L’Orpheline de Ti-Carrec/15

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Tallandier (p. 207-215).

VI


Une pluie fine tombait quand Gwen, le surlendemain, sortit vers deux heures de Coatbez. Les dames Dourzen étaient parties dans la matinée pour Brest et ne devaient rentrer que deux jours plus tard. M. Dourzen, resté seul au logis, ne s’occupait jamais des faits et gestes de sa pupille. Gwen profitait donc de cette liberté pour se rendre à la vieille maison de la lande.

Elle avait coutume d’y aller de temps à autre pour se retremper dans le souvenir de sa mère, pour se réfugier dans la solitude de cette demeure qui était son seul bien sur terre. Le logis, abandonné, se dégradait peu à peu. Mais les murs de granit résistaient, comme ils le faisaient depuis plusieurs siècles, aux assauts des tempêtes et, par leur épaisseur, préservaient l’intérieur d’une humidité destructive.

Gwen s’arrêta un moment dans la salle du rez-de-chaussée où demeurait toujours, près de la corbeille à ouvrage de Varvara, le petit fauteuil d’enfant. Ici, elle évoquait le visage mélancolique de sa mère, les yeux couleur de turquoise où souvent se reflétaient de pénibles pensées. Ici revenaient avec plus de netteté les souvenirs de sa petite enfance, qui avait été paisible et heureuse. Puis elle monta dans la chambre de Varvara. Elle s’assit dans le vieux fauteuil garni de velours d’Utrecht jaune et appuya contre sa main son front fatigué.

Car elle n’avait pas repris encore son équilibre moral, depuis ces quelques heures passées à Kermazenc. En son âme s’était fait un bouleversement qui ne s’apaisait pas. Constamment revenait à sa pensée le souvenir de ces instants où elle s’était trouvée près de Dougual de Penanscoët, où elle avait entendu sa voix prenante, dans laquelle les accents impératifs se mêlaient à une ensorcelante douceur… où elle avait vu s’attacher sur elle ces yeux si beaux, charmeurs et volontaires, ironiques aussi, comme au moment où il lui avait dit :

— Vous ne pouvez qu’être ravie de me montrer une telle beauté. Ne jouez pas cette petite comédie…

Une brûlante rougeur monta au visage de Gwen à ce souvenir. L’indignation qui l’avait saisie à ce moment-là reparut, fit battre plus fortement ses artères.

Il n’était qu’un insolent, ce jeune vicomte de Penanscoët ! On voyait fort bien, d’ailleurs, à son air, à ses manières, qu’il se croyait tout permis.

Mais elle… elle, n’était-elle pas coupable aussi de s’être introduite clandestinement dans le parc de Kermazenc ?

Certes, elle avait une circonstance atténuante dans le fait que Mlle Herminie lui avait donné l’idée de cette équipée, l’avait même fortement engagée à l’accomplir. Néanmoins, Gwen, toujours loyale, reconnaissait qu’elle avait trop facilement cédé à la curiosité, à l’attrait de l’aventure, puis peut-être, en se voyant si belle dans son costume d’Hindoue, à quelque secret désir de se mêler à ces femmes élégantes, à ce monde brillant, où elle n’avait pas sa place.

En face d’elle, au-dessus du lit, un christ étendait ses bras sur la croix de chêne noirci. La petite Gwen, autrefois, faisait devant lui sa prière quotidienne. Aujourd’hui, la jeune fille s’agenouillait aussi, en un mouvement spontané, les mains jointes, crispées, elle levait les yeux et suppliait :

« Seigneur, j’ai eu tort ! Mais je suis seule… personne ne peut me donner les conseils qu’il me faudrait. Ô Dieu miséricordieux ! étendez vos mains puissantes sur une pauvre orpheline. Calmez cette âme trop vite agitée, dont les sentiments ont trop de violence… »

Oui, trop, beaucoup trop. En elle toutes les impressions se répercutaient longuement, et d’autant mieux qu’elle avait vécu très isolée moralement, privée de réelle affection, avec un cœur si vibrant, cependant, si avide d’aimer et d’être aimée.

La jeune fille s’approcha de la fenêtre ouverte par elle en entrant, afin de la refermer avant de descendre. Elle se pencha un peu pour jeter un regard vers la mer, sombre et houleuse aujourd’hui. Les deux yachts des châtelains de Kermazenc étaient toujours là. Gwen se souvint que Dougual, tandis qu’il lui parlait des contrées asiatiques où il vivait une partie de son existence, avait dit : « J’y retournerai dans très peu de temps. » Ainsi, l’un des beaux navires qui portaient le pavillon jaune aux fleurs de lotus et aux armes de Penanscoët ne serait peut-être plus là dans quelques jours.

« Ah ! tant mieux ! tant mieux !… » pensa Gwen dont la physionomie restait crispée et frémissante.

Tout en s’écartant de la fenêtre, elle leva la tête et vit un avion volant à une certaine hauteur, presque au-dessus de Ti-Carrec. Sans y accorder plus d’attention, car le fait était fréquent, les Penanscoët en possédant plusieurs, Gwen referma la fenêtre, puis les lourds volets de chêne. Elle descendit, s’arrêta un court moment dans la salle, ayant plus de peine que jamais à quitter ces lieux pleins du souvenir maternel. Puis elle gagna la petite porte dérobée par où elle entrait toujours, la clef de l’autre restant en possession d’Hervé Dourzen, son tuteur.

Comme elle allait en franchir le seuil, deux hommes se dressèrent devant elle. Avant qu’elle pût faire un mouvement, un voile épais entourait sa tête. Une forte odeur aromatique lui monta aux narines, l’étourdissant, puis lui faisant perdre la notion de tout.

Alors les deux hommes — un Chinois et un Malais — l’enlevèrent et la portèrent dans l’avion qui était venu atterrir à quelques pas du logis. Une femme au teint brun, enveloppée d’un manteau foncé, la reçut entre ses bras. Et, sur un signe du Chinois, le pilote — de même race que lui — remit l’avion en marche.

Mlle Herminie, à ce moment-là, faisait un tour de jardin. Macha vint la rejoindre et lui dit :

— Peut-être verrons-nous Mlle Gwen cet après-midi, puisque les dames Dourzen ne sont pas là ?

— Peut-être bien. Elle m’a dit hier qu’elle irait faire un tour vers sa maison. Mais, au retour, elle aura le temps de venir.

— À moins qu’on lui ait donné quelque travail à faire dans l’intérieur.

— C’est possible… D’autant plus que Mme Dourzen est, paraît-il, furieuse du peu de succès rencontré par ses filles près du vicomte de Penanscoët, et qu’elle en fera retomber la peine sur celle qui ne peut se défendre, selon sa noble habitude. Que serait-ce si elle savait que la mystérieuse inconnue, objet de l’attention du jeune rajah, est cette Gwen détestée !

Un rire gonfla la gorge de Mlle Herminie. Mais Macha resta sérieuse, avec un pli soucieux au front.

— Elle n’est plus la même, depuis cette nuit-là, ne trouvez-vous pas, mademoiselle ?

— Qui ? Gwen ? Mais si… Au fait, peut-être… Oui, elle est pas mal nerveuse, un peu sombre. Mais ça lui passera.

Macha hocha la tête.

— C’est une mauvaise affaire pour elle. Son cœur a perdu sa tranquillité.

Mlle Herminie leva impatiemment les épaules.

— Il la retrouvera ! Ce sera ensuite pour elle un agréable souvenir que cette petite fugue, au nez et à la barbe de ses persécutrices. Et moi, je me délecte d’avance à la pensée de la raconter à Blanche, plus tard, quand la petite sera hors de ses griffes.

Puis, pour couper court à une protestation qu’elle voyait prête à sortir des lèvres de Macha, la vieille demoiselle fit observer, en levant le nez en l’air :

— Voilà encore un avion des Penanscoët qui passe… C’est une manière de voyager que j’aurais beaucoup aimée, quand j’étais plus jeune.

— Pas moi, dit Macha, en suivant d’un œil distrait l’avion, à l’arrière duquel flottait le pavillon des rajahs de Pavala.

Pas plus que sa maîtresse, elle ne se doutait qu’il emportait celle dont toutes deux parlaient en ce moment.

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Pendant quelques semaines, la mystérieuse disparition de la pupille d’Hervé Dourzen fit marcher les langues, aux alentours de Coatbez. Les âmes charitables mettaient en avant l’hypothèse d’un accident. Cette jeune fille, disaient-elles, avait très bien pu se noyer en se promenant sur cette côte où les endroits dangereux ne manquaient pas. Mais Blanche Dourzen fut la première à déclarer que, pour elle, aucun doute n’existait : Sophie, en digne fille de sa mère, était lasse de vie sérieuse et avait fui pour vivre selon ses mauvais instincts. D’autres se rangèrent à cet avis, bien que rien ne vînt le corroborer. Car tous, en dehors de Mlle Herminie et de Macha, ignoraient que Gwen était connue du jeune châtelain de Kermazenc et ne pouvaient rien soupçonner de la vérité. Ce fut donc en vain que M. Dourzen fit rechercher sa pupille. On ne put savoir qu’une chose : c’est qu’un paysan l’avait vue se diriger vers Ti-Carrec, à deux heures environ. Ensuite, nul ne l’avait plus aperçue.

Comme on ignorait ses relations avec Mlle Herminie, personne n’eut l’idée de s’informer près de celle-ci et de sa servante. Elles seules, pourtant, auraient pu éclaircir un peu le mystère. Car elles ne doutaient guère, ni l’une ni l’autre, que Gwen eût été enlevée par Dougual de Penanscoët. Mais comme le yacht du jeune vicomte était toujours à l’ancre devant Kermazenc, Macha émit cette opinion :

— Ce doit être par avion qu’il l’a fait emporter, mademoiselle !

Mlle Herminie sursauta.

— Vous avez raison !… Sans doute était-ce celui qui est passé au-dessus de nous, à cette heure-là précisément ! Eh bien ! cette petite Gwen qui avait tant le désir des grands voyages…

— Mademoiselle, vous n’y pensez pas ! cria Macha, emportée par l’indignation. Cette malheureuse jeune fille ! Que va-t-elle devenir ?

— C’est vrai… oui, c’est vrai, dit Mlle Herminie, un instant revenue de son inconscience. Mais que faire pour la sauver ?

— Il faudrait peut-être dire à M. Dourzen ce que nous savons… nos soupçons…

— Que voulez-vous qu’y fasse M. Dourzen, si nous avons bien deviné ? La petite Gwen est probablement à Bornéo, maintenant. Et, là-bas, Dougual de Penanscoët est tout-puissant. Non, il n’y a rien à faire, ma pauvre Macha.

— Mais c’est terrible… c’est terrible !

— Qui sait ! Dougual, apprenant qu’elle est quelque peu sa parente et voyant à quelle nature il a affaire, — car je ne crois pas qu’elle cède facilement — lui demandera peut-être de devenir sa femme.

Macha secoua la tête :

— Hélas ! je n’ai pas cet espoir ! Qu’est-ce que ce doit être que ce jeune homme élevé à l’asiatique, par un père si peu soucieux de morale, dit-on ? Et puis, on ne sait ce qu’ils font, comment ils vivent là-bas, dans leur pays de sauvages où ils règnent sur des esclaves !… Ah ! Mademoiselle, mon pressentiment ne me trompait pas quand je vous voyais engager la pauvre enfant à pareille équipée, en cette nuit maudite.

— Eh ! j’avais bonne intention ! Je voulais l’enlever pour quelques instants à sa morne, insupportable existence… Personne, après tout, n’est exempt d’erreur dans sa vie, conclut avec humeur Mlle Herminie.