L’Orpheline de Ti-Carrec/10
I
Gwen sortit de l’église et s’engagea dans l’allée centrale du petit cimetière. Elle passa devant la chapelle funéraire des Dourzen, qui datait du XVe siècle. Près de là, un sentier entre de modestes sépultures aboutissait à un grand vieil if au pied duquel se trouvait une tombe sans dalle. Des fougères en marquaient la limite, et des petits œillets des landes la fleurissaient. Une croix de bois noir s’élevait au-dessus. L’inscription en était effacée. Autrefois, on y avait lu ce nom : « Varvara Dourzen, née Tepnine. »
Gwen s’agenouilla et pria. Un chaud soleil de juin l’enveloppait, dorait la délicate blancheur de son teint et accusait l’usure de la robe qui vêtait son jeune corps souple dont la grâce harmonieuse était incomparable. Sous le chapeau disgracieux, en paille déteinte, passaient quelques boucles de cheveux d’une admirable nuance blonde aux reflets d’or roux.
Il y avait, sur ce jeune visage aux lignes pures, une expression d’ardeur concentrée. Les belles lèvres d’un charmant dessin, d’une chaude couleur de pourpre, se serraient nerveusement. Gwen tenait ses paupières baissées, tandis qu’elle disait en son cœur : « Mon Dieu, permettez que je sache comment ma pauvre maman est morte, pour dire à tous qu’elle ne s’est pas tuée. »
C’était la supplication que, chaque jour, Gwen adressait au Seigneur. Car Mme Dourzen ne cessait, dès qu’elle en trouvait l’occasion, de répéter sa téméraire affirmation au sujet de cette mort restée mystérieuse. Et elle avait d’autant mieux réussi à persuader les gens du pays que le recteur de Lesmélenc, qui avait défendu la mémoire de Varvara, occupait depuis près de dix ans un poste dans une paroisse de Quimper.
Combien de fois aussi avait-elle dit à Gwen, quand celle-ci la regardait avec cet air de farouche dédain qui l’exaspérait :
— Ah ! je te conseille de faire la fière !… Avec la mère que tu avais ! Une femme qui s’est tuée, pour quelque inavouable raison ! Une ancienne cabotine, qui avait fait les cent coups !
Car elle savait qu’en parlant ainsi de Varvara, elle touchait au point le plus sensible l’enfant qu’elle détestait.
Pourquoi poursuivait-elle de sa haine la morte et la jeune créature née d’elle ? Gwen se l’était demandé bien des fois, sans trouver d’autre raison que celle-ci : Blanche Dourzen était une de ces natures basses, mauvaises, capables de toutes les vilenies, de toutes les hypocrisies, rampantes et souples devant ceux qu’elles craignent ou veulent conquérir, venimeuses et implacables à l’égard des faibles, de ceux que nul ne peut défendre. Déchirer la mémoire de Varvara, humilier, blesser de toute façon la jeune orpheline, la réduire à la servitude, tout cela représentait pour elle un plaisir de choix.
« Trois ans encore avant d’être libre… trois ans ! » songeait Gwen, le cœur serré.
Sa prière terminée, elle se releva, enleva quelques herbes dans le petit parterre. Elle y mettait des fleurs des champs ou des bois, selon les saisons. En septembre, il était tout rose de bruyères. Mme Dourzen ne lui donnant jamais d’argent, elle ne pouvait rien acheter et se trouvait ainsi plus démunie que la plus pauvre petite fille du pays, à qui l’on remettait parfois une piécette.
Après un dernier regard sur cette tombe maintenant sans nom, Gwen quitta le cimetière. Sur la petite place, elle croisa un groupe de jeunes filles, caquetantes et rieuses, la raquette de tennis à la main. Parmi elles se trouvait Laurette Dourzen, laquelle se faisait remarquer par son verbe haut et ses allures désinvoltes. Elle avait un petit visage chiffonné, des yeux noirs fureteurs et faux, qui jetèrent au passage un coup d’œil mauvais sur Gwen.
— Elle est tout de même fameusement jolie, cette Sophie ! dit Armelle de Parnacé, une blonde boulotte de mine agréable.
Laurette leva ses maigres épaules.
— Jolie ! Peuh ! Et puis, à quoi ça lui servira-t-il ? À tourner mal, comme sa mère !
— Elle paraît cependant très réservée, très sérieuse.
— Parce que maman la tient sévèrement. Mais dès qu’elle sera libre, à sa majorité, vous verrez… vous verrez !
Une ombre couvrait le regard de Gwen, tandis qu’elle continuait sa route vers Coatbez. La rencontre de Laurette éveillait plus fortement le souvenir de tout ce que lui avaient fait souffrir les filles de Mme Dourzen et la cadette surtout, dont la nature rappelait si bien celle de Blanche. Puis la vue de ces jeunes personnes heureuses, gaies, qui avaient un foyer, une famille, rouvrait la secrète blessure de son cœur affamé d’affection.
Quand elle entra dans le vestibule de Coatbez, Rose parut au seuil d’une porte, en l’apostrophant aigrement :
— Quel temps pour faire cette commission ! Où avez-vous été traîner, paresseuse ?
— J’ai été au cimetière, sur la tombe de maman.
— Tu devais attendre à dimanche, en sortant de la messe…
Mme Dourzen s’avançait à son tour, la mine dure, la voix coupante.
— … Je t’ai déjà défendu de perdre ton temps quand nous t’envoyons en course.
— Ce n’est pas perdre mon temps que de prier pour maman !
La tête redressée, Gwen regardait Blanche en face. Jamais elle n’avait courbé le front devant l’injustice et les mauvais procédés. Quand Mme Dourzen ou ses filles les lui infligeaient, elles rencontraient toujours le même fier défi, la même protestation un peu farouche, dans ces admirables prunelles aux changeantes nuances d’océan.
Et c’était cela, surtout, qui exaspérait ses persécutrices, cela, avec de plus, maintenant, la fureur de voir paraître et s’affirmer une rare, merveilleuse beauté chez cette orpheline dédaignée, traitée en paria.
— Ah ! vraiment, petite insolente ! ricana Mme Dourzen. Et pendant ce temps, qui fait ton ouvrage ? Rose veut sa robe cet après-midi… Arrange-toi pour qu’elle soit finie.
— Elle le sera si c’est possible.
Sur cette réplique brièvement faite, Gwen se dirigea vers l’escalier qu’elle gravit d’un pas posé.
Rose rentra dans le salon à la suite de sa mère, en disant avec un accent de sourde colère :
— Elle devient de plus en plus effrontée ! C’est intolérable.
— Oui… J’avais raison de dire autrefois que son caractère nous donnerait du mal. Mais je pensais qu’à force de la tenir ferme elle deviendrait plus souple. C’est vraiment une abominable orgueilleuse !
Dans la lingerie, petite pièce ensoleillée, très chaude en cette saison, Gwen s’asseyait et prenait entre ses doigts une robe d’étoffe légère, d’un rose vif, qu’elle finissait de broder pour Rose. Elle était en quelque sorte la femme de chambre des filles de Mme Dourzen qui usaient et abusaient de sa rare habileté, de son goût délicat dans tous les ouvrages féminins, en la remerciant par des paroles désagréables. En elle, ces demoiselles trouvaient à la fois modiste, couturière, lingère, sans bourse délier.
Si ces jeunes personnes et leur mère l’eussent vue en ce moment, elle se seraient réjouies. Des larmes glissaient hors des paupières, coulaient sur la joue délicate. Gwen avait toujours eu l’énergie de ne jamais laisser paraître sa peine, ses cuisantes blessures morales devant ses persécutrices. Mais hors de leur présence, la douloureuse réaction se faisait d’autant plus vive que la fille d’Armaël Dourzen et de Varvara était une nature profondément sensible, ardente, délicate, sous des dehors de réserve froide, presque farouche, dont elle se faisait un rempart contre la méchanceté des uns, la méfiance et la prévention des autres, méfiance et prévention savamment entretenues par Blanche et ses filles.
Quelqu’un, pourtant, s’était intéressé à l’enfant dédaignée. Depuis huit ans, presque chaque soir, quand tous étaient couchés, Gwen se glissait hors de son galetas et se rendait chez Mlle Herminie. Celle-ci lui donnait des leçons de littérature, de sciences, de dessin, de musique. Elle était fort instruite, bien douée au point de vue artistique, et avait en outre beaucoup voyagé. En Gwen, elle trouvait une élève de choix.
Pour une femme intelligente, c’était un plaisir délicat de cultiver ce jeune esprit, vif et profond à la fois, de mettre en valeur des dons intellectuels remarquables que la volonté de Mme Dourzen eût laissés dans l’obscurité. Aujourd’hui, à dix-huit ans, Gwen possédait une instruction étendue, parlait trois langues étrangères, exécutait avec une rare compréhension les œuvres de Mozart, de Beethoven, de Bach, et peignait l’aquarelle en véritable artiste.
Le temps de toutes ces leçons était pris sur les nuits. Elle avait heureusement, sous une apparence plutôt frêle, un tempérament d’une singulière résistance. Puis Mlle Herminie lui faisait servir des mets réconfortants, lui achetait des reconstituants que l’enfant avalait en cachette. Ainsi, tout en travaillant le jour pour Mme Dourzen, avait-elle pu acquérir cette instruction étendue qui lui permettrait de gagner son existence dès qu’elle serait libérée de la lourde tutelle des Dourzen.
Comme elle avait l’âme noble, elle se sentait fort reconnaissante du grand service que lui rendait ainsi Mlle Herminie, et le lui témoignait par toutes les petites attentions en son pouvoir.
Quant à l’affection… ceci était une autre affaire.
Gwen était cependant une nature aimante : son cœur comprimé ne demandait qu’à s’ouvrir au contact d’une autre affection. Mais, précisément, elle avait l’impression que celle-ci n’existait pas chez sa protectrice.
Plus d’une fois, depuis qu’elle était jeune fille et réfléchissait davantage, elle s’était demandé quel sentiment provoquait l’intérêt que lui portait Mlle Herminie. Intérêt cependant réel, sincère, comme le prouvaient le soin, la peine qu’elle prenait pour lui donner cette culture d’esprit étendue et pour l’entretenir en bonne santé. Mais Gwen, près de cette femme à l’esprit vif, caustique, au cœur sec, flétri par quelque lointaine désillusion, n’avait jamais éprouvé la sensation de chaleur, de réconfort dont son âme avait soif.
— Tu es la fille de mon cousin Armaël, Gwen, c’est pourquoi je veux te préparer un avenir convenant au nom que tu portes, lui avait dit la vieille demoiselle.
Mais Gwen ne pouvait se défendre de cette impression qu’il existait à cet intérêt un autre motif plus puissant.
En tout cas, ce n’était pas près de Mlle Herminie qu’elle pouvait aller chercher quelque consolation, en ses heures de découragement. Le bon recteur qui avait connu sa mère n’était plus depuis longtemps à Lesmélenc et son remplaçant, dûment mis en garde par Mme Dourzen contre « cette enfant aux déplorables instincts », n’avait pas su gagner la confiance de la fillette, de la jeune fille maintenant. Bien que Gwen conservât en son cœur une foi profonde, sa vive piété s’était affaiblie, au contact du scepticisme de Mlle Herminie. Elle ne pouvait donc recevoir d’aide morale, dans ces phases plus pénibles de sa pénible vie. C’était, surtout alors, l’orgueil qui redressait en elle l’énergie défaillante, comme en cet instant où, entendant un pas dans l’escalier, elle essuya rapidement une larme sur sa joue et se fit un visage impassible.
La porte fut ouverte par une main nerveuse et Rose entra, toute blonde, toute fraîche dans une coquette robe du matin.
— Je viens voir ces broderies… Je crains que vous me fassiez quelque horreur…
Gwen lui tendit la robe, sans un mot. Mais il y avait dans ce geste un dédain que sentit probablement Rose, car son joli visage de poupée se crispa ; et une lueur de colère passa dans les yeux bleus, généralement si peu expressifs, déclarés autrefois par Mme Dourzen infiniment plus beaux que ceux de Gwen.
— Là… qu’est-ce que je disais ! Voilà qui est affreux. À quoi rime cette arabesque, ici ? Et la soie blanche ne fait pas bien du tout, comme je vous l’avais prédit…
Indifférente en apparence, Gwen écoutait silencieusement les critiques faites sur un ton blessant par la voix rageuse de Rose. Celle-ci, en ce moment, — comme beaucoup d’autres fois — venait chercher une occasion de lui dire des choses désagréables. Aujourd’hui, elle semblait particulièrement acerbe et s’attachait visiblement à piquer autant qu’elle pouvait l’amour-propre de Gwen.
— … Vous êtes aussi sotte qu’entêtée, vraiment ! Je serai fagotée avec cela… Au moins qu’elle soit finie pour cet après-midi. Je veux l’essayer ce soir.
— Bien, dit froidement Gwen.
Rose lui jeta un regard furieux. Elle repoussa la robe qui tomba aux pieds de Gwen, fit quelques pas vers la porte, puis, se détournant, dit avec un accent de moquerie mauvaise :
— C’est dommage que vous n’ayez pas le sou, car vous auriez pu louer un costume pour le bal masqué des comtes de Penanscoët. Mais vous n’êtes qu’une pauvresse, avec vos airs d’orgueilleuse.
Cette sotte méchanceté fit jaillir du regard de Gwen une lueur d’indignation. Mais la jeune fille se contint pour répondre, avec un ironique mépris :
— Oui, je resterai au logis, comme Cendrillon… et vous n’aurez pas l’ennui de me voir apparaître chez le Prince charmant, car, moi, je n’ai pas de bienfaisante marraine.
— Heureusement, conclut Rose qui, furieuse de ne pouvoir abattre cette fierté, sortit en claquant la porte.