L’Outaouais supérieur/Un nouveau projet

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C. Darveau (p. 296-Illust).


UN NOUVEAU PROJET




Nous sommes en pleine ère de chemins de fer. Les projets succèdent aux projets, les lignes nouvelles aux anciennes, et, sur divers points de leur parcours, les embranchements viennent s’articuler, comme les membres au corps, pour compléter ce réseau destiné avant tout à ouvrir à la colonisation et à l’industrie des régions qui n’ont eu jusqu’à présent que des moyens de communication rudimentaires.

Des entreprises considérées comme irréalisables ont été exécutées. Longtemps on avait cru que le climat du Canada opposerait des obstacles toujours insurmontables à l’extension des voies ferrées dans toutes les parties du pays indistinctement, et, à plus forte raison, dans le nord, où il n’y avait pas à douter, disait-on, que la rigueur des hivers ne rendît toute exploitation de chemin de fer impossible.

Mais, en même temps que les voies nouvelles, voici que se dessinent des horizons nouveaux. Un champ étroit, où l’on marchait à tâtons, incertain de sa voie et du but à atteindre, est devenu, en peu d’années, un champ illimité où les conceptions les plus hardies s’exercent librement, sans étonner personne. Qui n’a présent à la mémoire le douloureux enfantement du chemin de fer du Nord, et les combats acharnés qui se livrèrent autour de son berceau ? Qui ne se rappelle l’incrédulité, la malveillance, les attaques grossières et violentes qui accueillirent la Compagnie du chemin de fer du lac Saint-Jean, lorsqu’elle déclara au public qu’elle avait bien réellement l’intention de construire sa ligne ? Quoi ! ouvrir un chemin de fer au milieu des Laurentides ! Quoi ! le faire passer à travers cinquante lieues de forêts ! Et dans quel but ? Pour rattacher à la capitale provinciale une misérable petite colonie de trente à quarante mille âmes, disséminée sur un vaste territoire, et trop pauvre pour sustenter par son commerce une ligne de cette importance ! Si ce n’était là une gigantesque chimère, à coup sûr, c’était une audacieuse spéculation des directeurs de la Compagnie, qui voulaient uniquement exploiter la région forestière en arrière de Québec, et après avoir fait construire, dans ce but, une soixantaine de milles de chemin, se déclarer incapables de continuer les travaux.

Mais, outre qu’elle était sincère, la Compagnie n’avait pas seulement l’intention, comme on va le voir, de rattacher à la capitale la colonie du lac Saint-Jean, mais encore d’ouvrir, avec le temps, à la colonisation l’extrême zone septentrionale des vallées du Saint-Maurice et de l’Outaouais.

Il y a à peine quelques années de cela, et déjà le chemin de fer du lac Saint-Jean est construit et complété sur un parcours de cent quatre-vingt-dix milles. Maîtresse aujourd’hui de la position, forte de son œuvre accomplie, la Compagnie, comme il arrive toujours après les difficultés vaincues, trouve que cette œuvre ne peut suffire et qu’il faut aller plus loin. Ce n’est pas assez d’avoir rattaché la capitale à la vallée du lac Saint-Jean par un chemin de fer qui traverse soixante lieues de montagnes et de forêts, il faut maintenant relier cette vallée à celle du Saint-Maurice par une ligne entre le lac Édouard et la Tuque, une ligne de trente milles de longueur, suffisante néanmoins pour coloniser cette partie du pays si riche en forêts et en minéraux, et pour y créer des centres importants de travail et de production.

La Tuque est le grand centre de l’industrie forestière du territoire qu’arrose le Saint-Maurice, industrie dont les produits se sont élevés à deux millions de dollars, dans les années prospères. Mais depuis quelques années, ce poste a subi une diminution considérable, et les intérêts manufacturiers et agricoles s’en sont cruellement sentis. Naguère, on ne façonnait pas moins de six cent mille billots dans le territoire du Saint-Maurice ; maintenant, on en fait à peine cent cinquante mille.

Placé à la tête de la navigation, (dit une brochure que nous avons sous les yeux), entouré d’un pays aussi fertile que pittoresque, servant d’intermédiaire au commerce de la baie d’Hudson avec les Trois-Rivières, à portée de communications faciles et assez rapprochées avec la vallée du lac Saint-Jean par la rivière Croche, le poste de la Tuque promettait beaucoup pour l’avenir, au point de vue du commerce et de la colonisation. Possédant des pouvoirs hydrauliques admirables, et de grandes estacades, pour retenir les bois de commerce provenant des tributaires du Saint-Maurice, il devait attendre beaucoup de l’exploitation industrielle ; et tous ceux qui connaissent quelque chose du Saint-Maurice, désignaient cet endroit comme devant se transformer dans un avenir prochain en une populeuse et florissante cité.

L’abandon de la ligne de navigation par bateau à vapeur établie autrefois entre les Piles et la Tuque par la compagnie américaine Philip & Norcross, et la suppression des estacades du gouvernement, ont détruit ces légitimes espérances pour un temps, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’on puisse rétablir la navigation à vapeur, ou que quelque compagnie puisse construire une voie ferrée.

Après avoir relié entre elles, par le chemin de fer de la Tuque, les vallées du Saguenay et du Saint-Maurice, la Compagnie du lac Saint-Jean se propose de compléter son œuvre en rattachant à ces deux vallées celle de l’Outaouais par une ligne, qui, partant de la Tuque, ira droit au nord, suivra la zone des lacs de l’Outaouais et ne s’arrêtera qu’à la hauteur du lac Abbitibi, d’où elle enverra deux branches, l’une dans la direction du sud, vers le chemin de fer du Pacifique, l’autre dans la direction du nord, vers la baie d’Hudson.

Le 5 avril 1888, la Compagnie faisait au gouvernement fédéral la demande d’une subvention pour la nouvelle ligne, basée sur les considérations suivantes :[1]

Le territoire compris entre le lac Mistassini, à l’est, et le lac Nepigon, à l’ouest, la « hauteur des terres », au sud, et la baie de James, au nord, contient environ 120,000 milles ou 75,000,000 d’acres carrés.

Jusqu’à présent, on a eu sur ce territoire les notions les plus erronées, dont la seule raison d’être était sa proximité de la baie d’Hudson. Il ne faut pas oublier, cependant, que la factorerie de Moose n’est guère plus au nord que Winnipeg, qu’elle est à peu près sous la même latitude que Londres et Berlin, à 500 milles plus au sud que Saint-Pétersbourg, capitale de la Russie, et à 600 milles au sud du détroit d’Hudson.

Les rapports de l’Observatoire météorologique de Toronto établissent que la température moyenne à la factorerie de Moose, l’été, est la même que celle de Chicoutimi, dans la province de Québec, et de Dalhousie, dans la province du Nouveau-Brunswick. Ils établissent, en outre, qu’il tombe là bas annuellement moitié moins de neige qu’à Montréal.

Le territoire de la baie de James est un pays plat, argileux, capable de nourrir une nombreuse population, très propre à l’agriculture et à l’élevage du bétail, abondamment boisé, pourvu de minéraux, et possédant des pêcheries d’une grande valeur.

Le Père Nédelec, oblat, qui a été longtemps missionnaire à la baie de James, estime que ce pays est habitable, à peu d’endroits près, particulièrement le long de la côte. D’après lui toutes les céréales, à l’exception du blé et du sarrasin, y viennent à maturité. Plusieurs millions d’hommes pourraient y trouver leur subsistance, grâce à l’amélioration de l’agriculture et au développement de l’industrie. Le maximum de chaleur, l’été, est de cent degrés au-dessus de zéro, Fahrenheit, et le maximum de froid, l’hiver, de cinquante-cinq degrés au-dessous. À certains endroits, le climat est meilleur que celui du nord de l’Allemagne, de la Pologne, de la Norvége, du nord de l’Écosse, et de Terreneuve. Règle générale, il ressemble à celui de Québec et du bassin du lac Saint-Jean. On peut dire, sans crainte de tomber ou d’induire en erreur, que ce pays est beaucoup plus étendu, plus habitable et vaut beaucoup plus que le public ne se l’imagine d’ordinaire. Qu’était le Canada, il y a deux cents ans ? Qu’étaient les États-Unis ? La province de Québec ne devrait pas tarder à prendre possession de la partie du territoire hudsonien qui lui revient de droit ; et la « Compagnie du chemin de fer de Québec et de la baie de James » devrait, de son côté, y fonder des colonies d’Acadiens, et y expédier un vapeur pour faire des explorations et préparer les établissements, en attendant la construction de sa ligne.

Le Père Paradis, dont il a été plus d’une fois question dans cet ouvrage, affirme que les plus belles forêts d’épinettes de l’Amérique se rencontrent entre le lac Abbitibi et la baie de James ; que le sol de ce pays donne d’excellentes récoltes de pommes de terre ; que l’avoine et l’orge y réussiraient parfaitement ; que le foin sauvage, la meilleure nourriture du bétail, y est abondant ; enfin, que les outardes et les canards s’y trouvent en nombre incalculable.[2] Le Père Paradis n’hésite pas à recommander la construction d’un chemin de fer entre Québec et la baie de James. Il ajoute que la baie devient navigable dès la première quinzaine de mai, et que la débâcle a lieu vers la fin d’avril dans les rivières qui s’y jettent.

D’après le docteur Bell, de la Commission géologique, il se trouve beaucoup de bonne terre dans le bassin de la rivière Moose, entre le versant des grands lacs et le commencement du pays plat, au sud-ouest de la baie de James.

Le climat, l’hiver comme l’été, ressemble à celui du comté de Rimouski. L’été n’est pas aussi chaud, ni l’hiver aussi froid qu’à Winnipeg. La quantité de neige qui tombe annuellement est d’environ trois pieds d’épaisseur ; ce qui est moins qu’à Québec.

Les pommes de terre et toutes les racines légumineuses y viennent remarquablement bien. De même le foin. L’orge et le seigle pourraient s’y cultiver avec profit.

Le docteur Bell dit avoir constaté, par plus d’une expérience personnelle, que toutes les plantes de champ et de jardin, qui poussent dans le comté de Rimouski, mûrissent également aux postes de New-Brunswick et de Norfolk, sur la rivière Abbitibi.

La terre, à la factorerie de Moose, est compacte et froide ; cependant, les légumes, tels que patates, fèves, pois, navets, carottes, choux, oignons, y réussissent.

Le pin, rouge et blanc, croît dans le bassin méridional de la rivière Moose ; mais les essences forestières les plus abondantes de ce pays sont l’épinette, soit blanche ou noire, le cèdre blanc, le tamarac, le tremble et le bouleau. L’exploitation en serait certainement lucrative. L’industrie peut également tirer un parti très avantageux des mines qui s’y trouvent en quantité, et particulièrement de celles de fer et de gypse.

Si l’on construisait un chemin de fer jusqu’au sud de la baie de James, et qu’un bateau à vapeur, partant de ce point, fît des voyages réguliers le long de la côte orientale, il y aurait affluence de voyageurs du Canada et des États-Unis vers ces rives pittoresques et grandioses à la fois, qui jouissent, pendant deux ou trois mois de l’année, d’une température agréable, et qui possèdent encore tout l’attrait et le prestige de l’inconnu.[3]

De sa source à la tête du Témiscamingue, l’Outaouais coule de l’est à l’ouest, comme on l’a vu plus haut, et ne s’éloigne qu’à de courts intervalles de la « hauteur des terres », limite septentrionale actuelle de la province de Québec. Il offre donc une route naturelle à un chemin de fer, et des avantages exceptionnels à la colonisation, qui se trouverait comme transportée, du jour au lendemain, dans cette région favorisée, sans avoir à traverser lentement, pas à pas, étape par étape et d’un canton à l’autre, le vaste pays d’intérieur que l’Outaouais enserre dans son cours semi-circulaire.

La création de cette route, dans la pensée des auteurs du projet, aurait les résultats suivants : ouvrir la vallée du Saint-Maurice, la partie septentrionale des comtés d’Ottawa et de Pontiac, le pays de Témiscamingue, les portions colonisables de l’Abbitibi, et, plus tard, la région entre le lac Abbitibi et la baie d’Hudson ; diriger directement et rapidement sur le port de Québec l’immense production forestière de l’Outaouais supérieur.

Ce dessein, quelque vaste qu’il soit, rentre dans l’ordre des choses dont l’avenir nous réserve l’accomplissement. Le corollaire nécessaire de l’établissement du Nord-Ouest, et du nord des provinces d’Ontario et de Québec, c’est la construction d’une ligne directe entre les centres de l’Ouest et un port de l’Est situé à peu près sous la même latitude, que ce soit sur le fleuve, à Tadoussac, ou dans le golfe, en deçà du détroit de Belle-Isle, ou enfin sur la côte du Labrador terreneuvien. La compagnie du chemin de fer du lac Saint-Jean est en mesure d’offrir au commerce un port à Tadoussac, par la continuation de sa ligne actuelle jusqu’à cet endroit. Plus tard, quand on aura construit, comme le veut la force des choses, une ligne reliant le Manitoba à un port de l’Est, par le nord du lac Nepigon et de la province d’Ontario, la voie projetée pourra en former la section orientale.

C’est ce que l’on peut constater aisément en jetant un coup d’œil sur la carte. Une ligne droite, tirée de Winnipeg à Halifax, passe par la ville de Québec et est plus courte de trois cents milles, que la route suivie par le chemin de fer du Pacifique, outre qu’elle passe entièrement en pays canadien. Voilà pourquoi la construction d’une ligne directe entre les deux villes s’imposera un jour comme une nécessité nationale : et, ce jour-là, si la voie projetée entre la Tuque et l’Abbitibi est construite, elle formera, comme nous le disons ci-dessus, la partie orientale de cette ligne.

Tel est, en quelques mots, l’exposé de ce « nouveau projet », qui vient d’éclore au moment où nous écrivions la dernière page de ce livre que nous offrons au public, malgré toutes ses lacunes et ses défectuosités. Nous n’avons pas voulu le finir sans donner à un dessein de cette portée, et de cette conséquence pour la région que nous avons décrite, les honneurs d’une large publicité. Et maintenant, que les mots qui forment le titre de notre ouvrage soient aussi ceux qui le terminent ! Ce petit livre n’a-t-il pas démontré que le jour n’est pas éloigné où les habitants de l’est et de l’ouest de l’Amérique canadienne se visiteront les uns les autres en passant par l’OUTAOUAIS SUPÉRIEUR ?



HOTELS GENDREAU ET BÉLANGER, Baie des Pères.

  1. Dans ce document, la Compagnie du chemin de fer de Québec et du lac Saint-Jean prenait le nom de « Compagnie de Québec et de la baie de James ».
  2. Ajoutons un détail caractéristique ; c’est que les Indiens de cette région sont tenus de fournir annuellement à la Compagnie de la baie d’Hudson trente-cinq mille oies sauvages.
  3. Il est plus que probable que la province de Québec obtiendra bientôt possession du territoire de la baie de James. Dans ce cas, le meilleur moyen de coloniser ce territoire serait d’envoyer, aussitôt que possible, de Québec à la factorerie de Moose, un steamer portant un certain nombre de nos vigoureux nationaux, avec leurs familles. Ce noyau de colonie ne tarderait pas à grandir et à couvrir une bonne partie du territoire.