L’Orme du mail/II

La bibliothèque libre.
◄  I III  ►



II


M. l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, travaillait dans son cabinet dont les murs, peints à la chaux, étaient aux trois quarts recouverts par des tablettes de bois blanc que chargeaient les tristes basanes des livres de travail, toute la Patrologie de Migne, les éditions économiques de saint Thomas d’Aquin, de Baronius, de Bossuet. Une vierge dans le goût de Mignard couronnait la porte, avec un brin de buis poudreux sortant du vieux cadre doré. Des chaises de crin se tenaient, sans s’offrir, sur le carrelage rouge, devant les fenêtres par lesquelles l’odeur fade du réfectoire montait dans les rideaux de coton.

Courbé sur son petit bureau de noyer, M. le supérieur feuilletait les registres que, debout à son côté, lui présentait M. l’abbé Perruque, préfet des études.

— Je vois, dit M. Lantaigne, qu’on a encore découvert cette semaine, dans la chambre d’un élève, une réserve de friandises. De telles infractions se renouvellent trop souvent.

En effet, les séminaristes avaient coutume de cacher des tablettes de chocolat parmi leurs livres d’études. C’est ce qu’ils appelaient la théologie Menier. Ils se réunissaient à deux ou trois pour goûter dans une chambre, la nuit.

M. Lantaigne invita le préfet des études à sévir sans faiblesse.

— Ce désordre est redoutable en ce qu’il peut s’y mêler les fautes les plus graves.

Il demanda le registre de la classe d’éloquence. Mais quand M. Perruque le lui eut présenté il en détourna le regard. L’idée que l’éloquence sacrée était enseignée par ce Guitrel sans mœurs et sans doctrine lui souleva le cœur. Il soupira au dedans de lui-même :

— Quand tomberont les écailles des yeux du cardinal-archevêque, afin qu’il voie l’indignité de ce prêtre ?

Puis, s’arrachant à cette pensée amère pour se jeter dans l’amertume d’une autre pensée :

— Et Piédagnel ? demanda-t-il.

Firmin Piédagnel causait depuis deux ans au supérieur du séminaire d’incessantes inquiétudes. Fils unique d’un savetier qui avait son échoppe entre deux contreforts de Saint-Exupère, c’était, par l’éclat de son intelligence, le plus brillant élève de la maison. D’humeur paisible, il était assez bien noté pour la conduite. La timidité de son caractère et la faiblesse de sa complexion semblaient assurer la pureté de ses mœurs. Mais il n’avait ni l’esprit théologique ni la vocation du sacerdoce. Sa foi même était incertaine. Grand connaisseur des âmes, M. Lantaigne ne redoutait pas à l’excès, chez les jeunes lévites, ces crises violentes, parfois salutaires, que la grâce apaise. Il s’effrayait, au contraire, des langueurs d’un esprit tranquillement indocile. Il désespérait presque d’une âme à qui le doute était tolérable et léger, et dont les pensées coulaient à l’irréligion par une pente naturelle. Tel se montrait le fils ingénieux du cordonnier. M. Lantaigne était un jour arrivé, par surprise, par une de ces ruses brusques qui lui étaient habituelles, à découvrir le fond de cette nature dissimulée par politesse. Il s’était aperçu avec effroi que Firmin n’avait retenu de l’enseignement du séminaire que des élégances de latinité, de l’adresse pour les sophismes et une sorte de mysticisme sentimental. Firmin lui avait paru dès lors un être faible et redoutable, un malheureux et un mauvais. Pourtant il aimait cet enfant, il l’aimait tendrement, avec faiblesse. En dépit qu’il en eût, il lui savait gré d’être l’ornement, la grâce du séminaire. Il aimait en Firmin les charmes de l’esprit, la douceur fine du langage et jusqu’à la tendresse de ces pâles yeux de myope, comme blessés sous les paupières battantes. Il se plaisait parfois à voir en lui une victime de cet abbé Guitrel dont la pauvreté intellectuelle et morale devait (il le croyait fermement) offenser et désoler un élève intelligent et perspicace. Il se flattait que, mieux conduit à l’avenir, Firmin, trop faible pour donner jamais à l’Église un de ces chefs énergiques dont elle avait tant besoin, rendrait du moins à la religion, peut-être, un Péreyve ou un Gerbet, un de ces prêtres portant dans le sacerdoce un cœur de jeune mère. Mais, incapable de se flatter longtemps lui-même, M. Lantaigne rejetait vite cette espérance trop incertaine, et il discernait en cet enfant un Guéroult, un Renan. Et une sueur d’angoisse lui glaçait le front. Son épouvante était, en nourrissant de tels élèves, de préparer à la vérité des ennemis redoutables.

Il savait que c’est dans le temple que furent forgés les marteaux qui ébranlèrent le temple. Il disait bien souvent : « Telle est la force de la discipline théologique que seule elle est capable de former les grands impies ; un incrédule qui n’a point passé par nos mains est sans force et sans armes pour le mal. C’est dans nos murs qu’on reçoit toute science, même celle du blasphème. » Il ne demandait au vulgaire des élèves que de l’application et de la droiture, assuré d’en faire de bons desservants. Chez les sujets d’élite, il craignait la curiosité, l’orgueil, l’audace mauvaise de l’esprit et jusqu’aux vertus qui ont perdu les anges.

— Monsieur Perruque, dit-il brusquement, voyons les notes de Piédagnel.

Le préfet des études, avec son pouce mouillé sur ses lèvres, feuilleta le registre et puis souligna de son gros index cerclé de noir les lignes tracées en marge du cahier :

M. Piédagnel tient des propos inconsidérés.

M. Piédagnel incline à la tristesse.

M. Piédagnel se refuse à tout exercice physique.

Le directeur lut et secoua la tête. Il tourna le feuillet et lut encore :

M. Piédagnel a fait un mauvais devoir sur l’unité de la foi.

Alors l’abbé Lantaigne éclata :

— L’unité, voilà donc ce qu’il ne concevra jamais ! Et pourtant c’est l’idée dont le prêtre doit se pénétrer avant toute autre. Car je ne crains pas d’affirmer que cette idée est toute de Dieu, et pour ainsi dire sa plus forte expression sur les hommes.

Il tourna vers l’abbé Perruque son regard creux et noir :

— Ce sujet de l’unité de la foi, monsieur Perruque, c’est ma pierre de touche pour éprouver les esprits. Les intelligences les plus simples, si elles ne manquent pas de droiture, tirent de l’idée de l’unité des conséquences logiques ; et les plus habiles font sortir de ce principe une admirable philosophie. J’ai traité trois fois en chaire, monsieur Perruque, de l’unité de la foi, et la richesse de la matière me confond encore.

Il reprit sa lecture :

M. Piédagnel a composé un cahier, qui a été trouvé dans son pupitre et qui contient, tracés de la main même de M. Piédagnel, des extraits de diverses poésies érotiques, composées par Leconte de Lisle et Paul Verlaine, ainsi que par plusieurs autres auteurs libres, et le choix des pièces décèle un excessif libertinage de l’esprit et des sens.

Il ferma le registre et le rejeta brusquement.

— Ce qui manque aujourd’hui, soupira-t-il, ce n’est ni le savoir ni l’intelligence ; c’est l’esprit théologique.

— Monsieur, dit l’abbé Perruque, monsieur l’économe vous fait demander si vous pouvez le recevoir incessamment. Le traité avec Lafolie pour la viande de boucherie expire le 15 de ce mois, et l’on attend votre décision avant de renouveler des arrangements dont la maison n’eut point à se louer. Car vous n’êtes pas sans avoir remarqué la mauvaise qualité du bœuf fourni par le boucher Lafolie.

— Faites entrer monsieur l’économe, dit M. Lantaigne.

Et, demeuré seul, il se prit la tête dans les mains et soupira :

O quando finieris et quando cessabis, universa vanitas mundi ? Loin de vous, mon Dieu, nous ne sommes que des ombres errantes. Il n’est pas de plus grands crimes que ceux commis contre l’unité de la foi. Daignez ramener le monde à cette unité bénie !

Quand, après le déjeuner de midi, à l’heure de la récréation, M. le supérieur traversa la cour, les séminaristes faisaient une partie de ballon. C’était sur l’aire sablée une grande agitation de têtes rougeaudes, emmanchées comme à des manches de couteaux noirs ; des gestes secs de pantins, et des cris, des appels dans tous les dialectes ruraux du diocèse. Le préfet des études, M. l’abbé Perruque, sa soutane retroussée, se mêlait aux jeux avec l’ardeur d’un paysan reclus, grisé d’air et de mouvement, et lançait en athlète, du bout de son soulier à boucle, l’énorme ballon, revêtu de quartiers de peau. À la venue de M. le supérieur, les joueurs s’arrêtèrent. M. Lantaigne leur fit signe de continuer. Il suivit l’allée d’acacias malades qui borde la cour du côté des remparts et de la campagne. À mi-chemin, il rencontra trois élèves qui, se donnant le bras, allaient et venaient en causant. Parce qu’ils employaient ainsi d’ordinaire le temps des récréations, on les appelait les péripatéticiens. M. Lantaigne appela l’un d’eux, le plus petit, un adolescent pâle, un peu voûté, la bouche fine et moqueuse, avec des yeux timides. Celui-ci n’entendit pas d’abord, et son voisin dut le pousser du coude et lui dire :

— Piédagnel, monsieur le supérieur t’appelle.

Alors Piédagnel s’approcha de M. l’abbé Lantaigne et le salua avec une gaucherie presque gracieuse.

— Mon enfant, lui dit le supérieur, vous voudrez bien me servir ma messe demain.

Le jeune homme rougit. C’était un honneur envié que de servir la messe de M. le supérieur.

L’abbé Lantaigne, son bréviaire sous le bras, sortit par la petite porte qui donne sur les champs et il suivit le chemin accoutumé de ses promenades, un chemin poudreux, bordé de chardons et d’orties, qui suit les remparts.

Il songeait :

— Que deviendra ce pauvre enfant, s’il se trouve soudain jeté dehors, ignorant tout travail manuel, délicat et débile, craintif ? Et quel deuil dans l’échoppe de son père infirme !

Il allait sur les cailloux du chemin aride. Parvenu à la croix de la mission, il tira son chapeau, essuya avec son foulard la sueur de son front et dit à voix basse :

— Mon Dieu inspirez-moi d’agir selon vos intérêts, quoi qu’il en puisse coûter à mon cœur paternel !

Le lendemain matin, à six heures et demie, M. l’abbé Lantaigne achevait de dire sa messe dans la chapelle nue et solitaire. Seul, devant un autel latéral, un vieux sacristain plantait des fleurs de papier dans des vases de porcelaine, sous la statue dorée de saint Joseph. Un jour gris coulait tristement avec la pluie le long des vitraux ternis. Le célébrant, debout à la gauche du maître-autel, lisait le dernier évangile.

« Et Verbum caro factum est, » dit-il en fléchissant les genoux.

Firmin Piédagnel, qui servait la messe, s’agenouilla en même temps sur le degré où était la sonnette, se releva et, après les derniers répons, précéda le prêtre dans la sacristie. M. l’abbé Lantaigne posa le calice avec le corporal et attendit que le desservant l’aidât à dépouiller ses ornements sacerdotaux. Firmin Piédagnel, sensible aux influences mystérieuses des choses, éprouvait le charme de cette scène, si simple, et pourtant sacrée. Son âme, pénétrée d’une onction attendrissante, goûtait avec une sorte d’allégresse la grandeur familière du sacerdoce. Jamais il n’avait senti si profondément le désir d’être prêtre et de célébrer à son tour le saint sacrifice. Ayant baisé et plié soigneusement l’aube et la chasuble, il s’inclina devant M. labbé Lantaigne avant de se retirer. Le supérieur du séminaire, qui revêtait sa douillette, lui fit signe de rester, et le regarda avec tant de noblesse et de douceur que l’adolescent reçut ce regard comme un bienfait et comme une bénédiction. Après un long silence :

— Mon enfant, dit M. Lantaigne, en célébrant cette messe, que je vous ai demandé de servir, j’ai prié Dieu de me donner la force de vous renvoyer. Ma prière a été exaucée. Vous ne faites plus partie de cette maison.

En entendant ces paroles, Firmin devint stupide. Il lui semblait que le plancher manquait sous ses pieds. Il voyait vaguement, dans ses yeux gros de larmes, la route déserte, la pluie, une vie noire de misère et de travail, une destinée d’enfant perdu dont s’effrayaient sa faiblesse et sa timidité. Il regarda M. Lantaigne. La douceur résolue, la tranquillité ferme, la quiétude de cet homme le révoltèrent. Soudain, un sentiment naquit et grandit en lui, le soutint et le fortifia, la haine du prêtre, une haine impérissable et féconde, une haine à remplir toute la vie. Sans prononcer une parole, il sortit à grands pas de la sacristie.