L’Origine et les caractères de l’antrustionat
LES ORIGINES ET LE CARACTÈRE DE L’ANTRUSTIONAT.
Depuis tantôt trois siècles, l’histoire de nos origines nationales sous les deux dynasties franques a été l’objet de très nombreux travaux. Au moyen âge, les traditions fabuleuses qui se rattachent au berceau de tous les peuples avaient obscurci les premiers temps de la monarchie française, et, par une étrange bizarrerie, aucune de ces traditions ne rappelait la Gaule, Rome ou la Germanie. Les unes remontaient à la Bible et aux fils de Japhet, les autres à l’Iliade et aux migrations troyennes. Frédégaire, dans sa Chronique, donne pour aïeux directs aux Mérovingiens Francus ou Francion, prétendu fils de Priam ; Dagobert s’honore de descendre du noble sang des Troyens. Charles le Chauve invoque la même généalogie ; la fable s’impose jusqu’au xvie siècle. Enfin en 1557 un jésuite, le père Lacarry, proteste pour la première fois contre ce mensonge historique dans un livre aussi bizarre que savant, intitulé Discours non plus mélancolique que de diverses choses qui appartiennent à notre France. Dès ce moment, l’érudition entre dans la voie des recherches positives. Claude Fauchet, Pithou, Étienne Pasquier, commencent à débrouiller le chaos des invasions franques, à chercher aux Mérovingiens d’autres aïeux que le petit-fils de Laomédon. Du Cange et Baluze éclairent à leur tour d’une vive lumière ce côté jusqu’alors ténébreux de nos annales. Montesquieu, Mably, Dubos, Boulainvilliers, l’abbé de Gourcy au xviiie siècle, et de notre temps même MM. Guérard, Naudet, de Pétigny, Pardessus, Lehuërou, Augustin Thierry, Fauriel, Guizot, ont abordé par l’ensemble ou le détail les questions qui se rattachent à l’établissement des peuplades germaniques dans la Gaule, à la condition des terres et des personnes, au gouvernement, aux institutions publiques, sous les dynasties mérovingienne et carlovingienne.
L’Allemagne s’est montrée, à l’égard de cette période historique, plus curieuse encore que la France, parce qu’elle lui rappelait des idées de conquête, et il n’est pas au-delà du Rhin une seule université qui n’ait produit quelques thèses et quelques volumes sur Frédegonde ou Brunehaut, Gondovald ou Charles de Lorraine. Les dissertations sur les maires du palais formeraient à elles seules une petite bibliothèque. MM. Pertz, Luden, Waitz, Bonnell, Zinkeisen, Schoene, Leo, Zoepft, bien d’autres encore, se sont livrés au sujet de ces personnages aux plus patientes recherches ; mais sur ce point, comme sur la plupart de ceux qui se rapportent à la société gallo-franque, la lumière est loin d’être faite. Il n’est pas un seul docteur allemand qui soit d’accord avec ses collègues, et chez nous les avis ne sont pas moins partagés. Chateaubriand voit dans les maires des chefs librement élus par leurs compagnons ; Lehuërou assimile leurs fonctions à celles du curopalate de l’empire byzantin ; Sismondi prétend qu’il y en avait deux auprès du même roi investis chacun d’attributions différentes, et tandis que les uns les regardent comme les agens de l’aristocratie franque, et attribuent leur élévation à cette aristocratie, d’autres cherchent le point de départ de leur fortune dans les relations adultères qui unissaient Landry à Frédégonde, et Protadius à Brunehaut. Les mêmes divergences d’opinion se produisent au sujet de la succession royale sous les Mérovingiens. Les uns veulent que la couronne ait été élective, d’autres, comme Vertot, Fauchet et Bignon, qu’elle ait été élective héréditaire ; d’autres enfin, comme Foncemagne, prétendent qu’elle était purement successive. S’agit-il de l’organisation judiciaire, nous nous trouvons en présence des mêmes incertitudes et de la même obscurité. Quels étaient ces rachimbourgs, ces scabins, ces sagibarons, ces boni homines, qui assistaient aux plaids locaux, ces proceres ou optimales, qui jugeaient dans la cour du roi les causes politiques et celles où se trouvaient engagés les évêques et les personnes de haut rang ? Les textes anciens ne le disent pas, ils se bornent à les mentionner, et quand on cherche dans les livres modernes des explications claires et précises, on n’y trouve le plus souvent que des indications vagues et contradictoires, car les ténèbres qui couvrent ces temps si loin de nous ont permis à toutes les hypothèses de se produire.
Il n’est pas sous les deux premières races une seule institution, une seule fonction administrative, une seule condition sociale qui n’ait donné lieu à quelque controverse. La truste royale et le titre d’antrustion ont particulièrement soulevé de vives polémiques, et provoqué de nombreux dissentimens entre les érudits, en France aussi bien qu’en Allemagne. M. Deloche, dans un livre qu’il vient de publier, a entrepris de résoudre la question, et tout en faisant quelques réserves sur un très petit nombre d’ailleurs des interprétations nouvelles qu’il propose, nous devons lui rendre cette justice, qu’il a porté dans ses recherches une rare sagacité, et procédé avec une rigueur mathématique que l’on cherche trop souvent en vain dans les travaux d’histoire.
Que faut-il entendre au juste, se demande d’abord M. Deloche, par ce mot trustis, qui tient une si grande place dans les textes de la période franque ? quel est le sens que lui ont attribué les écrivains modernes ? Ici nous nous trouvons en présence des contradictions que nous avons signalées. Canciani, Garnier, Guérard, Grimm, Waitz, donnent chacun à l’institution de la trustis un caractère différent, mais toujours un caractère unique. M. Deloche analyse leurs systèmes ; il établit d’une manière péremptoire que parmi ces systèmes il n’en est aucun qui reçoive des textes une pleine et entière confirmation, et l’explication qu’il propose nous paraît très concluante. La trustis, dit-il, n’était rien autre chose que le compagnonnage guerrier, et l’antrustion le compagnon volontaire des rois francs. C’était là le sens général de ces deux mots ; mais ce sens subit, suivant les textes, quelques modifications : il exprime tantôt l’assistance que les Francs juraient au roi, et non, comme on l’a quelquefois prétendu, la protection que le roi accordait aux Francs, — tantôt la condition, l’état social et politique de ceux qui avaient promis cette assistance, — tantôt enfin il s’applique à l’ensemble des individus liés par leur serment envers le prince. « Ces modes d’emploi différens d’un même terme, dit M. Deloche, ont un lien commun : l’idée de l’assistance armée et du devoûment personnel promis au roi, et je dois faire remarquer qu’ils ne se présentent pas dans un ordre chronologique et comme ayant été successivement usités, chacun à l’exclusion des deux autres pendant le temps de sa durée ; ils ont au contraire existé simultanément, comme le prouvent les dates des documens cités. »
Après avoir très nettement indiqué ce qu’était la truste. M, Deloche démonte, pour ainsi dire, pièce à pièce tous les rouages de cette institution. Il montre d’abord, contrairement à l’opinion de M. Guérard, que les femmes n’étaient point admises à l’antrustionat, par la raison bien simple qu’il leur était impossible de remplir un rôle essentiellement militaire ; les hommes libres de race franque en ont seuls fait partie dans les premiers temps de la conquête, et ce n’est que sous les derniers successeurs de Clovis qu’on y voit figurer à côté d’eux des Gallo-Romains.
Quand un guerrier franc voulait obtenir le titre d’antrustion, il faisait demander, pour lui et pour sa clientèle militaire, une audience au comte du palais ou au roi lui-même. L’audience obtenue, il se présentait avec ses hommes devant le prince et lui jurait pour lui et pour les siens aide et fidélité. L’admission prononcée, il en était dressé procès-verbal, et le récipiendaire en recevait une copie. À dater de ce moment, les nouveaux antrustions appartenaient aux rangs les plus élevés de la société franque. Les uns étaient investis des fonctions de duc ou de comte ; les autres recevaient des terres à titre de bénéfices, ou à défaut de terres des présens qui consistaient en armes, en chevaux, en argent monnayé, ce qui était de tout point conforme aux coutumes nationales des Germains.
Outre les prérogatives générales qu’il partageait avec tous les hommes libres ayant droit de cité, l’antrustion jouissait, en vertu de son titre, de privilèges spéciaux. Sa vie, dans les compositions pénales, était évaluée au triple de celle d’un Franc de condition ordinaire, soit 600 sols lorsqu’il était victime d’un meurtre simple, et 1800 sols quand le meurtre était accompagné de circonstances aggravantes. Il occupait les premières places, probablement la première après les dignitaires de l’église, dans les cérémonies publiques, les plaids royaux, ainsi qu’à la table du roi ; mais, contrairement à ce qu’affirment Montesquieu, Guérard et Pardessus, M. Deloche ne pense pas qu’il ait eu le privilège de ne pouvoir être actionné que devant le tribunal du roi : il était, comme tous les hommes libres, justiciable des plaids locaux présidés par le comte ou le centenier, et ne tombait comme eux sous le coup de la juridiction royale que dans le cas où il refusait de comparaître, après sept assignations, devant les juges ordinaires, ou qu’il cherchait à se dérober par la fuite à l’action des lois.
De même qu’il participait à toutes les prérogatives des hommes libres ayant droit de cité, de même l’antrustion était soumis à tous leurs devoirs ; il avait en outre des obligations spéciales qui l’enchaînaient pour ainsi dire à la personne et à la destinée du prince. Il lui devait un dévoûment absolu et l’assistance de son bras en tous lieux, envers et contre tous, c’est-à-dire non-seulement à l’armée, devant l’ennemi, mais aussi en temps de paix contre ses ennemis privés ; il était tenu de se faire au besoin l’instrument de ses vengeances particulières, et l’accomplissement de ce devoir barbare est peut-être entré pour une bonne part dans les meurtres sans nombre qui ont souillé les Mérovingiens. Lorsqu’il manquait à ses engagemens, il était privé de son titre, et chacune des causes de sa déchéance répondait à l’une de ses obligations. Ces causes étaient : la trahison envers le souverain, — l'antrustionat contracté sans autorisation avec un autre prince, — la désertion ou le refus de répondre au ban de guerre, — la défense insuffisante de la personne royale en présence d’un danger imminent, — un acte de lâcheté sur le champ de bataille, — l’abandon de la cause du roi dans ses querelles privées. L’antrustionat, étant un engagement conditionnel et d’homme à homme, pouvait cesser du consentement des deux parties, et dans tous les cas il finissait avec la vie du prince vis-à-vis duquel il avait été contracté ; on ne peut donc l’assimiler à la noblesse, prise dans le sens moderne que nous y attachons, car il était purement personnel, résiliable et viager ; il n’appartenait pas, comme plus tard le titre de comte ou de baron, à des familles investies de prérogatives publiques, exclusives et héréditaires, et M. Deloche dit avec raison que, si on voulait admettre sous les Mérovingiens l’existence d’une sorte de noblesse, il faudrait la chercher dans une qualité immuable, non concessible, transmissible par la naissance, c’est-à-dire dans la qualité d’homme de race franque ou de barbare salien, formant une caste supérieure en droit et en fait au reste de la population, ayant des avantages et des immunités par la seule vertu de l’origine, à l’exclusion des individus d’origine différente.
La truste est mentionnée pour la dernière fois en 877 dans le deuxième capitulaire de Quierzy ; le nom d’antrustion disparaît vers le même temps. Les liens qui unissaient les hommes libres au roi se relâchant de plus en plus sous les derniers Carlovingiens, le vieux compagnonnage germain disparaît devant le régime du vasselage, et vers la fin du xe siècle le vasselage se transforme à son tour dans le système féodal, qui triomphe définitivement avec l’avénement de la dynastie capétienne.
On le voit par les détails qui précèdent, et qui sont loin d’ailleurs de reproduire tous les faits du livre que nous signalons aux amis de la saine et forte érudition, M. Deloche a exposé avec une grande sûreté de critique les origines et le caractère de l’antrustionat. Il convient d’ajouter que son travail, tout en embrassant dans l’ensemble l’histoire de cette institution, ne s’y enferme pas, et qu’il touche en passant à quelques-unes des questions les plus intéressantes de la période franque. Nous citerons entre autres les passages relatifs à la condition des personnes aux divers degrés de la hiérarchie sociale. C’est comme un long défilé de Gallo-Romains et de barbares où se mêlent toutes les grandeurs et toutes les misères des vainqueurs et des vaincus, les convives du roi et les antrustions, les comtes, les centeniers et les dizainiers, les recteurs et les grands du palais, les fidèles du roi, les serfs de la glèbe, les ingénus, les lides et une foule d’autres personnages, grands ou petits, désignés sous des noms latins dont il est souvent impossible de reproduire le sens historique par des équivalens français, tels par exemple que les proceres, les potentes, les primates, les primarii, les primores, les priores, les seniores, les aulicolæ, les pueri regis, les puellæ in verbo regis, etc. Sans arriver toujours à des interprétations décisives, M. Deloche donne sur ces] divers ordres de personnages des renseignemens nouveaux, et ce n’est pas l’un des côtés les moins curieux de son livre. Il éclaire également avec sagacité l’histoire des origines et des attributions de la royauté barbare inaugurée par Clovis sur la terre gauloise.
Cette royauté se rattache directement au compagnonnage germain ; elle a par cela même, dans sa forme primitive, le caractère du patronage bien plus que celui de la souveraineté, et elle préside plutôt qu’elle ne gouverne une société d’hommes libres qui sont presque ses égaux ; mais dès les premiers temps de la conquête la population romaine, qui se rallie autour d’elle avec ses habitudes hiérarchiques et administratives, le clergé qui la conseille et qui veut organiser la société civile sur le modèle de la société religieuse en lui donnant pour base le principe d’autorité, poussent la royauté vers le pouvoir unitaire et absolu. Elle se trouve ainsi entraînée par deux courans opposés, au gré desquels elle flotte au hasard. Lorsqu’elle penche vers le despotisme romain, elle trouve devant elle ses leudes et ses fidèles, qui ont toujours le droit de la désavouer, de se placer dans la recommandation d’un autre prince, et de la combattre, si la fantaisie leur en prend. Ne pouvant imposer aux hommes de sa race l’obéissance par le droit, elle achète leur concours par des bienfaits ; elle leur donne des terres, à titre viager d’abord, et plus tard à titre héréditaire, et c’est là une cause irrémédiable d’affaiblissement, car la royauté crée autour d’elle, par les aliénations territoriales, une classe de guerriers propriétaires, qui cherchent et qui trouvent un nouveau point d’appui pour leur indépendance dans la possession du sol : quand elle essaie de transformer le patronage en souveraineté effective, les forces anarchiques de la société se liguent contre elle et l’écrasent, et malgré l’effort d’organisation gouvernementale qu’elle tente dès les premiers jours de la conquête, elle est à peine debout qu’elle penche déjà vers la ruine. La royauté franque est du reste l’image fidèle et vivante de la société au milieu de laquelle elle s’est développée. Cette société, suivant le mot d’un écrivain du vie siècle, était un chaos où Dieu broyait les peuples pour les rajeunir ; mais déjà de ce chaos se dégageaient quelques-uns des élémens du monde moderne, et l’anarchie franque n’est que la préface des temps féodaux et de la monarchie capétienne. Le vassal carlovingien, qui succède aux leudes et aux antrustions, devient le baron du moyen âge. Les princes francs, en faisant revivre les traditions de la Rome impériale, en combattant les libertés publiques, en s’alliant avec l’église, lèguent à Hugues Capet et à ses successeurs la notion du despotisme, car déjà aux yeux des petits-fils de Clovis le pouvoir royal était ce qu’il fut pour Louis XIV, non plus une délégation des peuples, mais un don du ciel, un privilège immense et inviolable qui absorbait tous les droits, élevait le souverain au-dessus des autres hommes et en faisait comme l’image de la Divinité sur la terre.
M. Deloche, en bien des pages de son remarquable livre, mentionne les travaux des Allemands ; il les discute toujours avec impartialité, les réfute au besoin et les cite quelquefois avec éloge. Quant à nous, sans chercher le moins du monde à contester leur mérite, nous nous sommes demandé plus d’une fois si nos voisins d’outre-Rhin ont bien réellement sur nous, dans les choses de l’érudition, la supériorité que certains esprits se plaisent à leur attribuer. Il y aurait là le sujet d’une curieuse étude, et nous pensons, en laissant de côté tout amour-propre national, que la comparaison ne serait pas à notre désavantage. L’Allemagne en effet, parmi les publications d’ailleurs fort remarquables de ses académies et de ses sociétés savantes, compte-t-elle des collections qu’elle puisse opposer à cette immense encyclopédie, où elle n’a cessé de puiser depuis cent cinquante ans et qu’on appelle les Mémoires de l’Académie des Inscriptions ? En fait de recherches patientes et profondes, a-t-elle fait mieux que l’Histoire littéraire de la France, les préfaces des Ordonnances, ou celles du recueil de dom Bouquet ? Elle a de savans éditeurs de textes mérovingiens et carlovingiens, mais Baluze les a précédés de près de deux siècles ! Elle a de très remarquables lexicographes, mais nous avons Du Cange, et lui seul nous suffirait contre tous ; elle a d’éminens orientalistes, mais nous avons Champollion, Sacy et Eugène Burnouf ; elle a de savans annalistes ecclésiastiques, mais nous avons Mabillon, Lecointe, Martene, Fleury, Labbe, d’Achéry, Claude de Vert, et toute l’école des bénédictins ; elle a sans aucun doute réalisé depuis un siècle de grands progrès dans les diverses branches des études historiques, mais elle n’est venue qu’après nous dans les voies que nous lui avions ouvertes, et s’il fallait établir un parallèle pour notre temps même et dans la spécialité des travaux dont nous nous occupons ici, nous pourrions en toute confiance opposer à la science germanique des Merkel, des Grimm, des Gaupp, des Eichhorn, et même de MM. Roth et Georg Waitz, les proceres de l’érudition transrhénane, la science gauloise des Naudet, des Guérard, des Pétigny, des Lehuërou, des Pardessus, des de Rozière, en ajoutant à ces noms celui de M. Deloche, qui comptera désormais aux premiers rangs des autorités de la critique historique contemporaine.