L’Origine de la Tragédie/17

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L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 151-161).
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17.

L’art dionysien lui aussi veut nous convaincre de l’éternelle joie qui est attachée à l’existence ; seulement, nous ne devons pas chercher cette joie dans les apparences, mais derrière les apparences. Nous devons reconnaître que tout ce qui naît doit être prêt pour un douloureux déclin, nous sommes forcés de plonger notre regard dans l’horrible de l’existence individuelle — et cependant la terreur ne doit pas nous glacer : une consolation métaphysique nous arrache momentanément à l’engrenage des migrations éphémères. Nous sommes véritablement, pour de courts instants, l’essence primordiale elle-même, et nous en ressentons l’appétence et la joie effrénées à l’existence ; la lutte, la torture, l’anéantissement des apparences, nous apparaissent désormais comme nécessaires, en face de l’intempérante profusion d’innombrables formes de vie qui se pressent et se heurtent, en présence de la fécondité surabondante de l’universelle Volonté. L’aiguillon furieux de ces tourments vient nous blesser au moment même où nous nous sommes, en quelque sorte, identifiés à l’incommensurable joie primordiale à l’existence, où nous pressentons, dans l’extase dionysienne, l’immuabilité et l’éternité de cette joie. En dépit de l’effroi et de la pitié, nous goûtons la félicité de vivre, non pas en tant qu’individus, mais en tant que la vie une, totale, confondus et absorbés dans sa joie créatrice.

L’histoire des origines de la tragédie grecque nous révèle maintenant, avec une lumineuse précision, comment l’œuvre d’art tragique des Grecs naquit réellement du génie de la musique ; et, à l’aide de cette pensée, nous croyons avoir exactement interprété, pour la première fois, le sens primitif et si singulier du chœur. Mais nous devons convenir, en même temps, que la portée du mythe tragique, telle que nous l’avons établie, ne fut jamais perçue, avec une netteté manifeste, des poètes, et moins encore des philosophes, de la Grèce ; le langage de leurs héros est, à certains égards, plus superficiel que leurs actes ; le mythe ne trouve, en aucune façon, dans le discours son objectivation adéquate. La succession des scènes et le spectacle des tableaux proclament une sagesse plus profonde que celle qu’il est possible au poète lui-même d’atteindre par le moyen des mots et des idées. Un semblable phénomène peut être observé aussi chez Shakespeare, dont l’Hamlet, par exemple, dans une acception analogue, parle plus superficiellement qu’il n’agit, de sorte que c’est non pas des paroles, mais de la contemplation approfondie de tout l’ensemble que se déduit cette philosophie d’Hamlet précédemment exposée. En ce qui concerne la tragédie grecque, que nous connaissons en réalité uniquement sous la forme de drame parlé, j’ai même fait remarquer que cette désharmonie entre le mythe et le verbe pourrait nous égarer aisément jusqu’à diminuer dans notre esprit la signification et l’importance de la tragédie, et à lui attribuer ainsi une portée plus superficielle que celle qu’elle dut avoir d’après le témoignage des anciens : car avec quelle facilité n’oublie-t-on pas que la plus haute idéalité et sublimation du mythe, refusée au poète, lui était accessible à tout instant, en tant que musicien créateur ! Pour nous, certes, il est presque nécessaire de reconstituer savamment la puissance prépondérante de l’action musicale, pour ressentir quelque chose de ce réconfort suprême qui doit être le propre de toute vraie tragédie. Mais, à la place des Grecs, cette puissance même de la musique, nous l’eussions éprouvée exclusivement comme telle ; tandis que dans la musique grecque à son apogée, — comparée à l’art infiniment plus riche qui nous est familier, — nous croyons seulement entendre le chant d’adolescent du génie de la musique, entonné d’une voix mal assurée. Les Grecs sont, comme disent les prêtres égyptiens, les éternels enfants, et, aussi dans l’art tragique, ils ne sont que des enfants qui ne savent pas quel jouet sublime s’est formé entre leurs mains — et y sera brisé.

Cette aspiration du génie de la musique à une manifestation plastique et mythique, qui va croissant des commencements de l’art lyrique à la tragédie attique, tombe tout à coup, juste aussitôt après un superbe épanouissement, et disparaît, pour ainsi parler, de la surface de l’art hellénique ; tandis que la conception dionysienne du monde, engendrée par cette aspiration, se perpétue dans les Mystères, et, dans ses plus extraordinaires métamorphoses ou dégénérations, n’arrête pas d’attirer à soi les natures les plus sérieuses. Ne surgira-t-elle pas quelque jour, sous forme d’art, de ses profondeurs mystiques ?

Ici se pose pour nous la question de savoir si la puissance antagoniste, dont l’action causa la perte de la tragédie, possède à tout jamais une force suffisante pour empêcher le réveil artistique de la tragédie et de la conception tragique du monde. Si l’ancienne tragédie était détournée de sa voie par une tendance dialectique orientée vers le savoir et l’optimisme de la science, il faudrait conclure de ce fait à une lutte éternelle entre la conception théorique et la conception tragique du monde ; et seulement après que l’esprit scientifique, arrivé jusqu’aux limites qu’il lui est impossible de franchir, eût dû reconnaître, par la constatation de ces limites, le néant de sa prétention à une aptitude universelle, il serait permis d’espérer une renaissance de la tragédie ; le symbole de cette forme de culture serait Socrate s’exerçant à la musique, au sens relaté plus haut. Dans cette comparaison, j’entends par « esprit scientifique » cette foi à la possibilité de pénétrer les lois de la nature et à la vertu de panacée universelle accordée au savoir, qui fut incarnée pour la première fois dans la personne de Socrate.

Quiconque veut bien songer aux conséquences les plus immédiates de cet esprit scientifique, qui va de l’avant toujours et sans trêve, comprendra aussitôt comment, grâce à lui, le mythe fut anéanti, et comment, par cet anéantissement, la poésie, dépossédée de sa patrie idéale naturelle, dut errer désormais comme un vagabond sans foyer. Si nous avons légitimement accordé à la musique la puissance d’engendrer de nouveau le mythe, et de ses propres entrailles, nous aurons à rechercher l’empreinte de l’esprit scientifique également dans les manifestations où il s’affirme hostile à cette puissance de création mythique de la musique. Cette influence se signale dans la formation du dernier dithyrambe attique, dont la musique n’exprimait plus l’essence intime du monde, la Volonté elle-même, mais reproduisait incomplètement la seule apparence, dans une imitation obtenue par l’intermédiaire des idées : musique intrinsèquement dégénérée, qui suscitait chez les natures véritablement musicales l’identique répulsion qu’elles éprouvaient aux tendances, mortelles pour l’art, de Socrate. L’instinct sûr et pénétrant d’Aristophane a certainement démêlé la vérité, lorsqu’il réunit, en un commun objet de haine, Socrate lui-même, la tragédie d’Euripide et la musique des nouveaux dithyrambes, et reconnaît dans ces trois phénomènes les stigmates d’une culture dégénérée. Grâce à ce nouveau dithyrambe, la musique tourne perversement au pastiche, à la contrefaçon de l’apparence, par exemple, d’une bataille, d’une tempête, et est ainsi, à coup sûr, totalement dépouillée de sa puissance de création mythique. En effet, si la musique ne cherche à nous satisfaire qu’en nous forçant à découvrir des analogies extérieures entre un événement de la vie ou un accident de la nature, et certaines figures rhythmiques, telles caractéristiques résonnances musicales, si notre intelligence doit s’accommoder de la simple constatation de ces analogies, nous sommes alors déchus à un état d’esprit où il nous est impossible de recevoir l’impression du mythique ; car le mythe veut être ressenti par la perception en tant que symbole unique d’une généralité et vérité immuable au plus profond de l’infini. La musique véritablement dionysienne nous apparaît comme ce miroir universel de la Volonté du monde. Cet épisode perceptible, dont l’image se réfracte dans ce miroir, grandit aussitôt dans notre sentiment jusqu’à l’expression parfaite d’une vérité éternelle. Au contraire, un épisode de ce genre est immédiatement démuni de son caractère mythique par la peinture musicale du nouveau dithyrambe ; ici la musique aboutit à une mesquine imitation de l’apparence, qui la rend plus misérable, infiniment, que l’apparence elle-même ; et cette pauvreté de la musique ravale à ce point le rôle de l’apparence sur notre sentiment, que, par exemple, une bataille, imitée musicalement de la sorte, s’épuise en bruits de marche, en sonneries caractéristiques, etc., et que ce sont justement ces choses superficielles qui attirent notre attention et retiennent notre esprit. La peinture musicale est donc à tout égard la parodie de la puissance de création mythique de la vraie musique ; par elle, l’apparence est encore amoindrie, alors que la musique dionysienne élève et amplifie l’apparence isolée jusqu’à en faire un symbole universel. Ce fut une éclatante victoire de l’esprit antidionysien lorsqu’il réussit, dans le nouveau dithyrambe, à rendre la musique étrangère à sa propre nature et qu’il l’eût réduite à être l’esclave de l’apparence. Euripide, qui, dans un sens plus élevé, doit être défini comme une nature absolument antimusicale, est, précisément pour cette raison, un partisan enthousiaste de la nouvelle musique dithyrambique, et il en prodigue avec une générosité de voleur tous les effets et toutes les manières.

Nous reconnaissons, d’autre part, l’action de cet esprit antidionysien ennemi du mythe, à l’importance croissante des raffinements psychologiques et de la peinture des caractères dans la tragédie de Sophocle. Le caractère ne doit plus se laisser généraliser, amplifier en un type éternel, il doit au contraire agir individuellement par des traits accessoires et des nuances artificielles, par la plus minutieuse précision de toutes les lignes, en sorte que le spectateur ne reçoive plus l’impression du mythe, mais bien celle d’une vérité naturelle frappante et de la puissance d’imitation de l’artiste. Là aussi, nous retrouvons la victoire de l’apparence sur l’universel, et le plaisir ressenti à une concrète et quasi anatomique préparation ; nous respirons désormais dans l’atmosphère d’un monde théorique qui prise la connaissance scientifique au-dessus de l’expression artistique d’une loi générale. La tendance au caractéristique progresse rapidement. Alors que Sophocle peint encore des caractères entiers, et soumet le mythe au joug de leur développement raffiné, Euripide n’indique déjà plus que des traits de caractères marqués et bien définis, qui se puissent traduire en passions véhémentes ; dans la nouvelle comédie attique, il ne reste plus que des masques à une seule expression : vieillards frivoles, entremetteurs dupés, esclaves futés, qui reviennent inlassablement. Qu’est devenu, maintenant, le génie créateur de mythes de la musique ? Ce qui reste encore de la musique, c’est dorénavant ou un moyen d’excitation, ou un prétexte à souvenirs ; c’est-à-dire un stimulant des nerfs émoussés ou usés, ou bien de la peinture musicale. Dans le premier cas, le texte juxtaposé à la musique n’importe plus qu’à peine : chez Euripide, lorsque ses héros ou ses chœurs commencent à chanter, cela marche déjà à la débandade ; jusqu’où ont pu aller ses impudents successeurs ?

Mais c’est dans le dénouement des drames que se manifeste le plus nettement le nouvel esprit antidionysien. La fin de l’antique tragédie évoquait la consolation métaphysique, hors laquelle le goût de la tragédie reste inexplicable ; ces harmonies de paix, émanées d’un autre monde, c’est peut-être dans Œdipe à Colone qu’elles résonnent le plus purement. Maintenant le génie de la musique a abandonné la tragédie, et celle-ci est morte, au sens strict du mot : car d’où puiser désormais ce réconfort métaphysique ? Aussi, à la dissonance tragique, on chercha une convenable résolution terrestre ; le héros, après avoir été suffisamment torturé par le sort, obtenait par un beau mariage, par des hommages divins, une récompense bien méritée. Le héros était devenu un gladiateur auquel, après qu’il était congrûment écorché et couvert de blessures, on accordait éventuellement la liberté. Le deus ex machina a remplacé la consolation métaphysique. Je ne veux pas dire que la conception tragique du monde ait été universellement et définitivement anéantie par l’effort de l’esprit antidionysien ; nous savons seulement qu’elle dut s’enfuir du domaine de l’art, se réfugier, pour ainsi dire, dans le monde des ténèbres et dégénérer en culte secret. Mais, sur toute la surface de l’Hellénisme, se déchaîna le souffle dévastateur de cet esprit qui se manifeste sous cette forme de la « sérénité grecque » que j’ai définie comme l’expression d’un bonheur de vivre sénile et infécond. Cette sérénité est la parodie de l’admirable « naïveté » des anciens Grecs qui doit être regardée, d’après le caractère que nous lui avons reconnu, comme la fleur de la culture apollinienne émergeant épanouie du fond d’un sombre abîme, comme la victoire remportée par la Volonté hellénique, grâce à sa vision de beauté, sur le mal et la philosophie du mal. L’aspect le plus noble de l’autre forme de la « sérénité grecque », l’alexandrine est la sérénité de l’homme théorique : elle présente les mêmes signes distinctifs que j’ai montrés comme la conséquence de l’esprit antidionysien. — Elle combat la philosophie et l’art dionysiaques, elle prétend résoudre le mythe et met à la place de la consolation métaphysique une consonnance[1] terrestre, oui, un deus ex machina de son crû, à savoir le dieu des machines et des creusets, c’est-à-dire les forces des esprits de la nature découvertes et dépensées pour le service de l’égoïsme le plus élevé ; elle croit que le monde peut être amélioré à l’aide du savoir, que la vie doit être gouvernée par la science ; et, enfin, elle est capable aussi d’emprisonner l’homme individuel dans un cercle étroit de problèmes solubles, au milieu duquel il dit à la vie avec sérénité : « Je te veux : tu es digne d’être connue. »



  1. Allusion à une règle d’école de la théorie musicale, qui prescrit de résoudre une dissonance par une consonnance. — N. d. T.