Aller au contenu

L’Orbe pâle/J’étais sur la mer. Un albatros a passé

La bibliothèque libre.
Eugène Figuière et Cie (p. 69-70).


J’ÉTAIS sur la mer. Un albatros a passé. Cruellement, selon mon instinct de conquête, tout haut, j’ai regretté mon arme.

Alors on m’a dit :

— Vous en voulez un ?

— Comment ?

— Un vivant.

— Un vivant ? Comment l’avez-vous ?

— On le prend tout petit au nid, puis on lui coupe les ailes pour qu’il ne s’envole pas.

Et l’homme, paisiblement, expliquait cela !

J’étais horrifiée. J’ai songé à cet albatros condamné au sort que j’endure.

La vie, aussi cruelle que l’homme dont elle n’est que l’éducatrice, a rogné mes ailes sans brûler au fer rouge les racines du désir qui repoussent avec mes ailes. Et je sens l’atroce lutte qui se nourrit de ma jeunesse.

Alors j’ai dit :

— Je veux cet albatros, mais donnez-le moi sans lui couper les ailes.

— Mais il partira.

— Je le veux avec ses ailes.

Le sort que l’homme réserve à cet oiseau ne s’accomplira pas.

Je le nourrirai, je le soignerai et quand ses ailes seront toutes poussées, je les ouvrirai pour les voir resplendir au soleil.

Et le bel albatros partira sur les mers, libre et superbe, emportant comme fétiches un baiser de ma bouche rebelle, l’odeur de mes mains libératrices et mon âme errante.

 

Mais devant l’albatros qui volait sur la mer, j’ai regretté mon arme ?

On a le droit de tuer, on n’a pas le droit de mutiler…, d’amoindrir.