L’Origine de la Tragédie/3

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L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 39-44).
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3.

Pour comprendre cela, il nous faut démolir en quelque sorte pierre à pierre le merveilleux édifice de la culture apollinienne, jusqu’à ce que nous apercevions les fondations sur lesquelles il est établi. Nous apercevons tout d’abord, dressées sur le fronton de ce temple, les figures majestueuses des dieux olympiens, dont les exploits, rayonnant au loin dans leurs reliefs de marbre, font l’ornement de ses frises. Que l’image d’Apollon se rencontre parmi les autres, comme une divinité au milieu de divinités égales, et qui ne prétend point au rang suprême, ceci ne doit pas nous égarer. Le même instinct qui se personnifia dans Apollon engendra aussi en réalité tout ce monde olympien, dont, en ce sens, Apollon peut être considéré comme le père. Quel besoin inouï, quelle imprescriptible nécessité fit naître ce monde lumineux de créatures olympiennes ?

Quiconque, ayant au cœur une autre religion, approche de ces Olympiens, en quête d’élévation morale, de sainteté, d’immatérielle spiritualité, et cherche en leurs regards l’amour et la pitié, devra bientôt se détourner d’eux, irrité et déçu. Ici, rien ne rappelle l’ascétisme, l’immatérialité ou le devoir : c’est une vie exubérante, triomphante, dans laquelle tout, le bien comme le mal, est également divinisé. Et devant ce fantastique débordement de vitalité, l’observateur demeure interdit et se demande à quel philtre enchanté ces hommes follement joyeux ont pu puiser cette vivifiante ivresse, pour que, de quelque côté qu’ils regardent, leur apparaisse Hélène au doux sourire « planant comme le voluptueux symbole », l’image idéale de leur propre existence. Cependant, nous devons crier à ce contemplateur désenchanté : « Ne t’éloigne pas ; mais écoute d’abord ce que raconte la sagesse populaire des Grecs au sujet de cette vie même, qui se déroule devant toi avec une aussi inexplicable sérénité. D’après l’antique légende, le roi Midas poursuivit longtemps dans la forêt le vieux Silène, compagnon de Dionysos, sans pouvoir l’atteindre. Lorsqu’il eut enfin réussi à s’en emparer, le roi lui demanda quelle était la chose que l’homme devrait préférer à toute autre et estimer au-dessus de tout. Immobile et obstiné, le démon restait muet, jusqu’à ce qu’enfin, contraint par son vainqueur, il éclata de rire et laissa échapper ces paroles : « Race éphémère et misérable, enfant du hasard et de la peine, pourquoi me forces-tu à te révéler ce qu’il vaudrait mieux pour toi ne jamais connaître ? Ce que tu dois préférer à tout, c’est pour toi l’impossible : c’est de n’être pas né, de ne pas être, d’être néant. Mais, après cela, ce que tu peux désirer de mieux, — c’est de mourir bientôt. »

Qu’est le monde des dieux olympiens au regard de cette sagesse populaire ? C’est la vision pleine d’extase du martyr torturé, opposée à ses supplices.

Maintenant la montagne enchantée de l’Olympe s’entr’ouvre devant nos yeux, et nous en découvrons les assises. Le Grec connut et ressentit les angoisses et les horreurs de l’existence : pour qu’il lui fût possible de vivre, il lui fallut l’évocation de cette protectrice et éblouissante splendeur du rêve olympien. Ce trouble extraordinaire en face des puissances titaniques de la nature, cette Moire trônant sans pitié au-dessus de toute connaissance, ce vautour du grand ami de l’humanité, Prométhée, cet horrible destin du sage Œdipe, cette malédiction de la race des Atrides, qui contraint Oreste au meurtre de sa mère, en un mot toute cette philosophie du dieu des forêts avec les mythes qui s’y rattachent, cette philosophie dont périrent les sombres Étrusques, — tout cela fut, perpétuellement et sans trêve, terrassé, vaincu par les Grecs, tout au moins voilé et écarté de leur regard, à l’aide de ce monde intermédiaire et esthétique des dieux olympiens. Pour pouvoir vivre, il fallut que les Grecs, poussés par la plus impérieuse des nécessités, créassent ces dieux ; et nous pouvons nous représenter cette évolution par le spectacle de la primitive théogonie titanique de l’effroi, se transformant sous l’impulsion de cet instinct de beauté apollinienne, et devenant, par d’insensibles transitions, la théogonie de la joie olympienne, — ainsi que d’un buisson d’épines naissent des roses. Comment ce peuple aux émotions si délicates, aux désirs si impétueux, ce peuple si exceptionnellement idoine à la douleur, aurait-il pu supporter l’existence, s’il n’en avait contemplé dans ses dieux l’image plus pure et radieuse. Ce même instinct, qui réclame l’art dans la vie, comme l’ornement, le couronnement de l’existence, comme le charme qui nous entraîne à continuer de vivre, engendra aussi le monde olympien, qui fut pour la « Volonté » hellénique le miroir où sa propre image se reflétait transfigurée. Ainsi les dieux, en la vivant eux-mêmes, justifient la vie humaine, — unique théodicée satisfaisante ! Au clair soleil de ces dieux de lumière, l’existence apparaît comme digne en soi de l’effort de la vivre, et la véritable douleur des hommes homériques est alors d’être privés de cette existence et, avant tout, de penser à la mort prochaine ; de sorte qu’on peut dire maintenant, en renversant la sentence de Silène, que, « pour eux, la pire des choses est une mort rapide et, en second lieu, de devoir mourir un jour ». Après que, pour la première fois, la plainte a retenti, elle jaillit de nouveau des lèvres d’Achille aux brèves années, elle s’élève de la multitude errante des races humaines semblables aux feuilles dispersées au gré du vent, son écho remplit le déclin de l’âge héroïque. Il n’est pas indigne des plus grands héros de désirer conserver la vie, même au prix d’un travail d’esclave. Sous l’influence apollinienne, la « Volonté » désire si violemment cette existence, l’homme homérique s’identifie si complètement avec elle, que sa plainte elle-même se transforme en un hymne à la vie.

Il faut remarquer ici que cette harmonie, si passionnément admirée par l’humanité moderne, cette identification complète de l’homme avec la nature, pour laquelle Schiller a mis en usage l’expression de « naïveté », n’est en aucune façon un phénomène si simple, si évident en lui-même, et en même temps si inévitable, que nous devions fatalement le rencontrer au seuil de toute civilisation, comme un paradis de l’humanité : ce préjugé ne pouvait avoir cours qu’à une époque où l’on cherchait le type de l’artiste dans l’Émile de Rousseau, et où l’on s’imaginait avoir trouvé en Homère un artiste de cette espèce, un Émile élevé au sein de la nature. Lorsque nous rencontrons le « naïf » dans l’art, nous avons à reconnaître l’apogée de l’action de la culture apollinienne, qui, toujours, doit d’abord renverser un empire de titans, vaincre des monstres, et, par la puissante illusion de rêves joyeux, triompher de la profonde horreur du spectacle du monde et de la plus exaspérée sensibilité à la souffrance. Mais cette naïveté, cette complète absorption dans la beauté de l’apparence, comme elle est rarement atteinte ! Ce qui fait l’inexprimable sublime d’Homère, c’est qu’il est à cette culture populaire apollienne ce que l’artiste de rêve est à la faculté de rêve du peuple et de la nature en général. La « naïveté » homérique ne doit être comprise que comme la complète victoire de l’illusion apollinienne : c’est une illusion semblable à celles suscitées si souvent par la nature pour en arriver à ses fins. Le dessein véritable est dissimulé sous une trompeuse apparence : nous tendons les bras vers cette image, et, par notre illusion, la nature atteint son but. Chez les Grecs, la « Volonté » voulait se contempler soi-même, dans la transfiguration du génie et de l’art ; pour se glorifier, il fallait que les créatures de cette « Volonté » se sentissent elles-mêmes dignes d’être glorifiées ; il fallait qu’elles se reconnussent dans une sphère supérieure, sans que la perfection de ce monde idéal agît comme une contrainte ou comme un reproche. Et c’est la sphère de beauté, dans laquelle elles voyaient les Olympiens comme leur propre image. À l’aide de ce mirage de beauté, la « Volonté » hellénique combattit cette aptitude à la souffrance, cette philosophie du mal et de la douleur, apanages corrélatifs de tout instinct artistique : et, tel un monument commémorant sa victoire, se dresse devant nous Homère, l’artiste naïf.