L’Origine de la Tragédie/9

La bibliothèque libre.
L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 86-95).
◄  § 8
§ 10  ►

9.

Dans la partie apollinienne de la tragédie grecque, dans le dialogue, la forme, l’apparence extérieure, est simple, transparente, belle. En ce sens, le dialogue est l’image de l’Hellène, dont la nature pourrait être symbolisée par la danse, parce que, dans la danse, la plus grande force n’est que virtuelle et se trahit seulement par la souplesse et l’exubérance du mouvement. Le langage des héros de Sophocle nous déroute à ce point, par sa précision et sa clarté apolliniennes, que nous nous figurons avoir immédiatement atteint jusqu’au plus profond de leur nature, et nous ressentons quelque étonnement de trouver le chemin si court. Mais faisons abstraction, pour un instant, du caractère extérieurement perceptible du héros — qui, au fond, n’est autre chose qu’une image lumineuse projetée sur une paroi obscure, c’est-à-dire absolument une apparence — ; pénétrons alors jusqu’au mythe, dont ces reflets lumineux sont la projection ; nous constatons soudain un phénomène qui se manifeste comme l’inverse d’un phénomène optique bien connu. Si, après nous être efforcés de regarder le soleil en face, nous nous détournons éblouis, des taches sombres apparaissent devant nos yeux, comme un remède bienfaisant qui calme notre douleur. Inversement, ces apparences lumineuses du héros de Sophocle, — en un mot le masque apollinien, — sont l’inéluctable conséquence d’une vision profonde de l’horrible de la nature ; ce sont comme des taches de lumière qui doivent soulager le regard cruellement dilaté par l’affreuse nuit. Seulement en ce sens, il nous est permis de croire que nous possédons la notion exacte, la conception sérieuse et significative de la « sérénité hellénique », tandis que, en réalité, sur tous les chemins et sentiers de la pensée contemporaine, nous nous heurtons à l’aspect mensonger d’aisance et de sécurité, sous lequel elle est généralement représentée.

La figure la plus douloureuse de la scène grecque, le malheureux Œdipe, fut conçue par Sophocle comme l’homme noble et généreux, voué malgré sa sagesse à l’erreur et à la misère, mais qui, par ses épouvantables souffrances, finit par exercer autour de soi une puissance magique bienfaisante, dont la force se fait sentir encore lorsqu’il n’est plus. L’homme noble et généreux ne pèche point, veut nous dire le poète profond. Toute loi, tout ordre naturel, le monde moral lui-même peuvent être renversés par ses actes ; justement ses actes eux-mêmes engendrent un cycle magique de conséquences plus hautes, qui, sur les ruines du vieux monde écroulé, viennent fonder un monde nouveau. C’est là ce que veut nous dire le poète, en tant que penseur religieux. Comme poète, il nous montre d’abord une énigme prodigieusement obscure et compliquée, que le justicier résout lentement, mot à mot, pour sa propre perte. La jouissance tout hellénique, que l’on éprouve en présence du côté dialectique de cette recherche, est telle qu’un souffle de sérénité réfléchie s’en répand sur l’œuvre entière et atténue l’horreur des événements qui ont amené une semblable situation. Dans Œdipe à Colone, nous sommes frappés de l’éclat incomparable dont cette sérénité se trouve comme transfigurée. En face du vieillard écrasé par la plus affreuse adversité et condamné, pour tout ce qui le concerne, à l’état d’un véritable patient, — se dresse la sérénité surnaturelle, descendue des sphères divines, qui nous montre que le héros, en cet état de pure passivité, atteint le plus haut degré de son activité, qui longtemps après lui demeure encore efficace, alors que les pensées et les efforts de sa vie antérieure n’ont fait que le conduire à la passivité. Ainsi se démêle lentement le nœud de l’action de la fable d’Œdipe, qui semble aux regards des mortels si inextricablement compliquée — et, devant l’harmonieux et divin contraste produit ici par le discours dialectique, la joie humaine la plus profonde nous saisit. Si nous avons rendu justice au poète, à l’aide de cette explication, on peut se demander encore si elle est suffisante pour épuiser toute la portée du mythe, et il apparaît alors nettement que toute l’interprétation du poète n’est que cette image lumineuse qui nous est offerte par la secourable nature après nos regards dans l’abîme, — et n’est rien autre chose. Œdipe, meurtrier de son père, époux de sa mère, Œdipe, vainqueur du Sphinx ! Que signifie pour nous la mystérieuse triade de ces actions fatales ? Une très ancienne croyance populaire, d’origine persane, veut qu’un mage prophète ne puisse être engendré que par l’inceste ; ce que, à l’égard d’Œdipe devineur d’énigmes, et qui posséda sa mère, nous devons immédiatement interpréter ainsi : lorsque, par une force magique et fatidique, le voile de l’avenir est déchiré, foulée aux pieds la loi de l’individuation et violé le mystère de la nature, une monstruosité anti-naturelle — comme l’inceste — en doit être la cause préalable. Car, comment forcer la nature à livrer ses secrets, si ce n’est en lui résistant victorieusement, c’est-à-dire par des actions contre-nature ? Dans cette horrible triade des destinées d’Œdipe, je reconnais la marque évidente de cette vérité : celui-là même qui résout l’énigme de la nature — ce sphinx hybride, — doit aussi, comme meurtrier de son père et époux de sa mère, renverser les plus saintes lois de la nature. Oui, le mythe semble nous murmurer à l’oreille que la sagesse, et justement la sagesse dionysienne, est une abomination anti-naturelle ; que celui qui, par son savoir, précipite la nature dans l’abîme du néant, doit s’attendre aussi à éprouver sur soi-même les effets de la dissolution de la nature. « La pointe de la sagesse se retourne contre le sage ; la sagesse est un crime contre la nature », telles sont les terribles paroles que nous crie le mythe. Mais, comme un rayon de soleil, le poète hellène effleure la sublime et effroyable colonne de Memnon du mythe, et soudain le mythe résonne, et chante — les mélodies de Sophocle !

Cette gloire de la passivité, je la compare à présent à cette auréole d’activité qui entoure le Prométhée d’Eschyle. Ce que le penseur Eschyle voulait nous dire ici, mais ce qu’en tant que poète il nous laissa seulement pressentir par le symbole, le jeune Gœthe sut nous le dévoiler jadis dans ces paroles téméraires de son Prométhée :

Je suis assis à cette place et je modèle des hommes
D’après mon image,
Une race qui soit semblable à moi,
Pour souffrir, pour pleurer,
Pour jouir et se réjouir,
Et ne pas te vénérer,
Comme moi !

L’homme, s’exhaussant jusqu’au Titan, se conquiert à soi-même sa propre civilisation et force les dieux à s’allier à lui, parce que, grâce à la sagesse qui est sienne, il tient dans sa main l’existence des dieux et les limites de leur pouvoir. Mais ce qu’il y a de plus admirable dans ce poème de Prométhée, qui, dans sa pensée fondamentale, est le véritable hymne de l’impiété, c’est le profond sentiment eschyléen de l’équité. D’une part l’incommensurable souffrance de l’audacieux « solitaire », et, de l’autre, la misère divine, le pressentiment d’un crépuscule, enfin la puissance qui impose la réconciliation, l’identification métaphysique de ces deux mondes de douleurs, — tout cela rappelle avec la plus grande force le principe fondamental de la conception eschyléenne du monde, dans laquelle la Moire trône comme l’éternelle justice au-dessus des dieux et des hommes. En présence de l’étonnante hardiesse avec laquelle Eschyle met le monde olympien dans les plateaux de la balance de son équité, il faut nous rappeler que ce Grec profond possédait dans ses Mystères une base indéfectible et sûre de la pensée métaphysique, et que tous les accès de son scepticisme pouvaient se satisfaire à l’égard des Olympiens. En contemplant ces divinités, l’artiste grec ressentait avant tout un obscur sentiment de dépendance réciproque, et c’est ce sentiment qui est symbolisé dans le Prométhée d’Eschyle. L’artiste titanique trouva en soi l’arrogante conviction d’être capable de créer des hommes et de pouvoir tout au moins anéantir les dieux olympiens ; et cela par sa sagesse supérieure, qu’il dut d’ailleurs expier par une éternelle souffrance. Le « pouvoir » souverain du grand génie, pouvoir trop peu payé même au prix d’un malheur éternel, l’âpre orgueil de l’artiste, — tel est le contenu et l’âme du poème eschyléen, tandis que Sophocle, dans son Œdipe, entonne en préludant le chant de victoire du saint. Mais, même avec la portée que lui a donnée Eschyle, l’étonnante et effroyable profondeur du mythe n’est pas encore épuisée. Bien plus, cette joie de créer de l’artiste, cette sérénité de l’activité productrice qui semble défier toute infortune, n’est qu’une image lumineuse de nuages et de ciel qui se reflète dans le lac sombre de la tristesse. La légende de Prométhée est une propriété originelle de la race aryenne tout entière et un document qui témoigne de sa faculté pour le profond et le tragique ; et même il pourrait n’être pas invraisemblable que ce mythe eût pour la nature aryenne précisément la même signification caractéristique que la légende de la chute de l’homme pour la race sémitique, et qu’il existât entre ces deux mythes un degré de parenté semblable à celui d’un frère et d’une sœur. L’origine de ce mythe de Prométhée est la valeur inestimable qu’une humanité naïve accorde au feu, comme au véritable palladium de toute civilisation qui naît. Mais que l’homme pût disposer librement du feu, qu’il ne le reçût pas comme un présent du ciel, éclair qui enflamme ou rayon de soleil qui réchauffe, cela paraissait, à l’âme contemplative de ces hommes primitifs, un sacrilège, un vol fait à la nature divine. Et ainsi le premier problème philosophique établit entre l’homme et le dieu un douloureux et insoluble conflit, et le pousse, comme un bloc de rochers, en travers du seuil de toute civilisation. Ce que l’humanité pouvait acquérir de plus précieux et de plus haut, elle l’obtient par un crime, et il lui faut en accepter désormais les conséquences, c’est-à-dire tout le torrent de maux et de tourments dont les immortels courroucés — doivent affliger la race humaine dans sa noble ascension. C’est là une âpre pensée qui, par la dignité qu’elle confère au crime, contraste étrangement avec le mythe sémitique de la chute de l’homme, où la curiosité, le mensonge, la convoitise, bref un cortège de sentiments plus spécialement féminins sont regardés comme l’origine du mal. Ce qui distingue la conception aryenne, c’est l’idée sublime du péché efficace considéré comme la véritable vertu prométhéenne ; et ceci nous livre en même temps le fondement éthique de la tragédie pessimiste : la justification de la souffrance humaine, justification non seulement de la faute de l’homme, mais aussi des maux qui en sont la conséquence. Le mal dans l’essence des choses, — dont l’aryen contemplatif n’est pas enclin à détourner sa pensée, — le conflit dans le cœur du monde, se manifeste à lui comme un chaos de mondes différents, d’un monde divin et d’un monde humain, par exemple, dont chacun est dans son droit en tant qu’ « individu », mais, comme tel en face d’un autre, doit souffrir pour son individuation. Par l’héroïque élan de l’individu dans l’universel, par sa tentative de rompre le réseau de l’individuation et de vouloir être lui-même l’unique essence de l’univers, il fait sien le conflit primordial caché dans les choses, c’est-à-dire il devient criminel et souffre. Et ainsi l’aryen symbolise le crime par un homme et le sémite personnifie le péché par une femme ; de même aussi le crime originel fut consommé par un homme et le péché originel fut commis par une femme. D’ailleurs le chœur des sorcières chante[1] :

Nous n’y regardons pas de si près :
À la femme, il faut mille pas pour l’accomplir ;
Mais si vite qu’elle se puisse dépêcher,
À l’homme il suffit d’un saut.

Celui qui comprend ce sens profond de la légende de Prométhée — c’est-à-dire la nécessité du crime imposée à l’individu qui veut s’élever jusqu’au Titan — doit ressentir en même temps combien cette conception pessimiste est anti-apollinienne ; car Apollon veut apaiser les individualités précisément en les séparant, en traçant entre elles des lignes de démarcation dont il fait les lois du monde les plus sacrées, en exigeant la connaissance de soi-même et la mesure. Mais pour que cette influence apollinienne n’immobilisât pas la forme en une rigidité et une froideur égyptiennes, afin que la préoccupation d’assigner aux vagues individuelles leur route et leur carrière ne finît pas par anéantir dans la mer tout mouvement, le puissant flux dionysien vint apporter périodiquement le trouble dans chacun de tous les petits courants où l’exclusive « Volonté » apollinienne cherchait à endiguer l’hellénisme. Ce torrent de la haute mer dionysienne se précipite alors soudain et soulève les remous ondulés des vagues individuelles, comme le frère de Prométhée, le Titan Atlas, souleva la terre. Ce désir de Titan, d’être l’Atlas de toutes les individualités, et de les porter en même temps sur ses épaules toujours plus haut et plus loin, est ce qu’il y a de commun entre le génie prométhéen et l’esprit dionysien. Le Prométhée d’Eschyle est, à ce point de vue, un masque dionysien, tandis que, par le sentiment profond d’équité dont nous avons parlé plus haut, Eschyle trahit sa descendance ancestrale d’Apollon, le dieu clairvoyant, le dieu de l’individuation et des limites imposées par l’esprit de justice. Et ainsi la double nature du Prométhée eschyléen, son essence à la fois dionysienne et apollinienne, pourrait être condensée dans cette formule sommaire : « Tout ce qui existe est juste et injuste, et dans les deux cas également justifiable. »

C’est là ton monde ! Cela s’appelle un monde ! —

  1. Goethe, Faust, I. au début de la nuit de Walpurgis. — H. A.