L’Organisation du Travail (Le Play)/2

La bibliothèque libre.
Alfred Mame et fils (p. 136-171).

CHAPITRE II

LA PRATIQUE DU BIEN, OU LA COUTUME




§ 19

LA COUTUME CONSERVE LE BIEN À L’AIDE DE SIX PRATIQUES ESSENTIELLES.

Les études faites de nos jours sur les divers régimes du travail offrent une singulière particularité. Elles ne considèrent ni les remèdes propres à la guérison du mal qui règne en beaucoup de lieux, ni les pratiques qui correspondent ailleurs à l’état de santé. Elles traitent exclusivement des palliatifs applicables à un état de malaise qu’on nous signale souvent comme une inévitable conséquence des principes mêmes de l’ordre social.

Au nombre des palliatifs qui sont l’indice évident de ce malaise, on doit citer en première ligne les sociétés de secours mutuels et les associations de toute sorte qui remédient, plus ou moins, à l’imprévoyance et au dénûment ; puis les sociétés de bienfaisance qui se proposent le même but, ou qui combattent les vices les plus dangereux, tels que le concubinage et l’ivrognerie. Ces institutions ont toutes un caractère commun : elles sont jugées inutiles dans tous les ateliers qui conservent un état traditionnel de prospérité ; elles sont repoussées par toutes les familles qui s’élèvent aux premiers degrés de l’aisance ; elles disparaissent par conséquent dès que la réforme s’accomplit.

D’autres institutions du même genre sont créées, de nos jours, par la bienfaisance publique. Dans ces conditions elles sont également l’indice du mal ; mais elles décèleraient l’état de santé si elles étaient créées par le mouvement spontané des populations. À cette catégorie de palliatifs se rattachent : les écoles de tout genre, les bibliothèques, les récréations choisies, les diverses sortes de caisses qui font fructifier les épargnes, et, en général, les institutions qui tendent à accroître le bien-être et la dignité des familles.

Les pratiques qui sont le vrai symptôme de la santé matérielle et morale des ateliers, celles que je nomme essentielles, se reconnaissent surtout à deux caractères : elles sont toutes abandonnées dans les groupes manufacturiers de l’Occident, où s’accumulent au plus haut degré les maux du paupérisme ; elles sont toutes conservées dans les établissements et les localités où règnent l’harmonie, la stabilité et le bien-être. Elles peuvent se grouper sous les six titres suivants : 1o permanence des engagements réciproques du patron et de l’ouvrier ; 2o entente complète touchant la fixation du salaire ; 3o alliance des travaux de l’atelier et des industries domestiques, rurales ou manufacturières ; 4o habitudes d’épargne assurant la dignité de la famille et l’établissement de ses rejetons ; 5o union indissoluble entre la famille et son foyer ; 6o respect et protection accordés à la femme.

Entre les steppes parcourues par les nomades d’Europe ou d’Asie (§ 64) et les rivages maritimes où abondent les métropoles manufacturières de l’Occident, on peut observer, de nos jours, les diverses organisations sociales qui ont régné à toutes les époques de l’histoire. Je les ai soigneusement étudiées à trois reprises, dans un laps de trente années ; et j’ai été toujours amené, par l’observation directe comme par l’opinion unanime des vraies Autorités sociales, à la même conclusion : les six pratiques essentielles sont partout le signe certain de la prospérité ; l’abandon de ces mêmes pratiques coïncide inévitablement avec un état de décadence.

Ces pratiques font naître et conservent la prospérité, sous le régime de contrainte comme sous le régime de liberté : elles se concilient donc avec les deux systèmes opposés qui président au gouvernement des nations (§ 8). Elles se révèlent habituellement par certains caractères matériels ; mais elles émanent au fond d’idées et de sentiments qui appartiennent à l’ordre moral et qui, aux bonnes époques (§§ 14 et 16), dominent l’ensemble de la société. À vrai dire, les six pratiques essentielles ne sont que l’application du Décalogue et de l’Évangile à la direction des ateliers de travail.

Pour présenter le tableau complet de ces pratiques, j’aurais à reproduire les matières traitées dans deux ouvrages étendus[1]. Renvoyant à ces ouvrages pour les développements qu’on pourrait désirer, je me borne ici à l’indication des faits principaux. Je réduis d’ailleurs mon sujet à sa plus simple expression : à cet effet, j’écarte autant que possible les particularités spéciales aux peuples orientaux (§ 9), et je considère surtout les institutions et les mœurs qui se rapportent à l’Occident.

§ 20

1re  PRATIQUE : PERMANENCE DES ENGAGEMENTS RÉCIPROQUES DU PATRON ET DE L’OUVRIER.

La permanence des engagements[2], sous le régime de liberté individuelle, est la plus haute expression de la stabilité ; elle est aussi un indice certain de bien-être et d’harmonie. Elle règne, avec ses meilleurs caractères, lorsqu’un attachement traditionnel se maintient entre les générations successives de patrons et d’ouvriers. Cet état de choses, une fois établi, assure d’immenses satisfactions à tous les intéressés ; aussi se conserve-t-il alors même que ceux-ci tendent momentanément à s’affranchir de la contrainte morale (§ 8), qui est le vrai lien social sous tous les régimes. Dans ces cas de défaillance, la bienveillance chez le patron, le respect chez l’ouvrier, et chez tous l’empire de la Coutume, conseillent d’attendre avec patience et indulgence les réformes individuelles. En général, quand un ancien état de permanence prend fin tout à coup, la rupture vient du patron plutôt que de l’ouvrier.

Par contre, le patron chez lequel la permanence se maintient est classé dans l’opinion comme un précieux auxiliaire de la prospérité publique. Il est digne de tous les honneurs, surtout sous notre régime social, où tant d’influences s’emploient incessamment à ruiner la Coutume et à remplacer par l’antagonisme un ancien état d’harmonie. Parmi les devoirs qu’impose au patron la conservation de cette pratique, le plus nécessaire est l’éducation d’un successeur pénétré des obligations contractées par les ancêtres envers les ouvriers, garanties par la Coutume et transmises par la tradition locale avec la possession de l’atelier.

Depuis le commencement du siècle, et surtout depuis 1830[3] (§§ 29 et 30), cette pratique tombe souvent en désuétude dans les agglomérations manufacturières de l’Occident ; mais partout le régime des engagements momentanés[4] a fait naître la souffrance et l’antagonisme. Depuis lors, les ouvriers s’agitent sans relâche pour échapper à ces maux et retrouver la sécurité. Égarés, comme les patrons, par les erreurs qui sont la cause première du mal (§§ 26 à 32), ils cherchent le remède en dehors de la Coutume : ils s’épuisent en essais impuissants ; et dans leur désappointement ils se font les auxiliaires d’hommes hostiles à la paix publique. Mais ceux-ci, loin de les remettre dans la bonne voie, les éloignent du but ; car ils leur prêchent la transformation ou même le renversement des plus constantes traditions du genre humain. Ces vagues aspirations des ouvriers vers un ordre de choses inconnu ont déjà produit de grands maux. Elles réservent à nos sociétés de dures épreuves, si elles s’accréditent davantage malgré les enseignements de l’expérience et de la raison.

Les essais les moins dangereux qui aient été faits pour créer de toutes pièces ce régime inconnu, ceux qui se concilient avec le respect de la paix publique, offrent un exemple curieux des aberrations que suscite le mépris de la Coutume. La préoccupation dominante des novateurs est de supprimer la fonction sociale des patrons et de fonder les ateliers sur le principe d’association, c’est-à-dire sur des communautés formées par les ouvriers mêmes qui exécutent les travaux manuels. On ne saurait trop admirer les efforts de talent et de vertu à l’aide desquels on est parvenu à fonder, sur ce principe, un petit nombre d’ateliers prospères. Mais ces établissements exceptionnels ne jouent aucun rôle appréciable parmi les ateliers européens. Rien n’indique qu’il en doive être autrement à l’avenir[5].

Depuis les réformes opérées en Autriche (1849) et en Russie (1861), le régime de contrainte (§ 8) ne s’emploie plus guère en Europe pour assurer la permanence des engagements. Dans toutes les localités de l’Orient[6] où je l’ai observé pendant vingt années, le régime des engagements forcés obligeait les deux parties, selon les prescriptions de Coutumes très-variées. Cependant les Coutumes offraient toutes ce caractère, que les patrons de l’Occident les auraient repoussées comme onéreuses pour leurs propres intérêts. Ce régime n’avait donc aucun rapport avec l’idée que soulève généralement, en France, le mot de servage. Au surplus, dans les modèles d’organisation sociale que l’Europe compte par milliers, la permanence des engagements se fonde exclusivement sur le libre accord des intéressés.

§ 21

2me PRATIQUE : ENTENTE COMPLÈTE TOUCHANT LA FIXATION DU SALAIRE.

L’entente continuelle du patron et de l’ouvrier, en ce qui touche la fixation du salaire, a pour symptôme l’absence de tout débat irritant. Elle démontre l’excellence de leurs rapports en constatant que ceux-ci sont à l’épreuve de la difficulté qui est, dans l’Occident, la principale source de l’antagonisme. Elle témoigne également d’un état général de bien-être, qui dispose l’ouvrier à se contenter de sa situation, et qui permet au patron d’accorder ce qui est nécessaire à la subsistance des familles. Elle prouve enfin qu’un besoin commun de stabilité domine les intérêts contradictoires que met en présence la fixation du salaire.

Les grèves et les calamités qui en dérivent sont, au contraire, le symptôme habituel des localités où règnent l’antagonisme, l’instabilité et le malaise. Ce désordre ne tarde pas à se produire, quand la corruption des mœurs et surtout l’amour désordonné du gain font tomber en désuétude la permanence des engagements (§ 20). Ce sont encore certains patrons qui, sous ce rapport, sont le plus enclins à violer la Coutume. Quand le commerce hausse le prix et accroît la demande des produits manufacturés, ils veulent à tout prix augmenter leur production : ils débauchent par l’appât d’un salaire exagéré les ouvriers de leurs concurrents et même ceux des ateliers ruraux du voisinage. Puis, dès que les demandes et les prix se réduisent, ils ne se font aucun scrupule de mettre leurs ouvriers dans l’alternative de rester sans emploi ou de se contenter d’un salaire qui ne répond plus aux besoins des familles. Dès que la Coutume a été ainsi violée, les ouvriers ne manquent pas de prendre leur revanche lorsque le commerce redevient plus actif ; et c’est ainsi que l’antagonisme envahit de proche en proche les manufactures, les domaines ruraux et la société entière.

Cependant, même dans les contrées que désole cette guerre sociale, les meilleurs patrons réussissent à en préserver leurs ateliers ; et s’ils doivent subir le contre-coup des oscillations de salaire provenant du dehors, ils règlent eux-mêmes les tarifs, sans aucun débat et à la satisfaction de leurs ouvriers. C’est à ce caractère qu’on distingue le mieux les Autorités sociales au milieu des nations livrées à l’antagonisme et à l’anarchie.

L’assiette du salaire dépend de la nature du travail et surtout du caractère de la population. À mesure que la prévoyance, la perspicacité et l’énergie se développent parmi les ouvriers, on voit apparaître trois régimes principaux. Sous le premier régime, la rétribution de l’ouvrier est proportionnelle au temps du travail : elle s’applique aisément à tous les travaux et à tous les caractères ; elle convient surtout aux populations vicieuses ou imprévoyantes ; elle est adaptée le mieux possible à leurs infirmités intellectuelles ou morales quand le patron fournit du travail en tous temps, et livre à prix réduit, aux époques de disette, le blé nécessaire à la subsistance des familles[7]. Sous le second régime, la rétribution se compose d’une certaine part du produit, fixée par la tradition : elle convient surtout à la production ou à l’extraction des matières brutes, d’une faible valeur, ayant un débit facile dans chaque localité[8]. Sous le troisième régime enfin, la rétribution est proportionnelle à la quantité de travail accompli. L’ouvrier s’élève au rang d’entrepreneur en se chargeant, à prix fait, d’une subdivision du travail de l’atelier ; parfois même il engage des salariés à son propre compte, et devient un véritable chef de métier. Dans cette situation, le succès ne lui est acquis que s’il possède la prévoyance et les ressources nécessaires pour conjurer les mauvaises chances de ses entreprises successives. Ces chances, dans certaines industries complexes, amènent parfois un mécompte. Le soin de les apprécier et la nécessité de vaincre les obstacles imprévus développent singulièrement la perspicacité et l’énergie de l’ouvrier ; et, sous cette influence, certains entrepreneurs ne tardent pas à s’élever au premier rang parmi les patrons.

Ces moyens employés pour asseoir le salaire ont assurément leur importance dans le régime du travail ; mais ce ne sont après tout que des mécanismes dont l’action bienfaisante dépend surtout des forces morales qui sont inhérentes aux systèmes ou propres aux intéressés. Aussi on a toujours fait fausse route quand on a voulu réorganiser le travail à l’aide d’une formule générale fondée sur l’un de ces mécanismes ou sur quelque combinaison financière. Sauf en certains cas particuliers, on a échoué, parce qu’aucune formule de ce genre ne saurait s’adapter à la diversité extrême des hommes et des industries[9]. Au contraire, la Coutume, comme le Décalogue, est partout applicable.

§ 22

3me PRATIQUE : ALLIANCE DES TRAVAUX DE L’ATELIER ET DES INDUSTRIES DOMESTIQUES, RURALES OU MANUFACTURIÈRES.

Sous tous les régimes, le travail des ateliers agricoles fournit aux ouvriers l’existence la plus sûre, et aux nations leurs meilleurs éléments de prospérité. Cependant, depuis les derniers Valois, la plupart de nos gouvernants ont méconnu cette vérité. Leur politique a eu souvent pour résultat de développer à tout prix les manufactures, et de désorganiser les domaines ruraux. Ces domaines ne reprendront leur rang à la tête des ateliers de travail que quand la sollicitude du gouvernement se révélera, non plus seulement par les discours officiels, mais par les réformes indispensables[10].

Sous l’ancien régime européen, il existait toujours une alliance intime entre le travail agricole et le travail manufacturier[11]. Cette organisation avait surtout pour but d’assurer aux ouvriers la continuité du travail et la permanence des moyens de subsistance, et elle s’attachait spécialement à conjurer les crises du commerce et les chômages périodiquement ramenés par le cours des saisons. À cet effet, on joignait aux domaines ruraux des ateliers où s’élaboraient les matières premières produites dans la localité ou importées du dehors ; ailleurs on annexait aux grandes manufactures des dépendances rurales ou forestières. Selon le procédé le plus habituel et le plus sûr, chaque patron encourageait ses ouvriers à entreprendre, à leur propre compte, une multitude d’industries domestiques, rurales ou manufacturières. Celles-ci suppléaient aux travaux de ses ateliers quand survenaient certains chômages exceptionnels ; elles fournissaient toujours des occupations lucratives aux membres de la famille que l’âge, le sexe et la Coutume retenaient au foyer de la famille.

L’alliance du travail agricole et du travail manufacturier est encore fréquente dans les grands ateliers du Nord et de l’Orient[12] ; dans le reste de l’Europe elle devient plus rare en dehors des grands domaines ruraux ou des grandes exploitations forestières et métallurgiques. Mais les petites industries domestiques conservent partout un certain développement, même chez les ouvriers des manufactures agglomérées ; et elles acquièrent une grande importance chaque fois que l’ouvrier peut joindre à son foyer certaines dépendances rurales[13].

Les travaux agricoles que j’ai vu pratiquer habituellement par les familles des ouvriers qui s’adonnent aux travaux des manufactures, varient selon l’organisation locale de la propriété, le climat, et le degré de perfection donné au régime du travail par l’accord du patron et de l’ouvrier. En France, j’ai souvent trouvé quatre sortes d’industries ; et je les ai rangées dans l’ordre suivant, où figurent d’abord celles dont l’usage est le plus fréquent : la culture d’un jardin potager fournissant à la famille les légumes, les fruits et les plantes aromatiques ; un élevage d’abeilles, de volailles et d’autres petits animaux tirant surtout leur nourriture du parcours autorisé par le patron ou par les propriétaires voisins ; l’engraissement d’un ou de deux porcs, nourris, selon les cas, par le ménage, le jardin, le parcours et des combinaisons variées ; enfin l’exploitation d’une ou de deux vaches laitières, dont la nourriture provient d’une prairie possédée ou louée par la famille, du parcours sur les biens communaux et de diverses subventions qui varient à l’infini. La culture du jardin est acquise, même aux plus pauvres familles ; les autres exploitations, en s’y ajoutant successivement dans l’ordre indiqué, constituent pour des familles plus aisées trois degrés croissants de bien-être.

Ces petites industries donnent à la mère, aux filles, aux jeunes enfants et aux vieux parents un travail lucratif et approprié à leurs forces. Elles assurent aux familles un état de bien-être et de sécurité dont on pourra se faire une idée en se reportant au budget des soixante-treize familles décrites dans les deux ouvrages souvent cités (0 et P). Elles attachent les populations au sol ; elles permettent au chef de famille et à ses fils de prospérer avec un salaire relativement peu élevé. Sous ces divers rapports, elles contribuent beaucoup à maintenir les deux précédentes pratiques.

Cette salutaire organisation se maintient sous une forme particulière, depuis un temps immémorial, même pour les grands travaux intermittents des villes et des capitales. Ces travaux sont confiés à de petits propriétaires ruraux, établis dans les régions montagneuses des provinces et des États contigus. Chaque année, au printemps, les chefs de famille, accompagnés de leurs fils adultes, et laissant sur le domaine patrimonial le reste de la famille, viennent fournir la main-d’œuvre que réclament la construction ou l’entretien des habitations et des voies publiques ; puis ils retournent, à l’arrière-saison, faire les semailles, les plantations et les autres ouvrages de leurs domaines.

À Paris, on s’est imprudemment écarté de cette coutume séculaire, en 1841, lors de l’établissement des fortifications, et, depuis 1852, dans l’ère des travaux extraordinaires qui s’est perpétuée jusqu’à ce jour. La plupart des anciens ouvriers émigrants ont été remplacés par des ouvriers sédentaires ; et ceux-ci sont exclusivement employés à des travaux urbains qui ont cessé d’être intermittents. Ces ouvriers comprennent instinctivement l’instabilité de leur condition : réunis à ceux qui, par centaines de mille, exercent des professions étrangères, au fond, à la vie urbaine, ils constituent le plus redoutable foyer de souffrance et d’antagonisme qu’on ait jamais vu chez un peuple civilisé. Malheureusement toutes les influences concourent en France, depuis deux siècles, à ruiner l’ancienne organisation. Nos gouvernements ne voient plus l’idéal de la prospérité dans de riches campagnes habitées par les classes dirigeantes. Comme ceux de Rome et de Babylone, ils ont concentré autant que possible dans la capitale les forces vives du pays. Nos municipalités ont été conduites par le faux régime des octrois, et elles ont d’ailleurs mis une sorte d’amour-propre à augmenter sans relâche la population de leurs villes[14]. Enfin les partis hostiles au gouvernement établi ont toujours vu croître avec une satisfaction secrète les masses, d’où semble devoir sortir l’armée d’une prochaine révolution.

En Angleterre, les populations manufacturières ont été encore plus accumulées sur des bassins houillers qui offrent, plus que ceux du Continent, les sources de chaleur et de force motrice nécessaires aux ateliers. La séparation des deux sortes de travaux s’y trouve commandée à la fois par l’excessive agglomération qui prive les habitations de toute dépendance rurale, et par la fausse science qui subordonne les lois sociales aux lois économiques (§ 29). Imbus de cette doctrine, beaucoup de patrons se flattent d’étendre jusqu’aux plus extrêmes limites les bienfaits de la division du travail ; et, à ce point de vue, ils interdisent absolument aux familles de leurs ouvriers toute occupation étrangère au travail de la manufacture[15]. En comparant certains groupes concurrents du Continent et de l’Angleterre qui ont fait l’objet de mes études spéciales, j’ai souvent constaté que cette pratique n’était pas mieux justifiée par la prospérité de la manufacture que par la stabilité de l’ordre social. Cette remarque s’applique notamment aux fabriques de coutellerie ou de quincaillerie de l’Angleterre[16], de l’Allemagne[17] et de la France[18].

§ 23

4me PRATIQUE : HABITUDES D’ÉPARGNE ASSURANT LA CONSERVATION DE LA FAMILLE ET L’ÉTABLISSEMENT DE SES REJETONS.

L’épargne s’élève au rang de pratique essentielle, lorsqu’elle figure régulièrement dans le budget de la famille, et correspond au moins au dixième de la recette. Elle est un symptôme évident de bien-être physique ; car elle prouve que la famille a un superflu. Elle signale aussi la présence de certaines qualités morales ; car les individus témoignent alors, par leur frugalité volontaire, qu’ils ont la force de réprimer leurs passions et de contenir leurs appétits.

L’épargne accumulée pendant toute la durée d’une génération procure, chez le patron comme chez les ouvriers, une éducation et un établissement convenables à tous les enfants qui doivent se créer une carrière au dehors. Elle permet donc à chaque père de laisser le foyer domestique avec ses dépendances, le mobilier et les instruments de travail à celui de ses enfants qu’il juge le plus apte à conserver la tradition des ancêtres. L’épargne permet en même temps aux nouvelles générations de patrons et d’ouvriers de continuer les bons rapports établis dans l’atelier par la Coutume.

L’épargne pourvoit ainsi à deux convenances également impérieuses dans une bonne organisation sociale. Elle ouvre toutes les carrières désirables à la population surabondante, qui ne peut trouver emploi dans l’atelier où travaillaient les ancêtres. Elle conserve, sans aucune perturbation, des coutumes qui assurent le bien-être des générations successives et qui constituent, dans leur ensemble, les plus solides fondements de la nationalité.

L’épargne des patrons et celle des ouvriers sont également nécessaires aux nations prospères, soit pour favoriser dans les colonies l’expansion de la race, soit pour conserver ou développer chez les familles de la métropole le bien-être acquis par les générations antérieures. Cette bienfaisante pratique féconde toutes les autres. Elle a fait pendant des siècles la grandeur de la France ; et elle assure aujourd’hui la prépondérance aux nations qui sont restées fidèles à la Coutume des ateliers européens. Quand on remonte à l’origine des grands hommes qui, dans les derniers siècles, ont jeté un si grand éclat sur le nom français, on arrive bientôt à quelque famille modeste qui s’est élevée lentement par l’épargne. Tout en conservant son rang aux degrés moyens ou inférieurs de la hiérarchie, cette famille a pu mettre en relief, par un judicieux emploi de son épargne, les facultés éminentes de l’un de ses rejetons[19]. C’est l’épargne du père et le dévouement de l’aîné qui firent sortir autrefois, de nos petits domaines ruraux, tant de cadets illustres.

§ 24

5me PRATIQUE : UNION INDISSOLUBLE ENTRE LA FAMILLE ET SON FOYER.

La cinquième pratique fixe pendant des siècles au foyer, bâti par le fondateur d’une famille, les générations successives de ses descendants. Elle ne constitue pas seulement un des traits essentiels aux bons ateliers de travail : elle est indispensable à la dignité de la famille. Telle est surtout l’opinion des peuples qui, sous la direction des Autorités sociales, ont défendu leurs libertés locales contre les tyrannies monarchiques ou populaires. Cette pratique est particulièrement chère aux nations qui, dans leurs transformations progressives, se sont toujours attachées à l’égalité légitime fondée sur les mœurs, et non sur la violence ou sur les mots (§ 59).

Cette pratique est à peu près universelle dans le nord, l’orient et le midi de l’Europe : et elle est encore fort répandue au centre et dans l’occident. Elle résiste de nos jours, dans des localités entières de cette dernière région, aux influences perturbatrices émanant des révolutions, des corruptions urbaines et des agglomérations manufacturières. Ces influences agissent, au contraire, avec une force irrésistible dès que les populations ont accepté les facilités d’établissement que présentent les foyers pris en location. Ce désordre social se lie en France aux régimes de la famille instable (§ 6) et du partage forcé (§ 32) : il y a pris, même chez les familles riches, une extension qui est pour tous les Européens un sujet d’étonnement et de blâme[20].

L’union de la famille et du foyer est l’une des conditions premières du régime de contrainte et de dépendance réciproques de l’ancien régime européen, qui s’est perpétué jusqu’à nos jours dans la région orientale. Elle se conserve, avec la Coutume, sous le régime de liberté, à la faveur de trois combinaisons principales, qui sont elles-mêmes subordonnées à l’état intellectuel et moral de la population. Les chefs de famille, quand ils ont assez de discernement et d’empire sur leurs appétits pour éviter les embûches des prêteurs d’argent, possèdent habituellement leur foyer sous le régime de la propriété libre et individuelle. Quand ces qualités font défaut, les patrons y suppléent, autant que possible, en organisant, au profit des familles attachées à leurs ateliers, soit un régime d’usufruit perpétuel, soit un système de subventions permanentes qui dure autant que l’engagement, et qui se maintient souvent pendant une suite de générations[21].

On pourrait, à première vue, expliquer simplement par une cause économique le bien-être relatif des populations qui possèdent en permanence leur foyer ; et il leur est, en effet, fort doux de n’avoir point à prélever un prix de location sur leurs salaires ou leurs bénéfices. Toutefois un examen plus attentif montre bientôt que ce bien-être résulte surtout d’un ensemble de causes morales. À cet égard, toute la population est convaincue que l’acquisition préalable du foyer est un devoir impérieux pour toute famille nouvelle qui prétend à la considération de ses pairs. Les parents se préoccupent constamment d’assurer, autant qu’il dépend d’eux, cet avantage aux enfants qui ne doivent pas se fixer dans la maison paternelle. Les patrons montrent la même sollicitude à l’égard des nouvelles familles qui désirent s’attacher à leurs ateliers. Mais ce sont surtout les femmes qui, aux époques de prospérité, se font sous ce rapport les auxiliaires de l’ordre moral, de même qu’aux époques de décadence elles deviennent les principaux agents de la corruption. Quand la cinquième pratique est en honneur, aucune jeune fille ne consent à entrer en ménage dans une habitation qu’elle ne possède pas en propre avec son mari ; en sorte que le plus vif attrait de l’humanité excite, chez les jeunes gens des deux sexes, des efforts de travail et d’épargne qui sont relativement rares lorsque ce stimulant a été une fois détruit par le régime des locations.

L’effet moral de ces efforts continue à se faire sentir alors même que le résultat matériel est atteint. La recherche préalable du foyer prépare très-bien le jeune ménage aux habitudes d’épargne (§ 23), comme aux autres pratiques que je viens de signaler. Elle exerce même une influence indirecte, mais très-réelle, sur l’organisation des manufactures. Les populations qui mettent au premier rang des besoins la possession du foyer, recherchent les fabriques rurales près desquelles elles peuvent aisément pourvoir à ce grand intérêt. Celles qui se dispensent des efforts qu’impose, au début de la vie, l’acquisition du logis, s’habituent pour la plupart à rechercher les satisfactions sensuelles que ne donne guère la vie rurale ; et elles se dirigent de préférence vers les fabriques urbaines, parce que l’opinion publique y tolère l’abandon des plus salutaires pratiques de la Coutume.

La quiétude qu’engendre en Orient (§ 9), jusque dans les plus pauvres familles, la possession permanente du foyer domestique, est le trait de mœurs qui m’a fait d’abord ouvrir les yeux sur la fausseté de certaines doctrines[22] propagées en Occident sur l’organisation des sociétés. Il y a, en effet, un véritable aveuglement à proclamer la supériorité absolue des nouvelles pratiques qui ont substitué à cette quiétude les récriminations et les haines au milieu desquelles nous vivons.

Les partis qui troublent depuis quatre-vingts ans la France par leurs opinions contradictoires, pourraient trouver dans la question du foyer une occasion d’unir leurs efforts pour une réforme féconde : car il s’agit à la fois du bien-être individuel et de la dignité nationale[23]. L’œuvre semblera facile, sinon de courte durée, à ceux qui sauront employer la vraie méthode, c’est-à-dire qui étudieront préalablement tous les détails de la cinquième pratique. Les vrais amis du peuple, ceux qui manifestent leur dévouement par des faits plutôt que par des paroles, s’appliqueront à cette réforme dès qu’ils en auront compris la nécessité. Ils agiront à coup sûr, parce qu’ils trouveront d’excellents modèles dans les innombrables localités où les populations entières possèdent, sans aucune exception, leurs foyers domestiques.

Cette réforme n’est pas moins nécessaire que la restauration des autres éléments de l’ordre moral ; et, par l’évidence même des bienfaits qui en émaneront, elle semble être la plus opportune et la plus facile. Le Décalogue et la Coutume rétabliront aisément ce que l’erreur et la révolution ont détruit. La supériorité actuelle des nations occidentales sur les peuples des autres temps et des autres régions est, à beaucoup d’égards, une réalité ; mais elle serait, en somme, mal justifiée si la masse de ces nations devait rester dépourvue d’une propriété qui fut acquise au moyen âge aux plus pauvres familles, et qui leur est universellement conservée dans l’Orient. Les vraies conditions de la réforme apparaîtront à tout homme qui, en étudiant le présent, se reportera au passé : au premier rang figureront toujours la tempérance chez l’ouvrier, le dévouement chez le patron, et chez tous le sentiment de la solidarité. Il est évident d’ailleurs que la réforme est impossible dans les conditions actuelles : elle ne serait qu’un cercle vicieux, si une loi antisociale continuait à détruire l’œuvre de ces vertus privées (n. 3).

§ 25

6me PRATIQUE : RESPECT ET PROTECTION ACCORDÉS À LA FEMME.

La sixième pratique se manifeste surtout par la réserve et les égards que les institutions et les mœurs imposent à l’homme dans ses rapports avec la femme ; par les peines infligées, en vertu de la loi, à ceux qui enfreignent ces devoirs ; enfin par les coutumes qui concentrent autant que possible au foyer les obligations de la femme, et qui la dispensent de se mêler aux travaux et aux intérêts du dehors.

Cette pratique est, sous plusieurs rapports, le point de départ des cinq autres. Ainsi, les jeunes gens ne se soumettent point aux efforts qu’impose l’acquisition préalable du foyer (§ 24), et ils ne s’habituent pas, dès le début de leur vie, aux autres pratiques essentielles, si le sacrement de mariage ne préside pas à l’organisation de la société entière. En cette matière, l’accord de la loi religieuse et de la loi civile a été l’un des fondements de toutes les sociétés prospères ; et c’est surtout l’oubli de ce principe qui a plongé dans une abominable corruption tant de peuples qui avaient d’abord joué un rôle éminent dans l’histoire. Aujourd’hui, comme dans le passé, l’une des clefs de voûte de l’édifice social est le respect accordé au caractère de la femme[24].

La corruption des mœurs au milieu des cours du XVIIIe siècle a été une cause évidente des révolutions qui ont désolé l’Occident. Elle a surtout exercé en France ses ravages, et elle a porté à notre constitution sociale une atteinte qui n’est point encore réparée. Les peuples dont la renommée et la puissance ont le plus grandi de notre temps sont ceux qui, comme les Américains des États-Unis, avaient le mieux résisté à cette corruption, ou ceux qui, comme les Anglais et les Prussiens, ont le plus réagi contre elle. Ces peuples continuent à respecter un principe de l’ancien régime français : ils donnent à la famille des garanties légales contre la séduction des jeunes filles. Selon l’esprit de la loi prussienne, la séduction est un délit dont les magistrats poursuivent d’office la répression. Selon l’ancienne coutume des Anglo-Saxons, la séduction implique contravention à une promesse de mariage, c’est-à-dire au plus sacré de tous les contrats. En Angleterre, cette coutume a été en partie faussée par la corruption des Tudors et des Stuarts. Aux États-Unis, elle a été introduite dans toute sa pureté par les premiers colons[25], et elle y est encore respectée. Le juge a le devoir, dans le cas où le mariage ne peut avoir lieu, de contraindre le séducteur à payer à sa victime une forte indemnité pécuniaire. Pendant la première moitié de ce siècle, ces jugements ont souvent entraîné pour les coupables la perte de leur fortune entière ; et l’on m’assure que les juges américains restent, sous ce rapport, fidèles à la Coutume, malgré la corruption qui envahit de nos jours ce grand empire (§ 60)[26].

La société entière doit être placée sous l’autorité de ces principes. Elle ne s’approche de la perfection qu’à la faveur des institutions religieuses et civiles qui font prévaloir l’ascendant de la femme sage et pudique[27]. Mais les ateliers les mieux organisés concourent, en outre, au même but par certaines habitudes qui leur sont spéciales.

Sous leurs formes diverses, ces habitudes dérivent d’un même principe : laisser la mère de famille et ses filles au foyer domestique, et repousser systématiquement les prétendus progrès qui les mêlent au travail des ateliers. C’est une des lois fondamentales de l’organisation manufacturière ; aussi le jury international de 1867 a-t-il été unanime pour classer au premier rang les fabriques qui l’observent avec le plus de fermeté[28]. En subordonnant leur administration à cette règle, certains patrons se privent, il est vrai, d’un bénéfice momentané[29] ; mais ils conjurent pour l’avenir les pertes que ferait naître infailliblement, sous mille formes, la corruption des familles. Des recherches approfondies établissent même que, dans une foule de cas[30], le séjour permanent de la mère et de ses filles au foyer domestique n’offre pas moins d’avantages au point de vue économique qu’au point de vue moral. Les femmes obtiennent au logis, par l’exploitation des industries et des cultures domestiques (§ 22), des produits qui ont habituellement plus de valeur pour la famille que les salaires qu’elles se procureraient en s’employant dans les ateliers[31]. Les maris et les frères trouvent, dans un foyer constamment habité par les femmes, un charme et un bien-être qui réparent leurs forces physiques, retrempent leur caractère, et rendent plus productif leur travail à l’atelier[32].

Le jury international de 1867 a cependant récompensé d’une manière spéciale les patrons qui, tout en rattachant les femmes à l’industrie manufacturière, ne réclament leur concours que pour les travaux qu’elles peuvent exécuter dans l’intérieur du foyer domestique.

Enfin le jury a également signalé un ensemble de pratiques qui se rapportent au cas trop commun où, dans les conditions actuelles de la concurrence commerciale, certains travaux ne peuvent être exécutés que par des jeunes filles réunies en grand nombre dans des ateliers dont les appareils sont mis en action par de puissantes machines. Les patrons atténuent les inconvénients de cet état de choses, et ils en font même sortir certains avantages matériels et moraux, lorsqu’ils remplissent dans toute sa rigueur le programme suivant : exclusion absolue des femmes mariées ; admission exclusive de très-jeunes filles pendant l’époque qui précède le mariage ; dispositions spéciales affectant aux travaux et aux récréations des ouvrières des emplacements dont l’accès est interdit à toute personne étrangère ; organisation domestique assurant aux jeunes filles la direction et les conseils de femmes dignes de confiance et l’apprentissage de tous les travaux du ménage ; sollicitude du patron et des dames de sa famille[33], veillant sans relâche aux besoins intellectuels, moraux et religieux des ouvrières ; organisation financière conservant, en la faisant fructifier, la portion du salaire qui n’est pas affectée aux besoins immédiats de l’ouvrière ou de sa famille ; enfin, formation d’une dot qui assure à la jeune fille un mariage avantageux. Le jury a cité avec éloge un grand établissement de l’état de Massachusets (États-Unis) où ces pratiques paraissent avoir pris naissance au commencement de ce siècle[34]. Il a constaté que ces pratiques sont maintenant acclimatées avec un complet succès sur le sol de l’Europe. Il a distingué surtout un établissement du pays de Bade[35], dans lequel le problème a été si bien résolu que les jeunes filles qu’on y admet sont recherchées de préférence par les jeunes gens qui aspirent au mariage.

Dès l’année 1850, une étude sur les mines et les fonderies de l’Auvergne[36] avait signalé les heureux résultats que la protection accordée aux jeunes filles produisait dans ces ateliers. Elle a prouvé que l’industrie pratiquée dans ces conditions fournissait le moyen d’améliorer l’ordre moral au milieu de certaines populations agricoles.

    ni aux individus éminents qui peuvent prospérer par leurs propres efforts. Elles répondent seulement aux convenances de cette catégorie restreinte d’ouvriers qui, par leur bonne conduite, se prêtent aux exigences du travail en commun, sans avoir l’initiative que réclame le succès sous le régime individuel. D’ailleurs la réussite exceptionnelle de certaines communautés n’a guère été obtenue que dans des entreprises locales qui n’ont point à lutter contre la concurrence des industries étrangères. Les novateurs, qui prétendent soutenir cette lutte en revenant aux communautés du moyen âge, commettent une erreur aussi dangereuse que ceux qui se flatteraient de faire une guerre heureuse avec les armes de jet de la même époque.

  1. Les Ouvriers européens (0) décrivent, dans leurs détails, l’organisation du travail et la condition des familles sous les divers régimes de l’Europe. La Réforme sociale (R) offre l’ensemble et le résumé de ces mêmes faits.
  2. Les Ouvriers européens, p. 16 et 17. Tableau ayant pour titre : « Définition des ouvriers et des rapports qui les lient, dans les diverses organisations sociales de l’Europe, aux maîtres, aux communautés et aux corporations. » Voir aussi le texte, p. 15 et p.18 à 22.
  3. Avant 1830, les ateliers parisiens portaient déjà la trace des idées subversives et des sentiments de haine que les révolutions antérieures avaient fait naître. J’ai pu cependant y observer alors des institutions et des mœurs qui ne le cédaient en rien à ce que j’ai trouvé de plus parfait, pendant trente années, dans le reste de l’Europe. Le patron et sa femme, se plaisant dans une existence simple et frugale, connaissaient dans tous ses détails la vie domestique de leurs ouvriers, et ceux-ci se préoccupaient sans cesse de la prospérité commune. La solidarité et l’harmonie apparaissaient dans tous les rapports du patron et de l’ouvrier, notamment dans une solennité dite fête de la lumière. Chaque automne, le dimanche précédant la semaine où l’on commence à éclairer l’atelier pour le travail du soir, le patron réunissait à sa propre famille toutes les familles de ses ouvriers dans un banquet suivi de danses et de diverses récréations. En 1867, à une époque où je disposais de nombreux moyens d’information, j’ai vainement cherché, dans les anciens ateliers agrandis et enrichis, quelques vestiges de ces touchantes relations. J’ai surtout constaté l’absence de l’affection et du respect qui rattachaient à cette solennité la sympathie des ouvriers, des femmes et des enfants.
  4. Les Ouvriers européens, p. 15 à 22.
  5. J’ai justifié ailleurs cette conclusion (Réforme sociale, t. II, p. 209 à 306). En cette matière, au surplus, on peut résumer en peu de mots l’enseignement fourni par l’expérience. Les communautés d’ouvriers, très-fréquentes autrefois, ne se retrouvent guère aujourd’hui que dans la région orientale : elles disparaissent à mesure que les peuples deviennent plus libres et plus prospères, et elles sont remplacées par des régimes fondés sur l’initiative individuelle. Les communautés créées à titre d’essai dans l’Occident depuis 1848, ont en général échoué par trois causes principales. Les ouvriers n’ont guère obéi aux pouvoirs qu’ils avaient constitués. Ils ont choisi des chefs peu capables, ou ils ont mal rétribué ceux qui étaient à la hauteur de leur fonction. Enfin ils ont partagé prématurément les profits, et ils n’ont pu constituer ces puissants ateliers qui grandissent par l’épargne de patrons dévoués au bien-être de leurs descendants. Quant aux rares communautés qui ont réussi à se constituer, elles resteront toujours, dans une société libre, à l’état d’exception. Elles ne conviennent, en effet, ni aux masses dépourvues des qualités morales nécessaires à toute action collective,
  6. Les Ouvriers européens : Paysans à corvées d’Orembourg, paysans à l’Abrok de l’Oka, forgeron de l’Oural, charpentier de l’Oural, forgeron de Samakowa, paysans de la Theiss, mineur de la Carniole.
  7. J’ai décrit de beaux modèles de ce régime dans les mines et les fonderies domaniales de la Hongrie de la Carniole et du Hartz. (Les Ouvriers européens, X, XI, XII, XIV.)
  8. Cette organisation est caractéristique dans les métairies et dans beaucoup de vignobles du Sud-Ouest de l’Europe. Elle est commune dans la pêche côtière et dans certaines exploitations de mines et de carrières. (Les Ouvriers européens, XX ; les Ouvriers des deux Mondes, nos 5 et 9.)
  9. Depuis les déceptions amenées par les associations de 1848 (§ 20, n. 4), les réformateurs contemporains prônent de plus en plus un régime qui ferait participer l’ouvrier aux bénéfices du patron. Ce régime naît spontanément et se montre fécond dans les entreprises simples et, par exemple, dans les commerces de détail où le bénéfice croît avec le montant des ventes, et par conséquent avec le travail des personnes employées. Il est au contraire inopportun ou impraticable dans une foule de cas que l’expérience indique, notamment : dans les industries complexes, où le bénéfice est insignifiant devant la masse des salaires, où les chances de gain sont aléatoires et ne sauraient être supportées par des populations imprévoyantes, où enfin la détermination authentique du bénéfice deviendrait une source de soupçons pour l’ouvrier et d’embarras pour le patron.
  10. La Réforme sociale, t. II, p. 78 à 91.
  11. La Réforme sociale, t. II, p. 121 à 123.
  12. Parmi les types les plus remarquables de cette organisation du travail, je rappellerai les grands ateliers métallurgiques de l’Oural et de la Suède. (Les Ouvriers européens, IV et VI.)
  13. Les personnes qui désireraient connaître les détails de cette organisation, pourront consulter Les Ouvriers européens, et notamment les passages suivants : Considérations sur les travaux et les salaires des divers membres d’une famille (p. 27) ; Considérations sur les industries entreprises par les familles d’ouvriers, à leur propre compte, et sur les bénéfices qui en résultent (p. 29) ; dix-neuf monographies concernant les nomades de l’Asie et les ouvriers sédentaires ou émigrants de la Russie, de la Scandinavie, de la Turquie, de la Hongrie, de l’Autriche, de la Carinthie, de la Carniole, du Hanovre, de la Prusse rhénane et de l’Espagne (p. 149 à 187). Les monographies d’ouvriers français, publiées dans le même ouvrage, mettent particulièrement en relief la fécondité de cette troisième pratique. Tous les budgets qui servent de base à ces monographies démontrent d’ailleurs que ces petites industries, lorsqu’elles se combinent avec un bon système de petites propriétés et de subventions, ont une importance comparable à celle des salaires alloués par le patron.
  14. Un administrateur de Paris, jaloux de la supériorité qu’accuse pour la ville de Londres la population comparée des deux capitales, proposait un jour à un ministre une mesure qui devait accélérer l’accroissement de la population parisienne. « Monsieur, lui répondit l’homme d’État, j’envisage autrement la question : et j’ajoute que si, à ce point de vue, vous pouviez devenir égal aux Anglais, vous resteriez encore inférieur aux Chinois. » Ce dialogue eut lieu devant moi, à une époque où je suivais encore les cours du collège ; il m’a laissé un vif souvenir ; il a été ma première leçon de science sociale.
  15. Beaucoup de manufacturiers anglais déclarent en principe que l’ouvrier doit concentrer toute sa pensée sur sa profession. Comme application de cette doctrine, j’ai vu congédier un excellent ouvrier qui faisait son devoir à l’atelier avec une régularité exemplaire, mais qui avait commis la faute de créer au logis un petit commerce d’épicerie, exploité par sa femme et ses filles.
  16. Les Ouvriers européens, XXII, XXIII.
  17. Ibidem, XVI.
  18. Document (0) ; Prix ; fabrique de Zornhoff (Bas-Rhin).
  19. Ce mécanisme de l’ancienne constitution française a été décrit avec un langage expressif dans les Mémoires du duc de Saint-Simon. (Paris, 1857, t. XII, p. 73.) Ce passage a été reproduit, à l’appui de quelques développements spéciaux, dans la Réforme sociale, t. Ier, p. 301 (note).
  20. La Réforme sociale, t. Ier, p. 330 à 348.
  21. Des études persévérantes sur la vie domestique des ouvriers européens m’ont démontré que, sauf en certaines régions exceptionnelles (Les Ouvriers européens, p. 20 à 21), il n’existe qu’une faible minorité qui, possédant un immeuble, puisse résister au désir de le grever d’hypothèques pour se procurer une jouissance immédiate. Le régime féodal avait admirablement remédié à cette infirmité sociale de la plupart des familles, par le système des fiefs et des tenures. Le fieffé et le tenancier avaient tous les droits utiles de la propriété libre et individuelle ; mais le seigneur interdisait l’hypothèque, en venant au secours de ses hommes dans le cas de force majeure ; et il se réservait l’autorisation en cas de vente. Les hommes honorables qui, en Alsace notamment, se dévouent à restaurer chez les ouvriers la pratique de la possession du foyer, se heurtent à cette même infirmité des populations. Une enquête récente m’a conduit à constater que plusieurs patrons, après avoir aidé leurs ouvriers à acquérir le foyer, avaient compris la nécessité de se réserver le droit d’interdire l’hypothèque : ils se trouvent ainsi ramenés, dans l’intérêt même des ouvriers, à la pratique du fief. Les combinaisons de ce genre seront repoussées, dans le régime actuel, sous la domination accordée en fait aux légistes. Elles seront rétablies avec succès quand les Autorités sociales auront repris leur légitime influence, et quand la mission des légistes se réduira à formuler les pratiques adoptées par les vrais intéressés. Au surplus, la possession du foyer est, en fait, refusée aux ouvriers, moins par leur imprévoyance actuelle que par les contraintes du partage forcé (n. 3). Des corporations de bien public, librement constituées, sans immixtion des pouvoirs publics (§ 67), en vue d’épargner à leur localité les souffrances physiques et morales du régime des locations, réuniraient bientôt des millions, sous forme de dons et legs, si chaque homme de bien enrichi par le travail avait le pouvoir de rattacher à une telle œuvre le souvenir de son nom et les devoirs de sa postérité. Dès le premier voyage que j’ai fait comme élève de l’École des mines, j’ai compris le bienfait de ces institutions ; car j’ai pu admirer, dans le Hartz hanovrien, la coutume bienfaisante qui aide les ouvriers des mines à acquérir et à conserver la propriété du foyer domestique. (Les Ouvriers européens, p. 36 et 140.)
  22. En France, le mal produit par les doctrines qui dénaturent les vrais rapports du patron et des ouvriers est singulièrement aggravé par le régime de partage forcé qui nous est imposé depuis 1793, et qui a été conservé par le premier empire, pour les classes peu aisées (K). À Toulon (Var), selon les intéressantes recherches de M. O. Teissier, la plupart des familles possédaient encore à cette époque les foyers que leurs ancêtres avaient bâtis au moyen âge : aujourd’hui, au contraire, elles habitent en général des maisons prises à loyer. Les efforts faits dans quelques localités (n. 2) pour rendre les ouvriers propriétaires de leurs habitations, restent à peu près stériles ; car les licitations, qui suivent nécessairement la mort du premier acquéreur, font passer la propriété de ces habitations à des capitalistes qui se créent un revenu en rétablissant le régime des locations. Quand le temps des vraies réformes sera venu, on ne comprendra pas que ce système antisocial se soit maintenu si longtemps, malgré les besoins généraux du pays et l’intérêt spécial des familles d’ouvriers. Le régime de contrainte qui grossit ces déplorables sources du revenu des rentiers, explique en partie les aberrations qui portent aujourd’hui certains ouvriers à considérer comme un mal absolu la formation du capital par l’épargne (J).
  23. Les satisfactions que donne en France l’usage de quatre mots (§§ 57 à 60), ne compensent pas l’infériorité qu’offre notre régime de locations, lorsqu’on le compare au régime de propriété dont le bienfait est acquis à tous les peuples de l’Orient. (Les Ouvriers européens, monographies I à X.).
  24. « Il y a tant d’imperfections attachées à la perte de la vertu chez les femmes, toute leur âme en est si fort dégradée, ce point principal ôté en fait tomber tant d’autres, que l’on peut regarder, dans un état populaire, l’incontinence publique comme le dernier des malheurs et la certitude d’un changement dans la constitution. » (Montesquieu, Esprit des loix, liv. VII, chap. viii.)
  25. Les contemporains de Washington, de Madison et de Quincy Adams avaient même été élevés sous l’influence de coutumes plus sévères que la loi prussienne actuelle. L’ancien Code du Connecticut donnait la peine de mort pour sanction au premier commandement du Décalogue. Il conférait au juge le pouvoir de faire réparer par le mariage l’infraction au neuvième commandement, ou de punir les délinquants par le fouet et l’amende.
  26. La Réforme sociale, t. Ier, p. 144.
  27. La femme sage et pudique a une grâce qui surpasse toute grâce. (L’Ecclésiastique, XXVI, 19.)
  28. Le jury international de 1867 a particulièrement signalé, sous ce rapport, la fabrique rurale de quincaillerie de M. Goldenberg, à Zornhoff, près Saverne (Bas-Rhin). (Rapport sur le nouvel ordre de récompenses, p.55) (Q).
  29. Rapport sur le nouvel ordre de récompenses, p. 57.
  30. On peut aisément s’assurer de ce fait en comparant les budgets domestiques des soixante-treize familles décrites dans les ouvrages souvent cités (0 et P).
  31. Voir, par exemple, la monographie du moissonneur-émigrant du Soissonnais. (Les Ouvriers européens, p.238.)
  32. La Réforme sociale, t. III, p. 535.
  33. Ce rôle bienfaisant a été signalé pour la famille de M. Staub, propriétaire de la filature de Kuchen (Wurtemberg). (Rapport sur le nouvel ordre de récompenses, p.31.)
  34. Filature et fabrique de tissus, dirigée par M. W. Chapin, à Lawrence (Massachusets, États-Unis). (Rapport sur le nouvel ordre de récompenses, p. 45.)
  35. Filature de soie de M. Charles Metz, à Fribourg en Brisgau (Bade). (Rapport sur le nouvel ordre de récompenses, p. 87.)
  36. Les Ouvriers européens, XXXII, note (B).