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L’Ornementation des reliures modernes/2

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CHAPITRE II


NÉCESSITÉ DE CERTAINES CONNAISSANCES


TECHNIQUES


À notre avis, on ne saurait rien produire de véritablement artistique sans une connaissance sérieuse et raisonnée de la reliure ancienne, sans posséder la tradition. Cette étude des maîtres, utile aux bibliophiles, est indispensable aux praticiens ; ils ne peuvent pas plus s’en passer que le littérateur de la connaissance de sa langue, le peintre du dessin ; mais elle doit être pour eux, surtout à l’heure actuelle, le moyen et non le but. Aussi avons-nous essayé de faire de l’ensemble de nos études sur la reliure une sorte de grammaire de l’ornementation des livres[1]. Ce qu’il faut éviter à tout prix et ce dont l’ignorance est la cause, c’est le mélange de tous les styles, dont se compose malheureusement presque tout ce qui est présenté depuis quelque temps comme du moderne.

Dans l’art qui nous occupe, on ne doit s’avancer qu’avec une extrême prudence. Rien n’est plus difficile que la décoration d’un livre. La technique de cet art est telle qu’elle limite les résultats et bannit tout d’abord une foule d’éléments décoratifs qui sont au contraire utilisables dans la plupart des industries. Ces entraves n’existent pas pour la reliure industrielle, dont le décor n’est plus aujourd’hui qu’une épreuve de gravure tirée en or, ou une combinaison de tirages successifs de diverses couleurs. Dans la reliure artistique la connaissance technique du métier est si indispensable, que chaque fois qu’un modèle a été demandé à un peintre, à un architecte, ou à un dessinateur industriel, il a livré un dessin d’une exécution impossible. Les procédés d’exécution des décors sur le cuir n’ont pas varié depuis l’invention de l’imprimerie, qui a donné tout à coup à notre industrie un immense essor et les instruments pour tracer les filets droits ou courbes, les fers ou motifs gravés étaient déjà connus et employés bien longtemps auparavant. Les dessins de l’art le plus élevé sont exécutés avec les outils les plus simples.

On conçoit que les bibliophiles ne descendent pas à des questions de cartons, de couture, de corps d’ouvrage, et cela, nous le comprenons sans peine ; mais il est regrettable que la plupart des amateurs restent si étrangers à la connaissance sommaire de la partie technique de la décoration des livres, la dorure sur cuir. S’ils savaient que les dorures où les filets droits et courbes sont employés seuls pour l’exécution des ornements, sont non seulement les plus difficiles à exécuter, mais aussi celles qui ont donné et donneront toujours les résultats les plus artistiques — voyez les Reliures de la Renaissance ; — que les combinaisons de filets et de fers sont encore de l’art, mais de l’art moins élevé — voyez les Reliures de Ève, de Le Gascon ; — enfin que les dorures du dix-huitième siècle, sauf quelques mosaïques, d’exécution toujours médiocre, ne sont plus que du métier, rien que du métier, ils estimeraient davantage encore les maîtres inconnus de la Renaissance et relégueraient à leur vraie place toutes ces reliures tant originales que copies, dont les éloges intéressés des marchands et les mirifiques descriptions des catalogues ont voulu faire des merveilles.

L’amateur connaisseur est, à notre avis, l’homme du monde qui, possédant une certaine éducation artistique, porte sur la reliure qu’on lui présente un jugement raisonné, l’apprécie au point de vue décoratif, et non celui qui, vivant du Manuel du libraire, connaît surtout du livre sa rareté, sa valeur marchande et, pour juger de la reliure, pince les coiffes, ébranle les cartons, ébauchant une moue particulière qui peut se terminer par un sourire ou une grimace, quand il aura vu la signature.

Que d’erreurs n’ont-ils pas fait commettre ces bibliophiles, qui voient dans la du reté extrême d’un dos, dans l’immobilité des cartons la pierre de touche d’une bonne reliure !

En imposant des goûts et en amenant des résultats qui sont la négation même de la reliure, qui a pour but de conserver, de défendre le livre tout en le respectant absolument et en le laissant d’un usage facile, ils ont commis un crime de lèse-bibliophilie.

Un livre, disent-ils, doit être comme un bloc ! À quel prix a-t-on obtenu ce résultat qui leur agrée si fort et fait ressembler la reliure à une boîte ?

Descendu en cave, où il a séjourné quelquefois quinze jours, ce malheureux livre, si ce barbare traitement n’a pas suffi, a été trempé et battu encore humide ! Quel respect avez-vous donc pour l’impression pour autoriser un pareil traitement ?

Et les gravures ? Ne les avez-vous pas vu laminer ou battre pendant vingt ans chez les relieurs en renom, et tout cela pour le bloc ? L’encre qui dans une gravure en taille-douce est relief sur le papier, qu’en faisiez-vous ? Elle était étalée, écrasée.

Que pensez-vous des Métamorphoses d’Ovide, des Fables de Dorat, des Chansons de Laborde, des Contes de La Fontaine qui ont subi cette opération ?

La qualité vraie d’une reliure est surtout une affaire d’honnêteté de la part du relieur ; remettez donc vos livres à un praticien dans lequel vous avez confiance, payez un prix largement rémunérateur pour ce travail tout de soins et de détails. Vous serez alors certain que votre livre aura été replié avec attention, jamais laminé, mais légèrement battu si cela est nécessaire, interfolié tant pour cette opération du battage que pour la mise en presse, cousu sur nerfs, garni de parchemin au dos s’il est fort, etc., etc. ; et traité ainsi, il aura toutes les qualités dont ces livres si durs n’ont souvent que l’apparence. Il est si facile de donner à une reliure médiocre l’aspect d’une bonne reliure. Pouvez-vous voir cela, le livre fait ? Ce volume que vous tenez entre les mains et qui vous semble si lourd, si compact, — il peut avoir été laminé, — il ne remue pas du tout dans ses cartons — il est grecqué à outrance, le dos est dur comme un roc — il a été frotté à l’excès, le papier réduit en carton et les fonds sont hachés, détruits !

Rien n’est plus difficile que d’apprécier une reliure ; les praticiens eux-mêmes ne peuvent pas toujours se prononcer sur certaines tromperies d’une manière affirmative. Aussi faites plutôt de l’ornementation du livre le but de vos études, c’est là que votre goût, votre direction peuvent se faire le plus utilement sentir et c’est ainsi que vous donnerez à votre bibliothèque un caractère personnel.

Quittons une dernière fois ces questions de ficelle et de colle et revenons à l’ornementation.

La décoration du plat d’un livre, quelle que soit sa richesse, doit toujours être facile à comprendre dans son ensemble du premier coup d’œil. Voyez, par exemple, les dorures si couvertes d’or de Le Gascon : elles ont un entrelacs géométrique servant de squelette au dessin ; puis les compartiments qu’il forme sont remplis d’ornements au pointillé, qui dans les beaux modèles naissent et se développent logiquement de la forme de ces compartiments. Malgré leur profusion, les détails ne sont pas en conflit avec la forme générale. À distance, les lignes principales s’offrent tout d’abord à la vue ; les détails multipliés mais harmoniques donnent à la composition une grande richesse ; détails et entrelacs se font mutuellement valoir.

L’impossibilité de superposer des tons nombreux, d’obtenir un fondu des couleurs par la dégradation directe de la nuance employée (les nuances diverses ne pouvant être qu’accolées et toujours séparées et serties par un filet en or ou noir), le champ dans lequel se meut l’ouvrier est forcément limité.

Aussi, que l’on emploie l’ornement ou la flore, pas de paquets de motifs, même en mosaïque, et nécessité absolue de rendre le décor clair et facile à lire. Cela s’obtient en laissant revoir le fond sur lequel il se détache, c’est-à-dire en établissant un équilibre raisonné entre les fonds et les ornements. Les colorations diverses doivent strictement servir d’auxiliaires pour le développement de la forme : il ne faut pas chercher à sortir du domaine restreint de l’emploi du cuir et vouloir rivaliser à l’aide de la mosaïque avec la décoration peinte. Si, en architecture, l’emploi de la mosaïque arrive à donner au spectateur l’illusion de la peinture, c’est qu’avec le recul forcé du spectateur le fondu des couleurs juxtaposées se produit. Il n’en est pas de même pour une reliure qui doit être regardée de près.

L’ornementation d’une couverture peut être allégorique, mais jamais reliure digne du nom de reliure artistique ne doit se faire la rivale de l’illustration du texte. Donc pas de scènes, pas de portraits de personnages du poème ou du roman imprimés sur le cuir. Certaines reliures de Henri II portent bien l’effigie de ce prince, mais ce fer est gravé en creux et donne à l’épreuve l’aspect d’une médaille enchâssée : c’est là une exception, un outil tout à fait particulier.

Il ne faut demander à un art que ce qu’il peut donner ; c’est en sortant de leur domaine que les meilleures industries se sont souvent perdues. Une œuvre peut remplir d’étonnement les praticiens, mais il ne s’ensuivra pas de là qu’elle obtienne le suffrage des gens de goût. Les doreurs sur cuir qui ont tenté de s’attaquer à la figure humaine, à l’aide de leurs outils, ne sont arrivés qu’à des résultats puérils et ridicules. Les moyens dont ils disposaient ne pouvaient les mener à autre chose et le même sort attend ceux qui voudront les suivre, quelque soit leur talent d’exécution. Est-ce à dire que la figure doive être absolument proscrite de la décoration des reliures ? Non pas ; mais il faut alors demander le concours d’un autre art que celui du doreur. Les ivoires, les émaux, les métaux précieux traités en médailles ou champlevés et ciselés, combinés avec le travail du doreur, peuvent donner des résultats très remarquables. Leur emploi sera toujours exceptionnel et au moins alors dans la partie qui sera confiée au sculpteur, au peintre émailleur, au bijoutier, la perfection du rendu n’aura d’autres limites que le talent de l’artiste.

Pas de représentation d’objets, sauf ceux qui sont purement allégoriques comme lyres, instruments de musique, épées, ancres, et encore ils doivent être employés avec la plus grande réserve. Comme il ne peut guère y avoir sur le plat d’un livre plusieurs plans, les trophées si employés dans d’autres arts paraîtraient ici d’une excessive lourdeur. Enfin on ne doit représenter l’objet même dont le nom sert de titre à l’ouvrage que si ce nom est emprunté à la flore. Nous reviendrons plus tard sur ce cas particulier.

Pas de reproduction d’objets, disons-nous, car une fois engagé dans cette voie mauvaise, c’est une pente fatale sur laquelle on glisse rapidement vers l’absurde. La première fois, par exemple, on acceptera, sur l’Éventail d’Octave Uzanne, des éventails. Non seulement on accepte la représentation directe d’un objet, mais encore on la provoque, on trouve l’idée ingénieuse. Sur le Violon de faïence de Champfleury, vite un violon ; sur le Drapeau, la patriotique nouvelle de J. Claretie, vite un drapeau. Encore l’objet lui-même, au lieu d’une simple allusion ; mais alors la Canne de M. Michelet va danser sur le recueil de nouvelles qui porte ce titre et si une société de bibliophiles fait réimprimer la délicieuse fantaisie d’About, le Nez d’un notaire, on vous dorera donc ce nez sur le plat. Laissons au lecteur le soin de compléter ces exemples à l’aide des titres des romans modernes.

Le goût des belles reliures est l’apanage des gens intelligents et instruits ; il ne faut pas, sous prétexte d’originalité de reliures « fantaisistes », tomber dans l’imagerie d’Épinal.

Par un choix judicieux de la couleur et du décor, on doit éveiller à l’esprit l’idée de la nature de l’ouvrage, mais il faut laisser aux cartonnages des livres d’étrennes la couverture-affiche.

  1. Voyez la Reliure française, Paris, 1880.
    La Reliure française commerciale et industrielle, Paris 1881, chez Morgand et Fatout, éditeurs, passage des Panoramas.