L’Orient, les réformes de l’Empire byzantin/Lettre à S. M. Abdul-Medjid

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À SA MAJESTÉ IMPÉRIALE ABDUL-MEDJID Ier.


  Sire,


J’ai à cour de justifier le choix que Votre Majesté daigna faire de moi, il y a dix ans, pour seconder ses hautes pensées dans les fonctions de secrétaire de sa commission impériale pour l’application du tanzimat dans les provinces de la Roumėlie ; et, par ces quelques pages, que mon amour de la patrie a seul dictées, je veux donner à Votre Majesté un nouveau témoignage de mon ferme désir d’accomplir jusqu’au bout la mission dont vous m’honorâtes alors.

Les approbations et les encouragements que m’ont valus, de la part d’hommes d’État éminents, mes écrits antérieurs sur l’Orient, me font espérer que ce travail, écho sincère de l’opinion du monde civilisé, ne restera pas sans fruit, si ma voix, malgré sa rude mais toujours respectueuse franchise, peut arriver jusqu’à votre trône ; j’augure trop bien de votre étoile, Sire, pour ne pas me flatter qu’il se trouvera parmi vos sujets quelqu’un assez dévoué à votre gloire et à vos propres intérêts pour l’aider à parvenir jusqu’à vous.

Votre Majesté verra alors que si, d’une part, je révèle sans réticence l’excès des misères qui dévorent son peuple, les causes qui, en paralysant ses généreuses tentatives, contribuent aujourd’hui, plus activement que jamais, à saper les bases de sa dynastie, de l’autre, j’indique les moyens de préserver son trône de la ruine qui le menace.

Je le proclame hautement, nul plus que Votre Majesté n’a la volonté du bien, et le bien serait fait depuis longtemps, si les causes que je viens enfin vous signaler ne multipliaient autour de vous les obstacles.

La première de ces causes ne serait-elle pas dans les usages mêmes du sérail, qui vous condamnent fatale ment à l’ignorance de ce qu’il vous importerait le plus de savoir ?

En exagérant sans cesse les exigences de votre dignité suprême, on retient habilement, Sire, Votre Majesté sous la dépendance absolue de tous ceux auxquels dès lors vous êtes contraint de déléguer votre pouvoir. La vénération dont on vous entoure avec tant d’empressement est la chaîne dont on se sert pour vous empêcher de rien voir par vous-même, et, sous un vain prétexte d’étiquette, l’on vous interdit toute relation directe avec ceux qu’il vous importerait le plus de laisser approcher de Votre Majesté.

Confiné dans votre prison dorée, n’en sortant que pour les courses d’apparat, ne voyant par conséquent jamais que des serviteurs intéressés à vous présenter sous un faux jour ce que leur triste habileté, la seule peut-être qu’ils aient, ne peut entièrement vous cacher, vous ne pouvez trouver un remède efficace contre un mal que vous ne pouvez connaître que superficiellement.

À cette première cause, qui vous enlève cette liberté d’action qui vous est nécessaire pour mener à bonne fin l’œuvre de régénération de l’empire byzantin, vient s’en joindre une seconde, qu’une expérience de dix-huit années a dû révéler à Votre Majesté ; cette cause, il est facile de la voir dans ce mauvais vouloir calculé de vos conseillers, qui, s’ils paraissent exécuter vos ordres, ne font jamais que ce que leurs intérêts leur dictent.

Comment en effet Votre Majesté pourrait-elle se flatter d’obtenir le concours sincère d’individus gorgés de richesses acquises sous un régime qu’il s’agit de changer, et qui ne peuvent espérer la continuité de leurs bénéfices scandaleux que du maintien des abus par les quels ils les ont obtenus ? Ne leur faudrait-il pas une vertu surhumaine pour se prêter de bonne foi à un revirement contraire à leur éducation, à leurs préjugés, à leurs habitudes et à leur cupidité ?

D’autre part, l’inintelligence manifeste qui ressort des combinaisons imaginées par ces prétendus hommes d’État signale hautement, comme égale à leur mauvais vouloir, une impuissance nuisible à vos intérêts, si indissolublement unis à ceux de votre peuple ! Ce n’est pas seulement dans l’action publique, mais encore dans les tendances privées vers le progrès, que l’impéritie de ces gens se manifeste ; de tout ce qu’ils ont prétendu créer, il n’y a rien de vrai et de rationnel ; on a bien emprunté des noms à la civilisation, mais de tout ce que ces noms signifient, nous n’avons rien, absolument rien !…

Votre Majesté change fréquemment les hommes aux quels elle confie les affaires de l’État ; mais, sous des noms différents, ce sont toujours les mêmes hommes qui administrent ; l’aveuglement est toujours le même.

Et cependant, Sire, même parmi vos sujets mahométans, il ne vous serait pas difficile de rencontrer des ministres loyaux et intelligents, si, dans l’état actuel des choses, manifester un talent réel et des intentions pures ne devait pas être malheureusement un motif d’exclusion aux yeux des hommes en possession de la confiance de Votre Majesté.

Enfin, parmi les nombreux dangers qui menacent le trône de Votre Majesté, les cabinets, jusqu’ici, n’avaient pas encore fait entrer en ligne de compte l’imminence d’un soulèvement général de vos sujets chrétiens, quatre fois plus nombreux en Europe que les sectateurs de l’islam ; mais aujourd’hui tous les hommes d’État commencent à se préoccuper de ce péril pour votre dynastie, péril qui leur semble ne pouvoir que grandir désormais ; et vos conseillers eux-mêmes, effrayés de ses progrès, n’ont pu continuer à entretenir Votre Majesté dans une trompeuse sécurité.

Avec ce désir du bien qui fait votre gloire, Sire, vous avez aussitôt libéralement décrété des réformes empruntées à la civilisation chrétienne ; mais la contradiction forcée qui résulte de leur esprit, comparé à celui de la religion de Votre Majesté, a fait douter autour de vous de votre spontanéité ; le mauvais vouloir s’est abrité derrière le fanatisme mahométan, et il en sera toujours ainsi, tant que le prince ne sera pas chrétien, pour tout emprunt que sa sagesse voudra faire à cette civilisation.

Sire, les réformes que vous avez décrétées sont à l’état d’ébauche et de lettre morte ; et de ces tentatives il n’est resté qu’un accroissement de confusion et de désordre qui rend de plus en plus imminente la catastrophe que prévoient les meilleurs esprits ! Vos sujets chrétiens, trompés dans leurs légitimes espérances, s’agitent d’autant plus que ces réformes ont à jamais déchiré le voile de l’ancien prestige de votre race. Ce voile, en masquant la dégénérescence des Ottomans et leur impossibilité, conservait au pouvoir l’apparence de la force et de la grandeur, tenait ces chrétiens dans la crainte et illusionnait les puissances occidentales sur le véritable état de votre empire.

Aussi votre dynastie, il faut bien le reconnaitre, en est-elle venue à n’avoir plus de bases qui lui soient propres ; c’est de l’étranger qu’elle emprunte le peu de consistance qui lui reste. Que l’Occident s’agite, le trône de Votre Majesté est ébranlé ; qu’il se divise, el rien n’empêchera ce que l’Europe appelle votre fantôme d’État de disparaitre avec la dynastie des Ottomans.

La force d’un État réside dans l’union de tout son peuple. Si le peuple vit heureux sous la protection des mêmes lois ; s’il a confiance dans ceux qui le gouvernent, et si une même bonne pensée le dirige, cet État est puissant : la France, l’Angleterre, la Russie, en sont la preuve ; si, au contraire, le peuple est malheureux ; si l’arbitraire remplace les lois ; s’il ne voit que des oppresseurs dans ceux qui le gouvernent, cet État est faible et marche vers sa ruine : c’est la situation de l’empire byzantin. Quelle consistance un pareil État peut-il emprunter aux individus qui végètent sur son sol ? Avant de songer à l’ennemi du dehors, le souverain ne doit-il pas se prémunir contre ses propres sujets ?

Sire, Votre Majesté a l’initiative de la pensée en toutes choses, mais il lui importe d’unir la liberté de l’action à celle de la pensée, sinon toute amélioration est impossible, et votre dynastie disparaîtra à la première secousse politique.

Le courage et l’énergie de votre glorieux prédécesseur le sultan Mahmoud, votre père, n’ont pu renverser la barrière élevée par les temps, les préjugés et les basses passions contre toute idée d’innovation. Cet honneur vous était réservé.

La destruction des déré-beys et la dissolution du corps des janissaires ont rendu plus facile à Votre Majesté l’anéantissement des obstacles visibles ; mais les obstacles moraux résistent, encore intacts, à tous les efforts. Sopper courageusement l’alarme sur l’abîme qui peut au premier moment les engloutir, c’est vouloir, Sire, le salut de Votre Majesté et celui de votre empire. Vos ennemis sont ceux-là qui, en exaltant des réformes incohérentes et en dissimulant leurs trop désastreux résultats, osent transformer en hommes d’État des brouillons sans valeur comme sans conscience.

Je n’ignore point que par ma franchise et ma hardiesse je ne me mets que trop dans l’impossibilité de reparaître d’ici à quelque temps, avec sûreté, sur le sol natal.

Mais que m’importe de ne pouvoir coopérer à l’ouvre dont j’ai rêvé toute ma vie l’accomplissement, si quelque autre, s’aidant des leçons du passé et du fruit de mes études, restaure enfin l’empire byzantin !… Du fond de mon exil j’aurai du moins la satisfaction d’avoir, en plaçant le fanal sur l’écueil, montré le péril et contribué de loin au salut de notre pays et de votre dynastie.

C’est à cela que se borne mon ambition.

J’ai l’honneur d’être,
Sire,
Avec le plus profond respect,
De Votre Majesté Impériale
Le très — humble et très — dévoué sujet,
J. G. Pitzipios-Bey.

Paris, le 1er mai 1858.