L’Orient (Gautier)/Égypte. — III. D’Alexandrie au Caire

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Fasquelle (2p. 155-174).

III

D’ALEXANDRIE AU CAIRE.

Au sortir du débarcadère, on franchit un aqueduc coupé pour le passage du railway.

Ces longues séries d’arcades, se prolongeant au loin dans la campagne, produisent toujours un effet heureux : « Un lac, c’est le contraire d’une île ; une tour, c’est le contraire d’un puits ; un aqueduc, c’est le contraire d’un pont, » dit Gubetta à madame Lucrèce, dans son style antithétique. L’aqueduc porte la rivière sur ses arches, dont le vide encadre des fuites bleues de paysage. Rien ne donne à l’horizon un aspect plus monumental. La Campagne romaine en est la preuve.

Le chemin passe d’abord sur une étroite langue de terre sablonneuse qui sépare le Baheirehma’adieh, ou lac d’Aboukir, du lac Mariout, l’ancien lac Maræotis, envahi maintenant par l’eau salée. Quand on monte vers le Caire, on a le lac Mariout à sa droite et le lac d’Aboukir à sa gauche. Le premier s’étale comme une mer entre des rives si basses qu’elles disparaissent, ôtant aux yeux le moyen de mesurer la grandeur du lac, qui se fond avec la ligne de ciel.

La lumière tombait d’aplomb sur ces eaux plates, et y semait des scintillements de paillettes d’un éclat fatigant. Dans d’autres endroits, l’eau grise stagnait sur le sable gris ou prenait le blanc mat d’un paillon d’étain. On aurait pu se croire en Hollande dans les polders, longeant quelqu’une de ces mers intérieures dormantes. Le ciel était pâle comme un ciel de Van de Velde, et les voyageurs qui, sur la foi des peintres, avaient rêvé des incendies de couleurs, regardaient avec étonnement cette immense étendue absolument horizontale, d’un ton grisâtre, et où rien ne rappelait l’Égypte, telle du moins qu’on se la figure.

Du côté opposé au lac Mariout s’élevaient, au milieu de jardins d’une végétation luxuriante, les maisons de plaisance des riches négociants de la ville, des fonctionnaires et des consuls, peintes de couleurs gaies, bleu de ciel, rose ou jaune, avec des rechampis blancs ; et, de loin en loin, les grandes voiles des canges allant à Fouah ou à Rosette par le canal Mahmoudieh, dessinaient leurs angles au-dessus de la ligne des cultures et paraissaient cheminer en pleine terre. Cet effet bizarre, qui surprend toujours l’œil, se rencontre souvent aux environs de Leyde, de Dordrecht ou de Harlem, et dans ces contrées marécageuses où l’eau est de niveau avec le sol, et parfois, contenue par des digues, le dépasse de plusieurs mètres. Le tracé du Mahmoudieh est très-sinueux, l’ingénieur turc qui l’a creusé trouvant qu’il fallait faire les canaux comme Allah a fait les rivières.

Quand s’arrête l’eau amère, l’aspect du pays change, non par transitions graduées, mais subitement : ici l’aridité absolue, là une fertilité exubérante. Partout où l’irrigation peut amener une goutte d’eau, naît une plante. La poussière inféconde devient un terreau productif. Ce contraste est des plus frappants. Nous avions dépassé le lac Mariout, et de chaque côté du chemin de fer s’étendaient des champs de dourah, de maïs et de cotonniers à divers états de croissance, les uns ouvrant leurs jolies fleurs jaunes, les autres répandant la soie blanche de leurs coques. Des rigoles pleines d’une eau limoneuse traçaient sur la terre noire des lignes que la lumière faisait briller çà et là, alimentées par des canaux plus larges dérivés du Nil. De petites digues de terre battue facilement, ouvertes d’un coup de pioche, retenaient les eaux jusqu’à l’heure de l’arrosement, et, pour l’élever à des niveaux supérieurs, les roues grossières des saqquiehs tournaient mises en mouvement par des buffles, des bœufs, des chameaux ou des ânes. Quelquefois même, deux robustes gaillards tout nus, fauves et luisants comme des bronzes florentins, debout sur le bord d’un canal, balançant comme une escarpolette une corbeille de sparterie imperméable suspendue à deux cordes dont ils tenaient les extrémités, effleuraient la surface de l’eau et l’envoyaient dans le champ voisin avec une dextérité étonnante. Des fellahs, en courte tunique bleue, labouraient tenant le manche d’une charrue primitive, attelée d’un chameau et d’un bœuf à bosse du Soudan. D’autres ramassaient le coton et les râpes de maïs ; ceux-ci creusaient des fossés, ceux-là traînaient des branches d’arbres en manière de herse sur les sillons, quittés à peine par l’inondation. C’était partout une activité qui ne s’accorde guère avec la traditionnelle nonchalance orientale.

Les premiers villages de fellahs qu’on rencontre à droite et à gauche du chemin vous causent une singulière impression. Ce sont des amas de cahutes en briques crues, reliées par de la boue, à toit plat, parfois surmontées d’une sorte de tourelle plâtrée de chaux pour les pigeons, et dont les murs en talus rappellent vaguement la forme d’un pylône égyptien tronqué. Une porte basse comme celle d’un tombeau, deux ou trois trous percés dans la muraille, voilà toutes les ouvertures de ces huttes, qui semblent plutôt l’ouvrage des termites que celui des hommes. Souvent la moitié du village, si l’on peut donner ce nom à de pareils tas de terre, s’est écroulé dissous par la pluie ou miné par l’inondation ; mais le mal n’est pas grand : avec quelques poignées de boue où l’on noie les décombres qui peuvent encore servir, la maison est bientôt rebâtie, et cinq ou six jours de soleil suffisent pour la sécher et la rendre habitable.

Cette description, d’une scrupuleuse exactitude, ne donne pas une idée bien séduisante d’un village fellah. Eh bien, plantez à côté de ces cubes de terre grise un bouquet de dattiers, agenouillez un ou deux chameaux devant ces portes, semblables à des ouvertures de terriers, faites-en sortir une femme drapée de sa longue chemise bleue, tenant un enfant par la main et portant une amphore sur la tête, faites glisser sur tout cela un rayon de soleil, et vous aurez un tableau plein de charme et de caractère, qui ravirait tout le monde sous le pinceau de Marilhat.

Une remarque qui se présente à l’esprit du voyageur le moins attentif, dès ses premiers pas dans cette basse Égypte où, depuis un temps immémorial, le Nil accumule son limon par minces couches, c’est l’intimité profonde du fellah avec la terre. Le nom d’autochthone est véritablement celui qui lui convient : il sort de cette argile qu’il foule : il en est pétri et s’en dégage à peine. Comme un enfant le sein de sa nourrice, il la manipule, il la presse, pour faire jaillir de cette brune mamelle le lait de la fécondité. Il s’enfonce jusqu’à mi-corps dans cette vase fertile, il la fouille, il la remue, l’arrose, la dessèche, selon qu’il est besoin, y trace des canaux, y lève des chaussées, y puise le pisé dont il bâtit sa demeure éphémère, et dont il cimentera son tombeau. Jamais fils respectueux n’eut plus de soin de sa vieille mère ; il ne s’en sépare pas comme ces enfants vagabonds qui délaissent le toit natal pour aller chercher les aventures ; toujours il reste là, attentif au moindre besoin de l’antique aïeule, la terre noire de Kémé. Si elle a soif, il lui donne à boire ; si trop d’humidité la gêne, il la dérive ; pour ne pas la blesser, il la travaille presque sans outils, avec ses mains ; sa charrue ne fait qu’effleurer la peau tellurique, recouverte chaque année d’un nouvel épiderme par l’inondation. À le voir aller et venir sur ce sol détrempé, on sent qu’il est dans son élément. Avec son vêtement bleu, qui ressemble à une robe de pontife, il préside à l’hymen de la Terre et de l’Eau. Il unit les deux principes qui, échauffés par le soleil, font éclore la vie. Nulle part cet accord de l’homme et du sol n’est plus visible ; nulle part la terre n’a plus d’importance. Elle étend sa couleur sur toute chose : les maisons revêtent cette teinte, les fellahs s’en rapprochent par leur teint bronzé, les arbres, saupoudrés d’une fine poussière, les eaux, chargées de limon, se conforment à cette harmonie fondamentale. Nous faisions ces réflexions en traversant au galop de la locomotive cette vaste plaine brune, et nous nous disions que, pour la peindre, l’artiste n’aurait besoin sur sa palette que de cette couleur qu’on appelle précisément momie, avec un peu de blanc et de bleu de cobalt pour le ciel. Les animaux eux-mêmes portent cette livrée : le chameau fauve, l’âne gris, le buffle bleu d’ardoise, les pigeons cendrés et les oiseaux roussâtres rentrent dans le ton général.

Ce qui surprend aussi, c’est l’animation qui règne dans la campagne. Sur les chaussées qui bordent les canaux et traversent les portions inondées, circule tout un monde de passants et de voyageurs. Aucune route de France, même aux abords d’une ville populeuse, n’est aussi fréquentée. Les Orientaux ne restent guère à la maison, et le moindre prétexte leur suffit pour se mettre en marche, d’autant plus qu’il n’y a pas à s’inquiéter, comme chez nous, de la température. Le baromètre est arrêté au beau fixe, et la pluie est un accident si rare, qu’on serait heureux d’être mouillé.

Rien de plus amusant, de plus varié et de plus instructif que cette procession de types qui vont à leurs affaires, et qui s’encadrent tour à tour dans le carreau du wagon comme dans un passe-partout dont on renouvellerait incessamment les gravures ou les aquarelles.

D’abord ce sont des chameaux qui s’avancent d’un air résigné et mélancolique, avec leur pas d’amble et leur balancement de col, animaux étranges, dont les formes gauches rappellent les essais des créations disparues. Sur la bosse du premier est juché, une jambe croisée sur l’autre, le conducteur en turban, aussi majestueux qu’Éliézer, serviteur d’Abraham, allant en Mésopotamie chercher une épouse pour Isaac. Il s’abandonne avec une souplesse nonchalante aux réactions rudes, mais régulières, de l’animal, quelquefois fumant un chibouck comme s’il était assis à la porte d’un café, ou pressant la marche ralentie de sa monture.

Les chameaux ont le goût et l’habitude d’aller à la file, et une corde en rattache ordinairement cinq ou six, ou même davantage. La caravane chemine ainsi, découpant sa bizarre silhouette sur les lignes plates de l’horizon, et paraît, faute d’objet de comparaison, d’une grandeur énorme. Sur les flancs de la file trottent, d’un pied agile, trois ou quatre jeunes garçons armés de baguettes, car en Orient ce ne sont jamais les palefreniers ni les écuyers qui manquent aux bêtes de somme. Parmi ces chameaux, il y en a de roux, de café au lait, de bruns et même de blancs, mais le fauve est la couleur la plus fréquente ; ils portent des pierres, du bois, des herbes retenues par un filet de sparterie, des bottes de canne à sucre, des coffres, des meubles et tout ce qu’on chargerait chez nous sur des charrettes. On se croyait tout à l’heure en Hollande, en longeant ces vastes étendues de terrain submergées ; mais le chameau, en passant sur la berge du canal, a bientôt dissipé cette illusion. On sent bien qu’on approche du Caire, et non d’Amsterdam.

Ensuite viennent des cavaliers chevauchant des bêtes maigres, mais pleines de feu, des troupeaux de petits ânes portant au bout de leur croupe, presque sur la queue, leurs maîtres dont les jambes traînent à terre, prêtes à reprendre pied en cas de chute ou de rébellion de la maligne bourrique, à laquelle prend souvent le caprice de se rouler dans la poussière au milieu du chemin. L’âne, en Orient, n’est ni méprisé ni ridicule comme en France ; il a conservé sa noblesse homérique et biblique, et chacun l’enfourche sans honte, le riche comme le pauvre, le vieillard comme l’adolescent, la femme comme l’homme.

Mais voici un groupe charmant qui chemine le long du canal. Une jeune femme, enveloppée d’un long manteau bleu, dont les plis se drapent chastement autour d’elle, est montée sur un âne que guide avec sollicitude un homme vigoureux encore, mais dont la barbe est déjà mélangée de gris et de blanc. Devant la mère, qui le soutient d’une main, est placé un enfant nu, d’une exquise beauté, tout heureux et tout amusé du voyage.

C’était un tableau de la Fuite en Égypte tout fait, il ne manquait aux personnages que le fin cercle d’or au-dessus de la tête. La Vierge, l’enfant Jésus et saint Joseph devaient avoir ce caractère, et les choses se sont passées ainsi dans la réalité vivante et naïve ; leur équipage n’était pas beaucoup plus riche. Quel dommage qu’un grand peintre, un Pérugin, un Raphaël ou un Albert Durer ne se soit pas trouvé là !

Wilhelm Meister, dans les Années d’apprentissage et de voyage, fait une semblable rencontre qui lui inspire des réflexions analogues, mais nous doutons que les voyageurs de la montagne ressemblassent autant à leurs divins prototypes.

Damenhour, que traverse le chemin de fer, a un aspect qui ne doit pas différer beaucoup de celui des anciennes villes d’Égypte englouties maintenant sous le sable, ou simplement retombées en poussière. De grands murs en talus, faits de briques crues ou de pisé gardant la couleur de la terre, l’entourent, pareils à des soubassements de temple. Les maisons, terminées en terrasses, s’élèvent les unes au-dessus des autres comme un entassement de cubes ponctués de petits trous noirs. Quelques pigeonniers, aux coupoles blanchies de chaux, un ou deux minarets rayés de blanc et de rouge, donnaient seuls à cette ville de physionomie antique la date moderne de l’islam. Du haut des terrasses, attirées sans doute par le passage du train, des femmes, accroupies sur des nattes ou debout dans leurs longues draperies de couleurs éclatantes, regardaient. Se profilant sur la ligne du ciel, elles prenaient une élégance et une sveltesse rares. On eût dit des statues plantées sur le couronnement des édifices ou le fronton des temples.

Le train, qui s’arrêta, fut aussitôt envahi par une bande de femmes et d’enfants offrant aux voyageurs de l’eau fraîche, des oranges, des bigarrades, des pâtisseries au miel, et c’était un plaisir de voir ces brunes figures apparaître à la portière du wagon, montrant leurs dents blanches dans un large sourire. Le sifflet de la locomotive poussa une note perçante, et l’on se remit en marche. Nous aurions bien voulu rester quelque temps à Damenhour, mais le voyage, comme la vie, se compose de sacrifices. Que de choses charmantes, si l’on veut arriver au but, est-on forcé de laisser sur les bords de la route ! Tout voir. Dieu seul le peut ; l’homme doit se contenter de voir quelque chose ! Il nous fallut donc quitter Damenhour, et contempler de loin ce rêve sans nous y promener.

Autant que notre vue, aidée de la lorgnette, pouvait s’étendre, la campagne se prolongeait jusqu’à la ligne d’horizon, coupée de canaux, quadrillée de rigoles, brillantée de flaques d’eau, parsemée de bouquets de sycomores ou de dattiers, rayée de cultures, accidentée de saqquiehs, et animée par un perpétuel va-et-vient de travailleurs et de passants suivant à chameau, à cheval, à âne, à pied, les étroites chaussées bordées de roseaux. De loin en loin s’arrondissait, à l’ombre d’un mimosa, la coupole blanche d’un marabout. Parfois un enfant nu se tenait immobile au bord de l’eau, dans une pose de rêverie inconsciente, se laissant pénétrer par la grande nature, et ne détournant même pas la tête pour regarder le convoi fuir à toute vapeur. Cette gravité profonde dans l’enfance est particulière à l’Orient. Quelle pensée pouvait occuper ce gamin debout sur sa motte de terre comme un stylite sur sa colonne ?

De temps en temps, des vols de pigeons, occupés à picorer, partaient d’un brusque essor au passage du convoi, pour s’aller poser un peu plus loin dans la plaine ; des oiseaux aquatiques filaient à travers les joncs, les pattes tendues en arrière ; de gentilles bergeronnettes sautillaient, hochant la queue sur la crête des levées, et dans le ciel, à de grandes hauteurs, planaient des éperviers, des milans, des gypaëtes traçant d’immenses cercles ; des buffles se vautraient dans la vase des fossés, et des troupeaux de moutons noirs, à oreilles pendantes, presque semblables à des chèvres, se hâtaient sous le bâton de leurs bergers. Ces jeunes pâtres, avec leurs courtes tuniques blanches ou d’un bleu passé au soleil, leurs jambes nues, leurs pieds chaussés de poussière grise, leurs calottes de feutre, leur pédum recourbé, nous faisaient penser, par l’antique simplicité du costume, aux scènes patriarcales de la Bible.

Les tasses de café et de thé étaient digérées depuis longtemps, lorsque cette bonne nouvelle se répandit dans les wagons qu’à la station prochaine nous attendait le déjeuner préparé par l’hospitalité du vice-roi. En effet, le train s’arrêta, et tout le monde descendit, envahissant la salle du festin. Notre place marquée à côté de notre ami, qui avait la complaisance de nous couper les morceaux sur notre assiette, opération impossible avec une seule main, nous courûmes, en attendant qu’on servît, regarder le paysage autour de la station.

À peine avions-nous fait quelques pas, qu’un spectacle magique surprit nos yeux émerveillés : nous avions devant nous le Nil, le vieil Hopi Mou, pour lui donner son antique nom égyptien, l’inépuisable père des eaux, le fleuve mystérieux dont tant de voyageurs, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, ont inutilement cherché à pénétrer le secret, l’énigme liquide, cachant toujours plus loin ses sources problématiques par delà les marécages et les lacs, dans les montagnes de la Lune, au sein même de cet insondable continent africain, que connaissent seuls les éléphants, les rhinocéros, les girafes, les lions, les singes et les nègres. Par une de ces impressions plastiques involontaires qui dominent l’imagination, le mot Nil éveillait dans notre esprit l’idée de ce colossal dieu de marbre nonchalamment accoudé dans une salle basse du Louvre, et se laissant escalader avec une mansuétude paternelle par ces petits enfants qui représentent des coudées, et figurent les phases de l’inondation.

Eh bien ! ce n’est pas sous cet aspect mythologique que le fleuve sacré nous est apparu pour la première fois. Il coulait à pleins bords, largement étalé, comme un torrent de limon, rougeâtre de couleur, ayant à peine l’apparence de l’eau avec un gonflement irrésistible et une rapidité épaisse. On eût dit un fleuve de terre. À peine si le reflet du ciel mettait çà et là sur le luisant de ses vagues tumultueuses quelques légères touches d’azur. Il était alors en pleine crue ; mais ce débordement avait la puissance tranquille d’un phénomène bienfaisant et régulier, et non le désordre convulsif d’un fléau. Cette immense nappe d’eau chargée de vase féconde produisait, par sa majesté, une impression presque religieuse. Que de civilisations évanouies reflétées un instant dans ce flot qui coule toujours ! Nous restions là pensif, oubliant le déjeuner, absorbé, et ressentant cette vague angoisse qu’on éprouve après le désir accompli, lorsque la réalité se substitue au rêve. Ce que nous voyions était bien le Nil, le vrai Nil, ce fleuve que tant de fois nous nous étions efforcé de découvrir avec l’œil de l’intuition. Une sorte de stupeur nous clouait sur la rive : c’était pourtant chose toute simple que de trouver le Nil, en Égypte, au milieu du Delta. Mais l’âme a de ces étonnements naïfs !

Des dahahbiehs et des canges, orientant leurs grandes voiles en ciseaux, couraient des bordées sur le fleuve, et traversaient d’une rive à l’autre, rappelant la forme des barris mystiques au temps des Pharaons.