L’Orpheline de Ti-Carrec/13

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Tallandier (p. 165-185).

IV


Ce soir-là, quand Dougual de Penanscoët eut revêtu son costume de rajah, il entra dans un salon décoré de tapisseries de Beauvais et de meubles du XVIIIe siècle, qui faisait partie de son appartement particulier. Willy, qui fumait, assis sur un coussin posé à terre, se leva à son entrée. Dougual s’assit dans un fauteuil aux dorures patinées, tandis que l’autre jeune homme allait prendre, sur une table, une boîte d’ivoire curieusement travaillée qu’il lui présenta.

Le vicomte y choisit une cigarette et, tout en l’allumant, fit observer avec un accent d’ennui dédaigneux :

— Je ne descendrai pas avant minuit. Ce sera bien assez tôt, puisque mon père et ma mère sont là pour recevoir leurs hôtes.

— Bien assez tôt, certainement, dit Willy comme un écho.

Il alla reprendre place sur le coussin. Le turban blanc dont il était coiffé — il portait ce soir un costume hindou — faisait paraître plus brun son maigre visage. Les yeux conservaient cet éclat dur qui avait frappé Gwen dans les deux occasions où elle avait aperçu le compagnon du vicomte de Penanscoët.

Un coup léger fut frappé à la porte. Appadjy, le brahmane ami d’Ivor de Penanscoët, entra d’un pas feutré.

— Ah ! te voilà, dit Dougual. Tu viens d’arriver ?

— Il y a une heure. L’avion a eu deux petites pannes.

— Tu n’as pas encore vu mon père ?

— Non, il est trop occupé ce soir. Les invités commencent d’arriver, m’a dit Tung-Min.

Dougual eut un mouvement d’épaules qui témoignait de son indifférence.

— Je ne sais… Cette fête m’ennuie. Je disais l’autre jour à Willy que j’allais bientôt regagner l’Asie.

« Tu vas me tenir compagnie, jusqu’au moment où je descendrai. Je ne suis pas pressé d’aller rejoindre mon père parmi ces Chinois, ces Japonais, ces Hindous de carnaval.

— Tu y trouveras peut-être une jolie femme qui te plaira, dit Appadjy dont les minces lèvres pâles ébauchèrent un sourire.

Dougual eut un geste d’insouciance.

— Peut-être… Willy, dis à Wou de nous servir le thé.

Minuit sonnait quand le vicomte de Penanscoët quitta son appartement. Dans l’un des grands salons, les bayadères dansaient. Des bayadères authentiques, qu’entretenait, tout comme un souvenir de l’Inde, Ivor de Penanscoët. Et avant elles, les hôtes de Kermazenc avaient eu le plaisir d’applaudir de prestigieuses petites danseuses javanaises, arrivées quelques jours auparavant de Pavala sur un des yachts du rajah.

L’entrée de Dougual fit une énorme sensation, d’autant plus qu’on l’avait à peine entrevu depuis son arrivée à Kermazenc. Par les trous des masques dont, obligatoirement, chacun avait dû couvrir son visage, des yeux chargés d’avide curiosité s’attachaient sur lui. Le comte s’avança vers son fils et dit à mi-voix :

— Je croyais que tu ne viendrais pas !

— Puisque vous le désiriez, mon père, je ne voulais pas vous décevoir, répondit Dougual sur le même ton.

Saluant avec une courtoisie froide les hôtes de Kermazenc, il s’assit, après avoir fait signe aux bayadères, qui s’étaient arrêtées à sa vue, de continuer leur danse.

Willy l’avait suivi. Il se tint debout derrière lui, en promenant sur l’assistance masquée son regard où la curiosité se mêlait d’ironie. Non loin de lui, une grande femme maigre, en kimono japonais assez voyant, ne quittait pas des yeux Dougual de Penanscoët, qui semblait l’intéresser beaucoup plus que les bayadères. Quand celles-ci eurent terminé et que les invités se levèrent au milieu d’un brouhaha de chaises remuées et d’exclamations admiratives, cette femme s’avança vers le vicomte et dit avec une douceur mielleuse :

— Je suis ravie de vous rencontrer enfin, monsieur de Penanscoët ! Tout à fait ravie ! Votre cousin Hervé a eu ce plaisir, dernièrement ; mais moi, sa femme, et mes chères filles en avons été privées…

Elle se détournait un peu, en désignant une Hindoue et une Chinoise qui se rapprochaient avec empressement.

— Ah ! vous êtes madame Hervé Dourzen ? Vous êtes pressée de déposer votre incognito, madame !

Il y avait, dans l’accent du jeune rajah, une telle froideur ironique et sur sa physionomie tant de hauteur, que Mme Dourzen, en dépit de son aplomb, se trouva complètement glacée, désemparée. Sans même jeter un regard sur les jeunes filles, Dougual ajouta sur le même ton :

— Maintenant que vous avez détruit le mystère, où est l’intérêt ? Mais je vous souhaite de vous amuser beaucoup quand même, à cette fête.

Et, après un bref salut, il s’éloigna pour aller rejoindre son père, qui conversait avec un groupe de masques aux riches costumes.

— Que t’a-t-il dit, maman ? demanda tout bas Laurette à sa mère.

Mme Dourzen balbutia :

— Il… il n’est pas aimable… pas aimable du tout. C’est un orgueilleux… un grand orgueilleux…

— Dame, il a le droit de l’être ! Il n’est pas le premier venu, bien loin de là !… Quelle allure, dans ce costume !

— Ah ! si j’avais seulement la moitié des admirables joyaux qu’il porte sur lui ! soupira Rose.

La fête, maintenant, continuait dans les jardins. Ceux-ci étaient éclairés en certaines parties de façon féerique ; d’autres restaient dans une discrète pénombre, argentée par les reflets de la lune qui se dégageait des nuages dont elle était quelque peu voilée au début de la soirée. Dans des bosquets, sous des charmilles épaisses, des orchestres de musiciens hindous, javanais, se faisaient entendre. Il y avait grand rassemblement — à distance respectable — autour d’un charmeur de serpents, un indigène du Bengale, sec et brun, dont la petite flûte susurrait des airs tour à tour plaintifs et vifs. Sur un théâtre dressé non loin de l’orangerie jouaient des mimes japonais. Et, pour accentuer la couleur locale, on entendait de temps à autre le rugissement du tigre qu’Ivor de Penanscoët emmenait dans tous ses séjours, et dont on logeait la cage dans les ruines de l’ancien château fort.

Dougual se promenait au milieu de ses invités, adressant quelques mots à l’un ou à l’autre, avec cette froideur courtoise qui semblait lui être habituelle et tenait à distance les plus audacieux — ou audacieuses. Quand il passait dans les parties éclairées, la lumière faisait jaillir de fulgurants éclairs des joyaux qui ornaient sa veste de brocart jaune et argent, des cordons de merveilleux rubis dont s’entourait son turban, fait d’une soie blanche idéalement légère. Les femmes le suivaient de regards ardents ; mais, jusqu’ici, il n’en distinguait aucune. Peut-être attendait-il l’heure où les masques tomberaient, pour choisir celle qui aurait l’honneur d’être conduite par lui au souper, servi à deux heures dans l’orangerie.

Quand il eut ainsi parcouru les groupes formés par les invités, Dougual jugea sans doute que pour le moment son devoir de maître de maison était accompli, car, appelant d’un geste Willy qui le suivait à quelque distance, il lui dit :

— Si mon père me demande, je suis dans le kiosque de marbre.

À quelques pas des parties éclairées, une allée restait obscure. Les rayons de la lune ne parvenaient même pas à percer la voûte épaisse des feuillages. Entre deux charmilles s’élevait un petit escalier de marbre qui conduisait à un charmant kiosque chinois, qu’un ancêtre de Dougual avait fait construire au retour d’un voyage dans le Céleste Empire. Ce kiosque se trouvait élevé de telle sorte que, par une perspective ménagée entre les arbres, il était possible d’apercevoir la plus grande partie des jardins.

Dougual s’engagea dans l’escalier, dont les premiers degrés se trouvaient dans l’obscurité. Mais la lueur de la lune éclairait les autres et l’intérieur du petit kiosque dont les stores de soie étaient relevés. Dans cette pale clarté, Dougual vit se tourner vers lui une femme enveloppée de voiles blancs, la face cachée par un loup de velours noir.

À sa vue, elle eut un vif mouvement de recul. Il s’avança, en disant avec un accent de gaieté un peu railleuse :

— Je m’excuse de vous déranger dans cette solitude, madame. Mais je ne croyais pas y trouver quelqu’un, en ce moment où la fête est dans son plein éclat.

Tout d’abord, l’inconnue garda le silence. Dougual voyait frémir la pourpre des lèvres fines, la blancheur délicate des bras et du cou. Une voix qui tremblait un peu murmura :

— Je vois bien d’ici…

— Et cela vous suffit ? Êtes-vous, comme moi, peu amateur de ces réunions mondaines ?

— Je ne sais pas…

— Comment, vous ne savez pas ?

Il se rapprochait, en attachant un regard curieux et amusé sur les yeux qui brillaient dans les trous du masque.

— Non… je n’ai jamais assisté à aucune.

— Ah ! vraiment ? Vous êtes très jeune, sans doute ?

— Oui.

Dougual l’enveloppait d’un coup d’œil rapide, qui la gênait sans doute, car elle détourna les yeux et fit un mouvement vers l’escalier.

— Non, non, restez ! dit-il avec un accent impératif. Continuez de regarder ce spectacle, si cela vous intéresse.

— Non, je… il faut que je m’en aille…

La voix, jeune et musicale, hésitait, tremblait toujours.

— Pourquoi donc ? Vous ferais-je peur ?

Il souriait ironiquement.

Elle ne répondit pas. Sous le corselet de velours vert, sa poitrine se soulevait avec précipitation. Il y eut un long moment de silence. Les sons de l’orchestre javanais montaient jusqu’ici, étranges symphonies d’une harmonie sauvage.

— C’est singulier, votre costume ne me donne pas l’impression d’être un déguisement, comme la plupart de ceux dont sont affublés nos hôtes.

Cette réflexion était faite par Dougual, qui considérait la jeune inconnue avec un intérêt très évident.

— … Il me semble que c’est un « vrai » costume hindou. Me trompé-je ?

— Non… Il appartient à une aïeule dont la mère était hindoue.

— Ah ! j’avais bien deviné !… Et il sied admirablement à la descendante de cette aïeule-là.

Elle continuait de tenir son regard détourné, comme si elle craignait de rencontrer les yeux de Dougual, ces yeux foncés, veloutés, d’une si profonde beauté, dans lesquels passaient des lueurs d’ironie, d’amusement, d’intérêt impérieux.

— … Y a-t-il longtemps que vous êtes dans cet observatoire ?

— Oui… assez longtemps.

— Eh bien ! il faut maintenant venir voir cette fête de plus près.

Elle eut un mouvement de recul.

— Oh ! non, non !… Je dois m’en aller maintenant !

— Pourquoi donc ? Vos parents doivent partir avant la fin ?

— Ce n’est pas cela… Je n’ai pas de parents…

À peine ces mots prononcés, elle eut l’intuition d’avoir commis une imprudence. Son cœur, déjà fort agité, se mit à battre plus vite encore.

— Pas de parents ?… Avec qui êtes-vous venue ? Des amis, sans doute ?

— Je… j’ai des cousins ici…

— Eh bien ! quand ils voudront partir, ils sauront bien vous trouver, surtout du moment où je serai votre cavalier.

Que répondre ? Comment refuser ? Expliquer ? Pouvait-elle dire qu’elle était ici en intruse, poussée par la curiosité ? Non, non ! Mais alors ?…

Elle était un peu affolée, l’aventureuse Gwen. Car elle comprenait qu’elle n’échapperait pas facilement à ce jeune rajah, dont le ton et la physionomie dénotaient qu’il avait coutume d’imposer à tous sa volonté. Et puis… et puis ne sentait-elle pas en elle-même le violent désir de lui obéir, l’attrait vertigineux de ce conte de fées vécu en compagnie d’un Prince charmant qui, pour être à demi asiatique, n’en avait pas moins un singulier prestige ?

— Venez, dit Dougual.

Il posait sur son bras une main à la fois impérieuse et douce. Elle frémit à ce contact, mais ne résista plus. Près de Dougual, elle descendit les degrés de marbre. Et elle pensait avec un frisson où l’angoisse était mêlée d’une sensation grisante :

« Est-ce bien moi, vraiment ?… Est-ce bien moi, Gwen, qui me trouve engagée dans pareille aventure ? »

Quand, sortant de la demi-obscurité de l’allée, elle se vit dans la partie éclairée des jardins, elle s’arrêta, instinctivement, n’osant plus avancer.

— Eh bien ! qu’y a-t-il ?

La voix de Dougual, un peu moqueuse, résonnait à son oreille.

— … Vous semblez bien craintive, charmante fille de l’Inde ? On voit qu’en effet vous n’êtes pas accoutumée de paraître dans le monde. Mais je veux vous rendre brave. Venez avec moi.

Elle obéit encore. Près de Dougual, elle passa entre les groupes d’invités qui regardaient avec un étonnement admiratif ce couple formé par le jeune rajah et cette Hindoue que nul encore n’avait vue, cette femme dont la taille, l’allure avaient tant de souplesse juvénile, de grâce légère, presque ailée, et qui portait avec tant d’aisance son costume oriental.

— Qui cela peut-il être ? se demandait-on.

— Sans doute une vraie Hindoue… une femme de la suite de la comtesse, disaient certains.

— Ou quelque favorite de Dougual de Penanscoët, ajoutaient d’autres.

Le jeune couple passa près de Mme de Penanscoët qui s’entretenait avec plusieurs de ses hôtes. Les voiles de gaze noire lamée d’argent faisaient ressortir la blancheur mate de l’étroit visage, celle des épaules toujours fort belles. Entre les paupières demi-baissées, les yeux noirs suivirent un instant le jeune rajah et sa compagne, qui devenaient l’objet de l’attention générale.

— Avez-vous idée qui peut être cette jeune personne ?

Mme de Penanscoët s’adressait à Mme Dourzen, qui se trouvait près d’elle.

— Mais pas du tout ! Pas du tout ! Et je voudrais bien le savoir ! répondit Blanche, non sans jeter un noir coup d’œil vers l’inconnue qui, entre toutes, avait été choisie ce soir par Dougual de Penanscoët.

Gwen marchait comme en rêve, parmi cette féerie de lumière, de parfums, de costumes étincelants. Comme en un rêve aussi, elle écoutait Dougual qui lui parlait de l’Inde, lui décrivait des lieux, des costumes dont elle avait déjà quelques notions par ses lectures. Mais combien il savait rendre vivants, frapper d’un trait sûr, en quelques mots, ces descriptions, ces tableaux de mœurs et de paysages exotiques ! Quel charme, aussi, avaient cette voix ferme, harmonieuse, et ce regard qui attirait le sien, dont elle se détournait avec peine, en frémissant d’un obscur émoi !

Ils parcouraient les jardins d’un pas lent, tandis que l’orchestre javanais se faisait à nouveau entendre, après un moment de silence. Puis ils se rapprochèrent du château. Dougual dit :

— Je veux vous montrer quelques objets rapportés par mes aïeux de ces pays dont vous portez aujourd’hui le costume.

Pour la première fois, Gwen franchit le seuil du château de Kermazenc. C’était la continuation du rêve. Près de Dougual, elle traversa deux salons où étaient assis quelques invités et entra dans un troisième, celui dans lequel, parmi des bronzes de Chine, des ivoires travaillés par des artistes de l’Inde et de la Perse, des meubles de bois précieux incrustés de nacre et d’argent, se trouvait la petite idole taillée dans le jade, dont Ivor de Penanscoët avait, autrefois, raconté l’histoire à Blanche Dourzen et à la vieille marquise de Corcé.

L’étroite figure au regard indéfinissable attira aussi l’attention de Gwen. Elle demanda :

— Qu’est-ce que cela ?

— Une mystérieuse idole, peut-être antérieure au culte brahmanique. On n’a jamais su d’où elle venait, ce qu’elle représentait. Un de mes ancêtres l’enleva, au péril de sa vie, d’un temple de Dourga — Dourga ou Kâli, la déesse de la mort — où elle recevait les mêmes honneurs que celle-ci.

— Je n’aime pas cette figure, murmura Gwen.

Elle détourna les yeux. Mais tandis qu’elle suivait Dougual, le cruel, inquiétant sourire de l’idole la faisait encore frissonner.

Le vicomte ouvrit une porte et s’effaça, en invitant du geste Gwen à entrer.

Elle vit une pièce garnie de panneaux de laque, admirables spécimens de l’art chinois, comme les bronzes, les vases et les coupes de porcelaine ancienne, les soieries jaunes brodées d’argent, les sièges d’ébène aux incrustations merveilleuses, tout cela rapporté jadis par des ancêtres de Dougual, comme celui-ci l’expliqua à sa compagne en la faisant asseoir dans un des fauteuils profonds, dont les bras formaient un dragon, ailes éployées.

Puis le jeune homme prit un petit coffret de jade, l’ouvrit et le présenta à Gwen, Il contenait des cigarettes. Elle fit un geste de refus en murmurant :

— Oh ! non, merci !

— Vous ne fumez pas ?… Jamais ?

— Jamais.

— Vraiment ? Eh bien ! cela ne me déplaît pas… non, pas du tout.

Il posa le coffret sur une table et s’assit près de Gwen. La jeune fille sentait sur elle son regard et tenait le sien détourné, en frissonnant un peu. Par une porte ouverte sur un parterre fleuri entrait l’air tiède de la nuit. D’une grande lanterne chinoise tombait une lumière douce, multicolore. Des spirales de fumée odorante, s’échappant d’un brûle-parfum de bronze, répandaient dans l’atmosphère une senteur capiteuse, étrange, qui se mêlait à l’arôme des fleurs, — œillets énormes, roses, orchidées, — dont étaient garnis les grands vases de porcelaine venus de l’Empire du Milieu.

Dougual, maintenant, questionnait Gwen. Était-elle bretonne ? Aimait-elle ce pays ? Connaissait-elle tel ou tel endroit de la côte ? Elle répondait le plus évasivement possible, car elle avait conscience qu’il cherchait à découvrir sa personnalité. Mais il fallait bien dire pourtant qu’elle ne connaissait rien, en dehors de ce petit coin de pays… rien ni personne, en dehors des Dourzen, de Coatbez, dont elle se gardait de prononcer le nom.

— Quoi ! jamais vous n’avez quitté cet endroit ?… Et cela ne vous coûte pas ?

— Oh ! si !

La réponse était venue spontanément à ses lèvres.

— Vous aimeriez voyager ?

— Certes ! Ce serait mon rêve… un rêve qui ne se réalisera probablement jamais.

— Qui sait !

Le regard attentif de Dougual suivait le mouvement des lèvres frémissantes, si expressives, s’attardait sur une boucle de cheveux couleur d’or foncé, entrevue dans l’ouverture des voiles blancs, considérait les petites mains charmantes, aux si fines attaches, mais où demeuraient les marques des travaux auquels se livraient la pupille d’Hervé Dourzen.

— Où aimeriez-vous aller ?

— Très loin… par exemple dans les pays dont vous me parliez tout à l’heure. Oui, ces contrées asiatiques, voilà d’abord ce que je souhaiterais connaître !

— Pourquoi ?

— Je ne sais trop… Peut-être parce que la personne qui m’a instruite m’en a donné le goût, par ses descriptions, par la préférence qu’elle aussi avait pour ces pays, où elle a fait quelques séjours.

Gwen pensait en même temps :

« C’est aussi un goût que je tiens des Dourzen, de cette race qui est également la vôtre. Mais cela, je ne puis vous le dire. »

Il y eut un long silence. Dougual, d’une main distraite, jouait avec le kandjiar au manche orné de gemmes superbes, passé dans sa ceinture de soie jaune. Gwen essayait de dominer l’étrange effroi qui, peu à peu, s’insinuait en elle, et le vertige qui lui montait à la tête, dans cette atmosphère saturée de parfums, sous le regard énigmatique du jeune rajah. Elle songeait, toute frissonnante :

« Mon Dieu, mon Dieu, comment vais-je m’en aller ? Quelle sottise j’ai faite, en suivant les conseils de Mlle Herminie ! »

Elle sentit tout à coup, sur son épaule, une main douce et elle entendit une voix qui disait :

— Je veux que vous me montriez votre visage. Tout à l’heure, au souper, vous déferez votre masque comme les autres. Mais je veux vous connaître avant.

Elle s’écarta violemment, avec une exclamation :

— Oh ! non !… Oh ! non !

— Sachez qu’on ne me dit jamais non. Je suis habitué à l’obéissance absolue, dès qu’il me plaît d’exiger quoi que ce soit. Et j’ai cette fantaisie de voir dès maintenant si votre visage répond à ce que j’imagine.

— Mais moi, je ne veux pas !… Je ne veux pas !

D’un bond, Gwen se levait, pour s’écarter de Dougual. Mais lui fut aussi prompt qu’elle. Et avant qu’elle pût faire un mouvement pour s’y opposer, le loup de velours était détaché.

Elle eut un cri où la colère se mélangeait à l’angoisse :

— Oh ! c’est odieux !

Un léger rire d’ironie se fit entendre.

— Allons donc ! Vous ne pouvez qu’être ravie de me montrer une telle beauté ! Ne jouez pas cette petite comédie…

— Une comédie ?

Des yeux étincelants d’indignation, de fierté, s’attachaient sur Dougual.

— … Vous croyez que c’est une comédie ? Eh bien ! je vais vous montrer le contraire !

Elle bondit jusqu’à la porte, s’enfuit au-dehors, courant à travers le parterre, gagnant les bosquets dans l’ombre desquels il lui serait possible de se dérober, si Dougual la poursuivait. Sur cette façade du château, les jardins n’avaient pas été éclairés. Personne ne s’y trouvait, et Gwen, par des petites allées que ses précédentes explorations lui avaient permis de bien connaître, put gagner sans encombre le parc et de là, courant toujours, rejoindre Coatbez.

Elle passa entre les arbustes, sans souci de déchirer les voiles de l’aïeule, courut à travers le jardin et se précipita dans le salon où veillait, pour l’attendre, Mlle Herminie.

À la vue de ce visage empourpré, de cette physionomie bouleversée, la vieille demoiselle eut un mouvement d’inquiétude.

— Eh quoi ?… Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle vivement en quittant son fauteuil.

Gwen, haletante, se laissa tomber au hasard sur un siège. Elle fut un moment avant de pouvoir balbutier :

— Que j’ai eu tort de vous écouter !… Que j’ai eu tort !

En mots entrecoupés d’abord, Gwen lui raconta tout. Mlle Herminie considérait attentivement la physionomie frémissante, les yeux où demeurait un profond émoi. Elle hochait la tête et, entre ses lèvres, esquissait un sourire de satisfaction. Sa main frappa doucement l’épaule de la jeune fille.

— Allons, allons, il n’y a pas de quoi te mettre en cet état ! Dougual de Penanscoët a vu ta figure ; mais il ne te connaissait pas auparavant et il ignore ton nom. Tu n’as guère de chances de le rencontrer, d’autant plus qu’il ne doit séjourner que peu de temps ici, d’après ce que j’ai entendu dire ; donc, cette petite aventure n’est d’aucune importance.

Gwen fut un peu calmée par ces paroles. Oui, c’était vrai, M. de Penanscoët n’était pas plus avancé, parce qu’il avait vu son visage, puisqu’il ignorait toujours sa personnalité et que nul, parmi ses hôtes, ne pourrait le renseigner.

— Retire ce costume et va vite te coucher, ajouta Mlle Herminie. Demain soir, nous reparlerons de cela. Mais tu n’as aucune inquiétude à avoir sur ce sujet, je te le répète.

Macha, qui était accourue en entendant le son des voix, aida la jeune fille à ôter son travestissement et à revêtir sa tenue ordinaire. La belle Hindoue redevenait la Cendrillon de Coatbez. Gwen prit congé de sa protectrice, laquelle lui recommanda encore :

— Surtout, pas d’inquiétude, mon enfant ! Et tâche de t’endormir vite.

Macha accompagna la jeune fille jusqu’au milieu de la cour, puis elle rentra dans le salon et, aussitôt, dirigea vers sa maîtresse un regard où le reproche se mêlait à l’anxiété.

— Oh ! mademoiselle, que vous disais-je ? En quel danger a-t-elle été, la pauvre innocente ! Et ce n’est pas fini !

— Comment, pas fini ? Que racontez-vous là ?

— Mais, mademoiselle, du moment où le jeune M. de Penanscoët a vu comme elle était belle, il va la poursuivre, la vouloir à toute force, comme on dit que faisait son père quand une femme lui plaisait !

Mlle Herminie leva les épaules.

— D’abord, je te le répète, ainsi que je le lui ai dit à elle-même tout à l’heure : il ne sait pas qui elle est et, à moins d’un hasard, ne la rencontrera probablement pas. Mais admettons qu’il découvre sa personnalité. Alors, qu’est-ce qui l’empêchera de l’épouser ? Elle est une Dourzen, et sa cousine. Elle est pourvue de tous les dons physiques et intellectuels. Ce serait, pour lui, une femme incomparable.

Macha était habituée à voir Mlle Herminie chevaucher des chimères et n’essayait plus guère de lui opposer des vues de saine raison. Mais pourtant, cette fois, elle protesta :

— Pouvez-vous supposer, mademoiselle, qu’il prendrait pour femme une jeune personne dans la situation de Mlle Gwen… lui, un grand personnage, qui peut choisir aussi haut qu’il veut ? Non, il ne faut pas vous mettre cette idée-là dans la tête, mademoiselle !… et surtout ne pas en faire part à Mlle Gwen. C’est déjà trop qu’elle ait vu ce M. de Penanscoët, si séduisant, dit-on, et qu’il lui ait fait la cour ! Il y avait de la fièvre dans ses yeux, et je crains bien qu’elle soit longtemps à ressentir dans son imagination l’effet de cette soirée-là !

Mlle Herminie fronça les sourcils.

— Toujours craintive, Macha, toujours voyant le mauvais côté des choses ! Gwen a dix-huit ans, il est temps qu’elle apprenne un peu la vie. Elle pensera pendant quelque temps à ce jeune rajah, puis, si elle ne le revoit plus, elle l’oubliera.

Macha secoua la tête.

— Je ne crois pas que Mlle Gwen soit de celles qui oublient facilement ce qui a frappé leur imagination ou pris leur cœur !

— II est vrai qu’elle a une nature singulièrement ardente, et quand elle donnera son amour, ce ne sera pas à demi… Oui, une nature très intéressante à étudier, à voir évoluer… Mais assez causé, maintenant, Macha ! Allons dormir !