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L’ORME DU MAIL



I


Le salon où se tenait le cardinal-archevêque pour recevoir les visites avait été revêtu, sous Louis XV, de lambris de bois sculpté peints en gris clair. Des figures de femmes assises parmi des trophées occupaient les angles des corniches. Sur la cheminée, la glace, en deux morceaux, était couverte, à sa partie inférieure, d’une draperie de velours cramoisi sur laquelle une Notre-Dame de Lourdes s’enlevait toute blanche, avec sa jolie écharpe bleue. Le long des murs, au milieu des panneaux, étaient suspendus des plaques d’émail encadrées de peluche groseille, des portraits imprimés en couleur des papes Pie IX et Léon XIII et des ouvrages brodés, souvenirs de Rome ou dons des dames pieuses habitant le diocèse. Des modèles en plâtre d’églises gothiques ou romanes chargeaient les consoles dorées : le cardinal-archevêque aimait les bâtiments. De la rosace rocaille pendait un lustre mérovingien exécuté sur les plans de M. Quatrebarbe, architecte diocésain, chevalier de l’ordre de Saint-Grégoire.

Monseigneur, retroussant sa soutane sur ses bas violets et chauffant au feu ses jambes courtes et fermes, dictait un mandement, tandis qu’assis à la grande table de cuivre et d’écaille, surmontée d’un crucifix d’ivoire, M. de Goulet, vicaire général, écrivait : — Afin que rien ne vienne attrister dans nos âmes les joies du Carmel…

Monseigneur dictait d’une voix blanche, sans onction. C’était un très petit homme, portant droit sa grosse tête et sa face carrée, que l’âge avait amollie. Son visage, avec des traits vulgaires et grossiers, exprimait la finesse et une espèce de dignité faite de l’habitude et de l’amour du commandement.

— Les joies du Carmel… Ici vous développerez les idées de concorde, de pacification des esprits, de soumission si nécessaire aux pouvoirs établis, que j’ai déjà exprimées dans mes précédents mandements. »

M. de Goulet releva sa tête longue, pâle et fine, que ses beaux cheveux bouclés ornaient comme d’une perruque Louis XIV.

— Mais cette fois, dit-il, ne convient-il pas, en renouvelant ces déclarations, d’observer la réserve que comporte la situation des pouvoirs civils, ébranlés par des crises intestines et incapables désormais de donner à leurs alliances ce qui n’est pas en eux, je veux dire la suite et la durée ? Car vous n’êtes pas sans voir, Monseigneur, que le déclin du parlementarisme…

Le cardinal-archevêque secoua la tête.

— Sans réserve, monsieur de Goulet, sans réserve d’aucune sorte. Vous êtes plein de science et de piété, monsieur de Goulet, mais votre vieux pasteur peut encore vous donner quelques leçons de prudence, avant de livrer, par sa mort, à votre jeune énergie, le gouvernement du diocèse. N’avons-nous point à nous louer de M. le préfet Worms-Clavelin qui regarde favorablement nos écoles et nos œuvres ? Ne recevons-nous point demain, à notre table, le général commandant la division et M. le premier président ? À ce propos, montrez-moi le menu.

Le cardinal-archevêque l’examina, le corrigea, l’augmenta et fit la recommandation expresse de demander du gibier à Rivoire, le braconnier de la préfecture.

Un domestique vint lui présenter une carte dans un plateau d’argent.

Monseigneur ayant lu sur la carte le nom de M. l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, se tourna vers son vicaire général :

— Je gage, dit-il, que M. Lantaigne vient encore se plaindre à moi de M. Guitrel.

L’abbé de Goulet se leva pour sortir du salon. Mais monseigneur le retint près de lui :

— Demeurez ! Je veux que vous partagiez avec moi le plaisir d’entendre M. Lantaigne, qui passe, vous le savez, pour le premier orateur du diocèse. Car, à n’interroger que la voix publique, il prêcherait mieux que vous, cher monsieur de Goulet. Mais ce n’est pas mon avis. Entre nous, je n’estime ni sa parole enflée ni sa science confuse. Il est cruellement ennuyeux, et je vous garde pour m’aider à le congédier au plus vite.

Un prêtre de haute taille et de vaste corpulence, grave, très simple, le regard en dedans, entra dans le salon et salua.

À sa vue, monseigneur s’écria joyeusement :

— Eh ! bonjour, monsieur l’abbé Lantaigne. Au moment même où vous vous êtes fait annoncer, monsieur le vicaire général et moi nous parlions de vous. Nous disions que vous êtes l’orateur le plus éminent du diocèse, et que votre carême, prêché à Saint-Exupère, témoigne hautement de votre grand talent et de votre grande science. »

L’abbé Lantaigne rougit. Il était sensible à la louange, et c’est seulement par la porte de l’orgueil que l’Ennemi pouvait entrer dans son âme.

— Monseigneur, répondit-il le visage éclairé d’un sourire qui s’effaça vite, l’approbation de Votre Éminence me cause une joie précieuse, qui vient heureusement adoucir le début d’un entretien pénible pour moi. Car c’est une plainte que le supérieur du grand séminaire a la douleur d’apporter à vos oreilles paternelles.

Monseigneur l’interrompit :

— Dites-moi, monsieur Lantaigne, ce carême de Saint-Exupère a-t-il été imprimé ?

— Il a été analysé dans la Semaine religieuse du diocèse. Je suis touché, monseigneur, des marques d’intérêt que vous voulez bien accorder à mes travaux apostoliques. Hélas ! il y a longtemps déjà que je monte dans la chaire de vérité. En 1880, je donnais à M. Roquette, élevé depuis lors à l’épiscopat, mes sermons quand j’en avais trop.

— Ah ! s’écria monseigneur en souriant, ce bon M. Roquette ! Étant allé, l’année dernière, ad limina apostolorum, je rencontrai une première fois M. Roquette qui se rendait plein de joie au Vatican. Je le retrouvai huit jours après dans la basilique de Saint-Pierre, où il puisait les consolations dont il avait besoin après s’être vu refuser le chapeau.

— Et pourquoi, demanda M. Lantaigne d’une voix qui sifflait comme un fouet, pourquoi la pourpre se serait-elle abattue sur les épaules de ce pauvre homme, médiocre par les mœurs, nul par la doctrine, ridicule par l’épaisseur de son esprit et recommandable seulement pour avoir mangé du veau avec M. le président de la République dans un banquet de francs-maçons ? M. Roquette, s’il pouvait s’élever au-dessus de lui-même, s’étonnerait d’être évêque. En ces temps d’épreuve, en face d’un avenir mêlé de douces promesses et de terribles menaces, il conviendrait de former un clergé puissant par le caractère et par le savoir. Et c’est précisément, Monseigneur, d’un prêtre incapable de porter le poids de ses grands devoirs, d’un autre Roquette, que je viens entretenir Votre Éminence. Le professeur d’éloquence au grand séminaire, M. l’abbé Guitrel…

Monseigneur interrompit avec une feinte étourderie et demanda en riant si M. l’abbé Guitrel était en passe de devenir évêque à son tour ?

— Quelle pensée, monseigneur ! s’écria l’abbé Lantaigne. Si cet homme s’élevait d’aventure à l’épiscopat, on reverrait les jours de Cautinus, quand un pontife indigne souillait la chaire de saint Martin.

Le cardinal-archevêque, pelotonné dans son fauteuil, dit avec bonhomie :

— Cautinus, l’évêque Cautinus (c’était la première fois qu’il entendait prononcer ce nom), Cautinus qui occupa le siège de saint Martin. Êtes-vous bien sûr que ce Cautinus ait tenu une conduite aussi mauvaise qu’on le prétend ? C’est un point intéressant de l’histoire ecclésiastique des Gaules sur lequel je serais curieux d’avoir l’opinion d’un aussi savant homme que vous, monsieur Lantaigne.

Le supérieur du grand séminaire se redressa :

— Monseigneur, le témoignage de Grégoire de Tours est formel à l’endroit de l’évêque Cautinus. Ce successeur du bienheureux Martin affecta un tel luxe et dilapida de telle façon les trésors de la basilique, qu’au bout de deux ans de son administration tous les vases sacrés étaient aux mains des juifs de Tours. Et si j’ai rapproché le nom de Cautinus de celui du malheureux M. Guitrel, ce n’est pas sans raison. M. Guitrel rafle les objets d’art, boiseries, vases artistement ciselés, qui se trouvent encore dans les églises de campagne, à la garde de fabriciens ignorants, et c’est au profit des juifs qu’il se livre à ce pillage.

— Au profit des juifs ? demanda monseigneur. Que me dites-vous là ?

— Au profit des juifs, reprit l’abbé Lantaigne, et pour enrichir les salons de M. le préfet Worms-Clavelin, israélite et franc-maçon. Madame Worms-Clavelin est curieuse d’objets anciens. Par l’intermédiaire de M. Guitrel elle a acquis des chapes conservées depuis trois siècles dans la sacristie de l’église de Lusancy, et elle en a fait des sièges, m’a-t-on dit, de cette sorte qu’on nomme poufs.

Monseigneur hocha la tête :

— Poufs ! mais si l’aliénation de ces ornements hors d’usage a été faite régulièrement, je ne vois pas que l’évêque Cautinus… je veux dire M. Guitrel, ait forfait en s’entremettant dans cette opération légitime. Il n’y a pas lieu de vénérer comme reliques des saints ces chapes des pieux curés de Lusancy. Ce n’est pas un sacrilège de vendre leur défroque pour en faire des poufs.

M. de Goulet, qui depuis quelques instants mordillait sa plume, ne put retenir un murmure. Il déplorait que les églises fussent ainsi dépouillées par des mécréants de leurs richesses artistiques. Le supérieur du grand séminaire reprit avec fermeté :

— Laissons donc, s’il vous plaît, Monseigneur, le trafic auquel se livre l’ami de M. le préfet israélite Worms-Clavelin, et souffrez que j’articule, contre le professeur d’éloquence au grand séminaire, des griefs qui ne sont que trop précis. J’ai deux chefs d’accusation. J’incrimine : 1o sa doctrine, 2o ses mœurs. Je dis que j’incrimine 1o sa doctrine, et cela pour quatre motifs : 1o

Le cardinal-archevêque étendit ses deux bras comme pour éviter tant d’articles.

— Monsieur Lantaigne, je vois depuis quelque temps M. le vicaire général qui mordille sa plume, et me fait des signes désespérés pour me rappeler que notre imprimeur attend notre mandement qui doit être lu dimanche dans les églises de notre diocèse. Souffrez que j’achève de dicter ce mandement qui apportera, je l’espère, quelques consolations à nos prêtres et à nos fidèles.

L’abbé Lantaigne salua et se retira très triste. Après son départ, le cardinal-archevêque, se tournant vers M. de Goulet :

— Je ne savais pas, dit-il, que M. Guitrel fût si ami du préfet. Et je suis reconnaissant à M. le supérieur du séminaire de m’en avoir averti. M. Lantaigne est la sincérité même ; j’estime sa franchise et sa droiture. Avec lui, on sait où l’on va…

Il se reprit :

— … Où l’on irait.


II


M. l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, travaillait dans son cabinet dont les murs, peints à la chaux, étaient aux trois quarts recouverts par des tablettes de bois blanc que chargeaient les tristes basanes des livres de travail, toute la Patrologie de Migne, les éditions économiques de saint Thomas d’Aquin, de Baronius, de Bossuet. Une vierge dans le goût de Mignard couronnait la porte, avec un brin de buis poudreux sortant du vieux cadre doré. Des chaises de crin se tenaient, sans s’offrir, sur le carrelage rouge, devant les fenêtres par lesquelles l’odeur fade du réfectoire montait dans les rideaux de coton.

Courbé sur son petit bureau de noyer, M. le supérieur feuilletait les registres que, debout à son côté, lui présentait M. l’abbé Perruque, préfet des études.

— Je vois, dit M. Lantaigne, qu’on a encore découvert cette semaine, dans la chambre d’un élève, une réserve de friandises. De telles infractions se renouvellent trop souvent.

En effet, les séminaristes avaient coutume de cacher des tablettes de chocolat parmi leurs livres d’études. C’est ce qu’ils appelaient la théologie Menier. Ils se réunissaient à deux ou trois pour goûter dans une chambre, la nuit.

M. Lantaigne invita le préfet des études à sévir sans faiblesse.

— Ce désordre est redoutable en ce qu’il peut s’y mêler les fautes les plus graves.

Il demanda le registre de la classe d’éloquence. Mais quand M. Perruque le lui eut présenté il en détourna le regard. L’idée que l’éloquence sacrée était enseignée par ce Guitrel sans mœurs et sans doctrine lui souleva le cœur. Il soupira au dedans de lui-même :

— Quand tomberont les écailles des yeux du cardinal-archevêque, afin qu’il voie l’indignité de ce prêtre ?

Puis, s’arrachant à cette pensée amère pour se jeter dans l’amertume d’une autre pensée :

— Et Piédagnel ? demanda-t-il.

Firmin Piédagnel causait depuis deux ans au supérieur du séminaire d’incessantes inquiétudes. Fils unique d’un savetier qui avait son échoppe entre deux contreforts de Saint-Exupère, c’était, par l’éclat de son intelligence, le plus brillant élève de la maison. D’humeur paisible, il était assez bien noté pour la conduite. La timidité de son caractère et la faiblesse de sa complexion semblaient assurer la pureté de ses mœurs. Mais il n’avait ni l’esprit théologique ni la vocation du sacerdoce. Sa foi même était incertaine. Grand connaisseur des âmes, M. Lantaigne ne redoutait pas à l’excès, chez les jeunes lévites, ces crises violentes, parfois salutaires, que la grâce apaise. Il s’effrayait, au contraire, des langueurs d’un esprit tranquillement indocile. Il désespérait presque d’une âme à qui le doute était tolérable et léger, et dont les pensées coulaient à l’irréligion par une pente naturelle. Tel se montrait le fils ingénieux du cordonnier. M. Lantaigne était un jour arrivé, par surprise, par une de ces ruses brusques qui lui étaient habituelles, à découvrir le fond de cette nature dissimulée par politesse. Il s’était aperçu avec effroi que Firmin n’avait retenu de l’enseignement du séminaire que des élégances de latinité, de l’adresse pour les sophismes et une sorte de mysticisme sentimental. Firmin lui avait paru dès lors un être faible et redoutable, un malheureux et un mauvais. Pourtant il aimait cet enfant, il l’aimait tendrement, avec faiblesse. En dépit qu’il en eût, il lui savait gré d’être l’ornement, la grâce du séminaire. Il aimait en Firmin les charmes de l’esprit, la douceur fine du langage et jusqu’à la tendresse de ces pâles yeux de myope, comme blessés sous les paupières battantes. Il se plaisait parfois à voir en lui une victime de cet abbé Guitrel dont la pauvreté intellectuelle et morale devait (il le croyait fermement) offenser et désoler un élève intelligent et perspicace. Il se flattait que, mieux conduit à l’avenir, Firmin, trop faible pour donner jamais à l’Église un de ces chefs énergiques dont elle avait tant besoin, rendrait du moins à la religion, peut-être, un Péreyve ou un Gerbet, un de ces prêtres portant dans le sacerdoce un cœur de jeune mère. Mais, incapable de se flatter longtemps lui-même, M. Lantaigne rejetait vite cette espérance trop incertaine, et il discernait en cet enfant un Guéroult, un Renan. Et une sueur d’angoisse lui glaçait le front. Son épouvante était, en nourrissant de tels élèves, de préparer à la vérité des ennemis redoutables.

Il savait que c’est dans le temple que furent forgés les marteaux qui ébranlèrent le temple. Il disait bien souvent : « Telle est la force de la discipline théologique que seule elle est capable de former les grands impies ; un incrédule qui n’a point passé par nos mains est sans force et sans armes pour le mal. C’est dans nos murs qu’on reçoit toute science, même celle du blasphème. » Il ne demandait au vulgaire des élèves que de l’application et de la droiture, assuré d’en faire de bons desservants. Chez les sujets d’élite, il craignait la curiosité, l’orgueil, l’audace mauvaise de l’esprit et jusqu’aux vertus qui ont perdu les anges.

— Monsieur Perruque, dit-il brusquement, voyons les notes de Piédagnel.

Le préfet des études, avec son pouce mouillé sur ses lèvres, feuilleta le registre et puis souligna de son gros index cerclé de noir les lignes tracées en marge du cahier :

M. Piédagnel tient des propos inconsidérés.

M. Piédagnel incline à la tristesse.

M. Piédagnel se refuse à tout exercice physique.

Le directeur lut et secoua la tête. Il tourna le feuillet et lut encore :

M. Piédagnel a fait un mauvais devoir sur l’unité de la foi.

Alors l’abbé Lantaigne éclata :

— L’unité, voilà donc ce qu’il ne concevra jamais ! Et pourtant c’est l’idée dont le prêtre doit se pénétrer avant toute autre. Car je ne crains pas d’affirmer que cette idée est toute de Dieu, et pour ainsi dire sa plus forte expression sur les hommes.

Il tourna vers l’abbé Perruque son regard creux et noir :

— Ce sujet de l’unité de la foi, monsieur Perruque, c’est ma pierre de touche pour éprouver les esprits. Les intelligences les plus simples, si elles ne manquent pas de droiture, tirent de l’idée de l’unité des conséquences logiques ; et les plus habiles font sortir de ce principe une admirable philosophie. J’ai traité trois fois en chaire, monsieur Perruque, de l’unité de la foi, et la richesse de la matière me confond encore.

Il reprit sa lecture :

M. Piédagnel a composé un cahier, qui a été trouvé dans son pupitre et qui contient, tracés de la main même de M. Piédagnel, des extraits de diverses poésies érotiques, composées par Leconte de Lisle et Paul Verlaine, ainsi que par plusieurs autres auteurs libres, et le choix des pièces décèle un excessif libertinage de l’esprit et des sens.

Il ferma le registre et le rejeta brusquement.

— Ce qui manque aujourd’hui, soupira-t-il, ce n’est ni le savoir ni l’intelligence ; c’est l’esprit théologique.

— Monsieur, dit l’abbé Perruque, monsieur l’économe vous fait demander si vous pouvez le recevoir incessamment. Le traité avec Lafolie pour la viande de boucherie expire le 15 de ce mois, et l’on attend votre décision avant de renouveler des arrangements dont la maison n’eut point à se louer. Car vous n’êtes pas sans avoir remarqué la mauvaise qualité du bœuf fourni par le boucher Lafolie.

— Faites entrer monsieur l’économe, dit M. Lantaigne.

Et, demeuré seul, il se prit la tête dans les mains et soupira :

O quando finieris et quando cessabis, universa vanitas mundi ? Loin de vous, mon Dieu, nous ne sommes que des ombres errantes. Il n’est pas de plus grands crimes que ceux commis contre l’unité de la foi. Daignez ramener le monde à cette unité bénie !

Quand, après le déjeuner de midi, à l’heure de la récréation, M. le supérieur traversa la cour, les séminaristes faisaient une partie de ballon. C’était sur l’aire sablée une grande agitation de têtes rougeaudes, emmanchées comme à des manches de couteaux noirs ; des gestes secs de pantins, et des cris, des appels dans tous les dialectes ruraux du diocèse. Le préfet des études, M. l’abbé Perruque, sa soutane retroussée, se mêlait aux jeux avec l’ardeur d’un paysan reclus, grisé d’air et de mouvement, et lançait en athlète, du bout de son soulier à boucle, l’énorme ballon, revêtu de quartiers de peau. À la venue de M. le supérieur, les joueurs s’arrêtèrent. M. Lantaigne leur fit signe de continuer. Il suivit l’allée d’acacias malades qui borde la cour du côté des remparts et de la campagne. À mi-chemin, il rencontra trois élèves qui, se donnant le bras, allaient et venaient en causant. Parce qu’ils employaient ainsi d’ordinaire le temps des récréations, on les appelait les péripatéticiens. M. Lantaigne appela l’un d’eux, le plus petit, un adolescent pâle, un peu voûté, la bouche fine et moqueuse, avec des yeux timides. Celui-ci n’entendit pas d’abord, et son voisin dut le pousser du coude et lui dire :

— Piédagnel, monsieur le supérieur t’appelle.

Alors Piédagnel s’approcha de M. l’abbé Lantaigne et le salua avec une gaucherie presque gracieuse.

— Mon enfant, lui dit le supérieur, vous voudrez bien me servir ma messe demain.

Le jeune homme rougit. C’était un honneur envié que de servir la messe de M. le supérieur.

L’abbé Lantaigne, son bréviaire sous le bras, sortit par la petite porte qui donne sur les champs et il suivit le chemin accoutumé de ses promenades, un chemin poudreux, bordé de chardons et d’orties, qui suit les remparts.

Il songeait :

— Que deviendra ce pauvre enfant, s’il se trouve soudain jeté dehors, ignorant tout travail manuel, délicat et débile, craintif ? Et quel deuil dans l’échoppe de son père infirme !

Il allait sur les cailloux du chemin aride. Parvenu à la croix de la mission, il tira son chapeau, essuya avec son foulard la sueur de son front et dit à voix basse :

— Mon Dieu inspirez-moi d’agir selon vos intérêts, quoi qu’il en puisse coûter à mon cœur paternel !

Le lendemain matin, à six heures et demie, M. l’abbé Lantaigne achevait de dire sa messe dans la chapelle nue et solitaire. Seul, devant un autel latéral, un vieux sacristain plantait des fleurs de papier dans des vases de porcelaine, sous la statue dorée de saint Joseph. Un jour gris coulait tristement avec la pluie le long des vitraux ternis. Le célébrant, debout à la gauche du maître-autel, lisait le dernier évangile.

« Et Verbum caro factum est, » dit-il en fléchissant les genoux.

Firmin Piédagnel, qui servait la messe, s’agenouilla en même temps sur le degré où était la sonnette, se releva et, après les derniers répons, précéda le prêtre dans la sacristie. M. l’abbé Lantaigne posa le calice avec le corporal et attendit que le desservant l’aidât à dépouiller ses ornements sacerdotaux. Firmin Piédagnel, sensible aux influences mystérieuses des choses, éprouvait le charme de cette scène, si simple, et pourtant sacrée. Son âme, pénétrée d’une onction attendrissante, goûtait avec une sorte d’allégresse la grandeur familière du sacerdoce. Jamais il n’avait senti si profondément le désir d’être prêtre et de célébrer à son tour le saint sacrifice. Ayant baisé et plié soigneusement l’aube et la chasuble, il s’inclina devant M. labbé Lantaigne avant de se retirer. Le supérieur du séminaire, qui revêtait sa douillette, lui fit signe de rester, et le regarda avec tant de noblesse et de douceur que l’adolescent reçut ce regard comme un bienfait et comme une bénédiction. Après un long silence :

— Mon enfant, dit M. Lantaigne, en célébrant cette messe, que je vous ai demandé de servir, j’ai prié Dieu de me donner la force de vous renvoyer. Ma prière a été exaucée. Vous ne faites plus partie de cette maison.

En entendant ces paroles, Firmin devint stupide. Il lui semblait que le plancher manquait sous ses pieds. Il voyait vaguement, dans ses yeux gros de larmes, la route déserte, la pluie, une vie noire de misère et de travail, une destinée d’enfant perdu dont s’effrayaient sa faiblesse et sa timidité. Il regarda M. Lantaigne. La douceur résolue, la tranquillité ferme, la quiétude de cet homme le révoltèrent. Soudain, un sentiment naquit et grandit en lui, le soutint et le fortifia, la haine du prêtre, une haine impérissable et féconde, une haine à remplir toute la vie. Sans prononcer une parole, il sortit à grands pas de la sacristie.


III


M. l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire de ***, écrivit à Monseigneur le cardinal-archevêque de *** la lettre suivante :


« Monseigneur,

» Quand, le 17 de ce mois, j’ai eu l’honneur d’être reçu par Votre Éminence, je craignis d’abuser de votre bonté paternelle et de votre mansuétude pastorale en vous exposant avec l’ampleur suffisante l’affaire dont j’étais venu vous entretenir. Mais comme cette affaire relève de votre haute et sainte juridiction et intéresse le gouvernement de ce diocèse, qui compte parmi les plus antiques et les plus belles provinces de la Gaule chrétienne, je me fais un devoir de soumettre à l’équité vigilante de Votre Éminence les faits qu’elle est appelée à juger dans la plénitude de son autorité et dans l’abondance de ses lumières.

» En portant ces faits à la connaissance de Votre Éminence, j’accomplis un devoir que je qualifierais de pénible pour mon cœur, si je ne savais que l’accomplissement de tout devoir apporte à l’âme une source inépuisable de consolations, et que ce n’est point assez d’obéir à Dieu si l’on n’obéit pas avec une prompte allégresse.

» Les faits qu’il importe de vous faire connaître, Monseigneur, sont relatifs à M. l’abbé Guitrel, professeur d’éloquence au grand séminaire. Je les énoncerai aussi brièvement et aussi exactement que possible.

» Ces faits se rapportent :

» 1o À la doctrine ;

» 2o Aux mœurs de M. l’abbé Guitrel.

» J’énoncerai premièrement les faits relatifs à la doctrine de M. Guitrel.

» En lisant les cahiers d’après lesquels il fait son cours d’éloquence sacrée, j’y ai relevé diverses opinions qui ne sont pas conformes à la tradition de l’Église.

» 1o M. Guitrel, tout en condamnant dans leurs conclusions les commentaires de l’Écriture sainte faits par les incrédules et les prétendus réformés, ne les condamne pas dans leur principe et leur origine, en quoi il erre grandement. Car il est évident que, la garde des Écritures ayant été confiée à l’Église, l’Église est seule capable d’interpréter les livres qu’elle seule conserve.

» 2o Séduit par l’exemple récent d’un religieux qui rechercha les applaudissements du siècle, M. Guitrel prétend expliquer les scènes de l’Évangile au moyen de la prétendue couleur locale et de la fausse psychologie dont les Allemands firent grand étalage ; et il ne s’aperçoit pas que, marchant ainsi dans la voie des incrédules, il côtoie l’abîme où ils sont tombés. Je lasserais l’attention charitable de Son Éminence Monseigneur le cardinal-archevêque si je mettais sous ses yeux vénérables les endroits où M. Guitrel étudie avec une puérilité pitoyable, d’après les récits des voyageurs, « la batellerie du lac de Tibériade » et ceux où il décrit avec une intolérable indécence ce qu’il appelle « les états d’âme » et « les crises psychiques » de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

» Ces sottes nouveautés, blâmables chez un régulier mondain, ne sauraient être tolérées chez un séculier, chargé d’instruire de jeunes lévites. Aussi fus-je plus affligé que surpris quand j’appris qu’un élève intelligent, que j’ai dû renvoyer depuis pour son mauvais esprit, qualifiait M. le professeur d’éloquence de prêtre « fin de siècle. »

» 3o M. Guitrel affecte une complaisance blâmable à s’appuyer sur l’autorité chancelante de Clément d’Alexandrie, qui n’est pas inscrit au martyrologe. En quoi le professeur d’éloquence trahit la faiblesse de son esprit séduit par l’exemple des prétendus spiritualistes, qui croient trouver dans les Stromates une interprétation exclusivement allégorique des mystères les plus solides de la foi chrétienne. Et, sans errer positivement, M. Guitrel se montre, par cet endroit, inconséquent et frivole.

» 4o Et, comme la dépravation du goût est une des conséquences de la faiblesse doctrinale, et qu’un esprit qui répugne aux fortes nourritures se repaît d’aliments légers, M. Guitrel va chercher, pour les offrir à ses élèves, des modèles d’éloquence jusque dans les conférences de M. Lacordaire et dans les homélies de M. Gratry.

» J’énoncerai secondement les faits relatifs aux mœurs de M. Guitrel :

» 1o M. l’abbé Guitrel fréquente chez monsieur le préfet Worms-Clavelin avec secret tout à la fois et assiduité, en quoi il s’éloigne de la réserve qu’un ecclésiastique d’un rang inférieur doit toujours s’imposer à l’endroit des pouvoirs publics, réserve dont il n’y a pas lieu de sortir dans les circonstances présentes, et vis-à-vis d’un fonctionnaire israélite. Et, par le soin qu’il prend de n’entrer à la préfecture que par une porte dérobée, M. Guitrel semble se rendre compte lui-même de la fausseté d’une situation qu’il prolonge néanmoins.

» Il est, d’ailleurs, notoire que M. Guitrel tient auprès de madame Worms-Clavelin un office plus mercantile que religieux. Cette dame est curieuse d’antiquités, et, bien qu’israélite, elle ne dédaigne aucun des objets appartenant au culte, lorsque s’y trouvent les mérites de l’art ou de l’ancienneté. Il est malheureusement prouvé que M. Guitrel s’emploie à procurer pour un prix dérisoire à madame Worms-Clavelin le mobilier antique des cures de village, abandonné à la garde de fabriciens ignorants. C’est ainsi que boiseries, ornements sacerdotaux, calices, ciboires sont arrachés aux sacristies de vos églises rurales, Monseigneur, pour aller à la préfecture orner les appartements particuliers de monsieur et madame Worms-Clavelin. Et chacun sait que madame Worms-Clavelin a garni avec les chapes magnifiques et vénérables de Saint-Porchaire ces sortes de meubles appelés vulgairement poufs. Je ne prétends pas que M. Guitrel ait tiré quelque avantage matériel et direct de ces trafics ; mais il suffit, Monseigneur, pour affliger votre cœur paternel, qu’un prêtre du diocèse ait contribué à dépouiller vos églises de ces richesses qui attestent, aux yeux mêmes des incrédules, la supériorité de l’art chrétien sur l’art profane.

» 2o M. l’abbé Guitrel laisse, sans plainte ni protestation, se répandre et grandir le bruit que son élévation à l’évêché vacant de Tourcoing est désirée par M. le ministre de la Justice et des Cultes, président du Conseil. Or ce bruit est offensant pour le ministre qui, bien que libre penseur et, franc-maçon, doit être trop soucieux des intérêts de l’Église dont il est constitué le défenseur civil pour placer sur le siège du bienheureux Loup un prêtre tel que M. Guitrel. Et, si l’on remonte à l’origine de cette cabale, on redoute de trouver en M. Guitrel lui-même le premier et principal machinateur.

» 3o Ayant jadis occupé ses loisirs à traduire en vers français les Bucoliques de ce poète latin nommé Calpurnius, que les meilleurs juges s’accordent à rejeter au rang des plus fades déclamateurs, M. l’abbé Guitrel, avec une négligence que je veux croire tout à fait involontaire, a laissé courir sous le manteau cet ouvrage de sa jeunesse. Une copie des Bucoliques fut adressée au journal radical et libre penseur de la région, le Phare, qui en publia des extraits où se trouve notamment ce vers que je rougis de mettre sous les yeux paternels de Votre Éminence :


Notre ciel à nous, c’est un sein chéri.


» Cette citation était accompagnée dans le Phare des commentaires les plus désobligeants pour le caractère privé comme pour le goût littéraire de M. l’abbé Guitrel. Et le rédacteur, dont le mauvais esprit n’est que trop connu de Votre Éminence, prenait texte de ce vers malheureux pour accuser de pensées libidineuses et d’intentions déshonnêtes généralement tous les professeurs du grand séminaire et même tous les prêtres du diocèse. C’est pourquoi, sans rechercher si M. Guitrel avait comme humaniste quelques raisons à traduire Calpurnius, je déplore la divulgation de son ouvrage, comme la cause d’un scandale qui, j’en suis sûr, fut à votre cœur charitable plus amer, Monseigneur, que le fiel et l’absinthe.

» 4o M. Guitrel a coutume de se rendre tous les jours, à cinq heures de relevée, dans la boutique de la dame Magloire, pâtissière, place Saint-Exupère. Et là, penché sur les buffets, les consoles, les tables il examine avec un intérêt profond et une assiduité laborieuse les friandises amassées dans les assiettes et dans les plats. Puis, s’arrêtant à l’endroit où sont dressées ces sortes de gâteaux qu’on m’a dit se nommer éclairs et babas, il touche du bout du doigt une de ces pâtisseries, puis une autre, et il fait envelopper ces bagatelles de bouche dans une feuille de papier. Loin de moi de l’accuser de sensualité, pour ce choix minutieux et ridicule de quelques crèmes ou pâtes sucrées. Mais, si l’on considère qu’il se rend chez la dame Magloire à l’heure même où les personnes élégantes des deux sexes affluent dans la boutique, et qu’il s’y livre aux risées des gens du monde, on se demandera si le professeur d’éloquence du grand séminaire ne laisse point chez la pâtissière quelque part de sa dignité. En effet, le choix de deux gâteaux n’a pas échappé à l’attention malveillante des observateurs, et l’on dit, à tort ou à raison, que M. Guitrel garde l’un pour lui et donne l’autre à sa servante. Il peut assurément, sans encourir aucun blâme, partager des friandises avec la personne attachée à son service, surtout si cette personne a atteint l’âge canonique. Mais la malignité publique interprète ces privautés et familiarités dans le sens le plus fâcheux, et je n’oserais jamais faire entendre à Votre Éminence les propos qu’on tient dans la ville sur les relations de M. Guitrel avec sa servante. Je ne veux pas accueillir ces accusations. Toutefois Votre Éminence jugera que M. Guitrel est peu excusable d’avoir donné par sa mauvaise tenue une apparence de vérité à la calomnie. J’ai exposé les faits. Il ne me reste plus qu’à conclure.

» J’ai l’honneur de proposer à Votre Éminence de révoquer M. Guitrel (Joachim) de ses fonctions de professeur d’éloquence sacrée au grand séminaire de ***, conformément à vos pouvoirs spirituels reconnus par l’État (décret du 17 mars 1808).

» Daignez, Monseigneur, garder votre bonté paternelle à celui qui, chargé de la direction de votre séminaire, ne souhaite rien tant que de vous donner des preuves de son entier dévouement et du profond respect avec lequel il a l’honneur d’être,

» Monseigneur,

» de Votre Éminence, le très humble et très obéissant serviteur,

» Lantaigne. »


M. Lantaigne, ayant écrit cette lettre, la scella de son sceau.


IV


Il est vrai que M. l’abbé Guitrel, professeur d’éloquence sacrée au grand séminaire de ***, était en relations suivies avec M. le préfet Worms-Clavelin et avec madame Worms-Clavelin, née Coblentz. Mais M. l’abbé Lantaigne se trompait en croyant que M. Guitrel fréquentait dans les salons de la préfecture où sa présence eût également inquiété l’archevêché et les loges : le préfet était Vén∴ du Sol∴ Lev∴ C’est dans la boutique de madame Magloire, pâtissière sur la place Saint-Exupère, où il venait tous les samedis, à cinq heures, acheter deux petits gâteaux de trois sous, l’un pour sa servante, l’autre pour lui, que le prêtre avait rencontré la préfète qui y mangeait des babas en compagnie de madame Lacarelle, femme du secrétaire particulier de M. le préfet.

Par ses façons à la fois obséquieuses et discrètes, qui laissaient tout à espérer sans rien donner à craindre, le professeur d’éloquence sacrée avait plu tout de suite à madame Worms-Clavelin, qui retrouvait en lui l’âme, la figure et presque le sexe de ces marchandes à la toilette, amies tutélaires de sa jeunesse aux jours difficiles des Batignolles et de la place Clichy, quand Noémi Coblentz achevait de grandir et commençait à se faner dans l’agence d’affaires tenue par son père Isaac, au milieu des saisies et des descentes de police. L’une de ces revendeuses, qui l’appréciait, madame Vacherie, avait servi d’intermédiaire entre elle et un jeune licencié en droit, actif et d’avenir, M. Théodore Worms-Clavelin, qui, l’ayant trouvée sérieuse et utile à l’usage, l’avait épousée après la naissance de leur fille Jeanne, et qu’elle avait, en retour, lestement poussé dans l’administration. M. l’abbé Guitrel ressemblait beaucoup à madame Vacherie. Même regard, même voix, mêmes gestes. Cette ressemblance de bon augure avait inspiré à madame Worms-Clavelin une sympathie soudaine. D’ailleurs elle avait toujours estimé le clergé catholique comme une des puissances de ce monde. Elle se fit auprès de son mari la protectrice de M. Guitrel. M. Worms-Clavelin, qui reconnaissait en sa femme une vertu restée pour lui mystérieuse et profonde, le tact, et qui la savait habile, fit bon accueil à M. l’abbé Guitrel le premier jour qu’il le rencontra chez l’orfèvre de la rue des Tintelleries, Rondonneau jeune.

Il y venait voir les modèles de coupes, commandées par l’État pour être données en prix dans des courses organisées par la Société d’encouragement des races chevalines. Depuis lors il retourna fréquemment chez l’orfèvre, attiré par un goût inné des métaux précieux. De son côté, l’abbé Guitrel se ménageait des occasions fréquentes de visiter les magasins de Rondonneau jeune, fabricant d’objets sacrés : chandeliers, lampes, ciboires, calices, patènes, ostensoirs, monstrances, tabernacles. Le préfet et le prêtre se rencontraient sans déplaisir dans les salles du premier étage, à l’abri des curieux, devant le comptoir chargé de lingots et parmi les vases et les statuettes que M. Worms-Clavelin appelait des bondieuseries. Allongé dans l’unique fauteuil de Rondonneau jeune, M. Worms-Clavelin envoyait un petit salut de la main à M. Guitrel qui, gras et noir, se coulait comme un gros rat le long des vitrines.

— Bonjour, monsieur l’abbé ! Enchanté de vous voir !

Et c’était vrai. Il sentait confusément que, près de cet ecclésiastique de souche paysanne, aussi Français par le caractère sacerdotal et par le type que les pierres noircies de Saint-Exupère et que les vieux arbres du Mail, il se francisait lui-même, se naturalisait, dépouillait les restes pesants de son Allemagne et de son Asie. L’intimité d’un prêtre flattait le fonctionnaire israélite. Il y goûtait, sans bien s’en rendre compte, l’orgueil de la revanche. Asservir, protéger une de ces têtes à tonsure commises depuis dix-huit siècles, par le ciel et la terre, à l’excommunication et à l’extermination des circoncis, c’était pour le juif un succès piquant et flatteur. Et puis cette soutane usée, crasseuse et respectée qui s’inclinait devant lui, allait dans les châteaux où le préfet n’était pas reçu. Les femmes de l’aristocratie départementale vénéraient cet habit maintenant humilié devant la redingote du fonctionnaire. L’hommage d’un membre du clergé, c’était presque l’hommage de cette noblesse rurale qui n’était pas toute ralliée et dont l’Israélite avait, bien que peu sensible, éprouvé douloureusement la froideur méprisante. M. Guitrel, humble avec finesse, donnait du prix à sa déférence.

Honoré comme un maître puissant par ce politique d’Église, le chef de l’administration rendait en bienveillance ce qu’il recevait en respect, et jetait à M. l’abbé Guitrel des paroles conciliantes :

— Sans doute, il y a de bons prêtres dévoués et intelligents. Quand le clergé s’enferme dans ses attributions…

Et l’abbé Guitrel s’inclinait.

M. Worms-Clavelin disait encore :

— La République ne fait pas une guerre systématique aux curés. Et, si les congrégations s’étaient soumises à la loi, bien des contrariétés leur eussent été évitées.

Et M. Guitrel protestait :

— Il y a une question de droit. Je l’eusse tranchée en faveur des congrégations. Il y a aussi une question de fait. Les congrégations faisaient beaucoup de bien.

Le préfet concluait dans la fumée de son cigare :

— Il n’y a pas à revenir sur ce qui a été fait. Mais l’esprit nouveau est un esprit de conciliation.

Et M. Guitrel s’inclinait encore, tandis que Rondonneau jeune penchait sur ses registres sa tête chauve où se posaient les mouches.

Un jour, priée de donner son avis sur un vase que le préfet devait remettre de sa propre main au vainqueur dans la course des chevaux de trait, madame Worms-Clavelin vint avec son mari chez Rondonneau jeune. Elle trouva M. Guitrel dans le cabinet de l’orfèvre. Il fit mine de quitter la place. Mais on le pria de rester. On le consulta même sur les nymphes qui formaient, en cambrant le ventre, les anses de la coupe. Le préfet eût mieux aimé des amazones.

— Des amazones, sans doute, murmurait le professeur d’éloquence sacrée.

Madame Worms-Clavelin eût voulu des centauresses.

— Des centauresses, effectivement, dit l’ecclésiastique, ou bien des centaures.

Cependant Rondonneau jeune élevait entre ses doigts devant les spectateurs le modèle de cire et souriait d’admiration.

— Monsieur l’abbé, demanda le préfet, est-ce que l’Église proscrit toujours le nu dans les arts ?

M. Guitrel répondit :

— L’Église n’a jamais proscrit absolument les académies ; mais elle en a toujours modéré judicieusement l’usage.

Madame Worms-Clavelin regarda le prêtre et songea qu’il ressemblait à madame Vacherie, prodigieusement. Elle lui confia qu’elle avait la passion du bibelot, qu’elle était folle de brocarts, de velours frappés, d’orfrois, de broderies et de dentelles. Elle lui avoua des convoitises amassées dans son âme depuis le temps où elle traînait sa jeune misère devant les étalages des brocanteurs, au quartier Bréda. Elle lui dit qu’elle rêvait un salon avec de vieilles chapes et de vieilles chasubles, et qu’elle recherchait aussi les bijoux anciens.

Il répondit qu’en effet les ornements sacerdotaux offraient aux artistes des modèles précieux, et qu’il y avait là une preuve que l’Église n’était pas ennemie des arts.

À compter de ce jour, M. Guitrel alla dénicher dans les sacristies rurales des vieilleries somptueuses, et il ne se passait guère de semaine qu’il n’apportât chez Rondonneau jeune, sous sa douillette, quelque chasuble ou quelque chape, enlevée adroitement à un innocent curé. M. Guitrel était fort exact d’ailleurs à remettre à la fabrique dépouillée la pièce de cent sous dont le préfet payait la soie, le brocart, le velours et les galons.

En six mois, le salon de madame Worms-Clavelin devint semblable à un trésor de cathédrale, et il y traînait une lente odeur d’encens.

Cette année-là, un jour d’été, M. Guitrel monta, selon sa coutume, l’escalier de l’orfèvre et trouva dans le magasin M. Worms-Clavelin fumant, joyeux. Le préfet, la veille, avait fait passer son candidat, un éleveur, jeune monarchiste rallié ; et il comptait sur l’approbation du ministre qui, aux vieux républicains préférait en secret les nouveaux, moins exigeants et plus humbles. Dans l’orgueil de sa grosse joie, il tapa sur l’épaule du prêtre :

— Monsieur l’abbé, il faudrait qu’il y eût beaucoup de prêtres comme vous, éclairés, tolérants, sans préjugés, — car vous n’avez pas de préjugés, vous, — conscients des nécessités du temps actuel et des besoins de la société démocratique. Si l’épiscopat, si le clergé français s’inspiraient des sentiments à la fois progressistes et conservateurs que professe la République, il aurait encore un beau rôle à jouer.

Et, dans la fumée de son gros cigare, il exposa sur la religion des idées qui témoignaient d’une ignorance dont M. Guitrel fut intérieurement consterné. Le préfet cependant se disait plus chrétien que beaucoup de chrétiens et, dans un langage de loge maçonnique, il vantait la morale de Jésus et rejetait pêle-mêle les superstitions locales et les dogmes fondamentaux, les aiguilles jetées dans la piscine de saint Phal par les filles à marier et la présence réelle dans l’Eucharistie. M. Guitrel, d’âme facile, mais incapable de rien céder sur le dogme, balbutiait :

— Il faut distinguer, monsieur le préfet, il faut distinguer.

Pour faire diversion, il tira d’une poche de sa douillette un rouleau de parchemin qu’il ouvrit sur le comptoir. C’était une grande page de plain-chant, avec un texte gothique sous les portées de quatre lignes, des rubriques et une lettrine ornée.

Le préfet fixa sur le feuillet ses gros yeux en globes de lampes. Rondonneau jeune, allongeant sa tête rose et nue :

— La miniature de la lettrine est d’une certaine finesse, dit-il. Sainte Agathe, n’est-ce pas ?

— Le martyre de sainte Agathe, dit M. Guitrel. On voit les bourreaux tenaillant les mamelles de la sainte.

Et il ajouta de sa voix où coulait comme un épais sirop :

— Tel fut en effet, d’après les actes authentiques, le supplice infligé par le proconsul à la bienheureuse Agathe. Un feuillet d’antiphonaire, monsieur le préfet, une bagatelle, une simple bagatelle, qui, peut-être, trouvera sa petite place dans les collections de madame Worms-Clavelin, si attachée à nos antiquités chrétiennes. Cette page présente un fragment du propre de la sainte.

Et, marquant avec force l’accent tonique, il déchiffra le texte latin :


Dum torqueretur beata Agata in mamillâ graviter dixit ad judicem : « Impie, crudelis et dire tyranne, non es confusus amputare in feminâ quod ipse in matre suxisti ? Ego habeo mamillas integras intus in animâ quas Domino consecravi. »


Le préfet, qui était bachelier, comprit à demi et, dans son zèle de paraître gaulois, affirma que c’était piquant.

— Naïf, répliqua doucement l’abbé Guitrel, naïf.

M. Worms-Clavelin reconnut en effet que le langage du moyen âge avait de la naïveté.

— Il a aussi de la sublimité, dit M. Guitrel.

Mais le préfet restait enclin à chercher dans ce latin d’église une pointe de gaudriole, et c’est avec un petit rire narquois et têtu qu’il fourra le parchemin dans sa poche, en remerciant son cher Guitrel de cette découverte.

Puis, poussant l’abbé dans l’embrasure de la fenêtre, il lui dit à l’oreille :

— Mon cher Guitrel, quand l’occasion se trouvera, je ferai quelque chose pour vous.


V


Il y avait un parti dans la ville qui désignait hautement M. l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, comme un prêtre digne de l’épiscopat et capable d’occuper avec honneur le siège vacant de Tourcoing, en attendant que la mort de Monseigneur Charlot lui permît de rentrer sous la mitre, la crosse à la main, l’améthyste au doigt, dans la métropole témoin de ses œuvres et de ses vertus. C’était le plan du vénérable M. Cassignol, ancien premier président, qui comptait vingt-cinq ans d’honorariat. À ces projets s’associaient M. Lerond, substitut démissionnaire a l’époque des décrets, maintenant avocat au barreau de ***, et M. l’abbé de Lalande, ancien aumônier militaire, aumônier des Dames du Salut, qui, rangés parmi les personnes les plus estimées de la ville, mais non les plus influentes, formaient presque tout le parti de M. l’abbé Lantaigne. Le supérieur du grand séminaire avait été prié à dîner chez M. le premier président Cassignol qui lui avait dit, en présence de MM. de Lalande et Lerond :

— Monsieur l’abbé, mettez-vous sur les rangs. Quand il faudra choisir entre M. l’abbé Lantaigne, qui servit si noblement la religion et la France chrétienne par la parole et par la plume, qui soutint avec l’autorité du talent et du caractère la cause, tant de fois trahie, des droits de l’Église de France dans l’Église catholique, et M. Guitrel, nul n’aura l’impudeur d’hésiter. Et puisqu’il semble que, cette fois, c’est à notre métropole que revient l’honneur de donner un évêque à la ville de Tourcoing, les fidèles du diocèse consentent à se séparer de vous momentanément, dans l’intérêt de l’épiscopat et de la patrie chrétienne.

Et le vénérable M. Cassignol, qui entrait dans sa quatre-vingt-sixième année, ajouta en souriant :

— Nous vous reverrons, j’en ai la ferme conviction. Vous nous reviendrez de Tourcoing, monsieur l’abbé.

M. l’abbé Lantaigne avait répondu :

— Monsieur le président, sans aller au-devant d’aucun honneur, je ne me déroberai à aucun devoir.

Il désirait et espérait le siège du regretté Monseigneur Duclou. Mais ce prêtre, dont l’orgueil glaçait l’ambition, attendait qu’on vînt lui porter la mitre.

Un matin, M. Lerond fut le trouver au séminaire et l’instruisit des progrès que faisait, au ministère des Cultes, la candidature de M. l’abbé Guitrel. On soupçonnait M. le préfet Worms-Clavelin d’agir énergiquement en faveur de M. Guitrel dans les bureaux du ministère, où tous les francs-maçons avaient déjà reçu le mot d’ordre. C’est ce qu’on lui avait dit dans les bureaux du Libéral, journal religieux et modéré de la région. Quant aux dispositions du cardinal-archevêque, on ne les connaissait pas.

La vérité, c’était que Monseigneur Charlot n’osait encore combattre ni soutenir aucune candidature. Sa prudence naturelle s’était accrue avec les années. S’il avait des préférences, il ne les laissait pas deviner. Depuis longtemps il dissimulait aisément et pour le plaisir, comme il faisait chaque soir sa partie de bésigue avec M. de Goulet. En fait, l’élévation d’un prêtre de son diocèse à un évêché non suffragant ne le concernait en rien. Mais on s’efforçait de l’intéresser à cette brigue. Le préfet, M. Worms-Clavelin, à qui il ne voulait point déplaire, l’avait fait pressentir ; Son Éminence ne méconnaissait pas l’esprit de finesse et de douceur dont M. Guitrel avait donné des preuves dans le diocèse. D’un autre côté, il croyait ce Guitrel capable de tout. « Qui sait, pensait-il, s’il ne médite point, au lieu d’aller dans cette petite et noire métropole des Gaules septentrionales, de se faire nommer ici mon coadjuteur ? Et si je le déclare digne de l’épiscopat, ne croira-t-on pas que je le désigne pour partager mon siège ? » Cette crainte qu’on ne lui donnât un coadjuteur empoisonnait la vieillesse de Monseigneur Charlot. À l’endroit de M. l’abbé Lantaigne, il avait de fortes raisons de se taire et de se réserver. Il n’aurait pas appuyé la candidature de ce prêtre pour cette seule raison qu’il en prévoyait l’échec. Monseigneur Charlot ne se rangeait pas volontiers du côté des vaincus. De plus, il détestait le supérieur du grand séminaire. À la vérité, cette haine, dans une âme douce et facile comme la sienne, n’était pas absolument contraire aux ambitions de M. Lantaigne. Pour se débarrasser de lui, Monseigneur Charlot eût consenti à ce qu’il devînt évêque ou pape. M. Lantaigne avait un grand renom de vertu, de science et d’éloquence ; on ne pouvait, sans quelque impudeur, se déclarer contre lui. Or, Monseigneur Charlot, populaire et très attentif à se concilier l’opinion de tous, ne dédaignait pas celle des honnêtes gens.

M. Lerond ignorait les pensées secrètes de Monseigneur, mais il savait que l’archevêché ne s’était pas encore prononcé. Il estimait qu’on pouvait agir sur l’âme du vieillard et qu’on ne ferait pas appel en vain à ses vertus pastorales. Il pressa M. Lantaigne de se rendre tout de suite à l’archevêché.

— Vous demanderez à Son Éminence, avec une déférence filiale, ses conseils pour le cas probable où l’évêché de Tourcoing vous serait offert. Démarche correcte, et qui sera d’un excellent effet.

M. Lantaigne résistait :

— Il me convient d’attendre une désignation plus solennelle.

— Quelle désignation serait plus solennelle que les vœux de tant de chrétiens zélés, qui prononcent votre nom avec une unanimité rappelant l’antique acclamation populaire dont furent salués les Médard et les Remi ?

— Mais, monsieur, répliqua l’honnête Lantaigne, ces acclamations, dont vous rappelez la coutume abolie, venaient des fidèles du diocèse que ces saints personnages étaient appelés à gouverner. Et je ne sache point que les catholiques de Tourcoing m’aient acclamé.

L’avocat Lerond dit alors ce qu’il fallait dire :

— Si vous ne lui barrez pas le chemin, M. Guitrel entre dans l’épiscopat.

Le lendemain, M. Lantaigne avait noué sur ses épaules son manteau de cérémonie, dont l’aile plissée flottait sur son dos robuste, tandis que, sur le chemin du palais archiépiscopal, le prêtre priait Dieu d’épargner à l’Église de France une honte imméritée.

Son Éminence, au moment où M. Lantaigne s’inclina devant elle, venait de recevoir une lettre de la nonciature lui demandant une note confidentielle sur M. Guitrel. Le nonce ne cachait pas sa sympathie pour un prêtre intelligent, zélé, disait-on, et capable de négocier utilement avec le pouvoir temporel. Son Éminence avait aussitôt dicté à M. de Goulet une note favorable au candidat du nonce.

Elle s’écria, de sa jolie voix chevrotante :

— Monsieur Lantaigne, que je suis heureux de vous voir !

— Monseigneur, je suis venu demander à Votre Éminence un conseil paternel pour le cas où le Saint-Père, jetant sur moi un regard favorable, me désignerait…

— Bien heureux de vous voir, monsieur Lantaigne. Que vous venez à propos !

— J’oserais, si Votre Éminence ne me jugeait pas indigne de l’é…

— Vous êtes, monsieur Lantaigne, un théologien éminent et le plus savant prêtre qui soit en droit canon. Vous faites autorité dans les questions épineuses de discipline. Vos conseils sont précieux en matière liturgique et généralement en toute question intéressant le culte. Si vous n’étiez pas venu, je vous faisais appeler, M. de Goulet peut vous le dire. J’ai dans ce moment grand besoin de vos lumières.

Et Monseigneur, de sa main goutteuse, habituée à bénir, montra un siège au supérieur du grand séminaire.

— Monsieur Lantaigne, veuillez m’écouter. M. le curé de Saint-Exupère, le vénérable M. Laprune, sort d’ici. Il faut vous dire que ce pauvre curé a eu ce matin un pendu dans son église. Jugez de son trouble ! Il en perd la tête. Et j’ai moi-même besoin de prendre, en une telle conjoncture, les avis du plus savant prêtre de mon diocèse. Que devons-nous faire ? Répondez !

M. Lantaigne se recueillit un moment. Puis, d’un ton doctoral, il commença d’exposer les traditions relatives à la purification des églises :

— Les Macchabées, après avoir lavé le temple profané par Antiochus Épiphane, en l’an 164 avant l’Incarnation, en célébrèrent la dédicace. C’est l’origine, Monseigneur, de la fête nommée Hanicha, c’est-à-dire renouvellement. En effet…

Et il développa sa pensée.

Monseigneur écoutait avec un air d’admiration. Et M. Lantaigne tirait sans cesse de sa mémoire inépuisable les textes relatifs aux cérémonies de purification, des précédents, des arguments, des commentaires.

— Jean, chapitre X, verset 22… le Pontifical romain… Bède le Vénérable, Baronius…

Il parla durant trois quarts d’heure.

Après quoi, le cardinal-archevêque reprit :

— Il faut savoir que le pendu a été trouvé dans le tambour de la porte latérale, du côté de l’épître.

— La porte intérieure du tambour était-elle close ? demanda M. Lantaigne.

— Heu ! heu ! répondit Monseigneur. Elle n’était pas ouverte tout à fait… mais elle n’était pas non plus complètement fermée.

— Entre-bâillée, Monseigneur ?

— C’est cela ! entre-bâillée.

— Et le pendu, Monseigneur, était dans l’espace contenu par le tambour ? C’est un point qu’il importe essentiellement de déterminer. Votre Éminence en sent toute l’importance.

— Assurément, monsieur Lantaigne… Monsieur de Goulet, n’y avait-il pas un bras du pendu qui dépassait le tambour et faisait saillie dans l’église ?

M. de Goulet répondit, en rougissant, par quelques syllabes inintelligibles.

— Je crois bien, reprit Monseigneur, que le bras dépassait, ou tout au moins une partie du bras.

M. Lantaigne en conclut que l’église de Saint-Exupère était profanée. Il rappela les précédents et dit comment on avait procédé après l’exécrable assassinat de Monseigneur l’archevêque de Paris, en l’église de Saint-Étienne-du-Mont. Il remonta les âges, traversa la Révolution, quand les basiliques étaient transformées en magasins d’armes, rappela Thomas Becket et l’impie Héliodore.

— Quelle science ! quelle bonne doctrine ! dit Monseigneur.

Il se leva, tendit au prêtre sa main à baiser.

— C’est un inappréciable service que vous m’avez rendu, monsieur Lantaigne ; sachez que je fais grand cas de votre science et recevez ma bénédiction pastorale. Adieu.

Et M. Lantaigne, congédié, s’aperçut qu’il n’avait pu dire un seul mot de l’affaire importante pour laquelle il était venu. Mais, tout retentissant de ses propres discours, plein de sa science et de sa raison, flatté, il descendit le grand escalier en argumentant seul avec lui-même sur le pendu de Saint-Exupère et la purification urgente de l’église paroissiale. Dehors, il y pensait encore.

Comme il descendait la rue tortueuse des Tintelleries, il rencontra le curé de Saint-Exupère, le vénérable M. Laprune, qui, arrêté devant la boutique du tonnelier Lenfant, examinait des bouchons.

Son vin se piquait, et il attribuait ce dommage à la façon défectueuse dont ses bouteilles étaient bouchées.

— C’est déplorable, murmurait-il, déplorable !

— Et votre pendu ? lui demanda M. l’abbé Lantaigne.

À cette question, le digne curé de Saint-Exupère ouvrit des yeux tout ronds et demanda étonné :

— Quel pendu ?

— Le pendu de Saint-Exupère, le malheureux suicidé que vous avez trouvé ce matin dans un tambour de votre église.

M. Laprune, effrayé, doutant, sur ce qu’il venait d’entendre, qui de lui ou de M. Lantaigne avait perdu la tête, répondit qu’il n’avait trouvé nul pendu.

— Quoi ! reprit M. Lantaigne surpris à son tour, l’on n’a pas trouvé ce matin un homme pendu dans le tambour d’une porte, du côté de l’épître !

M. le curé, en signe de dénégation, tourna deux fois sur les épaules sa face où reluisait la sainte vérité.

L’abbé Lantaigne maintenant avait l’air d’un homme pris de vertige :

— Mais c’est monseigneur le cardinal-archevêque qui vient de me dire lui-même que vous avez trouvé un pendu dans votre église !

— Oh ! répondit M. Laprune soudainement rassuré, Monseigneur a voulu se divertir. Il aime la plaisanterie. Il y excelle et sait la contenir dans les bornes de la décence. Il a tant d’esprit !

Mais l’abbé Lantaigne, levant au ciel son regard ardent et sombre, s’écria :

— L’archevêque me trompait ! Cet homme ne dira donc jamais la vérité, hors sur les degrés de l’autel où, prenant la sainte hostie dans ses mains, il prononce ces paroles : Domine, non sum dignus !


VI


Depuis qu’il n’était plus enclin à monter à cheval et qu’il se plaisait à garder la chambre, le général Cartier de Chalmot avait mis sa division en fiches dans de petites boîtes de carton qu’il posait chaque matin sur son bureau et qu’il rangeait chaque soir sur des tablettes de bois blanc, au-dessus de son lit de fer. Il tenait ses fiches à jour avec une exactitude scrupuleuse, dans un ordre qui le remplissait de satisfaction. Chaque fiche représentait un homme. La forme sous laquelle il considérait désormais ses officiers, ses sous-officiers et ses soldats contentait son instinct de régularité, et correspondait à son intelligence de la nature. Cartier de Chalmot avait toujours été noté comme un excellent officier. Le général Parroy, qui l’avait eu sous ses ordres, avait dit : « Chez le capitaine de Chalmot, la faculté d’obéir et celle de commander se contrebalancent. Prérogative rare et précieuse du véritable esprit militaire. »

Cartier de Chalmot avait toujours été l’homme du devoir. Probe et timide, excellent calligraphe, il avait enfin trouvé la méthode appropriée à son génie et il l’appliquait avec la dernière rigueur, commandant sa division sur fiches.

Ce jour-là, s’étant levé, selon son habitude, à cinq heures du matin, il avait passé de son tub à sa table de travail ; et, pendant que le soleil montait avec une auguste lenteur au-dessus des ormes de l’archevêché, le général organisait des manœuvres en maniant ses cartons représentatifs de la réalité, et identiques à la réalité pour cette intelligence respectueuse excessivement des signes.

Il y avait plus de trois heures qu’il appliquait sur ses fiches sa pensée et sa face, pâles et tristes comme les fiches elles-mêmes, quand son domestique lui annonça M. l’abbé de Lalonde. Alors il ôta ses besicles, essuya ses yeux rougis par le travail, se leva et tourna vers la porte, en souriant presque, le regard de son visage qui avait été beau et qui restait, dans la vieillesse, tout simple de lignes. Il tendit au visiteur qui entrait une main large, dont la paume n’avait presque pas de plis, et de sa voix brusque et bredouillante, qui trahissait à la fois la timidité de l’homme et l’infaillibilité du chef, il donna le bonjour au prêtre.

— Mon cher abbé, comment allez-vous ? Je suis bien content de vous voir.

Et il lui présenta une des deux chaises de crin qui composaient, avec le bureau et le lit, tout le meuble de cette chambre propre, claire et nue.

L’abbé s’assit. C’était un petit vieillard merveilleusement agile. Sur sa face de brique usée, tout émiettée, s’enchassaient, comme deux joyaux, des yeux bleus d’enfant.

Ils se regardèrent un moment avec sympathie, sans rien dire. C’étaient deux vieux amis, deux compagnons d’armes. Aumônier maintenant des dames du Salut, l’abbé de Lalonde avait été aumônier militaire. Comme aumônier, il avait été attaché au régiment de la garde dont Cartier de Chalmot était colonel en 1870, et qui, faisant partie de la division***, avait été enfermé sous Metz avec l’armée de Bazaine.

Le souvenir de ces semaines épiques et lamentables revenait à l’esprit de ces deux amis chaque fois qu’ils se revoyaient, et ils prononçaient chaque fois les mêmes paroles.

Ce matin l’aumônier commença :

— Vous rappelez-vous, mon général, quand nous étions sous Metz, manquant de médicaments, de fourrage, manquant de sel ?…

L’abbé de Lalonde était le moins sensuel des hommes. Il avait à peine senti par lui-même la privation de sel, mais il avait beaucoup souffert de ne pouvoir donner aux hommes du sel comme il leur donnait du tabac, par petits paquets enveloppés avec soin. Et il lui souvenait de cette privation cruelle.

— Ah ! mon général, le sel faisait défaut !

Le général Cartier de Chalmot répondit :

— On y suppléait, dans une certaine mesure, en mêlant de la poudre aux aliments.

— C’est égal, reprit l’aumônier, la guerre est une horrible chose.

Et cet innocent ami des soldats parlait ainsi dans la sincérité de son cœur. Mais le général n’acceptait pas cette condamnation de la guerre.

— Permettez, mon cher abbé ! La guerre est une nécessité cruelle sans doute, mais qui fournit aux officiers et aux soldats l’occasion de déployer des qualités supérieures. Sans la guerre, on ignorerait encore jusqu’où peuvent aller l’endurance et le courage des hommes.

Et, très sérieusement, il ajouta :

— La Bible établit la légitimité de la guerre, et vous savez mieux que moi que Dieu y est nommé Sabaoth, c’est-à-dire Dieu des armées.

L’abbé sourit avec une expression de malice candide, en découvrant les trois dents qui lui restaient seules, mais toutes blanches.

— Peuh ! Je ne sais pas l’hébreu, moi… Et Dieu a tant d’autres noms plus beaux, que je puis me dispenser de lui donner celui-là… Hélas ! mon général, quelle belle armée a péri sous le commandement de ce malheureux maréchal !…

À cette parole, le général Cartier de Chalmot se mit à dire ce qu’il avait déjà dit cent fois :

— Bazaine !… Comprenez bien. Inobservation des règlements concernant les places de guerre, hésitations blâmables dans le commandement, arrière-pensées devant l’ennemi. Et devant l’ennemi on ne doit pas avoir d’arrière—pensées… Capitulation en rase campagne… Il a mérité son sort. Et puis il fallait un bouc émissaire.

— Pour moi, reprit l’aumônier, je me garderais de jamais dire un seul mot qui pût charger la mémoire de cet infortuné maréchal. Je ne saurais juger ses actions. Et ce n’est pas à moi, certes, de publier ses fautes les plus avérées. Car il m’a accordé un bienfait dont la reconnaissance durera autant que moi-même.

— Un bienfait ? demanda le général. Lui ? À vous ?

— Oh ! un bienfait si grand, si beau ! Il m’a accordé la grâce d’un pauvre soldat, d’un dragon condamné à mort pour insubordination. En mémoire de ce bienfait, je dis chaque année une messe pour le repos de l’âme de l’ex-maréchal Bazaine.

Mais le général Cartier de Chalmot ne se laissait point amuser.

— Capitulation en rase campagne !… Concevez… Il a mérité son sort.

Et, pour se remettre le cœur, le général parla de Canrobert et de l’attitude superbe de la brigade *** à Saint-Privat.

Et l’aumônier conta des historiettes d’un tour plaisant, avec une pointe d’édification :

— Ah ! Saint-Privat, mon général ! La veille de la bataille, un grand pendard de carabinier vient me trouver. Je le vois encore, tout noir, dans une toison de mouton. Il me crie :

» Demain ça va chauffer. Je risque d’y laisser ma peau. Confessez-moi, monsieur le curé, et vite ! Il faut que j’aille panser ma cocotte. » Je lui dis : « Je ne veux pas te retarder, mon ami. Encore faut-il que tu me dises tes péchés. Quels sont tes péchés ? » Il me regarde étonné et me répond : « Mais tous ! » « Comment tous ? » « Oui, tous. J’ai fait tous les péchés. » Je secoue la tête : « Tous, mon ami, c’est beaucoup !… Dis-moi, as-tu battu ta mère ? » À cette question, mon cavalier s’agite, lève de grands bras, jure comme un païen et s’écrie : « Monsieur le curé, vous vous f… de moi ! » Je lui réponds : « Calme-toi, mon ami. Tu vois bien que tu n’as pas commis tous les péchés… »

Ainsi l’aumônier gaîment contait des historiettes pieuses de régiment. Et il y mettait ensuite la morale. Les bons chrétiens faisaient les bons soldats. C’était une faute que de bannir la religion de l’armée.

Le général Cartier de Chalmot approuva ces maximes.

— Je l’ai toujours dit, mon cher abbé. En détruisant les croyances spiritualistes, vous ruinez l’esprit militaire. De quel droit exigez-vous d’un homme le sacrifice de sa vie, si vous lui ôtez l’espoir d’une seconde existence ?

Et l’aumônier, avec son sourire plein de bonté, d’innocence et de joie, disait :

— On reviendra, vous verrez, à la religion. On y revient déjà de toutes parts. Les hommes ne sont pas si mauvais qu’ils paraissent et Dieu est souverainement bon.

Alors seulement il exposa le but de sa visite :

— Je viens, mon général, vous demander un grand service.

Le général Cartier de Chalmot devint attentif ; son visage, déjà triste, s’assombrit. Il aimait et respectait ce vieil aumônier, et il aurait voulu lui être agréable. Mais l’idée seule de rendre un service alarmait sa probité sévère.

— Oui, mon général, je viens vous demander de travailler au bien de l’Église. Vous connaissez M. l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire de notre ville. C’est un prêtre éminent par sa vertu et par sa science, un grand théologien.

— Je me suis rencontré plusieurs fois avec M. l’abbé Lantaigne. Il a produit sur moi une impression favorable. Mais…

— Oh ! mon général, si vous aviez entendu comme moi ses conférences, vous seriez confondu de son savoir. Encore n’ai-je pu en apprécier qu’une faible partie. J’ai passé trente ans de ma vie à rappeler le bon Dieu à de pauvres soldats couchés dans un lit d’hôpital. Je leur coulais un pieux conseil avec un cornet de tabac. Depuis vingt-cinq ans je confesse de saintes filles, pleines de mérite assurément, mais d’un caractère moins agréable que n’étaient mes soldats. Je n’ai jamais eu le temps de lire les Pères ; je n’ai pas assez d’esprit ni de théologie pour apprécier à son mérite M. l’abbé Lantaigne, qui est une bibliothèque vivante. Du moins puis-je vous assurer, mon général, qu’il dit ce qu’il fait et qu’il fait ce qu’il dit.

Et le vieil aumônier, clignant de l’œil avec malice, ajouta :

— Tous les ecclésiastiques, malheureusement, ne sont pas de ce caractère.

— Ni tous les militaires, fit le général en souriant d’un sourire très pâle.

Et les deux hommes échangèrent un regard de sympathie, dans leur commune aversion de l’intrigue et de la fausseté.

L’abbé de Lalonde, qui avait pourtant sa ruse, conclut l’éloge de M. Lantaigne par ce trait :

— C’est un excellent prêtre. Soldat, il aurait fait un excellent soldat.

Mais le général demanda brusquement :

— Eh bien ! que puis-je faire pour lui ?

— L’aider à chausser les bas violets, qu’il a bien mérités, mon général. Sa candidature à l’évêché vacant de Tourcoing est posée. Je vous prie de l’appuyer auprès de M. le ministre de la Justice et des Cultes, que vous connaissez, m’a-t-on dit, personnellement.

Le général secoua la tête. En fait, il n’avait jamais rien demandé au gouvernement. Cartier de Chalmot, monarchiste et chrétien, gardait à la République une désapprobation pleine, silencieuse et simple. Ne lisant point les journaux et ne causant avec personne, il mésestimait par principe un pouvoir civil dont il ignorait les actes. Il obéissait et se taisait. On admirait dans les châteaux de la région sa douloureuse résignation, inspirée par le sentiment du devoir, affermie par un mépris profond de tout ce qui n’était pas militaire, assurée par une difficulté croissante de penser et de dire, rendue sensible et touchante par les progrès d’une maladie de foie.

On savait que le général Cartier de Chalmot restait dans le fond de son cœur fidèle à la royauté. On savait moins qu’un jour de l’année 1893, il avait reçu au cœur un de ces coups comparables à ceux que les chrétiens disent frappés par la grâce et qui mettent au dedans de l’homme, avec la force du tonnerre, une douceur inattendue et profonde. Cet événement s’était produit le 4 juin, à cinq heures du soir, dans les salons de la préfecture. Là, parmi des fleurs que madame Worms-Clavelin avait elle-même assemblées, M. le président Carnot, de passage dans la ville, avait reçu les officiers de la garnison. Le général Cartier de Chalmot, présent au milieu de son état-major, vit pour la première fois le président et soudain, sans motif apparent, sans raison exprimable, il fut transpercé d’une admiration foudroyante. En une seconde devant la gravité douce et la chaste raideur du chef de l’État, tous ses préjugés étaient tombés. Il oublia que ce souverain était civil. Il le vénéra et l’aima. Il se sentit tout à coup enchaîné par des liens de sympathie et de respect à cet homme jaune et triste comme lui, mais auguste et serein comme un maître. Il prononça avec un bredouillement martial le compliment officiel qu’il avait appris par cœur. Le président lui répondit : « Je vous remercie au nom de la République et de la Patrie que vous servez loyalement ». Alors tout ce que le général Cartier de Chalmot avait depuis vingt-cinq ans amassé de dévouement au prince absent jaillit de son cœur vers M. le président, dont le visage placide gardait une surprenante immobilité et qui parlait d’une voix lamentable, sans un mouvement ni des joues ni des lèvres, scellées de noir par la barbe. Sur cette face de cire, aux yeux honnêtes et lents, sur cette poitrine de peu de vie, magnifiquement barrée du grand-cordon rouge, dans toute cette figure d’automate souffrant, le général lisait à la fois la dignité du chef et la disgrâce de l’homme malheureusement né, qui n’a jamais ri. À son admiration se mêlait de l’attendrissement.

Un an plus tard il apprenait la fin tragique de ce président pour le salut duquel il aurait voulu mourir et qu’il revoyait désormais, dans sa pensée, raide et noir, comme le drapeau roulé autour de sa hampe et recouvert de son étui, dans la caserne.

Depuis cette époque, il avait ignoré les maîtres civils de la France. Il ne voulait rien savoir que de ses supérieurs hiérarchiques, auxquels il obéissait avec une morne exactitude. Peiné de répondre par un refus au vénérable abbé de Lalonde, il se recueillit un moment et puis il donna ses raisons :

— Une question de principes. Je ne demande jamais rien au gouvernement. Vous m’approuvez, n’est-ce pas ?… Car du moment qu’on s’est fait une règle…

L’aumônier le regarda avec une expression de tristesse comme jetée par-dessus son vieux visage heureux.

— Oh ! comment pourrais-je vous approuver, mon général, moi qui demande à tout le monde ? Je suis un mendiant endurci. Pour Dieu et pour les pauvres, j’ai sollicité tous les puissants du jour, les ministres du roi Louis-Philippe, ceux du Gouvernement provisoire, ceux de Napoleon III, ceux de l’ordre moral et ceux de la République actuelle. Ils m’ont tous aidé à faire quelque bien. Et puisque vous connaissez le ministre des Cultes…

À ce moment, une voix aiguë cria dans le corridor :

— Poulot ! Poulot !

Et une grosse dame en peignoir, ses cheveux blancs couronnés de bigoudis, entra violemment dans la chambre. C’était madame Cartier de Chalmot qui appelait le général pour le déjeuner.

Elle avait déjà secoué son mari avec une tendresse impérieuse et crié une fois encore : Poulot ! » quand elle s’aperçut de la présence du vieux prêtre, rencogné contre la porte.

Elle s’excusa sur sa mise négligée. Elle avait tant à faire le matin ! Trois filles, deux fils, un neveu orphelin et son mari, sept enfants à soigner !

— Ah ! madame, lui dit l’abbé, c’est le bon Dieu qui vous envoie ! Vous serez ma providence.

— Votre providence, monsieur l’abbé ?

Dans sa robe de chambre grise, ses formes étalaient l’ample majesté des maternités anciennes. Sur son éclatante face à moustaches reluisait l’orgueil de la matrone : ses larges mouvements exprimaient à la fois l’agilité d’une ménagère rompue au travail et l’aisance d’une femme accoutumée aux hommages officiels. Le général disparaissait derrière elle. C’était sa fortune domestique et son génie tutélaire, cette Pauline qui, de son activité et de son courage, soutenait la lourde maison pauvre et fastueuse, et qui, chez elle, lingère, cuisinière, couturière, chambrière, institutrice, pharmacienne, modiste même avec un goût naïvement tapageur, montrait dans les grands dîners et dans les réceptions un imperturbable bon ton, un profil impérieux et des épaules encore belles. On disait communément dans la division que si le général devenait ministre de la Guerre, la générale ferait supérieurement les honneurs de l’hôtel du boulevard Saint-Germain.

Et l’activité de la générale se répandait généreusement au dehors, se multipliait en œuvres pies et charitables. Madame Cartier de Chalmot était dame patronnesse de trois crèches et de douze œuvres recommandées par le cardinal-archevêque. Monseigneur Charlot témoignait à cette dame une dilection spéciale et lui disait parfois, avec son sourire d’homme du monde : « Vous êtes générale dans l’armée de la charité chrétienne ». Et Monseigneur Charlot, professant la bonne doctrine, ne manquait pas d’ajouter : « Et il n’y a point de charité hors de la charité chrétienne. Car l’Église est seule en état de résoudre les problèmes sociaux dont les difficultés frappent tous les esprits et éveillent particulièrement la sollicitude de notre cœur paternel. »

C’est bien ce que pensait la générale Cartier de Chalmot. Elle était pieuse avec abondance, ouvertement, et non sans cet éclat un peu criard que prenaient facilement le son de sa voix et les fleurs de ses chapeaux. Sa foi, débordante et décorative comme la poitrine qui la contenait, paraissait avec splendeur dans les salons. Par l’ampleur de ses sentiments religieux, la générale avait beaucoup nui à son mari. Mais ils n’y prenaient garde ni l’un ni l’autre. Le général avait aussi des sentiments chrétiens. Ce qui ne l’eût pas empêché de faire arrêter le cardinal-archevêque sur un ordre écrit du ministre de la guerre. Pourtant il était suspect à la démocratie. Et M. le préfet Worms-Clavelin lui-même, si peu fanatique, tenait le général Cartier de Chalmot pour dangereux. C’était la faute de la générale. Elle était ambitieuse, mais pleine d’honneur et incapable de trahir son Dieu.

— Comment puis-je être votre providence, monsieur l’abbé ?

Et quand elle sut qu’il s’agissait de porter à l’évêché de Tourcoing l’abbé Lantaigne, d’une vertu si ferme et si haute, elle s’anima, montra sa vaillance.

— Voilà des évêques comme il en faut. M. Lantaigne doit être nommé.

Le vieil aumônier commença d’employer cette belle ardeur.

— Persuadez donc, madame, au général d’écrire au ministre des Cultes, qui se trouve être son ami.

Elle secoua vivement sur sa tête sa couronne de bigoudis.

— Non, monsieur l’abbé. Mon mari n’écrira pas. C’est inutile d’insister. Il pense qu’un militaire ne doit jamais rien demander. Il a raison. Mon père était de cet avis. Vous l’avez connu, monsieur l’abbé, et vous savez que c’était un homme de mérite et un bon soldat.

L’ancien aumônier militaire se frappa le front.

— Le colonel de Balny ! Oui, certes, je l’ai connu. C’était un héros et un chrétien.

Le général Cartier de Chalmot intervint :

— Le colonel de Balny, mon beau-père, était recommandable principalement en ce qu’il possédait dans son entier le règlement de 1829 sur les manœuvres de la cavalerie. Ce règlement était si difficultueux que peu d’officiers le possédaient dans son entier. Il a été supprimé depuis lors, et le colonel de Balny on conçut un chagrin qui hâta sa fin. De nouveaux règlements sont intervenus, présentant l’avantage indiscutable de la simplification. Pourtant je me demande si l’ancien état de choses n’était pas préférable. Il faut exiger beaucoup du cavalier pour en obtenir peu. De même pour le fantassin.

Et le général se mit à manier avec sollicitude sa division sur fiches, rangée dans des boîtes.

Madame Cartier de Chalmot avait entendu bien souvent ces mêmes paroles. Elle y faisait toujours la même réponse. Cette fois encore elle dit :

— Poulot ! comment peux-tu dire que papa est mort de chagrin, puisqu’il est tombé d’apoplexie pendant une inspection ?

Le vieil aumônier, avec une ruse ingénue, ramena l’entretien sur le sujet qui l’intéressait.

— Ah ! madame, votre excellent père, le colonel de Balny, aurait certes apprécié le caractère de M. Lantaigne, et il aurait fait des vœux pour l'’élévation de ce prêtre à l’épiscopat.

— Moi aussi, monsieur l’abbé, j’en fais, des vœux, répondit la générale. Mon mari ne peut pas, ne doit pas faire de démarches. Mais moi, si vous croyez que mon intervention soit utile, je dirai un mot à Monseigneur. Il ne me fait pas peur, notre archevêque.

— Sans doute un mot de votre bouche… murmura le vieillard… L’oreille de Monseigneur Charlot y sera sensible.

La générale annonça qu’elle verrait l’archevêque à l’inauguration du Pain de saint Antoine, dont elle était présidente et que là…

Elle s’interrompit :

— Les côtelettes !… Vous permettez, monsieur l’abbé…

Elle se précipita sur le palier et cria de l’escalier des ordres à la cuisinière. Puis elle reparut dans la chambre.

— Et là, je le prendrai à part, et je le prierai de parler au nonce en faveur de M. Lantaigne. Est-ce bien cela qu’il faut faire ?

Le vieil aumônier fit mine de lui prendre les mains, sans toutefois les lui prendre.

— C’est bien cela, madame. Je suis certain que le bon saint Antoine de Padoue sera avec vous et qu’il vous aidera à persuader Monseigneur Charlot. C’est un grand saint. Je parle de saint Antoine… Il ne faudrait pas que les dames crussent qu’il s’attache exclusivement à retrouver les bijoux qu’elles ont perdus. Il a mieux à faire dans le ciel. Lui demander du pain pour les pauvres, voilà qui vaut mieux assurément. Vous l’avez compris, chère madame. Le Pain de saint Antoine est une belle œuvre. Je veux en prendre plus ample connaissance. Mais je me garderai bien d’en souffler mot à mes bonnes sœurs.

Il voulait parler des dames du Salut dont il était aumônier.

— Elles n’ont déjà que trop d’œuvres. Ce sont d’excellentes filles. Mais trop attachées à de petites pratiques, et mesquines, les pauvres dames.

Il soupira, se rappelant le temps où il était aumônier de régiment, les jours tragiques de la guerre, quand il accompagnait les blessés étendus sur le brancard d’ambulance et leur donnait une goutte d’eau-de-vie. Car c’est par des distributions de tafia et de caporal qu’il avait coutume d’exercer son apostolat. Il céda encore à l’envie de parler des batailles sous Metz et conta des anecdotes. Il en avait beaucoup qui concernaient un certain sapeur, natif de Lorraine, nommé Larmoise, homme fertile en expédients.

— Je ne vous ai pas dit, mon général, que ce grand diable de sapeur me rapportait chaque matin un sac de pommes de terre. Je lui demande un jour où il les ramassait. Il me répond : « Dans les lignes ennemies. » Je lui dis : « Malheureux ! » Il m’explique alors qu’il a trouvé des pays parmi les grand’gardes allemands. « Des pays ? » — Oui des pays, des hommes de chez nous. Nous ne sommes séparés que par la frontière. On s’est embrassé, on a parlé des parents, des amis. Et ils m’ont dit : « Tu peux prendre des pommes de terre tant que tu voudras. »

Et l’aumônier ajouta :

— Cette simple aventure m’a fait sentir mieux que tous les raisonnements combien la guerre est injuste et cruelle.

— Oui, dit le général, ces promiscuités fâcheuses s’établissent parfois sur les points de contact des deux armées. Il faut les réprimer sévèrement, en tenant compte toutefois des circonstances.


VII


Ce soir-là, M. l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, rencontra sur la promenade des remparts un maître de conférences à la Faculté des lettres, M. Bergeret, qui passait pour un esprit distingué, mais bizarre. M. Lantaigne lui pardonnait son scepticisme et causait volontiers avec lui, quand il le rencontrait sous les ormes du mail. De son côté, M. Bergeret n’était pas fâché d’étudier l’âme d’un prêtre intelligent. Ils savaient tous deux que leurs conversations sur un banc de la promenade déplaisaient également au doyen de la Faculté et à l’archevêque. Mais l’abbé Lantaigne ignorait la prudence humaine, et M. Bergeret, très las, découragé, chagrin, renonçait à garder d’inutiles ménagements.

Irréligieux avec décence et bon goût, les dévotions fréquentes de sa femme et les interminables catéchismes de ses filles l’avaient fait noter de cléricalisme dans les bureaux du ministère, tandis que certains propos qu’on lui attribuait étaient exploités contre lui par les catholiques de sentiment et par les patriotes de profession. Frustré dans ses ambitions, du moins entendait-il vivre à sa guise, et, n’ayant pas su plaire, il s’essayait discrètement à déplaire.

Ce soir-là, qui était calme et radieux, voyant venir M. le supérieur du grand séminaire par sa route accoutumée, M. Bergeret fit quelques pas au-devant du prêtre et le rejoignit sous les premiers ormes du Mail.

— « La place m’est heureuse à vous y rencontrer », dit l’abbé Lantaigne, qui étalait volontiers devant l’universitaire d’innocentes coquetteries de lettré.

En quelques phrases très vagues, ils échangèrent l’aveu de la grande pitié que leur inspirait le monde où ils vivaient. Seulement l’abbé Lantaigne déplorait le déclin de cette antique cité, si riche de savoir et de pensée au moyen âge, et maintenant soumise à quelques boutiquiers francs-maçons ; et, tout au contraire, M. Bergeret disait :

— Les hommes furent jadis ce qu’ils sont à présent, c’est-à-dire médiocrement bons et médiocrement mauvais.

— Non pas ! répliqua M. Lantaigne, les hommes étaient vigoureux par le caractère et par la doctrine au temps où Raimund le Grand, surnommé le Docteur balsamique, enseignait dans cette ville la somme des connaissances humaines.

Le prêtre et le professeur s’assirent sur un banc de pierre où déjà se tenaient sans rien dire deux vieillards pâles et lents. Devant ce banc, de vertes prairies descendaient, mollement, dans une brume fine, jusqu’aux peupliers qui bordaient la rivière.

— Monsieur l’abbé, dit le professeur, j’ai, comme tout le mondee, feuilleté à la bibliothèque municipale l’Hortus et le Thesaurus de Raimund le Grand. De plus, j’ai lu le livre tout récent que M. l’abbé Cazeaux a consacré au Docteur balsamique. Or, ce qui m’a frappé dans ce livre…

— L’abbé Cazeaux est un de mes élèves, interrompit M. Lantaigne. Son livre sur Raimund le Grand est nourri de faits, ce qui est méritoire ; il est fondé en doctrine, ce qui est plus louable encore et rare, car la doctrine se perd dans cette France déchue, qui fut la plus grande des nations tant qu’elle en fut la plus théologienne.

— Ce livre de Cazeaux, reprit M. Bergeret, m’a paru intéressant à plusieurs points de vue. Faute de connaissances en théologie, je m’y suis plus d’une fois perdu. Mais j’ai bien cru y voir que le bienheureux Raimund, ce moine si fermement orthodoxe, revendiquait pour le maître le droit de professer sur un même sujet deux opinions contradictoires, l’une théologique et conforme à la révélation, l’autre purement humaine et fondée sur l’expérience ou le raisonnement. Le Docteur balsamique, dont la statue orne si sévèrement la cour de l’archevêché, soutenait, à ce que j’ai cru comprendre, qu’un même homme peut nier comme observateur ou comme argumentateur les vérités que, comme chrétien, il croit et confesse. Et il m’a semblé que M. Cazeaux, votre élève, approuvait un système si étrange.

M. l’abbé Lantaigne, tout animé par ce qu’il venait d’entendre, tira de sa poche son foulard rouge, le déploya comme un étendard et, le visage coloré, la bouche grande ouverte, se jeta hardiment, le front haut, dans la dispute offerte.

— Monsieur Bergeret, qu’on puisse avoir, sur un même sujet, deux opinions distinctes, l’une théologique et de source divine, l’autre purement rationnelle ou expérimentale, de source humaine, c’est une question que je résous par l’affirmative. Et je vais vous démontrer la légitimité de cette apparente contradiction par l’exemple le plus vulgaire. Quand, assis dans votre cabinet, devant votre table chargée de livres et de papiers, vous vous écriez : « C’est incroyable ! je viens de poser à l’instant mon couteau à papier sur cette table, et je ne l’y trouve plus. Je le vois, je crois le voir, et je ne le vois plus », quand vous pensez de la sorte, monsieur Bergeret, vous avez deux opinions contradictoires relativement à un même objet, l’une que votre couteau à papier est sur la table parce qu’il y doit être, celle-ci fondée sur la raison ; l’autre, que votre couteau à papier n’est pas sur la table, puisque vous ne l’y découvrez pas, celle-là fondée sur l’expérience. Voilà bien deux opinions inconciliables sur un même objet. Et elles sont simultanées. Vous affirmez en même temps la présence et l’absence du couteau à papier. Vous vous écriez : « Il est là, j’en suis sûr », au moment où vous éprouvez qu’il n’y est pas.

Et, ayant terminé sa démonstration, M. l’abbé Lantaigne agita son foulard à carreaux, semé de tabac, comme l’éclatante bannière de la scolastique.

Mais le maître de conférences à la Faculté des lettres n’était pas convaincu. Il n’eut pas de peine à montrer le vide du sophisme ; il répondit tout doucement, de sa voix un peu faible, qu’il ménageait, que, cherchant son couteau à papier, il éprouvait tour à tour et non simultanément de la crainte et de l’espérance, effet d’une incertitude qui ne pouvait durer ; car on finit bien par s’assurer si le couteau est sur la table ou s’il n’y est pas.

— Rien, monsieur l’abbé, ajouta-t-il, rien dans cet exemple du couteau de buis n’est applicable au jugement contradictoire que le bienheureux Raimund, ou M. Cazeaux, ou vous-même, pourriez porter sur tel fait rapporté dans la Bible, en affirmant dans le même temps qu’il est vrai et faux. Me permettez-vous à mon tour de prendre un exemple ? Je choisis, non certes pour vous embarrasser, mais parce que cet exemple me vient de lui-même à l’esprit, je choisis l’histoire de Josué arrêtant le soleil…

M. Bergeret passa la langue sur ses lèvres et sourit. Car enfin il était voltairien dans le secret de son âme :

— … Josué arrêtant le soleil. Direz-vous tout ensemble, monsieur l’abbé, que Josué a arrêté et n’a pas arrêté le soleil ?

Le supérieur du grand séminaire n’eut point l’air embarrassé. Controversiste superbe, il tourna sur son contradicteur la flamme de ses yeux et le souffle de sa poitrine :

— Toutes réserves expressément faites sur la véritable interprétation à la fois littérale et spirituelle de l’endroit des Juges que vous visez, et auquel tant d’incrédules se sont étourdiment cognés avant vous, je vous répondrai sans crainte : Oui, j’ai deux opinions distinctes sur l’interprétation de ce miracle. Comme physicien, je crois, pour des raisons tirées de la physique, c’est-à-dire de l’observation, que la terre tourne autour du soleil immobile. Et comme théologien je crois que Josué a arrêté le soleil. Il y a là contradiction. Mais cette contradiction n’est pas irréductible. Je vous le ferai paraître tout de suite. Car l’idée que nous nous faisons du soleil est purement humaine ; elle ne concerne que l’homme et ne saurait convenir à Dieu. Pour l’homme, le soleil ne tourne pas autour de la terre. J’y consens, et je veux donner raison à Copernic. Mais je n’irai pas jusqu’à obliger Dieu à se faire copernicien comme moi, et je ne chercherai pas si pour Dieu le soleil tourne ou ne tourne pas autour de la terre. À vrai dire, je n’avais pas besoin du texte des Juges pour savoir que notre astronomie humaine n’est pas l’astronomie de Dieu. Les spéculations sur le temps, le nombre et l’espace n’embrassent pas l’infini, et c’est une sotte idée que de vouloir empêtrer l’Esprit Saint dans une difficulté de physique ou de mathématiques.

— Ainsi, demanda le professeur, vous admettez que, même en mathématiques, il est permis d’avoir deux opinions contradictoires, l’une humaine, l’autre divine ?

— Je ne risque pas d’être réduit à cette extrémité, répondit l’abbé Lantaigne. Il y a dans les mathématiques une exactitude qui les accorde assez avec la vérité absolue. Les nombres ne sont redoutables, au contraire, que parce que la raison, tentée d’y rechercher son propre principe, risque de s’égarer jusqu’à ne voir dans l’univers qu’un système de nombres. Cette erreur a été condamnée par l’Église. Toutefois, je vous répondrai hardiment que la mathématique humaine n’est pas la mathématique divine. Sans doute il ne saurait y avoir contradiction de l’une à l’autre, et je désire croire que vous ne voulez pas me faire dire que pour Dieu, trois et trois peuvent faire neuf. Mais nous ne connaissons pas toutes les propriétés des nombres, et Dieu les connaît.

» J’entends des prêtres, qu’on qualifie d’éminents, qui soutiennent que la science doit s’accorder avec la théologie. Je déteste cette impertinence, je dirai cette impiété, car il y a quelque impiété à faire marcher de concert la vérité immuable, absolue, et cette sorte de vérité imparfaite et provisoire qu’on appelle la science. Cette folie d’assimiler la réalité à l’apparence, le corps à l’âme, a produit une multitude d’opinions misérables et funestes par lesquelles les apologistes de ce temps ont laissé voir leur faiblesse téméraire. L’un, membre distingué de la Compagnie de Jésus, admet la pluralité des mondes habités ; il consent à ce que des êtres intelligents habitent Mars et Vénus pourvu qu’à la terre soit réservé le privilège de la Croix, par lequel elle redevient unique et singulière dans la création. L’autre qui, en Sorbonne, monta, non sans quelque mérite, dans la chaire aujourd’hui renversée de théologie, admet que le géologue puisse retrouver des vestiges de préadamites et réduit la genèse biblique à l’organisation d’un canton de l’univers pour le séjour d’Adam et de sa semence. Ô plates folies ! ô piteuses audaces ! ô nouveautés antiques et déjà cent fois condamnées ! ô rupture de la solennelle unité ! Qu’il vaut mieux, comme Raimund le Grand et comme son historien, proclamer que la science et la religion ne doivent pas plus se confondre que le relatif et l’absolu, le fini et l’infini, l’ombre et la lumière !

— Monsieur l’abbé, dit le professeur, vous méprisez la science.

Le prêtre secoua la tête.

— Non pas, monsieur Bergeret, non pas ! Je tiens au contraire, sur l’exemple de saint Thomas d’Aquin et de tous les grands docteurs, que la science et la philosophie doivent être tenues en estime dans les écoles. On ne méprise pas la science sans mépriser la raison ; on ne méprise pas la raison sans mépriser l’homme ; on ne méprise pas l’homme sans offenser Dieu. Le scepticisme imprudent qui s’en prend à la raison humaine est le premier degré de ce scepticisme criminel qui s’attaque aux mystères divins. J’estime la science comme un bienfait qui nous vient de Dieu. Mais si Dieu nous a donné la science, il ne nous a pas donné sa science. Sa géométrie n’est pas la nôtre. La nôtre spécule sur un plan ou dans l’espace, la sienne s’exerce dans l’infini. Il ne nous a pas trompés : c’est pourquoi j’estime qu’il y a une véritable science humaine. Il ne nous a pas tout appris : c’est pourquoi je constate l’impuissance de cette science, même véritable, à s’accorder avec la vérité des vérités. Et ce désaccord, toutes les fois qu’il se rencontre, je le vois sans peur : il ne prouve rien ni contre le ciel ni contre la terre.

M. Bergeret avoua que ce système lui semblait habile autant qu’audacieux, et conforme enfin aux intérêts de la foi.

— Mais, ajouta-t-il, ce n’est pas la doctrine de notre archevêque. Monseigneur Charlot parle volontiers, dans ses mandements, des vérités de la religion confirmées par les découvertes de la science, et notamment par les expériences de M. Pasteur.

— Oh ! répondit l’abbé Lantaigne d’une voix de nez où sifflait le mépris, Son Éminence observe, en philosophie du moins, la pauvreté évangélique.

Au moment où cette phrase cinglait l’air sous les quinconces, une douillette ventrue passa devant le banc, coiffée d’un large chapeau ecclésiastique.

— Parlez plus bas, monsieur l’abbé, dit le maître de conférences : M. l’abbé Guitrel vous entend.


VIII


M. le préfet Worms-Clavelin causait avec M. l’abbé Guitrel dans le magasin de Rondonneau jeune, orfèvre et bijoutier. Il se renversa dans un fauteuil et croisa les jambes de sorte qu’une semelle des bottines se dressait vers le menton du doux vieillard.

— Monsieur l’abbé, vous avez beau dire : vous êtes un prêtre éclairé ; vous voyez dans la religion un ensemble de prescription morales, une discipline nécessaire, et non point des dogmes surannés, des mystères dont l’absurdité n’est que trop peu mystérieuse.

M. Guitrel avait, comme prêtre, d’excellentes règles de conduite. L’une de ces règles était d’éviter le scandale et de se taire, plutôt que d’exposer la vérité aux risées des incrédules. Et, comme cette précaution s’accordait avec la pente de son caractère, il l’observait exactement. Mais M. le préfet Worms-Clavelin manquait de discrétion. Son nez vaste et charnu, ses lèvres épaisses, apparaissaient comme de puissants appareils pour pomper et pour absorber, tandis que son front fuyant, sous de gros yeux pâles, trahissait la résistance à toute délicatesse morale. Il insista, poussa contre les dogmes chrétiens des arguments de loges maçonniques et de cafés littéraires, conclut qu’il était impossible à un homme intelligent de croire un mot du catéchisme. Puis, abattant sur l’épaule du prêtre sa grosse main à bagues, il dit :

— Vous ne répondez rien, mon cher abbé ; vous êtes de mon avis.

M. Guitrel, martyr en quelque manière, dut confesser sa foi :

— Pardonnez-moi, monsieur le préfet ; ce petit livre qu’on affecte de mépriser en certains milieux, le catéchisme, contient plus de vérités que les gros traités de philosophie qui mènent si grand bruit par le monde. Le catéchisme joint la métaphysique la plus savante à la plus efficace simplicité. Cette appréciation n’est pas de moi ; elle est d’un philosophe éminent, M. Jules Simon, qui met le catéchisme au·dessus du Timée de Platon.

Le préfet n’osa rien opposer au jugement d’un ancien ministre. Il lui souvint en même temps que son supérieur hiérarchique, le ministre actuel de l’Intérieur, était protestant. Il dit :

— Comme fonctionnaire, je respecte également tous les cultes, le protestantisme, comme le catholicisme. En tant qu’homme, je suis libre penseur, et, si j’avais une préférence dogmatique, permettez-moi de vous dire, monsieur l’abbé, qu’elle serait en faveur de la Réforme.

M. Guitrel répondit d’une voix onctueuse :

— Il y a sans doute, parmi les protestants, des personnes éminemment estimables au point de vue des mœurs, et j’ose dire des personnes exemplaires, si l’on en juge selon le monde. Mais l’Église prétendue réformée n’est qu’un membre tranché de l’Église catholique, et l’endroit de la rupture saigne encore.

Indifférent à cette forte parole, empruntée à Bossuet, M. le préfet tira de son étui un gros cigare, l’alluma, puis tendant l’étui au prêtre :

— Voulez-vous accepter un cigare, monsieur l’abbé ?

N’ayant aucune idée de la discipline ecclésiastique, et croyant que le tabac à fumer était interdit aux membres du clergé, c’était pour l’embarrasser ou le séduire qu’il offrait un cigare à M. Guitrel. Dans son ignorance, il croyait, par ce présent, induire le porteur de soutane en péché, le faire tomber dans la désobéissance, peut-être dans le sacrilège et presque dans l’apostasie. Mais M. Guitrel prit tranquillement le cigare, le coula avec précaution dans la poche de sa douillette et dit, de bonne grâce, qu’il le fumerait après souper, dans sa chambre.

Ainsi M. le préfet Worms-Clavelin et M. l’abbé Guitrel, professeur d’éloquence sacrée au grand séminaire, conversaient dans le cabinet de l’orfèvre. Près d’eux, Rondonneau jeune, fournisseur de l’archevêché, qui travaillait aussi pour la préfecture, assistait discrètement à l’entretien sans y prendre part. Il faisait son courrier, et son crâne lisse allait et venait parmi les registres et les échantillons d’orfèvrerie commerciale, amoncelés sur la table.

Brusquement, M. le préfet se mit debout, poussa M. l’abbé Guitrel à l’autre extrémité de la pièce, dans l’embrasure de la fenêtre, et lui dit à l’oreille :

— Mon cher Guitrel, vous savez que l’évêché de Tourcoing est vacant.

— J’ai appris en effet, répondit le prêtre, la mort de Monseigneur Duclou. C’est une grande perte pour l’Église de France. Monseigneur Duclou avait autant de mérite que de modestie. Il excellait dans l’homélie. Ses instructions pastorales sont des modèles d’éloquence parénétique. Oserai-je rappeler que je l’ai connu à Orléans, du temps qu’il était encore M. l’abbé Duclou, le vénérable curé de Saint-Euverte, et qu’à cette époque il daignait m’honorer de sa bienveillante amitié ? La nouvelle de sa fin prématurée a été particulièrement douloureuse pour moi.

Il se tut, laissant pendre ses lèvres en signe d’affliction.

—- Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, dit le préfet. Il est mort ; il s’agit de le remplacer.

M. Guitrel avait changé de figure. Maintenant il faisait de petits yeux tout ronds et avait l’air d’un rat qui voit le lard dans le garde-manger.

— Vous concevez, mon cher Guitrel, reprit le préfet, que toute cette affaire ne me regarde en aucune façon. Ce n’est pas moi qui nomme les évêques. Je ne suis pas le garde des sceaux, ni le nonce, ni le pape, Dieu merci !

Et il se mit à rire.

— À propos, en quels termes êtes-vous avec le nonce ?

— Le nonce, monsieur le préfet, me regarde avec bienveillance, comme un enfant soumis et respectueux du Saint-Père. Mais je ne me flatte pas qu’il me distingue particulièrement, dans l’état obscur où je suis placé et où je me plais à demeurer.

— Mon cher abbé, si je vous parle de cette affaire, — tout à fait entre nous, n’est-ce pas ? — c’est qu’il est question d’envoyer à Tourcoing un prêtre de mon chef-lieu. Je tiens de bonne source qu’on met en avant le nom de M. l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, et il n’est pas impossible que je sois appelé à fournir des notes confidentielles sur le candidat. Il est votre supérieur hiérarchique. Que pensez-vous de lui ?

M. Guitrel, les yeux baissés, répondit :

— Il est certain que M. l’abbé Lantaigne porterait sur le siège épiscopal sanctifié jadis par l’apôtre Loup des vertus éminentes et les dons précieux de la parole. Ses carêmes, prêchés à Saint-Exupère, ont été justement appréciés pour l’ordonnance des idées et la force de l’expression, et l’on s’accorde à reconnaître qu’il ne manquerait rien à la perfection de quelques-uns de ses sermons, s’il s’y trouvait cette onction, cette huile parfumée et bénie, oserai-je dire, qui seule pénètre les cœurs.

» M. le curé de Saint-Exupère s’est plu le premier à déclarer que M. Lantaigne, en portant la parole dans la chaire de la plus vénérable basilique du diocèse, avait bien mérité du grand apôtre des Gaules, qui en posa la première pierre, par une ardeur et un zèle dont les excès mêmes trouvent leur excuse dans leur source charitable. Il a déploré seulement les incursions de l’orateur dans le domaine de l’histoire contemporaine. Car il faut avouer que M. Lantaigne ne craint pas de marcher sur des cendres encore brûlantes. M. Lantaigne est éminent par la piété, la science et le talent. Quel dommage que ce prêtre, digne d’être élevé aux plus hauts degrés de la hiérarchie, croie devoir afficher un attachement, louable sans doute dans son principe, mais immodéré dans ses effets, à une famille exilée dont il reçut les bienfaits ! Il se plaît à montrer un exemplaire de l’Imitation de Jésus-Christ qui lui fut donné, couvert de pourpre et d’or, par Madame la comtesse de Paris, et il étale trop volontiers les pompes de sa fidélité et de sa reconnaissance. Et quel malheur que la superbe, excusable peut-être en un si beau génie, l’emporte jusqu’à parler sous les Quinconces, publiquement, de monseigneur le cardinal-archevêque en des termes que je n’ose rapporter ! Hélas ! à défaut de ma voix, tous les arbres du Mail vous rediront ces paroles tombées de la bouche de M. Lantaigne, en présence de M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des lettres : « En esprit seulement, Son Éminence observe la pauvreté évangélique ! » Il est coutumier de tels propos, et ne l’entendit-on pas dire, à la dernière ordination, quand Son Éminence s’avança revêtue de ses ornements pontificaux, qu’Elle porte avec tant de noblesse, malgré sa petite taille : « Crosse d’or, évêque de bois » ? Il censurait ainsi, mal à propos, la magnificence avec laquelle Monseigneur Charlot se plaît à célébrer les offices comme à régler l’ordonnance de ses repas officiels, et notamment du dîner qu’il donna au général commandant le neuvième corps d’armée, et auquel vous fûtes prié, monsieur le préfet. Et c’est particulièrement un meilleur accord entre la préfecture et l’archevêché qui offusque M. l’abbé Lantaigne, trop enclin malheureusement à prolonger, au mépris des préceptes de saint Paul et des enseignements de Sa Sainteté Léon XIII, les pénibles malentendus dont souffrent également l’Église et l’État.

Le préfet ouvrait la bouche toute grande, ayant coutume d’écouter par la bouche. Il éclata :

— Ce Lantaigne est imbu du plus détestable esprit clérical ! Il m’en veut ? Que me reproche-t-il ? Ne suis-je pas assez tolérant, libéral ? N’ai-je pas fermé les yeux quand, de toutes parts, les moines, les sœurs rentraient dans les couvents, dans les écoles ? Car si nous maintenons énergiquement les lois essentielles de la République, nous ne les appliquons guère. Mais les prêtres sont incorrigibles. Vous êtes tous les mêmes. Vous criez qu’on vous opprime tant que vous n’opprimez pas. Et que dit-il de moi, votre Lantaigne ?

— On ne peut rien articuler de formel contre l’administration de M. le préfet Worms-Clavelin, mais une âme intransigeante comme M. Lantaigne ne vous pardonne ni votre affiliation à la franc-maçonnerie, ni vos origines israélites.

Le préfet secoua la cendre de son cigare.

— Les juifs ne sont pas mes amis. Je n’ai pas d’attache dans le monde juif. Mais soyez tranquille, mon cher abbé, je vous f… mon billet que M. Lantaigne ne sera pas évêque de Tourcoing. J’ai assez d’influence dans les bureaux pour lui faire échec… Écoutez-moi bien, Guitrel : je n’avais pas d’argent quand j’ai débuté dans la vie. Je me suis fait des relations. Les relations valent presque la fortune. J’en ai beaucoup et de belles. Je veillerai à ce que M. l’abbé Lantaigne se casse le cou dans les bureaux. D’ailleurs ma femme a un candidat à l’évêché de Tourcoing. Et ce candidat, c’est vous, Guitrel.

À ce mot, l’abbé Guitrel baissa les yeux et leva les bras.

— Moi, m’asseoir dans le siège sanctifié par le bienheureux Loup et par tant de pieux apôtres des Gaules septentrionales ! Madame Worms-Clavelin a-t-elle eu cette pensée ?

— Mon cher Guitrel, elle veut que vous portiez la mitre. Et je vous assure qu’elle est de force à faire un évêque. Moi-même, je ne serai pas fâché de donner à la République un évêque républicain. C’est entendu, mon cher Guitrel ; voyez l’archevêque et le nonce ; ma femme et moi, nous ferons agir les bureaux.

Et M. Guitrel murmurait les mains jointes :

— Le siège antique et vénérable de Tourcoing !

— Un évêché de troisième classe, un trou, mon cher abbé. Mais il faut commencer. Tenez ! moi, savez-vous où j’ai fait mes débuts dans l’administration ? À Céret ! J’ai été sous-préfet de Céret, dans les Pyrénées-Orientales ! Le croirait-on ?… Mais je perds mon temps à bavarder… Bonsoir, Monseigneur.

— Le préfet tendit la main au prêtre. Et M. Guitrel s’en ella par la tortueuse rue des Tintelleries, humble, le dos rond, méditant des démarches savantes, en se promettant, au jour où il porterait la mitre et tiendrait la crosse, de résister, en prince de l’Église, au gouvernement civil, de combattre les francs-maçons, et de jeter l’anathème aux principes de la libre pensée, de la République et de la Révolution.


IX


Un article du Libéral apprit à la ville de *** qu’elle avait une prophétesse. C’était mademoiselle Claude Deniseau, fille d’un agent de placement pour les domestiques agricoles. Jusqu’à l'âge de dix-sept ans, mademoiselle Deniseau n’avait laissé découvrir a l’observateur le plus attentif aucun trouble dans sa raison ni dans sa santé. C’était une fille blonde, grasse, courte, ni jolie, ni laide, mais agréable et d’un caractère enjoué. « Elle avait reçu, disait le Libéral, une bonne éducation bourgeoise, et elle était pieuse sans exagération. » Comme elle entrait dans sa dix·huitième année, le 3 février 189*, à six heures du soir, occupée à mettre le couvert sur la table de la salle à manger, elle crut entendre la voix de sa mère qui lui disait : « Claudine, va dans ta chambre. » Elle y alla et vit, entre le lit et la porte, une grande lumière, et elle entendit la voix qui parlait dans cette lumière : « Claudine, disait-elle, il faut que ce pays-ci fasse pénitence. Cela éviterait de grands malheurs. Je suis sainte Radegonde, reine de France. » Mademoiselle Deniseau distingua alors dans la clarté un visage lumineux et comme transparent qui portait une couronne d’or et de pierreries.

Depuis lors, sainte Radegonde venait converser chaque jour avec mademoiselle Deniseau à qui elle découvrait des secrets et faisait des prophéties. Elle avait prédit les gelées, qui brûlèrent la vigne en fleur, et révélé que M. Rieu, curé de Sainte-Agnès, ne verrait pas les fêtes pascales. Le vénérable M. Rieu mourut en effet le jeudi saint. Elle ne cessait d’annoncer pour la République et pour la France des maux terribles et prochains, des incendies, des inondations, des massacres. Mais Dieu, las de châtier le peuple infidèle, lui donnerait enfin, avec un roi, la paix et la prospérité. La sainte reconnaissait et guérissait les maladies. Sous son inspiration, mademoiselle Deniseau avait indiqué au cantonnier Jobelin une pommade qui l’avait soulagé d’une ankylose du genou. Jobelin avait pu reprendre son travail.

Ces prodiges attirèrent une foule de curieux dans l’appartement habité par la famille Deniseau, sur la place Saint-Exupère, au-dessus du bureau du tramway. La jeune fille fut observée par des ecclésiastiques, des officiers en retraite et des docteurs en médecine. On crut voir que, lorsqu’elle répétait les paroles de sainte Radegonde, sa voix devenait plus grave, son visage plus sévère et que ses membres se raidissaient. On remarquait aussi qu’elle employait des expressions qui ne sont pas habituelles à une jeune fille et que ses paroles ne s’expliquaient pas d’une façon naturelle.

M. le préfet Worms-Clavelin, d’abord indifférent et railleur, suivit bientôt avec inquiétude l’extraordinaire succès de l’inspirée, qui annonçait la fin de la République et le retour de la France à la monarchie chrétienne.

M. Worms-Clavelin était entré dans l’administration lors des scandales de l’Élysée sous le président Grévy. Il avait depuis assisté à ces affaires de corruption sans cesse étouffées et renaissant toujours, au grand dommage du Parlement et des pouvoirs publics. Et ce spectacle, qui lui semblait naturel, avait imprimé dans son âme un profond sentiment d’indulgence, qu’il répandait sur tous ses administrés. Un sénateur et deux députés de son département se trouvaient sous le coup de poursuites judiciaires. Les personnages les plus influents du parti, ingénieurs et financiers, étaient en prison ou en fuite. Dans ces conjonctures, satisfait de l’attachement des populations au régime républicain, il ne leur demandait pas un zèle ni des respects qui lui paraissaient à lui-même des sentiments antiques et les symboles vains d’un âge évanoui. Les événements avaient élargi son intelligence naturellement étroite. L’immense ironie des choses avait passé dans son âme et l’avait rendue facile, souriante et légère. Ayant reconnu d’ailleurs que les comités électoraux constituaient la seule autorité réelle qui subsistât encore dans le département, il leur obéissait avec un semblant de zèle et une intime résistance. S’il exécutait leurs ordres, ce n’était pas sans en beaucoup tempérer la rigueur. Enfin, d’opportuniste il était devenu libéral et progressiste. Volontiers il laissait dire et faire. Mais il était trop sage pour tolérer aucun excès intolérable et il tenait la main, en honnête fonctionnaire, à ce que le gouvernement ne reçût aucune insulte éclatante, et que les ministres pussent jouir en paix de cette commune indifférence qui, gagnant leurs amis comme leurs ennemis, assurait en même temps leur force et leur repos.

Il lui plaisait que les journaux du gouvernement et ceux de l’opposition, compromis les uns et les autres dans des affaires financières, eussent perdu tout crédit pour la louange ou l’injure. La feuille socialiste, seule pure, était seule violente. Mais elle était très pauvre ; et la peur qu’elle inspirait rejetait les esprits vers le gouvernement. Aussi était-ce avec une entière sincérité que M. le préfet Worms-Clavelin informait le ministre de l’intérieur que la situation politique était excellente dans le département. Et voici que l’inspirée de la place Saint-Exupère troublait cet heureux état. Elle annonçait, sous la dictée de sainte Radegonde, la chute du ministère, la dissolution de la Chambre, la démission du président de la République et la fin du régime tombé dans la boue. Elle était beaucoup plus violente que le Libéral et beaucoup plus écoutée. Car le Libéral tirait peu et mademoiselle Deniseau recevait toute la ville. Le clergé, la grosse propriété, la noblesse, la presse cléricale se penchaient sur elle et buvaient ses paroles. Sainte Radegonde ralliait les adversaires défaits de la République et rassemblait les « conservateurs ». Rassemblement inoffensif, mais importun. M. Worms-Clavelin craignait surtout qu’un journal de Paris n’ébruitât l’atffaire. « Elle prendrait alors, se disait-il, les proportions d’un scandale et m’exposerait aux réprimandes du ministre. » Il résolut de rechercher le moyen le plus doux de faire taire mademoiselle Deniseau et se fit renseigner d’abord sur la moralité des parents.

Sa famille paternelle n’était pas bien vue dans la ville. Les Deniseau étaient des gens de rien. Le père de mademoiselle Claude tenait un bureau de placement qui n’était ni mieux ni plus mal famé que les autres bureaux de placement. Les maîtres et les domestiques s’en plaignaient et y allaient. En 1871, Deniseau avait fait proclamer la Commune sur la place Saint-Exupère. Plus tard, lors de l’expulsion de trois dominicains manu militari, il avant résisté à la gendarmerie et s’était fait arrêter. Depuis lors il s’était présenté aux élections municipales comme socialiste, et n’avait obtenu qu’un très petit nombre de voix. C’était une tête chaude, un esprit faible. On le croyait honnête.

La mère était une Nadal. Les Nadal, plus considérés que les Deniseau, étaient de petits propriétaires agricoles, tous très bien notés. Une Nadal, tante de mademoiselle Claude, sujette aux hallucinations, avait été enfermée pendant quelques années dans une maison de santé. Les Nadal étaient dévots et avaient des attaches cléricales. M. Worms-Clavelin n’en put apprendre davantage.

Un matin, il eut une conversation à ce sujet avec son secrétaire particulier, M. Lacarelle, qui appartenait à une famille ancienne de la région et connaissait bien le département.

— Mon cher Lacarelle, il faut en finir avec cette folle. Car il est clair que mademoiselle Deniseau est folle.

Lacarelle répondit gravement, non sans une sorte de fierté inhérente à ses longues moustaches blondes :

— Monsieur le préfet, les avis sont partagés à cet égard, et beaucoup de personnes croient que mademoiselle Deniseau est parfaitement sensée.

— Enfin, Lacarelle, vous ne pensez pas que sainte Radegonde vient causer avec elle tous les matins et traîner le chef de l’État avec le gouvernement dans la boue.

Mais Lacarelle avait l’idée qu’on exagérait, que des malveillants exploitaient une manifestation extraordinaire. Il était extraordinaire en effet que mademoiselle Deniseau ordonnât des remèdes souverains pour des maladies incurables ; elle avait guéri le cantonnier Jobelin et un ancien huissier du nom de Favru. Ce n’est pas tout. Elle annonçait des événements qui se produisaient comme elle avait dit.

— Je puis vous certifier un fait, monsieur le préfet. La semaine passée, mademoiselle Deniseau a dit : « Il y a un trésor caché dans le champ Faifeu, à Noiselles. » On a creusé à l’endroit indiqué et l’on a découvert une grande dalle de pierre qui bouchait l’orifice d’un souterrain.

— Mais, encore une fois, s’écria le préfet, il n’est pas admissible que sainte Radegonde…

Il s’arrêta, pensif et curieux. Il ignorait profondément l’hagiographie de la Gaule chrétienne et nos antiquités nationales. Mais il avait étudié, en classe, des manuels d’histoire. Il s’efforça de rappeler ses souvenirs adolescents :

— Sainte Radegonde, c’est la mère de saint Louis ?

M. Lacarelle, qui avait plus de tradition n’hésita qu’un moment :

— Non, dit-il. La mère de saint Louis, c’est Blanche de Castille. Sainte Radegonde est une reine plus ancienne.

— Eh bien ! il est inadmissible qu’elle fasse du potin dans le chef-lieu. Et vous, mon cher Lacarelle, vous devez faire comprendre à son père… je veux dire à ce Deniseau, qu’il n’a qu’à donner une bonne fessée à sa fille et à la mettre sous clef.

Lacarelle lissa ses moustaches gauloises :

— Monsieur le préfet, je vous conseille d’aller voir cette jeune Deniseau. Elle est intéressante. Elle vous donnera une séance particulière, tout à fait privée.

— Vous n’y pensez pas, Lacarelle ! Moi, aller me faire dire par une gamine que mon gouvernement tombe dans la boue !

M. le préfet Worms-Clavelin n’était pas crédule. Il ne considérait les religions qu’au point de vue administratif. Il n’avait hérité aucune croyance de ses parents, étrangers à toutes les superstitions comme à tous les terroirs. Son esprit n’avait tiré d’aucun sol une nourriture antique. Il restait vide, incolore et libre. Par incapacité métaphysique et par instinct d’agir et de posséder, il s’en tenait à la vérité tangible et se croyait de bonne foi positiviste. Ayant naguère bu des bocks dans les cafés de Montmartre avec des chimistes politiciens, il lui en demeurait une estime confiante pour les méthodes scientifiques, qu’il préconisait à son tour aux instituteurs francs-maçons, dans les loges. Il se plaisait à parer d’un bel aspect de sociologie expérimentale ses intrigues politiques et ses expédients administratifs. Et il appréciait d’autant mieux la science qu’elle lui était plus utile. « Je professe, disait-il sincèrement, cette foi absolue aux faits qui constitue le savant, le sociologue. » Et c’est parce qu’il croyait uniquement aux faits et qu’il faisait profession de positivisme que l’affaire de la Voyante commençait à le troubler.

M. Lacarelle, son secrétaire particulier lui avait dit : « Cette jeune personne a guéri un cantonnier et un huissier. Ce sont des faits. Elle a indiqué l’endroit où l’on découvrirait un trésor, et l’on a vraiment trouvé en cet endroit une trappe à l’orifice d’un souterrain. C’est un fait. Elle a prédit la coulure de la vigne. C’est un fait. » M. le préfet Worms-Clavelin avait l’instinct du ridicule et le sentiment de l’absurde, mais ce mot de fait était puissant sur son esprit ; et il lui revenait vaguement à la mémoire que des médecins tels que Charcot avaient fait dans les hôpitaux des observations sur des malades doués de facultés extraordinaires. Il se rappelait certains phénomènes singuliers d’hystérie et des cas de double vue. Il se demandait si mademoiselle Deniseau n’était pas une hystérique assez intéressante pour la confier aux médecins aliénistes, qui en débarrasseraient la ville.

Il pensait :

— Je pourrais ordonner d’office le placement de cette fille dans une maison d’aliénés, comme de toute personne dont l’état d’aliénation compromet l’ordre public et la sûreté des personnes ; mais les adversaires du régime crieraient comme des putois, et j’entends déjà l’avocat Lerond m’accuser de séquestration arbitraire. Il faut démêler l’intrigue, si tant est que les cléricaux du chef-lieu en aient noué une. Car il n’est pas tolérable qu’une demoiselle Deniseau se fasse dire tous les jours par sainte Radegonde que la République tombe dans la boue. Des actes regrettable ont été commis, je le reconnais. Des changements partiels s’imposent, notamment dans la représentation nationale, mais le régime est encore assez fort, Dieu merci ! pour que je le soutienne.


X


Assis sur un banc du Mail, M. l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, et M. Bergeret maître de conférences à la Faculté des lettres, conversaient, selon leur coutume d’été. Ils étaient sur toutes choses d’un sentiment contraire ; jamais deux hommes ne furent plus différents d’esprit et de caractère. Mais seuls dans la ville ils s’intéressaient aux idées générales. Cette sympathie les réunissait. En philosophant sous les quinconces, quand le temps était beau, ils se consolaient, l’un des tristesses du célibat, l’autre des tracas de la famille ; tous deux, de leurs ennuis professionnels et de leur égale impopularité.

Ce jour-là, du banc où ils étaient assis, ils voyaient le monument de Jeanne d’Arc encore couvert de toile. La Pucelle ayant couché une nuit dans la ville, au logis d’une honnête dame nommée la Gausse, la municipalité, en 189*, faisait élever, avec le concours de l’État, un monument commémoratif de ce séjour. Deux artistes, enfants du pays, l’un sculpteur, l’autre architecte, avaient exécuté ce monument, où se dressait, sur un haut piédestal, la vierge « armée et pensive ».

La date de l’inauguration était fixée au prochain dimanche. Le ministre de l’Instruction publique était attendu. On comptait sur une large distribution de croix d’honneur et de palmes académiques. Les bourgeois venaient sur le Mail contempler la toile qui recouvrait la figure de bronze et le socle de pierre. Les forains s’installaient sur les remparts. Aux baraques montées sous les quinconces les limonadiers clouaient des bandes de calicot portant ces inscriptions : Véritable bière Jeanne d’Arc. - Café de la Pucelle.

À cette vue, M. Bergeret dit qu’il fallait admirer ce concours de citoyens réunis pour honorer la libératrice d’Orléans.

— L’archiviste du département, ajouta-t-il, M. Mazure, s’est distingué de la foule. Il a composé un mémoire pour démontrer que la fameuse tapisserie historique, représentant l’entrevue de Chinon, ne fut pas faite vers 1430 en Allemagne, comme on croyait, mais qu’elle sortit à cette époque de quelque atelier de la France flamande. Il soumit les conclusions de son mémoire à M. le préfet Worms-Clavelin, qui les qualifia d’éminemment patriotiques et les approuva, et qui manifesta l’espérance de voir l’auteur de cette découverte recevant les insignes d’officier d’Acadèmie sous la statue de Jeanne. On assure encore que, dans son discours d’inauguration, M. le préfet dira, les yeux tournés vers les Vosges, que Jeanne d’Arc est une fille de l’Alsace-Lorraine.

M. l’abbé Lantaigne, peu sensible à la plaisanterie, ne répondit rien et garda un visage grave. Ces fêtes de Jeanne d’Arc, il les tenait pour louables dans leur principe. Il avait lui-même, deux ans auparavant, prononcé à Saint-Exupère le panégyrique de la Pucelle et fait paraître en cette héroïne la bonne Française et la bonne chrétienne. Il ne trouvait pas sujet à raillerie dans une solennité qui était la glorification de la patrie et de la foi. Il regrettait seulement, patriote et chrétien, que l’évêque avec son clergé n’y occupât point la première place.

— Ce qui fait, dit-il, la continuité de la patrie française, ce ne sont ni les rois, ni les présidents de la République, ni les gouverneurs de province, ni les préfets, ni les officiers de la couronne ni les fonctionnaires du régime actuel ; c’est l’épiscopat qui, depuis les premiers apôtres des Gaules jusqu’à ce jour, a subsisté sans interruption, sans changement, sans diminution, et forme pour ainsi dire la trame solide de l’histoire de la France. La puissance des évêques est spirituelle et stable. Les pouvoirs des rois, légitimes mais transitoires, sont caducs des leur naissance. De leur durée ne dépend point celle de la patrie. La patrie est esprit, et toute contenue dans le lien moral et religieux. Mais, absent, quant au corps, des fêtes qu’on prépare ici, le clergé y sera présent en âme et en vérité. Jeanne d’Arc est à nous, et c’est en vain que les incrédules ont essayé de nous la voler.

m. bergeret. — Il est bien naturel, pourtant, que cette simple fille, devenue un symbole du patriotisme, soit revendiquée par tous les patriotes.

m. lantaigne. — Je ne conçois pas, — je vous l’ai dit — la patrie sans religion. Tout devoir vient de Dieu, le devoir du citoyen comme les autres. Sans Dieu, tous les devoirs tombent. Si c’est un droit et un devoir de défendre contre l’étranger le sol natal, ce n’est pas en vertu d’un prétendu droit des gens qui n’exista jamais, mais en conformité avec la volonté de Dieu. Cette conformité est manifeste dans les histoires de Jahel et de Judith. Elle éclate au livre des Macchabées. Elle se peut découvrir dans les exploits de la Pucelle.

m. bergeret. — Ainsi vous croyez, monsieur l’abbé, que Jeanne d’Arc avait reçu sa mission de Dieu lui-même ? Cela ne va pas sans de nombreuses difficultés. Je ne vous en soumettrai qu’une seule, parce·que celle-là subsiste dans l’ordre de vos croyances. Elle est relative aux voix et aux apparitions qui se manifestèrent à la paysanne de Domrémy. Ceux qui admettent que sainte Catherine s’est véritablement montrée à la fille de Jacquot d’Arc, en compagnie de saint Michel et de sainte Marguerite, se trouveront fort embarrassés, j’imagine, quand on leur aura démontré que cette sainte Catherine d’Alexandrie n’a jamais existé, et que son histoire n’est en réalité qu’un assez mauvais roman grec. Or, cette preuve a été faite, dès le xviie siècle, non par les libertins d’alors, mais par un savant docteur en Sorbonne, Jean de Launoy, homme pieux et de bonnes mœurs. Le judicieux Tillemont, si soumis a l’Église, a rejeté comme une fable absurde la biographie de sainte Catherine. Cela n’est-il pas embarrassant, monsieur l’abbé, pour ceux qui croient que les voix de Jeanne d’Arc venaient du ciel ?

m. lantaigne. — Le martyrologe, monsieur, tout vénérable qu’il est, n’est pas article de foi ; et l’on peut, à l’exemple du docteur de Launoy et de Tillemont, mettre en doute l’existence de sainte Catherine d’Alexandrie. Pour ma part, je ne me porte pas à cette extrémité, et je tiens pour téméraire une négation si absolue. Je reconnais que la biographie de cette sainte nous est venue d’Orient toute surchargée de circonstances fabuleuses, mais je crois que ces ornements ont été brodés sur un fond solide. Ni Launoy ni Tillemont ne sont infaillibles. Il n’est pas certain que sainte Catherine n’ait jamais existé, et si, d’aventure, la preuve historique en était faite, elle tomberait devant la preuve théologique du contraire, résultant des apparitions miraculeuses de cette sainte constatées par l’Ordinaire et solennellement reconnues par le pape. Car enfin il faut, en bonne logique, que les vérités d’ordre scientifique le cèdent aux vérités d’ordre supérieur. Mais nous n’en sommes pas encore au point de connaître l’opinion de l’Église sur les apparitions de la Pucelle. Jeanne d’Arc n’est pas inscrite au canon des saints, et les miracles opérés pour elle ou par elle sont sujets à discussion : je ne les nie ni ne les affirme, et c’est une vue tout humaine qui me fait discerner dans l’histoire de cette merveilleuse fille le bras de Dieu tendu à la France. À la vérité, cette vue est forte et perçante.

m. bergeret. — Si je vous ai bien compris, monsieur l’abbé, vous ne tenez pas pour un miracle avéré l’aventure singulière de Fierbois, quand Jeanne désigna, dit-on, une épée cachée dans le mur. Et vous n’êtes pas certain que la Pucelle ait, ainsi qu’elle le disait elle-même, ressuscité un enfant à Lagny. Pour moi, dont vous savez les idées, je donne a ces deux faits une signification naturelle. J’admets que l’épée était scellée au mur de l’église comme ex-voto, et par conséquent visible. Quant à l’enfant que la Pucelle ressuscite pour le moment de lui administrer le baptême, et qui remourut après avoir été tenu sur les fonts, je me borne à vous rappeler qu’il y avait près de Domrémy une Notre-Dame-des-Aviots qui avait la spécialité de ranimer pendant quelques heures les enfants mort-nés. Je soupçonne que le souvenir de Notre-Dame-des-Aviots n’est pas étranger aux illusions que se fit Jeanne d’Arc quand elle crut, à Lagny, avoir ressuscité un nouveau-né.

m. lantaigne. — Il y a bien de l’incertitude dans ces explications, monsieur. Et plutôt que de les adopter, je suspends mon jugement qui penche, je l’avoue, du côté du miracle, du moins en ce qui concerne l’épée de sainte Catherine. Car les textes sont formels : l’épée était dans le mur, et il fallut creuser pour la trouver. Il n’est pas impossible, non plus, que Dieu, sur les prières agréables d’une vierge, ait rendu la vie à un enfant mort sans avoir reçu le baptême.

m. bergeret. — Vous parlez, monsieur l’abbé, « des prières agréables d’une vierge. » Admettez-vous, conformément aux croyances du moyen âge, qu’il y eût dans la virginité de Jeanne d’Arc une vertu, une force particulière ?

m. lantaigne. — Évidemment, la virginité est agréable à Dieu, et Jésus-Christ se plaît au triomphe de ses vierges. Une jeune fille détourna de Lutèce Attila et ses Huns, une jeune fille délivra Orléans et fit sacrer le roi légitime à Reims.

Ayant entendu ces paroles du prêtre, M. Bergeret les adopta en quelque manière :

— C’est cela ! dit-il, Jeanne d’Arc fut une mascotte.

Mais M. l’abbé Lantaigne n’entendit pas. Il se leva et dit :

— La destinée de la France dans la chrétienté n’est pas accomplie. Je pressens que bientôt Dieu se servira encore de la nation qui fut de toutes la plus fidèle et la plus infidèle.

— Aussi, répliqua M. Bergeret, voyons-nous paraître des prophétesses comme aux temps scélérats du roi Charles VII. Et notre ville en porte une qui commence plus heureusement que Jeanne, puisque la fille de Jacquot d’Arc était tenue pour folle par ses parents, et que mademoiselle Deniseau trouve un disciple dans son propre père. Pourtant je ne crois pas que sa fortune soit grande et durable. Notre préfet M. Worms-Clavelin manque d’une certaine politesse, mais il est moins niais que Baudricourt, et ce n’est plus l’usage des chefs d’État de donner audience aux inspirées. M. Félix Faure ne recevra pas de son confesseur le conseil d’essayer mademoiselle Deniseau. Après cela vous pourrez me répondre, monsieur l’abbé, que l’action de Bernadette de Lourdes est plus forte de nos jours que ne fut jamais celle de Jeanne d’Arc. Celle ci a culbuté quelques centaines d’Anglais affamés et affolés ; Bernadette a mis en marche d’innombrables pèlerins et attiré des milliards sur une montagne des Pyrénées. Et mon vénérable ami, M. Pierre Laffitte, m’assure que nous sommes entrés dans l’ère de la philosophie positive !

— Pour ce qui est de Lourdes, dit M. l’abbé Lantaigne, sans faire l’esprit fort ni tomber dans une excessive crédulité, je réserve mon jugement sur un point dont l’Église n’a pas décidé. Mais dès à présent, je vois dans l’affluence des pèlerins un triomphe de la religion, comme vous y voyez vous-même une défaite de la philosophie matérialiste.


XI


Le ministère était tombé. M. le préfet Worms-Clavelin n’en éprouvait ni surprise ni regret. Au dedans de lui-même, il l’avait jugé trop agité et trop agitant, suspect, non sans raison, à l’agriculture, au gros commerce et à la petite épargne. Sans troubler l’heureuse indifférence des masses, ce cabinet avait exercé, à la douleur de M. le préfet, une fâcheuse influence sur la franc-maçonnerie en qui, depuis quinze années, toute la vie politique du département était rassemblée et contenue. M. le préfet Worms-Clavelin avait su transformer les loges maconniques du département en bureaux investis de la désignation préalable des candidats aux emplois publics, aux fonctions électives et aux faveurs gouvernementales. Exerçant ainsi des attributions larges et précises, les loges, tant opportunistes que radicales, se réunissaient, se confondaient dans une action commune et travaillaient d’accord la matière républicaine. M. le préfet, heureux de voir l’ambition des unes modérer les désirs des autres, recrutait, sur les indications combinées des loges, un personnel de sénateurs, de députés, de conseillers municipaux et d’agents voyers également dévoués au régime, et d’opinions suffisamment diverses et suffisamment modérées pour contenter et rassurer tous les groupes républicains, hors les socialistes. M. le préfet. Worms-Clavelin avait établi ce concert. Et voici que le ministère radical était venu rompre une si heureuse harmonie.

Le malheur avait voulu que le titulaire d’un portefeuille sans importance (agriculture ou commerce) traversât le département et s’arrêtât quelques heures dans le chef-lieu. Il lui avait suffi de prononcer à une tenue un discours philosophique et moral pour agiter toutes les tenues, couper les loges en deux, désunir les frères et dresser le citoyen Mandar, pharmacien, rue Culture, vénérable de la Nouvelle Alliance, radical, contre M. Tricoul, viticulteur aux Tournelles, vénérable de la Sainte Amitié, opportuniste.

M. Worms-CIavelin faisait intérieurement un autre reproche au ministère tombé : c’était d’avoir distribué les palmes académiques et conféré l’ordre du Mérite agricole aux seuls radicaux-socialistes, à profusion, dépouillant ainsi le préfet de l’avantage de gouverner avec des décorations, au moyen de promesses lentement suivies d’effet. M. le préfet exprimait précisément sa pensée en murmurant seul dans son cabinet ces paroles amères :

« S’ils croyaient faire de la politique en chambardant mes bonnes loges et en attachant mes palmes, si utiles, à la queue de tous les chiens coiffés du département, ils en avaient une couche, ceux-là ! »

Aussi avait-il appris sans déplaisir la chute du ministère.

Au reste, ces changements prévus ne le surprenaient jamais. Sa politique administrative était toute fondée sur cette considération que les ministres passent. Il s’étudiait à ne jamais servir un ministre de l’Intérieur avec un zèle ardent. Il se défendait de plaire excessivement à aucun, et évitait toutes les occasions de trop bien faire. Cette modération, gardée pendant la durée d’un ministère, lui assurait la sympathie du suivant, prévenu de la sorte assez favorablement pour agréer ensuite le zèle médiocre, qui devenait un titre à la faveur d’un troisième cabinet. M. le préfet Worms-Clavelin administrait peu, correspondait brièvement avec la place Beauvau, ménageait les bureaux, et durait.

Dans son cabinet, où pénétraient par les fenêtres entr’ouvertes l’odeur des lilas fleuris et les piaillements des passereaux, il songeait d’une humeur douce et tranquille à l’assoupissement lent des scandales qui deux fois avaient dû emporter les têtes du parti. Il entrevoyait le jour, lointain encore, où l’on pourrait recommencer à faire des affaires. Il songeait qu’en dépit des difficultés passagères, et malgré la discorde malencontreusement souillée sur les loges maçonniques et dans les comités électoraux, il aurait de bonnes élections municipales. Les maires étaient excellents dans cette région agricole. L’esprit des populations était si bon que les deux députés qui, compromis dans plusieurs affaires financières, se trouvaient sous le coup de poursuites judiciaires, avaient néanmoins gardé toute leur influence dans leurs arrondissements. Il se disait que le scrutin de liste n’aurait pas produit des résultats si favorables. Des pensées presque philosophiques lui venaient à fleur d’âme sur la facilité qu’on éprouve à gouverner les hommes. Il avait la vision confuse de ce bétail humain se laissant conduire et traînant sous l’œil du chien son infatigable et morne douceur.

M. Lacarelle entra dans le cabinet, un journal à la main :

— Monsieur le préfet, la démission des ministres, acceptée par le président de la République, est consignée à l’Officiel.

M. le préfet Worms-Clavelin poursuivait mollement sa rêverie, et M. Lacarelle relevait ses longues moustaches gauloises et roulait ses prunelles de faïence bleue, en signe qu’il allait exprimer une pensée. Il en exprima une en effet :

— La chute du ministère est diversement appréciée.

— Vraiment ? demanda M. le préfet qui n’écoutait pas.

— Eh bien ! monsieur le préfet, on ne peut le nier, que mademoiselle Claudine Deniseau avait prédit que le ministère tomberait à brève échéance.

M. le préfet haussa les épaules. Il avait l’esprit assez sage pour concevoir que la réalisation d’une telle prophétie n’avait rien de merveilleux. Mais Lacarelle, avec une profonde connaissance des choses locales, une bêtise merveilleusement communicative et l’instinct puissant de l’erreur, lui conta aussitôt trois ou quatre fables récentes qui couraient la ville, et notamment l’histoire de M. de Gromance à qui sainte Radegonde avait dit, répondant à la secrète pensée du visiteur : « Rassurez-vous, monsieur le comte, l’enfant que votre femme porte dans son sein est bien votre fils ». Puis Lacarelle revint à la révélation du trésor. On avait trouvé à l’endroit indiqué deux monnaies romaines. Les recherches continuaient. Il y avait eu aussi des guérisons sur lesquelles le secrétaire particulier donna des indications vagues et prolixes.

M. le préfet Worms-Clavelin écoutait, stupide. L’idée seule de la petite Deniseau l’attristait et le troublait. L’action de la visionnaire sur la foule des habitants passait son génie. Il craignait de mal conduire son intelligence dans cette affaire d’ordre psychique. Cette crainte affaiblissait sa raison, pourtant assez ferme dans les circonstances communes. En écoutant Lacarelle, il eut peur de croire et, d’instinct, il cria brusquement :

— Je ne crois pas à ces choses-là ! Je n’y crois pas !

Mais le doute, l’inquiétude le submergeaient. Il eut envie de savoir ce que pensait, au sujet de cette inspirée, M. l’abbé Guitrel, qu’il tenait pour savant et intelligent. Précisément, c’était l’heure où il rencontrerait l’abbé dans la maison de l’orfèvre. Il alla chez Rondonneau jeune et le trouva qui, dans l’arrière-magasin, clouait une caisse, tandis que M. l’abbé Guitrel examinait un vase de vermeil posé sur un long pied et surmonté d’un couvercle arrondi.

— Un beau calice, n’est-ce pas, monsieur l’abbé ?

— C’est un ciboire, monsieur le préfet, un ciboire, vase destiné ad ferendos cibos. En effet, le ciboire renferme les saintes hosties, la nourriture de l’âme. On gardait autrefois le ciboire dans une colombe d’argent suspendue sur les fonts baptismaux, les autels ou les tombeaux des martyrs. Celui-ci est orné dans le style du xiiie siècle. Un style austère et magnifique, très convenable, monsieur le préfet, au mobilier religieux et particulièrement aux vases sacrés.

M. Worms-Clavelin n’écoutait pas le prêtre, dont il observait le profil inquiet et prudent. « En voilà un, songeait-il, qui va m’en conter sur l’Inspirée et sur sainte Radegonde. » Et le représentant départemental de la République raidissait déjà son esprit, tendait son âme pour ne pas paraître faible d’intelligence, superstitieux et crédule, devant un ecclésiastique.

— Oui, monsieur le préfet, disait l’abbé Guitrel, c’est l’estimable M.Rondonneau jeune qui a composé, d’après des documents anciens, cette belle pièce d’orfèvrerie. Je suis disposé à croire qu’on n’eût pas mieux fait place Saint Sulpice, à Paris, où se trouvent les meilleurs orfèvres.

— À propos, monsieur l’abbé, que dites-vous de l’Inspirée que possède notre ville ?

— Quelle Inspirée, monsieur le préfet ? Voulez-vous parler de cette pauvre fille qui prétend avoir communication avec sainte Radegonde, reine de France ? Hélas ! monsieur, ce ne peut être la pieuse épouse de Clotaire qui dicte à cette malheureuse enfant des pauvretés de toutes sortes, des rapsodies qui, n’étant pas conformes au bon sens, ne le sont pas non plus à la théologie. Des niaiseries, monsieur le préfet, des niaiseries !

M. Worms-Clavelin, qui avait préparé quelques fines railleries sur la crédulité des prêtres, resta muet.

— Non certes, reprit M. Guitrel en souriant, il n’est pas croyable que sainte Radegonde dicte ces bagatelles, ces sottises, tous ces propos légers, vains, parfois hétérodoxes, qu’on recueille sur les lèvres de cette jeune demoiselle. La voix de la très sainte Radegonde aurait un autre accent, n’en doutez point.

m. le préfet. — Elle est peu connue, en somme, cette sainte Radegonde.

m. guitrel. — Détrompez-vous, monsieur le préfet, détrompez-vous ! Sainte Radegonde, vénérée par la catholicité tout entière, est l’objet d’une dévotion spéciale dans le diocèse de Poitiers, qui fut jadis témoin de ses mérites.

m. le préfet. — Oui, comme vous dites, monsieur l’abbé, c’est spécial…

m. guitrel. — Les incrédules eux-mêmes ont contemplé avec admiration cette grande figure. Quel tableau sublime, monsieur le préfet ! Après le meurtre de son frère par son mari, l’illustre épouse de Clotaire se rend à Noyon, auprès de l’évêque Médard, qu’elle presse de la consacrer au Seigneur. Saint Médard, surpris, hésite ; il invoque l’indissolubilité du mariage. Mais Radegonde se couvre elle-même la tête du voile des recluses, s’agenouille aux pieds du pontife qui, vaincu par la sainte obstination de la reine et bravant la colère du farouche monarque, offre à Dieu cette bienheureuse victime.

m. le préfet. — Mais, monsieur l’abbé, est-ce que vous approuvez un évêque bravant, comme celui-là, le pouvoir civil et soutenant dans sa révolte l’épouse de l’exécutif ? Diable ! si vous êtes dans ces idées-là, je vous serai reconnaissant de me le dire.

m. guitrel. — Hélas ! monsieur le préfet, je n’ai point, comme le bienheureux Médard, les lumières de la sainteté pour discerner, dans des circonstances extraordinaires, la volonté de Dieu. Aujourd’hui, par bonheur, les règles que doit suivre un évêque à l’égard du pouvoir civil sont exactement tracées. Et monsieur le préfet voudra bien se rappeler, en parlant de moi, pour l’évêché de Tourcoing, à ses amis du ministère, que je reconnais toutes les obligations qui résultent du Concordat. Mais pourquoi mêler mon humble personne à ces grandes scènes de l’histoire ? Sainte Radegonde, vêtue du voile des diaconesses, fonda le monastère de Sainte-Croix, à Poitiers, où elle vécut plus de cinquante ans dans les pratiques d’un ascétisme rigoureux. Elle observait les jeûnes et les abstinences avec une telle exactitude…

m. le préfet. — Monsieur l’abbé, gardez donc ces histoires-là pour vos séminaristes. Vous ne croyez pas que sainte Radegonde communique avec mademoiselle Deniseau. Je vous en félicite. Et je souhaiterais que tous les prêtres du département fussent aussi raisonnables que vous. Mais il suffit que cette hystérique — car elle est hystérique — attaque le gouvernement pour que les curés viennent par troupe l’écouter bouche bée, et applaudissent à toutes les turpitudes qu’elle expectore.

m. guitrel. — Oh ! ils se réservent, monsieur le préfet, ils se réservent. L’Église leur enseigne à garder une extrême prudence à l’endroit de tout fait présentant les apparences d’un miracle. Et je vous assure que pour ma part je me défie beaucoup des nouveautés merveilleuses.

m. le préfet. — Dites-le, entre nous : Vous ne croyez pas aux miracles, mon cher abbé ?

m. guitrel. — Aux miracles qui ne sont pas dûment constatés je suis peu crédule en effet.

m. le préfet. — Nous sommes seuls. Avouez donc qu’il n’y a pas de miracles, qu’il n’y en a jamais eu et qu’il ne peut pas y en avoir.

m. guitrel. — Bien au contraire, monsieur le préfet, le miracle est possible, il est reconnaissable, il est utile à la confirmation de la doctrine, et son utilité est prouvée par la conversion des peuples.

m. le préfet. — Enfin, vous reconnaissez qu’il est ridicule de croire que sainte Radegonde, qui vivait au moyen âge…

m. guitrel. — Au vie siècle, au vie siècle.

m. le préfet. — Au vie siècle, parfaitement… vienne en 189* tailler une bavette avec la fille d’un agent de placements sur la ligne politique du ministère et des Chambres.

m. guitrel. — Les communications entre l’Église triomphante et l’Église militante sont possibles ; l’histoire en produit des exemples nombreux et indéniables. Mais, encore une fois, je ne crois pas que la jeune personne dont nous nous entretenons soit favorisée d’un commerce de ce genre. Ses propos ne portent pas, si j’ose dire, le cachet d’une révélation céleste. Tout ce qu’elle dit est en quelque sorte…

m. le préfet. — Une fumisterie.

m. guitrel. — Si vous voulez… Ou bien, il se pourrait qu’elle fût possédée.

m. le préfet. — Qu’est-ce que vous dites là ? Vous, un prêtre intelligent, un futur évêque de la République, vous croyez aux possédées ! C’est une idée du moyen âge ! J’ai lu un livre de Michelet là-dessus.

m. guitrel. — Mais, monsieur le préfet, la possession est un fait reconnu non seulement par les théologiens, mais encore par les savants, incrédules pour la plupart. Et Michelet lui-même, que vous citez, croyait aux possédées de Loudun.

m. le préfet. — Quelles idées ! Vous êtes tous les mêmes !… Et si Claudine Deniseau était possédée, comme vous dites ?…

m. guitrel. — Alors il faudrait l’exorciser.

m. le préfet. — L’exorciser ? Ne croyez-vous pas, monsieur l’abbé, que ce serait ridicule ?

m. guitrel. — Nullement, monsieur le préfet, nullement.

m. le préfet. — Comment procède-t-on ?

m. guitrel. — Il y a des règles, monsieur le préfet, un formulaire, un rituel pour cette sorte d’opération, qui n’a jamais cessé d’être en usage. Jeanne d’Arc elle-même y fut soumise, en la ville de Vaucouleurs, si je ne me trompe. Le curé de Saint-Exupère, M. Laprune, serait tout désigné pour exorciser la jeune Deniseau, qui est une de ses paroissiennes. C’est un prêtre bien vénérable. Il est vrai qu’il se trouve vis-à-vis de la famille Deniseau dans une situation qui peut réagir sur son caractère et, dans une certaine mesure, influencer son esprit sage et prudent, que l’âge n’a pas affaibli, ou qui du moins semble soutenir encore le poids des années et les fatigues d’un long et grave ministère. Je veux dire que les faits interprétés par quelques-uns dans le sens du miracle ont eu lieu dans la paroisse de ce respectable curé ; et le zèle de M. Laprune a dû s’égarer à la pensée que la paroisse de Saint-Exupère pût être à ce point privilégiée, qu’une manifestation de la puissance divine s’y produisît, preférablement à toute autre paroisse de notre ville. Nourrissant une telle espérance, il s’est fait, peut-être, des illusions qu’il a communiquées involontairement à son clergé. Erreur et séduction qu’on excuse, si l’on considère les circonstances. En effet, quelles bénédictions un nouveau miracle ne répandrait-il pas sur l’église paroissiale de Saint-Exupère ! La ferveur des fidèles en serait ranimée, l’affluence des dons porterait la richesse dans les murs illustres, mais dénudés, de l’antique basilique. Et la faveur du cardinal-archevêque consolerait les derniers jours de M. Laprune, parvenu au terme de son apostolat et de ses forces.

m. le préfet. — Mais si je vous comprends bien, monsieur l’abbé, c’est le curé cacochyme de Saint-Exupère, c’est M. Laprune, avec ses vicaires, qui a monté le coup de l’Inspirée. Décidément les prêtres sont forts. On ne le croit pas à Paris, dans les bureaux, mais c’est la vérité. Les prêtres sont d’une jolie force ! Ainsi votre vieux Laprune a organisé ces séances de spiritisme clérical, auxquelles assiste toute la ville pour entendre injurier le Parlement, la présidence et moi, car je sais bien qu’on ne m’épargne pas dans les conciliabules de la place Saint-Exupère.

m. guitrel. — Oh ! monsieur le préfet, loin de moi la pensée de soupçonner le respectable curé de Saint-Exupère d’avoir ourdi une trame ! Tout au contraire, je crois sincèrement que, s’il a favorisé en quelque façon cette malheureuse entreprise, il reconnaîtra bientôt son erreur, et s’emploiera de toutes ses forces à en détruire les effets… Mais on pourrait, dans son intérêt même et dans l’intérêt du diocèse, prendre les devants et instruire Son Éminence de la réalité des faits, qu’Elle ignore peut-être encore. Avertie de ces désordres, Elle les ferait cesser sans doute.

m. le préfet. — C’est une idée !… Mon cher abbé, voulez-vous vous charger de la commission ? Moi, comme préfet, je dois ignorer qu’il y a un archevêque, hors les cas prévus par la loi comme les cloches et les processions. Quand on réfléchit, c’est une situation absurde, car du moment qu’il subsiste des archevêques… Mais la politique a ses nécessités. Répondez-moi franchement. Êtes-vous en faveur à l’archevêché ?

m. guitrel. — Son Éminence daigne m’écouter parfois avec bonté. La mansuétude de Son Éminence est extrême.

m. le préfet. — Eh bien ! dites-lui qu’il est inadmissible que sainte Radegonde ressuscite à l’effet d’embêter les sénateurs, les députés et le préfet du département, et que, dans l’intérêt de l’Église comme de la République, il est temps de clore le bec à l’épouse du farouche Clotaire. Dites-lui cela, à Son Éminence.

m. guitrel. — En substance, monsieur le préfet ; je le lui dirai en substance.

m. le préfet. — Prenez-vous-y comme vous voudrez, monsieur l’abbé, mais démontrez-lui qu’il doit interdire à ses prêtres l’accès de la maison Deniseau, réprimander ouvertement le curé Laprune, désavouer dans la Semaine religieuse les propos tenus par cette folle et inviter officieusement les rédacteurs du Libéral à cesser la campagne qu’ils mènent pour le succès d’un miracle inconstitutionnel et anticoncordataire.

m. guitrel. — J’y tâcherai, monsieur le préfet. Certes, j’y tâcherai. Mais que suis-je, pauvre professeur d’éloquence sacrée, devant Son Éminence le cardinal-archevêque ?

m. le préfet. — Il est intelligent, votre archevêque ; il comprendra que son intérêt… et l’honneur de sainte Radegonde, que diable !…

m. guitrel. — Sans doute, monsieur le préfet, sans doute. Mais Son Éminence, si attachée aux intérêts spirituels du diocèse, considère peut-être que l’affluence prodigieuse des âmes auprès de cette pauvre fille est un signe de ce besoin de croire qui tourmente les générations nouvelles, une preuve que la foi est plus vive que jamais dans les foules, un exemple enfin qu’il convient d’offrir à la méditation des hommes d’État. Et il se peut que, dans cette pensée, il ne se hâte pas de faire cesser le signe, de supprimer la preuve et l’exemple. Il se peut…

m. le préfet. — Qu’il se moque du monde. Il en est bien capable.

m. guitrel. — Oh ! monsieur le préfet, cette supposition est mal fondée ! Mais combien ma mission serait plus facile et plus assurée si, comme la colombe de l’arche, j’étais porteur d’un brin d’olivier, si j’étais autorisé à dire — oh ! tout bas ! — à Monseigneur, que le traitement de sept pauvres curés du diocèse, suspendu par l’ancien ministre des Cultes, était rétabli !

m. le préfet. — Donnant, donnant, n’est-ce pas ? Je réfléchirai… Je télégraphierai à Paris, et je vous ferai répondre chez Rondonneau jeune. Bonsoir, monsieur le diplomate !

Huit jours après le jour de cette conférence secrète, M. l’abbé Guitrel avait accompli heureusement sa mission. L’inspirée de la place Saint-Exupère, désavouée par l’archevêché, abandonnée par le clergé, reniée par le Libéral, ne retenait plus auprès d’elle que les deux membres correspondants de l’Académie des sciences psychiques, dont l’un la tenait pour un sujet digne d’étude, et l’autre pour une simulatrice dangereuse. Débarrassé de cette folle et content des élections municipales qui n’avaient fait sortir ni nouvelles idées, ni hommes nouveaux, M. le préfet Worms-Clavelin se réjouit dans le fond de son cœur.


XII


M. Paillot était libraire à l’angle de la place Saint-Exupère et de la rue des Tintelleries. Les maisons qui bordaient cette place étaient pour la plupart anciennes ; celles qui s’adossaient à l’église portaient des enseignes sculptées et peintes. Plusieurs avaient un pignon pointu et la façade en colombage. Une d’elles, qui avait gardé ses poutres sculptées, était un joyau admiré des connaisseurs. Les solives apparentes étaient soutenues par des corbeaux taillés, les uns en forme d’anges portant des écus, les autres en façon de moines bassement accroupis. À gauche de la porte, le long d’un poteau, se dressait la figure mutilée d’une femme, le front ceint d’une couronne à gros fleurons. Les gens de la ville disaient que c’était la reine Marguerite. Et la maison était connue sous le nom de maison de la reine Marguerite.

On croyait, sur la foi de dom Maurice, auteur d’un Trésor d’antiquités, imprimé en 1703, que Marguerite d’Écosse avait logé en cet hôtel durant quelques mois de l’an 1438. Mais M. de Terremondre, président de la Société d’agriculture et d’archéologie, prouve, dans un mémoire solidement établi, que cette maison avait été bâtie en 1488 pour un notable bourgeois nommé Philippe Tricouillard. Les archéologues de la ville qui conduisent les curieux devant ce logis, leur montrent volontiers, en saisissant le moment où les dames sont inattentives, les armes parlantes de Philippe Tricouillard, sculptées sur un écu porté par deux anges. Ces armoiries, que M. Terremondre a judicieusement rapprochées de celles des Coleoni de Bergame, sont figurées sur le corbeau qui se trouve au-dessus de la porte d’entrée, sous le linteau de gauche. Les figures en sont peu distinctes et reconnaissables seulement pour ceux qui sont avertis. Quant à l’effigie d’une femme portant une couronne, qui est adossée à la solive perpendiculaire, M. de Terremondre n’a pas eu de peine à démontrer qu’il faut y voir une sainte Marguerite. En effet, on distingue encore aux pieds de la sainte les restes d’un corps difforme qui n’est autre que celui du diable ; et le bras droit de la figure principale, qui manque aujourd’hui, devait tenir le goupillon que la bienheureuse secoua sur l’ennemi du genre humain. On conçoit que sainte Marguerite figure à cette place depuis que M. Mazure, archiviste du département, a mis en lumière une pièce établissant qu’en l’année 1488 Philippe Tricouillard, alors âgé de soixante-dix ans environ, avait épousé depuis peu Marguerite Larrivée, fille du lieutenant criminel. Par une confusion qui n’est pas trop surprenante, la céleste patronne de Marguerite Larrivée a été prise pour la jeune princesse d’Écosse dont le séjour dans la ville de *** a laissé un profond souvenir. Peu de dames ont légué une mémoire de plus de pitié que cette dauphine qui mourut à vingt ans en exhalant ce soupir : « Fi de la vie ! »

La maison de M. Paillot, libraire, est contiguë à la maison de la reine Marguerite. Primitivement, elle était construite en colombage comme sa voisine, et la charpente apparente n’avait pas été moins curieusement sculptée. Mais, en 1860, M. Paillot père, libraire de l’archevêché, l’avait fait mettre à bas pour la rétablir dans le style moderne, simplement, sans aucune affectation de richesse ni d’art, en prenant garde toutefois de la bien disposer pour le négoce et l’habitation. Un arbre de Jessé, dans le style de la Renaissance, qui s’élevait du haut en bas de la maison Paillot, à l’angle formé par la place Saint-Exupère et la rue des Tintelleries, avait été jeté par terre avec le reste, mais non détruit. M. de Terremondre, l’ayant retrouvé par la suite dans un chantier, en avait fait l’acquisition pour le musée. Ce monument est d’un bon style. Malheureusement, les prophètes et les patriarches, qui s’épanouissaient sur chaque branche comme des fruits merveilleux, et la Vierge, fleurie au faîte de l’arbre prophétique, furent mutilés par les terroristes en 1793, et l’arbre souffrit de nouveaux dommages en 1860, quand il fut porté au chantier comme bois de chauffage. M. Quatrebarbe, architecte diocésain, s’est étendu sur ces mutilations dans son intéressante brochure sur les Vandales modernes. « On frémit, dit-il, à la pensée que cette précieuse relique d’un âge de foi risqua sous nos yeux d’être sciée et brûlée. »

Exprimée par un homme dont les tendances cléricales étaient connues, cette pensée fut vivement critiquée par le Phare, en une note anonyme où l’on reconnut, à tort ou à raison, la main de l’archiviste départemental, M. Mazure. « En vingt mots, disait cette note, M. l’architecte diocésain nous fournit divers sujets de surprise. Le premier est qu’on puisse frémir à la seule idée de la perte d’une poutre médiocrement sculptée, et si mutilée que les détails n’en sont plus perceptibles. Le second est que cette poutre soit pour M. Quatrebarbe, dont on connaît l’esprit, la relique d’un âge de foi, puisqu’elle date de 1530, c’est-à-dire de l’année où s’assembla la diète protestante d’Augsbourg ; le troisième est que M. Quatrebarbe omette de dire que la précieuse poutre fut jetée à bas et envoyée au chantier par son propre beau-père, M. Nicolet, architecte diocésain, qui, en 1860, transforma la maison Paillot de la manière qu’on peut voir ; le quatrième est que M. Quatrebarbe ignore que c’est précisément M. Mazure, archiviste, qui découvrit la poutre sculptée dans le chantier Clouzot, où elle pourrissait depuis dix ans au nez et à la barbe de M. Quatrebarbe, et qui la signala à M. de Terremondre, président de la Société d’agriculture et d’archéologie, lequel en fit l’acquisition pour le musée. »

Dans son état actuel, la maison de M. Paillot, libraire, présentait une façade unie et blanche, haute de trois étages. La boutique, garnie d’une boiserie peinte en vert, portait en lettres d’or : « Paillot, libraire ». La montre étalait des sphères terrestres et célestes de divers modules, des boîtes de mathématiques, des livres de classe et de petits manuels pour les officiers de la garnison, avec quelques romans et mémoires nouveaux : c’est ce que M. Paillot nommait des livres de littérature. Une vitrine plus étroite et moins profonde, donnant sur la rue des Tintelleries, renfermait les ouvrages d’agriculture et de droit, et complétait ainsi les instruments nécessaires à la vie intellectuelle du chef-lieu. À l’intérieur de la boutique, on retrouvait sur un comptoir des ouvrages de littérature, roman, critique et mémoires.

Les « classiques en nombre » s’empilaient dans les casiers, et tout au fond, à côté de la porte qui s’ouvrait sur l’escalier, des rayons étaient réserves aux livres anciens. Car M. Paillot réunissait dans sa boutique la librairie moderne et la librairie « d’occasion ». Ce coin sombre des bouquins attirait les bibliophiles de la région, qui y avaient fait jadis des trouvailles. On parlait de certain exemplaire en bon état de l’édition originale du tiers livre de Pantagruel, déniché en 1871 par M. de Terremondre, le père du président actuel de la Société d’agriculture, chez Paillot, dans le coin des bouquins. On s’entretenait plus mystérieusement d’un Mellin de Saint-Gelais, portant au verso du titre des vers autographes de Marie Stuart, que M. Dutilleul, notaire, aurait trouvé, vers la même époque, au même endroit, et payé trois francs. Mais, depuis lors, nul ne signalait aucune découverte merveilleuse. Le coin des bouquins, morne et régulier, ne changeait guère. On y voyait constamment l’Abrégé de l’Histoire des voyages en cinquante-six volumes, et des tomes dépareillés du Voltaire de Kehl, en grand papier. La découverte de M. Dutilleul, douteuse pour beaucoup, était niée par quelques-uns. Ceux-là fondaient leur opinion sur cette idée que l’ancien notaire était bien capable d’avoir menti par vanité, et sur ce fait qu’après le décès de M. Dutilleul on n’avait trouvé dans sa bibliothèque aucun exemplaire des poésies de Mellin de Saint-Gelais. Pourtant les bibliophiles de la ville, qui fréquentaient chez Paillot, ne maquaient pas d’explorer le coin des bouquins, à tout le moins une fois le mois. M. de Terremondre était des plus assidus.

C’était un gros propriétaire du département, bien apparenté, qui faisait l’élevage et était connaisseur en matière d’art. C’est lui qui dessinait les costumes historiques pour les cavalcades et qui présidait le comité formé pour l’érection d’une statue de Jeanne d’Arc sur les Remparts. Il passait quatre mois de l’année à Paris. On le disait galant. À cinquante ans, il gardait de la sveltesse et de l’élégance. Il était bien vu dans les trois sociétés du chef-lieu, et on lui avait plusieurs fois offert la députation. Il avait refusé, alléguant que son repos lui était cher, et son indépendance. Et l’on cherchait les raisons de son refus.

M. de Terremondre avait pensé acheter la maison de la reine Marguerite pour en faire un musée d’archéologie locale et l’offrir à la ville. Mais la propriétaire de cette maison, madame veuve Houssieu, n’avait pas suivi les ouvertures qu’il lui avait faites. Agée de plus de quatre-vingts ans, elle vivait dans le vieux logis, seule avec une douzaine de chats. Elle passait pour riche et avare. Il fallait attendre sa mort. Chaque fois qu’il entrait dans la boutique de Paillot, M. de Terremondre demandait au libraire :

— La reine Marguerite est-elle encore de ce monde ?

Et M. Paillot répondait que, demeurant enfermée seule à son âge, sûrement on la trouverait morte un matin. En attendant, il craignait qu’elle ne mît le feu à son logis. C’était la terreur constante de son voisin. Il vivait dans l’épouvante que la vieille dame ne fît flamber la maison de bois et la sienne avec.

Madame veuve Houssieu intéressait beaucoup M. de Terremondre. Il était curieux de tout ce que disait et faisait celle qu’il appelait la reine Marguerite. À la dernière visite qu’il lui avait faite, elle lui avait montré une mauvaise gravure de la Restauration représentant la duchesse d’Angoulème pressant sur son cœur les portraits de Louis XVI et de Marie-Antoinette, enfermés dans un médaillon. Cette gravure, bordée d’un cadre noir, était pendue dans la salle du rez-de-chaussée. Madame veuve Houssieu avait dit en la montrant :

— C’est le portrait de la reine Marguerite, qui, dans les temps, habita cette maison.

Et M. de Terremondre s’était demandé comment un portrait de Marie-Thérèse-Charlotte de France avait passé, même dans les plus obscurs esprits, pour un portrait de Marguerite d’Écosse. Il y songeait depuis un mois.

Ce jour-là, en entrant dans la boutique de Paillot, il s’écria :

— J’ai trouvé !

Et il expliqua à son ami le libraire les raisons très vraisemblables de cette merveilleuse confusion.

— Comprenez bien, Paillot ! Marguerite d’Écosse, substituée à Marguerite Larrivée, est confondue avec Marguerite de Valois, duchesse d’Angoulême, et cette princesse est confondue à son tour avec la duchesse d’Angoulême, fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, Marguerite Larrivée Marguerite d’Écosse, — Marguerite, duchesse d’Angoulême, — la duchesse d’Angoulême.

Je suis assez fier d’avoir trouvé cela, Paillot, il faut toujours consulter la tradition. Mais quand nous posséderons la maison de la reine Marguerite, nous restaurerons un peu la mémoire de ce bon Philippe Tricouillard.

Sur cette déclaration, le docteur Fornerol entra dans la boutique avec l’impétuosité habituelle à cet infatigable visiteur des souffrants, qui apportait avec lui l’espérance et le réconfort. Gustave Fornerol était un gros homme à moustaches. Tenant du chef de sa femme un petit domaine rural, il affectait les façons d’un propriétaire campagnard et faisait ses visites en chapeau mou, gilet de chasse, guêtres de cuir. Bien que sa clientèle fût toute dans la petite bourgeoisie et dans la population rurale des faubourgs, il passait pour le plus habile praticien de la ville.

Ami de Paillot comme de tous ses concitoyens, il ne lui faisait pas de visite inutile, et ne s’attardait point à causer dans la boutique. Cette fois pourtant, il s’abattit sur une des trois chaises de paille qui, placées dans le coin des bouquins, assuraient à la librairie Paillot la renommée d’une hospitalité littéraire, docte, polie, académique.

Il souffla, envoya de la main un bonjour à Paillot, salua avec quelque déférence M. de Terremondre et dit :

— Je suis las ! Eh bien ! Paillot, avez-vous été content du spectacle d’hier ? Que pense madame Paillot de la pièce et des acteurs ?

Le libraire ne se prononça point. Il estimait qu’un commerçant est sage de ne point exprimer d’opinion dans sa boutique. Au reste, il n’allait au théâtre qu’en famille et rarement. Mais le docteur Fornerol, à qui son titre de médecin du théâtre procurait ses entrées, ne manquait aucune représentation.

Une troupe de passage avait donné la veille la Maréchale, avec Pauline Giry comme premier sujet.

— Elle est toujours excellente, Pauline Giry, dit le docteur.

— C’est l’avis général, dit le libraire.

— Elle commence à n’être plus très jeune, dit M. de Terremondre, qui feuilletait le tome XXXVIII de l’Histoire générale des Voyages.

— Bigre non ! répliqua le docteur. Vous savez qu’elle ne s’appelle pas Giry ?

— Elle s’appelle de son vrai nom Girou, reprit avec autorité M. de Terremondre. J’ai connu sa mère, Clémence Girou. Il y a quinze ans, Pauline Giry était brune et bien jolie.

Et ils s’appliquèrent tous trois, dans le coin des bouquins, à connaître l’âge de la comédienne. Mais comme ils calculaient sur des données incertaines ou fausses, ils n’obtenaient que des résultats discordants, parfois absurdes, et dont ils n’étaient point satisfaits.

— Je suis fatigué, dit le docteur. Vous autres, après le théâtre, vous êtes allés vous coucher. Mais moi, à minuit, j’ai été appelé chez un vieux cultivateur de la côte Duroc, qui souffrait d’une hernie étranglée. Son valet me dit : « Il a vomi tout ce qu’on peut vomir. Il ne fait qu’un cri. Il va passer. » Je fais atteler et je file sur la côte Duroc, là-bas, tout au bout du faubourg de Tramayes. Je trouve mon homme couché et hurlant. Facies cadavérique, vomissements stercoraires. Très bien ! Sa femme me dit : « C’est en dedans que ça le tient ».

— Elle a quarante-sept ans, Pauline Giry, dit M. de Terremondre.

— C’est bien possible, dit Paillot.

— Au moins quarante-sept ans, reprit le docteur. La hernie était double et mauvaise. Très bien ! Je procède à la réduction par le taxis. Bien qu’il ne faille exercer qu’une pression très légère avec la main, après trente minutes de cette manœuvre, on a les bras et le dos rompus. Et ce n’est qu’au bout de cinq heures, à la dixième reprise, que j’ai pu opérer la réduction.

À cet endroit du récit fait par le docteur Fornerol, le libraire Paillot alla servir des dames qui demandaient des ouvrages intéressants pour lire à la campagne. Et le docteur, s’adressant à M. de Terremondre seul, poursuivit :

— J’étais moulu. Je dis à mon homme : « Il faut garder le lit et de préférence vous tenir couché sur le dos, jusqu’à ce que le bandagiste vous ait fabriqué une pelote d’après mes indications. Restez étendu, ou gare l’étranglement ! Et vous savez si c’est joyeux ! Sans compter qu’un jour ou l’autre vous en claquerez. C’est compris ?

» — Oui, monsieur.

» — Très bien.

» Je vais dans la cour me laver à la pompe. Vous concevez qu’après la manœuvre j’avais besoin de faire un bout de toilette ; je me mets nu jusqu’à la ceinture, et je me frotte au savon noir pendant un petit quart d’heure. Je me rhabille. Je bois un verre de vin blanc qu’on m’apporte dans le courtil. Je regarde le jour se lever tout gris, j’entends chanter l’alouette, et je rentre dans la chambre du malade. Il y faisait noir. Je crie dans la direction du lit : « Hein ? c’est compris ? Immobilité complète en attendant le nouveau bandage. Celui que vous avez ne vaut rien. Vous entendez ? » Pas de réponse. «  Dormez-vous ? » Alors j’entends dans mon dos la voix de la vieille qui me dit : « Monsieur le docteur, notre homme n’est plus au logis. Il lui tardait d’aller à sa vigne. »

— Je reconnais là mes paysans, dit M. de Terremondre.

Il devint pensif et reprit :

— Docteur, Pauline Giry a aujourd’hui quarante-neuf ans. Elle a débuté en 1876, au Vaudeville ; elle avait alors vingt-deux ans. J’en suis sûr.

— En ce cas, dit le docteur, elle serait maintenant dans sa quarante-troisième année, puisque nous sommes en 1897.

— Ce n’est pas possible, dit M. de Terremondre, car elle a au moins six ans de plus que Rose Max, qui a certainement dépassé la quarantaine.

— Rose Max ? Je ne dis pas non, mais c’est encore une belle fille, dit le docteur.

Il bâilla, s’étira et dit :

— En revenant de la côte Duroc, à six heures du matin, je trouve dans mon antichambre deux mitrons qui me disent que leur maîtresse, la boulangère des Tintelleries, est sur le point d’accoucher.

— Mais, demande M. de Terremondre, fallait-il deux mitrons pour vous le dire ?

— On les avait envoyés successivement, répondit le docteur. Je demande si les symptômes caractéristiques se sont produits. Il ne me répondent pas, mais un troisième garçon boulanger m’arrive dans le tapecul du patron. Je monte, je m’assieds à côté de lui. Nous faisons demi-tour et me voilà roulant sur le pavé des Tintelleries.

— Je retrouve ! s’écria M. de Terremondre qui suivait son idée. C’est en 69 qu’elle a débuté au Vaudeville. Et c’est en 76 que mon cousin Courtrai l’a connue… et fréquentée.

— Parlez-vous de Jacques de Courtrai qui a été capitaine de dragons ?

— Non, je parle d’Agénor, qui est mort au Brésil… Elle a un fils qui est sorti de Saint-Cyr l’année dernière.

Ainsi parlait M. de Terremondre, quand M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des lettres, entra dans la boutique. M. Bergeret était une des trois chaises académiques de la maison Paillot et le plus assidu causeur du coin des bouquins. Il y feuilletait d’une main amie les ouvrages anciens et les ouvrages nouveaux, et bien qu’il n’achetât jamais aucun livre, de peur d’être égratigné par sa femme et par ses trois filles, il recevait le meilleur accueil de Paillot qui le tenait en haute estime comme réservoir et alambic de cette science et de ces belles-lettres dont vivent et profitent les libraires. Le coin des bouquins était le seul lieu de la ville où M. Bergeret pût se tenir avec un plein contentement, car au logis madame Bergeret le pourchassait de pièce en pièce pour diverses raisons d’économie domestique ; à la Faculté, le doyen, par haine, l’obligeait à faire son cours dans un caveau obscur et malsain, où descendaient peu d’élèves, et dans les trois sociétés de la ville on lui faisait grise mine pour avoir appelé Jeanne d’Arc une mascotte militaire.

Donc M. Bergeret se glissa dans le coin des bouquins.

— Bonjour, messieurs ! Quoi de nouveau ?

— L’enfant de la boulangère des Tintelleries, dit le docteur : je l’ai mis au monde voilà vingt minutes. J’allais le dire à M. de Terremondre. Et je puis ajouter que ce ne fut pas sans peine.

— Cet enfant, répliqua le maître de conférences, hésitait à naître. Il n’y aurait jamais consenti, si, doué d’intelligence et de prévision, il avait connu la destinée de l’homme sur la terre, et particulièrement dans notre ville.

— C’est une jolie petite fille, dit le docteur, une jolie petite fille avec une framboise sous la mamelle gauche.

La conversation se poursuivit entre le docteur et M. de Terremondre.

— Une jolie petite fille, avec une framboise sous la mamelle gauche, docteur ? On dira que la boulangère eut envie de framboises en ôtant son corset. Le désir de la mère ne suffit point pour créer l’image sur le fruit qu’elle porte. Il faut encore que la désireuse touche un endroit de son corps. Et l’image se formera sur l’enfant à l’endroit correspondant. N’est-ce pas là ce qu’on croit, docteur ?

— C’est ce que croient les bonnes femmes, répondit le docteur Fornerol. Et j’ai connu des hommes, et même des médecins, qui étaient femmes à cet égard, et qui partageaient la crédulité des nourrices. Pour moi, l’expérience d’une pratique déjà longue, la connaissance des observations recueillies par les savants et surtout une vue générale de l’embryogénie ne me permettent point d’adopter cette croyance populaire.

— Ainsi, selon votre sentiment, docteur, les envies sont des taches comme d’autres, qui se forment sur la peau sans cause connue.

— Permettez ! Les « envies » présentent un caractère particulier. Elles ne contiennent pas de vaisseaux sanguins et ne sont pas érectiles comme les tumeurs, avec lesquelles vous seriez peut-être tenté de les confondre.

— Vous constatez, docteur, qu’elles sont d’une espèce à part. N’en induisez-vous rien quant à leur origine ?

— Absolument rien.

— Mais si ces taches ne sont pas réellement des « envies », si vous leur refusez une cause… comment dirais-je ?… psychique, je ne m’explique pas la fortune d’une croyance qu’on trouve dans la Bible, et qui est partagée encore par un si grand nombre de personnes. Ma tante Pastré était une femme très intelligente et peu crédule. Elle est morte à soixante-dix-sept ans, au printemps dernier, dans la certitude que les trois groseilles blanches, marquées sur l’épaule de sa fille Berthe, étaient d’origine auguste et venaient du parc de Neuilly où pendant sa grossesse, dans l’automne de 1834, elle fut présentée à la reine Marie-Amélie qui la mena promener dans un sentier bordé de groseilliers.

C’est à quoi le docteur Fornerol ne répondit rien. Il n’était pas excessivement porté à contredire les opinions de la clientèle riche. Mais M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des lettres, inclina la tête sur l’épaule gauche, regarda au loin, comme il faisait chaque fois qu’il allait parler. Et puis il dit :

— Messieurs, c’est un fait que ces signes, nommés « envies », se réduisent à un petit nombre de types qu’on peut classer, d’après leur couleur et leur forme, en fraises, groseilles et framboises, taches de vin et de café. Il convient peut-être d’ajouter à ces types celui des taches jaunes et diffuses dans lesquelles on s’efforce de reconnaître quelques portions de tourte ou de godiveau. Or, à qui fera-t-on croire que les femmes enceintes n’ont envie que de boire du vin, du café au lait, ou de manger des fruits rouges et, si l’on veut, du godiveau ? Une telle idée offense la philosophie naturelle. Le désir qui, selon certains philosophes, a seul créé le monde et seul le conserve, agit en elles comme en tous les êtres animés, avec plus d’étendue et de diversité. Il leur donne des ardeurs secrètes, des fureurs cachées, des troubles bizarres. Sans rechercher l’effet de leur état particulier sur les appétits communs à tout ce qui vit et aux plantes mêmes, nous reconnaissons que cet état ne produit pas l’indifférence, mais que plutôt il pervertit et exaspère les instincts profonds. Si le nouveau-né devait vraiment porter les signes visibles des désirs de sa mère, n’en doutez pas, on verrait plus d’une fois apparaître sur son corps d’autres images que ces innocentes fraises et ces gouttes de café dont s’amuse la niaiserie des matrones.

— Je vous comprends, dit M. de Terremondre : les femmes aimant les bijoux, beaucoup d’enfants naîtraient avec des saphirs, des rubis, des émeraudes aux doigts et des bracelets d’or aux poignets ; des colliers de perles, des rivières de diamants leur couvriraient le cou et la poitrine. Encore, ces enfants-là, pourrait-on les montrer.

— Précisément, répliqua M. Bergeret.

Et, prenant sur la table où l’avait laissé M. de Terremondre le XXXVIIIe tome de l’Histoire générale des voyages, le maître de conférences s’enfonça le nez dans le livre, entre les pages 212 et 213 qui, depuis six années, chaque fois qu’il ouvrait l’inévitable bouquin, lui apparaissaient fatalement à l’exclusion de toute autre page, comme un exemple de la monotonie où s’écoule la vie, comme un symbole de l’uniformité des travaux et des jours universitaires et provinciaux qui précèdent le jour de la mort et le travail du corps dans le cercueil. Et cette fois, ainsi qu’il avait déjà fait tant d’autres fois, M. Bergeret lut au tome XXXVIIIe de l’Histoire générale des voyages les premières lignes de la page 212 :


« ver un passage au nord. « C’est à cet échec, dit-il, que nous devons d’avoir pu visiter de nouveau les îles Sandwich et enrichir notre voyage d’une découverte qui, bien que la dernière, nous semble, sous beaucoup de rapports, être la plus importante que les Européens aient encore faite dans toutes l’étendue de l’océan Pacifique. » Les heureuses prévisions que semblaient annoncer ces paroles ne se réalisèrent malheureusement pas. »


Et, cette fois comme les autres fois, la lecture de ces lignes jeta M. Bergeret dans la tristesse. Pendant qu’il y était plongé, M. Paillot, libraire, recevait avec dédain et hauteur un petit soldat, venu acheter pour un sou de papier à lettres.

— Je ne tiens pas de papier à lettres, déclara M. Paillot en tournant le dos au petit soldat.

Puis il se plaignit de Léon, son commis, qui était toujours en courses et qui, sorti, ne rentrait plus. Aussi lui-même, Paillot, était-il sans cesse dérangé par des importuns. On lui demandait du papier à lettres !

— Je me rappelle, lui dit le docteur Fornerol, qu’un jour de marché, une bonne femme de la campagne vint vous demander du papier chimique, et que vous eûtes grand’peine à la dissuader de retrousser ses cottes et de vous montrer la place douloureuse où mettre le papier.

Paillot, libraire répondit à ce récit anecdotique par un silence qui exprimait la dignité offensée.

— Ciel ! s’écria M. de Terremondre, ami des livres, le docte magasin de notre Frobein, de notre Elzévir, de notre Debure, confondu avec l’officine de Thomas Diafoirus, quel outrage !

— Certes, répliqua le docteur Fornerol, la bonne femme ne pensait pas à mal, en montrant à Paillot le siège de sa douleur. Mais il ne faudrait pas juger les paysannes d’après elle. En général, elles éprouvent une extrême répugnance à se laisser voir par le médecin. Mes confrères ruraux m’en ont fait bien souvent la remarque. Les femmes de la campagne, atteintes de graves maladies, se refusent à l’exploration avec une énergie et un entêtement que ne montrent pas dans les mêmes circonstances les femmes des villes ni surtout les femmes du monde. J’ai vu une fermière de Lucigny mourir d’une tumeur interne qu’elle n’avait pas permis de reconnaître.

M. de Terremondre qui, président de plusieurs académies locales, avait des préjugés académiques, prit texte de ces observations pour accuser Zola d’avoir ignominieusement calomnié les paysans dans la Terre. À cette accusation, M. Bergeret sortit de sa tristesse pensive et dit :

— Prenez garde que les paysans sont volontiers incestueux, ivrognes et parricides, comme l’a montré Zola. Leur répugnance à se prêter aux observations cliniques ne prouve point leur chasteté. Elle montre seulement la force du préjugé chez des êtres bornés. Les préjugés sont d’autant plus forts qu’ils sont plus simples. Le préjugé qu’il est mal de paraître nu reste puissant en eux. Il est affaibli chez les gens intelligents et artistes par l’habitude des bains, des douches et des massages ; il l’est encore par le sentiment esthétique et par le goût des sensations voluptueuses, et il cède facilement à des considérations d’hygiène et de santé. C’est tout ce qu’on peut tirer des observations du docteur.

— J’ai remarqué, dit M. de Terremondre, que les femmes bien faites…

— Il n’y en a guère, dit le docteur.

— Docteur, vous me faites songer à mon pédicure, reprit M. de Terremondre. Il me disait un jour : « Si Monsieur était pédicure, il ne se monterait pas la tête pour des femmes. »

Paillot, libraire, qui, depuis un moment, adossé au mur, tendait l’oreille, dit :

— Je ne sais ce qui se passe dans la maison de la reine Marguerite ; j’entends des cris et le bruit de meubles qu’on renverse.

Et il fut repris de sa crainte coutumière.

— Cette vieille dame mettra le feu à sa maison et tout le pâté d’immeubles brûlera : c’est tout bois.

Nul ne releva ces paroles, nul n’entreprit de calmer ces plaintes méprisées. Le docteur Fornerol se dressa péniblement sur ses jambes, tendit avec effort les muscles fatigués de ses bras et s’en alla faire des visites par la ville.

M. de Terremondre mit ses gants et fit un pas vers la porte. Puis, avisant une longue figure sèche qui, sur la place, avançait par raides et brusques enjambées :

— Voici, dit-il, le général Cartier de Chalmot. Je souhaite au préfet de ne pas le rencontrer.

— Et pourquoi donc ? demanda M. Bergeret.

— Parce que ces rencontres ne sont pas heureuses pour M. Worms-Clavelin. Dimanche dernier, notre préfet, se promenant en victoria, reconnut le général Cartier de Chalmot qui passait à pied avec sa femme et ses filles. Renversé dans sa voiture, le chapeau sur la tête, il envoya au vieux brave un petit salut de la main avec un : « Bonjour, bonjour, général ! » Le général rougit de colère. La colère est violente chez les timides. Le général Chalmot ne se connaissait plus. Il fut terrible. Devant toute la ville en promenade, il imita le geste familier de M. Worms-Clavelin et lui cria d’une voix de tonnerre : « Bonjour, bonjour, préfet ! »

— On n’entend plus rien dans la maison de la reine Marguerite, dit M. Paillot.


XIII


Le soleil de midi dardait ses flammes subtiles et blanches. Pas un nuage dans le ciel, pas un souffle dans l’air. Sur le vaste repos des choses, seule, la lumière dansait et menait à l’horizon sa ronde ardente. Dans le Mail désert, l’ombre s’abattait inerte et lourde au pied des ormes. Un cantonnier dormait au fond du fossé qui borde les remparts. Les oiseaux se taisaient.

Assis sur le bout ombreux d’un banc aux trois quarts trempé de soleil, M. Bergeret oubliait, sous les arbres classiques, dans la solitude aimable, sa femme et ses trois filles et sa vie étroite dans son étroit logis, jouissait, comme Ésope, de la liberté de son esprit et promenait, à l’aventure, son imagination critique parmi les vivants et les morts.

Cependant M. l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, passait, son bréviaire à la main, par la grande allée du Mail. M. Bergenet se leva pour offrir au prêtre, sur le banc, la place à l’ombre. M. Lantaigne vint l’occuper sans hâte, avec cette dignité sacerdotale qui ne le quittait jamais et qui était chez lui la simplicité même. M. Bergeret s’assit près de lui à l’endroit où l’ombre tombait mêlée de lumière du bout éclairci des rameaux, en sorte que son vêtement noir se couvrit de disques d’or, et que sur ses prunelles éblouies ses paupières commencèrent de cligner.

Il complimenta M. l’abbé Lantaigne en ces termes :

— Monsieur l’abbé, on dit partout que vous serez appelé à l’évêché de Tourcoing.


J’en accepte l’augure et j’ose l’espérer


Mais ce choix est trop bon pour n’être pas douteux. On vous croit monarchiste, et cela vous nuit. N’êtes-vous pas républicain comme le pape ?

m. lantaigne. — Je suis républicain comme le pape. C’est-à-dire que je suis en paix et non en guerre avec le gouvernement de la République. Mais la paix n’est pas l’amour. Et je n’aime pas la République.

m. bergeret. — Je devine vos raisons. Vous lui reprochez d’être hostile au clergé et libre penseuse.

m. lantaigne. — Assurément, je lui reproche d’être impie et ennemie des prêtres. Mais cette impiété, ces inimitiés ne lui sont pas essentielles. Elles sont le fait de républicains, non de la République. Elles diminuent ou grandissent à tous les changements de personnes. Elles sont moindres aujourd’hui qu’elles n’étaient hier. Elles croîtront peut-être demain. Peut-être viendra-t-il un temps ou elles n’existeront pas plus qu’elles n’existaient sous le principat du maréchal de Mac-Mahon, ou du moins dans les prémices trompeuses de ce principat, et sous le ministère décevant du 16 Mai. Elles sont des hommes et non des choses. Mais fût-elle respectueuse de la religion et de ses ministres, je haïrais encore la République.

m. bergeret. — Pourquoi ?

m. lantaigne. — Parce qu’elle est la diversité. En cela, elle est essentiellement mauvaise.

m. bergeret. — Je ne vous entends pas bien, monsieur l’abbé.

m. lantaigne. — Cela tient à ce que vous n’avez pas l’esprit théologique. Autrefois les laïques eux-mêmes en recevaient quelque empreinte. Leurs cahiers de collège, qu’ils conservaient, leur fournissaient des éléments de philosophie. Cela est vrai principalement pour les hommes du xviie siècle. Alors tous ceux qui avaient des lettres savaient raisonner, même les poètes. C’est la doctrine de Port-Royal qui soutient la Phèdre de Racine. Mais aujourd’hui que la théologie est retirée dans les séminaires personne ne sait plus raisonner, et les gens du monde sont presque aussi sots que les poètes et les savants. M. de Terremondre ne me disait-il pas hier, sur le Mail, croyant bien dire, que l’Église et l’État doivent se faire des concessions réciproques ? On ne sait plus, on ne pense plus. De vaines paroles se croisent dans l’air. Nous sommes à Babel. Vous, monsieur Bergeret, vous avez pratiqué Voltaire beaucoup plus que saint Thomas.

m. bergeret. — Il est vrai. Mais ne disiez-vous pas, monsieur l’abbé, que la République est la diversité, et qu’en cela elle est essentiellement mauvaise ? C’est ce que je vous supplie de m’expliquer. Peut-être parviendrai-je à vous comprendre. J’ai plus de théologie que vous ne m’en accordez. J’ai lu Baronius, la plume à la main.

m. lantaigne. — Baronius n’est qu’un annaliste, mais le plus grand de tous ; et je suis bien sûr que vous n’avez su tirer de lui que des bagatelles historiques. Si vous étiez théologien le moins du monde, vous ne seriez ni surpris ni déconcerté de ce que je viens de vous dire.

» La diversité est détestable. Le caractère du mal est d’être divers. Ce caractère est manifeste dans le gouvernement de la République, qui plus qu’aucun autre s’éloigne de l’unité. Il lui manque avec l’unité l’indépendance, la permanence et la puissance. Il lui manque la connaissance, et l’on peut dire de lui qu’il ne sait ce qu’il fait. Bien qu’il dure pour notre châtiment, il n’a pas la durée. Car l’idée de durée implique celle d’identité, et la République n’est jamais un jour ce qu’elle était la veille. Sa laideur même et ses vices ne lui appartiennent pas. Et vous avez vu qu’elle n’en était point déshonorée. Des hontes, des scandales qui eussent ruiné le plus puissant empire l’ont recouverte sans dommage. Elle n’est pas destructible, elle est la destruction. Elle est la dispersion, elle est la discontinuité, elle est la diversité, elle est le mal.

m. bergeret. — Parlez-vous de la République en général, ou seulement de la nôtre ?

m. lantaigne. — Évidemment, je ne considère ni la République romaine, ni la batave, ni l’helvétique, mais seulement la française. Car ces gouvernements n’ont de commun que le nom, et vous ne croirez pas que je les juge sur le mot dont on les nomme, ni même sur ce qu’ils semblent opposés, les uns comme les autres, à la monarchie, opposition qui n’est pas condamnable en soi ; mais la République en France n’est qu’un manque de prince et un défaut d’autorité. Et ce peuple était trop vieux lors de l’amputation pour ne pas craindre qu’il n’en meure.

m. bergeret. — Toutefois la France a déjà survécu vingt-sept ans à l’Empire, quarante-huit ans à la royauté bourgeoise et soixante-six ans à la royauté légitime.

m. lantaigne. — Dites plutôt que, depuis un siècle, la France, blessée à mort, traîne dans des alternatives de fureur et d’abattement un reste misérable de vie. Et ne croyez pas que je flatte le temps passé ni que je suspende mes regrets aux images trompeuses d’un âge d’or qui ne fut jamais. La condition des peuples m’est connue. Leurs heures sont marquées par des périls, leurs jours par des malheurs. Et il est juste et nécessaire qu’il en soit ainsi. Leur vie, comme celle des hommes, si elle était exempte d’épreuves, ne se comprendrait pas. L’histoire antique de la France est pleine de crimes et d’expiations. Dieu châtia sans cesse cette nation avec le zèle d’un infatigable amour, et sa bonté ne lui épargna, dans le temps des rois, aucune souffrance. Mais, étant chrétienne alors, ses maux lui étaient utiles et précieux. Elle y reconnaissait le caractère auguste du châtiment. Elle en tirait des leçons, des mérites, le salut, la force et la gloire. Maintenant ses souffrances n’ont plus de sens pour elle ; elle ne les comprend ni ne les consent. En subissant l’épreuve, elle s’y refuse. Et l’insensée veut être heureuse ! C’est qu’en perdant la foi en Dieu, on perd avec l’idée de l’absolu l’intelligence du relatif et jusqu’au sentiment de l’histoire. Dieu seul forme la suite logique des événements humains, qui, sans lui, ne se succèdent plus d’une manière intelligible et concevable. Et depuis cent ans l’histoire de France est une énigme pour les Français. Pourtant il y eut de nos jours une heure solennelle d’attente et d’espoir.

» Le cavalier qui passe à l’heure marquée par Dieu et qui se nomme tour à tour Salmanasar, Nabuchonodosor, Cyrus, Cambyse, Memmius, Titus, Alaric, Attila, Mahomet II, Guillaume, avait passé avec le feu sur la France. Humiliée, sanglante et mutilée, elle leva les yeux au ciel, Que ce moment lui soit compté ! Elle parut comprendre, recouvrer l’intelligence avec la foi, connaître le prix et l’usage de ses maux immenses et providentiels. Elle suscita des hommes justes, des chrétiens, pour en former une assemblée souveraine. On vit cette assemblée, renouvelant un usage solennel, vouer la France au cœur de Jésus. On vit, comme au temps de saint Louis, les basiliques s’élever sur les montagnes, aux regards des cités pénitentes ; on vit les meilleurs citoyens préparer la restauration de la monarchie.

m. bergeret, bas. — 1. L’Assemblée de Bordeaux ; 2. Le Sacré-Cœur de Montmartre et l’Église de Fourvières à Lyon. 3. la Commission des neuf, et la mission de M. Chesnelong.

m. lantaigne. — Que dites-vous ?

m. bergeret. — Rien. J’annote la suite du Discours sur l’Histoire universelle.

m. lantaigne. — Ne raillez point et ne niez point. On écoutait venir sur les routes les chevaux blancs qui ramenaient le roi. Henri Dieudonné venait rétablir le principe d’autorité d’où sortent les deux forces sociales : le commandement et l’obéissance ; il venait restaurer l’ordre humain avec l’ordre divin, la sagesse politique avec l’esprit religieux, la hiérarchie, la loi, la règle, la liberté véritable, l’unité. La nation, renouant ses traditions, retrouvait avec le sens de sa mission le secret de sa puissance et le signe de la victoire… Dieu ne le voulut pas. Ces grands desseins, traversés par l’ennemi qui nous haïssait encore après avoir satisfait sa haine, combattus par un grand nombre de Français, mal soutenus par ceux-là mêmes qui les avaient formés, furent rompus en un jour. La frontière de la patrie fut fermée à Henri Dieudonné, et le peuple tomba en République ; c’est-à-dire qu’il répudia son héritage, qu’il renonça à ses droits et à ses devoirs, pour se gouverner à son gré et vivre à son aise dans cette liberté que Dieu gêne et qui renverse ses images temporelles, l’ordre et la loi. Désormais le mal fut roi et publia ses édits. L’Église, exposée à d’incessantes vexations, fut placée avec perfidie entre une impossible abdication et une révolte coupable.

m. bergeret. — Vous rangez sans doute parmi les mesures vexatoires l’expulsion des congréganistes ?

m. lantaigne. — Il est évident que l’expulsion des congréganistes sortit d’une pensée mauvaise et fut le résultat d’un calcul impie. Il est certain encore que les religieux expulsés ne méritaient point un pareil traitement. En les frappant, on crut frapper l’Église. Mais le coup, mal dirigé, raffermit le corps qu’on voulait ébranler, et rendit aux paroisses l’autorité et les ressources qui s’étaient détournées d’elles. Nos ennemis ne connaissaient pas l’Église ; et leur principal chef d’alors, moins ignorant, mais plus désireux de les satisfaire que de nous détruire, nous fit une guerre simulée et toute d’apparat. Car je ne tiens pas pour une attaque efficace l’expulsion des congrégations non autorisées. Sans doute j’honore les victimes de cette persécution maladroite, mais j’estime que le clergé séculier suffit à l’Église de France pour gouverner et administrer les âmes, sans le secours des réguliers. Hélas ! la République fit à l’Église des blessures plus profondes et plus cachées. Vous connaissez trop les questions d’enseignement, monsieur Bergeret, pour ne pas découvrir plusieurs de ces plaies, mais la plus envenimée fut faite en introduisant dans l’épiscopat des prêtres imbéciles d’esprit ou de caractère… J’en ai dit assez. Du moins, le chrétien se console et se rassure, sachant que l’Église ne périra pas. Mais quelle sera la consolation du patriote ? Il découvre que tous les membres de l’État sont gangrenés et putréfiés. En vingt ans, quel progrès dans la décomposition ! Un chef de l’État dont l’impuissance est l’unique vertu et qui devient criminel dès qu’on suppose qu’il agit ou seulement qu’il pense ; des ministres soumis a un Parlement inepte, qu’on croit vénal, et dont les membres, de jour en jour plus ignares, furent choisis, formés, désignés dans les assemblées impies des francs-maçons, pour faire un mal dont ils sont même incapables, et que surpassent les maux causés par leur inaction turbulente ; un fonctionnarisme sans cesse accru, immense, avide, malfaisant, en qui la République croit s’assurer une clientèle et qu’elle nourrit pour sa ruine ; une magistrature recrutée sans règle ni équité, et trop souvent sollicitée par le gouvernement pour n’être pas suspecte de complaisance ; une armée que pénètre sans cesse, avec la nation tout entière, l’esprit funeste d’indépendance et d’égalité, pour rejeter ensuite dans les villes et les campagnes la nation tout entière, gâtée par la caserne, impropre aux arts et aux métiers et dégoutée de tout travail ; un corps enseignant qui a mission d’enseigner l’athéisme et l’immoralité ; une diplomatie à qui manquent le temps et l’autorité et qui laisse le soin de notre politique extérieure et la conclusion de nos alliances aux débitants de boissons, aux demoiselles de magasins et aux journalistes ; enfin tous les pouvoirs, le législatif et l’exécutif, le judiciaire, le militaire et le civil, mêlés, confondus, détruits l’un par l’autre ; un règne dérisoire qui, dans sa faiblesse destructive, a donné à la société les deux plus puissants instruments de mort que l’impiéte ait jamais fabriqués : le divorce et le malthusianisme. Et tous les maux dont j’ai fait une rapide revue appartiennent à la République et sortent naturellement d’elle : la République est essentiellement mauvaise. Elle est mauvaise en voulant la liberté que Dieu n’a pas voulue, puisqu’il est le maître, et qu’il a délégué aux prêtres et aux rois une part de son autorité ; elle est mauvaise en voulant l’égalité que Dieu n’a pas voulue, puisqu’il a établi la hiérarchie des dignités dans le ciel et sur la terre ; elle est mauvaise en instituant la tolérance que Dieu ne saurait vouloir, puisque le mal est intolérable ; elle est mauvaise en consultant la volonté du peuple, comme si la multitude des ignorants devait prévaloir contre le petit nombre de ceux qui se conforment à la volonté de Dieu, laquelle s’étend sur le gouvernement et jusque sur les détails de l’administration comme un principe dont les conséquences ne s’arrêtent pas ; elle est mauvaise enfin en déclarant son indifférence religieuse, c’est-à-dire son impiété, son incrédulité, ses blasphèmes dont le moindre est mortel, son adhésion à la diversité qui est le mal et la mort.

m. bergeret. — Ne disiez-vous pas tout à l’heure, monsieur l’abbé, que républicain comme le pape, vous étiez résolu à vivre en paix avec la République ?

m. lantaigne. — Certes, je vivrai avec elle dans la soumission et dans l’obéissance. En me révoltant contre elle, j’agirais conformément à son principe et contrairement au mien. Séditieux, je lui ressemblerais et ne me ressemblerais plus.

» Il n’est pas permis de se faire méchant contre les méchants. Elle est le souverain. Si elle commande mal ou ne commande pas, c’est son crime. Qu’il soit avec elle ! Mon devoir est d’obéir. Je le ferai. J’obéirai. Prêtre et, s’il plaît à Dieu, évêque, je ne refuserai rien à la République de ce que je lui dois. J’ai présent à la mémoire que saint Augustin, dans Hippone assiégée par les Vandales, mourut évêque et citoyen romain. Pour moi, membre intime de cette illustre Église des Gaules, à l’exemple du plus grand des docteurs, suppliant Dieu d’écarter les Vandales, je mourrai en France prêtre et citoyen français.

Les ormes du Mail commençaient à verser leur ombre vers l’orient. Un souffle frais, venu d’un lointain orage, passa dans les feuilles. Tandis qu’une coccinelle cheminait sur la manche de sa redingote, M. Bergeret répondit sur le ton le plus affable à M. l’abbé Lantaigne :

— Monsieur l’abbé, vous venez de retracer, avec une éloquence qui ne subsiste plus que sur vos lèvres, les caractères du régime démocratique. Ce régime est, peu s’en faut, tel que vous le représentez. Et c’est encore celui que je préfère. Tous les liens y sont relâchés, ce qui affaiblit l’État, mais soulage les personnes, et procure une certaine facilité de vivre, et une liberté que détruisent malheureusement les tyrannies locales. La corruption sans doute y paraît plus grande que dans les monarchies. Cela tient au nombre et à la diversité des gens qui sont portés au pouvoir. Mais cette corruption serait moins visible si le secret en était mieux gardé. Le défaut de secret et le manque de suite rendent toute entreprise impossible à la République démocratique. Mais, comme les entreprises des monarchies ont le plus souvent ruiné les peuples, je ne suis pas trop fâché de vivre sous un gouvernement incapable de grands desseins. Ce qui me réjouit surtout dans notre République, c’est le sincère désir qu’elle a de ne point faire la guerre en Europe. Elle est volontiers militaire, mais point du tout belliqueuse. En considérant les chances d’une guerre, les autres gouvernements n’ont à redouter que la défaite. Le nôtre craint également, avec juste raison, la victoire et la défaite. Cette crainte salutaire nous assure la paix, qui est le plus grand des biens.

» Le pire défaut du régime actuel est de coûter fort cher. Il ne paie point de mine : il n’est pas fastueux. Il n’est brillant ni en femmes ni en chevaux. Mais, sous une humble apparence et des dehors négligés, il est dépensier. Il a trop de parents pauvres, trop d’amis à pourvoir. Il est gaspilleur. Le plus fâcheux est qu’il vit sur un pays fatigué, dont les forces baissent et qui ne s’enrichit plus. Et le régime a grand besoin d’argent. Il s’aperçoit qu’il est embarrassé. Et ses embarras sont plus grands qu’il ne croit. Ils augmenteront encore. Le mal n’est pas nouveau. C’est celui dont mourut l’ancien régime. Monsieur l’abbé, je vais vous dire une grande vérité : tant que l’État se contente des ressources que lui fournissent les pauvres, tant qu’il a assez des subsides que lui assurent, avec une régularité mécanique, ceux qui travaillent de leurs mains, il vit heureux, tranquille, honoré. Les économistes et les financiers se plaisent à reconnaître sa probité. Mais dès que ce malheureux État, pressé par le besoin, fait mine de demander de l’argent à ceux qui en ont, et de tirer des riches quelque faible contribution, on lui fait sentir qu’il commet un odieux attentat, viole tous les droits, manque de respect à la chose sacrée, détruit le commerce et l’industrie, et écrase les pauvres en touchant aux riches. On ne lui cache pas qu’il se déshonore. Et il tombe sous le mépris sincère des bons citoyens. Cependant la ruine vient lentement et sûrement. L’État touche à la rente. Il est perdu.

» Nos ministres se moquent de nous en parlant de péril clérical ou de péril socialiste. Il n’y a qu’un péril, le péril financier. La République commence à s’en apercevoir. Je la plains, je la regretterai. J’ai été nourri sous l’Empire, dans l’amour de la République. « Elle est la justice », me disait mon père, professeur de rhétorique au lycée de Saint-Omer. Il ne la connaissait pas. Elle n’est pas la justice. Mais elle est la facilité. Monsieur l’abbé, si vous aviez l’âme moins haute, moins grave et plus accessible aux riantes pensées, je vous confierais que la République actuelle, la République de 1896, me plaît et me touche par sa modestie. Elle consent à n’être point admirée. Elle n’exige que peu de respect et renonce même à l’estime. Il lui suffit de vivre. C’est là tout son désir : il est légitime. Les êtres les plus humbles tiennent à la vie. Comme le bûcheron du fabuliste, comme l’apothicaire de Mantoue, qui surprit si fort ce jeune fou de Roméo, elle craint la mort, et c’est sa seule crainte. Elle se défie des princes et des militaires. En danger de mort, elle serait très méchante. La peur la ferait sortir de son naturel et la rendrait féroce. Ce serait dommage. Mais tant qu’on n’attente point à sa vie, et qu’on n’en veut qu’à son honneur, elle est débonnaire. Un gouvernement de ce caractère m’agrée et me rassure. Tant d’autres furent impitoyables par amour-propre ! Tant d’autres assurèrent par des cruautés leurs droits, leur grandeur et leur prospérité ! Tant d’autres versèrent le sang pour leur prérogative et leur majesté ! Elle n’a point d’amour-propre ; elle n’a point de majesté. Heureux défaut qui nous la garde innocente ! Pourvu qu’elle vive, elle est contente. Elle gouverne peu. Je serais tenté de l’en louer plus que de tout le reste. Et, puisqu’elle gouverne peu, je lui pardonne de gouverner mal. Je soupçonne les hommes d’avoir, de tout temps, beaucoup exagéré les nécessités du gouvernement et les bienfaits d’un pouvoir fort. Assurément les pouvoirs forts font les peuples grands et prospères. Mais les peuples ont tant souffert, au long des siècles, de leur grandeur et de leur prospérité, que je conçois qu’ils y renoncent. La gloire leur a coûté trop cher pour qu’on ne sache pas gré à nos maîtres actuels de ne nous en procurer que de la coloniale. Si l’on découvrait enfin l’inutilité de tout gouvernement, la République de M. Carnot aurait préparé cette inappréciable découverte. Et il faudrait lui en avoir quelque reconnaissance. Toute réflexion faite, je me sens très attaché à nos institutions.

Ainsi parla M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des lettres.

M. l’abbé Lantaigne se leva, tira de sa poche son mouchoir à carreaux bleus, le passa sur ses lèvres, le remit dans sa poche, sourit contre sa coutume, assura son bréviaire sous son bras et dit :

— Vous vous exprimez agréablement, monsieur Bergeret. Les rhéteurs parlaient de la sorte dans Rome quand Alaric y entra avec ses Visigoths. Toutefois, les rhéteurs du ve siècle jetaient sous les térébinthes de l’Esquilin des pensées moins vaines. Car alors Rome était chrétienne. Vous ne l’êtes plus.

— Monsieur l’abbé, répondit le maître de conférences, soyez évêque et ne soyez pas grand maître de l’Université.

— Il est vrai, monsieur Bergeret, dit le prêtre avec un gros rire, que si j’étais grand maître de l’Université, je vous interdirais d’enseigner la jeunesse.

— Et vous me feriez grand bien. Car alors j’écrirais dans les journaux, comme M. Jules Lemaître, et qui sait si, comme lui…

— Eh ! eh ! vous ne seriez pas déplacé parmi les beaux-esprits. Et l’Académie française a du goût pour les libertins.

Il dit et s’éloigna d’un pas droit, ferme et lourd. M. Bergeret demeura seul au milieu du banc que maintenant l’ombre recouvrait aux trois quarts. La coccinelle qui, sur son épaule, soulevait depuis un moment ses élytres, s’envola. Il se mit à songer. Il n’était pas heureux. Il avait un esprit de finesse dont les pointes n’étaient pas toutes tournées au dehors, et bien souvent il se piquait lui-même aux aiguillons de sa critique. Anémique et bilieux, il avait une grande délicatesse d’estomac et des sens affaiblis, qui lui procuraient plus de dégoûts et de souffrances que de plaisirs et de contentements. Il était imprudent en paroles et d’une maladresse qui, pour l’exactitude et la sûreté, égalait l’adresse la plus exercée. Il saisissait avec un art subtil toute occasion de se nuire. Il inspirait une aversion naturelle au commun des hommes, et il en souffrait, étant sociable et enclin à communiquer avec ses semblables. Il n’avait jamais réussi à former des élèves, et il faisait son cours de littérature latine dans un caveau sombre, humide et déserté, où l’avait plongé l’inimitié fougueuse du doyen. Les bâtiments de l’Université étaient spacieux pourtant. Construits en 1894, « ces nouveaux locaux, ainsi que l’avait dit, à l’inauguration, M. le préfet Worms-Clavelin, témoignaient de la sollicitude du gouvernement de la République pour la diffusion des lumières ». Il s’y trouvait un amphithéâtre décoré, par M. Léon Glaize, de peintures allégoriques représentant les Sciences et les Lettres, où M. Compagnon faisait son cours applaudi de mathématiques. Les autres porteurs de simarre jaune ou rouge enseignaient diverses connaissances dans de belles salles claires. Seul, M. Bergeret, sous le regard ironique de l’appariteur, descendait, suivi de trois auditeurs, dans un sous-sol ténébreux. Là, dans l’air épais et malin, il expliquait l’Enéide avec la science allemande et la finesse française ; là, par son pessimisme littéraire et moral, il affligeait M. Roux, de Bordeaux, son meilleur élève ; là, il ouvrait des aperçus nouveaux, dont l’aspect effrayait ; là, il prononça un soir ces paroles devenues fameuses, et qui devaient plutôt périr étouffées dans l’ombre du souterrain : « Des morceaux de diverses provenances, soudés maladroitement les uns aux autres, formèrent l’Iliade et l’Odyssée. Tels sont les modèles de composition qui ont été imités par Virgile, par Fénelon et généralement, dans les littératures classiques, par les auteurs de récits en vers ou en prose ».

M. Bergeret n’était pas heureux. Il n’avait reçu aucune distinction honorifique. Il est vrai qu’il méprisait les honneurs. Mais il sentait qu’il eût été plus beau de les mépriser en les recevant. Il était obscur et moins connu dans sa ville, pour les ouvrages de l’esprit, que M. de Terremondre, auteur d’un Guide du touriste ; que le général Milher, polygraphe distingué du département ; moins même que son élève, M. Albert Roux, de Bordeaux, auteur de Nivée, poème en vers libres. Certes, il méprisait la gloire littéraire, sachant que celle de Virgile reposait en Europe sur deux contresens, un non-sens et un coq-à-l’âne. Mais il souffrait de n’avoir aucun commerce avec des écrivains qui, tels que MM. Faguet, Doumic ou Pellissier, lui paraissaient correspondre à son esprit. Il aurait voulu les connaître, vivre avec eux à Paris, écrire comme eux dans des revues, les contredire, les égaler, les surpasser peut-être. Il se sentait une certaine finesse d’intelligence, et il avait écrit des pages qu’il savait agréables.

Il n’était pas heureux. Il était pauvre, resserré avec sa femme et ses trois filles dans un petit logis où il goûtait à l’excès les incommodités de la vie commune ; et il s’attristait de trouver des bigoudis sur sa table à écrire, et de voir ses manuscrits brûlés aux marges par des fers à friser. Il n’avait au monde de retraite agréable et sûre que ce banc du Mail ombragé par un orme antique, et que le coin des bouquins dans la boutique de Paillot.

Il médita un moment sur sa triste condition, puis il se leva de son banc et prit le chemin qui mène chez le libraire.


XIV


Quand M. Bergeret entra dans la boutique, le libraire Paillot, un crayon fiché sur l’oreille, rassemblait les « retours ». Il empilait des volumes dont la couverture jaune, longtemps exposée au soleil, avait bruni et subi l’injure des mouches. C’étaient les exemplaire méprisés, qu’il renvoyait aux éditeurs… M. Bergeret reconnut dans les « retours » des ouvrages qu’il aimait. Il ne s’en affligea pas, ayant trop de goût pour souhaiter à ses auteurs préférés la faveur du vulgaire.

Il s’enfonça, comme il avait accoutumé, dans le coin des bouquins, prit par habitude le XXXIII tome de l’Histoire générale des voyages. Le livre, relié en basane verte, s’ouvrit de lui-même à la page 212, et M. Bergeret lut une fois encore ces lignes fatales :


« ver un passage au nord. « C’est à cet échec, dit-il, que nous devons d’avoir pu visiter de nouveau les îles Sandwich… »


Et M. Bergeret s’enfonça dans la mélancolie.

M. Mazure, archiviste du département, et M. de Terremondre, président de la Société d’agriculture et d’archéologie, qui tous deux avaient leur chaise de paille dans le coin des bouquins, vinrent à propos se réunir au maître de conférences. M. Mazure était un paléographe de grand mérite. Mais ses mœurs n’étaient point élégantes. Il avait épousé la servante de l’archiviste, son prédécesseur, et se montrait dans la ville avec un chapeau de paille défoncé. Il était radical et publiait des documents sur l’histoire du chef-lieu pendant la Révolution. Il invectivait volontiers les royalistes du département ; mais ayant demandé les palmes académiques et ne les ayant pas obtenues, il commençait d’invectiver ses amis politiques et particulièrement M. le préfet Worms-Clavelin.

Injurieux par nature, l’habitude professionnelle de découvrir des secrets le disposait à la médisance et à la calomnie. Néanmoins, il était d’un commerce agréable, surtout à table où il chantait des chansons à boire.

— Vous savez, dit-il à M. de Terremondre et à M. Bergeret, que le préfet va voir des femmes dans la maison de Rondonneau jeune. On l’a surpris. L’abbé Guitrel y fréquente aussi. Et précisément la maison est dite, dans un cadastre de 1783, maison des deux satyres.

— Mais, dit M. de Terremondre, il n’y a pas de femmes de mauvaise vie dans la maison de Rondonneau jeune.

— On en fait venir, répliqua l’archiviste Mazure.

— À propos, dit M. de Terremondre, j’ai appris, mon cher monsieur Bergeret, que vous scandalisez, sur le Mail, mon vieil ami Lantaigue par l’aveu cynique de votre immoralité politique et sociale. On dit que vous ne connaissez ni frein ni loi…

— On se trompe, répondit M. Bergeret.

— … que vous êtes indifférent en matière de gouvernement.

— Non pas ! mais, à vrai dire, je n’attache pas une importance excessive à la forme de l’État. Les changements de régime ne changent guère la condition des personnes. Nous ne dépendons point des constitutions ni des chartes, mais des instincts et des mœurs. Rien ne sert de changer le nom des nécessités publiques. Et il n’y a que les imbéciles et les ambitieux pour faire des révolutions.

— Voilà seulement dix ans, répliqua M. Mazure, je me serais fait casser la tête pour la République. Aujourd’hui, je la verrais faire la culbute, que je rirais en me croisant les bras. Les vieux républicains sont méprisés. On n’accorde de faveur qu’aux ralliés. Je ne dis pas cela pour vous, monsieur de Terremondre. Mais je suis dégoûté. J’en arrive à penser comme M. Bergeret. Tous les gouvernements sont ingrats.

— Ils sont tous impuissants, dit M. Bergeret, et j’ai là dans ma poche un petit récit que je voudrais bien vous lire. Je l’ai composé sur une anecdote que mon père m’a plusieurs fois contée. On y voit que le pouvoir absolu est l’impuissance même. Je voudrais avoir votre avis sur cette bagatelle. Si elle ne vous déplaît pas, je l’enverrai à la Revue de Paris.

M. de Terremondre et M. Mazure rapprochèrent leur chaise de celle de M. Bergeret qui tira de sa poche un cahier de papier et se mit à lire d’une voix faible mais claire :

« un substitut ».

« Les ministres étaient réunis… »

— Permettez-moi d’écouter, dit M. Paillot, libraire. J’attends Léon qui ne revient pas. Quand il est en course, il ne revient plus. Il faut que je garde la boutique et que je réponde aux clients. Mais j’entendrai au moins une partie de la lecture. J’aime à m’instruire.

— Fort bien, Paillot, dit M. Bergeret.

Et il reprit :


« un substitut. »


Les ministres étaient réunis en conseil, sous la présidence de l’Empereur, dans un salon des Tuileries. Napoléon III, silencieux, faisait des marques au crayon sur un plan de cité ouvrière. Son visage allongé et blême semblait étrange, dans sa douceur triste, parmi ces têtes carrées d’hommes pratiques et ces faces colorées d’hommes laborieux. Il souleva à demi les paupières, promena autour de la table ovale son regard vague et doux, et demanda :

— Messieurs, il n’y a plus d’autre affaire sur le tapis ?

Sa voix sortait un peu étouffée et sourde à travers d’épaisses moustaches, et elle semblait venir de très loin.

À ce moment, le garde des Sceaux fit à son collègue de l’Intérieur un signe que celui-ci ne parut pas remarquer. — Le garde des Sceaux était alors M. Delarbre, magistrat de naissance, qui avait montré dans de hautes fonctions judiciaires une souplesse décente, interrompue çà et là brusquement par les raideurs d’une dignité professionnelle que rien ne faisait fléchir. On disait que, devenu l’homme de l’Impératrice et des ultramontains, le jansénisme des grands avocats, ses ancêtres, guindait parfois son âme. Mais ceux qui l’approchaient le jugeaient seulement pointilleux, un peu fantasque, indifférent aux grandes affaires que sa pensée n’embrassait point, et entêté de vétilles auxquelles s’ajustait la petitesse de son esprit d’intrigue.

Les deux mains sur les bras dorés de son fauteuil, l’Empereur était prêt à se lever. Delarbre, voyant que le ministre de l’Intérieur, le nez dans des dossiers, évitait son regard, prit le parti de l’interpeller :

— Excusez-moi, mon cher collègue, de soulever une question qui, pour relever de votre département, n’en intéresse pas moins le mien. Mais vous m’aviez vous-même manifesté l’intention de saisir le Conseil de la situation extrêmement délicate créée à un magistrat par le préfet d’un département de l’Ouest.

Le ministre de l’Intérieur souleva un peu ses larges épaules et regarda Delarbre avec quelque impatience. Il avait cet air à la fois jovial et bourru, propre aux grands remueurs d’hommes.

— Oh ! dit-il, ce sont des commérages, des cancans ridicules, des potins que je serais honteux de porter aux oreilles de l’Empereur, si mon collègue de la Justice n’y croyait voir un intérêt que, pour ma part, je ne parviens pas à découvrir.

Napoléon se remit à crayonner.

— Il s’agit du préfet de la Loire-Inférieure, poursuivit le ministre. Ce fonctionnaire a dans son département la réputation d’homme à bonnes fortunes. Et cette légende de vert-galant, qui s’est attachée à son nom, jointe à son aménité bien connue et à son dévouement au Régime, n’a pas peu contribué à la popularité dont il jouit dans les campagnes. Ses assiduités auprès de madame Héreau, la femme du procureur général, ont été remarquées et commentées. Je reconnais que M. le préfet Pélisson a donné aliment à la chronique scandaleuse de Nantes, et qu’on a tenu sur son compte des propos sévères dans les cercles bourgeois du chef-lieu, notamment dans les salons fréquentés par la magistrature. Assurément l’attitude de M. le préfet Pélisson à l’égard de madame Méreau, que sa situation devait protéger contre toute tentative équivoque, serait regrettable si elle se prolongeait. Mais les informations que j’ai recueillies me permettent d’affirmer que madame Méreau n’a pas été positivement compromise et qu’aucun scandale n’est à prévoir. Il suffira d’un peu de prudence et d’attention pour que cette affaire n’ait pas de suites fâcheuses.

Le ministre de l’Intérieur, ayant parlé de la sorte, forma son portefeuille et se renversa dans son fauteuil.

L’Empereur se taisait.

— Permettez, mon cher collègue ! dit sèchement le garde des Sceaux, la femme du procureur général près la cour de Nantes est la maîtresse du préfet de la Loire-Inférieure ; cette situation, connue dans tout le ressort, est de nature à porter préjudice au prestige de la magistrature. C’est sur cet état de choses qu’il importe d’attirer l’attention de Sa Majesté.

— Sans doute, reprit le ministre de l’Intérieur, — le regard tourné vers les allégories du plafond, — sans doute, de tels faits sont regrettables ; pourtant il ne faut rien exagérer ; il est possible que le préfet de la Loire-Inférieure ait été un peu imprudent et madame Méreau un peu légère, mais…

Le ministre envoya le reste de sa pensée aux figures mythologiques qui flottaient dans le ciel peint. Il y eut un moment de silence, pendant lequel on entendit le piaillement impudent des moineaux perchés dans les arbres du jardin et sur les corniches du château.

M. Delarbre mordillait ses lèvres minces, et tirait ses favoris austères, pourtant coquets. Il reprit :

— Excusez-moi d’insister : les rapports secrets que j’ai reçus ne laissent aucun doute sur la nature des relations qu’entretiennent l’un avec l’autre M. Pélisson et madame Méreau. Ces relations étaient déjà établies il y a deux ans. En effet, au mois de septembre 18**, M. le préfet de la Loire-Inférieure fit inviter M. le procureur général à chasser chez le comte de Morainville, député de la troisième circonscription du département, et, en l’absence du magistrat, il s’introduisit dans la chambre de madame Méreau. Il était entré par le potager. Le jardinier vit le lendemain des traces d’escalade et avertit la justice. On fit des recherches ; on arrêta même un vagabond qui, n’ayant pu établir son innocence, fit quelques mois de prison préventive. Il était, d’ailleurs, très mal noté et peu intéressant. Aujourd’hui encore, M. le procureur général persiste, à la tête d’une minime fraction de l’opinion publique, à le croire coupable de bris de clôture et d’effraction. La situation n’en est pas moins fâcheuse et préjudiciable, je le répète, au prestige de la magistrature.

Le ministre de l’Intérieur jeta sur la discussion, selon sa coutume, de ces phrases massives qui la ferment et la tiennent close sous leur poids. Il avait, dit-il, ses préfets dans la main ; il saurait bien amener M. Pélisson à une appréciation juste des choses, sans prendre aucune mesure rigoureuse contre un fonctionnaire intelligent et zélé qui avait réussi dans son département, et qui était précieux « au point de vue de la situation électorale ». Personne ne pouvait se dire plus intéressé que le ministre de l’Intérieur à maintenir la bonne harmonie entre l’autorité départementale et le pouvoir judiciaire.

Cependant l’Empereur gardait cet air de rêve dont s’enveloppait ordinairement son silence. Il songeait, sans doute, à des choses passées, car il dit tout à coup :

— Ce pauvre M. Pélisson, j’ai connu son père. Il s’appelait Anacharsis Pélisson. Il était fils d’un républicain de 1792 ; républicain lui-même, il écrivait dans les journaux de l’opposition sous le gouvernement de Juillet. Durant ma captivité au fort de Ham, il m’adressa une lettre amicale. Vous ne pouvez vous imaginer la joie que procure à un prisonnier le moindre témoignage de sympathie. Depuis, nous avons suivi des voies différentes. Nous ne nous sommes pas revus. Il est mort.

L’Empereur alluma une cigarette, resta un moment songeur. Puis, se levant :

— Messieurs, je ne vous retiens plus.

De l’allure gauche d’un oiseau à grandes ailes qui marche, il regagna ses appartements particuliers ; et les ministres sortirent l’un après l’autre, par la longue enfilade des salons, sous le regard morne des huissiers. Le maréchal ministre de la Guerre tendit son porte-cigares au garde des Sceaux.

— Monsieur Delarbre, faisons-nous quelques pas dehors ? J’ai besoin de me dégourdir les jambes.

Tandis qu’ils longeaient tous deux, par la rue de Rivoli, la grille qui borde la terrasse des Feuillants :

— En fait de cigares, dit le maréchal, je n’aime que les cigares d’un sou, bien secs. Les autres me tout l’effet de confitures. Vous concevez ?…

Il cessa de penser, puis :

— Ce Pélisson dont vous parliez tout à l’heure au Conseil, n’est-ce pas un petit homme sec, noiraud, qui était sous-préfet à Saint-Dié, il y a cinq ans ?

Delarbre répondit qu’en effet Pélisson avait été sous-préfet dans les Vosges.

— Aussi je me disais : Je connais Pélisson. Et je me rappelle très bien madame Pélisson. J’ai dîné à côté d’elle à Saint-Dié, où je m’étais rendu pour l’inauguration d’un monument. Vous concevez ?…

— Quel genre de femme est-ce ? demanda Delarbre.

— Petite, noire, mince. Une fausse maigre. Le matin, en robe montante elle n’avait l’air de rien. Le soir à table, décolletée avec des fleurs dans le creux, très agréable.

— Mais moralement, maréchal ?

— Moralement ?… Je ne suis pas un imbécile, n’est-ce pas ? Eh bien ! je n’ai jamais rien compris au moral d’une femme. Tout ce que je peux vous dire, c’est que madame Pélisson passait pour sentimentale. On disait qu’elle aimait les beaux hommes.

— Elle vous l’a laissé deviner, mon cher maréchal ?

— Pas le moins du monde. Elle m’a dit au dessert : « Je raffole de l’éloquence. Un noble langage me transporte. » Je n’ai pas pu prendre cette déclaration pour moi. Il est vrai que j’avais prononcé le matin une allocution. Mais je l’avais fait rédiger par mon aide de camp, officier d’artillerie, myope. Il avait écrit si fin que je ne pouvais pas lire… Vous concevez ?…

Ils avaient atteint la place Vendôme. Delarbre tendit sa petite main sèche au maréchal, et se coula sous la voûte du ministère.



La semaine suivante, à l’issue du Conseil, quand déjà les ministres se retiraient, l’Empereur posa la main sur l’épaule du garde des Sceaux :

— Mon cher monsieur Delarbre, lui dit-il, j’ai appris par hasard — dans ma position, on n’apprend rien que par hasard — qu’un poste de substitut était vacant au parquet de Nantes. Je vous prie de songer pour cette place à un jeune docteur en droit très méritant, qui a fait une thèse remarquable sur les Trade’s unions. Il se nomme Chanot. C’est le neveu de madame Ramel. Il doit vous demander audience aujourd’hui même Si vous me la proposez, je signerai sa nomination avec plaisir.

L’Empereur avait prononcé tendrement le nom de sa sœur de lait, qu’il n’avait cessé d’aimer, tandis que, républicaine parmi des républicains, elle repoussait ses avances, refusait, veuve et pauvre, les offres du maître, et dans son grenier s’indignait librement du coup d’État. Mais après quinze ans, cédant enfin à la bienveillance obstinée de Napoléon III, elle était venue, en témoignage de réconciliation, solliciter du prince une faveur, non pour elle, mais pour son neveu le jeune Chanot, docteur en droit, l’honneur de l’École, disaient ses professeurs. Encore était-ce une faveur austère que madam Ramel demandait à son frère de lait ; l’accès du parquet ouvert au jeune Chanot ne pouvait sembler un passe-droit. Mais madame Ramel désirait vivement que son neveu fût envoyé dans la Loire-Inférieure où il avait ses parents. Cette circonstance revint à l’esprit de Napoléon, qui la fit connaître à son ministre de la Justice.

— Il y aurait grand intérêt, dit-il, à ce que mon candidat fût nommé à Nantes, dont il est originaire et où ses parents habitent. Cette considération est importante pour un jeune homme peu fortuné et qui aime la vie de famille.

— Chanot… laborieux, méritant et peu fortuné… reprit le ministre.

Il ajouta qu’il s’empresserait d’agir conformément au désir exprimé par Sa Majesté. Il craignait seulement que le procureur général ne lui eût déjà soumis une liste de propositions sur laquelle, naturellement, ne figurait point le nom de Chanot. Ce procureur général était précisément M. Méreau, dont il avait été question au précédent Conseil. Le garde des Sceaux avait à cœur d’user envers lui de bons procédés. Mais il s’efforcerait de donner à cette affaire une suite conforme aux intentions exprimées par Sa Majesté.

Il s’inclina et prit congé. C’était son jour d’audience. Sitôt entré dans son cabinet, il demanda à Labarthe, son secrétaire, s’il y avait beaucoup de monde dans l’antichambre. Il y avait deux présidents de cour, un conseiller à la Cour de cassation, le cardinal-archevêque de Nicomédie, une foule de juges, d’avocats et de prêtres. Le ministre demanda s’il y avait aussi un nommé Chanot. Labarthe fouilla dans le plateau d’argent et découvrit, dans la multitude des cartes, celle de Chanot, docteur en droit, lauréat de la Faculté de droit de Paris. Le ministre le fit appeler le premier, recommandant seulement qu’on le lui amenât par les couloirs de service, afin de ne pas offenser la magistrature et le clergé.

Le ministre s’assit devant sa table et murmura tout seul : « Sentimentale, a dit le maréchal, aimant les beaux hommes, et qui parlent bien… »

L’huissier introduisit dans le cabinet un grand jeune homme long, courbé, à lunettes, le crâne pointu, dont tout l’être disgracieux exprimait à la fois la timidité des solitaires et l’audace des penseurs.

Le garde des Sceaux l’examina de la tête aux pieds et vit qu’il avait des joues d’enfant et pas d’épaules. Il lui fit signe de s’asseoir. Le solliciteur, s°étant mis au bord du fauteuil, ferma les yeux et commença à parler avec abondance.

— Monsieur le Ministre, je viens solliciter de votre haute bienveillance l’accès de la magistrature. Peut-être Votre Excellence jugera-t-elle que les notes que j’ai obtenues aux divers examens que j’ai subis, et un prix qui m’a été décerné pour un travail sur les Trade’s unions sont des titres suffisants, et que le neveu de madame Ramel, sœur de lait de l’Empereur, n’est pas tout à fait indigne…

Le garde des Sceaux l’arrêta d’un geste de sa petite main jaune.

— Sans doute, monsieur Chanot, sans doute, une auguste protection, qui ne se serait pas égarée sur un sujet indigne, vous est acquise. Je le sais, l’Empereur vous porte beaucoup d’intérêt. Vous demandez un siège de juge suppléant, monsieur Chanot ?

— Votre Excellence, répondit Chanot, mettrait le comble à mes vœux si elle me nommait substitut à Nantes, où j’ai ma famille.

Delarbre fixa sur Chanot ses prunelles de plomb et dit sèchement :

— Il n’y a pas de vacance au parquet de Nantes.

— Que votre Excellence me pardonne, je croyais…

Le ministre se leva.

— Il n’y en a pas.

Et tandis que Chanot gagnait gauchement la porte et cherchait, tout en faisant des saluts, une issue à travers les lambris blancs, le garde des Sceaux lui dit avec un air persuasif et d’un ton presque confidentiel :

— Croyez-moi, monsieur Chanot, dissuadez madame votre tante de nouvelles sollicitations qui ne pourraient que vous nuire, loin de vous être de quelque profit. Sachez que l’Empereur s’intéresse à vous, et comptez sur moi.

Dès que la porte fut refermée, le ministre appela son secrétaire :

— Labarthe, amenez-moi votre candidat.



Le soir, à huit heures, Labartbe entra dans une maison de la rue Jacob, monta l’escalier jusqu’aux toits et cria du palier :

— Es-tu prêt, Lespardat ?

La porte d’un petit grenier s’ouvrit. Il y avait là, sur une étagère, quelques livres de droit et des romans débrochés ; au-dessus du lit, un loup de velours noir à barbe de dentelle, un bouquet de violettes séchées et des fleurets. Au mur, un mauvais portrait de Mirabeau, gravé en taille-douce. Au milieu de la chambre, un grand garçon brun faisait des haltères. Il avait les cheveux crépus, le front bas, des yeux marron extrêmement doux et riants, un nez frémissant comme des naseaux de cheval, et, dans sa bouche agréablement ouverte, des dents de loup.

— Je t’attendais, dit-il.

Labarthe le pressa de s’habiller. Il avait faim. À quelle heure dîneraient-ils ?

Lespardat, ayant posé ses haltères sur le plancher, ôta son veston, et découvrit la nuque d’hercule qui attachait sa tête ronde à ses larges épaules.

— Il a l’air d’avoir au moins vingt-six ans, pensa Labarthe.

Dès que Lespardat eut passé sa jaquette dont le drap mince laissait suivre le jeu puissant et facile des muscles, Labarthe le poussa dehors.

— Nous serons chez Magny dans trois minutes. J’ai le coupé du ministère.

Au cabaret, ils demandèrent un cabinet particulier, ayant à causer.

Après la sole et le pré-salé, Labarthe résuma nettement la question :

— Écoute-moi bien, Lespardat. Tu verras mon ministre demain, ta nomination sera proposée par le procureur général de Nantes jeudi, et soumise lundi à la signature de l’Empereur. On la lui fera donner par surprise, au moment où il s’occupera avec Alfred Maury de déterminer l’emplacement d’Alésia. L’Empereur signe tout ce qu’on veut quand il étudie la topographie des Gaules au temps de César. Mais sache bien ce qu’on attend de toi. Il faut que tu plaises à madame la préfète. Il faut que tu lui plaises jusqu’au bout. C’est seulement à cette extrémité que la magistrature sera vengée.

Lespardat dévorait et écoutait, content, souriant, dans sa fatuité ingénue.

— Mais, dit-il, quelle idée a germé dans la tête de Delarbre ? Je le croyais austère.

Labarthe, levant son couteau, l’arrêta :

— D’abord, mon ami, je te prie de ne pas compromettre mon ministre, qui doit demeurer étranger à tout ce dont il s’agit ici. Mais puisque tu as nommé Delarbre, je dirai que son austérité est une austérité janséniste. Il est arrière-neveu du diacre Pâris. Son grand-oncle maternel était ce M. Carré de Montgeron qui défendit devant le Parlement les convulsionnaires du cloître Saint-Médard. Or, les jansénistes exercent volontiers leur austérité autour des alcôves ; ils ont du penchant pour les polissonneries diplomatiques et canoniques. C’est l’effet de leur pureté parfaite. Et puis ils lisent la Bible. L’Ancien Testament est plein d’histoires du genre de la tienne, mon cher Lespardat.

Lespardat n’écoutait pas. Il nageait dans une joie naïve. Il se demandait : « Que dira le père ? que dira la mère ? » songeant à ses parents, épiciers grandioses et peu fortunés d’Agen. Et il associait vaguement sa fortune naissante à la gloire de Mirabeau, son grand homme préféré. Il avait, depuis le collège, rêvé une destinée pleine de femmes et d’éloquence.

Labarthe ramena à lui l’attention de son jeune ami.

» Vous savez, monsieur le substitut, que vous n’êtes pas inamovible. Si après un délai normal vous n’avez pas été agréable à madame Pélisson, je dis tout à fait agréable, vous tombez en disgrâce.

— Mais, demanda Lespardat avec candeur, combien de temps me donnes-tu pour plaire excessivement à madame Pélisson ?

— Jusqu’aux vacances, répondit gravement le secrétaire du ministre. Nous te donnons en outre toutes sortes de facilités, missions secrètes, congés, etc. Tout, excepté de l’argent. D’abord nous sommes un gouvernement honnête. On ne le croit pas. Mais on saura plus tard que nous n’étions pas des tripoteurs. Ainsi Delarbre : il a les mains propres. Et puis les fonds secrets sont à l’intérieur, du côté du mari. Ne compte que sur tes deux mille quatre cents francs d’appointements et ta bonne mine pour séduire madame Pélisson.

— Est-elle jolie, ma préfète ? demanda Lespardat.

Il fit cette question négligemment, sans en exagérer l’importance, tranquille comme un très jeune homme qui trouve toutes les femmes belles. En manière de réponse, Labarthe jeta sur la table la photographie d’une dame maigre en chapeau rond, avec de doubles bandeaux tombant sur un cou brun.

— Voici, dit-il, le portrait-carte de madame Pélisson. Le cabinet l’a demandé à la préfecture de police, qui l’a expédié après y avoir apposé le timbre de la Sûreté, comme tu vois.

Lespardat le saisit vivement entre ses doigts carrés :

— Elle est belle, dit-il.

— As-tu un plan ? demanda Labarthe, un système de séduction raisonnée ?

— Non, répondit simplement Lespardat.

Labarthe, qui était intellectuel, objecta qu’il fallait pourtant prévoir, combiner, ne pas se laisser prendre au dépourvu par les circonstances.

— Il est certain, ajouta-t-il, que tu seras invité aux bals de la préfecture et que tu danseras avec madame Pélisson. Sais-tu danser ? Montre-moi comment tu danses.

Lespardat se leva et, tenant sa chaise embrassée, fit un tour de valse, avec un air d’ours gentil.

Labarthe l’examinait, très grave, à travers son lorgnon.

— Tu es lourd, gauche, sans cette morbidesse irrésistible qui…

— Mirabeau dansait mal, dit Lespardat.

— Après tout, dit Labarthe, c’est peut-être que la chaise ne t’inspire pas.

Quand ils se retrouvèrent tous deux sur le trottoir humide de l’étroite rue Contrescarpe, ils rencontrèrent des filles qui allaient et venaient du carrefour Buci aux débits de liqueurs de la rue Dauphine. Comme l’une d’elles, épaisse et lourde, dans sa triste robe noire, passait morne, les jambes molles, sous un réverbère, Lespardat la saisit brusquement par la taille, la souleva et lui fit faire deux tours de valse sur le pavé gras et dans le ruisseau, avant qu’elle eût pu se reconnaître.

Remise de son étonnement, elle hurla les plus sales injures à son cavalier qui l’emportait d’un élan irrésistible. Il faisait lui-même l’orchestre, de sa voix de baryton chaude et entraînante comme une musique militaire, et tournoyait avec la fille si furieusement qu’éclaboussés par toute l’eau et la boue de la rue, ils heurtaient ensemble les brancards des fiacres rôdeurs et sentaient à leur cou le souffle des chevaux. Après quelque temps de valse, elle, sans colère, la tête abandonnée sur la poitrine du jeune homme, lui murmura à l’oreille :

— Tu es tout de même un joli garçon, toi. Tu dois les rendre heureuses, hein ? les femmes de Bullier !

— C’est assez, mon ami, cria Labarthe. Ne te fais pas mettre au poste. Viens, tu vengeras la magistrature !



À quatre mois de là, dans la lumière dorée d’un jour de septembre, M. le ministre de la Justice et des Cultes, passant avec son secrétaire sous les arcades de la rue de Rivoli, reconnut M. Lespardat, substitut à Nantes, au moment même ou le jeune magistrat entrait précipitamment à l’hôtel du Louvre.

— Labarthe, demanda le ministre, saviez-vous que votre protégé fût à Paris ? N’a-t-il donc rien qui le retienne à Nantes ? Voilà quelque temps déjà, ce me semble, que vous ne me communiquez plus de notes confidentielles le concernant. Ses débuts m’intéressaient, mais je ne sais pas encore s’il répond entièrement à l’opinion avantageuse que vous aviez conçue de lui.

Labarthe prit la défense du substitut ; il rappela au ministre que Lespardat était en congé régulier ; que tout de suite, à Nantes, il avait gagné la confiance de ses supérieurs hiérarchiques, et qu’en même temps il s’était concilié les bonnes grâces du préfet.

— M. Pélisson, ajouta-t-il, ne peut plus se passer de lui. C’est Lespardat qui organise les concerts de la Préfecture.

Cependant le ministre et son secrétaire poursuivaient leur chemin, vers la rue de la Paix, le long des arcades, s’arrêtant çà et là devant les vitrines des marchands de photographies.

— Il y a trop de nudités exposées à ces devantures, dit le ministre. Il conviendrait de réprimer la licence des étalages. Les étrangers nous jugent sur les apparences, et de tels spectacles sont de nature à nuire au bon renom du pays et du régime.

Soudainement, au coin de la rue de l’Échelle, Labarthe avertit son ministre de regarder une femme qui venait vers eux rapide et voilée. Mais Delarbre, l’ayant examinée, la trouva tort ordinaire, trop menue, pas élégante.

— Elle est mal chaussée, dit-il ; c’est une provinciale.

Quand elle les eut croisés :

— Votre Excellence ne se trompe pas, dit Labarthe. C’est madame Pélisson.

À ce nom, le ministre, intéressé, retourna vivement sur ses pas. Par un vague sentiment de sa dignité, il n’osait la suivre. Mais sa curiosité perçait dans son regard.

Labarthe l’encouragea.

— Je parie, monsieur le ministre, qu’elle ne va pas bien loin.

Ils hâtèrent tous deux le pas, et virent madame Pélisson suivre les arcades, longer la place du Palais-Royal, puis, ayant jeté à droite et à gauche des regards inquiets, disparaître dans l’hôtel du Louvre.

Alors le ministre se mit à rire du fond de sa gorge. Ses petites prunelles de plomb s’enflammèrent. Et il prononça entre ses dents cette parole que son secrétaire devina plutôt qu’il ne l’entendit :

— La magistrature est vengée !



Le même jour, l’Empereur, en résidence à Fontainebleau, fumait des cigarettes dans la bibliothèque du Palais. Il se tenait immobile, de l’air d’un mélancolique oiseau de mer, contre l’armoire où l’on garde la cotte de mailles de Monaldeschi. Violet-le-Duc et Mérimée, tous deux ses familiers, étaient à ses côtés.

Il demanda :

— Monsieur Mérimée, pourquoi aimez-vous les ouvrages de Brantôme ?

— Sire, répondit Mérimée, j’y retrouve la race française avec ses bons et ses mauvais côtés. Elle n’est jamais pire que lorsqu’elle est sans chef pour lui montrer un noble but.

— Vraiment, dit l’Empereur, on voit cela dans Brantôme ?

— On y voit aussi, reprit Mérimée, l’influence des femmes dans les affaires de l’État.

À ce moment madame Ramel entra dans la galerie. Napoléon avait donné l’ordre qu’on la laissât venir à lui, dès qu’elle se présenterait. En voyant sa sœur de lait, il fit paraître autant de joie que son visage muet et triste en pouvait contenir.

— Ma bonne madame Ramel, demanda-t-il, comment se trouve votre neveu à Nantes ? Est-il satisfait ?

— Mais, Sire, dit madame Hamel, il n’y a pas été envoyé. Un autre a été nommé à sa place.

— C’est bizarre, murmura le souverain pensif.

Puis posant sa main sur l’épaule de l’académicien :

— Mon cher monsieur Mérimée, on croit que je règle le sort de la France, de l’Europe et du monde. Et je ne peux pas faire nommer un substitut de sixième classe, à deux mille quatre cents francs d’appointements.


XV


Ayant terminé sa lecture, M. Bergeret plia son manuscrit et le mit dans sa poche. M. Mazure, M. Paillot et M. de Terremondre inclinèrent trois fois la tête en silence.

Puis, ce dernier posa la main sur la manche de Bergeret :

— Ce que vous venez de nous lire, cher monsieur, lui dit-il est véritablement…

À ce mot, Léon se précipita dans la boutique et s’écria avec émotion et importance :

— On vient de trouver madame Houssieu étranglée dans son lit.

— C’est singulier ! dit M. de Terremondre.

— D’après l’état du corps, ajouta Léon, on croit que la mort remonte à trois jours.

— Alors, remarqua M. Mazure, archiviste, ce serait samedi que le crime aurait été commis.

Paillot, libraire, demeuré jusque-là muet, la bouche ouverte, respectueux de la mort, ressemblait ses souvenirs :

— Samedi, vers cinq heures de l’après-midi, j’ai très bien entendu des cris étouffés et le bruit sourd produit par la chute d’un corps. J’ai même dit à ces messieurs (il se tourna vers M. de Terremondre et vers M. Bergeret) qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans la maison de la reine Marguerite.

Personne ne confirma l’avantage que se donnait le libraire qui seul, par l’acuïté de ses sens et la subtilité de son jugement, avait eu soupçon de l’acte dans le moment où il s’accomplissait.

Paillot, après un silence respectueux, reprit :

— Dans la nuit du samedi au dimanche, j’ai dit à madame Paillot : « On n’entend plus rien dans la maison de la reine Marguerite ».

M. Mazure demanda l’âge de la victime. Paillot lui répondit que madame Houssieu avait de soixante-dix-neuf à quatre-vingts ans, qu’elle était veuve depuis cinquante ans, qu’elle possédait des terres, des valeurs et une forte somme d’argent, mais qu’avare et fantasque elle n’avait point de servante, cuisait elle-même ses aliments dans la cheminée de sa chambre et vivait seule parmi des débris de meubles et de vaisselle, recouverts d’une poussière d’un quart de siècle. Il y avait plus de vingt-cinq ans en effet qu’on n’avait donné un coup de balai dans la maison de la reine Marguerite. Madame Houssieu sortait peu, se procurait des vivres pour une semaine entière et ne recevait personne chez elle, hors le garçon boucher et deux ou trois gamins qui faisaient des commissions.

— Et l’on croit que le crime a été commis samedi dans l’après-midi ? demanda M. de Terremondre.

— On s’en doute, par l’état du corps, répondit Léon. Il paraît qu’il est affreux à voir.

— Samedi, dans l’après-midi, reprit M. de Terremondre, nous étions ici, séparés seulement par un mur de la scène horrible, et nous causions de choses indifférentes.

Il y eut encore un long silence. Puis on demanda si l’assassin était pris, ou si seulement on le connaissait. Mais Léon ne put, malgré son zèle, répondre à ces questions.

Une ombre, sans cesse épaissie et qui semblait funèbre, s’étendait sur la boutique de librairie. Elle était produite par la foule noire des curieux amassés sur la place devant la maison du crime.

— On attend sans doute le commissaire de police et le parquet, dit l’archiviste Mazure.

Paillot qui était doué d’une exquise prudence, craignant que le peuple curieux ne brisât les glaces de la montre, ordonna à Léon de fermer les volets.

— Vous ne laisserez ouverte, dit-il, que la devanture qui donne sur la rue des Tintelleries.

Cette mesure de précaution parut empreinte d’une certaine délicatesse morale. Ces messieurs « du coin des bouquins » l’approuvèrent. Mais comme la rue des Tintelleries était étroite et parce que, de ce côté, des affiches et des modèles de dessin couvraient les glaces, la boutique se trouva noyée dans l’obscurité.

La rumeur de la foule, imperceptible tout à l’heure, s’entendait dans l’ombre et se prolongeait, sourde, grave, presque terrible, exprimant l’unanimité du sentiment moral.

M. de Terremondre, ému, traduisit de nouveau la pensée dont il était frappé.

— C’est singulier, dit-il ; pendant que le crime s’accomplissait si près de nous, nous causions tranquillement de choses indifférentes.

Alors M. Bergeret inclina la tête vers l’épaule gauche, regarda au loin et parla de la sorte :

— Cher monsieur, permettez-moi de vous dire qu’il n’y a rien là de singulier. Il n’est pas d’usage, lorsqu’une action criminelle s’accomplit, que les conversations s’arrêtent d’elles-mêmes, autour de la victime, dans un rayon de quelques lieues ou seulement de quelques pas. Un mouvement inspiré par la pensée la plus scélérate ne produit que des effets naturels.

M. de Terremondre ne répondit pas à ce discours et le reste des auditeurs se détourna de M. Bergeret avec un vague sentiment d’inquiétude et de réprobation.

Le maître de conférences à la Faculté des lettres poursuivit toutefois :

— Et comment un acte aussi naturel et fréquent que le meurtre produirait-il des effets rares et singuliers ? Tuer est ordinaire à l’animal et surtout à l’homme. Le meurtre a été longtemps estimé dans les sociétés humaines comme une forte action et il subsiste encore dans nos mœurs et dans nos institutions des traces de cette antique estime.

— Quelles traces ? demanda M. de Terremondre.

— Elles se retrouvent, répondit M. Bergeret, dans les honneurs qu’on rend aux militaires.

— Ce n’est pas la même chose, dit M. de Terremondre.

— Assurément, dit M. Bergeret. Mais toutes les notions humaines ont pour mobile la faim ou l’amour. La faim instruisit les barbares au meurtre, les poussa aux guerres, aux invasions. Les peuples civilisés sont comme les chiens de chasse. Un instinct corrompu les excite à détruire sans profit ni raison. La déraison des guerres modernes se nomme intérêt dynastique, nationalités, équilibre européen, honneur. Ce dernier motif est peut-être de tous le plus extravagant, car il n’est pas un peuple au monde qui ne soit souillé de tous les crimes et couvert de toutes les hontes. Il n’en est pas un qui n’ait subi toutes les humiliations que la fortune puisse infliger à une misérable troupe d’hommes. Si toutefois il subsiste encore un honneur dans les peuples, c’est un étrange moyen de le soutenir que de faire la guerre, c’est-à-dire de commettre tous les crimes par lesquels un particulier se déshonore : incendie, rapines, viol, meurtre. Et quant aux actions dont l’amour est le mobile, elles sont pour la plupart aussi violentes, aussi furieuses, aussi cruelles, que les actions inspirées par la faim, en sorte qu’il faut conclure que l’homme est une bête malfaisante. Mais il reste à chercher pourquoi je le sais et d’où vient que j’en ressens de la douleur et de l’indignation. S’il n’existait que le mal, on ne le verrait pas, comme la nuit n’aurait pas de nom si le jour ne se levait jamais.

Cependant M. de Terremondre avait assez accordé à la religion de la tendresse et de la dignité humaine en se reprochant d’avoir conversé d’une manière gaie et légère dans la minute du crime et si près de la victime. Il commença de considérer la fin tragique de madame veuve Houssieu comme un accident familier qui peut se regarder en face et dont on découvre les conséquences. Il songea que rien maintenant ne l’empêchait d’acheter la maison de la reine Marguerite, pour y mettre ses collections de meubles, de faïences et de tapisseries, et de constituer de cette manière une sorte de musée municipal. Il comptait, pour prix de ses soins et de sa munificence, recevoir avec les louanges de ses compatriotes la croix de la Légion d’honneur et peut-être le titre de correspondant de l’Institut.

Il avait aux Inscriptions deux ou trois camarades, comme lui vieux garçons, avec lesquels parfois il déjeunait a Paris dans quelque cabaret, en contant des histoires de femmes. Et il n’y avait pas de correspondant pour la région.

Aussi eut-il déjà l’idée de déprécier l’immeuble convoité.

— Elle ne tient plus debout, dit-il, la maison de la reine Marguerite. Les poutres des planchers tombaient en lambeaux d’amadou sur la pauvre octogénaire. Il faudra dépenser des sommes immenses pour la remettre en état.

— Le mieux, dit l’archivistc Mazure, serait de la mettre à bas et de transporter la façade dans la cour du musée. Il serait dommage en effet d’abandonner aux démolisseurs l’écu de Philippe Tricouillard.

On entendit un grand mouvement de foule humaine sur la place. C’était le public que la police refoulait pour donner aux magistrats accès dans la maison du crime.

Paillot passa le nez par la porte entr’ouverte :

— Voici, dit-il, M. Boquincourt le juge d’instruction, avec son greffier, M. Surcouf. Ils sont entrés dans la maison.

Les académiciens du « coin des bouquins » s’étaient glissés, l’un après l’autre, derrière le libraire, sur le trottoir de la rue des Tintelleries d’où ils observaient les grands mouvements de peuple qui agitaient la place Saint-Exupère.

Paillot reconnut dans la foule M. le premier président Cassignol. Le vieillard faisait sa promenade quotidienne. La foule agitée, qui l’avait surpris dans son itinéraire, inquiétait sa marche petite et sa vue affaiblie. Il allait, encore droit et ferme, portant haut sa tête desséchée et blanche.

Paillot, l’apercevant, courut au-devant de lui, tira sa calotte de velours et, lui tendant le bras, l’invita à venir s’asseoir dans la boutique.

— Quelle imprudence à vous, monsieur Cassignol, de traverser une telle cohue ! On dirait une émeute.

À ce mot d’émeute, le vieillard eut comme la vision du siècle révolutionnaire dont il avait vu les trois quarts. Il entrait dans sa quatre-vingt-septième année et comptait déjà vingt-cinq ans d’honorariat.

Soutenu par le libraire Paillot, il franchit le pas de la boutique et s’assit sur une chaise de paille, au milieu des académiciens respectueux. Sa canne de jonc, à pomme d’argent, tremblait sous sa main entre ses cuisses creuses. Son échine était plus raide que le dossier de son siège. Il tira, pour les essuyer, ses lunettes d’écaille et fut lent à les remettre. Il avait perdu la mémoire des visages, et, bien qu’il eût l’oreille dure, c’est à la voix qu’il reconnaissait les gens.

Il s’enquit en peu de mots de la cause des rassemblements qui s’étaient formés sur la place et il écouta à peine la réponse que lui fit M. de Terremondre. Son cerveau, sain et durci, conservé comme dans la myrrhe, ne recevait plus aucune empreinte nouvelle, tandis que les idées et les passions anciennes y demeuraient profondément fixées.

MM. de Terremondre, Mazure et Bergeret, debout l’entouraient. Ils ignoraient son histoire, perdue dans un passé immémorial. Ils savaient seulement qu’il avait été le disciple, l’ami, le compagnon de Lacordaire et de Montalembert, qu’il avait résisté à l’Empire dans les limites exactes de son droit et de sa fonction, qu’il avait essuyé jadis les affronts de Louis Veuillot, et que, tous les dimanches, il allait à la messe, un gros livre sous le bras. Ils le voyaient, comme toute la ville, accompagné de son antique probité et de la gloire d’avoir soutenu durant sa vie entière la cause de la liberté. Mais aucun d’entre eux n’aurait pu dire de quelle façon il était libéral, car aucun n’avait lu cette phrase d’une brochure publiée par M. Cassignol en 1852 sur les affaires de Rome : « Il n’y a de liberté que celle qui croit en Jésus-Christ et à la dignité morale de l’homme. » On disait que, gardant, à son âge, l’activité de son esprit, il classait sa correspondance et travaillait à un livre sur les rapports de l’Église et de l’État. Il parlait encore avec abondance et vivacité.

Dans la conversation, qu’il suivait mal, entendant prononcer le nom de M. Garrand, procureur de la République, il dit, en regardant la pomme de sa canne comme le seul témoin des jours anciens qui subsistât encore :

— J’ai connu en 1838, à Lyon, un procureur du roi qui avait une haute idée de ses fonctions. Il soutenait qu’un des attributs du ministère public était l’infaillibilité, et que le procureur du roi ne peut pas plus se tromper que le roi lui-même. Il se nommait M. de Clavel, et il a laissé des ouvrages estimés sur l’instruction criminelle.

Et le vieillard se tut, solitaire, avec ses souvenirs, au milieu des hommes.

Paillot, sur le pas de la porte, regardait au dehors.

— Voici M. Roquincourt qui sort de la maison.

M. Cassignol, songeant aux choses passées, dit :

— J’ai fait mes débuts au parquet. J’étais sous les ordres de M. de Clavel, qui me répétait sans cesse : « Pénétrez-vous bien de cette maxime : L’intérêt de l’accusé est sacré, l’intérêt de la société est deux fois sacré, l’intérêt de la justice est trois fois sacré. » Les principes métaphysiques avaient alors plus de force sur les esprits qu’ils n’en ont maintenant.

— C’est bien vrai, dit M. de Terremondre.

— On emporte une table de nuit, du linge et une petite voiture à bras, dit Paillot ; ce sont sans doute des pièces a conviction.

M. de Terremondre, n’y tenant plus, alla voir charger la voiture. Tout à coup, le sourcil froncé, il s’écria :

— Sacrebleu !

Et, sous le regard interrogateur de Paillot, il ajouta :

— Rien ! Rien !

Il avait, subtil amateur, discerné, parmi les objets saisis, un pot à eau de porcelaine à la Reine, et il se promettait d’en demander des nouvelles, après le jugement, au greffier Surcouf, qui était serviable. Il usait de ruse pour former ses collections. « On fait comme on peut, se disait-il à lui-même. Les temps sont durs. »

— Je fus nommé substitut à vingt-deux ans, reprit M. Cassignol. Alors, mes longs cheveux bouclés, mes joues imberbes et roses, me donnaient un air de jeunesse qui me désolait. Je dus, pour inspirer le respect, affecter un air grave et garder un maintien sévère. Je remplis mes fonctions avec une application qui fut récompensée. À trente-trois ans, j’étais procureur général au Puy.

— C’est une ville pittoresque, dit M. Mazure.

— En vertu de mes nouvelles fonctions, je dus requérir dans une affaire peu intéressante, si l’on ne regarde que la nature du crime et le caractère de l’accusé, mais qui avait bien son importance, puisqu’il s’agissait de faire tomber une tête. Un fermier assez riche avait été trouvé assassiné dans son lit. J’omets les circonstances du crime qui demeurent pourtant fixées dans ma mémoire ; mais elles sont des plus banales. Il suffira de dire que, dès le début de l’instruction, les soupçons se portèrent sur un garçon de charrue, serviteur de la victime. Cet homme était âgé d’une trentaine d’années. Il se nommait Poudrailles, Hyacinthe Poudrailles. Il avait disparu brusquement le lendemain du crime. On l’avait trouvé dans un cabaret où il faisait d’assez grosses dépenses. De fortes présomptions le désignaient comme l’auteur de cet assassinat. Il fut reconnu possesseur d’une somme de soixante francs dont il ne put justifier la provenance ; ses vêtements portaient des traces de sang. Deux témoins l’avaient vu rôder autour de la ferme dans la nuit du crime. Il est vrai qu’un autre témoin lui fournissait un alibi ; mais ce témoin était d’une immoralité notoire.

L’instruction avait été très bien conduite par un juge d’une habileté consommée. L’acte d’accusation était dressé avec beaucoup d’art. Mais Poudrailles n’avait pas fait d’aveux. Et à l’audience, dans tout le cours des débats, il se renferma dans un système de dénégations dont rien ne put le faire sortir. J’avais préparé mon réquisitoire avec le soin dont j’étais capable et la conscience d’un homme jeune qui ne veut pas paraître trop inégal à ses hautes fonctions. Je mis à le prononcer toute l’ardeur de mon âge. L’alibi fourni par la femme Cortot, qui prétendait avoir gardé Poudrailles chez elle, au Puy, pendant la nuit du crime, m’embarrassait beaucoup. Je m’efforçai de le détruire. Je menaçai la femme Cortot des peines dues aux faux témoins. Un de mes arguments frappa surtout l’esprit des jurés. Je leur rappelai qu’au dire des voisins, les chiens de garde n’avaient point aboyé à l’assassin. C’est donc qu’ils le connaissaient. Ce n’était donc pas un étranger. C’était le valet de charrue, c’était Poudrailles. Enfin, je demandai sa tête. Et je l’obtins. Poudrailles fut condamné à mort à la majorité des voix. Après la lecture de la sentence, il s’écria d’une voix forte : « Je suis innocent ! » Alors un doute terrible me saisit. Je songeai qu’après tout il pouvait dire vrai et que cette certitude que j’avais fait passer dans l’esprit des jurés n’était point en moi. Mes confrères, mes maîtres, mes aînés et jusqu’à l’avocat du condamné venaient me féliciter de ce beau succès, applaudir ma jeune et redoutable éloquence. Ces louanges m’étaient douces. Vous connaissez, messieurs, la délicate pensée de Vauvenargues sur les premiers rayons de la gloire. Cependant la voix de Poudrailles disant : « Je suis innocent », résonnait à mon oreille.

Il me restait des doutes et j’avais besoin de me développer sans cesse à moi-même mon réquisitoire.

Le pourvoi de Poudrailles fut rejeté et mes incertitudes augmentèrent. En ce temps-là les grâces n’arrêtaient point avec une fréquence excessive l’effet des sentences de mort. Poudrailles implora vainement la commutation de peine. Le matin du jour fixé pour l’execution, quand déjà l’échafaud était dressé au Martouret, je me rendis à la prison, me fis ouvrir la cellule du condamné et, resté seul en face de lui : « Rien, lui dis-je, ne peut changer votre sort. S’il subsiste en vous un bon sentiment, dans l’intérêt de votre âme et pour le repos de mon esprit, Poudrailles, dites-moi si vous êtes coupable du crime pour lequel vous êtes condamné. » Il me regarda quelques instants sans répondre. Je vois encore sa face plate et sa large bouche muette. J’eus un moment d’angoisse terrible. Enfin il inclina la tête de haut en bas et murmura d’une voix faible mais distincte : « Maintenant que je n’ai plus de méfiance, je peux bien le dire, que j’ai fait la chose. Et j’ai eu plus de mal qu’on ne croit, parce que le vieux avait de la force. Et même, il était méchant. » En entendant cet aveu suprême, je poussai un grand soupir de soulagement.

M. Cassignol se tut, fixa longtemps sur la pomme de sa canne le regard de ses prunelles effacées et déteintes, puis prononça ces paroles :

— Durant ma longue carrière de magistrat, je n’ai jamais eu connaissance d’une erreur judiciaire.

— Voilà une affirmation rassurante, dit M. de Terremondre.

— J’en demeure glacé d’effroi, murmura M. Bergeret.


XVI


Cette année-la, comme les autres, M. le préfet Worms-Clavelin alla chasser à Valcombe, chez M. Delion, maître de forges, conseiller général, qui avait les plus belles chasses de la région. M. le préfet se plaisait beaucoup à Valcombe ; il était flatté d’y rencontrer quelques personnes de bonne famille, notamment les Gromance et les Terremondre, et il prenait un intime plaisir à démonter des faisans. Aussi le voyait-on mener par les layons du bois une joie volumineuse. Il tirait avec des écarts de jambe, des haussements d’épaule, des inclinaisons de tête, des clignements d’yeux et des froncements de sourcils, à la façon des locataires de Bois-Colombes, bookmakers et limonadiers, ses premiers compagnons de chasse. Il annonçait bruyamment, avec une satisfaction indiscrète, les pièces qu’il avait abattues ; et, s’attribuant parfois celles que ses voisins faisaient dégringoler près de lui, il allumait des colères qu’il amortissait ensuite par l’égalité de son humeur et par une entière ignorance d’avoir pu mécontenter personne. Dans toute son attitude, il unissait agréablement à l’importance du fonctionnaire la familiarité du joyeux convive. Il lançait aux gens leurs titres comme des noms d’amitié, et parce qu’il savait, avec tout le département, que M. de Gromance était abondamment cocu, il donnait, à chaque rencontre, sans raison apparente, de petites tapes affectueuses à cet homme cérémonieux. Dans cette société de Valcombe, il se croyait aimé et il ne se trompait pas entièrement. Quand, avec des airs incongrus et une allure d’écornifleur, il n’avait envoyé ni grains de plomb ni impertinences à la figure des gens, on le trouvait adroit et l’on disait qu’au fond il avait du tact.

Cette année-là, il avait réussi mieux que jamais dans le monde capitaliste. On le savait contraire à l’impôt sur le revenu que, dans l’intimité, il avait heureusement qualifié d’inquisitorial. Il recueillait à Valcombe les félicitations de la société reconnaissante, et madame Delion, adoucissant pour lui ses yeux bleu d’acier et son grand front couronné de bandeaux gris de fer, lui souriait.

En sortant de sa chambre, où il s’était habillé pour le dîner, il vit, dans le corridor sombre, glisser, avec un bruit d’étoffes et de bijoux, la forme sinueuse de madame de Gromance, dont les épaules nues semblaient plus nues dans le crépuscule. Il bondit pour l’atteindre, lui prit la taille et lui donna un baiser sur la nuque. Comme elle se dégageait vivement, il lui dit avec un accent de reproche :

— Pourquoi pas moi aussi, comtesse ?

Alors elle lui donna un soufflet dont il demeura surpris.

Il trouva sur le palier du rez-de-chaussée Noémi qui, très convenable dans sa robe de satin noir, recouverte de tulle noir, coulait lentement ses longs gants autour de ses bras. Il lui fit de l’œil un petit signe amical. Il était bon mari et avait pour sa femme beaucoup d’estime et quelque admiration.

Elle en méritait. Il fallait qu’elle fût d’une rare adresse pour ne pas déplaire à la société antisémite de Valcombe. Et elle n’y était point mal vue. Elle y avait même gagné des sympathies. Et, ce qu’il faut le plus admirer, elle n’y semblait pas étrangère.

Dans ce grand salon froid de province, elle se composait un visage étonné et un maintien placide qui faisaient douter de son esprit mais la figuraient honnête, douce et bonne. Devant madame Delion et les autres femmes, elle admirait, approuvait et se taisait. Et si un homme ayant quelque esprit et quelque usage venait à lui adresser la parole en particulier, elle se faisait plus placide et plus modeste encore, et timide, les yeux baissés, brusquement, elle lui lançait quelque gaillardise dont il était chatouillé à l’improviste et qu’il tenait pour une faveur unique, venant d’une bouche si prudente et d’une âme si secrète. Elle prenait le cœur des vieux galants. Sans un geste, sans un mouvement, sans jouer de l’éventail, d’un clignement imperceptible des cils, d’un plissement rapide des lèvres, elle leur insinuait des idées qui les flattaient. Elle séduisit M. Mauricet lui-même, grand connaisseur pourtant, qui disait d’elle :

— Elle a toujours été laide, elle n’est plus jolie, mais c’est une femme !

M. Worms-Clavelin fut placé à table entre madame Delion et madame Laprat-Teulet, femme du sénateur de ***. Madame Laprat-Teulet était une petite personne blême, qu’on croyait toujours voir à travers une gaze, tant ses traits avaient de mollesse. Jeune fille, elle avait été trempée dans la religion comme dans de l’huile. Mariée à un habile homme, qui l’avait épousée pour sa fortune, elle macérait en une onctueuse piété, tandis que son mari faisait ses affaires dans l’anticléricalisme et les laïcisations. Elle se livrait sans cesse à de menues pratiques. Et, profondément attachée à son état d’épouse, lors du dépôt au Sénat d’une demande en autorisation de poursuites contre Laprat-Teulet et quelques autres sénateurs, elle fit brûler deux cierges dans l’église de Saint-Exupère, devant la statue coloriée de saint Antoine, afin d’obtenir de ce grand saint que son mari bénéficiât d’une ordonnance de non-lieu. Ce fut de la sorte que se termina l’affaire. Élève de Gambetta, M. Laprat-Teulet possédait des petits papiers dont il avait envoyé, en temps utile, la reproduction photographique au garde des Sceaux. Madame Laprat-Teulet, dans le zèle de sa reconnaissance, fit poser, en ex-voto, sur le mur de la chapelle, une plaque de marbre avec cette inscription rédigée par le vénérable M. Laprune lui-même : À saint Antoine, pour une faveur inespérée, remerciements d’une épouse chrétienne. Depuis lors. M. Laprat-Teulet s’était relevé. Il avait donné des gages sérieux aux conservateurs, qui songeaient à utiliser ses grandes capacités financières dans la lutte contre le socialisme. Sa situation politique redevenait bonne, à la condition de ne rien brusquer et de ne point prendre personnellement le pouvoir. Et, de ses doigts de cire, madame Laprat-Teulet brodait des devants d’autel.

— Eh bien, madame, lui dit le préfet, après le potage, vos bonnes œuvres sont-elles prospères ? Savez-vous que vous êtes, après la générale Cartier de Chalmot, la dame du département qui préside le plus d’œuvres ?

Elle ne lui répondit pas. Il se rappela qu’elle était sourde, et se tournant du côté de madame Delion :

— Renseignez-moi donc, je vous en prie, madame, sur l’œuvre de Saint-Antoine. C’est cette pauvre madame Laprat-Teulet qui m’y fait penser. Ma femme me dit que c’est une dévotion nouvelle qui fait fureur dans le département.

— Madame Worms-Clavelin a raison, cher monsieur. Nous sommes toutes dévotes à saint Antoine.

On entendit alors M. Mauricet qui, répondant à une parole perdue dans le bruit disait à M. Delion :

— Vous me flattez, cher monsieur. Le Puits-du-Roi, fort négligé depuis Louis XIV, n’est pas une chasse comparable à Valcombe. Il s’y trouve peu de gibier. Pourtant un braconnier d’un rare mérite, nommé Rivoire, qui honore le Puits-du-Roi de ses visites nocturnes, y tue assez de faisans. Et savez-vous avec quelle extraordinaire rouillarde il les tire ? C’est une pièce de musée. Je lui suis reconnaissant de m’avoir permis un jour de l’examiner à loisir. Imaginez un…

— On m’assure, madame, dit le préfet, que les dévotes adressent à saint Antoine leurs demandes par pli cacheté et qu’on ne paie qu’après réception de l’objet demandé.

— Ne vous moquez pas, répondit madame Delion ; saint Antoine accorde bien des grâces.

— … C’est, poursuivait M. Mauricet, le canon d’un vieux fusil de munition qui a été coupé et monté sur une espèce de charnière, de façon à basculer, et…

— Je croyais, répliqua le préfet, que saint Antoine avait la spécialité de retrouver les objets perdus.

— C’est pourquoi, répondit madame Delion, ou lui adresse tant de demandes.

Et elle ajouta en soupirant :

— Qui, sur cette terre, n’a pas perdu un bien précieux ? La paix du cœur, le repos de la conscience, une amitié formée des l’enfance ou… l’affection d’un mari ? Alors on s’adresse à saint Antoine.

— Ou à son compagnon, ajouta le préfet, que les vins du maître de forges avaient mis en joie et qui confondait, dans son innocence, saint Antoine de Padoue avec saint Antoine, ermite.

— Mais, demanda M. de Terremondre, ce Rivoire n’a-t-il pas le titre de braconnier de la préfecture ?

— Vous faites erreur, monsieur de Terremondre, répliqua le préfet. Il est investi de la fonction plus respectable encore de braconnier de l’archevêché. Il fournit la table de Monseigneur.

— Il consent aussi à mettre son industrie au service de la cour, dit M. le président Peloux.

M. Delion et la générale Cartier de Chalmot échangeaient des paroles à voix lente :

— Chère madame, mon fils Gustave va faire cette année son service militaire. Je voudrais bien qu’il fût placé sous les ordres du général Cartier de Chalmot.

— Ne le souhaitez pas, monsieur. Mon mari est l’ennemi des faveurs et il est avare de permissions ; il veut que les fils de famille donnent l’exemple du travail. Et il a inculqué ses principes à tous ses colonels.

— … Et ce canon de fusil, poursuivait M. Mauricet, ne correspond à aucun calibre catalogue, en sorte que Rivoire n’y peut mettre que des douilles trop petites. Vous imaginez facilement…

Le préfet développait des considérations propres à rallier tout à fait madame Delion au régime, et il les terminait par cette haute pensée :

— À l’heure où le tsar vient visiter la France, il est nécessaire que la République s’identifie les hautes classes de la nation pour les mettre en contact avec notre grande alliée, la Russie.

Cependant Noémi accueillait, dans un calme de madone, les pieds de M. le président Peloux, qui cherchaient les siens sous la table.

Le jeune Gustave Delion disait tout bas à madame de Gromance :

— J’espère que cette fois vous ne me ferez pas poser comme le jour où vous vous baladiez avec ce vieux roquentin de Mauricet, pendant que je n’avais pas d’autre distraction dans votre salon jaune que de démonter le mouvement de la pendule.

— Quelle excellente personne que madame Laprat-Teulet ! s’écria madame Delion dans un mouvement soudain d’amitié.

— Excellente, dit le préfet en avalant un quartier de poire. C’est dommage qu’elle soit sourde comme une pioche. Son mari aussi est un excellent homme, et très intelligent. Je vois avec plaisir qu’on commence à revenir sur son compte. Il a traversé une période difficile. Les ennemis de la République ont voulu le compromettre pour discréditer le régime. Il a été victime de manœuvres qui tendaient à exclure du Parlement les hautes personnalités appartenant au monde des affaires. Une telle exclusion abaisserait le niveau de la représentation nationale et serait déplorable à tous les égards.

Il demeura pensif un moment ; puis il dit avec mélancolie :

— D’ailleurs, il ne peut plus se produire de scandales ; on ne monte plus d’affaires. C’est là une des conséquences les plus fâcheuses de cette campagne de diffamation, menée avec une audace inouïe.

— Peut-être bien ! soupira madame Delion, inspirée et pensive.

Et soudain, dans un élan du cœur :

— Monsieur le préfet, rendez-nous nos bons religieux, faites rentrer les sœurs de charité dans les hôpitaux et Dieu dans l’école d’où vous l’avez chassé. Ne nous empêchez plus de faire de nos fils des chrétiens et… nous serons bien près de nous entendre.

En oyant ces paroles, M. Worms-Clavelin leva les mains avec son couteau auquel tenait un morceau de fromage et cria dans la sincérité de son âme :

— Bon sang ! madame, ne voyez-vous pas que les rues du chef-lieu sont noires de curés, et qu’il y a des moines derrière toutes les grilles ? Et quant à votre jeune Gustave, ce n’est fichtre pas moi qui l’empêche d’aller à la messe toute la journée au lieu de courir les filles !

Et M. Mauricet achevait la description de la rouillarde merveilleuse, dans le bruit des voix, l’écho des rires et le tintement de l’argenterie frappant à petits coups la porcelaine.

M. le préfet Worms-Clavelin, qui avait hâte de fumer, passa le premier dans la salle de billard. Il y fut rejoint bientôt par M. le président Peloux, à qui il tendit un cigare :

— Prenez donc, je vous prie ; il est excellent.

Et aux remerciements de M. Peloux il répondit, montrant la boîte de régalia :

— Ne me remerciez pas : c’est un des cigares du maître de la maison.

Cette facétie lui était habituelle.

M. Delion parut enfin, amenant le gros des invités qui, plus galants, avaient causé quelques minutes avec les dames. Il écoutait favorablement M. de Gromance, qui lui représentait combien il était nécessaire à la chasse d’apprécier exactement les distances.

— Ainsi, disait-il, un lièvre paraît relativement éloigné sur un terrain inégal, tandis que, sur un sol uni, il semble encore à portée à plus de cinquante mètres. C’est ce qui explique…

— Allons, dit M. le préfet Worms-Clavelin, en prenant une queue au râtelier, allons ! Peloux, nous en faisons une ?

M. le préfet Worms-Clavelin était d’une jolie force au billard : mais M. le président Peloux lui rendait des points. Petit avoué normand qui, à la suite d’une fâcheuse affaire de terrains, dut vendre son étude, il avait été nommé juge à l’époque où la République épurait la magistrature. Envoyé d’un bout de la France à l’autre, dans des tribunaux où la connaissance du droit était presque perdue, sa pratique de la chicane le rendit utile et ses relations ministérielles lui procurèrent de l’avancement. Mais un bruit vague de son passé le suivait partout, et le monde lui refusait la considération. Il sut avec une heureuse sagesse endurer de longs mépris. Il recevait les affronts avec tranquillité. M. Lerond, substitut démissionnaire, aujourd’hui avocat au barreau de ***, disait de lui dans la salle des Pas-Perdus : « C’est un homme d’esprit qui mesure la distance de son fauteuil au banc des accusés. » Pourtant cette estime publique qu’il n’avait pas recherchée et qui le fuyait était, par un brusque retour, venue enfin à lui. Depuis deux ans, toute la société du ressort tenait M. le président Peloux pour un magistrat vertueux. On admirait son courage quand, tranquille, souriant entre ses deux pâles assesseurs, il avait condamne à cinq ans de prison trois compagnons anarchistes, coupables d’avoir distribué dans les casernes des placards exhortant les peuples à la fraternité.

— Douze à quatre, annonça M. le président Peloux.

Ayant longtemps travaillé dans l’estaminet paisible d’un chef-lieu de canton rural, il avait acquis un jeu serré de professeur. Il ramassait ses billes dans un petit coin du billard et faisait la série. M. le préfet Worms-Clavelin procédait dans le style plus large, sublime et hasardeux des cafés-artistes de Montmartre et de Clichy. Et, rejetant sur le billard l’insuccès de ses coups téméraires, il se plaignait de la dureté des bandes.

— À la Tuilière, dit M. de Terremondre, chez mon cousin Jacques, il y a un billard à blouses qui date de Louis XV, dans une salle voûtée, très basse, en pierre tendre blanchie à la chaux, où l’on lit encore cette inscription : « MM. les Gentilshommes sont priés de ne pas frotter leurs queues aux murailles. » Prière qui n’a pas été écoutée car la voûte est creusée d’une quantité de petits trous ronds dont cette inscription révèle précisément l’origine.

On demanda de plusieurs côtés à la fois à M. le président Peloux des détails sur l’affaire de la maison de la reine Marguerite. L’assassinat de la veuve Houssieu, qui avait ému toute la région, excitait encore la curiosité. Personne n’ignorait que des charges accablantes pesaient sur un garçon boucher de dix-neuf ans, nommé Lecœur, qu’on voyait deux fois la semaine entrer, son panier sur la tête, dans la maison de la vieille dame. On savait aussi que l’accusation retenait pour complicité deux apprentis tapissiers de quatorze à seize ans, et l’on disait que le crime avait été commis dans des circonstances qui en rendaient le récit particulièrement scabreux.

M. le président Peloux, interrogé sur ce point, leva de dessus le billard sa tête ronde et rousse et cligna de l’œil :

— L’instruction est close. On a reconstitué dans son entier la scène de l’assassinat. Je ne crois pas qu’il puisse subsister un doute sur les actes de débauche qui précédèrent le crime et en facilitèrent la perpétration.

Il prit son petit verre, avala une gorgée d’armagnac, fit claquer sa langue et dit :

— Mâtin ! quel velours !

Et, comme un cercle de curieux se pressait autour de lui, demandant des détails, le magistrat révéla à voix basse certaines circonstances qui provoquèrent des murmures de surprise et des grognements de dégoût.

— Est-il possible, disait-on ? Une femme octogénaire !

— Le fait, reprit M. le président Peloux, n’est pas unique. Croyez-en mon expérience de magistrat. Et les jeunes vauriens des faubourgs en savent à ce sujet plus long que nous. Le crime de la maison de la reine Marguerite est d’un genre connu, classé ; je puis dire d’un type classique. J’avais flairé tout de suite la débauche sénile, et je voyais fort bien que Roquincourt, chargé de l’instruction, suivait une mauvaise piste. Il avait fait arrêter naturellement tous les vagabonds et tous les chemineaux errant bien loin à la ronde. Tous éveillaient ses soupçons ; et, ce qui acheva de l’égarer, c’est que l’un d’eux, Sieurin, dit Pied-d’Alouette, vieux cheval de retour, fit des aveux.

— Comment cela ?

— Il s’ennuyait au secret. On lui avait promis une pipe de tabac de cantine s’il avouait. Il avoua. Il raconta tout ce qu’on voulut. Ce Sieurin, qui a subi trente-sept condamnations pour vagabondage, est incapable de tuer une mouche. Il n’a jamais commis de vol. C’est un simple d’esprit, un être inoffensif. À l’heure du crime, les gendarmes l’avaient vu sur la côte Duroc faisant des fontaines en paille et des bateaux de liège pour les enfants de l’école. »

M. le président Peloux se remit à jouer :

— Quatre-vingt-dix à quarante… Pendant ce temps, Lecœur racontait à toutes les filles du quartier des Carreaux qu’il avait fait le coup, et les tenancières des maisons publiques portaient chez le commissaire de police les boucles d’oreilles, la chaîne et les bagues de la veuve Houssieu, que le garçon boucher avait distribuées à leurs pensionnaires. Ce Lecœur, comme tant d’autres assassins, se livra lui-même. Mais Roquincourt, furieux, laissa Sieurin, dit Pied-d’Alouette, au secret. Il y est encore. Quatre-vingt-dix-neuf… et cent.

— La belle ! dit M. le préfet Worms-Clavelin.

— Ainsi, murmura M. Delion, cette femme de quatre-vingt-trois ans avait encore… C’est incroyable !

Mais le docteur Fornerol, se rangeant à l’avis du président Peloux, affirma que le cas n’était pas aussi rare qu’on pensait, et en fournit des explications physiologiques, qui furent écoutées avec intérêt. Puis il en vint à citer divers cas d’aberrations du sens génésiaque et conclut de la sorte :

— Si le diable boiteux, nous enlevant dans les airs, soulevait à nos yeux les toits de la ville, nous verrions des spectacles effroyables, et nous serions épouvantes de découvrir parmi nos concitoyens tant de maniaques, de pervertis, de déments et de démentes.

— Bah ! dit M. le préfet Worms-Clavelin, il ne faut pas y regarder de trop près. Tous ces gens-là, pris en particulier, sont peut-être ce que vous dites ; mais ils forment un ensemble superbe d’administrés et la population d’un magnifique chef-lieu de département.

Cependant, assis sur la haute banquette qui dominait le billard, M. le sénateur Laprat-Teulet caressait sa longue barbe blanche. Il avait la majesté d’un fleuve.

— Pour moi, dit-il, je ne puis croire qu’au bien. Partout où je jette les yeux, je vois la vertu et l’honnêteté. J’ai pu constater par de nombreux exemples que les mœurs des femmes françaises ne laissaient rien à désirer, depuis la Révolution, principalement dans les classes moyennes.

— Je ne suis pas si optimiste, répliqua M. de Terremondre, mais assurément je ne soupçonnais pas que derrière ses murs en colombage décrépit et sous les rideaux tissus par les araignées de ses fenêtres à meneaux, la maison de la reine Marguerite recélât de si honteux mystères. Je suis allé voir plusieurs fois la veuve Houssieu ; elle m’a paru une vieille avare et méfiante, un peu folle, mais semblable à tant d’autres. Enfin, comme on disait au temps de la reine Marguerite :


Elle est sous lame.
Dieu ait son âme !


Elle n’offensera plus, par ses débordements, l’écu du bon Philippe Tricouillard.

À ce nom, des rires heureux jaillirent des visages allumés. C’était la joie secrète et l’internel orgueil de la ville, cet écu emblématique, témoignage de la triple vertu et puissance qui égalait cet ancêtre bourgeois au grand condottiere de Bergame. Les habitants de *** l’aimaient, ce vigoureux aïeul, contemporain du roi des Cent Nouvelles nouvelles, leur antique échevin Philippe Tricouillard, qui, à vrai dire, ne leur était connu que par le naturel avantage auquel il devait son illustre surnom.

La suite de la conversation amena le docteur Fornerol à dire qu’on citait plusieurs exemples d’une telle anomalie, et que certains auteurs affirmaient que, parfois, cette honorable monstruosité se transmettait héréditairement et se fixait dans une famille. Par malheur, la lignée du bon Philippe était éteinte depuis plus de deux cents ans.

À ce propos, M. de Terremondre, qui était président de la Société d’archéologie, conta une historiette véritable :

— Notre archiviste départemental, dit-il, le savant M. Mazure, a découvert récemment dans les greniers de la préfecture des pièces se rapportant à un procès en adultère, intenté, à l’époque même où florissait Philippe Tricouillard, vers la fin du xve siècle, par Jehan Tabouret contre Sidoine Cloche, son épouse, pour ce fait que ladite Sidoine, ayant eu trois enfants d’une portée, le sieur Jehan Tabouret n’en reconnaissait pour siens que deux, et tenait que le tiers avait été ajouté par autrui, se déclarant, quant à lui, incapable, par complexion, d’en faire plus de deux à la fois. Et il en donnait une raison, fondée sur une erreur commune alors aux matrones, aux chirurgiens barbiers et aux apothicaires, qui croyaient à l’envi que la conformation normale d’un homme ne peut suffire à l’étoffe de plus de deux bessons, et que tout ce qui passe le nombre des témoins que peut produire le père doit être désavoué. Sur cette raison, la pauvre Sidoine fut convaincue par le juge d’avoir fait la ribaude et pour ce mise nue sur un âne, tournée du côté de la queue, et ainsi menée par la ville à la mare aux Evés, où elle fut trempée par trois fois. Peine qu’elle n’eût point soufferte si son méchant mari avait été aussi généreusement doué par dame Nature que le bon Philippe Tricouillard.


XVII


Devant la porte bâtarde de Rondonneau, M. le préfet regarda de droite et de gauche s’il n’était pas épié. Il avait appris qu’on disait par la ville qu’il allait à des rendez-vous galants dans la maison de l’orfèvre, et que madame Lacarelle avait été vue entrant derrière lui dans cette maison, dite des Deux-Satyres. Il en ressentait de la mauvaise humeur. Il avait un autre sujet de mécontentement. Le Libéral, qui l’avait longtemps ménagé, l’attaquait brusquement à propos du budget départemental. Il était blâmé par la feuille conservatrice d’avoir fait un virement et dissimulé des dépenses de propagande électorale. M. le préfet Worms-Clavelin était d’une probité parfaite. L’argent lui inspirait le respect en même temps que l’amour. Il ressentait devant des « valeurs » ce sentiment de religieuse terreur que la lune donne aux chiens. Il avait la religion de la richesse.

Son budget était très honnêtement bouclé. Et, hors les irrégularités devenues régulières par l’effet d’une mauvaise administration commune à toute la République, rien de condamnable ne s’y pouvait découvrir. M. Worms-Clavelin le savait. Il se sentait fort de son intégrité. Mais les polémiques de presse l’impatientaient. L’animosité de ses adversaires et la rancune des partis qu’il croyait avoir désarmés l’attristait dans son âme. Il souffrait de n’avoir pas conquis, après tant de sacrifices, l’estime des conservateurs, qu’il mettait intérieurement à plus haut prix que l’amitié des républicains. Il fallait inspirer au Phare des réponses habiles et énergiques, conduire une polémique vive et peut-être longue. Cette idée troublait la paresse profonde de son esprit et alarmait sa sagesse qui redoutait toute action comme une source de périls.

Aussi était-il de fort mauvaise humeur. Et c’est d’un ton sec qu’en se jetant dans le vieux fauteuil de cuir, il demanda à Rondonneau jeune si M. Guitrel était arrivé. M. Guitrel n’était pas encore venu. Et M. Worms-Clavelin, tirant brusquement un journal de dessus le bureau de l’orfèvre, essaya de lire en fumant son cigare. Mais ni les idées politiques ni la fumée du tabac n’effaçaient les sombres images amassées dans son âme. Il lisait des yeux et songeait aux attaques du Libéral : Un virement ! Il n’y a pas cinquante personnes dans le chef-lieu qui sachent ce que c’est qu’un virement. Et je vois d’ici tous les imbéciles du département hochant la tête et répétant avec gravité la phrase de leur journal : « Nous regrettons de voir que M. le préfet n’a pas rompu avec la pratique détestable et condamnée des virements. » Il songeait. La cendre de son cigare tombait abondamment sur son gilet. Il songeait : « Pourquoi le Libéral m’attaque-t-il ? J’ai fait passer son candidat. Je suis le département qui compte le plus de ralliés dans les fonctions électives. » Il tourna le feuillet du journal. Il songeait : « Je n’ai pas masqué de déficit. Les sommes votées dans l’ouverture des crédits n’ont pas été dépensées d’une façon différente de celle qu’on avait prévue. Ces gens-là ne savent pas lire un budget. Et ils sont de mauvaise foi. » Il haussa les épaules ; et sombre, indifférent à la cendre du cigare qui lui couvrait la poitrine et les cuisses, il s’enfonça dans la lecture de son journal.

Son regard rencontra ces lignes :

« Nous apprenons qu’un incendie s’étant déclaré dans un faubourg de Tobolsk, soixante maisons de bois ont été la proie des flammes. Plus de cent familles se trouvent, par suite du sinistre, sans pain et sans abri. »

À cette lecture, M. le préfet Worms-Clavelin poussa un cri profond, quelque chose comme un grognement triomphal, et, allongeant un coup de pied dans le bureau de l’orfèvre :

— Rondonneau, dites donc : Tobolsk, c’est une ville russe, n’est-ce pas ?

Rondonneau levant sur le préfet sa tête innocente et chauve, répondit qu’en effet Tobolsk était une ville de la Russie d’Asie.

— Eh bien ! s’écria M. le préfet Worms-Clavelin, nous allons donner une fête au profit des incendies de Tobolsk.

Et il ajouta entre ses dents :

— Je leur f… une fête russe. J’aurai la paix pendant six semaines et l’on ne parlera plus de virements.

À ce moment, M. l’abbé Guitrel, l’œil inquiet, son chapeau sous le bras, entra dans le magasin de l’orfèvre.

— Savez-vous, monsieur l’abbé, lui dit le préfet, que, sur la demande générale, j’autorise des fêtes au bénéfice des incendies de Tobolsk, concert, représentation de gala, vente de charité, etc. ? J’espère que l’Église s’associera à ces fêtes de bienfaisance.

— L’Église, monsieur le préfet, répondit l’abbé Guitrel, a les mains pleines de consolations pour les affligés qui viennent à elle. Et sans doute ses prières…

— À propos, mon cher abbé, vos affaires ne vont pas du tout. Je viens de Paris. J’ai vu des amis que j’ai aux bureaux des Cultes. Et je rapporte de mauvaises nouvelles. D’abord vous êtes dix-huit.

— Dix-huit ?…

— Dix-huit candidats à l’évêché de Tourcoing. Il y a en première ligne l’abbé Olivet, curé d’une des plus riches paroisses de Paris, candidat de la présidence. Il y a ensuite l’abbé Lavardin, vicaire général à Grenoble. Celui-là est appuyé ostensiblement par le nonce.

— Je n’ai pas l’honneur de connaître M. Lavardin, mais je ne crois pas qu’il soit le candidat de la nonciature. Il se peut que le nonce ait son préféré. Mais certainement ce préféré demeure inconnu. La nonciature ne sollicite pas en faveur de ses protégés. Elle se les fait imposer.

— Ah ! ah ! monsieur l’abbé, ils sont malins à la nonciature !

— Monsieur le préfet, les hommes n’y sont pas tous éminents par eux-mêmes ; mais ils ont pour eux la tradition et la durée et leur conduite est soumise à des règles séculaires. C’est là une force, monsieur le préfet, une grande force.

— Bigre oui ! Mais nous disions qu’il y avait le candidat de la présidence et le candidat de la nonciature. Il y a aussi le candidat de votre propre archevêque. On a d’abord annoncé, et j’ai cru moi-même que c’était vous… Nous nous trompions, mon pauvre ami. Le protégé de monseigneur Charlot, je vous défie de le deviner.

— Ne me défiez pas, monsieur le préfet, ne me défiez pas. Je gagerais que le candidat de Monseigneur le cardinal-archevêque est son vicaire général, M. de Goulet.

— Comment le savez-vous ? Je ne le savais pas, moi.

— Monsieur le préfet, vous n’ignorez point que Monseigneur Charlot redoute de se voir donner un coadjuteur et que cette crainte assombrit sa vieillesse, d’ailleurs si auguste et si sereine. Il a peur que M. de Goulet n’attire, pour ainsi dire, sur lui cette désignation, tant par ses mérites personnels que par la connaissance qu’il a acquise des affaires du diocèse. Et Son Éminence est d’autant plus désireuse, et même impatiente de se séparer de son vicaire général, que M. de Goulet appartient par sa naissance à la noblesse de la région et brille par là d’un éclat dont Monseigneur Charlot est trop prompt à s’offusquer. Que Monseigneur ne se réjouit-il au contraire d’être le fils d’un honnête artisan qui, comme saint Paul, exerça le métier de tapissier !

— Vous savez, monsieur Guitrel, qu’on parle aussi de M. Lantaigne. Il est le protégé de la générale Cartier de Chalmot. Et le général Cartier de Chalmot, quoique clérical et réactionnaire, est très estimé à Paris. Il est reconnu pour un des plus habiles et des plus intelligents de nos divisionnaires. Ses opinions mêmes le servent en ce moment plutôt qu’elles ne lui font de tort. Avec un ministère de concentration, les réactionnaires obtiennent tout ce qu’ils veulent. On a besoin d’eux : ils sont l’appoint. Et puis l’alliance russe et l’amitié du tsar ont contribué a rendre à l’aristocratie et à l’armée de notre nation une partie de leur ancien prestige. Nous aiguillons la République sur une certaine distinction d’esprit et de manières. De plus une tendance générale à l’autorité et à la stabilité s’affirme. Je ne crois pas pourtant que M. Lantaigne ait de grandes chances. D’abord j’ai donné sur son compte les renseignements les plus défavorables. Je l’ai représenté, en haut lieu, comme un monarchiste militant. J’ai signalé son intransigeance, son mauvais caractère. Et j’ai tracé de vous, mon cher Guitrel, un portrait sympathique. J’ai fait ressortir votre modération, votre souplesse, votre esprit politique, votre respect des institutions républicaines.

— Je vous suis bien reconnaissant de votre bonté, monsieur le préfet. Et que vous a-t-on répondu ?

— Vous voulez le savoir ? Eh bien ! on m’a répondu : « Nous les connaissons les candidats comme votre M. Guitrel. Une fois nommés, ils sont pires que les autres. Ils montrent plus de zèle contre nous. Cela s’explique. Ils ont plus à se faire pardonner dans leur parti. »

— Se peut-il, monsieur le préfet, qu’on ait ainsi parlé en haut lieu ?

— Hé ! oui. Et mon interlocuteur a dit encore : « Je n’aime pas les candidats à l’épiscopat qui montrent trop de goût pour nos institutions. Si l’on m’écoutait, l’on choisirait parmi les autres. Que dans l’ordre civil et politique on préfère les fonctionnaires les plus dévoués, les plus attachés au régime, rien de mieux. Mais il n’y a pas de prêtres dévoués à la République. Dans ce cas, l’habileté est encore de prendre les plus honnêtes. »

Et M. le préfet, jetant le bout mâché de son cigare au milieu du parquet, conclut en ces mots :

— Vous voyez, mon pauvre Guitrel, que vos affaires ne vont pas bien.

M. Guitrel balbutia :

— Je ne vois pas, monsieur le préfet, je ne distingue pas ce qui, dans de tels propos, est de nature à vous causer cette impression de… découragement. J’y puiserais au contraire un sentiment de… confiance.

M. le préfet Worms-Clavelin alluma un cigare et dit en riant :

— Qui sait s’ils n’ont pas raison, dans les bureaux ?… Mais rassurez-vous, mon cher abbé, je ne vous abandonne pas. Voyons, qui avons·nous pour nous ?

Il ouvrit la main gauche, pour compter sur ses doigts.

Tous deux ils cherchèrent.

Ils trouvèrent un sénateur du département qui commençait à sortir des difficultés que lui avaient créées les derniers scandales, un général en retraite, politicien, publiciste et financier, l’évêque d’Ecbatane, assez connu dans le monde des arts, et Théophile Mayer, l’ami des ministres.

— Mais, mon cher Guitrel, s’écria le préfet vous n’avez pour vous que la fripouille.

M. l’abbé Guitrel supportait ces façons, mais il ne les aimait pas. Il regarda M. le préfet d’un air attristé et pressa l’une contre l’autre ses lèvres sinueuses. M. Worms-Clavelin, qui était sans méchanceté, regretta la vivacité de ses paroles et prit soin de consoler le vieillard :

— Allons ! allons ! ce ne sont pas les plus mauvais protecteurs. D’ailleurs, ma femme est pour vous. Et Noémi est de force à faire un évêque.