L’Organisation De La Famille/D-2
DOCUMENT B
OBSERVATIONS SUR LES RÉUNIONS DE PARCELLES TERRITORIALES
Dans une grande partie du nord et du centre de l’Europe, le territoire cultivé présentait déjà, à la fin du siècle dernier, un état de très grande division : les propriétés rurales avaient été morcelées à un point extrême, et, ce qui est plus fâcheux encore, elles se composaient de nombreuses parcelles enchevêtrées les unes dans les autres. Ce morcellement du sol existait aussi en France, principalement dans nos départements du nord-est. Depuis 1789, la division du sol n’a fait que croître en amenant dans certains départements un véritable émiettement du sol ; en 1853, le territoire cultivé de la France, comprenant une quarantaine de millions d’hectares, était formé de 126 millions de parcelles appartenant à 7,800,000 propriétaires. Ce nombre de parcelles n’a pas dû diminuer, à en juger par le mouvement général de la propriété et l’accroissement considérable des cotes foncières.
Les inconvénients résultant de cette situation sont aussi graves que nombreux. Quand les parcelles, qui constituent une exploitation, n’aboutissent pas toutes, en effet, à un chemin, et que, pour aller travailler sur l’une d’elles, le propriétaire et ses attelages sont obligés de traverser celle d’un voisin, la culture est gênée : c’est une entrave permanente au progrès, une source perpétuelle de pertes et, qui pis est, de querelles et de procès. Pour les éviter, on est dans la nécessité de suivre servilement la culture de son voisin, de façon à labourer, semer et récolter quand il laboure, sème et récolte ; il faut que chacun s’astreigne à suivre exactement les mômes pratiques, sous peine de voir le fruit de son travail compromis et même détruit. Comment un propriétaire pourrait-il se risquer à faire des prairies artificielles, des racines, alors que les terres de ses voisins seraient couvertes de céréales ? Il serait forcé de passer sur des récoltes, de faire des dégâts, de même que l’on détruirait ses emblavures pour la moisson des parcelles voisines. L’état du sol trace la seule ornière où il soit permis de marcher. Pour les irrigations, le drainage, et pour l’emploi des instruments perfectionnés, l’exiguïté et la dispersion des parcelles de chaque propriété offrent d’insurmontables obstacles ; on est obligé d’adopter l’assolement et les procédés qui, par la force des choses, s’imposent à tous les habitants de la commune.
Mais quand des terres de diverses natures demandent des procédés de culture également divers ; quand les changements survenus dans les conditions économiques du pays exigent des modifications dans l’assolement, l’introduction d’un outillage plus perfectionné et des procédés de culture plus productifs, cette contrainte devient un obstacle au progrès et une cause d’appauvrissement pour la terre comme pour les populations qui la cultivent.
Pour rétablir la liberté des propriétaires, on a eu recours, dans certains pays, à la réunion des parcelles.
C’est une opération qui consiste dans un échange de terres, au moyen duquel on donne à chaque propriétaire, en retour de ses parcelles dispersées, un ou plusieurs morceaux de terre réunis, d’une valeur équivalente à leur somme et tous aboutissant à un chemin. À cet effet, quand cela est nécessaire, on trace de nouveaux chemins ; on profite généralement encore du remaniement territorial pour préparer ou exécuter les travaux d’amélioration qui exigent de l’ensemble, tels que irrigation, assainissement, rectification de cours d’eau, de canaux, de routes, empierrement de chemins, dérivation de sources, etc.
Différents gouvernements ont rendu des lois pour obtenir la réunion des parcelles. Le Danemark semble avoir été l’un des premiers pays qui soit entré dans cette voie au milieu du dix-huitième siècle, des réunions partielles y avaient déjà eu lieu ; en 1758, 1765 et en 1792, des ordonnances royales les prescrivirent d’une façon générale et méthodique dans les communes où le territoire cultivé était arrivé à un grand état de division, et où la propriété de chacun se trouvait composée d’une infinité de parcelles éparpillées. Déjà, en 1800, la moitié du territoire de ce royaume avait été remaniée. L’Allemagne n’est venue qu’après. Ce n’est donc pas à elle qu’on doit l’initiative de cette législation particulière mais elle a eu le mérite d’en voir la portée et d’en poursuivre l’application avec une rare énergie et un grand succès : sa législation peut servir de modèle en la matière. La première loi allemande sur les réunions territoriales date de 1821 : ce fut la Prusse qui la fit ; le grand duché de Nassau, en 1830 ; le royaume de Saxe et l’électorat de Hesse, en 1834 ; le Hanovre, en 1842, 1853 et 1856 ; le grand-duché de Saxe-Weimar, en 1848 ; celui de Bade, 26 mars 1852 ; la Saxe-Altenbourg, en 1857 ; enfin, plus tard le Wurtemberg, 26 mars 1862, et la Bavière, 1856-1861 et 1863, ont adopté des lois semblables. Dans le seul grand-duché de Nassau, plus de cent mille hectares ont été réunis depuis 1830 ; en Saxe, sept cent soixante communes, embrassant le cinquième de la surface cadastrale, ont subi, de 1830 à 1864, la réunion des parcelles ; en Prusse, le nombre d’hectares auxquels la loi a été appliquée dépasse actuellement un million.
Les lois allemandes diffèrent par leurs détails, mais elles reposent sur des principes généraux communs.
Si tous les habitants d’une commune étaient d’accord pour échanger et réunir leurs parcelles, l’intervention de l’administration locale serait inutile. Les lois rendues ont donc pour objet de faciliter les réunions, en les rendant obligatoires pour toute une commune, quand une fraction plus ou moins grande des intéressés le demande.
La loi du grand-duché de Bade fixe cette fraction aux deux tiers des propriétaires, à condition qu’ils payent au moins les deux-tiers de l’impôt foncier perçu dans la commune. La plupart des autres lois sont moins exigeantes et considèrent la provocation à la réunion des parcelles comme valable quand ceux qui la font représentent la moitié ou seulement le tiers de l’impôt foncier. Une commission générale ayant son siège près chaque gouvernement examine les demandes, fait visiter les lieux par un commissaire ou inspecteur, émet son avis sur la suite à donner à l’affaire, et statue sur les difficultés et contestations qui s’élèvent au sujet des opérations. Cette commission, sorte de conseil d’État, est composée de jurisconsultes, d’agronomes et d’inspecteurs ou commissaires. Elle est permanente. Dans les petits États, le ministre de l’intérieur ; dans les grands, le ministre de l’agriculture, sur l’avis de la commission générale ou de son commissaire délégué, ordonnent s’il y a lieu de mettre le projet à exécution.
Les différentes lois laissent plus ou moins de liberté à la commune pour la manière d’exécuter le projet. Des experts sont nommés par les intéressés et constituent une commission spéciale ; d’accord avec les géomètres, ils tracent les nouveaux chemins, puis ils classent toutes les parcelles d’après leur valeur et procèdent aux échanges. Quand il reste des différences, elles sont soldées en argent. Les impôts et les hypothèques passent des anciennes parcelles à celles qui les remplacent.
Quand, dans une commune, il est bon d’avoir des terres de diverses natures pour mieux répartir les travaux et les chances que les mauvaises saisons font courir aux récoltes, et constituer en quelque sorte entre elles une assurance mutuelle, on tient compte de ces besoins et des différences entre la qualité des sots, et on cherche autant que possible à partager chacune de ces qualités entre les différents intéressés.
Les échanges de parcelles faits dans le but de les réunir sont exempts de tous droits de mutation et d’enregistrement.
Enfin, pour que l’enchevêtrement ne puisse passe reproduire, les partages entre les enfants à la mort de leur père doivent se faire de telle sorte que chaque parcelle aboutisse à un chemin.
Quelques États de l’Allemagne, entre autres ceux de Bavière et de Nassau, ont essayé de fixer à la division des terres une limite variable avec leur nature ; mais la législation, sous ce rapport, a eu moins de succès que la loi des réunions. Il y a, en effet, de grandes difficultés pratiques à fixer l’unité de terrain légale, indivisible, qui convient à chaque situation, à chaque culture. Qui pourrait, sans crainte d’erreur, fixer par une loi la grandeur indivisible au-dessous de laquelle il n’y a plus de production avantageuse pour l’exploitant ? On a généralement abandonné partout l’idée de fixer une limite à la division des parcelles la loi qui permet aux propriétaires de réunir, de condenser en un, ou deux, ou trois champs, les très petites parcelles éparses appartenant au même individu, a paru répondre à tous les besoins de la culture.
Mon Rapport sur l’enquête agricole en Alsace, p. 80, donne un spécimen frappant de ce qui s’est fait en Saxe, dans la commune de Hohenhaïda, par l’application de la loi des réunions territoriales.
Cette petite commune, située près de Leipzig, comprend une surface cultivée de 589 hectares, répartis entre 35 exploitants ; 6 d’entre ces derniers avaient, au moment de la réunion, de 25 à 30 hectares, 3 avaient moins de 1 hectare. La moyenne des cultures était de 15 hectares environ avant la réunion, ces 589 hectares étaient divisés en 774 parcelles d’une étendue moyenne de 57 ares.
La réunion réduisit ce nombre de parcelles à 60, d’une superficie moyenne de 9 hectares 82 ares. On s’est arrangé de façon que les nouvelles parcelles, exploitées par le même individu, fussent desservies par un seul chemin.
Bien que le terrain fût sensiblement de niveau, on dut néanmoins, en raison des variations de qualité de la terre, faire six classes, de façon que les agriculteurs eussent une pièce dans chacune des catégories où ils avaient précédemment de la terre. — Le travail a été exécuté en un an, et a coûté 3, 126 fr. 25, soit 5 fr. 23 par hectare. Par la diminution de la surface consacrée aux routes, aux clôtures, aux sentiers, on a gagné 9 hectares 71 ares 98 centiares, c’est-à-dire plus que la dépense faite pour tous les travaux nécessités pour l’évaluation des terrains, leur partage, leur abornement, la rectification des routes, l’amélioration du système général d’assainissement et l’ouverture de chemins empierrés pour rendre accessible chaque nouvelle parcelle, sans qu’il soit jamais nécessaire de passer sur un voisin. Toutes les granges et les étables ont dû être agrandies par suite de l’accroissement de production dû à la liberté de la culture, conséquence de la réunion.
Rappelons que la Saxe est un des pays les plus peuplés et les mieux cultivés de l’Europe ; pour une surface grande comme trois petits départements français (1,500,000 hectares), elle compte une population de 2,550,000 habitants. Cette population s’accroît chaque année de près de 2%. Ses habitants ont un vif attachement pour leur sol ; la Saxe ne fournit aucun contingent à l’émigration qui dépeuple plusieurs provinces allemandes. C’est le pays de la petite culture comme en France. Sur 130,000 propriétaires fonciers qu’elle compte, plus de la moitié (60,000) ont moins de 1 hect. 65 ares, et sur les 70, 000 restant il n’y en a que 2.65 qui possèdent plus de 55 hectares. — Malgré l’amour des habitants pour leur patrimoine, dans presque toutes les communes à habitations agglomérées en villages, les réunions ont été effectuées à la demande et à la satisfaction générales.
Comme on le voit, il n’y a donc pas là d’expropriation dans le sens que lui donne la loi, nul n’est privé de son bien ; tel qui n’a que 2 ares de terre reçoit ses 2 ares, mais il les reçoit, autant que possible, plus près de son habitation, et toujours sur le bord d’une route, de façon qu’il recouvre toute liberté d’action ; tel qui a 15 hectares divisés en 60 parcelles, reçoit ces 15 hectares en 5 ou 6 parcelles il obtient ainsi un lot de prairie équivalant en revenu à ce qu’il avait en plusieurs parcelles ; un lot de terrain d’alluvion, de même revenu que les 8 ou 10 parcelles qu’il avait dans les alluvions, et ainsi de même dans les terrains siliceux, dans les terrains argileux, dans les coteaux et dans la plaine.
Les avantages, pour ne citer que les plus saillants et les plus généraux d’entre eux, sont : la liberté d’action rendue aux exploitants du sol la possibilité de cultiver avec. plus de perfection et de réaliser tous les progrès désirables ; la facilité d’accès des terrains de chacun par l’établissement de chemins convenables ; l’assainissement de la contrée par l’évacuation des eaux superficielles et la régularisation des cours d’eau ; un véritable gain de terrain par suite de la suppression de bordures, fossés, chemins et sentiers devenus inutiles ; l’économie du travail et de la surveillance, et, comme conséquence générale, la plus-value de la propriété car l’expérience a démontré que dans les localités où ont été opérées des réunions de parcelles, au bout de peu d’années, les granges et tes étables sont devenues insuffisantes pour recevoir les récoltes annuelles et les animaux nécessaires pour consommer les fourrages produits. On estime la plus-value foncière qui résulte de l’opération à 28 ou 30 %. L’accroissement de revenu net correspondrait à un chiffre encore plus élevé, 30 à 40%, d’après les autorités les plus dignes de foi.
Ces avantages ont été à peu près partout obtenus sans frais, sans impôt nouveau, sans charge pour les propriétaires comme pour la commune, grâce au boni résultant du terrain gagné.
Cependant les réunions des parcelles n’ont pas été acceptées du premier coup sans difficulté par les populations rurales ; celles-ci n’ont pas coutume de se laisser entraîner aux promesses qu’on leur fait, il leur faut l’expérience du fait acquis.
Aussi, dans le début, ce furent des luttes incessantes et acharnées contre l’application de la loi, des résistances qui se traduisirent quelquefois par des actes de violence qu’il fallut réprimer par la force. Mais la persévérance et la patience sont venues à bout de tous les obstacles ; on y a mis vingt ans, trente ans, quarante ans même, mais on est arrivé au but.
L’histoire des réunions de parcelles est très instructive à cet égard ; elle nous montre que partout où l’on a pu convertir une commune à la loi et la lui faire appliquer, celle-ci est devenue un centre de propagation dont l’exemple n’a jamais tardé à être imité ; partout encore on a constaté ce fait remarquable que les possesseurs des nouvelles divisions prennent pour leur propriété ainsi reconstituée une affection bien plus grande que celle qu’ils avaient pour leur exploitation, alors que celle-ci se composait d’un nombre très grand de petites parcelles éparpillées aux quatre points cardinaux de la commune et enchevêtrées avec celles de cent voisins plus ou moins difficultueux ; ils s’attachent plus à la culture et travaillent avec plus d’ardeur. Ce changement ne surprend pas quand on y réfléchit. Le sentiment conservateur du propriétaire s’attache, en effet, plutôt au droit de propriété, à l’exercice de ce droit ; qu’à la possession de parcelles de terres déterminées ; il est dès lors naturel qu’il éprouve plus d’attrait pour un champ dans lequel il se sent complètement libre, où il peut faire les cultures qu’il juge les meilleures, exécuter les travaux quand il le croit convenable, que pour un certain, nombre de parcelles dépourvues de ces conditions, où sa liberté et son initiative se trouvent paralysées et subordonnées à la volonté, aux caprices même, de ses nombreux voisins.
Voilà pourquoi ceux qui se sont montrés à l’origine les plus ardents adversaires de la loi sur les réunions des parcelles, en sont toujours devenus les plus chauds partisans quand ils ont été à même d’apprécier les avantages multiples qui découlaient de sa mise à exécution ; partout où les réunions ont été opérées, on n’entend proférer qu’un regret, celui de ne pas les avoir effectuées plus tôt. (Voir pour plus de détails le rapport de M. Tisserand à la Société d’économie sociale, les plans qui y sont annexés, et la discussion à laquelle il a donné lieu. Bulletin, t. IV., p. 521 et suiv.)
- ↑ Extrait du Bulletin de la Société d’économie sociale (1874).