L’Organisation de la piraterie au Tonkin

La bibliothèque libre.
La piraterie au Tonkin
Colonel Frey

Revue des Deux Mondes tome 108, 1891


LA
PIRATERIE AU TONKIN

Nous nous proposons, dans les pages qui suivent, de donner quelques renseignemens sur l’organisation de la piraterie au Tonkin. Mais, auparavant, et pour être compris du lecteur, il nous paraît bon de l’avertir qu’en Indo-Chine l’Européen confond indifféremment sous cette appellation de « pirate » non-seulement les maraudeurs, les détrousseurs de grands chemins, les contrebandiers, aussi bien que les aventuriers de tout ordre qui, cédant à l’appât d’une vie vagabonde, et défiant l’impuissance des lois, exercent leurs déprédations, par bandes armées, sur terre, sur la côte, ou dans les fleuves du Tonkin ; mais encore les indigènes qui, insurgés contre la domination française, luttent pour reconquérir l’indépendance nationale.

Pour les Annamites, le mot de « pirate » a également cette acception générale. Est pirate quiconque vit ou s’enrichit aux dépens d’autrui ; et l’aventurier, aussi bien que l’administrateur français qui perçoit, aux lieu et place du gouvernement annamite, un impôt, si régulièrement et si équitablement rétabli qu’il soit ; et qu’enfin le chef de bande chinois qui frappe de contributions les habitans de la région dans laquelle il est établi, où il règne en maître incontesté de longue date, sont des pirates au même titre.

Le nombre d’Annamites et de Chinois qui se livrent à la piraterie, au Tonkin, est considérable. Aussi bien, le goût de rapine et de pillage revêt, dans notre colonie d’extrême Orient, ce caractère particulier qu’il est dans les mœurs et comme dans le sang de la race. Du grand au petit, pressurer, spolier, en un mot, pirater l’inférieur ou le voisin, sont, chez l’indigène, des actes d’une pratique constante et pour lesquels la loi annamite n’a pas cru devoir se montrer d’une sévérité excessive, car le crime de piraterie n’est puni de la peine capitale qu’à la deuxième récidive.

Pour l’exposé de cette étude, nous avons divisé le territoire tonkinois en trois grandes zones correspondant aux différentes modes de composition et d’organisation des bandes de pirates : 1° zone du delta central qui ne comprend que des bandes annamites ; 2° zone des régions limitrophes du delta, où opèrent des bandes mixtes composées d’Annamites et de Chinois ; 3° zone des hautes régions qui ne comprend que des bandes chinoises fixées à demeure ou bien des pirates chinois qui viennent, à des périodes déterminées, y faire des incursions.


I. — LE DELTA.

Dans le delta central, c’est-à-dire dans les provinces de Hanoï, de Hung-hen, de Baïsaï, de Hai-duong, de Mi-duc, de Nam-Dinh, de Ninh-Binh, etc., les bandes se composent, le plus habituellement, d’Annamites.

Elles se recrutent parmi les ennemis irréconciliables de notre occupation, mécontens de tout ordre, déclassés, tirailleurs ou miliciens libérés du service ou déserteurs, à qui la vie de pirate, malgré les dangers qu’elle présente, paraît cent fois préférable à l’existence de coolie corvéable et taillable à merci, qui les attend à leur retour dans leurs foyers ; et enfin parmi les mauvais sujets des villages, au nombre desquels les pirates sont toujours assurés de trouver des guides pour leurs entreprises dirigées contre les propres villages de ces derniers.

A l’exception de quelques-unes, ces bandes ne sont en général ni permanentes, ni solidement organisées ; mais elles sont très nombreuses. On n’en compte pas en effet moins de 250, grandes ou petites, dans le delta même : les unes ne possèdent que quelques fusils ; d’autres peuvent en réunir, au moment d’une opération, trente, quarante à tir rapide, et même davantage. Chacun des pirates qui composent ces bandes est en outre assisté d’autres indigènes, armés et équipés à la manière des anciens soldats de l’Annam, de lances, de massues, d’arcs, de boucliers, et spécialement affectés à l’enlèvement des morts et des blessés sur le champ de bataille et au transport du butin conquis.

Si l’on considère qu’en dehors d’un petit nombre de villages privilégiés, qui ont reçu l’autorisation de se pourvoir de quelques fusils pour leur défense, tous les autres n’ont pour toute protection que l’épaisseur des haies, qui les entourent, et, pour toute arme, que de petits couperets dont les règlemens annamites fixent les dimensions d’une manière rigoureuse, ou de longs bambous auxquels ces mêmes règlemens interdisent d’adapter le moindre fer de lance, l’on conçoit aisément les dangers dont les populations sont sans cesse menacées par le voisinage de l’une de ces bandes, et aussi les inquiétudes, les transes mortelles, les perpétuelles angoisses dans lesquelles l’indigène passe une partie de son existence.

En règle générale, ces petites bandes procèdent par intimidation. Un beau matin, sans qu’ils sachent comment le fait s’est produit, les gens d’un village trouvent, à leur réveil, affiché en pleine place publique, un écrit d’un chef pirate, les invitant à aller déposer, dans un délai fixé, en un lieu désigné, une somme de 400, de 500, de 1,000 francs ou des sommes plus importantes, selon la richesse présumée du village : c’est un habitant, affilié aux pirates, qui a apporté et clandestinement affiché ce message. Ou bien, c’est une bande qui, à la chute du jour, se réunit à un signal convenu, et vient s’établir dans quelque pagode, à cent ou deux cents mètres du village. Un pirate, à l’aide d’un porte-voix, hèle les habitans, et leur adresse une sommation analogue, les menaçant, en terminant, des plus épouvantables calamités s’ils n’y obtempèrent pas immédiatement.

Aussitôt, au milieu de l’émoi général, les notables s’assemblent. Si le village n’a aucun secours à attendre de nos postes, en raison de leur éloignement, si ses moyens de défense ne lui laissent aucun doute sur l’issue fatale de la lutte à laquelle il s’expose, quelques vieillards, victimes résignées, avec un dévoûment qui leur coûte quelquefois la vie, vont s’aboucher avec les pirates, pour parlementer et tenter d’obtenir quelques adoucissemens aux conditions imposées. La contribution payée, pour cette fois encore, le village est sauvé d’une mise à sac, c’est-à-dire de la ruine complète.

Si celui-ci a confiance dans sa force, si la contribution exigée est trop considérable, les habitans se préparent à la résistance. Parfois les pirates se décident alors à tenter, sur l’instant, une attaque de vive force ; et ce doit être un spectacle étrange et bien lamentable que celui de ces luttes corps à corps, rappelant les combats des guerres antiques, livrées, dans l’horreur de la nuit, par des adversaires implacables et cruels et que terminent le plus souvent l’incendie et des tueries sans merci, destinées à porter la terreur parmi les populations de la région. Du côté des assaillans, des bandits, poussés par l’appât du pillage, lancent à la main, sur les cases les plus rapprochées, des fusées incendiaires que les Annamites excellent à fabriquer pour ces sortes d’entreprises ; tirent des coups de fusil sur un point de la lisière pendant qu’un autre parti, à coups de coupes-coupes, abat une porte ou se fraie un passage dans la haie, sur la lisière opposée ; du côté de la défense, des hommes de tout âge, affolés, courant d’un point à l’autre de l’enceinte ; s’efforçant de repousser les pirates, ici, à coups de bâton ; là, en les piquant au moyen de perches appointées de sept à huit mètres de longueur ; ou en jetant sur eux, en guise de projectiles, tout ce qui leur tombe sous la main ; plus loin, cherchant à démoraliser l’ennemi en lui faisant croire, par l’éclatement de gros bambous bourrés de poudre et de ferraille, imitant le bruit des caronades, qu’ils disposent d’armes à feu redoutables ; et enfin, dominant tout ce vacarme, les cris des animaux, les clameurs des femmes, ramassant dans une hâte fébrile ce qu’elles ont de plus précieux, et courant chercher un refuge dans la pagode consacrée aux génies tutélaires du lieu, où, pressées les unes contre les autres, effarées, tremblantes, elles attendent dans une inexprimable anxiété le résultat de cette lutte dans laquelle se joue leur existence.

Toutefois, le plus souvent, pour ne pas s’exposer à un échec, la bande remet son attaque à une occasion plus favorable dans laquelle elle pourra agir par surprise, après avoir, si cela lui parait nécessaire, requis le concours de bandes voisines. Le village pris, il est alors pille, puis brûlé de fond en comble, et les habitans saisis sont massacrés, afin de frapper, par ces exécutions exemplaires, les habitans des autres villages qui seraient tentés de faire de la résistance.

Si, isolées, ces bandes ne constituent pas un danger pour les postes de gardes civils qui couvrent le delta et auxquels est réservée la pacification de cette partie du Tonkin, lorsque plusieurs se réunissent ou concertent leurs opérations, elles sont alors capables d’empêcher toute sortie des garnisons de ces postes, de tenir la campagne, et d’infliger parfois de graves échecs aux détachemens qui sont envoyés contre elles. A l’approche de fortes colonnes, elles se dispersent ou passent dans une région voisine, pour revenir bientôt sur le théâtre habituel de leurs opérations dès que ces colonnes se sont retirées.

L’action incessante, funeste de ces bandes, jointe à celle de la piraterie locale, exercée par de petits groupes de pillards, de détrousseurs, dont le nombre augmente encore avec une mauvaise récolte ou avec un relâchement dans la surveillance de la police provinciale, sont une cause permanente de désarroi, de troubles et d’entraves dans le fonctionnement régulier de notre protectorat.

Loin de nous aider en effet dans notre œuvre de pacification, nombre de fonctionnaires annamites de cette partie du delta favorisent tout au contraire les menées de ces bandes. Beaucoup d’entre eux n’acceptent qu’à regret notre tutelle, et leur intérêt du moment peut bien quelquefois les pousser à nous témoigner quelque dévoûment, mais ces démonstrations passagères ne doivent nous laisser aucun doute sur leurs véritables sentimens à notre égard. Nous sommes toujours, à leurs yeux, ces barbares occidentaux, ces chiens d’étrangers dont il est question à tout propos dans les proclamations des rebelles.

L’hostilité nullement déguisée que certaines autorités chinoises, par exemple celles de la frontière du Quang-Ton, manifestent contre notre occupation, en laissant publiquement s’organiser, chez eux, à quelques centaines de mètres de nos places, des bandes destinées à attaquer ces dernières ou à faire incursion sur notre territoire ; la crainte de représailles dont ceux qui se compromettent pour notre cause seraient l’objet au cas d’une évacuation que Chinois et Annamites proclament sans cesse imminente ; le spectacle de notre impuissance à débarrasser le pays de cette piraterie qui le mine et le ronge comme une plaie cancéreuse ; enfin la faiblesse actuelle de nos effectifs, les revers essuyés par quelques-uns de nos postes ou de nos détachemens, sont d’ailleurs autant de raisons pour que nous n’apparaissions pas aux yeux des Annamites comme les possesseurs incontestés de ce sol sur lequel nous nous sommes péniblement établis.

Si l’on ajoute à ces causes la fourberie, l’insatiable cupidité de certains fonctionnaires indigènes qui poussent l’impudence jusqu’à pactiser avec les pirates, en vue de faire effectuer dans les villages les plus riches de leur circonscription administrative des razzias dont ils partagent avec ceux-ci les bénéfices ; si l’on considère qu’en raison du contact constant des bandes avec les villages dans lesquels ces derniers séjournent en permanence, tandis que nos détachemens ne font qu’y passer, les habitans sont disposés par goût, ou sont contraints à prêter aux pirates l’aide qu’ils nous devraient et qui nous serait indispensable pour la bonne exécution de nos expéditions, l’on aura un aperçu des difficultés que rencontre notre œuvre de pacification dans le delta même.

Ces difficultés ne sont pas d’un ordre insurmontable ; leur solution réside, à notre avis, dans l’application d’un ensemble de mesures administratives et militaires dont nous nous bornons à indiquer les plus urgentes. Selon un plan à l’exécution duquel doivent concourir les efforts de tous : civils, militaires et marins ; répression de la piraterie dans le delta confiée à l’armée ; comme conséquence, augmentation de l’effectif des troupes européennes et indigènes ; établissement d’un réseau serré de postes militaires, commandés par des officiers et reliés par des communications télégraphiques ou téléphoniques, en attendant la construction, avec le temps, de bonnes voies de communication ; augmentation du nombre de canonnières dont le rôle est et peut devenir encore plus efficace dans le delta.

Placer à la tête des différentes administrations indigènes des mandarins de confiance, soumettre leurs actes à un contrôle sévère ; une fois la tranquillité rétablie, les rendre personnellement responsables du maintien de l’ordre dans leurs circonscriptions.

Exonérer d’une partie des charges, et pour le temps nécessaire, certaines régions depuis longtemps troublées, dénuées de ressources et dont les habitans ne paient l’impôt que sous la pression des baïonnettes et au prix des plus durs sacrifices[1].

Par ces mesures, on assurera aux villages une protection réelle et constante, et l’on pourra alors exiger des habitans qui, à bon droit, se tiennent aujourd’hui dans une prudente réserve, des renseignemens précis sur les mouvemens, sur les forces des pirates, sur le pays, sur les voies de communication, etc.

Dans cette œuvre de pacification, à l’opposé de ce qui se produit dans la plupart des pays musulmans, où les missionnaires, en raison de la haine que leur voue l’élément indigène fanatisé par les prédictions des marabouts, sont parfois une cause d’embarras plutôt qu’une aide pour l’administration, ceux-ci peuvent, au Tonkin, être de précieux auxiliaires, par la connaissance approfondie qu’ils ont du pays ; par leur autorité sur les habitans des villages chrétiens ; par l’influence qu’ils exercent sur la population qui, dans un large esprit de tolérance religieuse, ne voit en eux que les ministres d’un culte qui a droit à leur respect au même titre que les autres cultes, et enfin par le dévoûment avec lequel nombre d’entre eux servent les intérêts de la France.

« Que l’on en soit bien convaincu, nous disait l’un d’eux, l’Annamite est conscient du juste et de l’injuste ; c’est un grand enfant qu’il faut traiter avec douceur et qui est susceptible de reconnaissance pour ses bienfaiteurs. Quand sa sympathie et sa confiance seront gagnées à la cause française, on obtiendra avec deux cents soldats des résultats que l’on ne peut obtenir aujourd’hui avec deux mille et si, à la suite d’un événement quelconque, des armées ou de fortes bandes chinoises menaçaient le Tonkin, les Français seraient assurés d’en venir aisément à bout avec le concours du peuple annamite. »

II. — ZONE DES RÉGIONS LIMITROPHES DU DELTA.

Les bandes établies dans cette zone sont également nombreuses ; les plus importantes sont celles qui opèrent dans le Loch-Nam, dans les massifs au nord de Quang-Yen, de Dong-Trieu, dans le Bao-Day, le Tam-Dao, au nord de Cho-Chu, de Cho-Moï, dans les environs de Hung-Hoa, de Sontay, etc., c’est à cette catégorie que se rattachent les pirates du Yen-Thé.

Ces bandes sont presque toutes mixtes, c’est-à-dire composées d’Annamites et de Chinois, la proportion de Chinois variant selon les lieux et les circonstances. Régulièrement constituées à la mode annamite, en sections, compagnies, bataillons, en armées même, pompeusement dénommées par eux : armée d’avant-garde, d’arrière-garde, de l’aile droite de l’Armée Fidèle, elles possèdent un noyau permanent, aguerri, discipliné, tenu en haleine par d’incessantes incursions et auquel viennent s’adjoindre, à l’appel du chef, des contingens fournis par les villages de la région. Leur effectif, qui est en moyenne de 200 à 300 hommes chacune, peut ainsi arriver à atteindre, dans certains cas, près d’un millier d’hommes dont la moitié dispose de fusils à tir rapide : le reste est armé de fusils à piston, de fusils muongs, à mèche, du modèle de nos anciennes arquebuses, d’arbalètes lançant des flèches empoisonnées, de coupes-coupes, etc.

Pour donner à leurs bandes l’apparence de troupes régulières, la plupart des chefs ont adopté pour leurs hommes un uniforme approprié aux conditions de l’existence qu’ils mènent et de la guerre d’embuscades qu’ils font à nos détachemens. L’uniforme du pirate chinois se rapproche sensiblement de celui du soldat régulier du Quang-si. Il consiste en une blouse en étoffe de couleur bleue, en soie ou en indienne, selon la qualité du pirate, et descendant jusqu’à mi-cuisse ; pendant la saison froide, une deuxième blouse doublée de ouate est portée sous la première. Ce vêtement est serré à la taille par une large ceinture rouge, en étoffe ou en cuir, disposée de manière à servir de cartouchière. Le pantalon, court, s’arrête au-dessus du genou ; une bande de forte toile grise enroulée autour des jambes protège ces dernières contre les ronces et contre les épines ; pour chaussure, de solides espadrilles nouées au-dessus de la cheville. Ce costume est complété par un large chapeau de paille, doublé d’une étoffe verte à l’intérieur et retenu par une jugulaire ; quand l’homme court ou lorsqu’il épaule son arme pour tirer, il rejette le chapeau complètement en arrière, sur le dos. Comme armement, un fusil à canon court, que le Chinois porte d’ordinaire, dans les marches, en travers sur les deux épaules, les bras élevés, une main appuyée sur chacune des extrémités de l’arme ; enfin, à la ceinture, le traditionnel coupe-coupe, ou, pour les chefs, un revolver. Chaque bande possède un certain nombre de bannières portant la devise : « Pour Ham-Nghi, roi d’Annam. »

Les pirates annamites de ces grandes bandes ont adopté un costume analogue ; le chapeau est remplacé par un turban de couleur foncée, fortement serré à la tête ; de plus, au lieu du chignon, la coiffure nationale ; nombre d’entre eux portent la queue, à la mode des Chinois, avec l’intention de bénéficier, auprès des autres Annamites, du prestige dont ces derniers jouissent auprès des populations tonkinoises. Quelques bandes possèdent, en outre, un certain nombre d’uniformes de miliciens, de tirailleurs tonkinois, parfois même d’officiers, que les pirates endossent lorsqu’ils veulent agir par surprise, de jour, contre un village ou contre l’un de nos détachemens. En opération, pirates annamites ou chinois ne se chargent pas de vivres ; c’est aux hameaux qu’ils traversent ou dans lesquels ils séjournent qu’incombe le soin de pourvoir à leur subsistance ; dans ces conditions, ces bandes acquièrent dans leurs mouvemens une mobilité surprenante, grâce à laquelle elles peuvent se mettre rapidement hors de l’atteinte de nos colonnes.

Les chefs de ces bandes mixtes sont : 1° soit des Annamites rebelles, tels que Doc-Tich, Caïn-Kin, Déthan, etc ; 2° soit des pirates de profession : Chinois expulsés de leur pays et qui sont venus s’établir, sans esprit de retour, dans cette zone bien avant notre arrivée au Tonkin, tels que Luong-Tam-Ky[2] ; métis de Chinois et de femmes annamites, comme Baky ; ou enfin Chinois, tels que Lun-Ky, qui viennent n’y résider que temporairement, pour s’y livrer à des opérations commerciales d’échanges d’objets de contrebande contre des femmes et des enfans, d’un écoulement facile dans les provinces méridionales de la Chine.

On a comparé non sans quelque justesse tous ces chefs de bandes à des seigneurs féodaux ; comme ces derniers, en effet, chacun d’eux possède une zone territoriale, un véritable fief, dans lequel son autorité est incontestée, où il perçoit régulièrement un impôt, sagement calculé de manière à tirer des populations tout ce qu’elles peuvent donner sans toutefois les accabler par de trop lourdes charges ; — ce qui aurait l’inconvénient de les exaspérer et de tarir en même temps la source de sa propre richesse.

De son côté, le chef pirate, se substituant dans l’exercice des fonctions publiques aux mandarins royaux, assure la police de la contrée, y rend la justice, et protège les villages contre les entreprises des autres bandes. Nos détachemens ont surpris des correspondances échangées entre chefs de bandes, dans lesquelles ces derniers, en se traitant réciproquement d’excellences et de messeigneurs, réclamaient et obtenaient la reddition de femmes et de buffles volés à un village ami par une bande voisine.

Pour augmenter leurs ressources et se procurer les femmes et les buffles nécessaires à leur commerce d’échange, les bandes exercent leurs déprédations dans une zone commune, qui comprend les villages ayant refusé d’obtempérer à leurs réquisitions, et en particulier ceux des environs de nos postes et des grandes villes.

Annamites ou Chinois, qu’ils luttent pour l’indépendance nationale ou simplement pour l’existence, tous ont le soin de légitimer leur établissement et les charges qu’ils imposent aux habitans, en s’attribuant un mandat de la cour d’Annam ou de l’empereur de Chine. Il n’est pas rare de voir, affichés sur les places publiques des villages, des écrits rédigés dans le style du placard suivant, qui a été trouvé dans un hameau près de Cho-Moï :


Phung-Dang-Phu (Baky) Dc-Doc (général) de l’armée de Thaï-Nguyen aux habitans de cette région.

Depuis que les barbares français ont envahi le Tonkin, les indigènes sont en butte à des exactions sans nombre.

La cour royale nous a donné des troupes pour effectuer la pacification de la région et assurer la protection des fidèles sujets.

Pour nous permettre de remplir le mandat royal, les habitans doivent fournir à nos troupes l’argent, les vivres, et les corvées nécessaires pour assurer leur subsistance.

En conséquence, dorénavant, ils obtempéreront aux demandes de vivres et coolies faites par les détachemens qui seront munis d’une autorisation revêtue de notre sceau ; ils devront refuser toute autre demande de réquisitions qui ne se trouverait pas dans ces conditions…

Fait le 13 du sixième mois de la 5e année du roi Ham-Nghi.


Chaque bande s’est construit dans la partie la plus difficile, la plus inaccessible de la région qu’elle occupe, un repaire dans lequel sont établis son dépôt principal d’opium, de munitions, de vivres ; ses ateliers de réfection de cartouches, de réparation d’armes ; où sont réunis les femmes, le bétail volés ; en un mot, ses approvisionnemens de toute espèce et son butin.

Tels sont les repaires de Ké-Thuong au nord de Cho-Moï, ceux du Nui-Da-Bo ; l’ancien repaire du Caï-Kïn dans le Nui-Dong-Naï, le nouveau repaire des bandes du Yen-Thé, au nord de Hu-Thué, etc.

L’emplacement exact de ces repaires est d’ordinaire connu des seuls pirates. Pour s’y rendre, il faut quelquefois cheminer en pleine forêt vierge par des sentiers qui ne sont que des pistes de bêtes fauves, s’engager dans de longs couloirs étroits, formés par des murailles verticales de granit ; gravir des cols escarpés laissant à peine passage à un homme, ou bien suivre, pendant plusieurs heures, sous bois, pour tout sentier, le lit d’un torrent sur lequel s’embranche, en un point donné, une piste dissimulée dans la brousse et qui mène au repaire.

Des refuges, des campemens, sorte de dépôts secondaires destinés à recevoir provisoirement les prises, à effectuer les premières opérations d’échange et de vente, sont en outre construits par chaque bande aussi près que possible des zones exploitées par elles, et à une distance du delta variable selon la proximité et l’importance des postes militaires voisins.

Les chefs de bandes annamites ne craignent pas d’établir parfois ces refuges secondaires dans les villages mêmes des confins du delta, dont les habitans sont à leur entière dévotion : Cao-Thuong, Luoc-Ha, dans le Yen-Thé ; les villages de l’île des Deux-Song, du Mont-Bavi, etc., ont longtemps servi de résidence et de dépôt aux chefs des bandes qui exploitent ces contrées.

Les Chinois placent de préférence ces campemens dans la région boisée, à la naissance de plusieurs vallons ou ravins, près de la ligne de partage des eaux ; ce qui leur permet, le cas échéant, de faire passer rapidement leur butin de l’un dans l’autre de ces vallons, selon la direction de l’attaque, et de le soustraire à la poursuite des colonnes.

Des postes avancés fortifiés pour quarante à cinquante hommes sont établis à 700 ou 800 mètres des repaires et refuges et sur les sentiers qui y mènent ; ces derniers sont barrés par des coupures, par des palissades, par des petits piquets ; des embuscades sont tendues sur la lisière des bois et le long de ces sentiers, d’une manière si ingénieuse qu’aucun indice ne révèle à une troupe en marche qu’une coulée a été pratiquée, dans le bois, parallèlement au sentier qu’elle suit et à deux ou trois mètres de ce dernier ; et qu’enfin celle-ci est occupée par des pirates qui attendent que la reconnaissance soit tout entière engagée sous leur ligne de feux, pour la fusiller à bout portant.

La garde de ces repaires et de ces campemens est confiée à des hommes sûrs, bien armés et qui en forment la garnison permanente ; ces campemens sont couverts à plusieurs kilomètres de distance par de petits groupes de pirates placés sur tous les sentiers d’accès ; des espions, résidant dans les villages placés sous le canon même de nos forts, sont en outre chargés de renseigner les bandes sur les mouvemens, sur la force des détachemens envoyés contre elles. Divers moyens de communication assurent la transmission rapide de ces renseignemens : la nuit, ce sont de grands feux à éclipse, fonctionnant à la manière de notre télégraphe optique ; ou encore des ballons captifs supportant une éponge imbibée de pétrole enflammé ; ces ballons, en s’élevant à deux cents ou trois cents mètres et en s’abaissant à intervalles déterminés, produisent les signaux de convention. Le jour, ce sont des colonnes de fumée qui montent rapidement dans les airs et brusquement disparaissent ; elles sont obtenues en mettant le feu à de petits bûchers préparés d’avance et composés de paille et de substances résineuses auxquelles de la poudre est mélangée.

Enfin des précautions minutieuses, ainsi que l’atteste le règlement ci-dessous qui était placardé à la porte d’un avant-poste d’un campement de pirates du Bao-Day, sont prises pour interdire aux étrangers l’accès de ces repaires ou campemens ; comme sanction, tout individu soupçonné d’espionnage ou simplement suspect, surpris dans leur voisinage, est immédiatement mis à mort.


Arrêté du Dé-Doc, mandarin de l’Annam de 2e classe, du troisième degré, etc.

Les populations annamites étant en butte depuis plusieurs années aux exactions des barbares français, le haut empereur de Chine a résolu de mettre ordre à un état de choses aussi lamentable. Pour cet objet, il nous a confié les fonctions de Dé-Doc (général) des troupes de cette contrée. Nous avons établi notre camp dans cette région montagneuse où nous donnons rendez-vous à tous ceux qui veulent se joindre à nous pour lutter avec énergie pour la bonne cause.

Les habitans sont informés que nous avons ordonné à nos partisans d’avoir le plus grand égard pour leurs personnes et pour leurs biens ; qu’ils peuvent apporter en toute confiance, dans nos campemens, les denrées et les marchandises de toute sorte qu’ils ont à vendre et qui leur seront payées à un prix rémunérateur ; ils devront se conformer aux dispositions ci-après en ce qui les concerne : Article 1er. — Dans la paix comme dans la guerre, partisans et habitans s’appliqueront à vivre en bonne intelligence, sans faire du tapage, sans se quereller, sans se susciter des difficultés, sans même tenir des propos qui puissent apporter le trouble dans leurs bonnes relations réciproques. Un châtiment sévère sera infligé à celui qui contreviendra aux prescriptions du présent article.

Art. 2. — Il est formellement défendu aux partisans de se rendre dans les villages pour y commettre des vols ou toute autre déprédation. Un châtiment sévère, etc.

Art. 3. — Il est défendu à toute sentinelle de quitter son poste de jour ou de nuit, de faire feu sans en avoir reçu l’ordre. Un châtiment sévère, etc.

Art. 4. — Il est défendu d’une manière formelle à tout marchand de pénétrer dans le poste avancé ; le chef de ce poste y veillera. Un châtiment sévère, etc.

Art. 5. — Ce même chef, qui est un homme juste et bienveillant, fixera d’une manière équitable le prix des diverses marchandises ; il devra s’assurer que les denrées sont de bonne qualité. Un châtiment sévère, etc.

Art. 6. — Toutes les personnes, Annamites ou Chinois, résidant dans le pays, qui se présenteront au poste avancé devront être l’objet d’un interrogatoire et d’un examen très sérieux. Un châtiment sévère, etc.

Art. 7. — Les partisans qui désireront vendre les personnes ou objets constituant leur part de butin devront, au préalable, obtenir notre autorisation. Un châtiment sévère, etc.

Art. 8. — Toutes les prescriptions qui précèdent devront être scrupuleusement observées par tous. Un châtiment sévère, etc.

Le 7 du septième mois de la 5e année du roi de Ham-Nghi.


Le « châtiment sévère » dont on menace le délinquant à la suite de chaque article, ce qui donne à ce règlement quelque ressemblance avec notre code militaire en temps de guerre, est le plus souvent la peine de mort : les chefs pirates, dont le pouvoir est sans limite sur les populations comme sur leurs partisans, ayant fréquemment recours à des exécutions capitales, autant pour terroriser les premières que pour faire acte d’autorité et maintenir une discipline rigoureuse dans leurs bandes.

Au reste, c’est sur ce régime de terreur qu’est établi le principal élément de puissance et de prestige de ces chefs. Certains d’entre eux y ont acquis une telle réputation de cruauté que leur nom seul, prononcé dans un village, suffit pour y jeter l’épouvante. Dans les longues veillées annamites, lorsque, à l’abri des portes bien closes, la famille assemblée peut deviser en sécurité, sans crainte que ses propos soient recueillis et rapportés par l’un des nombreux espions que les pirates entretiennent dans toutes les localités, les mères font tout bas aux enfans attentifs et tremblans le récit des exploits de ces monstres sanguinaires.

C’est un chef de bande qui, ayant surpris un détachement de nos troupes, en a massacré les Européens ; a fait couper le poignet droit à onze tirailleurs tombés vivans entre ses mains ; et a renvoyé ces derniers en leur disant : « La vue de ces mutilations apprendra aux Annamites, partout où vous vous rendrez, de quelle manière doit être traité tout indigène qui fait cause commune avec les Français. »

C’est un autre chef de bande qui, voulant arracher des aveux à un notable d’un village, fait amener ses trois enfans en bas âge et les fait successivement broyer dans un pilon en présence du père, de la mère, et des habitans, que cet acte horrible a glacés de terreur. Un autre jour, une bande se saisit du chef et de plusieurs habitans d’un hameau, accusés d’avoir fourni des renseignemens sur son compte aux autorités provinciales ; chacun de ces indigènes est attaché contre un tronc d’arbre ; de la poitrine, ouverte d’un coup de coupe-coupe, le foie est arraché et est passé, tout pantelant, de main en main, chaque pirate y mordant, à son tour, à pleines dents.

Une autre fois, c’est un Européen, un garde principal, dont le poste est surpris par une bande de pirates qui se sont présentés, déguisés en coolies. Après qu’on eut repu ses yeux du spectacle d’actes horribles accomplis sur sa femme, sur ses enfans, sur ses miliciens, il est lui-même, tout vivant, l’objet d’infâmes mutilations ; puis, mourant, se tordant dans d’atroces souffrances, il est attaché, les bras en croix, sur un tronc de bananier, jeté dans le fleuve et abandonné à la dérive.

C’est par centaines que l’on pourrait continuer l’énumération des actes de sauvagerie et de férocité accomplis par ces chefs pirates. En raison de leur organisation, de la connaissance profonde qu’elles ont du pays difficile et tourmenté dans lequel elles opèrent ; du concours qu’elles trouvent chez les habitans avec lesquels elles sont en rapports plus constans, plus directs encore que ne le sont les premières bandes avec les habitans du Delta, les bandes qui nous occupent sont autrement redoutables que celles qui exploitent ces dernières provinces.

En général, elles font tête à nos colonnes, elles excellent à tendre des embuscades à l’entrée des défilés et dans les clairières, à harceler les avant-postes, les arrière-garde et les convois ; elles offrent quelquefois elles-mêmes le combat et, dans tous les cas, résistent toujours, non sans énergie, lorsqu’on attaque leurs repaires. Leurs chefs se tiennent en relations constantes pour se prêter dans ces circonstances une aide réciproque ; pour effectuer des échanges de prisonniers, d’armes et de munitions ; pour organiser des opérations contre des villages fortifiés dont la richesse tente leur convoitise ou contre les garnisons des postes de milice et les colonnes de faible effectif. Une tactique, souvent employée dans les années 1890 et 1891, consistait à faire prévenir ces dernières que des pirates se trouvaient en petit nombre, à proximité, dans le dessein de les attirer dans des positions préparées à l’avance ; des colonnes de gardes civils, entre autres l’une d’elles forte de près de deux cents hommes, tombèrent dans ce piège et furent ainsi anéanties.

L’opération à laquelle donnent lieu les entreprises effectuées par ces bandes contre les villages annamites est préparée, de longue main, avec le plus grand soin ; les pirates ne procédant jamais à l’aventure, par crainte de tomber dans quelque embuscade. Cette opération est souvent précédée, lorsque la lutte promet d’être vive, de sacrifices en l’honneur du génie de la guerre, suivis de fraternelles agapes.

L’objectif une fois déterminé, à la suite d’indications fournies par ses affiliés, la bande est fractionnée en deux parties ; l’une garde le campement, envoie quelques hommes courir le pays en quête de nouvelles et surveille les chemins par lesquels des détachemens pourraient se présenter ; l’autre se met en campagne et vient, sans bruit, en dissimulant sa présence, s’établir, à la tombée de la nuit, à proximité du village dont l’attaque est projetée ; là, elle est rejointe par les affiliés qui l’ont renseignée et qui doivent la guider dans son opération. Ces derniers, à ce moment, se couvrent quelquefois la figure d’un masque pour ne pas être reconnus par les habitans qu’ils vont livrer aux pirates.

Bientôt, la marche est reprise, lentement et avec précaution ; vers le milieu de la nuit, le village est cerné ; à un signal, une vingtaine de coups de feu sont rapidement tirés dans la direction des portes ; et, aussitôt, la bande entière, poussant de grands cris, se précipite vers l’une d’elles, en force l’entrée et pénètre dans l’intérieur du village.

Si celui-ci fait bonne garde, tout mouvement inusité qui se produit dans la campagne étant aussitôt signalé, la marche des pirates est alors éventée de loin ; les cliquetis précipités des baguettes des veilleurs, les appels stridens et multipliés des cornes et des trompes, les batteries de tam-tam annoncent l’imminence d’un danger ; à ces signaux d’alarme, qui impressionnent si vivement nos soldats dans leurs marches et dans leurs reconnaissances de nuit, dans chaque village, des hommes déterminés se portent à leurs postes de combat. Dans ce cas, la bande hésite généralement à poursuivre son entreprise, surtout si le village dispose de quelques fusils ; elle redoute que les habitans, puisant une suprême énergie dans la défense de leurs familles, de leurs biens, ne luttent en désespérés et ne lui fassent payer cher son audace. L’opération est remise, et la bande se dédommage de sa mésaventure par le pillage de quelque maison isolée ou de quelques groupes d’indigènes se rendant aux marchés voisins.

Mais, le plus souvent, les Annamites se gardent mal ; surtout par les nuits noires, par les nuits de pluie et d’orage, choisies de préférence par les pirates pour l’exécution de leurs coups de main ; surpris dans leur sommeil, frappés d’épouvante, veilleurs et habitans cherchent leur salut dans la fuite, se blottissant dans les haies de bambous, se cachant dans les mares ou dans les rizières avoisinantes.

Profitant de l’affolement général, les pirates s’emparent de tout ce qui se trouve sous la main ; hommes, femmes, enfans, buffles, porcs, chiens, volailles, paniers de riz, paquets de hardes, tout leur est bon, et ils vont vite en besogne.

Soudain, un appel d’une trompe chinoise se fait entendre ; rapidement les pirates se rallient, apportant ou amenant chacun son butin, pendant que quelques-uns d’entre eux, courant la torche à la main, allument l’incendie sur plusieurs points du village ; puis, vivement, la bande repart pour regagner son repaire le plus proche.

Quelquefois, les habitans, revenus de leur frayeur, se groupent et, renforcés par les hommes armés accourus des hameaux voisins, se jettent à la poursuite des bandits ; ils parviennent ainsi à ressaisir quelques buffles récalcitrans, des femmes ou des enfans qui, dans le désordre de la retraite précipitée, ont pu se dissimuler dans quelque bouquet d’arbres, derrière une digue ; mais presque toujours la bande a pris une avance considérable et réussit à emmener la plus grande partie de son butin, non sans laisser derrière elle des traces sanglantes de son passage ; là, c’est le cadavre, décapité, d’un prisonnier qui a tenté de se débarrasser de ses liens et de s’évader ; plus loin, c’est le corps, gisant en travers du sentier, d’une femme égorgée sans pitié, à titre d’exemple, parce que, volontairement ou par suite de fatigue, elle retardait la marche de la bande ; ses vêtemens ont été enlevés ; les boucles, d’une valeur des plus modiques, qu’elle portait aux oreilles ont été violemment arrachées, emportant avec elles un lambeau de chair.

Lorsque la nouvelle de l’un de ces pillages parvient à l’un de nos postes, ou que les lueurs de l’incendie sont aperçues par l’un de ces derniers, il est déjà trop tard pour espérer pouvoir atteindre la bande : il n’en serait point ainsi si ces postes étaient plus nombreux et se trouvaient tous reliés par des communications télégraphiques ; l’action de ceux de nos postes placés sur la ligne de retraite des pirates, prévenus rapidement, pourrait alors s’exercer en temps utile et d’une manière efficace.

La bande a regagné son repaire où l’attendent le doux far niente et les jouissances de l’opium ; le partage du butin s’accomplit ; une rançon et un délai sont fixés pour le rachat des hommes qui sont gardés comme prisonniers : ce délai expiré, ceux-ci sont impitoyablement massacrés. Quant aux femmes, en attendant que des convois les conduisent à la frontière de Chine, pour y être vendues, elles sont l’objet, selon le récit fait par nombre d’entre elles délivrées par nos détachemens, des traitemens les plus odieux de la part des pirates qui n’ont d’autre frein à la satisfaction de leurs caprices et de leurs appétits bestiaux que la crainte de diminuer la valeur de la marchandise qu’elles représentent.

Ainsi que nous en avons déjà fait la remarque, les pirates annamites ou chinois cherchent à voiler leurs méfaits du couvert des plus nobles sentimens : le patriotisme. Avant notre occupation, ils s’enrôlaient volontiers sous la bannière du premier prétendant venu au trône d’Annam ; et c’était en son nom que les chefs pirates adressaient leur proclamation aux populations et exerçaient leurs réquisitions. De nos jours, c’est le nom de Ham-Nghi qu’ils invoquent, l’ex-roi d’Annam exilé en Algérie et qui reste à leurs yeux le roi légitime. Aussi, toute proclamation est-elle datée du règne de Ham-Nghi. Elle débute, d’ordinaire, par un petit résumé historique des événemens qui ont amené l’occupation française ; résumé qui est rédigé bien entendu selon les besoins de la cause, et qui nous représente invariablement comme des barbares, comme des pirates qui ont imposé et qui maintiennent leur domination par la violence, au mépris des droits sacrés de l’indépendance nationale. Elle se termine par une déclaration d’attachement au roi, aux mœurs et aux institutions léguées par les ancêtres, et par un appel aux armes pour chasser du sol l’étranger.

En réalité, quoique les pirates, en prenant le titre de rebelles, aient surtout pour but de chercher à faire mieux accepter par les habitans les sacrifices qu’ils leur imposent, corvées, contributions en argent et en nature ; d’entretenir parmi les plus crédules un esprit permanent d’hostilité contre les Français et contre ceux qui les servent ; de s’assurer la connivence ou la complicité des villages, sans le concours desquels leurs expéditions seraient souvent exposées à des insuccès ; en un mot, de gagner entièrement les populations à leur cause, il serait toutefois puéril de nier que toutes ces bandes et leurs chefs désignés indistinctement par nous sous le nom de pirates comprennent de vrais rebelles, particulièrement parmi les Annamites.

Il en est parmi eux qui sont uniquement poussés dans leur lutte contre notre autorité, par la haine de l’étranger et par un pur sentiment de patriotisme, contrairement à l’opinion de certains auteurs qui prétendent que notre mot patrie n’a pas de terme équivalent dans la langue annamite et que ces races de l’extrême Orient ne sont pas susceptibles de se laisser entraîner par ce noble sentiment qui rend les masses et les individus capables des plus grandes choses. La fermeté, le courage avec lesquels nombre de pirates affrontent le couperet du bourreau, après avoir été quelquefois, de la part de leurs juges, l’objet des plus atroces supplices ; les harangues que certains d’entre eux adressent au public dans les momens qui précèdent les exécutions, déclarant, avec la ferveur de martyrs mourant pour la loi, qu’ils n’ont aucun acte de pillage ni de brigandage à se reprocher ; qu’ils ont combattu et qu’ils font le sacrifice de leur vie pour soustraire leur pays à l’oppression étrangère ; le respectueux recueillement avec lequel la foule assiste à ces exécutions capitales et jusqu’à cette précaution sinistre du bourreau qui, dans certaines circonstances, baise et lèche la lame dégouttante de sang, pour conjurer le ressentiment des mânes de l’innocent qu’il vient d’immoler : tous ces faits attestent que l’on se trouve bien alors en présence de véritables rebelles. L’histoire est là, au reste, pour témoigner qu’à une autre époque, lors de l’occupation chinoise, ce sentiment s’est traduit chez les populations du Tonkin par des explosions de haines et de colères qui furent plus d’une fois fatales aux conquérans.

Il faut donc le reconnaître, le parti national de la lutte contre l’influence française existe réellement au Tonkin et en Annam. Ce parti est encouragé et favorisé par de hautes personnalités de l’Annam et de la Chine ; son importance grandit chaque jour et il constituerait bientôt un danger des plus sérieux pour notre protectorat si la pacification du pays se faisait encore longtemps attendre.

Ce parti a, dans toutes les provinces, des représentans choisis parmi d’anciens mandarins ou des lettrés de renom qui prennent le mot d’ordre de l’un d’entre eux, haut personnage dont l’autorité est incontestée et qui a la direction générale du mouvement anti-européen. Les chefs des grandes bandes de pirates lui obéissent également.

C’est de ce personnage qu’émane, sans doute, la proclamation ci-après trouvée dans un refuge de pirates détruit dans le Haut-Yen-Thé, le 30 novembre 1890, par le capitaine Plessier. Nous donnons in-extenso la traduction qu’a faite de cette pièce le lieutenant Deleuze du 1er régiment étranger.


Le roi[3] dit ceci à ses serviteurs fidèles :

Tout est bien changé depuis que les guerres incessantes troublent le royaume et font commettre des crimes que le ciel et la terre ne peuvent pardonner.

L’arc et les flèches des jeunes gens ont du travail vers les quatre points cardinaux et l’homme adroit peut se nourrir de la chair de ses ennemis et se coucher sur leur peau[4].

Ces Français, qui se sont associés avec ces chiens d’étrangers[5] habitant les îles rocheuses de la mer, n’ont pas plus de cœur que des quadrupèdes.

Leur métier est de voler de toutes façons, car leur avidité est très grande. Ils excitent les hommes les uns contre les autres et répandent cent calomnies.

Ils se prévalent de leur habileté à construire et à diriger des bateaux marchant par une machine à feu et ils ont la plus grande confiance dans leurs fusils « à aiguille. »

Ils s’établirent d’abord sur la côte pour faire la guerre. Puis, - lorsqu’ils eurent tout dévoré comme des vers à soie, « ils remontèrent toutes les rivières ainsi qu’a coutume de le faire le poisson kinh (la dorade) qui cherche sa pâture.

L’ancien roi[6], qui affectionnait les deux parties de son royaume[7], les voyant troublées depuis quelque temps, fit la paix (avec les Français).

Et les Chinois eurent peur à leur tour que leur nation se fatiguât d’une guerre sans fin.

L’impératrice[8] s’entendit avec les Français et nous a abandonnés jusque cette année-ci. Des rebelles la suivirent dans cette trahison envers l’Etat et leur désertion dure encore aujourd’hui. Ils comptent sur l’appui des « pirates[9] » pour assassiner et s’enfuir après.

Mais lorsqu’un furoncle est crevé, pourquoi crier encore[10] ? Les bois et les herbes[11] suent de colère, et une odeur infecte s’est répandue dans la nation.

La poule habite l’aire de l’aigle ! Le buffle se mêle aux chevaux de luxe !

Le tigre est trompé par le chien !

Le dragon joue avec la sangsue !

Le char royal[12] s’est enfui et tous les mandarins l’ont suivi.

Tout le peuple des trente-six provinces[13] s’éloigna du roi et se rapprocha des « pirates. »

Je montai sur le trône en la quatre-vingtième année[14], mais je dus bientôt abandonner ma capitale pour me réfugier chez les sauvages.

Maintenant le ciel nous a envoyé toutes les troupes des « quatre provinces Quang[15]. »

Des soldats viennent de toutes parts.

Les Chinois nous donnent de nouveau des hommes.

La citadelle siamoise de Cam-Lo nous fournit des vivres et le pays d’Aï-Lao nous fournit de l’argent.

Les Mans nous donnent des éléphans et des chevaux.

Quatre chefs de tribus[16] nous donnent des buffles et des chèvres.

Tous les mandarins m’écoutent.

Les troupes sont impatientes de combattre.

Le Thanh-Hoa, le Vinh-Binh, le Nghé-An, le Ha-Tinh reviennent à nous.

Toutes les troupes des quatorze autres provinces se soulèvent à la fois.

Deux mille villages viennent de chasser les postes que les « pirates » avaient établis dans chacun d’eux[17].

Les « démons occidentaux » ne troubleront plus longtemps le royaume,

Que tous ceux qui leur fournissent « le poisson et la viande[18] » viennent dans nos rangs,

Que les écoliers et les lettrés du nord et du midi[19],

Que les mandarins pourvus d’emplois et ceux qui en attendent un,

Que tous les hommes au cœur fidèle ne suivent pas les « pirates, »

Que les enfans des familles des mandarins,

Que ceux qui se préparent pour l’examen de bachelier et ceux qui ont subi cet examen,

Que tous les chefs de canton, que tous les chefs de village se réunissent en troupe et courent sus aux « pirates, » Que le fil qui avertit au loin[20] ne puisse communiquer aucune nouvelle,

Que tous les ponts métalliques soient détruits,

Et qu’on cesse de craindre les solides bateaux armés de fusils à tir rapide.

Lorsque la patrie aura reconquis la paix, tous ceux qui auront exercé un commandement recevront un brevet du roi[21].

Que les deux parties du royaume[22] entendent notre avertissement.

Du vingtième jour du troisième mois de la sixième année de Ham-Nghi[23]. »


Ces proclamations sont affichées sur les places publiques et recopiées par les principaux habitans qui doivent en posséder chacun un exemplaire. Elles sont, pour la plupart, l’œuvre d’érudits et rédigées dans un style relevé : n’oublions pas qu’elles s’adressent à des populations parmi lesquelles les lettrés sont en très grand honneur.

A titre documentaire, nous croyons intéressant de faire suivre la traduction qui précède, de celle d’une proclamation des pirates chinois, datée du mois de février 1891 et qui a été lancée à la suite du désastre de Cho-Bo. On y verra que les auteurs de cette proclamation ne craignent pas, pour amoindrir notre prestige et pour nous noircir dans l’esprit des populations, d’appeler à leur aide les armes dont les Orientaux excellent tant à se servir : la fourberie, la duplicité, le mensonge, l’invitation à la défection et à la rébellion ; en un mot, les « cent calomnies, » pour employer l’expression annamite :


Proclamation des Chinois aux mandarins et aux hommes du peuple de l’Annam.

L’empire d’Annam était un royaume tributaire de la Chine jusqu’en la dixième année de Quang-Tu[24].

À cette époque, ce royaume est tombé dans l’adversité. Le roi d’Annam étant mort, les mauvais sujets prirent la direction des affaires du royaume ; ils vendirent le gouvernement pour avoir des honneurs ; ne surent pas défendre la ville d’Hanoi, ce qui entraîna la chute successive des autres provinces. L’Empire-Céleste, ayant pris en pitié la situation du petit royaume, envoya alors leurs excellences Sam-To et Phong-Ma[25] à son secours ; à la suite des combats qui furent livrés à Lang-Son et à la porte-frontière de Nam-Quan, aucun rebelle français ne put regagner le delta. Les généraux chinois se préparaient à reprendre le Tonkin lorsque les Français, affaiblis par leurs défaites, demandèrent à faire la paix.

Le grand empereur, voulant éviter que de nouveaux malheurs vinssent accabler les populations annamites, donna alors son approbation à une décision par laquelle son excellence Ly’hông-Chûong autorisait les Européens à commercer, et à prêcher la religion catholique dans le royaume d’Annam. Ce sont les deux seules autorisations qui leur aient été données.

Les Français se sont soumis en apparence à cette décision ; mais, au fond, leurs intentions étaient fausses, car ils ont conservé le royaume d’Annam et en ont chassé le roi[26], puis ils ont promette leurs colonnes à tort et à travers.

De tout cela il est résulté une grande exaspération des esprits, partout on s’est soulevé : il y a bientôt dix ans que cette situation dure, en sorte que le pays est dans le désordre absolu.

En outre, ces rebelles français n’aiment pas combattre ; en revanche, ils sont très forts pour incendier ; ils arriveront ainsi à ne plus laisser pousser un brin d’herbe dans aucun village.

Toutes les nations de l’Europe haïssent ce peuple pour sa méchanceté et se moquent de son impuissance.

La France a contracté envers l’Angleterre une dette qu’elle s’est gardée de payer, elle doit aussi à la Russie et à la Prusse, et a également refusé de les payer ; par conséquent, il faut que justice soit faite de tant de méfaits.

Dans ce dessein, notre empereur nous envoie combattre les Français.

Les troupes fidèles qui opèrent sur le Fleuve-Rouge, auxquelles nous avons distribué 1,000 fusils, ont remporté successivement la victoire dans les combats de Thach-Koan, Bang-Y, Phuong-Lam (Cho-Bo) et Vu-Sai, de sorte que les rebelles s’affaiblissent de jour en jour.

Nous invitons maintenant les mandarins dont les troupes opèrent dans les provinces de Haïdzuong, Bac-Ninh, Sontay, Nam-Dinh, Ninh-Binh, Than-Hoa, Nghé-an et Ha-Tinh à venir conférer avec nous sur les mesures qu’il convient de concerter pour entreprendre une nouvelle campagne.

Depuis vingt ans environ, la Chine a établi des ateliers qui fabriquent toutes sortes de machines, des navires très solides, des fusils à tir rapide ; aujourd’hui, l’Angleterre, la Russie et la Prusse ne sont pas plus puissantes qu’elle ; la France est, par conséquent, moins que rien.

O gens de l’Annam, comment avez-vous le cœur de suivre les pirates ! S’il en est parmi vous qui, par leur situation, sont obligés de demeurer encore à leur service, ils seront, le moment venu, traités avec modération. Ainsi son Excellence Hoang-Cao-Khai[27] et son entourage nous ont écrit pour obtenir leur soumission ; l’autorité supérieure est disposée à la leur accorder s’ils tiennent leur promesse de rendre des services pour racheter leurs fautes. Quant aux tirailleurs, aux gardes civils, etc., qui sont forcés de suivre les Français, s’il est vrai qu’ils sont traités avec quelque bienveillance, ils ne doivent pas perdre de vue qu’ils n’ont auprès d’eux aucun membre de leur famille ; que s’ils sont tués par une balle ou par une flèche ou s’ils meurent dans les régions insalubres, personne ne s’occupera des soins pieux de leur sépulture ; car les Français n’auront aucune considération pour les services rendus. Les soldats indigènes devront donc se concerter pour venir à nous : ceux qui auront trahi et auront tué des pirates français seront nommés Hup-Quan (adjudans) ; ceux qui nous auront fait enlever une position seront nommés Ianh-binh (colonels) ; ceux qui auront volé un fusil français seront nommés sergens.

Vous avez certainement eu connaissance que nous avons donné la vie sauve et permis de rentrer dans leurs foyers à tous ceux qui se sont rendus à nous lors des combats de Bang-Y et de Phuong-Lam (Cho-Bo) ; de même nous avons récompensé ceux qui nous ont servis et guidés dans ces affaires. Ces faits sont au su de tout le monde ; dans ces conditions, vous ne devez pas laisser passer cette occasion qui vous est offerte de venir vous ranger sous nos ordres.

Fait le premier jour du premier mois de la dix-septième année de Quang-Tu.


III. — ZONE DES HAUTES RÉGIONS DU TONKIN.

Entre le delta et la frontière de Chine s’étend un immense territoire, ayant cinq à six fois la superficie de ce dernier, et presque dépourvu de postes ; ceux-ci étant répartis d’une manière générale en bordure sur le delta et sur cette frontière.

Ce sont les Hautes-Régions ou Haut-Tonkin. A part quelques vallées fertiles, ces régions n’offrent qu’un sol maigre et rocheux, peu propre aux cultures, un système orographique tourmenté, difficile, fouillis de pitons boisés, de murailles nues et à pic, de cirques et d’anfractuosités d’une variété infinie. Nos colonnes éprouvent des difficultés inouïes à y opérer. La population clairsemée se compose de Muongs, de Nungs, de Mans, de Thos, de Thaïs, etc., races robustes, ayant l’amour de l’indépendance, supportant impatiemment le joug des bandes chinoises et qui seraient disposées à seconder tout effort qui aurait pour résultat de les en débarrasser. Quelques-unes de ces races et en particulier celles qui habitent la région de Cao-Bang passent pour être anthropophages. Est-ce le résultat de la haine qui anime contre les Chinois les peuplades des hautes régions et qui les pousse à obéir à leurs instincts féroces ? Ou bien n’agissent-elles ainsi que pour assouvir leur faim, ces contrées étant pour la plupart d’une désespérante pauvreté, au point que, sur toute l’étendue du Haut-Tonkin, la perception totale de l’impôt n’atteint pas la valeur de celle de la plus petite province du delta ? C’est ce que nous ne saurions établir : nous nous bornons à relater les actes ci-après d’anthropophagie connus de tous les officiers qui ont résidé à Cao-Bang.

Un jeune Tho venait de s’échapper de la bande de pirates chinois d’A-Koc-Thuong : on lui demanda quelle était la nourriture habituelle des pirates : « Du maïs, du riz, quand on peut en avoir, répondit-il, et enfin des Thos et des Muongs. A-Koc-Thuong, ajouta-t-il, retient en ce moment prisonniers plusieurs habitans de mon village, qui sont destinés à être mangés ! »

Le lendemain du combat de Bo-Pou, le 31 octobre 1889, un pirate chinois fut pris et décapité : une demi-heure après, un officier, en passant sur le lieu de l’exécution, ne vit plus que le squelette auquel adhéraient encore quelques lambeaux de chair : le reste du corps avait été dépecé et enlevé ; pour être mangé, par les Thos qui suivaient la colonne en qualité de coolies ou d’auxiliaires. Le jour suivant, un autre pirate chinois, pris et décapité, fut mangé de la même manière.

Quelques jours auparavant, un chef de pirates, A-Kam, fit rôtir vivantes, devant leurs maris, deux jeunes femmes thos qui furent ensuite mangées par les Chinois établis dans la grotte de Lung-Mô. Le même chef, s’emparant de la femme d’un Tho qui avait servi de guide dans une opération dirigée par le lieutenant Pessard contre les pirates retranchés dans cette grotte, la fit lier à un poteau ; ces derniers lui ouvrirent le ventre, lui arrachèrent le foie et le cœur qu’ils se partagèrent entre eux et mangèrent tout crus. Tout pirate chinois pris par les Thos est traité d’une manière analogue. Cette dernière coutume est, comme on le sait déjà, commune à toutes les races annamites qui, considérant le foie comme le siège de toutes les vertus et notamment de la bravoure, mangent le foie de l’ennemi tué, dans la pensée de s’assimiler ces vertus !

La plupart des bandes qui exploitent ces contrées sont sédentaires ; elles se sont taillé comme les précédentes un fief dans la région où elles résident. Les plus importantes sont celles qui occupent le massif de Than-Maï près de Moncay, les environs de Pho-Binh-Gia et de Nganson, de Cao-Bang, des lacs Ba-Bé, la Haute-Rivière-Claire, le Haut-Fleuve-Rouge, le Than-Hoa-Dao, etc. L’effectif de chacune d’elles varie entre 200 et 500 hommes dont la moitié est bien armée.

Leurs principales ressources consistent dans la réquisition de vivres, dans la perception d’un petit impôt, dans le commerce de contrebande d’opium et de marchandises de guerre, pour lequel elles servent d’intermédiaires entre les pourvoyeurs établis en Chine et les bandes du Tonkin.

En dehors de ces bandes sédentaires, d’autres bandes qui s’organisent de l’autre côté de la frontière, font, à des intervalles périodiques, incursion dans ces hautes régions, uniquement dans l’intention de piller, et, l’expédition terminée, rentrent en Chine avec leur butin.

Au-delà de la frontière septentrionale et occidentale du Tonkin, depuis notre poste de Laï-Chau jusqu’à celui de Moncay, il existe une vaste bande de territoire atteignant dans certaines parties de 150 à 200 kilomètres de profondeur, et qui présente de grandes analogies avec les hautes régions tonkinoises, par la nature du sol, par la faible densité et par les mœurs des populations qui l’habitent.

À ces dernières qui sont également des Thos, des Nungs, etc., sont venus s’adjoindre nombre de Chinois moitié pirates, moitié marchands, qui, à la suite de quelque méfait commis dans l’intérieur du Céleste-Empire, ont fui la justice de leur pays, sans avoir pu décider leurs femmes, qui ne s’expatrient que difficilement, à les suivre dans ces contrées désolées. Ces Chinois, pour se constituer une nouvelle famille, se procurent des femmes annamites qui passent pour avoir des qualités sérieuses de ménagères ; dans ce dessein, ils lèvent des bandes et, à leur tête, vont exercer leurs pillages sur le territoire tonkinois ; ou bien ils subventionnent les entreprises des chefs des bandes chinoises et annamites qui y sont établis, en leur fournissant de l’argent, de l’opium, des armes, des munitions. Les femmes et les enfans du delta capturés, après le prélèvement des sujets de leur choix, sont dirigés sur les villes de l’intérieur de la Chine pour y être vendus ; ces Chinois partagent ensuite avec les bandes les bénéfices de cet infâme trafic.

Dans cette zone chinoise, qui comprend la partie méridionale des provinces du Yun-Nan, du Quang-Si et du Quang-Ton, l’autorité des fonctionnaires du Céleste-Empire est généralement méconnue et la rentrée des impôts ne s’y effectue qu’avec l’appui de la troupe.

Aussi, en dehors des environs des grandes villes, des places et des camps chinois qui, pour la plupart, sont réduits à des garnisons de faible effectif, la piraterie y règne en souveraine.

A l’exception du général chinois Sô, qui, sur la frontière de Lang-son, s’oppose par tous les moyens en son pouvoir à la formation des bandes et à leur entrée sur notre territoire, les mandarins nous sont ou hostiles, et dans ce cas, favorisent ouvertement les agissemens et les incursions des pirates, ou bien ils sont impuissans à y maintenir le bon ordre.

La Chine est au demeurant, et sans doute pour longtemps encore, dans l’impossibilité de réprimer complètement, conformément aux obligations qui lui sont imposées par l’article premier du traité du 9 juin 1885, la piraterie dans toute la zone frontière.

C’est cependant dans la stricte exécution de ces clauses que nous paraît résider, en très grande partie, la solution du problème de la pacification des hautes régions du Tonkin et même du delta. Cette dernière à notre avis marcherait, à grands pas, si l’on obtenait une intervention plus intensive, si cela était possible, plus sympathique surtout du gouvernement chinois sur ses frontières, par une augmentation de ses forces, par un choix de fonctionnaires qui recevraient la mission formelle et les moyens : 1° d’empêcher l’organisation et la formation des bandes ; 2° d’interdire la vente, sur les marchés de la frontière, d’armes et de munitions importées de la côte ; de femmes et d’enfans de provenance du Tonkin.

En complétant ces mesures par la suppression, dans notre colonie, de la ferme d’opium, cause principale de la contrebande ; par une action lente et méthodique contre les bandes, de notre armée régulière, secondée par les populations ; par l’occupation de quelques points, au cœur des parties les plus troublées de nos hautes régions, on pourrait espérer voir enfin se lever cette ère de pacification et de tranquillité si attendue et sans laquelle notre protectorat ne peut nous réserver que des déboires et nous occasionner que des sacrifices d’hommes et d’argent sans cesse renouvelés.


Indépendamment de ces mesures, qui sont plus particulièrement relatives à la répression de la piraterie, on nous permettra, puisque l’occasion s’en offre à nous, d’en indiquer de plus générales qui tendraient, si elles étaient mises résolument en vigueur, à la pacification entière du Tonkin et à l’établissement définitif de notre protectorat sur ce vaste pays. Deux années de séjour, pendant lesquelles il nous a été donné de commander successivement les brigades de Sontay et de Bac-Ninh et de diriger plusieurs opérations importantes, nous donnent peut-être quelque droit de formuler ici notre opinion raisonnée.

Le Tonkin est une école incomparable d’instruction et de discipline pour notre armée ; toutes les qualités qui font le chef comme le soldat y trouvent de nombreuses occasions de se développer, de s’affirmer : initiative, sang-froid, coup d’œil, valeur, audace, dévoûment, etc.

Si l’on parcourt ses annales militaires, l’on est étrangement surpris de constater la somme de capacité, d’activité, de travail, en un mot d’efforts intellectuels et physiques, que nos troupes doivent déployer pour faire face aux obligations multiples, pénibles et sans cesse renaissantes, qui sont le lot de la rude vie de campagne à laquelle elles sont soumises.

Si l’ennemi contre lequel elles luttent n’a pas le fanatisme, la bravoure, la furie du Kabyle ou des guerriers du Soudan, il a une intelligence plus vive, un esprit remarquable d’assimilation dans l’emploi de nos moyens d’action, de nos procédés tactiques ; il fait preuve d’un art supérieur dans le choix de ses positions, dans la manière de les fortifier, et de la même indifférence, de la même impassibilité que les premiers devant la mort.

S’il n’a pas leurs déserts brûlans et sans eau, susceptibles d’arrêter la marche des colonnes, il dispose de forêts vierges immenses, impénétrables, pour y établir des repaires ; de cirques montagneux, d’infranchissables défilés ; d’un nombre infini de villages fortifiés devant chacun desquels une troupe peut trouver son tombeau ; il possède un armement à tir rapide aussi perfectionné et aussi bien entretenu que celui de nos soldats, et enfin il peut prélever, sans compter, pour réparer ses pertes, autant d’hommes qu’il lui en faut, dans cette réserve inépuisable que forment les populations du Tonkin et de la Chine méridionale. Cette situation mérite que la nation donne à ceux qui sont aux prises avec de si grandes difficultés tout ce qui est nécessaire pour assurer à leurs armes le succès en toute circonstance.

Personnel. — Dans cet ordre d’idées, il nous paraît indispensable, en premier lieu, d’organiser la constitution, sur des bases rationnelles, du commandement militaire : commandement en chef, commandement des brigades, commandement des subdivisions régionales ; l’effectif des troupes, l’importance des décisions à prendre, la responsabilité qui en découle, exigent que les chefs placés à la tête de ces commandemens aient l’expérience, la maturité de jugement, le prestige nécessaire pour les exercer avec fruit ; trois officiers-généraux et dix colonels ou lieutenans-colonels sont, au minimum, indispensables pour occuper les emplois réservés aux grades élevés.

A l’état de guerre dans lequel se trouve virtuellement le Tonkin correspondent, pour l’autorité militaire, des droits qu’on ne peut lui contester, sans paralyser ses efforts, sans rendre stériles les sacrifices demandés au pays.

Il y a lieu de donner à l’armée un rôle prépondérant dans la pacification des territoires manifestement troublés, que ceux-ci soient situés dans le delta ou dans les hautes régions ; si le nombre de ses postes était augmenté, si ces derniers étaient reliés par un système de lignes télégraphiques ou téléphoniques, en attendant qu’avec le temps elles puissent l’être par de bonnes voies de communication ; si l’armée disposait de crédits suffisans pour se créer un bon service de renseignemens ; si elle avait le pouvoir de faire accompagner ses détachemens en opération par les fonctionnaires indigènes locaux, elle obtiendrait, grâce à une sûreté et à une rapidité plus grandes de ses informations, la mobilité nécessaire dans les mouvemens de ses colonnes pour que celles-ci puissent avoir une action prompte et efficace : ce qui lui permettrait de poursuivre, de harceler les bandes, de les détruire, de rétablir et de maintenir l’ordre sur ces territoires.

En cas de concours, pour l’exécution de ces expéditions, d’élémens divers, guerre, marine, milices, etc., l’unité de direction doit être assurée d’une manière absolue ; de même tous les services de l’artillerie, de l’intendance, de santé, devraient relever du commandement.

Dans les provinces où la résistance est plus sérieusement organisée, où il faut pour rompre cette dernière une action énergique, méthodique et prolongée, on doit décerner à l’armée la plénitude des pouvoirs par la déclaration de l’état de siège, conformément aux lois et décrets qui régissent, en France, son intervention dans de semblables circonstances. On ne saurait objecter, pour ne pas appliquer ces lois, que le Tonkin est un pays de protectorat : ce sont là subtilités de politique hors de mise quand il s’agit du renom de la France et de l’existence de notre colonie, pour laquelle la prolongation de la crise qu’elle traverse constitue un danger sur lequel on ne saurait trop appeler l’attention des pouvoirs publics.

Nous avons déjà signalé l’urgence de l’augmentation des effectifs actuels de l’armée et du nombre de canonnières ; en ce qui concerne l’armée, cette augmentation peut être facilement obtenue par la transformation de dix mille gardes civils en tirailleurs tonkinois, dont la durée du service devrait être portée à quinze ou vingt ans, moyennant des dédommagemens qui leur seraient accordés, en conformité des procédés que le gouvernement annamite emploie vis-à-vis de ses soldats.

Comme troupes européennes, quatre bataillons de légion étrangère et un bataillon d’infanterie de marine seraient en outre nécessaires.

Le reste des gardes civils servirait à organiser des brigades de gendarmerie indigène recrutées par les soins de l’autorité militaire parmi les sujets d’élite et mises par elle à la disposition de l’administration civile au même titre que la gendarmerie coloniale.

La création prochaine d’une armée coloniale permettra de n’expédier au Tonkin que des hommes faits, ayant une instruction militaire complète ; de laisser les officiers et la troupe y séjourner sans limite de temps et au minimum pour une durée de trois ans ; on réduira ainsi les frais de transport aujourd’hui si onéreux de nos troupes, et l’on pourra confier le commandement des postes à des officiers et à des sous-officiers ayant la connaissance du pays, et si c’est possible, de la langue annamite.

Il importe, en même temps, de favoriser l’étude de cette langue par les cadres, en leur faisant suivre des cours d’annamite en France comme dans la colonie.

Matériel. —Notre matériel d’artillerie ne répond qu’imparfaitement aux exigences de la guerre au Tonkin, aussi bien dans les régions montagneuses ou boisées que dans le delta, par suite de la conformation des villages et de la disposition des pagodes et autres édifices naturellement fortifiés du delta.

Dans bien des circonstances, le tir indirect ou en bombe est le seul possible ou efficace ; aussi est-on alors obligé, au risque de passer, aux yeux même de gens compétens, pour vouloir ressusciter les procédés de la guerre antique, d’avoir recours à notre vieux mortier de 15 millimètres, absolument insuffisant comme justesse et comme puissance. Nous sommes convaincu de la nécessité de trouver une pièce, démontable ou non, transportable en tout cas par coolies, qui permettrait de lancer à 500 ou 600 mètres un projectile à la mélinite de 18 à 20 kilogrammes, susceptible de bouleverser le système formidable de défenses élevé aujourd’hui, sur certains points, par des pirates. Dans bien des cas, l’emploi de l’une de ces pièces dispenserait de celui des autres canons actuellement en service.

Le fusil Lebel, que l’infanterie de marine possède depuis un an, rend au Tonkin les services qu’on en attendait ; son adoption est un appoint important qui équivaut à une augmentation d’effectifs. Cette arme a toutefois l’inconvénient d’être trop lourde et, en raison de sa longueur, lorsqu’elle est munie de la baïonnette, elle devient d’un maniement difficile dans les zones montagneuses ou boisées : un mousqueton, du même modèle, muni d’une baïonnette légère, répondrait mieux au service de nos troupes coloniales. Tous les cadres de nos régimens tonkinois et un groupe de tirailleurs d’élite par compagnie devraient recevoir cet armement.

Devant Hu-Thué, des plaques de tôle, empruntées à nos canonnières, ont été utilisées, non sans succès, en guise de pare-balles, pour la construction rapide de tranchées sous le feu de l’ennemi. De petites opérations de siège analogues se renouvelleront sans doute plus fréquemment au Tonkin, au fur et à mesure que l’ennemi sera mieux familiarisé avec notre mode de combattre. Les principales places devraient, pour cette éventualité, posséder un certain nombre de pare-balles en métal léger, pouvant protéger à cent mètres un homme à genoux contre la balle du Remington.

En prévision de plus graves éventualités, un petit parc aérostatique pourrait être constitué à Hanoï.

L’emploi des chiens de guerre et des pigeons-voyageurs devrait devenir réglementaire au Tonkin.

Dans chaque région, dans chaque poste, devrait être établi un carnet contenant non-seulement des données topo graphiques et statistiques sur la contrée, mais aussi l’historique des grandes comme des petites opérations qui y ont été effectuées ; des renseignemens sur la composition, sur la manière de combattre des bandes qui y stationnent ; par ces moyens l’on faciliterait considérablement la tâche de ceux qui auraient à y effectuer de nouvelles opérations.

En terminant, rappelons, à propos des procédés tactiques à employer contre les bandes chinoises ou annamites, un principe dont un chef soucieux des obligations morales que lui imposent ses fonctions ne doit jamais se départir : infliger à l’ennemi le maximum des pertes avec le minimum des sacrifices.

A notre avis, dans la plupart des cas, sauf dans les engagemens de rencontre ou dans des coups de main, dans lesquels le succès dépend de la promptitude et de l’énergie de l’offensive, c’est moins par la « furia quand même » de la troupe, que par son sang-froid et par sa discipline, par l’habileté des dispositions prises et par la ténacité du chef que les meilleurs résultats seront obtenus dans nos expéditions d’outre-mer.


Colonel FREY.

  1. Entre autres mesures de détail propres à enrayer la piraterie locale, nous signalons la suivante : marquer d’une estampille particulière tous les buffles et tous les bœufs d’un même village. On ne verrait plus alors, comme cela se pratique chaque jour sur bien des points du Tonkin, des pirates transformés en paisibles commerçant, vendre en plein marché à des Européens ou à d’autres indigènes un troupeau qui a été pillé la veille dans un village situé à deux ou trois lieues de là.
  2. « Je suis un homme d’humble condition, écrivait en 1890 le chef pirate Luong-Tam-Ky au commandant de Thaï-Nguyon, au moment où il faisait ses ouvertures de soumission ; j’habite le Tonkin depuis de longues années, aussi, à cette heure, je ne suis plus qu’un étranger pour mon pays où il me serait impossible de retourner, je ne puis que demeurer ici où j’ai toujours vécu… »
  3. Ham-Nghi.
  4. En guise de natte.
  5. Expédition Dupuis.
  6. Tu-Duc.
  7. Le Tonkin et l’Annam.
  8. La femme de l’empereur Tu-Duc.
  9. Les Français.
  10. Proverbe annamite.
  11. Toute la nature.
  12. Hara-Nghi.
  13. Tout le royaume.
  14. A partir du règne de Gia-Long.
  15. Le Quang-Binh, le Quan-Tri, le Quang-Nam et le Quang-Ngaï.
  16. Tribus à l’ouest et au nord-ouest du Thang-Hoa.
  17. Allusion au retrait de nos troupes régulières d’une partie de l’Annam effectué dans les premiers mois de 1890.
  18. La nourriture.
  19. Le Tonkin et l’Annam.
  20. Le télégraphe.
  21. Leur nom inscrit sur une palette en bambou et sur un morceau de soie donnés par le « roi. »
  22. Le Tonkin et l’Annam.
  23. 8 mai 1890.
  24. Un empereur de Chine.
  25. Noms des deux généraux chinois auxquels leurs compatriotes décernèrent le titre de vainqueurs de Lang-Son.
  26. Ham-Nghi.
  27. Le vice-roi actuel du Tonkin.