L’Outaouais supérieur/Le chemin de fer « Montréal et Occidental »

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C. Darveau (p. 225-233).


CHAPITRE X



LE CHEMIN DE FER « MONTRÉAL ET OCCIDENTAL »




La compagnie du chemin de fer « Montréal et Occidental » a succédé à l’ancienne compagnie de colonisation qui avait fait construire une voie ferrée de Montréal à Saint-Jérôme. La compagnie primitive, après plusieurs transformations et modifications, a enfin trouvé sa constitution définitive, et, dans les gouvernements fédéral et local, un appui suffisant pour donner au projet original une étendue et une portée bien autrement considérables qu’il n’avait au début.

Son objet immédiat est le développement et le peuplement des cantons qui se trouvent au nord-ouest de Montréal, et qui forment plus spécialement la vallée de la rivière Rouge ; mais la compagnie doit en réalité étendre sa sphère d’action bien au delà, et construire une ligne qui traversera les trois comtés d’Argenteuil, d’Ottawa et de Pontiac, jusqu’au lac Témiscamingue. Cette ligne rencontrera celle que l’on va prochainement établir le long de la Lièvre, entre Buckingham, sur l’Outaouais, et Kiamika ; elle rencontrera aussi celle que l’on construit actuellement le long de la Gatineau, depuis Hull jusqu’à Maniwaki, et plus tard, jusqu’à la rivière JEAN ou des GENS de terre, affluent de la Gatineau. Elle traversera enfin une ligne qui sera dirigée le long de la rivière Coulonge, dans le comté de Pontiac, à partir de la florissante petite ville de Portage-du-Fort, sur l’Outaouais, jusqu’à une soixantaine de milles dans l’intérieur.

Comme on le voit, dès l’abord, ce plan est admirable. On sent qu’il est le résultat d’une conception raisonnée, qui porte la méthode et une vue d’ensemble très pratique et très large dans la construction de lignes qui, sans cela, seraient peut-être abandonnées au hasard et au conflit des intérêts. De là une foule de déceptions futures, de là le chaos à la place de l’ordre lumineux qui résulte d’un plan réfléchi, basé sur la nature des choses, sur le cours que devra suivre inévitablement la colonisation de tout le nord de la province.

En effet, ce cours semble tout indiqué d’avance. Si l’on jette un regard sur la carte, on voit de nombreux affluents, les uns considérables, les autres moyens, apporter le tribut de leurs eaux soit à l’Outaouais, soit au fleuve Saint-Laurent, en suivant une direction presque invariablement la même, du nord-ouest au sud-est.

Plusieurs de ces affluents, est-il nécessaire de le dire, sont de larges et puissantes rivières arrosant des vallées assez grandes pour former de véritables provinces ; telles sont les rivières Gatineau, du Lièvre, Saint-Maurice, Saguenay et Betsiamis, qui sont les tributaires de premier ordre. Viennent ensuite, dans un ordre d’infériorité graduelle, la Rouge, la Batiscan, la Coulonge, la rivière du Moine, celle du Nord, l’Assomption, la Sainte-Anne et une foule d’autres, plus ou moins considérables, qui forment dans leur ensemble l’admirable système auquel ce pays doit d’être l’un des mieux arrosés de la terre.

Or, il s’agit de construire, au nord du Saint-Laurent, aussi loin que possible dans l’intérieur, sans s’écarter de la région des bonnes terres, depuis le lac Saint-Jean jusqu’au Témiscamingue, une seule et même ligne, appelée le Grand-Nord, qui sera tenue en communication constante avec le littoral du Saint-Laurent au moyen de lignes secondaires. Celles-ci devront suivre les cours d’eau grands et moyens, le long desquels la colonisation se porte toujours de préférence.

Mais comme une semblable ligne est une entreprise immense et qu’elle dépasse les ressources actuelles du pays, on la construit par fractions, par sections, suivant les besoins les plus pressants, jusqu’à ce que vienne le jour où tous les tronçons se trouveront réunis, au grand étonnement de ceux qui ne se tiennent pas d’habitude au courant des progrès de leur pays.

Le chemin de fer « Montréal et Occidental » est à lui seul une moitié de la ligne future du Grand-Nord. Mais, dans la pensée du curé Labelle, qui en a été le véritable inspirateur, qui en est l’âme et l’esprit dirigeant, ce chemin de fer ne s’arrêterait pas au Témiscamingue ; il traverserait au contraire l’Outaouais, passerait bien au nord des grands lacs Huron et Supérieur, raserait les lacs Manitoba et Winnipeg, et se prolongerait par la Saskatchewan jusqu’aux montagnes Rocheuses, où il irait se relier au Pacifique canadien.

Voilà, certes, un projet qui ne manque pas d’envergure, mais il y a plus ; il est très praticable, très rationnel, et il s’accomplira fatalement un jour, lorsque l’Amérique canadienne aura pris des développements suffisants. « Ce sera dans l’avenir, dit « l’apôtre du Nord », un autre grand chemin du Pacifique, qui, par la rivière Mattawin, se soudera au réseau du district de Québec :[1] puis on verra toutes les principales rivières de la province se rattacher à ce Grand-Tronc du Nord par des chemins de fer. Comme il faut commencer par le commencement, je regarde aujourd’hui comme assurés le chemin de la Gatineau, celui de Saint-Jérôme à la chute aux Iroquois et celui des Basses-Laurentides, avec les embranchements projetés entre le Saint-Maurice et le chemin de fer du lac Saint-Jean. »

M. Beemer, un Américain qui a, pour ainsi dire, adopté tout le nord de notre province pour en faire un vaste champ d’activité et d’entreprise, qui a déjà construit plusieurs grandes voies ferrées, qui en mène actuellement de front plusieurs autres, est aussi, à la fois, le plus grand actionnaire et le constructeur du chemin de fer « Montréal et Occidental ». Il a obtenu du gouvernement fédéral une subvention de $5,126, par mille de construction, de Saint-Jérôme à la chute aux Iroquois, parcours de soixante-dix milles, et du gouvernement local une subvention de $5,000, plus cinq mille acres de terre par mille, pour le même parcours. Il a déjà dépensé des sommes considérables, et il pousse activement les travaux, de façon à pouvoir mettre en exploitation quarante milles de ce chemin avant la fin de 1889, et, l’année prochaine, les trente derniers milles restant à construire pour atteindre la Chute.

Dès que ces soixante-dix milles seront terminés, on se propose de faire un léger temps d’arrêt, puis on continuera la ligne vers l’ouest, jusqu’à la rivière des Gens de terre, où sera parvenu également, dans une couple d’années, le chemin Gatineau. De la rivière des Gens de terre, on pénètrera aisément dans la belle plaine qui s’étend en arrière des sources de la Lièvre, et l’on entrera de plain-pied dans la zone fertile par excellence de la vallée de l’Outaouais.

Sur la Lièvre, à partir du canton Boutillier, qui avoisine celui de Kiamika, jusqu’à l’embouchure de la rivière Tapanee, qui est en ligne droite avec celle de la rivière des Gens de terre, sur la Gatineau, il y a de chaque côté une étendue d’environ cent milles de terre excellente, comparable à celle de la vallée du lac Saint-Jean, et de beaucoup supérieure à cette dernière par la variété et la qualité des bois.

Au delà des montagnes où la Lièvre prend sa source, se déroule une autre vaste plaine, bornée au sud par ces montagnes, et, au nord, par l’immense plateau marécageux où les rivières Outaouais, Gatineau et Saint-Maurice ont leurs sources, dans le voisinage les unes des autres. Cette vaste plaine est coupée en deux parties à peu près égales par la ligne de faîte qui sépare les eaux qui se jettent dans la baie d’Hudson de celles qui coulent vers le Saint-Laurent.

Les établissements des colons s’échelonnent sur la Lièvre, à des intervalles inégaux, jusqu’à une quinzaine de milles au delà du canton Kiamika ; mais toute cette partie du pays est encore vierge de chemins, ce qui s’explique par le développement inattendu, tout à fait sans précédent, qu’a pris la colonisation dans la vallée de l’Outaouais et qui a été tel que les colons ont devancé en maint endroit l’action du gouvernement, et se sont installés en véritables squatters, sans attendre ni les arpentages ni l’ouverture des chemins.

Nous appelons instamment sur ce sujet l’attention du présent gouvernement d’action et de progrès ; nous sommes convaincu qu’il n’hésitera pas à donner à sa politique de chemins de fer son corollaire nécessaire, qui est l’ouverture des chemins de colonisation, même alors que le besoin ne s’en fait que faiblement sentir ; car la colonisation marche vite aujourd’hui, et ce qui pouvait paraître superflu la veille devient le besoin impérieux du lendemain.



D’autre part, ce qu’on peut appeler la moitié orientale de la ligne du Grand-Nord se poursuit à l’est de Saint-Jérôme. Actuellement construite jusqu’à New-Glasgow, elle ne tardera pas à atteindre Sainte-Julienne, dans le comté de l’Assomption ; de là, en un bond, elle se rattachera à la ligne projetée des Trois-Rivières au Nord-Ouest, qui ne sera, dans la suite, à proprement parler, qu’une ramification du Grand-Nord. Quand cette ligne principale aura atteint les chemins de fer de la vallée du Saint-Maurice, elle se raccordera immédiatement avec ceux du lac Saint-Jean par l’embranchement du lac Édouard à la Tuque, et ainsi, le Grand-Tronc du Nord se trouvera construit d’un bout à l’autre de la province.

« Un jour », nous écrivait dernièrement M. le curé Labelle, à qui nous demandions des données et des aperçus nouveaux pour le sujet qui nous occupe, « un jour notre chemin de Saint-Jérôme ira rejoindre celui du lac Saint-Jean, et Montréal aura le commerce des trois quarts des Laurentides par sa position géographique. Je ne pense pas qu’il existe un chemin qui ait plus d’avenir et qui soit plus important pour la race française. Il devient naturellement le débouché des trois quarts de la population de la province. À vingt lieues de Montréal, il étend à l’est et à l’ouest comme deux immenses bras pour tout entraîner sur son parcours. Ce chemin devra prospérer énormément. Il sera le tronc qui fera affluer les produits de l’agriculture et de l’industrie des Laurentides à tous les grands marchés de l’est et de l’ouest, par la voie


ÉTABLISSEMENT NOUVEAU DANS LE CANTON CHATHAM,
à l’endroit appelé « Petite Irlande »

la plus courte. Il développera immensément les pouvoirs hydrauliques qu’offre le versant des Laurentides, sans qu’aucune ligne

parallèle puisse lui faire concurrence, les chaînes de montagnes se dirigeant uniformément du sud au nord.

« Ce qu’il y a à craindre, c’est que tout le monde veuille avoir son chemin de fer, moyen certain de n’en avoir nulle part.

« Avec le temps, les circonstances, la nature des choses, tout cela se fera… Mais je devrai en laisser une partie à ceux qui me succèderont… Avant de mourir, je veux donner à ce projet une impulsion si forte qu’il vaincra tous les obstacles, malgré la sottise des hommes, qui est toujours plus à craindre que leur intelligence. »

Telles sont les paroles de l’homme qui a le mieux compris l’avenir et les destinées de notre pays. Elles ouvrent à la politique un champ entouré de larges horizons, qu’elles illuminent d’une clarté toute nouvelle, et aux hommes d’État un programme que le temps seul leur permettra d’exécuter en son entier et de développer dans toutes ses conséquences.

  1. La Mattawin est un des affluents les plus considérables du Saint-Maurice.