quelques instants et causait avec la baronne. Celle-ci avait ce même collier, qui glissait ainsi dans l’ouverture ronde du corsage que laissait voir la jaquette de fourrure rejetée en arrière. Ces pierres bizarres avaient attiré le regard de Roselyne. Puis bientôt, celle-ci n’avait plus vu que les yeux de Pepita, les yeux ardents qui s’attachaient à M. de Montluzac, qui lui souriaient et semblaient lui dire hardiment : « Vous seul, ici, existez pour moi. »

Roselyne se souvenait d’avoir éprouvé, alors, un indéfinissable malaise, prolongé encore après le départ de Mme de Sauroy. Son antipathie pour cette jeune femme s’était augmentée, depuis ce moment, sans qu’elle en eût presque conscience. Parfois, en parlant à table d’une réunion à laquelle il avait assisté, Odon, énumérant quelques invités, disait : « Il y avait aussi Mme de Sauroy. » Et Roselyne, avec un étrange serrement de cœur, revoyait la belle Espagnole aux yeux enjôleurs, près du marquis de Montluzac ironique et gai, tel qu’il était ce jour-là dans le salon de Mme de Liffré, en lui parlant.

La voix claire de la comtesse Borelska s’éleva…

— Voyons, monsieur de Colrennes, avez-vous des nouvelles de cet insaisissable Montluzac ?

— Non, pas directement. Mais Torbannes a reçu une carte de lui. Il projette de passer le mois de septembre à Naples.

— Tiens, quelle idée ! Il la connaît, Naples ! Il l’a battue et rebattue.

— Il paraît qu’il a commencé un ouvrage qui demande un petit séjour là-bas.

— Ah ! bon, c’est une autre question !… Ses Récits sarrasins étaient quelque chose de ravissant. N’est-ce pas, madame ?

Pepita répéta de sa voix pleine, bien timbrée :

— Ravissant !

Elle abaissait un peu ses paupières mates. Un sourire entr’ouvrait ses lèvres, les relevait légèrement sur les dents longues et blanches. Le collier glissa autour du cou élégant, et les pierres étranges parurent d’un bleu ardent, pendant quelques secondes.

Roselyne détourna les yeux. Un frisson l’agita. Lord Holwill s’interrompit en demandant avec sollicitude :

— Vous avez froid, mademoiselle ?

— Non, je vous remercie… mais il est temps que je rentre, pour m’habiller, car je dois me rendre avec Mme de Liffré chez la princesse Drosini.

— J’aurai le très grand plaisir de vous y retrouver.

Elle murmura quelques mots, elle ne savait quoi. Son regard revenait irrésistiblement à cette femme aux yeux mi-clos, qui souriait toujours, mystérieusement.

La mi-septembre approchait maintenant. Mme de Liffré se préparait à quitter sa villa pour se rendre au château de Seurres, chez ses cousins de la Roche-Bayenne. Roselyne et Mme Berfils devaient l’y accompagner. La jeune fille passerait là une quinzaine de jours, puis sa dame de compagnie la conduirait à Capdeuilles, où elle resterait un mois ou deux, selon l’humeur d’Adèle.

Odon se trouvait à Naples, comme l’avait dit son ami de Colrennes. Un mot sur une carte en avait averti Mme de Liffré. Puis une autre carte arriva, un jour, à l’adresse de Roselyne. Quelques mots affectueux, des recommandations de se bien soigner, l’annonce d’un bijou qu’il avait trouvé joli, et qu’il lui envoyait…

« Ma chère enfant… »

Elle avait emporté la carte et elle la relisait au jardin, dans sa retraite favorite, une charmille taillée en portique, le long d’une petite terrasse dominant la mer. Aujourd’hui, il y avait réunion intime chez la duchesse. Roselyne, souffrant beaucoup de la tête depuis le matin, avait obtenu de n’y paraître que plus tard, ou même pas du tout, si elle se trouvait trop fatiguée. Et elle s’était réfugiée sur cette terrasse, au bas de laquelle un chemin taillé dans le roc, bordé de tamaris, longeait la mer.

« Ma chère enfant… »

Le vent agitait la charmille, autour d’elle. Un soleil pâle éclairait la mer, un peu houleuse, et qui se nuançait de bleu sombre, de bleu ardent, de vert glauque, selon le caprice de la lumière et des nuées. Des senteurs de sel passaient dans l’air, qui était doux, attiédi par ce rayon de soleil.

Roselyne pensait : « Il m’appelait autrement, jadis. Il ne m’aime plus comme avant. »

Elle appuyait son bras au rebord de pierre de la terrasse, et de sa main, elle soutenait sa tête lasse. Comme elle aspirait au moment où elle serait près de son cher vieux curé ! En ces milieux mondains, bien des choses la froissaient, d’autres, non comprises, à peine soupçonnées, l’effrayaient. Elle avait besoin d’être rassurée, d’entendre la parole autorisée, toute paternelle, qui apaiserait son âme inquiète.

Dans le silence, un bruit de pas et de voix se fit entendre. Roselyne songea : « Pourvu qu’on ne me dérange pas ! » Mais non, ceux qui venaient se trouvaient dans le petit chemin, en contre-bas. Il faisait partie de la propriété de Mme de Liffré, et les intimes s’en servaient comme raccourci.

Roselyne se recula un peu, après avoir reconnu la comtesse Borelska et son amie intime, Mme Ellson. Toutes deux se rendaient chez la duchesse. Celle-ci aurait peu de monde, car déjà il y avait eu de nombreux départs. Mme de Sauroy avait quitté Dinard dans les premiers jours de septembre, au secret contentement dé Roselyne. Elle allait en Provence, chez une amie, avait-elle dit. Après cela, elle était invitée dans plusieurs châteaux, pour la saison des chasses. On ne la verrait plus jusqu’à l’hiver… Et Rosey poussa un soupir de soulagement à cette pensée.

En bas, dans le sentier, un rire étouffé se fit entendre, puis la voix de Marthe, nerveuse, ironique…

— Mais, ma chère, ce n’est pas vrai du tout ! Mme de Seillannes m’écrit qu’elle l’a vue à Naples.

— À Naples ?

— Mais oui, à Naples, où se trouve le marquis de Montluzac. Elle a eu une déception terrible, en apprenant qu’il ne venait pas à Dinard, cette année. J’étais là, et je l’ai bien compris, Alors, elle veut prendre sa revanche. Elle l’aime follement. Lui… je n’en sais rien. On ne sait jamais rien, avec Odon.

— Elle doit être bien habile ! Et elle est fort belle, on ne peut le nier.

— Belle et terriblement coquette. J’ai dans l’idée qu’Odon l’épousera. Il a bien dit un jour qu’il ne voulait pas se marier avant la quarantaine, et qu’il n’admettait que le mariage de raison. Mais bah ! quand l’occasion passe, on la saisit ! Et l’atmosphère napolitaine aidant, les beaux yeux de Pepita arriveront peut-être à lui tourner un peu la tête.

Quelques mots, prononcés par l’Américaine, se perdirent dans le vent. Puis le rira de Marthe résonna de nouveau, amusé, railleur…

— Elle ? C’est une enfant… une enfant ravissante, je n’en disconviens pas. Mais voyez-vous un homme de son âge, de son caractère, s’embarrassant de cette petite fille ? Il s’est diverti un moment à jouer le parfait tuteur, mais je le soupçonne déjà d’en avoir assez. Il aime le changement, Montluzac, et ses caprices ne se comptent plus…

Elles s’éloignèrent, leurs voix devinrent indistinctes, puis s’évanouirent.

Roselyne restait appuyée au rebord de pierre. Elle avait froid, tout à coup, et elle frissonnait. Cependant le soleil était toujours là, clair et doux. Mais elle ne le voyait plus. Une ombre descendait sur ses yeux, et elle se trouvait dans les ténèbres.

Son cœur battait à coups désordonnés. Elle y posa la main, machinalement, pour le comprimer. Une douleur immense l’envahissait, en flot subit.

Odon… Mme de Sauroy. Ils s’aimaient. Maintenant, elle comprenait… Et Pépita deviendrait sa femme…

Mais oui, elle comprenait tout ! La lumière se faisait soudainement. Pepita avait avoué à M. de Montluzac le peu de sympathie que lui inspirait Roselyne, et Odon, désireux de ne pas lui déplaire, préparait doucement sa cousine à l’expulsion de l’hôtel de Montluzac, pour le jour, sans doute prochain, où il y amènerait la nouvelle marquise.

La femme d’Odon !

Roselyne frissonna plus fort. Son front retomba sur la pierre, dont la fraîcheur le pénétra.

Il l’aimait.

Roselyne avait entendu parler de l’amour, depuis quelque temps. Mais elle ne savait trop encore ce que c’était, au juste. Dans une révélation soudaine, elle le voyait maintenant, entre Odon et Pepita, vainqueur, dominant tout… rejetant bien loin la pauvre petite cousine devenue importune. Elle se rappelait les yeux de l’Espagnole, ces grands yeux hardis et brûlants, attachés sur Odon. Et son sourire… son inquiétant sourire…

Le front charmant s’appuya plus fort à la pierre, et s’y meurtrit. Roselyne gémit doucement :

— Mon Dieu, je vous en prie, faites que je rejoigne bientôt grand-père, puisqu’« il » ne veut plus de moi, puisque je le gêne, maintenant.


x


M. de Montluzac, à son retour d’Autriche, s’était rendu à Naples pour y compléter certaines études nécessaires à un ouvrage en préparation, comme il l’avait écrit à son cousin de Torbannes. Il essayait d’oublier dans le travail la trop chère image. De Dinard, il avait peu de nouvelles. Mme de Liffré n’aimait pas écrire, et d’ailleurs son existence et celle de son petit-fils avaient toujours été trop séparées, moralement surtout, pour qu’il s’établît jamais une correspondance entre eux. Odon avait reçu d’elle un mot, au début de son séjour à Naples, puis une carte de Roselyne, en réponse à la sienne. Quelques mots insignifiants… Où étaient-elles, les lettres charmantes, si ingénument tendres de la petite Rosey ? Mais cela valait mieux ainsi. Elle commençait à l’oublier, sans doute. Elle allait dans le monde, disait-elle. Là, elle voyait des jeunes gens, très empressés autour d’elle, et peut-être, déjà, l’un d’eux avait-il fait impression sur son jeune cœur…

À cette pensée, Odon frémit de douleur, et ses lèvres s’appuyèrent sur la signature — une signature de pupille correcte : « Votre petite cousine reconnaissante. — Rosey. »

Ce fut en un moment où le souvenir poignant et douloureux le dominait plus impérieusement que Mme de Sauroy apparut. Tout d’abord, cette rencontre qu’il savait fort bien n’être pas due au hasard, l’impatienta, l’irrita même. Il fut froid, railleur. Pepita ne parut pas s’en apercevoir. Elle l’invita à venir prendre le thé à son hôtel. Il y alla, puis y retourna. Près de cette jeune femme, dont il méprisait la coquetterie et connaissait la médiocre valeur morale, mais qui était intelligente, souple et passionnée, il voulait s’étourdir, chercher à oublier Roselyne. Pepita triomphait. Elle avait retrouvé son flirt, et elle ne désespérait pas d’arriver à lui faire partager les sentiments qui l’animaient elle-même, à son égard.

Mais l’oubli ne venait pas, pour Odon. À tout instant, rejetant dans l’ombre le visage ambré de Pepita, ses lèvres trop rouges, ses yeux sombres et hardis, lui apparaissaient le ravissant visage de Roselyne, sa petite bouche d’un dessin délicat, son sourire délicieux, ses yeux éclairés d’une si pure lumière, d’une tendresse profonde et doucement ardente. Il la revoyait avec ce petit bonnet de velours brodé, garni de ruchettes de tulle, tel qu’on en portait au printemps dernier, et qui enlaidissait presque toutes les femmes. Elle, au contraire, semblait adorablement jeune et charmante là-dessous. Il le lui avait dit, et elle avait ri, gaiement, en répliquant : « Je suis très contente de vous plaire ainsi. »

Pauvre petite chérie !

Pepita trouvait parfois M. de Montluzac bien distrait, ou d’une ironie froide qu’elle redoutait plus que tout. Mais elle l’avait toujours connu d’humeur fantasque, inaccessible à l’émotion, se raillant volontiers de l’amour, et elle ne se dissimulait pas que cette conquête, difficile à faire, le serait plus encore à conserver.

Un soir, en revenant avec lui de Sorrente, où ils avaient passé la journée, Mme de Sauroy lui dit :

— J’ai reçu un mot de la comtesse Borelska. Elle est au château de Seurres, où l’on s’amuse énormément, paraît-il. Votre jeune cousine a beaucoup de succès. M. de Sombreval et lord Holwill, entre autres, sont parmi les plus empressés.

Elle le regardait du coin de l’œil, guettant jalousement un signe d’émotion. Car elle craignait encore que cette trop jolie pupille n’eût fait quelque impression sur lui.

Mais il répondit avec beaucoup de tranquillité :

— Ah ! vraiment ? Cela ne m’étonne pas, du reste.

Pepita, satisfaite, convint généreusement :

— Elle est en effet fort gentille. Vous la marierez vite, et très bien.

— Évidemment… La comtesse vous cite-t-elle d’autres noms, parmi les hôtes de mes cousins de la Roche-Bayenne ?

Mme de Sauroy commença aussitôt une énumération. Il l’écoutait avec un apparent intérêt. Mais sa souffrance venait de se réveiller avec une intensité poignante. Les yeux plongés dans la lumière ardente du golfe, il ne voyait plus que Roselyne, entourée, courtisée, aimée.

Aimée… Sa petite fée… Un autre l’emporterait, un autre en serait le maître, s’enivrerait de sa grâce, de sa délicate tendresse… Cet autre-là, il le haïssait d’avance.

L’automobile déposa Mme de Sauroy à son hôtel. En quittant Odon, elle demanda :

— Alors, à demain ?… Nous irons à Gaëte, comme c’était convenu ?

— Oui, c’est cela. À demain.

Le sourire enjôleur de Pepita fut perdu pour lui. Il remonta en voiture sans jeter un coup d’œil sur la jeune femme qui demeurait au seuil du hall, offrant à la lumière du couchant son beau visage ardent. Jusqu’à son hôtel, il resta enfoncé en un angle de l’automobile, le front sur sa main. Il songeait : « Je voudrais savoir si elle m’aime encore… ou si elle en aime un autre. Je voudrais savoir si elle a changé, depuis que je ne l’ai vue. Elle va dans le monde, maintenant. Déjà, elle a dû perdre quelque chose de sa charmante ignorance. Ce n’est plus, sans doute, la même petite Rosey. Mais il le fallait bien. »

Dans son appartement, son valet de chambre lui remit le courrier. Apercevant une lettre de sa grand’mère, il l’ouvrit avec un peu de hâte. Mme de Liffré parlait d’abord de ses cousins de la Roche-Bayenne, de leur hospitalité charmante, comme toujours. Puis elle ajoutait :

« Notre petite Rosey devient de plus en plus jolie. C’est, en tout cas, l’avis du clan masculin. Je m’attends, d’un jour à l’autre, à recevoir plusieurs demandes en mariage. Lord Holwill, entre autres, est absolument pris. Il a de sérieuses qualités, et une grosse fortune. Je crois qu’il rendrait Rosey fort heureuse. Enfin, nous verrons cela, le moment venu.

« Roselyne reste toujours simple, un peu timide, aisément effarouchée. Il est vrai qu’il y a parfois de quoi, avec la liberté d’allures et de propos de quelques-unes de ces dames. J’aurais été toute semblable à son âge. Mais par exemple, moi, j’étais coquette. Elle pas du tout. Et je n’ai pu encore lui donner le goût du monde. Il me semble même qu’elle est moins gaie, depuis que je l’oblige à se distraire un peu plus. Singulière petite nature ! Mais comme elle sait se faire aimer ! Je vous avoue qu’elle me manquera beaucoup, pendant le temps qu’elle passera chez son curé. Je m’étais trop bien accoutumée à ses petites attentions, à sa grâce, à son joli rire. Celui-ci, cependant, est moins fréquent maintenant. Est-elle fatiguée ? À mes questions, elle répond négativement. Mais je la trouve un peu pâlotte, un peu amaigrie. L’air de son Capdeuilles lui fera peut-être du bien.

« Nous allons avoir mardi une fête charmante, ici. Marguerite a combiné un programme superbe. Entre autres numéros, l’apparition d’un groupe d’ondines aura, je crois, le plus grand succès. Marguerite m’a tellement tourmentée pour que Roselyne en fasse partie, qu’il a fallu céder enfin. Rosey ne voulait pas. Elle ne s’est rendue qu’à mes instances. J’ai écrit aussitôt à Sordel qui lui a combiné une toilette merveilleuse. Je lui mettrai ma parure de nénuphars, qui me fit tant de jalouses, jadis, à un bal chez la princesse de Metternich. Ce sont des diamants, mais pour un travestissement, Rosey peut en porter. Elle sera idéale, ainsi. Il est vraiment dommage que vous ne puissiez assister à cette fête, mon cher Odon… »

M. de Montluzac jeta la lettre sur la table. La colère contractait son visage et allumait une flamme dans ses yeux sombres. Il murmura :

— Ma petite Roselyne ainsi exposée à l’admiration de tous !… Ah ! non, pas cela !

Il attira à lui une formule télégraphique. Sans un instant de retard, il allait envoyer l’interdiction absolue que Roselyne concourût à ce numéro…

Il s’interrompit aux premiers mots. Quel jour avait lieu cette fête ?… Il regarda la lettre… Mardi. C’était demain. La dépêche arriverait au matin. Tout serait prêt. Quel effet produirait-elle ? Pour lui, personnellement, peu lui importait ce que l’on dirait là-dessus. Mais ne trouverait-on pas qu’il était un peu exagéré dans sa sollicitude pour sa jeune cousine ? Il savait si bien ce que pouvaient imaginer la jalousie féminine et les curiosités mondaines, toujours prêtes à se jeter sur la moindre apparence ! Maintenant surtout, on ne ménagerait pas Roselyne, puisqu’elle était si admirée. Eh bien, alors, il allait partir, se rendre à Seurres. En prenant le train ce soir, il pouvait arriver… Et il serait là, il la verrait aussi, lui, comme les autres, il la protégerait, discrètement, s’il en était besoin…

Un peu de fièvre martelait son cerveau. Il songeait : « J’ai tort… Je vais à une souffrance plus grande, ou à la capitulation. » Mais l’homme énergique qui avait toujours su endiguer la passion, était sans force cette fois devant cet amour qui ravivait en son cœur la jeunesse, l’idéal, tant de pures et douces choses qu’il croyait mortes à jamais, depuis si longtemps !

Il sonna son valet de chambre, donna ses ordres pour un départ immédiat… Au moment de quitter l’hôtel, il se souvint tout à coup qu’il devait se rendre le lendemain à Gaëte, avec Mme de Sauroy. Sur une carte, dans le hall, il écrivit un mot d’excuse, prétextant une affaire qui l’appelait à Paris. Puis il monta en voiture, l’esprit déjà bien loin de Pepita, et tout occupé de l’image chérie qu’il allait revoir.


xi


Roselyne se recula un peu, pour juger dans la glace de l’effet produit par sa toilette. Mme de Liffré et les femmes de chambre s’exclamèrent :

— C’est admirable !

Elle se regardait longuement. L’étoffe légère, aérienne, toute blanche, tissée d’argent, ondulait autour d’elle en scintillant au moindre de ses mouvements. Des algues, des nénuphars blancs ornaient sa jupe, son corsage. D’autres nénuphars, en diamants, avec des pistils de topazes, formaient diadème dans le roux doré des cheveux. D’autres encore, plus petits, reliés par de grosses perles d’un orient merveilleux, glissaient sur la blancheur palpitante du cou. La duchesse joignit les mains en répétant :

— C’est admirable !

Roselyne eut un sourire léger. Cette toilette lui paraissait bien jolie, en effet. Mais il déplaisait à sa modestie d’être le point de mire des regards, tout à l’heure.

Mme de Liffré s’approcha et la baisa au front.

— Petite reine des ondines, vous allez prendre tous les cœurs ! Allons, venez vite, car voici bientôt l’heure où vous devez paraître.

Elles descendirent et gagnèrent aussitôt le salon où les « numéros » se réunissaient. Presque tous étaient là déjà, et, debout, entouraient en riant et causant un homme de haute taille, impeccablement élégant dans sa tenue du soir.

Mme de Liffré s’écria :

— Odon !

Roselyne s’arrêta. Une oppression lui coupa le souffle, pendant un moment. Puis elle se raidit, fit quelques pas, dans un doux froissement de soie.

La comtesse Borelska s’écria :

— Oui, Odon, qui arrive à l’instant tout équipé pour la soirée ! Quelle surprise !

Tranquillement, Odon s’inclinait, baisait la main de sa grand’mère, expliquait brièvement qu’il en avait assez de Naples… Et il regardait Roselyne, maintenant. Tous la regardaient. Un murmure s’éleva, puis des mots d’admiration…

— Merveilleux !… c’est un rêve !

Une rougeur vive montait aux joues de la jeune fille. Les grands cils s’abaissèrent, voilant les yeux confus. Et Roselyne ne vit pas la tendresse passionnée qui s’échappait des yeux noirs, des longs yeux de Sarrasin.

D’un geste lent, presque sans le regarder, elle tendit la main à Odon.

— C’est une bonne idée, d’être venu aujourd’hui. Vous aurez une très agréable soirée.

Il se pencha, et appuya ses lèvres sur les doigts effilés, un peu tremblants.

— J’aurai surtout le plaisir de vous voir en cette parure d’ondine, qui est faite pour vous.

Quelle phrase banale, ridicule, quand tant d’autres lui brûlaient les lèvres ! Mais devant ces étrangers, il ne pouvait dire que celle-là. Et elle, sa petite ondine, devait contenir aussi sa spontanéité habituelle… Malgré cela, il lui eût été facile de donner à comprendre à son cousin qu’elle se trouvait heureuse de le revoir. Mais elle n’était pas encore bien faite à toutes les finesses du langage mondain, qui permettent de laisser entendre ce qu’on ne peut dire textuellement. Cela viendrait… Cependant il l’aimait mieux comme auparavant, si ingénument sincère. Alors, sans souci de ceux qui étaient là, elle lui aurait dit joyeusement, en le regardant avec de beaux yeux brillants : « Oh ! que je suis contente de vous revoir ! »

Mais voici qu’on l’entourait déjà. Mme de la Roche-Bayenne, une grande femme blonde, infatigable pour son plaisir, jetait des exclamations charmées…

— Qu’est-ce que je disais, ma cousine, quand j’assurais qu’elle serait le clou de notre fête ? Vous verrez toute la salle à vos pieds, ce soir, ma chère mignonne. Ah ! si j’avais pu faire entendre votre voix en solo !… Mais il parait, Odon, que vous ne voulez pas qu’elle chante en public ?

— C’est très exact. Je l’ai formellement recommandé à ma grand’mère.

— Quelle idée ! Enfin, nous discuterons cela plus tard… Eh ! le premier numéro, êtes-vous prêt ?

— Voilà, voilà…

Mme de Liffré prit le bras d’Odon.

— Laissons les artistes, maintenant. Venez dans la salle, d’où nous admirerons tout à l’heure notre petite Roselyne.

Il dit à mi-voix, tout en quittant la pièce :

— Savez-vous que j’ai été sur le point d’envoyer hier un télégramme interdisant cette exhibition de Roselyne ?

Elle le regarda, stupéfaite.

— Un télégramme ?… Une exhibition ?

Il dit d’un ton de sourde impatience.

— Nous en reparlerons. Ce n’est pas le moment ici. Sachez seulement que je suis très mécontent de vous voir ainsi méconnaître les désirs exprimés par moi, au sujet de ma cousine.

Elle balbutia :

— Mais, mon enfant, tout le monde le fait…

— Roselyne n’est pas tout le monde.

Elle n’osa répliquer. À l’accent du jeune homme, elle le devinait profondément irrité. En silence, il la conduisit à un fauteuil, salua les nombreuses personnes qu’il connaissait dans cette réunion, serra quantité de mains en répondant brièvement aux questions qu’on lui adressait. Puis il regagna le salon qui servait de foyer aux artistes.

Mme de la Roche-Bayenne s’écria :

— Mon cher, nous sommes déjà trop ! Il fait une chaleur, ici ! Et je n’ose ouvrir, car la température, au dehors, est vraiment presque froide ce soir.

M. de Montluzac dit tranquillement :

— Un de plus, cela ne compte pas, Marguerite.

— Oui, parce que cet « un » est vous, beau Montluzac, et que vous savez bien qu’on se gênera, pour vous faire place.

Elle rit, en donnant sur la manche du jeune homme un léger coup d’éventail. Puis, baissant la voix, elle ajouta :

— Regardez donc Robert, et lord Holwill, et Sombreval. Ils n’ont d’yeux que pour votre cousine. Il est de fait qu’elle est adorable, cette petite ondine !

Odon n’avait pas attendu l’invitation pour diriger son regard vers l’angle du salon où se tenait assise Roselyne, parmi les autres ondines. Des hommes en habit, d’autres, costumés selon leur rôle, l’entouraient. La tête un peu levée, elle les écoutait, et répondait avec un sourire. Au moindre de ses mouvements, les nénuphars de diamants étincelaient dans les cheveux aux tons d’or ardent, et la robe tissée d’argent frissonnait sur son dessous de soie vert d’eau. Sous leurs grands cils un peu baissés, les yeux restaient dans l’ombre. En répondant à chacun de ses admirateurs, Roselyne semblait n’en regarder aucun particulièrement.

Elle avait toujours son air simple et gai, sa grâce naturelle, si ravissante. Et cependant, elle était autre… Odon, dans un éblouissement, pensa : « La petite fille n’existe plus. Elle est femme aujourd’hui, et si admirable ! En quelques mois, un tel changement ! »

Il s’approcha. Roselyne tourna la tête vers lui, et eut un sourire — le même petit sourire tranquille et réservé qu’elle avait pour tous les autres.

Un grand jeune homme blond, aux yeux bleus très francs, tendit la main à Odon.

— Enchanté de vous voir, monsieur ! Sombreval m’apprenait précisément votre arrivée. C’est une vraie surprise.

M. de Montluzac répondit quelques mots brefs. Ce jeune homme était lord Holwill, celui que Mme de Liffré lui désignait comme le prétendant le plus sérieux de Roselyne. Auparavant, il le trouvait sympathique. Aujourd’hui, il le détestait.

Il y avait là aussi le marquis de Sombreval, le sportsman fameux, et ce mauvais sujet de Robert de la Roche-Bayenne, qui avait mangé les trois quarts de sa fortune, et d’autres encore, qui faisaient leur cour empressée à la reine des ondines. Une colère sourde s’agitait en l’âme de M. de Montluzac, à la vue de tous ces regards attachés sur Roselyne, et l’admirant. Ah ! s’il pouvait l’emmener, l’emporter, loin de tous !… Du moins, il demeurerait près d’elle. Elle aurait la protection de celui à qui elle avait dit un jour : « Je me sens tellement en sûreté près de vous ! »

Demeurer près d’elle ! Comme c’était facile ! Voici qu’une des ondines, la blonde marquise de Révillet, l’interpellait, l’obligeait à s’asseoir sur le canapé où s’étalait la gaze argentée de sa robe. Il lui fallait répondre à de puérils propos de mondaine, glisser un compliment en réponse à des avances coquettes, tandis que près de là, d’autres continuaient d’entourer la seule femme qui existât au monde, pour lui.

Il entendait sa voix, pure, douce, un peu voilée, ce soir. Il lui avait trouvé la physionomie fatiguée, en dépit de la teinte pourprée que la chaleur, ou l’émotion, faisait monter à son teint délicat. Cette existence mondaine était absurde pour elle. Dès demain, il écrirait au curé que sa jeune pupille lui arriverait dans les premiers jours de la semaine suivante.

Mme de la Roche-Bayenne apparut, très animée…

— Allons, les ondines, dans les coulisses !

Mme de Révillet se leva, et prit le bras de M. de Montluzac.

— Venez-vous ?

Il répondit machinalement :

— Mais oui.

Toute son attention se concentrait sur Roselyne. Elle se tenait debout maintenant, et il constatait qu’elle avait grandi, que sa taille, frêle encore deux mois auparavant, s’était admirablement développée. Sa beauté apparaissait tellement saisissante, en cette merveilleuse parure de fée des eaux, que Mme de Révillet murmura avec un peu de dépit :

— On ne regardera que votre cousine, monsieur ! Il n’est pas permis d’être aussi jolie !

Il protesta par un compliment, machinalement. Ses habitudes d’homme du monde lui permettaient d’agir ce soir correctement, en automate, tandis que toute sa pensée restait occupée de Roselyne. Il la vit accepter le bras que lui offrait lord Holwill. Cet Anglais lui devenait horriblement antipathique. Jamais il ne lui donnerait Rosey ! Ah ! certes non !

Et ce grand fat de Sombreval qui s’emparait de l’éventail de la jeune fille ! En voilà un, par exemple, qui pouvait s’attendre à un refus tout net, s’il s’avisait d’oser prétendre à la main de Roselyne ! Quant à Robert, l’exécution serait encore plus prompte, en pareille occurrence.

Dans les coulisses du petit théâtre, il chercha à se rapprocher de sa cousine. Mais Mme de Révillet ne le lâchait pas. Si, au moins, cette petite Rosey avait regardé vers lui, si elle avait eu l’air de l’appeler… Mais non, elle ne tournait même pas les yeux de son côté. Elle semblait calme, elle riait, doucement, en écoutant Robert qui avait des mots spirituels. Naguère, en semblable circonstance, elle se serait réfugiée près de son cousin Odon, il aurait rencontré sans cesse son regard d’appel confiant, de timidité demandant à être rassurée. Quel changement, en si peu de temps !

La voix de Mme de la Roche-Bayenne s’éleva…

— Allons, en scène !

Les ondines disparurent, lentement. Alors, les habits noirs s’éclipsèrent, et gagnèrent la petite salle de théâtre. Odon se plaça près d’une porte, à l’écart. De là, grâce à sa haute taille, il pouvait apercevoir la scène. Sur celle-ci, une habile combinaison de lumières produisait une clarté pâle, changeante, dans laquelle évoluaient les ondines. Mme de la Roche-Bayenne avait minutieusement réglé les attitudes, les mouvements. En longue chaîne souple, les fées des eaux glissaient dans cette clarté, qui prenait les teintes mouvantes de l’eau vive. Puis la chaîne se soudait, aux deux extrémités, et un chant s’élevait, lent, mystérieux, d’un charme pénétrant. En ronde maintenant, les ondines glissaient toujours. Dans la lumière pâle, la robe de Roselyne avait un doux éclat d’eau argentée. Les nénuphars brillaient dans ses cheveux, autour de son délicieux petit cou de nymphe. Ses cils restaient baissés, et son visage devenait aussi blanc que les bras voilés, du coude à l’épaule, d’un tulle léger.

Odon frissonnait d’admiration passionnée. Rien n’existait plus pour lui, en cette minute, hors la reine des fées aquatiques, sa Roselyne aux yeux d’ondine, sa petite bien-aimée.

Il reconnaissait sa voix, au milieu des autres, sa voix d’un timbre si chaud, si velouté, dont il avait délicieusement joui quand elle chantait pour lui, dans le salon de l’hôtel de Montluzac. Était-ce une idée ? Il lui trouvait aujourd’hui un accent de tristesse, de lassitude…

Lentement, le rideau se baissait, au bruit des applaudissements, des exclamations. Odon s’élança vers les coulisses. Roselyne apparut, parmi ses compagnes rieuses et animées. Elle seule était pâle, silencieuse, et ses lèvres tremblaient. Autour d’elle, elle jeta un regard d’angoisse, un furtif regard chercheur, qui rencontra celui d’Odon. Puis elle étendit la main, saisit le dossier d’une chaise, en chancelant…

Mme de Révillet s’écria :

— Eh ! qu’avez-vous ?

Odon s’élança et retint la jeune fille entre ses bras.

— Elle se trouve mal… Des sels, je vous prie… Quelle idée de…

Il leva furieusement les épaules. Ce regard de Roselyne, il l’avait compris. La jeune fille avait cédé aux instances de Mme de Liffré, à contre-cœur, elle avait dominé sa timidité, sa répugnance à se donner ainsi en spectacle, ses émois de petite fleur très blanche. Mais en se voyant sur cette scène, exposée à l’admiration de tous, l’émotion avait été trop vive pour la pauvre petite ondine. Et en se retirant, à bout de forces, elle avait cherché le secours, l’appui, par ce regard… L’appui de qui ? Odon n’avait pas le loisir de se le demander, en ce moment. Il emportait sa cousine dans le salon voisin, puis l’étendait sur un fauteuil. Penché vers elle, il soutenait la jolie tête inerte, pendant que Mme de la Roche-Bayenne approchait des narines de la jeune fille son flacon de sels. L’émotion inquiète de M. de Montluzac n’échappait à aucun de ceux qui étaient là. Et elle paraissait trop significative, de la part surtout d’un homme connu pour son indifférence égoïste. Robert de la Roche-Bayenne, revenu avec lord Holwill et M. de Sombreval, murmura à l’oreille de l’Anglais :

— Eh bien, mon vieux, si celui-là se met sur les rangs, il n’y a plus rien à faire ! Nous n’avons qu’à nous éclipser.

Avec un tendre regard vers Roselyne, l’Anglais riposta :

— Oh ! je ne renoncerai pas ! Nous verrons bien !

Roselyne soulevait ses paupières. Les beaux yeux couleur de l’onde apparurent, regardèrent Odon qui se penchait, anxieusement, puis se dérobèrent de nouveau sous leurs cils.

Mme de la Roche-Bayenne s’écria :

— Allons, c’est fini ! Une coupe de champagne, après cela, et vous serez tout à fait bien, chère mignonne.

Odon dit fermement :

— Ma cousine a besoin de repos. Il faut qu’elle se retire dans son appartement.

Des exclamations s’élevèrent :

— Par exemple !… Elle ne se fatiguera plus maintenant… Et puis c’est passé… Nous voulons admirer encore la reine des ondines, Montluzac…

— Désolé, mais la santé de ma cousine passe avant tout.

Roselyne se souleva, en disant avec un peu de hâte :

— Oui, j’ai besoin de me reposer. Je ne me sens pas bien encore.

Elle se leva, en s’appuyant au bras de M. de Montluzac. Celui-ci dit à mi-voix :

— Je vais vous accompagner jusque chez vous.

Elle inclina un peu la tête pour prendre congé de ceux qui étaient là, et sortit au bras de son cousin. Dans les corridors, dans l’escalier, il soutint avec sollicitude sa marche chancelante. Une joie profonde le pénétrait, à la sentir ainsi tout près de lui, de nouveau sous sa protection. Il l’emmenait, sa délicieuse ondine, il l’enlevait à toutes ces admirations étrangères… et il comprenait trop bien maintenant que jamais il ne pourrait la donner à un autre.

Roselyne s’arrêta devant une porte, au premier étage.

— C’est ici. Je vous remercie, Odon.

— Sonnez votre femme de chambre, n’est-ce pas, et demandez ce qui vous est nécessaire ? Puis faites prévenir Mme Berfils.

— C’est inutile. Le repos, seul, me sera bon.

Il lui prit la main, et chercha à rencontrer les yeux qui se dérobaient toujours sous leurs cils tremblants.

— Je suis très mécontent que ma grand’mère vous ait forcée à jouer ce rôle. Mais ceci ne se renouvellera plus, Rosey, je vous le promets.

— Vous avez compris combien cela m’était pénible ?

— Oui, j’ai compris que ma pauvre petite fée était bien malheureuse, ce soir.

Un tressaillement léger courut sur le visage de Roselyne. Il y eut un court silence, pendant lequel Odon contempla avec ravissement la merveilleuse vision, dans la pénombre du large corridor éclairé à distance par quelques lampes à globes opalisés. Puis Roselyne dit de cette voix tranquille, un peu voilée, qu’avait déjà remarquée Odon ce soir :

— Je vous demande pardon de vous avoir donné cet ennui…

— Quelle plaisanterie ! L’ennui, ce n’est pas de vous qu’il vient, c’est de ma grand’mère, et de ma cousine Marguerite, qui vous ont tourmentée pour obtenir ce qu’elles voulaient… Mais allez vite vous reposer. Nous causerons demain, très longuement.

Il porta à ses lèvres la main délicate, agitée par un léger tremblement. Roselyne la retira avec un peu de hâte en disant :

— Bonsoir, Odon, et merci encore.

La porte se referma derrière elle. Machinalement, Odon revint à l’escalier. D’en bas montaient des bruits de voix, des rires, le son d’une harpe. Le jeune homme passa la main sur son front. Qu’avait-elle donc, cette petite Rosey ? Il la retrouvait tellement différente, à son égard ! Presque froide, un peu cérémonieuse… Cependant, n’était-ce pas lui que cherchait ce regard de détresse, tout à l’heure ? Si ce n’était lui, qui donc, alors ?

Oui, qui donc l’avait remplacé dans le cœur de Rosey ? Pour qui, maintenant, brillait la merveilleuse clarté d’amour dans ces yeux couleur de belle eau vive ?… cette clarté qui l’avait ébloui, naguère, et qu’il avait en vain guettée ce soir ?

Il pensa : « Peut-être lui a-t-on dit quelque chose de moi, de ma vie. Et son innocence s’effraye, se recule. Je connais des êtres capables de cela, et même d’augmenter, de dénaturer les faits. Alors, ce serait donc fini de sa confiance, de son affection si naturelle, sans arrière-pensée ? Ce serait fini de son amour ? »

Il descendit quelques marches, sans savoir ce qu’il faisait. Pourquoi le regard de Rosey se cachait-il obstinément, ce soir, derrière ses grands cils bruns ? Autrefois, elle lui laissait lire jusqu’au fond de ce pur regard d’enfant. Qu’avait-elle donc à lui dérober, aujourd’hui ? Sa défiance ?… sa tristesse de le savoir si différent de celui qu’elle avait imaginé ?

Il se trouva sans trop savoir comment à l’entrée du hall illuminé, où circulaient quelques groupes. A sa droite, une porte ouverte laissait voir le fumoir, transformé ce soir en salle de jeu. Odon gagna une table de bridge, et s’y installa pour le reste de la soirée, en dépit d’une malchance extraordinaire qui fit grommeler au vieux général d’Orches, son partenaire :

— Eh bien, mon cher, si l’on en croit le dicton, vous devez être joliment heureux en amour ! Palsambleu ! Quelle déveine !


xii


Vers deux heures, le lendemain, M. de Montluzac entra dans le petit salon qui faisait communiquer les chambres occupées par Mme de Liffré et Roselyne, dans une aile du château de Seurres. La vieille dame se trouvait seule, à son grand déplaisir. Elle avait fort bien compris, la veille, que son petit-fils était irrité au dernier point. Or, tout en contenant sous des apparences courtoises le sang ardent et l’esprit dominateur de la vieille race mi-française, mi-sarrazine dont il sortait, Odon, en de rares occasions d’ailleurs, se laissait aller à de froides colères, plus redoutées que la violence. Mme de Liffré, qui avait vu tant de sombre mécontentement dans ses yeux, quand il avait pris congé d’elle, hier soir, tremblait presque à la pensée de cet entretien.

Mais aucun reproche nouveau ne sortit de ses lèvres. Il informa seulement sa grand’mère qu’il venait d’écrire au curé de Capdeuilles, et que Roselyne partirait probablement dans quelques jours.

— Elle a grand besoin de retrouver une existence plus tranquille. Cette vie mondaine ne lui est favorable en aucune façon.

Mme de Liffré en convint volontiers. Aujourd’hui, moins que jamais, elle était disposée à contredire son autoritaire petit-fils. Elle lui adressa encore quelques questions, à propos de ce séjour de Roselyne à Capdeuilles, puis elle demanda :

— Lord Holwill ne vous a pas parlé, ce matin ?

— Parlé ? Si, nous avons causé de chevaux, Sombreval, lui et moi, pendant une demi-heure.

— Je veux dire parlé à vous seul, au sujet de Roselyne… Hier, il m’a dit qu’il l’aimait, qu’il n’avait pas de plus vif désir que de la voir devenir sa femme. Je lui ai répondu qu’il devait s’adresser à vous, naturellement.

M. de Montluzac dit brièvement :

— C’est bien, nous verrons cela.

Mme de Liffré hasarda :

— Ce serait un très beau mariage pour elle.

Odon, sans paraître entendre, se leva en demandant :

— Roselyne est-elle ici, grand’mère ?

— Non, elle est sortie avec Mme Berfils.

— Ah !… Eh bien, à ce soir, grand’mère. Je vais fumer une cigarette dans le parc, et ensuite, j’irai faire une partie de golf.

Mme de Liffré, qui le regardait avec attention, demanda :

— Êtes-vous fatigué, mon enfant ?

— Moi ? Non. Pourquoi ?

— Je vous trouve changé, amaigri.

Il eut un léger mouvement d’épaules.

— C’est possible. Mais je n’y attache aucune importance.

— Cela vous va bien, d’ailleurs. Vos yeux paraissent plus grands encore, et plus profonds.

Il retint un geste d’impatience. Il la reconnaissait bien toujours, l’incurable frivolité de cette aïeule qui n’avait jamais compris l’âme de son petit-fils, l’âme ardente, orgueilleuse, mais avide d’affection et tellement sensible à la souffrance que pour ne plus la sentir jamais, elle s’était faite dure, glacée, presque mauvaise.

Il sortit dans le parc, en évitant habilement quelques groupes qui flânaient, à cette première heure de l’après-midi. Machinalement, il alluma une cigarette, tout en avançant. Une longue allée s’étendait devant lui. Là-bas, une petite porte donnait sur un sentier conduisant plus directement au village. Roselyne et Mme Berfils prendraient sans doute ce raccourci, pour revenir…

Oui, les voilà qui arrivaient, précédées du lévrier russe de M. de Montluzac, qu’il avait laissé en partant à sa cousine. Roselyne portait un tailleur de drap blanc et un chapeau noir gracieusement retroussé. Elle avait, aujourd’hui, repris quelque peu de son apparence de petite fille. Du moins, c’était l’impression d’Odon, tandis qu’il la regardait avancer avec un secret ravissement.

Au visage pâli de Roselyne, une vive teinte rose était montée, à la vue de son cousin. Aussi lui dit-il, quand il fut près d’elle :

— Vous avez bonne mine, Rosey. Cette petite course vous a fait du bien.

Elle déclara avec simplicité :

— Je suis toujours mieux quand je reviens de l’église.

Mme Berfils ajouta avec un sourire :

— Si je ne lui rappelais l’heure, elle ne s’en irait jamais.

— Voilà qui fera plaisir à votre vieux curé, Rosey ! Il verra que nous ne lui avons pas endommagé l’âme de sa petite paroissienne.

Roselyne demanda vivement :

— Est-ce que j’irai bientôt à Capdeuilles ?

— Mais oui. Je désirais précisément vous parler à ce sujet… Si vous n’êtes pas fatiguée, voulez-vous que nous allions jusqu’au rond-point ?

— Très volontiers.

— Eh bien, j’emmène ma cousine, madame. Elle vous retrouvera tout à l’heure.

Roselyne eut un mouvement léger, ses lèvres s’entr’ouvrirent comme pour une protestation. Mais elle n’osa pas la formuler. Silencieusement, elle se mit à marcher près d’Odon. Celui-ci, du coin de l’œil, la regardait. Non, décidément, elle n’avait pas bonne mine, cette pauvre petite Rosey. Sa soirée d’hier devait l’avoir beaucoup fatiguée. Un cerne entourait ses yeux, et au coin des lèvres, Odon croyait remarquer un petit tremblement nerveux.

Doucement, il prit la main de la jeune fille et la glissa sous son bras.

— J’ai écrit ce matin à votre curé, Rosey, et dès que j’aurai la réponse, vous partirez pour Capdeuilles.

Elle dit d’une voix tranquille :

— Je vous remercie beaucoup. Il me sera bon de me retrouver là-bas.

— Vous vous déplaisiez ici ?

— Sincèrement, oui. Non que je ne reconnaisse la parfaite amabilité de tous à mon égard. Mais les goûts, les habitudes de la plupart des hôtes de Mme de la Roche-Bayenne sont trop différents des miens.

Elle ajouta, avec un sourire léger :

— Je ne serai toujours qu’une petite campagnarde.

Il se mit à rire. Son regard ne la quittait pas, admirant la souple élégance de cette jeune taille, la ligne pure du profil, la blancheur délicatement satinée du teint.

— Une campagnarde dont beaucoup de ces dames peuvent envier l’allure, le charme, le goût si sûr, digne de la petite patricienne que vous êtes.

Il sentit que la main de Roselyne frémissait un peu, sous son bras. Une teinte de pourpre montait de nouveau au visage de la jeune fille. Autrefois, elle ne rougissait pas quand il lui parlait sur ce ton… Mais était-il bien sûr, d’abord, qu’il n’eût pas un accent particulier, maintenant, un accent tout autre que celui de naguère, quand il s’adressait à la petite cousine qu’il croyait chérir comme une sœur ?

Ils marchèrent sans parler, un long moment. Puis Roselyne dit d’une voix hésitante :

— J’ai vu que vous fumiez, tout à l’heure. Il ne faudrait pas vous gêner pour moi. Vous savez que j’aime l’odeur du tabac.

— Oui, je le sais, Rosey. Je n’ai pas oublié vos goûts, croyez-le. Mais je fume moins maintenant.

Elle se souvint tout à coup que Mme de Sauroy avait dit un jour : « J’ai grand’peine à m’accoutumer à l’odeur du tabac. Je me force parfois à la supporter, mais j’emporte toujours de l’expérience un fort mal de tête. » Sans doute, Odon voulait lui éviter ce désagrément, et se prêtait aimablement à une concession.

Un petit frisson la secoua. Elle fit un mouvement pour retirer sa main. Mais Odon la retint fortement.

— Qu’avez-vous, Rosey ? Il y a peut-être un peu trop de fraîcheur, sous ces arbres ?

— Oh ! non, pas du tout !

— Retournons sur nos pas… Vous disiez que vous ne vous plaisiez guère, ici ? N’y a-t-il donc personne que vous regrettiez particulièrement ?

Son regard observait avidement la physionomie de la jeune fille. Mais quelle idée avait-elle de tenir baissés, presque constamment, ses cils magnifiques ! On ne pouvait décidément plus voir jusqu’au fond de ses yeux, comme autrefois.

Roselyne répéta :

— Que je regrette particulièrement ? Mais non. Je vous le dis, on a été aimable pour moi, très aimable. Certaines personnes me sont sympathiques. Mais toutes sont beaucoup trop mondaines pour mes goûts.

— Cependant, il en est un qui… Tenez, ma grand’mère me parlait tout à l’heure de lord Holwill, qui souhaite vous épouser. Que pensez-vous de lui ?

Il s’arrêtait, en adressant cette question d’une voix qu’il réussissait à maintenir calme. Il s’arrêtait pour mieux saisir l’impression produite par cette demande. Car il voulait savoir si Rosey avait au cœur un autre amour.

La teinte de pourpre s’accentua à peine sur le joli visage qui n’avait pas tressailli. Les yeux continuèrent de se dérober sous l’ombre des cils foncés, qui les faisaient si profonds et mystérieux. Roselyne dit avec tranquillité :

— Il est charmant, je le crois bon et assez sérieux. Mais je n’ai pas du tout l’idée de me marier. Je suis beaucoup trop jeune.

Il respira plus légèrement.

— C’est tout à fait mon avis… Cependant, si lord Holwill… ou un autre de ces messieurs vous avait plu particulièrement, il faudrait me le dire, Rosey. Je suis presque votre tuteur, et vous avez toujours eu confiance en moi.

Elle secoua la tête. Il vit ses lèvres frémir un peu. Mais elle répondit avec la même tranquillité :

— Je n’ai vraiment rien à vous dire à ce sujet, Odon. Lord Holwill m’est plus sympathique que les autres, parce qu’il me paraît plus sérieux. Mais c’est tout. Et je ne songe pas du tout au mariage.

Elle se remit à marcher. Près d’elle, Odon restait silencieux. Cette nouvelle Rosey le déroutait. Naguère, elle avait accueilli par un éclat de rire la demande d’Hubert de Liffré. Aujourd’hui, elle restait d’un calme déconcertant. En commençant de connaître la vie, avait-elle donc perdu sa spontanéité, sa simplicité confiante ? Quel mystère se cachait en ce cœur, qui devenait un cœur de femme ? À quoi songeait-elle ?… À qui ?

Il se le demandait avec angoisse, en la regardant avancer à son côté d’un pas souple et glissant. Avait-il trop bien réussi à la guérir de son amour pour lui ? Sans cela, elle le lui eût laissé voir ingénument, comme autrefois. Tandis qu’elle était si tranquille, et presque froide ! Que s’était-il donc passé ?

Les questions se pressaient sur ses lèvres. Mais un sentiment bien inaccoutumé le paralysait. L’orgueilleux et hardi Montluzac se sentait étrangement gêné près de cette enfant silencieuse, devenue pour lui une énigme. Il voulait lui parler, essayer de connaître sa pensée, et il n’osait, craignant de laisser déborder cet amour dont il sentait en lui le battement fougueux, craignant sur tout, peut-être, le mystère de cette pensée que Roselyne semblait lui refuser de lire dans son regard, comme autrefois.

Le lévrier, bondissant à ce moment vers son maître, vint quêter une caresse que M. de Montluzac lui donna d’une main distraite. Roselyne demanda :

— Est-ce que vous me permettrez d’emmener Attila à Capdeuilles ?

— Mais certainement. Il vous appartient, Rosey. Par exemple, il gênera peut-être un peu, au presbytère ?

— Oh ! je crois bien ! Adèle ne le supporterait pas. Mais je le laisserai au château. Christophe le soignera parfaitement, et je le verrai tous les jours.

— Comment vous arrangerez-vous, avec Mme Berfils ? Y a-t-il de quoi la loger au presbytère ?

Roselyne secoua négativement la tête.

— Non, c’est impossible. Il faudra qu’elle revienne, après m’avoir accompagnée. Mme de Liffré m’a dit qu’elle la garderait, comme dame de compagnie, jusqu’à mon retour.

— Mais vous vous ennuierez, toute seule, à Capdeuilles ?

— Non, je ne crois pas.

— En rentrant à Paris, je vais voir un architecte pour la restauration du château. L’année prochaine, vous pourrez l’habiter avec Mme Berfils, et vous serez ainsi délivrée de cette insupportable Adèle.

Roselyne eut un sourire contraint.

— Pendant un mois ou deux, elle ne dira rien. Mais si je restais plus longtemps, ce serait autre chose.

— Fort heureusement, cette éventualité n’est pas à envisager. Vers la fin d’octobre, Mme Berfils ira vous chercher et vous ramènera près de ma grand’mère.

De nouveau, le silence tomba entre eux. Odon se disait : « Que ferai-je alors ? Je ne pourrai plus vivre ainsi près d’elle… » Roselyne songeait en frissonnant : « Il sera peut-être marié. Alors je ne pourrai plus rester. Je sens que cette femme me déteste. Et lui ne m’aimera plus comme avant, jamais. Je les gênerais, et je souffrirais trop. »

À l’extrémité de l’avenue, un groupe apparut. Doucement, Odon laissa retomber la main de Roselyne. Il avait reconnu Mme de Révillet, lord Holwill et Robert de la Roche-Bayenne.

La marquise chuchota à l’oreille de ce dernier :

— Voyez donc, Montluzac en promenade sentimentale avec sa délicieuse cousine ! Et elle lui donnait le bras. C’est tout à fait tendre !

Robert ne put retenir une légère grimace.

— Oui, ça va mal pour nous, Holwill. Ils font un couple superbe. Ce mâtin de Montluzac avait bien besoin d’arriver en fâcheux, pour nous couper l’herbe sous le pied.

L’Anglais, en fronçant les sourcils, murmura :

— Il avait son flirt à Naples. Qu’est-ce qu’il vient faire ici ?

Robert dit mélancoliquement :

— Nous mettre tous d’accord, mon cher. Nous étions plusieurs prétendants à la main de Mlle de Salvagnes, et celle-ci ne semblait témoigner de préférence à aucun de nous. Il en est autrement pour son beau cousin, si nous en croyons le témoignage de nos yeux.

Holwill grommela :

— Ce n’est pas un mari pour elle.

— Sans doute est-il d’un autre avis que vous, mon bon ami. À moins qu’il ne s’agisse encore que d’un simple flirt. Mais un flirt avec une créature ravissante comme celle-ci, il me semble, par ma foi, que cela doit toujours conduire à l’amour !

Les deux groupes se rejoignirent, fusionnèrent. Sous l’ombre fraîche des vieux arbres, tous revinrent dans la direction du château. Odon s’entretenait distraitement avec Mme de Révillet. Mais son regard ne quittait guère l’élégante silhouette de femme qui, un peu devant lui, s’avançait entre Robert et lord Holwill. Roselyne était calme, souriante, telle qu’il l’avait vue hier soir, quand elle écoutait ses admirateurs et leur répondait. Mais sa gaieté d’enfant semblait avoir disparu. M. de Montluzac pensa : « Je n’avais pas tort de retarder pour elle l’instant où elle commencerait de connaître le monde. Là voilà toute changée, ma petite fée. »


xiii


Le curé de Capdeuilles, sa soutane retroussée, achevait d’attacher des tuteurs à ses chrysanthèmes. Ses doigts engourdis par les rhumatismes le rendaient lent à cette besogne, et, à tout instant, la ficelle échappait, ou la baguette de bois tombait. Enfin, les plantes émancipées se trouvèrent dûment retenues, et le vieillard, s’épongeant le front, vint s’asseoir près de la maison, après avoir retiré ses sabots auxquels s’attachaient des plaques de terre humide.

« Je n’ai décidément plus de forces, songea-t-il en croisant sur sa soutane ses grosses mains noueuses. Mes jours sont comptés, la faiblesse m’envahit de plus en plus. Je ne m’en inquiéterais pas, si ce n’était ma petite Roselyne. »

Roselyne… Pauvre enfant ! Il l’avait compris bien vite, le secret de ce cœur virginal. Déjà, il en avait eu l’intuition, cet hiver, en recevant les lettres où elle lui parlait de son cousin Odon, « tellement bon pour elle, et dont les yeux étaient si doux qu’on voudrait les regarder toujours. » Cette phrase, surtout, avait frappé le curé, en l’inquiétant beaucoup. Il s’était un peu rassuré, plus tard, quand Roselyne lui avait appris que M. de Montluzac voyageait, et qu’elle ne le voyait plus bien souvent. Allons, le marquis tenait sa promesse, il s’arrangeait, comme il l’avait dit, pour demeurer éloigné de sa jeune cousine. Celle-ci, dans ses lettres, ne parlait presque plus de lui, au grand contentement du prêtre… Mais elle n’était pas depuis trois jours au presbytère qu’il devinait ce secret que la jeune fille ignorait encore — ou, du moins, dont elle ignorait le nom véritable.

Ce qu’il avait redouté s’était produit. Roselyne aimait son cousin. Il se répétait qu’il ne pouvait rien empêcher, qu’après sa mort qu’il sentait prochaine, M. de Montluzac aurait pris la tutelle et recueilli de même la jeune fille sous son toit. Néanmoins, il se reprochait de l’avoir laissé partir. Ici, à Capdeuilles, elle aurait eu encore une année tranquille, une année de paix enfantine.

Il est vrai qu’il y avait ce gros Veuillard, qui tournait tout autour d’elle, depuis son retour. En vérité, c’était un grand malheur pour elle d’être si jolie ! Elle avait appris à son vieux curé qu’on l’avait demandée en mariage, et qu’elle avait refusé. Il avait hoché la tête en disant :

— Il est vrai que vous êtes très jeune. Mais dans votre situation isolée, ma pauvre petite, vous avez besoin d’avoir le plus tôt possible un foyer, une protection.

Oui, la voir mariée, c’était là maintenant tout le désir du vieillard. La veille, en revenant de dire sa messe, il avait été pris d’une crise d’étouffement qui l’avait effrayé. Aussi, ce matin, s’était-il réjoui en recevant un mot du marquis de Montluzac qui l’informait de sa visite pour ce soir même, en le priant de n’en rien dire à Roselyne, et même d’éloigner la jeune fille, si possible, car il désirait avoir avec lui un entretien confidentiel. Il fallait que, de cet entretien, sortît un changement dans la situation de Roselyne, car il était impossible qu’elle continuât d’habiter sous le même toit que son cousin. Celui-ci l’avait d’ailleurs compris déjà, comme en témoignait sa conduite depuis quelques mois.

Ainsi songeait le vieux prêtre, tandis que le jour déclinait dans le jardin silencieux tout parfumé de l’odeur des poires mûres et des feuilles mourantes. Au seuil de la salle, Attila, le lévrier, sommeillait, dédaigneux du chat qui le considérait avec défiance. Tout à l’heure, il s’en irait avec sa jeune maîtresse vers le château. Roselyne allait revenir, calme, souriante, toute prête à entourer d’attentions son vieux curé. Mais elle pâlissait, maigrissait, et ne riait plus qu’avec effort. Parfois, le prêtre surprenait dans son regard une expression de douleur profonde, qui transformait cette jeune physionomie. Et il pensait : « Pourvu qu’elle puisse l’oublier ! Mais il faudrait qu’elle ne le revît pas. »

Attila se redressa tout à coup. Une porte s’ouvrait, se refermait, un pas léger glissa sur le parquet bien ciré de la salle. Roselyne apparut. Elle donna une caresse au chien et s’approcha du vieux prêtre qui avait souri en l’apercevant.

— J’ai été un peu longtemps, monsieur le curé. Mais je viens de chez Guillemine, et elle m’a retardée, pauvre bonne vieille, en me racontant des histoires de sa jeunesse.

— Comment va-t-elle ?

— Ni mieux ni plus mal. Elle m’a demandé de revenir demain, parce que, prétend-elle, sa nuit est toujours meilleure quand elle m’a vue.

— Tous les pauvres d’ici vous aiment, Roselyne.

Elle dit avec simplicité :

— Moi aussi, je les aime bien. Et savez-vous à quoi je pense, monsieur le curé ? C’est que je ne me marierai pas, pour pouvoir mieux m’occuper d’eux.

— Oh ! oh ! c’est une grosse détermination, ma fille ! Il faudra laisser au temps le soin de la mûrir.

Le visage pâle frémit légèrement.

— Je voudrais que ce fût décidé bientôt, au contraire. Je n’ai pas du tout envie de me marier. Mlle Céleste disait l’autre jour que les Oblates de Terrelosse recevaient des jeunes filles qui, sans prononcer de vœux, voulaient se préparer au service des pauvres, aux soins des malades. Je pourrais me retirer là, qu’en dites-vous, monsieur le curé ?

— Nous verrons cela, ma chère enfant… un peu plus tard. Maintenant, si vous devez aller au château, partez vite. Je n’aime pas vous savoir sur la route quand le jour baisse.

— Je voudrais bien dîner là-bas, pour voir le clair de lune sur l’étang. Vous savez combien j’aimais cela, monsieur le curé ?

— Oui, petite rêveuse. Mais moi, je ne l’aime pas beaucoup pour vous. Enfin… ce soir, je permets. Vous vous ferez accompagner par Christophe, au retour ?

— Oui, c’est convenu, monsieur le curé. À ce soir.

Elle mit sa main dans celle du prêtre, qui la serra doucement, et s’éloigna. Le vieillard la suivit des yeux. Il songeait avec tristesse : « C’est décidément sérieux, pauvre petite. La voilà qui ne veut plus se marier ! Je ne peux pourtant pas demander à M. de Montluzac de l’épouser ! S’il le faisait par pitié, ayant peut-être quelqu’autre attachement, ce serait encore plus terrible que tout pour ma pauvre Rosey. Et puis, il s’avoue lui-même complètement sceptique, de cœur sec, d’habitudes frivoles — et peut-être pires. Il peut avoir été un cousin excellent, vraiment délicat et généreux, et n’être qu’un mari détestable.

Le vieillard soupira, en passant la main sur son front. Ah ! qu’elle lui donnait du souci, la pauvre chère petite fille ! Et comme ce serait délicat, tout à l’heure, de faire comprendre au marquis de Montluzac qu’il devait s’arranger pour ne plus la revoir, de longtemps du moins !

La lune commençait de s’élever au-dessus des bois de Capdeuilles, quand Roselyne sortit du château. Attila, enfermé dans le salon, gémit doucement. Mais la jeune fille ne voulait pas l’emmener, ce soir. Il lui semblait plus doux d’être seule, dans le grand silence de la nuit.

Tout à l’heure, elle venait de parcourir le château, la chère demeure où demeurait si vivant le souvenir de l’aïeul. Dans le salon, elle s’était assise près de la petite table ronde à dessus de marbre. Là, elle avait revécu les jours passés… Mais toujours, près du grand-père, elle revoyait une haute silhouette masculine, un beau visage aux yeux souriants qui caressaient, attiraient et retenaient à jamais. Où qu’elle allât, d’ailleurs, ce souvenir ne la quittait pas. Ici, dans cette allée, elle était passée avec lui, en revenant de l’étang. Tous deux avaient regardé le vieux logis mélancolique et ruiné…

Elle se détourna et jeta un coup d’œil sur le château. Dans la discrète clarté d’une lune voilée, il perdait son apparence vétuste ; seules apparaissaient ses belles lignes élégantes, la grâce harmonieuse de ses pilastres et de ses fenêtres cintrées. Les charmilles s’étendaient en masses sombres, dans cette nuit claire et tranquille. Un parfum d’herbe mouillée et de feuilles mortes glissait dans la fraîcheur de l’air, autour de Roselyne immobile, perdue dans sa contemplation.

On allait le restaurer, le vieux château. Odon en ferait une merveille. Et puis, un jour, il y amènerait sa femme. La belle Pepita serait maîtresse en ces lieux où, jadis, avait vécu heureuse Roselyne, la petite ondine.

Elle appuya la main contre sa poitrine. N’allait-elle pas étouffer de souffrance ? Non, elle ne voulait plus penser à cela. Il lui semblait qu’elle haïssait cette femme, et c’était si mal, si mal !

Le long des allées herbeuses, entre les parterres aux contours indistincts et les miroirs d’eau morte où la lune se reflétait, elle avança lentement, petite ombre noire glissant dans cette clarté, sans bruit. Elle passa sous la voûte de l’allée, entre les bosquets éclairés par cette pâle lumière mystérieuse, d’un bleu argenté. Tout au bout, elle vit devant elle l’étang.

Elle s’approcha de la berge. Là, près de cette souche d’arbre, elle dormait, quand Odon était venu. En s’éveillant elle l’avait vu, debout devant elle, la considérant avec un regard un peu énigmatique. Puis aussitôt il avait souri, et elle avait aimé ses yeux.

Elle s’assit sur l’herbe, en s’appuyant à ce même petit monticule contre lequel sa tête se reposait, ce jour-là. Comme cette pauvre tête la faisait souffrir, ce soir ! Ses cheveux lui semblaient d’un poids insupportable. Elle enleva les épingles, et la merveilleuse chevelure se répandit sur ses épaules, en ondes légères que frôlait la brise du soir.

Quelle reposante tranquillité ! Elle resterait ici une demi-heure, puis elle irait chercher Christophe pour la reconduire au presbytère. Pauvre bon curé, il ne fallait pas risquer de l’inquiéter ! Il était maintenant le seul qui l’aimât, car Odon…

Son front lourd s’appuya sur sa main. Comme elle avait été confiante et heureuse, pendant quelques mois ! Puis ce changement, tout à coup, chez lui… Changement inexpliqué, jusqu’au jour où elle avait appris que Mme de Sauroy l’aimait, qu’elle avait été le rejoindre, et que sans doute ils s’épouseraient. Alors, ses yeux s’étaient ouverts. Avec la connaissance de la vie qui lui venait peu à peu, elle comprenait qu’elle n’était, qu’elle ne serait jamais pour Odon qu’une petite fille, pour laquelle il avait sans doute une affection réelle, mais qu’il trouvait un peu gênante, maintenant qu’il songeait au mariage. Puis la comtesse Borelska n’avait-elle pas dit : « Il aime le changement, Montluzac… » Lui se déclarait profondément égoïste. Sa jeune cousine avait peut-être été une distraction pour lui. Mais maintenant, Mme de Sauroy l’occupait trop pour qu’il eût le loisir de penser à Roselyne. Son silence, depuis qu’elle se trouvait à Capdeuilles, en était une preuve cruelle !

Cette désillusion était affreuse. Il lui semblait que toujours, elle en souffrirait avec cette intensité poignante qui la courbait là, palpitante, comme un pauvre petit être frappé à mort.

Odon ! Les paroles de la comtesse Borelska, d’autres propos, entendus ensuite, à Seurres, le lui avaient laissé entrevoir si différent de l’être presque parfait qu’elle avait imaginé, en son esprit d’enfant innocente ! Elle l’aimait toujours, mais avec crainte, avec un peu d’effroi. Jamais plus, maintenant, elle n’oserait lui confier toutes ses pensées, lui demander conseil en toutes choses, comme elle le faisait l’hiver précédent. Jamais elle n’oserait lui laisser voir son affection si profonde, devenue timide, douloureuse, un peu défiante.

Mais lui-même avait montré qu’il désirait que cette affection ne se manifestât plus. Elle l’avait compris, et s’était préparée à l’attitude nouvelle qui convenait. Par exemple, elle se demandait comment elle avait eu la force de la maintenir, pendant les quelques jours qu’il avait passés à Seurres, en même temps qu’elle. Mais il lui était si insoutenable de penser qu’elle pouvait être une gêne, un ennui pour lui ! Puis elle savait bien que jamais, jamais, elle ne pourrait redevenir à son égard la simple et confiante petite fille d’autrefois.

Certainement, il avait dû la trouver très différente. Mais comme il ne lui en avait pas fait la remarque, il fallait bien penser que cette nouvelle Roselyne lui agréait. Il n’avait d’ailleurs pas cherché à avoir avec elle d’autre entretien seul à seule, comme autrefois avec sa petite fée. Certes, il s’était montré affectueux, très bon toujours. Mais Roselyne avait eu l’impression qu’il s’éloignait d’elle. Et depuis un mois qu’elle était ici, il n’avait écrit qu’une fois, dix mots, tout juste, sur une carte. Depuis, plus rien…

Cette nuit d’automne était d’une douceur merveilleuse. Au-dessus des bois, la lune montait, dépouillée de ses brumes, et répandait sa clarté recueillie sur la verdure sombre des vieilles futaies, sur l’étang aux rides légères, sur la berge où songeait Roselyne. La fraîcheur de la brise se parfumait de l’arôme des fleurs invisibles et des hautes fougères endormies dans la profondeur des sous-bois. Quelques insectes glissaient entre les herbes, regagnant sans doute leur gîte souterrain. Une feuille tombait, tournait un instant et s’abattait sur la berge, ou sur l’eau semblable à une belle nappe d’argent mat. Un oiseau battait des ailes dans un fourré. Puis tout se taisait. Et Roselyne se retrouvait seule dans le grand silence nocturne.

Seule… Ce serait toute sa vie, sans doute. Car elle se sentait un éloignement profond pour le mariage. Il l’effrayait, maintenant. Elle n’aspirait qu’à se retirer en quelque lieu tranquille, à mener une vie calme, tout occupée de charité. Elle ne voulait plus retourner dans le monde. Bientôt, après en avoir parlé avec le vieux curé, elle l’écrirait à Odon. Cette solution serait agréable à M. de Montluzac, certainement. Elle lui enlèverait tout souci pour l’avenir de cette jeune cousine dont il se croyait tenu de s’occuper, parce qu’il en était le parent.

De l’allée par laquelle, tout à l’heure, elle était venue, surgit une forme blanche. C’était Attila, qui bondit vers elle avec un aboiement de joie.

— Ah ! Christophe t’a laissé échapper, mon bon chien ! Eh bien, nous allons retourner ensemble…

Les mots moururent sur ses lèvres. Un homme sortait de l’allée, s’avançait vers elle, rapidement. Elle murmura :

— Odon !

D’un mouvement machinal, elle se leva. Déjà, il était près d’elle et lui prenait la main.

— Ma petite Rosey !

C’était la voix tendre d’autrefois, et le regard si chaud qu’elle avait désespéré de revoir.

— … Je viens du presbytère, j’ai vu votre vieux curé. Il m’a dit que ma petite fée souffrait. Et moi, justement, je venais lui apprendre que j’étais atrocement malheureux, loin de ma Rosey.

Elle le considérait avec des yeux agrandis par la stupéfaction. Sa main se mit à trembler dans celle qui la tenait si fortement, si doucement aussi. L’émotion trop violente lui serrait la gorge, jetait le désarroi dans sa pensée… Odon, là… Qu’est-ce qu’il voulait dire ?

Odon continuait, d’une voix qui devenait plus basse, plus ardente, toute frémissante de la tendresse passionnée qu’il contenait :

— Je lui ai appris que je vous aimais, Roselyne, que la vie sans vous m’apparaît trop dure, après la joie délicieuse que m’ont donnée votre présence, votre affection, la pure clarté de votre âme. Je veux vous garder toujours près de moi, toujours à moi. Voulez-vous devenir ma femme ?

— Votre femme !

Elle se mit à trembler tout à coup, des pieds à la tête, et elle s’écarta, en retirant sa main de celle du jeune homme. Ses yeux s’attachaient sur Odon avec une expression étrange, où se mélangeaient la stupéfaction, la joie, la souffrance. M. de Montluzac s’écria :

— Qu’avez-vous, Roselyne ? Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

Elle demanda d’une voix étouffée :

— Vous ne l’épousez donc pas ?

— Qui cela ?

Mme de Sauroy.

Mme de Sauroy ? Qu’avez-vous imaginé là ? Qui vous a donné cette idée ?

— J’en ai entendu parler, à Dinard, et aussi à Seurres. On disait qu’elle avait été vous rejoindre, et qu’elle vous aimait beaucoup…

Les mots sortaient avec peine des lèvres tremblantes. Dans les beaux yeux qui s’attachaient sur lui, Odon pouvait lire l’angoisse déchirante. Toute la souffrance de ce jeune cœur lui était révélée dans ce regard.

Il s’avança, et son bras entoura les épaules de Roselyne.

— Il est possible que Mme de Sauroy m’aime, mais moi, je n’ai jamais aimé que vous. Dans ma vie, vous êtes apparue comme une merveilleuse lumière, et aussitôt, il m’a semblé que je devenais moins mauvais. Je sais trop bien que je ne suis pas digne de vous, Roselyne. Voilà surtout ce qui m’empêchait de vous faire connaître mon amour, voilà ce qui me tenait éloigné, depuis quelques mois, dans l’espoir que je pourrais me guérir de cet amour, et que vous, Rosey, vous m’oublieriez… Mais loin de vous, je vous aimais toujours davantage. Je ne pensais qu’à vous, je me désespérais à l’idée que, peut-être, un autre prendrait votre cœur. Ah ! ma pauvre chérie, que me parliez-vous de Mme de Sauroy ! Eût-elle été autre chose à mes yeux qu’une coquette méprisable, comment aurait-elle pu me faire oublier, un seul instant, celle qui est depuis un an la joie de mon âme, celle qui sera l’unique amour de ma vie ?

Elle l’écoutait en frissonnant de bonheur. Ses paupières baissées se soulevaient, laissant voir ses yeux éclairés d’une joie profonde, ses beaux yeux timides et radieux que cherchait un regard de tendresse passionnée.

Odon dit avec ferveur :

— Ma chérie, je voudrais effacer de mon existence toutes les années où je ne vous ai pas connue ! Du moins, les autres seront à vous, et vous me transformerez, pour mon plus grand bonheur, ma Rosey bien-aimée. Tout à l’heure, je le disais à votre bon curé, après lui avoir sincèrement fait part de mes scrupules, de mes combats intérieurs. Il m’a répondu : « Après ce que vous venez de m’apprendre, j’ai toute confiance en vous. Roselyne sera votre salut, et vous… eh bien, mon enfant, je crois que vous la rendrez très heureuse. »

Le jeune visage frémissant s’appuya sur son épaule. Odon, longuement, baisa les cheveux qui frôlaient ses lèvres.

— Est-ce aussi votre avis, Rosey ?

— Oh ! oui !

Elle leva de nouveau les yeux vers lui, et il tressaillit de joie. Voici qu’il la retrouvait, sa petite Rosey toute confiante, et ingénument amoureuse. Ce soir, avec ses cheveux épars, ses merveilleux cheveux semblables, sous la clarté bleuâtre, à de l’or pâle et fluide, elle reprenait son apparence de petite fille, telle que le jour où Odon l’avait vue ici, pour la première fois.

Il murmura :

— Petite fée, que vous êtes jolie !

De nouveau, il revoyait le délicieux sourire tendre sur ses lèvres, dans ses yeux. Pendant un long moment, il la contempla en silence, avec une admiration fervente. Devant eux, le globe blanchâtre de la lune se reposait maintenant sur les frondaisons immobiles qui entouraient d’une couronne sombre l’étang aux eaux luisantes, couleur d’argent bleui. Un souffle d’air humide, chargé de tous les arômes des bois, passa dans la douceur de la nuit. Roselyne fit observer, à mi-voix :

— Il doit être très tard.

— Je ne sais trop. Ce soir, je n’ai pas la notion de l’heure.

— M. le curé va s’inquiéter.

— Il me suivait, je crois. Il ne doit donc pas être très loin. Allons au-devant de lui.

Il mit la main de Roselyne sous son bras, et tous deux revinrent lentement vers le château. Leurs pas glissaient sans bruit dans l’herbe humide, et leurs silhouettes s’estompaient au passage sur l’eau éclairée des petits bassins. Autour des parterres dévastés, les ifs dressaient leurs formes échevelées et sombres, presque funèbres, dans cette nuit claire, silencieuse, qui enveloppait de poétique mystère le jardin abandonné.

— Nous redonnerons à votre Capdeuilles sa beauté d’autrefois, petite ondine, et vous en serez la reine très aimée, très obéie.

Elle dit avec son joli rire frais :

— C’est moi qui vous obéirai toujours. Ce sera tellement bon !

Il l’enveloppa d’un long regard d’amour, en pensant avec une émotion tendre : « Quelle enfant elle est encore, ma petite chérie ! »

À ce moment, le curé atteignait la grille du château. Il essayait de se hâter ; mais que faire avec des jambes qui ne veulent rien entendre ? Et M. de Montluzac devait être depuis longtemps près de Roselyne. Il lui avait échappé, ce diable d’homme, en disant : « Vous me rejoindrez, monsieur le curé. Mais vous comprenez, j’ai tant de hâte de la revoir ! »

Eh ! cette hâte se voyait sans lunettes ! Mais enfin, il eût été plus correct de sa part d’attendre le tuteur, le vieux confident de Roselyne. D’autant mieux qu’il paraissait joliment épris, et que ses yeux, sa voix devaient avoir, quand il parlait d’amour, une éloquence bien grisante pour une petite tête de jeune fille !

Mais ces jambes persistaient à ne vouloir avancer qu’à pas trop lents ! Le vieillard laissait échapper des soupirs de résignation. Au fond, il avait grande confiance en ce jeune homme qui venait, avec une si belle loyauté, de lui montrer ses scrupules, ses luttes, depuis plusieurs mois et qui l’avait fait juge de sa vie, arbitre de son avenir en lui disant : « Voilà ce que j’ai été. Croyez-vous que je puisse demander à Roselyne de devenir ma femme ? »

Certes, il le pouvait, avec tant de regret sincère, tant de mépris pour son existence passée, tant de désir de se transformer pour mériter l’amour de cette petite Roselyne qui avait réveillé en lui des sentiments élevés, des puissances affectives qu’il croyait mortes à jamais. Les défaillances de sa vie étaient le résultat de l’absence presque complète de direction morale, dans son éducation, et il y avait lieu de s’étonner qu’elles n’eussent pas été plus graves. Son scepticisme, déjà touché par les charmantes vertus de Roselyne, ne résisterait pas à l’influence constante d’une femme très aimée. Quant à ses habitudes d’existence trop mondaine, lui-même déclarait qu’il en était las, depuis longtemps, et qu’elles n’avaient été pour lui qu’un moyen de s’étourdir, tant que son cœur restait vide d’affection.

Par ailleurs, il semblait de nature énergique et droite, il était bon, généreux, capable d’une grande délicatesse, comme l’avait montré sa conduite à l’égard de sa jeune cousine. La chère petite aurait en lui le protecteur vigilant qui lui était si nécessaire, et son vieux curé pourrait mourir tranquille.

Maintenant, le prêtre longeait l’allée d’eau, dans laquelle se reflétait la lumière pâle de la nuit. Il pensait : « Que lui dit-il, pendant tout ce temps ? C’est un passionné, sous ses dehors un peu froids. Mais il a pour Roselyne un très délicat respect, et j’espère qu’il n’effarouchera pas cette bonne petite… Ah ! les voici ! »

Ils contournaient le château, et apparaissaient dans la pleine clarté de la lune. Odon, penché vers Roselyne, lui parlait, fort tendrement, à en juger par sa physionomie et par la mine doucement ravie de la jeune fille. Dans cette lumière argentée, elle semblait d’une beauté presque irréelle, la délicieuse ondine, avec sa robe foncée, son visage d’une palpitante blancheur, ses cheveux dénoués que la brise soulevait mollement. Et le vieux prêtre, dont la vue était meilleure que les jambes, fut frappé de l’expression nouvelle qui transformait le regard de sa petite Rosey. Il pensa, avec un mélange de bonheur et d’effroi : « Comme elle l’aime ! Pourvu qu’il sache la rendre heureuse ! »

Dans le silence, la voix de M. de Montluzac s’éleva, chaude, émue, un peu malicieuse :

— Je ne lui ai pas encore donné mon baiser de fiançailles, monsieur le curé ! Je vous attendais. Mais que vous avez été long !


FIN