L’Orgueil puni
L’Orgueil puni
Le Baron de St-Flours.
Célestine, sa fille.
Florval, très jeune homme fort étourdi.
Grosjean, son père.
Labrie, valet de Florval.
Simon, portier.
L’Orgueil puni
Scène 1ere.
Eh bien ! Qu’est-il donc devenu, mon maître ? Il étoit tout à l’heure dans le sallon ; j’ai bien reconnu sa voix : vite j’accours et plus personne. Voilà trois jours qu’il m’est impossible d’obtenir de lui un quart-d’heure d’entretien. Je sais bien que la veille d’un mariage, quand on est bien amoureux et qu’on a vingt ans on ne peut guère demeurer en place… Ah ! le voici qui sort de l’appartement de sa future.
Scène 2e.
Monsieur !
Laisses-moi tranquille.
Cela ne se peut pas, il faut que je vous parle.
Je n’ai pas le tems de t’écouter.
Vous aurés la bonté de le prendre.
Faquin !
Soit : mais ce faquin là pense pour vous… Voulès-vous passer un moment dans votre appartement pour entendre ce que j’ai à vous dire.
Est-ce que tu ne peux pas parler ici ?
Non vraiment car c’est d’une conséquence…
Qui veux-tu qui t’entende ? M. de St Flours est sorti dans sa voiture, donc il est allé loin, et mon adorable Célestine, à qui je viens de rendre mon hommage, est à sa toilette. Ah ! Labrie, qu’elle est belle !
Je le sais, Monsieur, mais plus vous l’aimés, plus vous devés craindre de la perdre.
Et comment se pouroit-il ? ne serai-je pas demain son heureux époux ?
Oui, à moins que le diable ne s’en mêle.
Je ne le crains pas. Et qu’aurai-je à redouter ? d’abord Monsieur de St Flours pere de Celestine est enchanté de cette union.
Il est presque autant amoureux de vous que sa fille, puisque c’est pour vous voir plus qu’il vous a donné cet appartement dans son hôtel, mais il changeroit surement de façon de penser, s’il découvroit jamais les fourberies que nous employons pour le tromper.
Je me les reproche sans cesse ; mais aurai-je jamais pu prétendre à la main de l’adorable Célestine, si je m’étais présenté sous mon vrai nom ?
Il est certain que Colas fils de Grosjean le fermier n’eut pas été pour un homme riche et distingué dans la société, tout à fait aussi recommandable que Monsieur le Chevalier de Florval, fils d’un ancien militaire retiré dans ses terres… car c’est là ce que nous avons dit, même écrit.
Ah ! tais-toi ! ne me rappelle pas sans cesse une sotise que l’amour seul m’a fait commettre, et qu’il me tarde de réparer sitôt que mon himen sera terminé… car si mon bon pere apprenoit que j’ai rougi de son nom, de son état, lui qui m’aime si tendrement, qui acquiesce à toutes mes fantaisies avec une condescendance…
Trop grande entre nous, eh ! voila sa punition, pour avoir voulu que son fils fut plus que lui. S’il vous avoit inspiré de bonne heure les gouts simples d’un cultivateur, vous n’auriés été qu’un fermier de vilage, il est vrai, mais vous n’auriés jamais été humilié de cellui qui vous a donné la vie. Au lieu de cela votre bon pere fier d’une richesse bien justement acquise aux dépens de ses sueurs, nous a envoyé à Paris ; vous a fourni de quoi faire de brillantes études, frequenter les bals, les spectacles, vous y avés vu une demoiselle charmante dont vous estes devenu amoureux ; vous vous estes présenté à son pere sous un nom et un titre supposé…
Allons, finis. Ton sermon m’impatiente.
J’aurois cru que j’avois le droit de représenter quelque chose à mon ancien camarade d’école.
Et qui, quoique ton maitre maintenant est toujours ton ami.
Surtout lorsque c’est pour éviter les maux que je crains pour vous, que je cherche à vous parler.
Mais encore, mon cher Labrie, que puis-je redouter ? Mon pere ne m’a-t-il pas fait passer avec sa bonté ordinaire, toutes les sommes que je lui ai demandé.
Oh ! vous n’avés qu’a souhaiter, il ne vous en laissera pas manquer. Le cher homme n’a jamais travaillé que pour vous.
Il m’a aussi envoyé tous les papiers nécessaires à mon mariage.
Que de notre côté nous avons arrangé de maniere à ce qu’ils ne prouvent pas le contraire de ce que nous avons osé avancer.
Mais ce n’est donc pas de mon pere dont nous avons quelque chose à craindre. Hors lui et toi, personne ne sait mon secret.
Et ce sournois de cousin qui reste maintenant ici… à Paris, qui est venu vous voir il y a quelque tems que tu maladroitement vous avés si mal accueilli.
C’est un rustre qui par ses manieres seules auroit promptement découvert ce que j’ai tant d’intérêt à cacher.
Et bien je dois vous dire que ce rustre de cousin est venu il y a quelques jours s’informer au portier de vous, de votre mariage, du tems précisement ou il devait se faire… et que sais-je moi, maitre Simon qui aime à parler, a satisfait à toute sa curiosité et ne m’a appris cela qu’avant hier. Depuis vainement j’ai voulu vous faire part de mes craintes…
Paix ! J’entends la voiture du Baron qui rentre. Veilles je t’en prie sur tout ce qui pourroit me nuire et rompre un mariage d’ou dépend mon bonheur. Songes que Célestine m’est plus chere que la vie : que si je la perdais, je cesserais d’exister… Il faut que le portier…
Laissés-moi faire, je puis compter sur lui. Voici votre beau pere futur. J’entre chés vous.
Bientôt, je t’y joindrai.
Labrie sort
Scène 3e.
Eh ! Bonjour donc, mon ami.
Monsieur…
Monsieur ?… Dis donc mon père, ne le serai-je pas demain ? un jour plus tôt un jour plus tard… Mais je me plais à devancer en idée ce que je crois qui assurera le bonheur de ma Celestine.
Dittes le mien, mon pere.
Vraiment, je le crois bien. C’est un vrai présent que je te fais ; et si je ne te croyais pas une ame sensible et délicate, en un mot capable d’apprécier toutes les aimables qualités de ma chere enfant, tu ne l’aurois pas, malgré les rapports d’âge et de conditions qui semblent devoir vous unir. J’aimerois mieux la donner à un simple laboureur, bon, honnête et vertueux qu’a un époux titré égoiste ou vain qui ne pourroit jamais la rendre heureuse.
Elle le sera avec moi mon pere, n’en doutés pas ; et l’amour le plus vrai, le plus tendre…
Ah ! L’amour ! L’amour !… il en faut un peu dans le mariage, je le sais et moi qui te parle, j’en fais grand cas, mais je prise encore plus les qualités du cœur. Ce sont elles qui établissent entr’époux l’estime, la confiance, et cette intimité, doux charme de la vie qui ne cesse qu’avec celle de tous deux.
Telle sera notre union, monsieur, et je veux que, chaque jour vous puissiés vous applaudir des nœuds que vous aurés formés.
J’y compte, mon ami, cependant une chose me fait peine : c’est que la santé de ton pere ne lui permette pas de venir être témoin du bonheur de son fils. Cest ce que tu m’as dit
Ah ! Sans doute, il doit bien souffrir : car il pense comme vous, monsieur, il est si bon !
Moi je t’aime déjà sur ce que tu m’en dis. Il me tarde de faire connaissance avec lui ; de parler ensemble de nos anciennes campagnes. Rien ne fait tant de plaisir à de vieux militaires comme nous, et surtout quand il en est résulté des aventages réels pour la Patrie.
Si vous le permettés, j’irai présenter mon épouse à mon père, sitôt mon hymen célébré.
Comment si je le permets ? Mais c’est convenu : il y a plus je serai du voyage.
Vous, Monsieur ?
Oui, sans doute. Je veux voir comment le le bon papa trouvera la mere de ses petits enfans futurs… et des miens s’entend, et quand ils seront nés, nous disputeront avec mon vieux camarade à qui les aimera le plus et les fera mieux sauter sur ses genoux.
Voici la charmante Celestine.
Scène 4e.
Mon bon pere.
Ma chere enfant !… ne diroit-on pas que nous ne nous sommes pas encore vus d’aujourd’hui. Cependant à peine y a-t-il une heure que je t’ai quittée, que sera-ce donc quand nous passerons des journées sans nous voir.
Ah ! Ne me le laissés pas craindre, mon pere ! par cette pensée vous détruisés en moi tout espoir de félicité.
Ce n’est pas mon intention… mais tu n’as rien dit à ce pauvre Florval ; vois donc comme il te regarde
Monsieur sait bien, qu’après mon père…
Ah ! Divine Celestine, combien cette assurance est chere à mon cœur.
Oui après ! Encore aujourd’hui, mais dans quelques jours il sera avant.
Jamais ! Jamais, mon pere… L’himen seroit sans attraits pour moi, si je le croyais capable d’affaiblir dans mon cœur les doux liens de la nature.
Ma fille, ma bien aimée, vas je rends justice à ton cœur. Il n’y a pas un meilleur enfant que toi dans le monde et pas un pere plus heureux que moi… Ah ça, nous allons diner chés ta tante. (à Florval) La sœur de feue ma pauvre femme. (à Célestine) Es-tu prete ?
Je suis à vos ordres, mon pere, nous partirons quand il vous plaira.
Allons donc. (à Florval) Veux tu venir avec nous, Florval ? Tu seras le bien reçu. Tu sais que la bonne dame a de l’amitié pour toi…
Et ma reconnaissance envers elle égale mon respect… Mais, si vous le permettés, je donnerai le reste de cette journée aux préparatifs de celle qui doit lui succeder et qui sera la plus belle de ma vie.
Allons, allons, tu as raison. La veille d’un mariage on a tant de choses dans la tête ! Je me rappelle bien de cela moi : quoi qu’il y ait déjà longtems que ce moment soit passé. Cependant il m’arrive encore parfois de jouir du souvenir (à Florval) À ce soir donc, mon ami,… viens, ma fille.
Voulés-vous bien accepter ma main jusqu’a votre voiture.
Labrie, ne quitte pas le salon avant mon retour.
(Ils sortent)
Scène 5e.
Vraiement je n’ai garde je veux voir tout ce qui se passera ici. Je ne sais pourquoi j’ai des pressentimens que le cousin pourroit nous jouer un tour diabolique. En quittant mon maitre il avait une mine qui sembloit nous en promettre plus peut-etre qu’il n’a la volonté d’en faire… Mais ces informations qu’il a pris recemment… Ce que c’est pourtant que de ne pas aller droit son petit chemin ; on est toujours en transe !… Ah ! Ah ! Qu’est-ce que le portier a donc à me dire de si pressé ?
Scène 6e.
Monsieur de Labrie !
Eh bien ! Ques ce, pere Simon ?
Vous saves ben que vous m’avés recommandé de m’adresser à vous pour tout ce qui pourroit venir d’ici à demain, et qu’en revanche, vous sauriés ben me récompenser.
Je n’y manquerai pas… Eh bien qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?
Un paysan qui demande à vous parler.
À moi ?
Pas justement à vous, il demande Monsieur Colas.
Monsieur Colas !
Et vraiment, oui ! J'y ai d'abord dit que je ne connoissois pas ça. C'est vrai ; mais y m'a montré une lettre comme par laquelle qu'on lui dit que ce Colas demeure dans sit'hôtel-cy, chés Monsieur le Baron de St-Flours et pis, comme je ne sis pas bête, j'ai pensé par réfléxion que ce Colas pourroit ben être vous qui ayissiés changé de nom afin d'en prendre un qui cadrit mieux à votre profession de laquais ; et pis peut-être à celle fin que vos parens du village ne vous reconnoissions pûs (riant) et par suite que vous ne vous reconnoississiés pas vous même ; comme ça se voit si souvent.
Tais-toi bavard et faits monter cet homme là.
C'est donc vous qu'êtes ce Colas ?
Et oui... tu m'impatiente.
Là ! Voyés un peu comme j’avois deviné juste ! C’est pt’être vot’ pere ? ça pourroit ben être ; car il est pus infatué de vous cent fois que vous ne mérités entre nous. Y trouve son Colas si gentil ! Si gentil ! Et pis il est curieux ! Curieux que ça fait trembler ! Y m’a fait pus de questions… tant y a que j’ai eu ben de la peine à le faire cacher dans ma loge jusqu’a ce que les maitres soyont sortis et que je soyons venus vous l’annoncer…
Et tenés ! Y n’a pas attendu ma réponse…
Le voici.
Scène 7.
Eh, bien ! Faut-il donc tant de çarémonie
Et non, non, t’nés le v’la ce Colas que vous demandés tant.
Ah jarni ! C’est le pere de mon maitre.
Eh ! non. Ce n’est pas la mon…
Allons sors.
Eh ! ben. Comme y me parle donc. Ah ! Il y a du mic-mac dans tout cecy.
Scène 8e.
Eh mais pus je te reluque et pus y me semble que c’est toi Guillot.
C’est moi même, pere Grosjean, enchanté de vous voir… Mais par quel hazard estes vous donc ici ?
N’y a pas d’hazard à ça c’est fait tout exprès. Je viens à la noce de Colas.
Ce n’est pas ici qu’il vous a dit qu’il logeoit.
Vraiment non ! Y m’a dit que c’étoit dans un quartier qui est ben loin de stici ! Mais il n’y a si fin qui ne trouve pus fin que lui, et le cousin Gerard, qui est itou un bon garcon, m’a écrit que Colas demeuroit tout droit ici ; que la noce s’y feroit ben putôt qu’il me l’avoit mandé et que ça l’y feroit tant de plaisir de m’y voir quil en seroit tout joyeux.
Ah maudit cousin ! Ce n’est pas sans raison que je me méfiais de toi !
Moi quand j’ai vû que mon fils maimoit comme ça ; j’ai dit que je serais un pere dénaturé, si je n’allais pas là bas causer une si bonne surprise à ce pauvre enfant.
Ah ! Elle sera grande, en éffet.
La dessus une fois que mon parti a été pris, j’ai fait venir Pierre mon premier garçon de ferme, et j’y ai dit « Pierre je te confie toutes mes charrues. Veillés un peu à ce que ça aille bien pendant mon absence. Mon fils Colas épouse une noblesse, faut que je l’allions voir ce pauvre enfant ; et je veux… » Enfin suffit… Je ly porterons queuque chose auxquelles il ne s’attend pas… tant y a qu’y sera bien aise de me voir.
Hum ! Comme vous avés bien deviné cela !
Et pis tout de suite j’ons été trouver Claude le tailleur de not’village afin qu’il me fasse ben vite st’habit cy pour figurer comme y faut à la noce de Monsieur.
Ah ! Il est très bien cet habit… Il ne manqueroit pas son effet, je vous assure.
Pas vrai ?… Ah ! Ça c’est asses causer. Dis moi un peu là ou est-ce qu’est mon Colas ? Tu le connais toi qui a tant polissoné avec luy dans le village.
Pardi ! Si je le connais c’est mon maitre.
Comment toi qui étois cy devant jadis son camarade ! Y t’a donc trouvé ici.
Oui. Je cherchais une place il m’a pris à son service.
Il a le cœur si bon ! Le pauvre cher fieu, comme il s’est poussé dans le monde ! Jarni je l’avais ben prédit.
Ah ! Oui il est dans le monde, dans le grand monde… et c’est pour cela… que votre présence ici…
A ne peut rien gâter.
Ah ! non, sans doute… mais, c’est que
Eh ! ben, quoi ?… mais c’est que ?… faits moi venir mon fils. Quoique je meurs de faim, j’ai encore pus de besoin de l’embrasser.
Cela ne se peut pas pour le moment il est sorti.
Diantre ! C’est ben guignonant pour moi ça ! J’étais si pressé de le voir que je ne me suis pas arrêté de la journée pour prendre aucune nourriture. Ni pour en donner a ma pauvre Betty.
Qu’est-ce que c’est que cela ? Betty ?
C’est cette pauvre petite jument que tu m’as connu autrefois ; elle est vieille à présent, mais c’est encore ma meilleure monture. Ah ça je m’en vas toujours la mettre dans ton écurie, et l’y donner ce qu’il l’y faut. Pendant ce tems là apporte moi à manger ici.
Icy ?
Et ben sans doute ici (il va prendre une jolie petite table de déjeuné et la place au milieu du sallon.) Tiens c’est tout ce qu’il faut. J’aurai bientôt cassé une croute… Mais d’abord je m’en vas songer à ma Betty.
(Il va pour sortir.)
Écoutés donc ; écoutés donc, papa Grosjean, ça ne se fait pas comme ça D’abord vous ne pouvés pas manger ici.
Non ? D’ou vient ?
Mais c’est que c’est le salon de compagnie de Monsieur le Baron.
Eh ben ! est-ce qu’il sera deshonoré pour ça son salon ?
Non, mais on ne mange pas en ces sortes d’endroits.
Eh ben menne-moi à la cuisine, ça m’est ben égal, moi, pourvu que je contente mon appetit.
À la cuisine !… les domestiques vous verroient.
Sans doute, mais y ne me mangeront pas.
Vraiment non. Mais seroit-il décent que le pere de cellui qui va épouser la fille du maitre, qui demain peut-être sera à sa table, mange aujourd’hui avec ses gens ?
Vois donc comme tu voudras arrenger ça ; car encore faut-il que je dine… Mais c’est surtout ma pauvre Betty
(il va pour sortir)
Un moment attendés il me vient une idée. D’abord vous allés remonter sur votre Betty. Je vous accompagnerai à pied et je vous conduirai au logement de mon maitre.
À l’autre bout de Paris ? non, jarni ! La pauvre bête est trop lasse. Faire comme ça pus de vingt lieues en moins d’un jour et demi !… et puis nous sommes ben ici tous deux.
Ah ! Mon dieu ! Quel embarras ! Et comment donc en sortir ?… si du moins mon maitre… Ah ! Fort heureusement le voici.
Scène 9e.
Ah ! voila mon Colas !
Ciel ! Mon pere !
Eh ! bonjour, mon enfant !… Baise moi donc… encore… encore… encore !… jarni ! J’en pleure de joie.
Et moi donc, mon pere ! Croyés que sensible à votre tendre accueil…
Mon dieu, qu’y a longtems que je ne t’ai vû ! Ce n’est pas que je n’eusse ben des fois fait le voyage pour avoir le plaisir de te serrer dans mes bras ; mais tu me le défendais toujours ! Et puis tu m’écrivais dans toutes tes lettres (que v’la da) car je les portons toujours dessus mon cœur, tu m’écrivais toujours, dis-je, ne venés pas mon pere. C’est à moi à vous aller trouver… C’est pour le mois prochain… La semaine prochainne… Et pis de semaine en semaine, de mois en mois ; il y a trois mortelles années que j’ai vû mon pauvre Colas. (il serre encor son fils dans ses bras.)
Tant de bonté me déchire l’ame.
Colas ! Mais ne dittes donc pas ce nom la si haut.
Et pourquoi ne veux-tu donc pas que j’appelle mon enfant par son nom ? C’est itou le mien, et s’il en rougissoit, il rougiroit donc de son pere ? Et il n’en est pas capable. N’est-ce pas, mon pauvre fieu ?
Ah ! Mon pere… Croyés… Que vous aimer, vous cherir fera toujours le charme de ma vie !
Comme y parle ben ce bon garçon ! Ce n’est pas là un lourdeau de village, comme moi ! Ah ! Dame v’la ce que c’est que ce Paris !… Ça vous dégniaise un paysan… C’est que faut voir !… Comme t’es grandi !… Comme t’es brave !
Tachés donc de l’éloigner d’ici.
Oui ; mais faits le guet au dehors et si tu appercois quelqu’un viens vite m’en avertir.
Comptés sur moi. (il va pour sortir.)
Ah ! Pisque tu sors, mon ami Guillot, prends un peu soin de ma bête.
Cela suffit. (il sort.)
(pendant l’aparté de Florval, Grosjean ne se lasse pas de l’admirer des pieds jusqu’a la tête et il témoigne sa joie par un jeu muet.)
Scène 10e.
Mais mon pere vous devés etre fatigué ?
Un peu, mais j’ai tant de plaisir à te regarder que j’oublie tout le reste. Ah ! Si feue ta mere ma pauvre Barbe vivait encore, qu’a seroit donc joyeuse d’voir son fils si biau garçon.
Sa bonté pour moi égaleroit la votre, je n’en doute pas mais, mon pere, permettés…
Ah ! Ça Colas je ne suis pas venu les mains vuides au moins, mon garçon ; je t’apporte… (à part) jarni comme la langue me démange de parler. Non… je veux garder mon secret jusqu’au déssert du repas de noce. Je mettrai ça sous l’assiette de la mariée.
(Il témoigne toujours l’embarras qu’il éprouve tant de bonheur de son père que pour la crainte qu’il ne vienne quelqu’un.)
Soyés persuadé que votre tendresse seule suffit pour combler tous mes vœux. Mais de grace, mon pere, venés vous reposer. Je crains que…
Ne crains rien, mon enfant, je ne sis pus las depuis que je te vois. Dis moi donc un peu parlant de ste mariée, c’est-y ben gentil ? N’est-ce pas une de ces fringuantes de Paris ? Ça ne repoussera t’y pas son pere le fermier.
Ah ! Celestine est l’assemblage de toutes les graces et de toutes les vertus.
Allons tant mieux je t’approuve mon enfant d’avoir choisi cte bonne fille la. Que je vas l’embrasser de bon cœur. Ah ! Ça vas la chercher. Ou est-ce qu’elle est ? Dans sa chambre ? Eh ! ben mene m’y tout de suite. Je suis impatient de lui dire… Ma fille me voici.
Mon dieu ! Que dittes vous donc, mon pere, il faut même bien vous garder de paraitre ainsi… Cet équipage…
Qu’appelles tu donc équipage ? C’est un habit de noce. Je l’ai fait faire exprès pour y venir.
Ô, ciel ! Si vous vous montriés ainsi tout seroit perdu.
Et pourquoi donc ?
Je vous expliquerai cela, de grace mon pere !… Sortons d’ici venés chès moi.
Chès toi ? Nous y sommes. Le cousin Gérard m’a bien écrit que tu demeurois ici.
Oh ! Traitre !… (haut.) Mon cousin se trompe. J’ai bien un petit pied-a-terre que je dois à la complaisance de Monsieur le Baron, vû l’éloignement de mon logement… Mais ce n’est pas dans une maison étrangere que je dois recevoir mon pere.
Pis qu’on t’y recoit, on peut ben m’y recevoir. Écoute esce qu’il est fier ton futur beaupere ?
Non vraiment… Mais… C’est que…
Comment ? C’est que ?… V’la que tu parles itou comme Guillot qui dit qu’il est ton garçon… Eh ! Ben, queuque ça signifie donc ?
Rien, rien… Sinon que c’est… chès moi que vous devés être.
Et moi je te dis que je ne sors pas d’ici et que je veux voir ste petite Celestine qui sera bentôt ma bru et ce bon pere que tu m’as écrit qui seroit itou mon ami.
Je ne doute pas qu’il ne le devienne mais… Il faut le préparer à vous voir… S’il rentroit en ce moment je tremble…
Eh ! De quoi donc ? Qui ne voye ton pere ? Je ne sis pas si séchiré qu’on ne puisse ben me montrer. Écoutes donc. Si je n’ons pas de baronnie, j’ons de quoi en acheter et qui sait même…
Oui… Oui… Je sais tout cela… Mon pere… Mais encore une fois…
Oh ! Ça ! Pus de c’trouble là, Colas… il commence à me déplaire. Presentes moi ou je vas me présenter.
(il fait un pas pour sortir.)
Quel embarras ! (haut, en retenant son pere) Mon pere, de grace, mon pere.
Eh ! Ben oui, ton pere… Je le suis… et c’est le plus grand plaisir de ma vie.
Si je vous suis cher… Suivés-moi… Demain… Demain seulement.
Quoi, demain ?…
Je vous presenterai si vous l’exigés absolument.
Comment si je l’exigeons ? Est-ce que tu crois que je sis venu ici pour me cacher ? Ah ! Ça. Écoutes donc, Colas ! Y a ici… queuque chose que tu n’oses pas dire. Est-ce que ton mariage seroit manqué ? Est-ce que t’aurais du chagrin, mon enfant ? (avec sensibilité.) Jarni ! Si ça est dépose le dans ce cœur. Ma vie… Mon sang… Oui, mon sang. Je sis pret à le verser goute à goute pour le bonheur de mon enfant.
Ah ! Dieux ! Dieu ! Eh c’est moi !… Moi qui ai pu… Mon pere !… Je meurs de douleur et de honte à vos pieds…
De la honte !… Est-ce que vous auriés commis queuque action indigne d’un honnête homme !… Jarni !… Si je le croyais… (avec éclat et reprenant toute sa sensibilité.) Eh ! Ben ne crains pas de me l’avouer, parle… Je te cacherai dans mon sein… Eh ! N’est-ce pas pour cela qu’on est pere ?
Je n’en puis plus. Mon cœur se déchire. Sachés…
Scène 11e.
Voici Monsieur le Baron et Mademoiselle Celestine.
Ah ! Mon dieu !… Mon dieu !… Que devenir ?
Tant mieux, je serai bien aise de les voir moi ces honnêtes gens là, il m’apprendront peut-être pourquoi t’es si troublé.
Ah ! Plutôt, laissés moi, mon pere… Entrés dans cet appartement… C’est le mien… Venés… Venés… Je vous en conjure… (appercevant le baron et Celestine.) Dieu il n’est plus tems.
Scène 12e. & derniere
Eh venés donc papa Baron et vous aussi ma jolie bru. Jarni ! J’étois bien impatient de vous voir. Vous m’apprendrés peut-être la cause du chagrin de mon fils.
De votre fils ?
Et oui, de mon Colas que voila.
Quoi ! Florval ?
Ah ! C’est votre fils…
Et mon dieu oui, c’est m’n’ enfant unique, je viens tout exprès pour assister à sa noce, avec ste gentille enfant qui est vot’ fille. Mais du depis que je sis ici, mon pauvre fieu est comme un fou ; y se désole sans pouvoir m’en dire le pourquoi.
Hum ! Je le devine bien moi !
Où me cacher !
Est-il vrai, Florval ?
Florval ?
Oui Florval. Oh ! Il ne s’appelle plus Colas. (à Florval.) Est-il vrai que ce bon
paysan soit votre pere ?Je ne pense pas qu’il le nie.
Répondés.
Répondés donc Monsieur.
Mademoiselle, il est vrai… que…
C’est assés, je vous épargne le reste d’un aveu qui doit vous faire mourir de honte.
Mais queuque c’est donc que ça monsieur, comme vous parlés à ce pauvre enfant ?
Brave homme ! Vous ne savés pas pourquoi votre fils est si troublé de votre présence en ces lieux ; c’est qu’elle dévoile ses mensonges, sa turpitude, son orgueil et sa bassesse.
Mais, Monsieur.
Oui, sa bassesse ! Et n’en est-ce pas une que de rougir de cellui qui lui a donné la vie.
Quoi ?…
Si j’en crois votre simple vêtement vous estes habitant du vilage.
Oui fermier de la terre de Manouville ou je suis né ; ou mon pauvre pere est mort et que grace au ciel je n’ai jamais quitté.
Et bien, remerciés votre fils il vous en a fait le seigneur, et c’est dit-il un des moindres prix dont on a payé vos exploits guerriers.
Moi !… Je n’ai jamais vû la guerre que comme ça queuque fois sur les gazettes. Et mais dis donc, Colas, est-ce que t’aurais été capable de mentir comme ça de rougir de ton pere ?
Si vous en doutés vous pouvés vous en assurer en lisant ce contrat que je viens de prendre chès mon notaire. Vous y verrés les titres que votre fils s’est donné pour nous abuser.
Hum… Hum… Hum… « fils de sire Jean de Manouville chevalier des ordres… » Fi ! C’est autant d’impostures.
(Il rend le contrat au baron et dit avec une douleur concentrée.)
C’en est assés, Monsieur, j’en viens d’apprendre ben pus que je n’en voudrions savoir.
(Il se couvre le visage de ses deux mains pour cacher sa douleur.)
Ah ! Mon pere pardonnés !
Jamais ! Jamais !… (s’attendrissant.) Je t’aurois pardonné tout hormis l’insensibilité. Renier ton pauvre pere ! Lui qui ne vivait que pour toi.
Ah ! Croyés…
Que puis-je croire de toi après cette indignité !… Me v’la ben récompensé de mes soins, de mon amour et de mes privations. (avec la plus grande chaleur.) Tenés, Monsieur le Baron, ce n’est pas devant vous que je chercherai à contraindre ma douleur ; vous estes pere vous devés sentir ce qu’il en coute à mon pauvre cœur ; il est déchiré !… Je suis riche grace a dieu, mais je le suis de mes seuls travaux ! Eh ! Ben, je ne croyons jamais l’être assés pour s’t'ingrat. Toujours à l’ouvrage avant mes ouvriers, je devançais le jour pour en faire d’avantage, et quand la chaleur et la fatigue commençaient à m’accabler, je me disais : c’est pour mon fils que je travaille et je sentais ranimer mes forces et mon courage… Et… vous ne le croiriés pas : mais souvent je me suis privé des choses les plus nécessaires à la vie, afin de tout conserver pour lui… Enfin folle tendresse m’a conduit jusqu’a refuser queuque fois au malheureux le secours qu’il imploroit de ma pitié.
(Les larmes le suffoquent malgré lui.)
Ah ! c’est dieu qui me punit et ben cruellement car je crois que j’en mourrai.
(Il tombe dans un fauteuil.)
Mon pere !
Ton pere ! Ton pere !… Je ne le sis pus. Et v’la mon malheur… Je n’ai pus d’enfant. Le seul que j’avois m’a méprisé… Je sis tout seul maintenant dans le monde et quand j’en sortirai, il ne coulera pas sur ma tombe une seule larme de c’t’ingrat que j’ai tant aimé.
Mon dieu ! Suis-je assés puni.
Vas rien ne peut assés punir un enfant dénaturé.
Calmés vous, bon vieillard. Je vous en supplie calmés vous.
Jamais, jamais ! Le mal est là (il met la main sur son cœur.) Je n’en guerirai pas. (à son fils) Mais avant de t’abandonner à la justice du ciel qui tôt ou tard punit les ingrats… Connois le prix de tout ce que tu perds en ce moment. D’abord un bon pere. Et oui bon ! Mais cette perte est peu pour toi puisque tu l’avois déja sacrifié à ta vanité que je servais moi-même ; car vois jusqu’ou mon amour m’avoit conduit. Dédeignant pour moi les titres les honneurs, la richesse, j’avois rassemblé tous mes moyens pour te rendre possesseur de la superbe terre que j’ai si longtems arrosé de mes sueurs ; je venais de l’acheter en voici le contrat. J’avais tant de plaisir à te l’apporter… Mais me préserve le ciel de te donner le titre qui augmenteroit ton orgueil ; je vais le vendre et en partager le produit aux pauvres que j’ai trop longtems abandonné. Je pars et jamais je ne te reverrai.
Mon pere !
Ne crains pas ma malédiction !… Je n’adresserai pas au ciel des vœux contre mon enfant !… Je vais seulement le supplier de me donner la force de t’arracher de ce cœur que tu viens de déchirer.
Mon pere ne m’abandonnés pas !… Entendés le cris de ma douleur, cellui de mon désespoir et de mon répentir. Écoutés-moi, ou je meurs à vos pieds.
Et que pourras-tu me dire ?
Que l’amour seul m’a fait commettre une faute qui me rendoit odieux à moi même… Ah ! Si vous pouviés lire dans mon cœur : si vous saviés ce que m’a fait souffrir cet éxécrable mensonge que j’abhorre… Oui mon pere tout outragé que vous estes ; oui vous me pardonneriés.
Puis-je te croire encore après…
J’ai perdu tout droit à votre confiance, je le sais ; mais deignés m’en accorder à votre indulgence, à vos bontés. A cet amour de pere qui ne s’est jamais démenti, et que j’ose implorer à vos piés.
Releves-toi… Releves-toi, mon enfant. Vas ce n’est pas en vain que tu auras embrassé les genoux de ton pere. Ah ! Mon cœur à trop besoin de te pardonner.
Ah ! Mon pere !
(à Celestine en hésitant et baissant les yeux)
Adorable Célestine, m’est-il encore permis d’élever jusqu’a vous ma timide voix, après ma faute…
Bien grande ! Sans doute : mais je n’abuserai pas de ce moment pour vous reprocher ce qu’elle a d’outrageant envers nous, j’approuve et j’admire le généreux pardon que vient de vous accorder votre estimable pere. Une ame comme la sienne ne pouvoit résister au cris de votre douleur. Quand à moi je retire ma promesse. Le tems seul peut me mettre en état d’apprécier vos véritables sentimens. Le chevalier de Florval n’est plus pour nous qu’un être imaginaire qui sous ce nom a prétendu nous abuser. Voyons si le fils de cet honnête vilageois saura réparer à force de vertu les torts du prémier.
Elle a raison, ta faute en admettant même qu’elle ne soit qu’un tort d’amour ou de jeunesse, est trop grande pour n’être pas punie.
J’ai bien mérité mon sort. Je n’ai pas le droit de m’en plaindre, dussé-je même y succomber.
Bonne ! Excellente demoiselle. Si vous ne rougissés pas de me nommer un jour votre pere, promettés moi d’abréger autant qu’il se pourra les peines de mon fils. En vérité je n’aurons pas un moment de repos tant que je le verrai gemissant et malheureux.
Quand il sera digne d’etre votre fils, il ne m’en coutera pas de le nommer mon époux.
Allons mon cher que cet espoir vous encourage et vous suffise. Nous sommes trop heureux quand il ne dépend que de nous d’embellir notre avenir. Vous brave homme restés quelque tems ici. Ce que je viens de connoitre de vos sentimens, m’inspire la plus haute estime pour vous. Qu’elle soit le garant d’une amitié durable dont nous nous estions flattés d’avance, sans nous connoitre
J’y consens de bon cœur, Monsieur le Baron, et sans compter l’honneur que me fait s’t’amitié, j’y trouvons ben du plaisir… Oui, je consentons à passer queuques jours avec vous. Pourvû qu’a vot’tour vous veniés habiter vot’ chateau car je regardons dès ce moment comme tel stila de la terre que j’avons achetée pour ma bru, et que je la prions tout d’avance d’accepter en ce contrat.
Je ne le puis encore. Demeurés-en le juste possesseur jusqu’a ce que vous jugiés à propos d’en faire la récompense d’un heureux retour à la vertu… Alors…
C’est juste. Le présent de l’amitié s’embelira par l’amour. Mais je ne refuse pas papa d’aller vous reconduire. J’ammenerai ma Célestine ; vous votre fils il ne doit plus vous quitter.
Non, sans doute. (bas à l’oreille du baron.) Et qui sait si nous n’abrégerons pas ainsi l’épreuve il en coute de bouder quand on aime. (haut) Le voyage distrait, le chagrin pese ; le besoin d’y faire succeder le plaisir se fait sentir ; et ma foi cellui qui nait du sentiment est pour les bons cœurs le plus doux charme de la vie.