Les Contes de ma mère l’Oye avant Perrault/L’Ourse
L’OURSE
Il était une fois le roi de l’Apre-Roche qui avait pour femme l’idéal de la beauté[1]. Or, au milieu de la carrière de l’âge, la reine tomba de la cavale de la santé et se cassa les reins. Au moment où l’éteignoir des ans allait être posé sur la chandelle de l’existence, elle fit appeler son mari et lui dit :
— Je sais que tu m’as toujours aimée de tout ton cœur ; c’est pourquoi, à l’approche de ma fin, je désire que tu me montres le dessus du panier de ton amour. Promets-moi donc de ne pas te remarier, si tu ne trouves une femme aussi belle que je l’étais, sinon je te laisse ma malédiction la plus terrible[2], et je te poursuivrai de ma haine jusque dans l’autre monde.
En apprenant cette volonté dernière, le roi, qui l’aimait par-dessus les toits, éclata en sanglots et, pendant quelque temps, ne put accoucher d’une parole. À la fin, comme la reine trépassait, il lui dit : — Si je voulais encore tâter de la femme, qu’auparavant la goutte m’agrippe, qu’auparavant j’attrape un coup de couteau catalan, qu’on me fasse comme à Starace[3] ; ne crois pas, mon trésor, que je puisse mettre mon amour sur une autre femme ; tu as eu l’étrenne de mes affections, tu emporteras le dernier de mes désirs.
Tandis qu’il prononçait ces mots, la pauvre femme qui râlait, roula les prunelles et étendit les pieds. Le roi, qui vit la patrie perdue[4], ouvrit le robinet de ses yeux, hurlant et se débattant au point d’assembler la cour entière. Tous se prirent à crier le nom de la bonne âme, à injurier la Fortune qui l’avait enlevée, à s’arracher la barbe et à maudire les astres qui avaient envoyé cette catastrophe. Tout cela uniquement pour faire comme lui, — deuil d’ivrogne et de femme ; beaucoup de plaintes, peu de durée ; deux bons moments : à la fosse et à la noce [5].
La Nuit n’avait pas encore quitté la place d’armes du ciel pour passer la revue des chauves-souris, quand le roi commença de faire le compte avec ses doigts :
— Voici que ma femme est morte et je reste veuf et désolé, sans espérance de me voir d’autre progéniture que cette malheureuse fille qu’elle m’a laissée. Il sera nécessaire que je trouve moyen d’avoir un enfant mâle. Mais où donner de la tête ? Où prendre une femme aussi brillante de toutes les beautés que la mienne, si, en comparaison d’elle, toutes les autres ressemblent à des harpies : voilà le hic !
Si je n’en trouve pas une autre avec la baguette[6], si je n’en cherche pas une autre avec la sonnette, si la nature a formé Nardella (puisse-t-elle être avec les anges !), puis a brisé le moule, hélas ! dans quel mauvais pas me suis-je fourré ! Que le diable emporte la promesse que je lui ai faite !
Mais quoi ! je n’ai pas encore vu le loup et voilà que je me sauve. Cherchons, voyons, entendons-nous. Est-il possible qu’il n’y ait pas à l’étable d’autre ânesse que Nardella ? Est-il possible que le monde veuille être perdu pour moi ? L’espèce féminine est-elle donc à ce point dégénérée que la semence en soit perdue ?
Ayant ainsi parlé, il fit aussitôt publier un ban et commander, de la part de maître Ghiommiento[7] que toutes les belles femmes du monde entier vinssent concourir pour la beauté, car il voulait épouser la plus belle et lui faire partager son trône.
Quand la chose eut été répandue, il n’y eut pas dans tout l’univers une seule femme qui ne voulût tenter la fortune ; il n’y eut pas de harpie, si ratatinée qu’elle fût, qui ne se mît en douze. C’est qu’aussitôt qu’on touche cette corde, il n’est point de monstre qui s’avoue vaincu, il n’est point d’orque marine qui cède ; chacune se pique d’être la plus belle, et, si le miroir leur dit la vérité, elles accusent le cristal de tromper et le vif-argent d’être posé de travers. Donc, le monde étant plein de belles femmes, le roi ordonna qu’on les mît en rang, et les passa en revue, ainsi que fait le Grand Turc, quand il traverse le sérail[8]. Il allait, il venait d’un bout à l’autre, comme un singe qui ne s’arrête jamais, lorgnant celle-ci, reluquant celle-là.
Il trouvait à l’une le front mal fait, à l’autre le nez long ; celle-ci avait la bouche large, celle-là les lèvres épaisses ; l’une était boulotte, l’autre courte et mal tournée, celle-ci trop rembourrée de graisse, celle-là trop dépouillée de chair.
L’Espagnole ne lui plaisait guère à cause de son teint basané ; la Napolitaine lui déplaisait tout autant pour sa façon de marcher comme avec des béquilles ; l’Allemande lui semblait froide et glacée, la Française trop écervelée, la Vénitienne n’était qu’une quenouille garnie de filasse en guise de cheveux ; à la fin des fins, qui pour une cause, qui pour une autre, il les renvoya toutes une main devant, l’autre derrière[9].
Voyant que tant de beautés s’en étaient allées en fumée, il résolut de s’étrangler, puis il tourna les yeux vers sa propre fille et dit :
« Je vais cherchant Marie pour Ravenne. Si Prétiosa, ma fille, a été faite dans le même moule que sa mère, j’ai à la maison la beauté qu’il me faut. Pourquoi la chercher au bout du monde ? »
Il communiqua son idée à sa fille, mais elle entra dans une colère que nulle parole humaine ne saurait exprimer. Le monarque furieux lui dit :
— Baisse la voix et retiens ta langue[10]. J’ai résolu de former ce soir avec toi le nœud du mariage ; si tu refuses, je te coupe en si menus morceaux que le plus grand sera l’oreille !
Sur cette menace, Prétiosa se retira dans sa chambre ; elle se mit à déplorer son sort et à se torturer la cervelle. Comme elle était à faire cette triste figure, il arriva une vieille qui lui servait à distribuer ses aumônes. Celle-ci lui trouvant un air de l’autre monde et ayant appris la cause de sa douleur, lui dit :
— Courage, ma fille, ne te désespère pas, car à tous maux il y a remède, sauf à la mort. Écoute : quand ton père viendra ce soir pour se livrer à sa passion, mets ce petit morceau de bois dans ta bouche. Aussitôt tu deviendras une ourse et tu te sauveras, car il aura peur et te laissera fuir. Tu t’en iras droit à la forêt où, depuis le jour de ta naissance, le ciel te garde ta destinée. Lorsque tu voudras redevenir femme, tu le pourras toujours : tu n’auras qu’à ôter le bâtonnet de ta bouche et tu retourneras à ta forme première.
Prétiosa embrassa la vieille, lui donna un plein tablier de farine, une tranche de jambon, un morceau de lard et la renvoya. Quand le soleil, comme une courtisane qui a fait faillite, commença de changer de quartier, le roi appela ses cuisiniers et invita tous les seigneurs ses vassaux à une grande fête. Ils dansèrent cinq ou six heures durant, puis s’attablèrent et mangèrent plus que leur saoûl. Le roi alors alla se coucher et commanda à la nouvelle mariée de lui apporter le registre pour solder les comptes de l’amour[11].
Prétiosa mit le bâtonnet dans sa bouche, prit la figure d’une ourse terrible et courut à lui. Épouvanté de ce prodige, le monarque se cacha dans ses matelas d’où il n’osa pas même le lendemain sortir le bout du nez.
Cependant la jeune fille s’élança dehors et parvint bientôt au bord de la forêt où l’ombre régnait seule, comme si elle avait eu la prétention de faire en vingt-quatre heures quelque tort au soleil[12]. Tandis que l’ourse s’entretenait doucement avec les autres animaux, arriva en cet endroit le fils du roi de l’Eau-Courante. À l’aspect de cette ourse, il faillit mourir de frayeur, mais voyant qu’elle tournait autour de lui en balançant sa tête et en remuant sa queue, comme une petite chienne, il prit courage, se risqua à la caresser, et, tout en disant : « Couche, couche là, minette, minette, doucement, doucement ! » il la mena au palais et donna ordre qu’on la traitât comme lui-même : on l’installa dans le jardin afin qu’il pût la regarder à son aise par la fenêtre.
Lorsque tous les gens de la maison furent partis et que le prince se vit seul, il se mit à la fenêtre pour contempler son ourse ; il s’aperçut que Prétiosa, qui avait ôté le bâtonnet de sa bouche, s’occupait de peigner ses tresses d’or.
À l’aspect de cette beauté qui sortait de sa sauvage enveloppe, il fut frappé de stupeur : il dégringola l’escalier et courut au jardin. Prétiosa flaira le danger, remit le petit bâton dans sa bouche et reprit sa forme de bête. Arrivé en bas, le prince ne trouva plus celle qu’il avait vue de la fenêtre et en fut si affecté qu’il se plongea dans une profonde mélancolie. Au bout de quatre jours, il tomba malade ; il répétait sans cesse : « Mon ourse, mon ourse ! » Quand sa mère l’entendit se plaindre ainsi, elle s’imagina que l’ourse lui avait fait quelque mal et elle donna ordre de la tuer.
L’ourse était si bonne qu’elle se serait fait aimer des pierres du chemin. Charmés de sa douceur, les serviteurs n’eurent pas le courage de l’abattre ; ils la conduisirent au bois et rapportèrent à la reine qu’ils y avaient lâché la pauvre petite bête. La nouvelle en vint aux oreilles du prince et il s’abandonna à des folies incroyables. Quoique malade, il se leva et voulut qu’on mît les serviteurs en hachis. Lorsqu’il apprit d’eux comment la chose s’était passée, il monta presque mourant à cheval, et tant chercha et tant tourna qu’il finit par retrouver l’ourse. Il la ramena à la maison, l’enferma dans une chambre et dit :
— Ô beau morceau de roi qui es caché dans Cette peau, ô chandelle d’amour qui es enclose dans cette lanterne velue ! Pourquoi me tromper ainsi ? Est-ce pour me voir vivre dans l’angoisse et dépérir peu à peu de consomption ? Je meurs alangui, affamé d’amour, halluciné par ta beauté et tu ne vois pas ce qui frappe tous les yeux, que je suis réduit au tiers, comme du vin cuit, que je n’ai plus que la peau et les os, et que la fièvre est cousue à mes veines avec du fil double !
Dépouille donc cette fourrure et dévoile-moi la splendeur de tes beautés ; ôte les feuilles qui couvrent ce panier de jonc[13] et montre-m’en les beaux fruits ; lève cette portière et permets à mes yeux de contempler la pompe des merveilles. Qui a logé dans une prison tissue de poils un objet aussi joli ? Qui a serré dans un écrin de cuir un aussi beau trésor ? Fais-moi voir ce prodige de grâce et pour prix prends toutes mes volontés. Ô mon bien, c’est la graisse de cette ourse qui seule peut calmer l’irritation de mes nerfs !
Quand il eut tout dit et redit, il s’aperçut qu’il avait perdu ses paroles. Il se retourna dans son lit et eut une crise si violente que les médecins n’en augurèrent rien de bon. Sa mère, qui n’avait pas d’autre bien au monde, s’assit à son chevet et lui dit :
— Mon fils, d’où te viennent ces tourments ? Quelle sombre mélancolie s’est emparée de toi ! Toi si jeune, toi si chéri, toi si grand, toi si riche, que te manque-t-il, ô mon fils ? parle : mendiant honteux porte besace vide. Tu veux une épouse, choisis-la ; je donne les arrhes. Prends et je paye. Ne vois-tu pas que ton mal est mon mal ? Chez toi bat le pouls, chez moi le cœur ; tu as la fièvre dans le sang, moi j’ai le feu au cerveau, n’ayant pas d’autre bâton de vieillesse que toi. Donc, reprenons courage : on peut encore être heureux et ne pas voir ce royaume en noir, cette maison en poussière et cette mère comme une pauvre misérable !
À ces paroles le prince répondit :
— Je ne connais qu’une chose qui me puisse consoler, la vue de l’ourse. Si vous voulez que je guérisse, amenez-la dans cette chambre. Je ne souffrirai pas qu’une autre me soigne et fasse mon lit, ainsi que ma cuisine. Sans qu’il soit besoin d’aucun remède, son agréable présence me guérira en quatre secondes.
La maman trouvait ridicule que l’ourse eût à jouer le rôle de cuisinière et de camériste ; elle se demandait si son fils n’avait pas le délire. Néanmoins, pour le contenter, elle envoya quérir la bête. Celle-ci s’approcha du lit, leva la patte et tâta le pouls du malade, ce qui effraya la reine, qui croyait à chaque instant qu’elle allait lui griffer le nez.
Mais le prince dit à l’ourse :
— Ma chérie, ne veux-tu pas me faire la cuisine, me donner à manger et prendre soin de moi ?
Elle baissa la tête en signe de consentement. Aussitôt la reine ordonna d’apporter une couple de poules, d’allumer le feu dans le foyer de la chambre et de faire bouillir de l’eau. L’ourse prit une poule, l’échauda, la pluma dextrement et, l’ayant étripée, la mit à la broche. Elle apprêta, en outre, un bon petit gratin dont le prince, qui pourtant ne pouvait sentir le sucré, se lécha les doigts. Quand il eut assez mangé, elle lui donna à boire avec tant de grâce que la reine voulut la baiser au front.
Le prince alors descendit du lit pour faire ce qui sert de pierre de touche au jugement des médecins. L’ourse aussitôt dressa le lit, courut au jardin, y cueillit une brassée de roses et de feuilles d’oranger et les sema sur la couche, si bien que la reine dit que l’ourse valait un trésor et que son fils avait mille raisons de lui vouloir du bien.
Voyant qu’elle le servait si gentiment, le prince remit du bois dans son feu. Si d’abord il s’était consumé par drachmes, maintenant il s’en allait par rotoli[14]. Il dit à la reine :
— Ma bonne mère, si je ne donne pas un baiser à l’ourse, le souffle va me manquer.
La reine, qui le vit près de s’évanouir, dit :
— Baise-le, baise-le, mon bel animal : je ne veux pas voir mourir mon pauvre fils.
Le prince s’approcha de l’ourse et l’embrassa à pincettes. Il ne se rassasiait pas de l’embrasser, et, tandis qu’ils étaient museau à museau, le petit bâton tomba, je ne sais comment, de la bouche de Prétiosa et il resta dans les bras du prince le plus bel objet du monde.
Il l’étreignit avec les tenailles amoureuses de ses bras et dit :
— Mon gentil prisonnier, ne me fuis plus sans raison.
À sa beauté naturelle Prétiosa ajouta le coloris de la pudeur et répondit :
— Me voici en tes mains ; je te recommande mon honneur ; coupe, rogne et tourne-moi comme tu veux.
La reine demanda qui était cette belle jeune fille et quel accident l’avait réduite à cette vie sauvage. Celle-ci lui conta de point en point toute l’histoire de ses malheurs. La reine en loua et en honora davantage la demoiselle et dit à son fils qu’elle serait heureuse de la lui voir épouser.
Le prince, qui ne désirait rien d’autre en ce monde, lui donna aussitôt sa foi. La reine bénit le jeune couple, fit ce beau mariage avec grandes fêtes et illuminations, et Prétiosa justifia le proverbe qui dit que
- ↑ La mamma de la stessa bellezza.
- ↑ 2. A zizze spremmute. Ma malédiction à seins pressés.
- ↑ Starace était probablement un criminel fameux à l’époque.
- ↑ Che vedde spilata patria.
- ↑ A la cossa. Proverbes.
- ↑ Magique.
- ↑ Chiommiento, Commentaire.
- ↑ i. Nous supprimons la fin de la phrase qui est trop scabreuse, Nous ne pouvons même pas la donner dans le texte, qui se trouve être ici beaucoup trop transparent.
- ↑ Avec leur courte honte.
- ↑ 2. L’expression est plus énergique, mais trop grossière pour être rendue littéralement.
- ↑ A portare lo quatierno pe saudare li cunte amoruse.
- ↑ Textuel.
- ↑ Sportone, grand cabas où les paysans portent leurs fruits au marché.
- ↑ Le rotolo vaut mille quatre-vingt-neuf drachmes.
Attention : la clé de tri par défaut « Ourse » écrase la précédente clé « ourse ».