L’Orpheline de Ti-Carrec/02

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Tallandier (p. 19-30).

II


L’origine des Dourzen remontait loin dans l’histoire de Bretagne. À vrai dire, elle se perdait dans une brume un peu légendaire. Cette famille avait été peu favorisée des biens de ce monde, jusqu’au milieu du XIVe siècle où une branche s’était détachée pour devenir celle des comtes de Penanscoët, possesseurs du domaine de Kermazenc donné à Audic Dourzen par le duc de Bretagne, en récompense d’un service rendu par lui à son souverain. Les autres Dourzen continuèrent de vivre, plus ou moins bien, dans leur demeure de Coatbez, en exploitant quelques terres leur appartenant. Certains, héritant des goûts voyageurs de leurs ancêtres, s’en allaient chercher fortune et aventures à l’étranger. Mais ils en revenaient plus pauvres qu’au départ et voyaient avec une sourde rage les Penanscoët s’enrichir en de semblables voyages, remplir leur logis d’objets rares et magnifiques, leurs coffres de pierreries, de riches étoffes, de broderies merveilleuses provenant de la Chine et du Japon, où ils trouvaient moyen de pénétrer et de sortir indemnes.

L’un d’eux régna pendant quelque temps sur un petit État hindou. Un autre se fit musulman, épousa une Persane, puis la laissa là pour revenir se marier chez lui. Un autre encore, parti pour l’Amérique, fut adopté par une tribu de Comanches et ne reparut plus en Europe. Dans toute la Bretagne, les Penanscoët avaient la réputation de gens fort originaux, orgueilleux, dominateurs et trop portés vers ces aventures lointaines d’où ils revenaient souvent pervertis par l’or et les plaisirs, esprits forts et cœurs sans morale dont les pasteurs spirituels de la contrée déploraient le triste exemple.

Or, les deux frères, Ivor et Riec, suivirent de bonne heure les traces des ancêtres. Ils visitèrent à peu près toutes les parties du globe, mais surtout l’Inde, la Chine, les îles océaniennes. On apprit un jour qu’ils avaient épousé deux sœurs, filles d’un maharajah. On sut encore que Riec était mort l’année suivante, et peu après lui sa femme.

Ivor ne revenait toujours pas en Bretagne, où l’attendait l’héritage paternel. On connut plus tard qu’il avait été désigné par le rajah de Pavala pour lui succéder. Mais son existence restait mystérieuse et s’enveloppait de légende, ce qui expliquait le vif intérêt, la curiosité intense de tout le pays à la nouvelle que cet étrange personnage venait cette année passer l’été en son château de Kermazenc.

Il était accompagné de sa femme, de son fils et d’un Hindou appelé Appadjy, avec lequel il semblait en grande amitié. Sa domesticité, fort nombreuse, était un bizarre mélange de Malais, de Chinois, de Javanais, auxquels commandaient quelques Hindous. Tout ce monde obéissait au geste et semblait tremblant de crainte.

Au lendemain de son arrivée, le comte quitta le château vers dix heures du matin, par la terrasse longeant le bâtiment élevé au XVIIe siècle, qui contenait les principaux appartements. Il passa dans le parterre où fleurissaient les roses et tombaient les gerbes liquides des fontaines de marbre. La journée s’annonçait grise. Quand M. de Penanscoët fut entré dans le parc, il se vit enveloppé d’une pénombre verdâtre où flottait le parfum légèrement capiteux des fleurs des îles lointaines, écloses en ce doux climat. Les arbres formaient un dôme épais, à divers étages, au-dessus du promeneur. L’eau, répandue en abondance par les canaux, apparaissait à tout instant, formant un bassin entouré de granit verdi, tombant en cascatelles sur des roches, entourant une île minuscule où, dans l’entrelacement des arbustes et des lianes, se cachait une antique statue.

M. de Penanscoët marchait sans hâte, un cigare aux lèvres, en fouettant au passage quelques arbustes, du stick qu’il tenait à la main. Il n’était pas très grand, mais mince, presque sec. Le visage maigre et bronzé dénotait le long séjour dans les pays au ciel de feu et aussi l’union, au siècle précédent, d’un Penanscoët avec une femme de Ceylan. Cette coloration du teint formait un contraste étrange avec les cheveux blond-fauve, avec les yeux d’un bleu dur et brillant. Telle quelle, c’était là une physionomie frappante et qui gardait la marque aristocratique de la race, quelle qu’eût été la vie aventureuse d’Ivor de Penanscoët.

Le parc finissait directement sur la grève. Là s’élevait un rocher qu’on appelait, à cause de sa coloration, la Roche verte. Une femme se tenait debout à quelques pas. Elle ne bougea pas à la vue du comte. Celui-ci, en s’avançant, dit avec un accent de sarcasme :

— C’est ainsi que tu m’accueilles, Varvara ?

Elle attachait sur lui un regard d’épouvante. Ses mains se crispaient à sa robe, le long de laquelle tombaient les bras nus.

— Tu croyais en avoir fini avec moi ? Cependant, quand je t’ai chassée, je t’ai dit : « Nous nous reverrons un jour. » Eh bien ! ce jour, le voilà.

— Mon fils ?… Où est mon fils ?

La voix sortait, toute rauque, des lèvres tremblantes de Varvara.

— Son sort ne te regarde pas. Je t’en ai prévenue naguère, il est perdu pour toi. Et maintenant, écoute ceci : je t’avais défendu de te marier, je t’avais dit que, de près ou de loin, tu serais toujours sous ma domination. Or, tu m’as désobéi en épousant Armaël Dourzen.

— J’en avais le droit ! cria-t-elle.

Un sursaut de révolte la secouait. À son visage blême montait un flot de sang et dans les yeux s’allumait une lueur ardente.

— … Vous me considériez comme une esclave. Mais, moi, je voulais être libre. Vous m’aviez pris mon enfant ; j’étais sans famille, sans fortune. Un honnête homme m’a aimée, m’a offert son nom…

— Et tu as accepté, en te gardant de lui dire… que tu étais déjà ma femme.

— Votre femme ?… Votre femme. Misérable imposteur ! Vous osez me railler avec ce mot !

Elle se redressait, frémissante d’indignation, devant le comte impassible, dont un rictus soulevait la lèvre.

— Ah ! dans quelle misère morale m’aviez-vous enlisée ! Qu’aviez-vous fait de moi pour que, en acceptant la recherche d’Armaël, je commette cette faute de lui cacher ce qui l’aurait éloigné de Varvara Tepnine !

— Oui, tu as trouvé cela tout simple, pour acquérir un nom, une situation honorables et la protection d’un époux contre moi, dans la crainte que tu avais de me voir te reprendre. Mais tu ne songeais pas qu’en agissant ainsi, tu condamnais cet homme à mort.

— Qu’est-ce que vous dites ?

Les yeux de Varvara se dilataient, en s’attachant sur la figure étrange où les yeux brillaient d’une lueur presque insoutenable.

— Ce que je veux dire.

— C’est vous qui avez tué mon mari ?

Le cri fut jeté avec un accent d’horreur ; les mains de la jeune femme s’étendirent convulsivement, comme pour repousser M. de Penanscoët.

— Je lui ai simplement fait savoir que, six ans auparavant, Varvara Tepnine avait été mariée par un ministre protestant, dans un hôtel de New York, et que de ce mariage était né un fils. La nouvelle si imprévue a suffi, chez un homme dont le cœur était malade.

— Ah ! quel abominable…

Les mots s’étranglèrent, devinrent une sorte de râle. Pendant un moment, Varvara parut sur le point de défaillir. M. de Penanscoët la considérait avec un cruel sourire. Il dit froidement :

— Je t’ai prévenue que je me vengerais, après que tu as fui ma demeure. Puis tu as enfreint ma défense en te mariant. Tout cela devait se payer. Maintenant que tu as été châtiée comme tu le méritais, je te pardonne.

Varvara frissonna de tout son corps, comme si ces mots « je te pardonne » avaient pour elle un terrible sens.

— … Je t’accueillerai, repentante, amoureuse, très humble, et tu reprendras ta vie d’autrefois…

— Ma vie d’autrefois ? Jamais ! Plutôt la mort !

Varvara jetait ces mots avec une énergie qui, tout à coup, semblait la galvaniser.

— … Je commence à reprendre mon âme, je commence à espérer le pardon de Dieu… et vous voudriez me rejeter dans cet abîme ? Non, non ! C’est fini de cette Varvara que vous avez dupée et qui vous a aimé… cette Varvara toute jeune, innocente encore, dont vous avez flétri l’âme, annihilé pendant quelque temps le sens moral… et qui, maintenant, vous a en horreur !

Elle se tut, haletante, les membres frémissants.

Ivor de Penanscoët eut un étrange sourire.

— Allons, c’est entendu. Tu as choisi toi-même. Adieu, Varvara.

Il tourna les talons. Pendant quelques minutes, Varvara demeura immobile, les traits tendus, avec de la stupéfaction et de l’effroi dans le regard. Puis elle porta la main à son front en murmurant :

— Quoi ? J’ai choisi quoi ?

M. de Penanscoët était rentré dans le parc. Il prit un chemin plus long pour regagner le château, en s’arrêtant au passage pour considérer tel endroit dont la grâce sauvage le séduisait, tel autre dont l’exotisme imprévu lui rappelait sans doute les contrées où s’était passée, jusqu’ici, la plus grande partie de son existence. Comme il atteignait le parterre, des aboiements se firent entendre. Puis une jeune voix s’éleva, harmonieuse, vibrante :

— Bab ! Sofa !

La physionomie du comte, tout à coup, frémit, s’adoucit. Un sourire détendit les lèvres qui appelèrent :

— Dougual !

D’une allée voisine bondirent à la fois un adolescent et deux jeunes chiens. L’enfant devait avoir quatorze ans. Il était mince, très souple dans sa blouse de soie blanche. D’épais et soyeux cheveux fauves coiffaient sa tête fine. Il vint à M. de Penanscoët en disant :

— Vous avez déjà fait une promenade, mon père ?

— Oui, j’ai un peu renouvelé connaissance avec notre vieux parc. Et toi, l’as-tu vu déjà ? Te plaît-il ?

Le comte prenait entre ses mains la tête de son fils et attachait un regard de tendresse idolâtre sur le fin visage, dont le teint avait une légère coloration bronzée, sur les grands yeux foncés, veloutés, d’une frappante beauté.

— Je crois qu’il me plaira beaucoup. C’est différent de tout ce que je connais jusqu’ici ; mais il me semble que je m’y trouverai bien…

— Oui, oui, parce que tu as dans les veines le sang des Penanscoët. Vieille lignée que la nôtre, mon enfant, et qui vaut par certains côtés celle de tes ancêtres maternels, les maharajahs de Bangapore.

— Vous me montrerez les anciennes chroniques de notre famille, père ?

— Quand tu le voudras, mon cher enfant. Tu verras là quels grands voyageurs furent tes ancêtres et comment certains d’entre eux devinrent, à l’étranger, des souverains ou de très hauts personnages.

M. de Penanscoët, en parlant, prenait le bras de son fils et le glissait sous le sien. Ils se dirigèrent vers le château, suivis des chiens, bêtes longues et fines, au pelage brun rayé de fauve, à la tête inquiétante d’animal sauvage. Ils appartenaient à Dougual et ils étaient originaires de Mongolie, où leur race avait presque disparu.

Sur la terrasse, un homme se promenait de long en large. Il était petit, maigre, correctement vêtu à l’européenne. Des yeux noirs vifs et durs brillaient dans le sec visage bronzé. À la vue des arrivants, il interrompit son va-et-vient.

— Tu refais connaissance avec ta propriété, Ivor ?

— Oui… Ce n’est pas désagréable après si longtemps, mon cher Appadjy.

— Kermazenc, dès le premier moment, me plaît beaucoup, dit Dougual.

Il quittait le bras de son père et venait prendre la main que lui tendait Appadjy.

— Le sang des ancêtres parle en toi. Jouis de ton séjour ici, enfant, car nous ne savons quand nous pourrons le renouveler.

— Pourquoi cela ?

— L’année prochaine, nous pouvons être à l’autre bout de la terre.

— L’autre bout de la terre, c’est peu de chose, maintenant.

L’Hindou eut une sorte de sourire, en regardant la jeune physionomie éclairée par les yeux magnifiques, à la fois ardents et rêveurs.

— Évidemment, c’est beaucoup moins qu’autrefois. Mais si nous sommes à Bornéo, par exemple.

— Eh bien ! mon père m’amènera quand même ici.

Le regard du comte — un regard d’orgueilleuse adoration — enveloppa l’adolescent…

— Si tu y tiens, oui, mon enfant… Que vas-tu faire, maintenant ?

— Dire qu’on selle mon cheval. M’accompagnes-tu, Appadjy ?… Et toi, père ?

L’Hindou acquiesça. Mais le comte répondit qu’il avait un courrier à dépouiller. Tous trois disparurent dans l’intérieur du logis.

Alors, de derrière un des ifs taillés qui garnissaient le parterre, surgit un garçonnet d’une dizaine d’années. Il était vêtu de lainage blanc, avec les pieds nus dans des sandales. Ses traits, ses yeux bleus, son teint brun clair, rappelaient de façon frappante le comte de Penanscoët. Mais cet enfant avait des cheveux très noirs, coupés ras. Il se dirigea vers le parc, où il se mit à errer, avec des allures de petit animal sauvage. Il atteignit ainsi la grève, à l’endroit où avait eu lieu l’entretien de Varvara Dourzen et de M. de Penanscoët.

La jeune femme était encore là. Une défaillance l’avait prise, l’avait fait tomber sur le sable. Elle venait de reprendre ses sens quand, à quelques pas d’elle, parut ce petit garçon dont son regard, encore vague, rencontra les yeux surpris, curieux, farouches.

Un sursaut la secoua. Elle se redressa, les prunelles dilatées, le corps frémissant. Elle bégaya :

— Willy… Willy…

L’enfant parut stupéfait. Immobile et muet, il regardait cette femme qui se levait brusquement, qui venait à lui…

— … Tu es Willy, n’est-ce pas ?… Tu t’appelles Willy ?…

Ses mains se posaient sur les épaules du petit garçon, ses yeux s’attachaient avidement au maigre visage brun. Elle parlait en anglais.

Comme l’enfant ne répondait pas et la considérait avec une farouche surprise, elle répéta :

— Dis-moi si tu t’appelles Willy ?

De la tête, il fit un signe affirmatif.

Alors, elle le saisit dans ses bras, couvrit de baisers sa figure en répétant :

— Willy… mon enfant ! Ah ! il ne te prendra plus à moi ! Viens.» viens ! Je te cacherai, pour qu’il ne te trouve jamais !

Elle essayait de l’entraîner. Mais l’enfant résista et, d’un brusque mouvement, se dégagea. Il fit un bond en arrière, jeta sur la jeune femme un regard de méfiante colère, puis, tournant le dos, s’élança vers le parc où il disparut.

— Mon enfant !… Willy !

Le cri déchirant traversa l’espace, alla peut-être frapper les oreilles du petit garçon. Mais rien n’y répondit.