L’Organisation du travail (Charles Benoist)

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L’Organisation du travail (Charles Benoist)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 287-314).

L’ORGANISATION DU TRAVAIL



I

Il y aura, cette année, soixante ans qu’un tel titre parut pour la première fois en tête d’un pamphlet signé du nom, peu connu encore, de Louis Blanc, dans la Revue du Progrès social. Il y en a cinquante que le système, mis en application, fit avec les « ateliers nationaux » une faillite retentissante. Le Gouvernement provisoire n’avait pas su où l’on le menait lorsque, s’engageant « à assurer l’existence de l’ouvrier par le travail » et « à garantir du travail à tous les citoyens, » il avait institué, aux termes de son décret du 26 février 1848, une Commission du gouvernement pour les travailleurs, qui assumait la tâche « spéciale et expresse de s’occuper de leur sort, » et qui s’en occupa si bien que, dans l’espace de quelques mois, elle épouvanta les patrons, arrêta net les métiers, détruisit toute activité et en arriva à proposer l’expropriation des entrepreneurs, — non toutefois (rendons cette justice à l’honnêteté de ses intentions) sans qu’ils fussent au préalable « largement indemnisés. » C’était aller d’une seule traite jusqu’au bout du socialisme d’État, et même du socialisme tout court.

En reprenant aujourd’hui ce titre décrié et tombé au rebut, nous ne songeons nullement à remplir les vastes desseins et à tenir les promesses folles dont on l’avait enflé. Non, malheureusement, nous n’avons point trouvé le moyen « d’assurer l’existence de l’ouvrier par le travail, » ni surtout « de garantir du travail à tous les citoyens ; » et il n’est pas de commission gouvernementale, du Luxembourg ou d’ailleurs, qui nous semble pouvoir d’un coup de baguette défaire une société où il y a tant d’infortune et refaire une société où il y aura tant de félicité. En une ou en plusieurs étapes, nous nous refusons à aller jusqu’au bout du socialisme d’État ; mais nous disons que la position où s’est si longtemps cantonnée l’économie politique orthodoxe est à présent intenable ; que l’État doit, en effet, « s’occuper du sort des travailleurs ; » ou tout au moins qu’il ne peut pas ne pas s’en occuper, parce que, durant le dernier demi-siècle, le travail, d’une part, et, d’autre part, l’État lui-même se sont complètement transformés.

Le travail, d’abord, s’est transformé. On a vu, par les applications de la vapeur et de l’électricité, s’opérer une concentration de la force, et par elle une concentration de l’industrie : l’ère de la grande manufacture s’est ouverte, l’usine a remplacé l’atelier. L’homme, l’ouvrier, est devenu, au lieu d’un producteur, un conducteur de force. Sa peine, en somme, a été diminuée, mais ses risques se sont plutôt accrus. Risques de tous genres : dans l’usine et hors de l’usine, pendant le travail et après le travail, car les conditions de la vie ont changé, et la concentration du travail dans l’usine a amené la concentration des travailleurs autour de l’usine. Le travail a perdu ainsi son caractère individuel ou particulier, pour prendre un caractère en quelque sorte ou dans quelque mesure collectif, et, en conséquence, plusieurs questions se sont naturellement et légitimement posées. Dans l’usine, ne fallait-il pas s’assurer que l’ouvrier était, autant qu’il le peut être, prémuni contre les accidens ; que les prescriptions de l’hygiène et de la morale étaient suffisamment observées ; que la femme et l’enfant n’étaient pas exploités ultra vires ? Autour de l’usine, ne devait-on pas se préoccuper de la salubrité du logement de l’ouvrier ; des chômages forcés et inévitables, des maladies ; ne fallait-il pas penser et le faire penser, tandis qu’il travaille, aux jours rapidement venus où il serait incapable de travailler ? Ces diverses questions, et d’autres, qui se posaient légitimement, ne pouvaient manquer d’être tôt ou tard posées légalement, l’État, lui aussi, et la loi elle-même, s’étant transformés, dans le même temps que se transformait le travail.

Une révolution politique a coïncidé avec la révolution économique ; et comme 1789 avait été une révolution bourgeoise, 1848 est un mouvement ouvrier ; mouvement profond qui bouleverse tout l’État en faisant, par l’introduction du suffrage universel, du prolétariat plus ou moins misérable qu’avait créé ou développé l’introduction de la machine dans l’industrie, un prolétariat à la fois misérable et législateur[1]. Mais comment, misérable et législateur à la fois, ce prolétariat ne serait-il pas irrésistiblement tenté de faire servir sa puissance à améliorer son sort et de demander à la législation qu’il détermine un adoucissement à la misère qu’il subit ? Aussi l’a-t-il fait et, par là, peu à peu, la loi a changé de nature. De l’instrument de conservation sociale qu’elle était tant qu’elle a été l’œuvre d’une minorité, elle est devenue, depuis qu’elle est l’œuvre d’une majorité et qu’elle émane indirectement de la masse, un instrument de transformation sociale.

Cela ne va pas assurément sans bien des inconvéniens ou même sans bien des dangers ; mais, en revanche, cela présente du moins l’avantage de nous épargner de nouvelles révolutions et de restreindre considérablement, sinon de supprimer tout à fait, le rôle de la violence. Jusqu’alors, l’État et, en général, le système politique avaient été fondés sur la propriété : à partir de l’introduction du suffrage universel, on peut dire qu’il est fondé sur le travail ; et de même, la législation, qui jusqu’alors n’avait eu guère en vue que les droits de la propriété, s’attache aujourd’hui de préférence aux exigences ou aux besoins du travail. Conséquence de ce fait que la base du pouvoir politique s’est déplacée et que, par suite, l’État moderne est construit tout autrement que l’État d’avant la grande industrie et d’avant le suffrage universel.

Le Code civil de 1810 a ignoré, — ou à peu près, — le travail, il a à peu près ignoré l’ouvrier, au sens que ces mots ont maintenant, et on se l’explique aisément, puisqu’il avait été édicté en un temps où l’industrie, telle que nous la voyons, naissait à peine : — pour la filature par exemple, le Spinning-Jenny, qui filait huit fils, est de 1767, le métier à vingt fils d’Arkwright de 1769, celui de Samuel Crompton de 1779, et l’on n’arrive au Mull-Jenny qu’après de nombreux tâtonnemens ; — en France, Oberkampf et Richard-Lenoir n’en étaient encore qu’à des essais. Et les jurisconsultes qui le rédigeaient en ce temps-là étaient eux-mêmes d’un temps où l’on ne connaissait pour ainsi dire que l’atelier de famille, le maître aidé chez lui de quelques compagnons, l’artisan et non l’ouvrier. Ils avaient apporté de l’Ancien Régime, où ils s’étaient formés, le souvenir, et de la Révolution, qu’ils avaient traversée, la haine et la terreur de la corporation, dégénérant en terreur et en haine de la simple association. Une part notable de la propriété venait d’être brutalement mobilisée ; il était essentiel de l’assurer, de la consolider, de la fixer dans sa nouvelle assiette, si la solidité et la durée du régime nouveau en dépendaient étroitement. Le Code civil fut donc à l’origine, et il est donc resté, par-dessus tout, un Code de la propriété.

Mais voici que depuis 1848, dans le pêle-mêle de la législation, s’élabore, confusément et fragmentairement, mais sans interruption, un Code du travail. Les décrets des 2 et 21 mars, celui du 9 septembre 1848, qui abolissent le marchandage et abaissent la durée de la journée de travail dans les manufactures et usines, sont les premiers d’une série qui, en cinquante ans, comprend une centaine d’actes officiels. Auparavant, sauf la loi du 22 germinal an XI « relative aux manufactures, fabriques et ateliers, » la loi du 10 avril 1834 sur les associations, et l’ordonnance du 26 mars 1843, concernant les mesures à prendre « quand l’exploitation d’une mine compromettra la sûreté publique ou celle des ouvriers, » on ne trouve rien, que des dispositions qui regardent les conseils de prud’hommes. Il semble bien que, dans la langue législative même, le terme d’ « usine » apparaisse, au sens actuel[2], seulement en 1848 (décret du 9 septembre). Mais, depuis lors, quelle abondance de textes ! et pour l’État, économiquement et politiquement construit comme il l’est, le travail n’est-il pas de beaucoup la plus importante des matières de législation ?

Je dis : pour tous les États d’à présent, car aucun ne le cède en ce point à la France, et plusieurs la devancent ou la dépassent. En Angleterre, Herbert Spencer a compté, de 1860 à 1884, cinquante-neuf actes « réglant à nouveau la conduite du citoyen » et, de 1884 à la fin de 1894, quarante-trois autres actes, relatifs « à la terre, à l’agriculture, aux mines, aux chemins de fer, aux canaux, aux navires, aux manufactures, au commerce, aux boissons, etc., » soit, au total, cent deux en trente-quatre ans ; et, ce que Spencer n’a pas relevé, mais qui mérite de l’être, chaque recrudescence d’activité législative correspond à une extension du droit de suffrage ; le phénomène est visible ici sous son double aspect : la transformation économique de l’État amène sa transformation politique, qui à son tour l’emporte insensiblement vers de nouvelles transformations économiques. — En Allemagne, de 1869 à 1889, on peut citer une quarantaine de lois ou ordonnances sur les rapports entre patrons et ouvriers, la responsabilité des patrons, les caisses de secours enregistrées, les assurances ouvrières contre les maladies, contre les accidens, contre la vieillesse et l’invalidité, sur le salaire des ouvriers, pour la réglementation du travail des femmes et des enfans, sur le travail du dimanche ; en Autriche, une trentaine, et en Hongrie une quinzaine, pendant la même période ; ne parlons pas de la Suisse qui est la terre sacrée de la législation ouvrière ; mais, entre toutes les nations de l’Europe, c’est comme une rivalité. Lorsque s’ouvrit à Berlin, sur l’invitation de l’empereur allemand, la conférence ouvrière de 1890, où treize pays étaient représentés, chacun mit son honneur à se défendre d’être en arrière à cet égard, et ceux mêmes qui, comme l’Italie et le Danemark, ne pouvaient alors présenter que six ou sept lois, ne voulurent point passer pour n’avoir rien fait : aucun ne voulut avoir été le dernier à étudier, à poser, sinon à résoudre, ce redoutable problème du sort des ouvriers. Est-il besoin d’ajouter que si la vieille et conservatrice Europe, — conservatrice précisément parce qu’elle est vieille, — va de ce pas dans cette voie, l’Amérique toute neuve, et qui se crée sans se tirer de l’histoire, l’y précède de sa jeune audace ? Dix-huit États[3] parmi ceux qui composent l’Union ont déjà, pour des catégories diverses de travailleurs et à des conditions diverses, admis la journée de huit heures ; trente-deux ou trente-trois ont réglé et surveillent de très près le contrat de travail[4] En Europe ou en Amérique, comme il n’y a pour l’État fondé sur le suffrage universel aucun moyen de rétrograder vers une forme à base moins large, il n’y a pour lui aucun moyen de se refuser à légiférer de plus en plus sur le travail, c’est-à-dire, en n’épiloguant pas et en parlant tout net, à organiser légalement le travail, ainsi qu’à d’autres époques, et sous une autre forme, il a organisé légalement la propriété.

Mais, si le travail est désormais et doit être chaque jour davantage la plus abondante et la plus importante des matières de législation, il en est aussi la plus complexe, tant en lui-même que par la multitude et l’extrême variété des questions de sécurité, d’hygiène, de prévoyance et d’assistance qui en dépendent. Or, cette matière étant à ce point complexe, ces questions étant si nombreuses et si variées, pour que la législation du travail soit éclairée et efficace, il faut que l’on sache où en recueillir et comment en disposer les élémens. À cette difficile besogne ne sauraient suffire des procédés grossiers, rudimentaires, purement empiriques, et l’outillage gouvernemental ne peut demeurer trop en retard sur l’outillage industriel : c’est donc le cas de faire servir les statistiques à autre chose qu’à exercer l’ingéniosité de ceux qui les dressent et à amuser la curiosité de ceux qui les lisent. En un mot, par le fait même que la législation du travail est et sera de plus en plus une fonction essentielle de l’État, pour remplir cette fonction essentielle, il faut à l’État un organe spécial : et, aussi bien, « l’organisation » suppose « l’organe. »

Ici encore, la jeune Amérique a tracé le chemin à la vieille Europe : c’est en 1869 qu’elle ouvrait, dans le Massachusetts, à Boston, son premier « Bureau du travail ; » et, depuis 1869, il en a été institué vingt-huit autres[5] sur le même modèle, sans compter le « Département fédéral du travail, » fondé à Washington en 1888. De ce côté de l’Atlantique, on a suivi l’exemple : la Grande-Bretagne, qui avait, au ministère de l’Intérieur, une inspection des usines et des mines, a depuis 1893, elle aussi, au ministère du Commerce, un Labour Department, un « département du travail. » L’Allemagne, outre un office statistique, a eu une commission particulière pour la statistique des ouvriers, et elle a un office d’assurance de l’Empire. L’Autriche a, au ministère de l’Intérieur, un « département technique des assurances, et, au ministère du Commerce, une « inspection centrale de l’industrie. » La Suisse, depuis 1887, subventionne un « Secrétariat ouvrier. » La Belgique, enfin, est allée plus loin : elle a, depuis 1895, un « ministère du Travail et de l’Industrie. » — En France, où nous avons au ministère du Commerce, depuis 1891, un Office du travail, » et, depuis 1893 ou 1896, une « Direction du travail, » deux propositions sont, à cette heure, soumises au Parlement, tendant : l’une, de M. Édouard Vaillant, à la création d’un ministère ; l’autre, de M. Dutreix, à celle d’un sous-secrétariat du Travail. Nous voudrions, à cette occasion, le problème de l’organisation du travail étant posé en ses termes généraux et permanens, chercher dans ce qui s’est fait ailleurs, — notamment en Belgique, en Suisse et aux États-Unis, — une indication sur ce que l’on pourrait faire chez nous.


II

Le ministère belge de l’Industrie et du Travail a été créé par l’arrêté royal du 25 mai 1895. En vertu de cet arrêté, deux services, l’Administration des mines et la Direction de l’Industrie, étaient détachés du ministère de l’Agriculture, de l’Industrie, du Travail et des Travaux publics et venaient, avec l’Office du travail, composer le nouveau ministère. Onze ans plus tôt, en 1884, ils avaient déjà été distraits du ministère de l’Intérieur pour former, avec d’autres services, ce même ministère de l’Agriculture, de l’Industrie et des Travaux publics dont maintenant on les détachait, et qui, depuis l’institution de l’Office du travail (12 novembre 1894), avait ajouté un quatrième titre à ses trois premiers. Le ministère de l’Agriculture, de l’Industrie, du Travail et des Travaux publics se dédoublait donc ; et l’on avait, d’une part : le ministère de l’Agriculture et des Travaux publics ; de l’autre, le ministère de l’Industrie et du Travail.

L’arrêté royal du 25 mai 1895 n’était, du reste, précédé que de considérans très brefs, et d’où toute intention ou prétention théorique était soigneusement bannie. Le ministre qui le proposait à la signature du Roi se bornait à constater qu’avec « les grands travaux publics ; » avec « toute l’administration de la voirie de l’État et des chemins vicinaux ; » avec « l’agriculture, qui réclame de plus en plus la sollicitude de l’État ; » avec toute l’administration des eaux et forêts ; » avec « le service de santé et d’hygiène publique, dont l’importance et l’extension s’affirment chaque jour davantage par les mesures les plus diverses ; » avec tout cela, et l’administration des mines, les directions de l’industrie et du travail, en plus ; avec l’inspection du travail et l’Office du travail, il y avait trop à faire pour un seul ministère, et qu’il y aurait assez à faire pour deux.

Du second ministère créé, l’Office du travail était le centre. Lui-même vieux à peine de quelques mois, il avait eu une croissance extraordinairement rapide. À l’imitation de l’Office du travail français, fondé en 1891, sa « principale mission, celle qui fait véritablement sa raison d’être, »[6] serait : 1o  « de recueillir, de coordonner et de publier tous renseignemens relatifs au travail, notamment en ce qui concerne l’état et le développement de la production, l’organisation et la rémunération du travail, ses rapports avec le capital, la condition des ouvriers, la situation comparée du travail en Belgique et à l’étranger ; les accidens du travail, les grèves, les chômages, les effets des lois qui intéressent spécialement l’industrie et le travail. » Mais, par surcroît, il devrait : 2o  « concourir à l’étude des mesures législatives nouvelles et des améliorations à introduire dans la législation existante ; 3o  veiller à l’exécution des lois relatives au travail, » du moins dans une mesure à déterminer. C’était par conséquent autre chose et plus qu’un bureau de statistique ; c’était réellement un « organe » de l’État, qui prendrait la loi avant sa naissance, dans ses élémens constitutifs, en rechercherait et en rassemblerait les données positives, puis aiderait à l’élaborer, enfin la suivrait, une fois faite, jusqu’au bout, jusqu’à son exécution, — et de la sorte agirait tantôt comme une espèce de Conseil d’État, tantôt comme une espèce de magistrature ou de police du travail.

Telles devaient être les attributions de cet Office, selon la définition qu’en donnait d’abord, et en bloc, l’arrêté royal du 12 novembre 1894, qui l’instituait. Dans le rapport, que le ministre, M. Léon De Bruyn, adressait au Roi, le 12 avril suivant, pour la mise en mouvement du service, il revenait sur cette idée que, quelque intérêt qu’il y eût à s’éclairer par « des statistiques précises, conduites avec méthode et impartialité, » et bien que l’établissement de ces statistiques constituât « la tâche unique » des bureaux ou offices du travail en France, en Angleterre et aux États-Unis, « néanmoins il avait paru utile de ne pas limiter à cet objet la mission » de l’Office belge. C’est pourquoi il serait également chargé « de se tenir au courant de la législation étrangère concernant le travail, de la faire connaître en Belgique, et de concourir ainsi à l’élaboration des mesures législatives nouvelles ; » et, en troisième lieu, d’assurer l’application des diverses lois régissant le travail et touchant à « la situation des classes ouvrières. » Le ministre reconnaissait, au surplus, que « la question sociale est complexe ; » qu’elle « intéresse toutes les classes de la société ; » que « l’étude n’en peut être abandonnée à quelques-uns ; » l’Office du travail n’en aurait par suite que sa part, mais l’extrême richesse de la matière, la complexité même de la question sociale, la lui taillait très vaste.

À ne le considérer pour le moment que comme cabinet d’étude, comme laboratoire de statistique, l’Office belge devait embrasser à la fois le travail industriel et le travail agricole ; c’est-à-dire tout le travail ; — s’enquérir de la condition des ouvriers « dans l’industrie, les métiers, le commerce, l’agriculture et les transports ; » — c’est-à-dire de tous les ouvriers ; — suivre les effets des lois et règlemens qui les concernent ; — et, en général, se renseigner sur tout ce qui peut « contribuer à faire améliorer leur situation matérielle, intellectuelle et morale. » Le Conseil supérieur du travail, préalablement consulté, développait alors ce sommaire ou cet argument, traçant à l’activité de l’Office ce programme, immense et multiforme comme la question sociale, comme la société même.

Il commencerait par étudier le travail en soi, sous son aspect universel : « la situation économique et commerciale des différentes branches du travail ; l’état du travail pour les différentes professions ; la situation des ouvriers et apprentis des deux sexes, comme salaire et mode de rémunération, durée du travail, jours de repos, conditions d’admission et de résiliation, et autres clauses du contrat de travail, » avec une attention particulière au travail des femmes et des adolescens.

Ensuite il passerait à ce qu’on pourrait appeler les circonstances du travail : « le coût de la vie, le budget des diverses catégories d’ouvriers et d’ouvrières ; le prix de détail des objets et denrées ordinairement consommés par la grande musse du public ; l’influence des impôts sur les ressources, la consommation et les conditions de la classe ouvrière. »

Puis viendraient les maladies du travail : le chômage, ses causes, sa durée, ses effets ; les accidens, « leur nombre suivant les professions, la gravité des blessures, la durée de l’incapacité de travail, l’âge et l’état civil des victimes, les causes matérielles et morales des accidens ; la morbidité des diverses catégories d’ouvriers, suivant l’âge, le sexe et la profession, notamment les maladies provenant de la nature du travail, de l’alimentation, de l’abus des boissons alcooliques ; le nombre des ouvriers annuellement refusés à l’armée pour insuffisance de taille, défauts corporels, faiblesse de constitution ; le nombre d’ouvriers envoyés annuellement dans les dépôts de mendicité, maisons de refuge, de réforme, de détention ; les conflits industriels entre patrons et ouvriers, leur fréquence, leurs causes, leurs péripéties, leurs conclusions, leurs conséquences. »

Ces maladies, physiques et morales, du travail appelleraient nécessairement la médecine ou l’hygiène du travail : « les moyens, y compris l’assurance, de remédier au chômage ; les résultats des institutions, légales ou libres, destinées à favoriser l’entente entre les patrons et les ouvriers, conseils de conciliation, conseils d’usine, arbitrage, conseils de l’industrie et du travail, conseils de prud’hommes ; les résultats des mesures et règlemens concernant la salubrité et la sécurité des ateliers ; la situation des logemens ouvriers, les effets de la loi sur les habitations ouvrières, l’action des comités de patronage, le développement des sociétés pour la construction des habitations ouvrières et les résultats obtenus par elles ; la situation et le développement des associations de patrons ou d’ouvriers et des associations mixtes ; la situation et le développement des sociétés mutualistes, les résultats de la loi qui les concerne ; la situation, le développement et les différens modes de l’assurance contre la maladie, les accidens, l’invalidité, la vieillesse, ainsi que de l’assurance des veuves et des orphelins ; la situation et le développement de l’épargne dans les diverses parties du pays et selon les catégories d’ouvriers ; la situation et le développement des sociétés coopératives et les résultats de la loi qui les concerne ; l’étendue et les résultats de l’enseignement industriel et professionnel, de l’enseignement ménager ; la situation de l’apprentissage dans les diverses industries et métiers ; les effets des mesures prises pour soulager la misère ; les résultats des mesures relatives aux conditions du travail, adoptées par certaines administrations publiques (minimum de salaire, durée du travail, primes, conseils de conciliation, participation aux adjudications, assurance contre les accidens, etc. ). »

Mais on a vu que l’Office du travail belge ne devait pas, comme les Offices français, anglais ou américains, se borner à ce rôle d’enregistrement des faits sociaux, en tant qu’ils commandent ou conditionnent, comme on dit, de près ou de loin, la vie des ouvriers. Quand l’arrêté du 12 novembre 1894, d’où il date, le chargeait « de se tenir au courant de la législation étrangère sur cet objet, de la faire connaître en Belgique et de concourir « ainsi » à l’élaboration des mesures nouvelles », le mot ainsi, glissé dans la phrase, pouvait donner à croire qu’il ne serait en cela encore qu’un bureau d’étude, où le pouvoir compétent viendrait chercher des renseignemens, statistiques ou autres, pris en Belgique ou à l’étranger. Mais l’arrêté du 12 avril 4895 élargissait le cercle et détruisait par un paragraphe l’effet restrictif du mot ainsi : « L’Office du travail, y était-il dit, concourt à l’étude des mesures législatives nouvelles et des améliorations à introduire dans la législation existante concernant le travail. » Voilà comment l’Office du travail en Belgique devenait, en certains cas et par certaines de ses fonctions, une espèce de Conseil d’État du travail ; et voici comment il en devenait une espèce de magistrature. L’article 4 de l’arrêté porte textuellement : « L’Office du travail a dans ses attributions le service administratif relatif à l’exécution des lois et règlemens… sur : les conseils de l’industrie et du travail ; les conseils de prud’hommes ; le Conseil supérieur du travail ; le payement des salaires ; les règlemens d’ateliers ; le contrat de travail, l’apprentissage, l’assurance ouvrière, les unions professionnelles, les sociétés mutualistes, la police du travail. »

À ce triple caractère de l’Office créé, — laboratoire de statistique ; auxiliaire de la législation ; agent ou surveillant de l’exécution des lois qui régissent le travail, — ne pouvait manquer de correspondre la division des services. À la fonction s’appropriait l’organe ; et les trois premières sections entre lesquelles se partage l’Office belge du travail sont précisément celles : 1o  de la Statistique ; 2o  de la Législation et interprétation des lois et arrêtés ; 3o  de l’Exécution des lois et arrêtés. Une quatrième section : Inspection du travail et des établissemens dangereux, insalubres ou incommodes, est comme le prolongement à l’extérieur de la troisième ; et une cinquième, qui n’est pas la moins intéressante : Institutions de prévoyance, complète l’organisation.

La section de statistique dirige les enquêtes. Il n’y avait pas plus d’un an que l’Office du travail existait, lorsqu’elle s’est attaquée à l’œuvre très difficile d’un recensement général des industries et des métiers[7]. Ce recensement, auquel on avait déjà, avec des moyens plus imparfaits, procédé à trois reprises, en 1846, en 1866, et en 1880, était, dans sa première partie, comme une grande comptabilité, — matières et personnel, — de l’industrie belge. Il s’étendait à la nature, au nombre, à la répartition géographique, à la date de fondation des entreprises et métiers qui existaient alors en Belgique ; à la nature des produits des industries et métiers ; au nombre et à la qualité des chefs d’entreprise ; au nombre des personnes qui prennent part à la direction, à l’administration et à la surveillance ; au nombre, par catégories d’âge, des ouvriers et ouvrières. Au point de vue de la sécurité plus qu’à tout autre sans doute, on recherchait la nature et le nombre des moteurs employés, renseignemens joints sur la force de certains d’entre eux ; le nombre et le système des chaudières à vapeur servant à produire la force motrice, ainsi que leur surface de chauffe et la tension de la vapeur en atmosphères. Le recensement allait au-delà et, touchant ici l’ouvrier, s’inquiétait de sa condition, s’informait de la durée journalière habituelle du travail et des repos, du montant des salaires selon les spécialités professionnelles, le sexe et l’âge ; s’enquérait, dans les localités où résidaient les ouvriers des industries et des métiers, comme dans celles où ils travaillaient, du nombre et de la composition des familles constituant un ménage et dont un ou plusieurs membres étaient occupés, en qualité d’ouvriers, dans les métiers ou les industries ; relevait le lieu et l’année de naissance, le sexe et l’état civil des ouvriers et des membres de leur famille appartenant au même ménage.

Il distinguait d’ailleurs entre l’industrie proprement dite, — entendez la grande industrie, l’usine, et les métiers, — entendez les petites industries de famille ; et, dans les métiers comme dans l’industrie, entre le chef d’entreprise et l’ouvrier : de l’un et de l’autre, on donnait soigneusement la définition : « Le chef d’entreprise est celui qui, au moyen de son propre outillage, opère le déplacement, la manipulation ou la mise en œuvre d’une marchandise quelconque, soit seul, soit avec le concours de personnes salariées par lui, et qui travaille pour le consommateur. — L’ouvrier est celui qui, en vertu d’un contrat exprès ou tacite, fournit son travail à un chef d’entreprise moyennant salaire. Une liste, annexée aux instructions que recevaient les agens chargés du dépouillement des bulletins-questionnaires, et qui devait les guider dans les cas douteux, énumère cent soixante-douze professions et métiers exercés par des chefs d’industrie, depuis l’administrateur délégué (de société industrielle, de compagnie de chemins de fer, de tramways ou de bateaux), le propriétaire ou exploitant de charbonnage, le constructeur de tous appareils, machines, outils, instrumens, matériel, le directeur ou gérant de fabrique, jusqu’au badigeonneur, à la blanchisseuse, au coupeur de poils, à l’empailleur, au hongroyeur.

Ainsi, le champ de l’enquête s’étendait tellement ; elle intéressait tant de gens ; ses investigations portaient sur tant de points et de si délicats, que les hauts fonctionnaires qui la dirigeaient jugeaient bon de prévenir des défiances ou des suspicions instinctives, de les désarmer à l’avance, et au besoin de s’armer contre elles. C’est à cette fin qu’ils rappelaient, dès les premières lignes de leurs circulaires, « les opérations du même genre effectuées en 1846, en 1866, et en 1880. » — L’esprit public s’effraye moins de ce qu’il reconnaît, de ce qu’il a déjà vu. — Le présent recensement a pour but, disaient-ils, « de faire connaître les principales conditions de l’industrie ; il ne se rattache à aucun projet déterminé de réglementation, ni à aucune mesure fiscale. » Précaution nullement superflue, puisque l’inspection du travail et, à l’occasion, la police même concouraient aux recherches : or, la police et l’inspection du travail ont beau être des institutions pro tectrices ; on n’aime pas les voir se mêler de trop d’affaires. Ayant fait de leur mieux pour rassurer les bonnes volontés craintives, le ministre et ses collaborateurs essayaient ensuite d’abattre par des menaces les mauvaises volontés opiniâtres : Art. 3 de la loi du 29 juin 1896 : « Les particuliers (chefs d’entreprise, administrateurs-délégués, directeurs ou gérans, et, en général, toutes personnes qui ne rempliront pas lesdites obligations (de répondre fidèlement, et exactement à ce questionnaire) seront passibles d’une amende de un à vingt-cinq francs et d’un emprisonnement de un à sept jours, ou de l’une de ces peines seulement. » — Et voilà comme on fait les bonnes statistiques ! Celle de l’Office belge du travail sera excellente, nous en sommes sûrs, et nous en serons bientôt plus surs encore, car elle ne tardera pas à être imprimée.

La deuxième section est dite de la Législation et interprétation des lois et arrêtés ; la troisième, de l’Exécution des lois et arrêtés ; elles sont, en fait, réunies dans la même main, comme les deux parties d’un tout, la législation ouvrière. Sorte de Conseil d’État par sa participation à fétu de des mesures législatives nouvelles et des améliorations à introduire dans les lois concernant le travail[8] comme à l’étude de la législation ouvrière à l’étranger et de ses résultats, l’Office du travail, en ses deuxième et troisième sections, l’est encore par l’examen de la jurisprudence belge ou étrangère et des questions d’interprétation des lois et arrêtés réglementant le travail des femmes, des adolescens et des enfans, et la police industrielle. En deux mots, il aide à faire et à interpréter la loi. Il y aide autrement qu’en donnant des avis : il la fait passer des textes dans les faits ; il « organise » d’après elle le travail. C’est ainsi, par exemple, que la troisième section : Execution des lois et arrêtés, veille à ce que la loi du 20 août 1887, instituant, dans toute localité « où l’utilité en est constatée, » un conseil de l’industrie et du travail qui a « pour mission de délibérer sur les intérêts communs des patrons et des ouvriers, de prévenir et d’aplanir les différends qui peuvent naître entre eux » ne demeure pas lettre morte ; à ce que les règlemens sur la composition et la convocation de ces conseils soient obéis, notamment l’arrêté royal du 10 mars 1893 sur les opérations électorales d’où doivent sortir ces conseils. Il en est de même pour cet autre tribunal du travail, les conseils de prud’hommes, et la loi organique du 31 juillet 1889 qui les régit, sous réserve des modifications apportées par la loi du20 novembre 1890 et l’arrêté royal du 8 janvier 1897. De même aussi, pour la loi, toute récente (31 mars 1898), sur les unions professionnelles, loi qu’on peut bien dire capitale, si, par elle, ces unions sont déclarées aptes à recevoir la personnalité civile, sous des conditions dont le Conseil des mines, constitué en commission d’entérinement (arrêté royal du 30 juin 1898), constate officiellement l’existence. Dix jours après que, ces conditions reconnues remplies, les statuts ont été publiés au Moniteur, l’union professionnelle, de piano et sans plus d’affaires, devient légalement une personne, qui reçoit, possède, échange, achète et vend, qui vit et est majeure[9]. Le Conseil supérieur du travail est également rattaché à cette section, et à elle ressortit encore l’application des lois qui concernent les livrets d’ouvriers, le payement des salaires et les règlemens d’atelier, avec les requêtes en grâce pour la remise des pénalités encourues.

La quatrième section, celle de l’Inspection, inspecte : elle inspecte le travail des femmes, des adolescens et des enfans, la salubrité ou la sécurité des établissemens industriels ; et elle fait inspecter : elle contrôle le service des inspecteurs et des délégués de province. Elle entreprend, d’accord avec la section de législation, des recherches, en vue de l’élaboration de nouvelles lois et de règlemens nouveaux ou des modifications à apporter aux lois et règlemens existans ; elle poursuit des expériences et s’acquitte de missions diverses, telles que de concourir, comme on l’a dit, au recensement des industries et des métiers ; elle classe et assimile les établissemens dangereux, insalubres ou incommodes, examine les recours contre les arrêtés des députations permanentes des conseils provinciaux en cette matière, étudie les demandes d’autorisation pour ce qui est du travail des femmes et des enfans. Être inspecteur du travail en Belgique n’est point du tout une sinécure, puisque, entre lois, arrêtés et circulaires, on ne trouve pas moins de soixante-dix actes de l’autorité compétente, que les inspecteurs du travail ont à faire respecter, et qui peuvent se répartir sous les cinq chefs : 1o  travail des femmes, des adolescens et des enfans (travail journalier, travail de nuit et travail du septième jour) dans les établissemens industriels de diverses catégories[10] ; 2o  police des établissemens dangereux, insalubres ou incommodes, — dispositions concernant la sûreté, la salubrité et la commodité publiques ; dispositions concernant spécialement la salubrité intérieure des ateliers et la protection des ouvriers contre les accidens ; dispositions concernant certaines industries particulièrement insalubres[11] ; 3o  réglementation du payement des salaires aux ouvriers ; 4o  règlemens d’ateliers ; 5o  inspection proprement dite du travail dans tous les modes du travail où la loi, par un motif quelconque, a cru devoir intervenir.

La cinquième et dernière section de l’Office a dans ses attributions les institutions de prévoyance, sous toutes les formes qu’a su prendre la prévoyance sociale, livrée aux rivalités généreuses et aiguillonnée par le sentiment très vif de la nécessité. Les principales sont, en Belgique, comme partout : la mutualité, — sociétés d’assurance mutuelle contre la maladie, les accidens, etc., sociétés de crédit mutuel ; sociétés pour l’affiliation à la caisse générale de retraite ; sociétés d’épargne pour l’achat d’objets usuels ou de consommation ; — les habitations ouvrières et les comités de patronage, dont l’œuvre consiste non seulement à « favoriser la construction et la location d’habitations ouvrières » et non seulement à « étudier tout ce qui concerne la salubrité des maisons habitées par les classes laborieuses et l’hygiène des localités où elles sont tout spécialement établies, » mais encore à « encourager le développement de l’épargne et de l’assurance, ainsi que des institutions de crédit ou de secours mutuels et de retraite[12]. »

Il est peu de lectures aussi instructives et aussi consolantes que celle de la nomenclature toute sèche qui suit les instructions données par le ministre aux comités de patronage pour la rédaction de leur rapport annuel. On y voit clairement que, si le mal social, ou la misère, est tout autour de nous, tout autour de nous également le combat est engagé contre lui. Après cette lecture, on désespère moins de vaincre dans la plus formidable lutte, et la plus grosse de conséquences, qui jamais ait été soutenue par l’humanité ; et, si la question sociale n’en apparaît que plus pressante, débordante et envahissante, la solution toutefois, — ou mille petites solutions partielles qui seraient presque une solution, — en apparaît moins impossible. Si subtile que soit la misère et si prompte à se glisser dans toutes les fissures de la société, l’esprit de défense sociale et, pourquoi ne pas le dire ? — car la charité a ici sa part que la prévoyance réduira peut-être, qu’il est désirable qu’elle réduise, mais qu’elle n’absorbera point et ne supprimera point, — l’esprit de charité ne sont ni moins subtils, ni moins prompts à l’aller chercher.

Prenons le chapitre de l’épargné, de l’assurance et du crédit. Voici des sociétés d’épargne proprement dites, qui ont pour but de recevoir les économies des ouvriers et de leur faire produire intérêt, soit par des opérations financières effectuées par la société même, soit par l’affiliation à la caisse générale d’épargne et de retraite. En voici d’autres, dont le but est de faciliter aux sociétaires et aux membres de leur famille, par l’accumulation de leurs économies, l’achat d’objets usuels ou de consommation, d’instrumens de travail, d’animaux domestiques, de provisions d’hiver, vêtemens, literie, etc. Cela pour les adultes, mais ceci dès l’enfance et dans l’école : un enseignement pratique et positif de l’épargne aux fils d’ouvriers qui la fréquentent encore ou qui s’inscrivent aux patronages d’apprentis.

Quant à l’assurance, la voici d’abord qui tâche de parer à la maladie ou aux accidens, et elle s’y efforce de deux manières : par des sociétés de secours mutuels entre ouvriers ; par des caisses de secours dans les usines ou fabriques. Puis, elle voudrait détourner les menaces de la vieillesse, et elle a trois manières de l’essayer : des caisses de retraite ou de pensions établies dans les usines ou fabriques mêmes ; des institutions privées, fondées spécialement pour cet objet ; des sociétés ouvrières affiliées à la Caisse générale d’épargne ou de retraite. Mais la maladie, les accidens et la vieillesse ne sont pas les seuls ennemis de l’ouvrier ; il y a le chômage et d’autres incidens, d’autres perturbations du travail, de nature à causer, s’ils se produisent, une gêne ou une perte à lui et aux siens. Au chômage et au reste l’assurance s’ingénie à remédier, en garantissant aux ouvriers privés de travail par une faute qui n’est pas la leur une partie au moins du salaire quotidien. Et puis, au bout de toutes ces épreuves, la mort arrive, et l’assurance l’adoucit, en pourvoyant aux frais des funérailles, et en procurant ou faisant procurer par des sociétés auxquelles chaque association affilie ses membres, soit un petit capital, soit des secours temporaires aux héritiers du défunt.

Pour le crédit, on a imaginé et réalisé les banques populaires, abaissant le taux de l’intérêt parfois jusqu’à le supprimer, comme dans les prêts gratuits ou « prêts d’honneur. » Et certes, c’est une extrémité à laquelle on se résigne péniblement, de montrer à l’ouvrier, sur le bord et au terme de son rude chemin, le Mont-de-Piété et l’hôpital ; mais il faut cependant qu’il sache que, si les choses tournent au pire, le Mont-de-Piété et l’hôpital sont là. Il faut donc qu’ils y soient et qu’il le sache, mais il faut tout faire pour lui épargner de monter ces deux escaliers publics, — les plus durs de tous les escaliers d’autrui. Il faut sauver de la rue les enfans de l’ouvrier, et, pour cela, qu’il y ait des orphelinats, des crèches, des écoles gardiennes. Il faut le défendre lui-même, le protéger dans le travail et hors du travail, le sauver de ce redoutable ennemi qui le guette et rôde sans cesse autour de lui, l’alcoolisme. Pour cela, il faut qu’il y ait des associations et que des institutions de tout genre poussent et se multiplient. Ces institutions ne sont ou ne seront pas toutes des institutions d’État : elles ne peuvent pas l’être, et il vaut mieux qu’elles ne le soient pas. Mais l’État a toujours le devoir de provoquer les initiatives privées et de les encourager, de les aider à naître et à fructifier. En Belgique, il n’y manque pas et il en prend tous les moyens : il invite les communes à dégrever de certaines taxes les maisons ouvrières ; il institue entre elles des concours d’ordre et de propreté, de même que des concours d’épargne dans les écoles, et d’autres concours encore entre sociétés mutualistes. Il s’ingénie à saisir et à retenir l’homme par toutes les prises qu’on peut avoir sur lui : il va jusqu’à distribuer des décorations de mutualité et de coopération[13]. Et, en attendant qu’il le décore pour s’en être mis, il le prêche, il le catéchise pour qu’il se mette d’une de ces bienfaisantes associations, par la plume et par la parole, par des brochures et des conférences : toute une littérature est déjà sortie de cette sollicitude qui ne s’endort pas et qui va trouver l’ouvrier chez lui[14]. L’État belge s’en fait l’actif propagateur ; il la suscite, la subventionne et la récompense, il lui propose des prix, des médailles et des croix. C’est à cet objet, par-dessus tout autre, que s’applique la cinquième section de l’Office du travail.

Dans son ensemble, en ses cinq sections : statistique, législation et interprétation, exécution des lois, inspection, institutions de prévoyance, cet Office est donc bien le noyau autour duquel s’est constitué, en 1895, le ministère de l’Industrie et du Travail. Néanmoins, il n’accapare pas à lui seul l’étude et la solution de toutes les questions que soulève l’organisation du travail dans la société et l’État modernes. La Direction de l’industrie en a sa part, et l’Administration des mines a la sienne. À la première est rattachée l’Inspection de l’industrie et de l’enseignement industriel et professionnel, c’est-à-dire, en substance, tout l’enseignement professionnel : l’école provinciale des mines et de l’industrie du Hainaut, l’Institut supérieur du commerce d’Anvers, les établissemens d’enseignement industriel, manufacturier et d’apprentissage, les écoles de tissage qui reçoivent des subsides de l’État, les écoles et classes ménagères. La seconde, l’Administration des mines, procède elle-même aux enquêtes sur les grèves et la situation des ouvriers mineurs ; elle se réserve la statistique générale des mines, minières et carrières, y compris la statistique des accidens ; elle dirige et surveille l’organisation des caisses de prévoyance spécialement affectées aux mineurs[15].

Par-là, par cette stimulante répartition de la besogne, s’est réalisée la pensée qu’exprimait M. De Bruyn quand il soumettait au Roi son plan d’organisation de l’Office du travail : « En étendant dans ces limites les attributions de l’Office, écrivait-il, le projet d’arrêté évite toutefois de rattacher à une seule et même branche de services l’exécution des lois ouvrières… Il importe, au contraire, que les diverses administrations du ministère du Travail s’imprègnent des idées nouvelles et coopèrent à l’œuvre commune… Il appartiendra au chef du département de veiller à ce que l’unité de vues la plus complète préside à leur fonctionnement et à ce que leurs travaux soient menés d’après un plan d’ensemble méthodiquement tracé et rigoureusement suivi. » C’est un devoir dont le premier et jusqu’ici l’unique ministre de l’Industrie et du Travail qu’ait eu le royaume de Belgique, M. Albert Nyssens, n’a jamais négligé de s’acquitter ; et nos voisins ont eu la bonne fortune, au moment même où ils étaient dotés d’un ministère nouveau, de rencontrer tout de suite le ministre qu’il fallait à ce ministère : une pareille chance n’échoit qu’à ceux qui la méritent et savent l’aider un peu.


III

Au point où nous en sommes, nous ne nous étendrons longuement ni sur le Département fédéral du travail aux États-Unis ni sur le Secrétariat ouvrier suisse. Ni l’un ni l’autre, en effet, ne nous offrent ce que nous avons trouvé en Belgique : un organisme parfait, lisez : distinct, autonome et indépendant, un véritable ministère. Surtout nous n’aurons garde d’aller chercher en Allemagne et en Angleterre des modèles qu’avec la meilleure volonté du monde elles ne peuvent nous fournir, puisqu’ils n’existent pas dans leurs institutions.

Le Secrétariat suisse des ouvriers, quel que soit le rôle qu’il joue dans la législation sociale de la Confédération, est par ses origines une fondation privée, à laquelle le gouvernement se contente d’allouer une subvention plutôt faible, — ainsi qu’il le faisait auparavant déjà, pour les secrétariats de l’agriculture, des arts et métiers, du commerce et de l’industrie. On se rappelle qu’il naquit au « jour d’Aarau, » le 10 avril 1887, dans l’assemblée générale tenue par les délégués des ouvriers suisses, — où étaient représentées vingt-deux associations centrales et environ cent trente sociétés locales, petites ou grandes, sociétés de métiers, caisses mutuelles de secours, etc., de tous les cantons, — sur l’initiative du Grutli Verein, qui, pour sa part, comptait alors 13 000 membres. En ce jour d’Aarau, on discuta les statuts d’une fédération ouvrière suisse, on élut un comité central et un comité directeur, on proposa trois candidats pour le poste de secrétaire ouvrier ; le lendemain, 11 avril, le comité central entendit deux de ces candidats et choisit M. Hermann Greulich, dont le programme indiquait comme devant être immédiatement abordés ces trois points : « 1o  relevés statistiques sur les salaires des ouvriers ; 2o  relevés statistiques sur les secours payés par les caisses de malades par suite d’accidens ; 3o  travaux préparatoires pour une statistique suisse des fabriques et des métiers. » Mais M. Greulich ajoutait, — je cite textuellement : Le secrétariat ouvrier doit avoir aussi pour mission « de sauvegarder et de développer les intérêts de la classe ouvrière dans le domaine de l’économie sociale tout entière ; c’est un organe qui examine et étudie les conditions de l’ouvrier dans toutes les directions, qui recueille les vœux et les demandes des ouvriers, pour autant du moins qu’elles sont de nature économique et se rapportent à la législation, et qui les présente chaque fois sous une forme permettant qu’elles soient prises en considération et qu’il y soit satisfait. » — Et ce n’est sans doute pas dit en une langue irréprochable, mais on voit assez la tendance.

On aperçoit non moins clairement qu’il ne s’agit pas de confier cette tâche à « une administration officielle quelconque. » Par un secrétariat, libre de toute attache gouvernementale, — ou à peu près, car l’État ne lui promet qu’une maigre subvention de 5 000 francs, — « ses recherches se feront plus promptement et en meilleure connaissance de cause qu’il ne serait possible de les faire en employant tout l’appareil bureaucratique. » On se méfierait presque du gouvernement et de ses prétentions à mettre, en échange de ses 5 000 francs, la main sur le bureau qui se constitue avec son consentement et son concours, mais à côté de lui et en dehors de lui. « Il n’est pas nécessaire et surtout pas désirable que le secrétaire réside à Berne. Au contraire, il est bien plutôt dans l’intérêt de son indépendance de ne pas le faire vivre dans l’atmosphère intellectuelle de l’administration fédérale, mais de l’en tenir éloigné[16]. » En faut-il davantage pour montrer qu’entre un ministère du Travail, le ministère belge, si l’on veut, pris comme type, et le secrétariat ouvrier suisse, il n’y a pas la moindre ressemblance ?

Il y en aurait beaucoup plus entre ce ministère et le Département américain du travail, qui, lui, est bien « une administration officielle, » un organe d’État ; mais peut-on dire : un ministère ? À le suivre en ses origines, on remonte jusqu’en 1865. Cette année-là, « un membre du Congrès ayant exprimé le vœu de voir limiter la durée du travail journalier, une commission fut chargée de s’enquérir de l’organisation du travail industriel et de la situation des classes laborieuses. Les résultats qu’elle obtint firent désirer la permanence de l’institution, et l’État de Massachusetts créa en 1869 le premier Bureau du travail des États-Unis[17]. De 1869 à 1884, treize États firent comme le Massachusetts, et, en cette même année 1884, par acte du Congrès, daté du 27 juin, fut institué un Bureau fédéral du travail, qu’un nouvel acte vint, quatre ans plus tard (13 juin 1888), changer en Département fédéral du travail.

L’article premier définit en ces termes l’objet de ce département : « Il y aura au siège du gouvernement un département du travail, dont le but général et la mission seront d’acquérir et de répandre parmi le peuple des États-Unis des renseignemens utiles sur des questions relatives au travail, dans le sens le plus large et le plus explicite de cette expression, et spécialement sur les rapports avec le capital, sur les heures de travail, le salaire des ouvriers et ouvrières et les moyens d’accroître leur prospérité matérielle, sociale, intellectuelle et morale. » À la tête du département sera placé un commissaire du travail, — non point, comme on le remarque, un secrétaire d’État, — nommé par le Président. C’est lui personnellement, ce commissaire, qui est « chargé de rechercher, avec tous les faits relatifs, les causes de toutes les controverses ou discussions qui peuvent naître entre patrons et employés et qui sont de nature à influer sur le bien-être du peuple dans les divers États. » Chaque année, il adresse au Président et au Congrès, — directement et sans intermédiaire, — un rapport contenant « les recommandations qu’il juge susceptibles d’accroître l’action utile du département. »

Quelque valeur qu’il faille donner exactement à ce titre de département fédéral, ministère ou non, par ses attributions, en tout cas, il offre plus d’analogie avec un simple Office du travail, dont la statistique est la grande affaire, qu’avec le ministère belge, puisqu’il ne comprend ni direction de l’industrie, ni administration des mines ; et même il est plus près de l’Office français que de l’Office belge, puisque, si l’on peut jusqu’à un certain point admettre qu’il ne reste pas étranger à la législation par les « recommandations » que le commissaire adresse au Président et au Congrès, toutefois il n’a dans son ressort ni l’interprétation, ni la surveillance de l’exécution des lois, ni l’inspection du travail, ni le contrôle des institutions de prévoyance. C’est donc le ministère belge qui reste, quant à présent, le modèle et le seul exemplaire complet de ce que peut être ce ministère du Travail, de tous sans doute le mieux en rapport avec la structure, les fonctions et l’esprit de l’État moderne.


IV

Si l’on voulait constituer en France un ministère équivalent, en suivant le même procédé, il faudrait d’abord prendre pour noyau notre Office du travail qui, comme on le sait, se compose de trois bureaux : 1o  statistique du travail et des assurances sociales ; 2o  syndicats professionnels et études d’économie sociale ; 3o  statistique générale. Excepté le deuxième bureau, qui pourtant est un bureau d’études et n’est que cela, l’Office français du travail n’est qu’un office de statistique. Il a pour mission « de recueillir, de coordonner et de publier toutes informations relatives au travail, notamment en ce qui concerne l’état et le développement de la production, l’organisation et la rémunération du travail, ses rapports avec le capital, la condition des ouvriers, la situation comparée du travail en France et à l’étranger, etc. » Il a sans doute un service extérieur d’enquêteurs permanens et d’enquêteurs temporaires, mais ce sont encore des agens d’étude, leur nom même l’indique ; et il peut fournir à la législation des matériaux, mais très indirectement, et à aucun degré il ne participe à la faire ; à aucun degré non plus il ne contribue à l’exécuter ; ce n’est point un service actif, il est éminemment passif et neutre ; il enregistre, pour ainsi dire automatiquement, les faits sociaux qui se rapportent au travail, sans essayer de les diriger dans un sens ou dans l’autre ; il fait de la physiologie sociale ; il est, reprenons le mot, le laboratoire de recherches de notre ministère du Commerce, et rien ou presque rien de plus.

On devrait tout de suite lui adjoindre la Direction du travail et de l’industrie, créée par M. Mesureur, lors de son passage aux affaires, et qui comprend également trois bureaux : 1o  industrie, travail dans les manufactures ; 2o  propriété industrielle ; 3o  caisses d’épargne, assurances, retraites, coopératives : service actif celui-là, du moins quant à l’exécution des lois, puisque c’est de lui que dépend l’inspection du travail ; actif encore, puisque c’est lui qui a charge de promouvoir, avec des moyens moindres, il est vrai, ou moins variés que ceux dont dispose le ministère belge, les institutions de tout genre destinées à procurer plus de bien-être à l’ouvrier. À la Direction actuelle du personnel, de la comptabilité et de l’enseignement technique on prendrait les deux bureaux de l’enseignement industriel et de l’enseignement commercial. Mais, ces trois opérations faites, — et il n’y en aurait pas d’autres à faire au ministère du Commerce, — le ministère français du travail ne correspondrait pas encore au ministère belge. Il faudrait détacher, en outre, pour les lui donner, du ministère des Travaux publics, l’administration des mines, et du ministère de l’Intérieur, les sociétés de secours mutuels. Ainsi, par les mêmes procédés, avec les mêmes attributions, pourrait-on former et faire vivre un ministère du Travail qui fût chez nous à peu près le même qu’il est en Belgique.

Mais ce n’est pas de quoi satisfaire les ambitions de ceux de nos législateurs qui ont pris l’initiative de cette création. Ces procédés empiriques, par tâtonnemens et petites touches, ne parlent pas à leur imagination. Ils conçoivent leur réforme, comme ils conçoivent toutes choses, et la société future elle-même, théoriquement et non organiquement. M. Dutreix, on lui doit cet hommage[18], est plus modeste que son collegue M. Vaillant. Il se contenterait en effet « d’un sous-secrétariat d’État du travail au ministère du Commerce, en remplacement de l’Office du travail, » « lequel sous-secrétariat serait l’organe attitré des travailleurs de France et des colonies, » et aurait « la connaissance de toutes les questions intéressant le monde du travail : législation du travail, hygiène, assistance et prévoyance mutuelles. » Quant à l’exposé des motifs, c’est la reproduction, on peut dire textuelle, du rapport que le même M. Dutreix avait rédigé sur la proposition de M. Vaillant, vers la fin de la précédente législature. En ce temps-là M. Vaillant réclamait un « ministère du Travail, de l’Hygiène et de l’Assistance publique ; » loin d’en avoir rabattu depuis lors, il veut maintenant un « ministère de l’Hygiène, du Travail, de l’Assistance publique et de la Statistique. » Ses motifs ne diffèrent guère, — ou même pas du tout, — de ceux de M. Dutreix, et comme on peut le croire, ils ne sont pas aimables pour la société bourgeoise : le « prolétariat et le capitalisme terrien ou industriel » s’y entre-choquent terriblement : et c’est un grand cliquetis de mots, parmi lesquels, comme de juste, « la solidarité humaine » et « les progrès de la science » sont en belle place.

Laissons aller les phrases, la proposition subsiste. Si on l’examine en elle-même, on n’aperçoit contre la création d’un ministère du Travail que deux objections, en contradiction l’une avec l’autre : l’une, que cette création ne serve à rien, n’aboutisse à rien qu’à un simple changement d’étiquettes : sous-secrétariat du travail au lieu d’office du travail, et qu’il n’en soit après comme avant ; l’autre, que ce ministère devienne omniscient, omnipotent, ubiquiste, inquisitorial, despotique, qu’il soit, envers et contre les patrons et les ouvriers à la fois, pour leur bonheur à tous et par excès de bonté, comme une préfecture de police du travail. Mais, entre les deux extrêmes opposés, entre ne rien faire et trop faire, il y a un milieu, qui est de faire quelque chose ; et le quelque chose à faire, pourquoi ne serait-ce pas, avec telle ou telle correction opportune, un ministère du Travail sur le modèle belge, aujourd’hui éprouvé et consacré par trois ans de pratique ?


V

Ce n’est pas une raison pour repousser la proposition, que ce soient des socialistes, MM. Vaillant, Dutreix et consorts, qui la présentent. Peut-être eût-il fallu prendre les devans et partir plus vite qu’eux, mais, puisque ce sont eux qui sont arrivés les premiers, il faut du moins ne pas leur en abandonner tout l’honneur et tout le fruit. Suivons-les donc tant qu’ils ne nous conduiront pas plus loin : pour le reste, c’est à nous de voir où ils vont et de savoir jusqu’où nous pouvons aller. Mais ne point bouger d’une ligne, résister toujours et quand même, serait une politique on vérité aveugle et sourde. Les socialistes ne manqueront pas de dire, — M. Vaillant l’a déjà dit, — que « le riche et le puissant ne cèdent au pauvre et au faible que ce qu’ils savent ne pouvoir lui refuser plus longtemps sans danger. » Et, s’ils n’apportaient à ce langage aucun correctif, bien qu’il contienne une part de vérité, il serait manifestement injuste. Il y aurait injustice à parler « de mesures de prudence sociale, » et à ne souffler mot d’un devoir social « actuellement en partie reconnu par la classe régnante. » C’est M. Vaillant qui dit « la classe régnante, » comme s’il y avait encore des classes, comme si l’une d’elles régnait, et comme si, à supposer qu’il y en eût une qui régnât, ce ne serait pas, dans l’État tel qu’il est fait, celle qui dispose du nombre ! Mais enfin quand cela serait, quand le « puissant » ne céderait au « faible » que « ce qu’il ne lui saurait refuser sans danger, » s’il y a vraiment danger à refuser, s’il faut céder ; que ce soit par « mesure de prudence sociale » ou par sentiment du devoir social » ou par l’un et l’autre réunis, ne voit-on pas ce que peut être et par conséquent ce que doit être aujourd’hui la politique sociale ?

Les forces de transformation sociale vont et iront se développant presque à l’infini dans l’État fondé économiquement sur le travail et politiquement sur le suffrage universel ; mais il faut savoir y garder, dans l’intérêt de cet État lui-même, leur place et leur action aux forces de conservation sociale ; c’est à quoi l’on ne réussira que si, les concentrant et les combinant, on les emploie à conserver seulement ce qu’il n’est ni permis, ni possible, à quelque société, à quelque État que ce soit, de rejeter ou d’abandonner : l’idée de patrie, l’idée de famille, l’idée de propriété individuelle. Ces trois points étant mis hors de discussion, étant proclamés intangibles, il n’est pour ainsi dire aucune revendication qui doive être rejetée a priori, qui ne puisse être à tout le moins étudiée et examinée. Et cela, encore une fois, parce que dans une société, dans un État en transformation, les forces conservatrices n’auront de ressort et de jeu là où il est essentiel qu’elles agissent, que si, partout ailleurs, elles-mêmes s’exercent dans le sens des réformes justes et possibles, si elles sont en même temps, et dans une équitable proportion, conservatrices et réformatrices. C’est de cette nécessité qu’est né le néo-torysme anglais ; et c’est elle qu’avaient parfaitement comprise, à de certaines heures de leur vie publique, deux grands hommes d’État, les deux plus grands peut-être de l’Europe continentale, tous deux pourtant assez conservateurs, M. de Bismarck et M. Canovas del Castillo. M. de Bismarck, qui avait implacablement combattu, par des lois exceptionnelles, le socialisme révolutionnaire, voulut un jour essayer de contenir « dans les limites du raisonnable » le prolétariat socialiste allemand. Il avait aperçu clairement que, dans l’État moderne, où le pouvoir législatif est, sinon tout à fait, du moins pour une bonne partie entre les mains des plus pauvres et des plus besogneux, dans l’Empire allemand par exemple, c’est caresser une chimère que de prétendre conserver, sans modifications, le jus utendi et abutendi, et de traiter le travail humain comme une marchandise insensible. Ainsi s’expliquent les résolutions, souvent illogiques en apparence et contradictoires, du prince de Bismarck. Et, quant à M. Canovas, non content de prononcer sans effroi le mot de socialisme d’État, examinant le présent et sondant l’avenir de son regard froid et pénétrant, il nous avertissait que, bon gré, mal gré, un peu plus tôt, un peu plus tard, nous ferions l’expérience de la chose, parce que, l’État moderne étant ce qu’il est, il est pratiquement impossible que nous ne la fassions point. Le suffrage universel qui, dans une certaine mesure, a « légalisé » le socialisme, dans une certaine mesure aussi, tend à « socialiser » l’État. Il ne s’agit donc pas de s’hypnotiser sur le mot, dont on répète mécaniquement les syllabes terrifiantes, comme l’oiseau que fascine le serpent et qui s’en va ainsi lui tomber tout droit dans la gueule ; il vaut mieux envisager froidement et virilement la chose. Elle est bien simple. Nous avons le choix entre un peu de « socialisme d’État » et tout le socialisme révolutionnaire, ce qu’ils nomment dans leur langue à prétentions savantes le socialisme intégral. À quoi servirait-il de s’étourdir ? Oui ou non, est-il au pouvoir d’homme au monde d’empêcher « le prolétariat à la fois misérable et législateur » d’user de sa puissance politique pour améliorer sa condition économique ? Non, assurément ; et si ce pouvoir n’est à personne, on ne peut plus alors raisonner ni se conduire de la même manière qu’il y a cinquante ans. Depuis cinquante ans, un État a surgi, politiquement et économiquement nouveau : nous ne compterons dans cet État, nous ne nous y défendrons, nous n’éviterons d’y disparaître et d’y être annihilés, que si nous adoptons et pratiquons à temps une politique nouvelle.


CHARLES BENOIST.

  1. Voyez Canovas del Caslillo, Problemas contemporaneos : III, La Cuestion obrera.
  2. Il a, en effet, un tout autre sens dans le Code civil, art. 531 : « Les bateaux, bacs, navires, moulins et bains sur navires, et généralement toutes usines non fixées par des piliers et ne faisant point partie de la maison, sont meubles. »
  3. Ces États sont : la Californie, le Colorado, le Connecticut, le district de Colombie, l’Idaho, l’Illinois, l’indiana, le Kansas, la Nebraska, le Missouri, le Montana, New-Jersey, New-York, l’Ohio, la Pensylvavie. l’Utah, le Wisconsin, le Wyoming.
  4. Lois formelles contre le boycottage : Colorado, Illinois et Wisconsin. — Lois formelles contre le blacklisting : Alabama, Colorado, Connecticut, Floride, Géorgie, Illinois, Indiana, Iowa, Minnesota, Missouri, Montana, Nevada, North Dakota, Oklahoma, Utah, Virginia et Wisconsin. — Lois qu’on peut naturellement interpréter comme prohibant le boycottage : Alabama, Connecticut, Floride, Géorgie, Maine, Massachusetts, Michigan, Minnesota, Mississipi, Missouri, New-Hampshire, New-York, North Dakota, Oklahoma, Oregon, South Dakota, Texas, Utah, Vermont et Wisconsin. — Lois qu’on peut naturellement interpréter comme prohibant le blacklisting : Géorgie, Michigan. New-Hampshire, New-York, Oklahoma, Oregon, Rhode Island, South Dakota. — États dans lesquels il est illégal pour tout patron d’exiger d’un employé comme condition de l’emploi l’engagement, écrit ou verbal, de ne pas être ou devenir membre d’une organisation de travail : Californie, Colorado, Idaho, Indiana, Massachusetts, Minnesota, Missouri, New-Jersey, New-York, Ohio et Pensylvanie.
    Les principales organisations américaines du travail sont :
    L’American Federation of Labor. Organisée à Columbus (Ohio) en déc. 1886. — 7000 unions locales, 650 000 adhérens : affiliations, droit d’action indépendante réservé. Président Samuel Gompers, New-York.
    Les Knights of Labor (Chevaliers du Travail), Assemblée générale organisée à Reading (Pensylvanie) en 1878, 200 000 membres. Maître général, J. -R. Sovereign. — Sulphur Springs (Arkansas).
    La Socialist Trade and Labor Alliance. Organisée à New-York (déc. 1895) par les unions dissidentes des « Knights of Labor » et de l’« American Fédération of Labor, » 25 000 adhérens. Son premier président a été Daniel De Léon.
    Des Trades-Unions, affiliées à VAmerican Fédération of Labor, les plus importantes sont :
    La Fraternité des charpentiers et menuisiers 60 000 membres
    L’Association des ouvriers du fer et de l’acier 40 000 —
    L’Union typographique internationale 40 000 —
    L’Union des maçons en pierres et en briques 35 000 —
    La Fraternité des constructeurs de locomotives 32 000 —
    L’Union internationale des cigariers 30 000 —
    L’Union des fondeurs-mouleurs de l’Amérique du Nord. 30 000 —
    La Fraternité des mécaniciens de chemins de fer 25 000 —
    chauffeurs 32 000 —
    L’Association internationale des ouvriers mécaniciens 20 000 —
    Les Mineurs unis d’Amérique 20 000 —
    L’Union des ouvriers tailleurs d’Amérique 20 000 —
  5. De ces vingt-huit « bureaux du travail, de statistique du travail, de statistique du travail et industrielle, de statistique du travail et des mines, de statistique, travail, agriculture et immigration, » — les titres varient, — fondés après celui de Boston (1869), il en a été institué : un à Harrisbourg (Pensylvanie), en 1872 ; un à Hartford (Connecticut), en 1873 ; un à Columbus (Ohio), en 1877 ; un à Trenton (New-Jersey), en 1878 ; trois, à Jefferson City (Missouri), à Springfield (Illinois), et à Indianapolis (Indiana), en 1879 ; quatre, à Albany (New-York), à San-Francisco (Californie), à Lansing (Michigan), et à Madison (Wisconsin), en 1883 ; deux à Des Moines (Iowa) et à Haltimore (Maryland), en 1884 ; un à Topeka (Kansas), en 1885 ; six, à Providence (Rhode-Island), à Lincoln (Nebraska), à Raleigh (Caroline du Nord), à Augusta (Maine), à Saint-Paul (Minnesota), et à Denver (Colorado), en 1887 ; deux, à Charleston (West-Virginia), et à Bismarck (North-Dakota), en 1889 ; un, à Salt-Lake-City (Utah), en 1890 ; un, à Nashville (Tennessee), en 1891 ; un, à Frankfort (Kentucky), en 1892 ; deux, à Helena (Montana), et à Concord (New-Hampshire), en 1893 ; un, à Olympia (Washington), en 1897. — De plus, la Constitution de l’État d’Idaho autorise la création d’un « Bureau d’immigration, travail et statistique, » mais la Législature n’avait pas encore, l’année dernière, voté de crédits pour son entretien, et il n’avait pas été fait de lois en conséquence.
  6. Organisation de l’Office du travail. Rapport au Roi, par M. Léon De Bruyn, Ministre de l’Agriculture, etc., 12 avril 1897.
  7. Arrêté royal du 22 juillet 1896, rendu en conformité de la loi du 29 juin précèdent.
  8. Assurance ouvrière, contrat de travail, payement des salaires, police du travail, règlemens d’ateliers, unions professionnelles.
  9. Cette loi du 31 mars 1898 a été votée à la suite d’une longue et brillante campagne menée par les publicistes les plus éminens de la Belgique, au premier rang desquels nous avons plaisir à citer M. Ad. Prins, dont le livre l’Organisation de la liberté et le devoir social, Bruxelles et Paris, 1895, a sans doute puissamment contribué à former ou à éclairer l’opinion du Parlement.
  10. Filature et tissage du lin, du coton, du chanvre et du jute, industrie lainière. impression des journaux, industrie d’art, fabrication du papier, tabacs et cigares, fabrication du sucre, industrie du mobilier, fabrication de la poterie et de la faïence, industrie des produits réfractaires, de la glacerie, fabrication des allumettes chimiques, industrie du bâtiment et accessoires, laminoirs à zinc, cristallerie et gobelelerie, industries accessoires du vêtement ; industries de la grosse et de la petite construction mécanique, briqueteries et tuileries à la main, etc. ; — dans l’industrie du verre à vitre ; dans les mines, minières, carrières et industries connexes — mines de houille de Mariemont, fabrication du coke, fabriques d’agglomérés de charbon, ateliers qui dépendent des carrières, usines métallurgiques régies par la loi du 24 avril 1810.
  11. Fabriques d’allumettes chimiques, de céruse et autres composés de plomb, ateliers pour la manipulation des chiffons.
  12. Loi du 9 août 1889 relative aux habitations ouvrières et a l’institution de Comités de patronage ; — Règlement organique des Comités de patronage des habitations ouvrières et institutions de prévoyance ; Circulaires ministérielles, du 28 décembre 1894, traçant le cadre du Rapport annuel des Comités de patronage et du 25 septembre 1897 sur la comptabilité de ces Comités.
  13. Si je ne me trompe, nous avons aussi, en France, — et ce serait bien maladroitement se priver d’un moyen d’action sur le Français que de ne pas l’avoir, — notre médaille de mutualité.
  14. Citons : le Livre de l’Épargne et de la Prévoyance, par Mlle Marie du Caju, petit traité qui a obtenu une médaille d’or à l’Exposition internationale de Bruxelles, et, au concours national de la province de Hainaut, le premier prix et une autre médaille d’or ; l’Ouvrier propriétaire de son habitation ; les Sociétés d’habitations ouvrières, guide pratique, par M. Gustave Pourbaix, avec la collaboration de MM. les abbés Malherbe et Paret (le clergé a merveilleusement compris quels grands services il peut rendre) ; les Principes fondamentaux de la mutualité, par Georges Malherbe ; la Caisse de retraite, résumé de la loi, des arrêtés royaux et des instructions, tarifs des rentes, exemples d’application ; Retraites ouvrières, appel aux industriels, par Louis Grandmaison ; Manuel pratique des Sociétés scolaires de retraite, comment on les fonde et comment on les administre, par Jules Lemoine-Bellière.
  15. L’Administration des mines a enfin sa publication périodique, les Annales des mines, comme l’Office du travail a la Revue du Travail. Et, si l’Office a mis au jour la plus abondante série d’études et d’enquêtes faites en Belgique et à l’étranger, — neuf ou dix gros volumes en trois ans, — l’Assurance contre l’invalidité et la vieillesse (un volume in-8) ; le Travail du dimanche en Belgique, en Allemagne, en Autriche, en Suisse et en Angleterre (cinq volumes, dont le 4e reste à paraître) ; les Rapports annuels de l’inspection du travail (trois volumes) ; le rapport de M. Maurice Ansiaux sur le Travail de nuit des ouvrières de l’industrie en France, en Suisse, en Belgique, dans la Grande-Bretagne, en Autriche, en Allemagne (un volume) ; du son côté, la Direction de l’industrie n’est pas demeurée improductive ; avec son Rapport du ministre de l’Industrie et du Travail sur la situation de l’Enseignement industriel et professionnel en Belgique (un volume), et les deux rapports de M. Oscar Pyfferoen sur l’Enseignement professionnel en Angleterre et en Allemagne (deux volumes), elle nous a donné une contribution qui a son prix.
  16. Voyez : Secrétariat ouvrier suisse, Dossier des actes, compulsé sur l’ordre du Comité central de la Société fédérale du Grutli, par H. Scherrer, avocat. Berne, imp. W. Büchler, 1888.
  17. Recueil des rapports des secrétaires de légation de Belgique. La Réforme sociale et économique en Europe et dans les États-Unis de l’Amérique du Nord, par M. de Ramaix, conseiller de légation. Bruxelles, 1889.
  18. Voyez le rapport de M. Ch. Dutreix, député, sur la proposition de M. Ed. Vaillant tendant à la création d’un ministère du Travail, et la proposition du même M. Dutreix tendant à la création d’un sous-secrétariat d’État du Travail au ministère du Commerce. — Chambre des députés, sixième législature, session de 1897, no 2498, et septième législature, session extraordinaire de 1898, no 335.