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L’Ouvriérisme

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L’Anarchie du 24 mars 1910 (p. 2-17).


L’OUVRIÉRISME




L’ouvriérisme ?

C’est une étrange maladie dont souffre presque toute l’intellectualité dite avancée. Le marxisme et le syndicalisme en sont des formes incurables. Énormément d’anarchistes en souffrent. Elle consiste en une déformation plus ou moins grave des facultés de perception et de la pensée, déformation qui fait qu’aux yeux du malade tout ce qui est ouvrier apparaît beau, bon, utile, autant que ce qui ne l’est pas est laid, mauvais, inutile, sinon nuisible. Le triste abruti, à la silhouette avachie, alcoolique, tabagique, tuberculeux, constituant la masse des bons citoyens et des honnêtes gens, devient par enchantement le travailleur, dont le labeur « auguste » fait vivre et progresser l’humanité, dont l’effort magnanime lui réserve un splendide avenir… Gardez-vous bien de faire remarquer à l’ouvriériste que ledit prolétaire est somme toute le soutien le plus sûr de l’abominable régime du Capital et de l’Autorité, qu’il soutient et sanctionne par le service militaire, le vote, le travail quotidien. Vous vous entendrez immédiatement traiter d’individu arriéré, aux préjugés bourgeois et ne comprenant rien à la… sociologie !




Les causes de cet état d’esprit, quoique assez nombreuses, sont faciles à déterminer. En premier lieu il convient de placer l’idée du travail « geste auguste » puisqu’il entretient la vie ; le travail étant noble en son essence, dirent les esprits simplistes, noble est le travailleur. Voilà ! Ils n’oublièrent qu’une chose ; c’est que la noblesse d’une activité est une conception tout à fait conventionnelle et relative ; que le travail théoriquement si beau est dans la pratique ordinaire, laid, abrutissant, démoralisant ; enfin qu’un geste quel qu’il soit ne saurait être empreint de beauté lorsque celui qui le commet est une pauvre bête humaine tenaillée par la crainte et la faim.

De tout temps les hommes se sont plus à concevoir des idéals de justice qu’ils s’efforçaient en vain de réaliser entre eux. Ils ont rêvé d’une justice tantôt supra-humaine, tantôt naturelle, tantôt sociale ; ils ont rêvé, ai-je dit, car nulle part, jamais, ce rêve ne fut vrai, et la vie ne le corrobore en rien. « La vie, a dit Zola, n’est point juste, — elle est logique ». Mais ce sentiment, profondément ancré dans les mentalités a joué et joue un grand rôle dans les phénomènes sociaux. Ainsi, ce fait, que les producteurs soient dépourvus de tout et condamnés à mener une existence semée de privations, au profit d’une classe plus forte et plus intelligente, ce fait a paru d’une injustice flagrante. Pourtant il est dans la logique naturelle que le plus fort exploite le plus faible ; mais cela choque notre instinct d’équité. Le résultat en est que l’on est porté à considérer avec sympathie les victimes de « l’iniquité sociale » — les producteurs.

Enfin, la théorie Marxiste accordant au fait économique une importance primordiale est venue confirmer l’idée du travail auguste en y ajoutant cette conception nouvelle des richesses pour transformer de fond en comble la vie sociale sur des bases plus rationnelles et l’ouvrier devint le maître de l’avenir…

Sous l’impulsion de ces sentiments et de ces pensées, naquit l’ouvriérisme.



Et cet état d’esprit est certes l’une des causes de l’engouement vers le syndicalisme, contre lequel des anarchistes s’efforcent de réagir. Enthousiasmés par l’essor rapide des associations ouvrières — toujours révolutionnaires à leur origine (ainsi que tous les organismes jeunes et n’ayant rien à perdre, tout à gagner) des cerveaux absolus virent en le nouveau mouvement la panacée universelle. Le syndicalisme répondait à tout, pouvait tout, promettait tout. Pour les uns, il allait par de sages et prudentes réformes améliorer sans fracas l’état social. Pour les autres il était la première cellule de la société future, qu’il instaurerait un beau matin de grève générale. Il a fallu déchanter beaucoup. On s’est aperçu — du moins ceux que l’illusion n’aveuglait pas — que les syndicats devenaient robustes et sages, perdaient envie de chambarder le monde. Que souvent ils finissaient par sombrer dans le légalisme et faire partie des rouages de la vieille société combattue ; que d’autres fois, ils n’arrivaient qu’à fonder des classes d’ouvriers avantagés, aussi conservateurs que les bourgeois tant honnis. Enfin, des trouble-fêtes sont venus dire qu’il ne suffisait pas, pour modifier le milieu, de grouper des abrutis, et que quand même ils seraient puissamment organisés ils ne pourraient rien créer qui fut au-dessus de leur mentalité…

Mais l’ouvriérisme n’a pas eu que les absurdités syndicalistes pour conséquence. Dans certains groupes il a suscité des outrances plus ridicules encore. Jean Marestan a jadis souligné dans les colonnes de l’anarchie, les préjugés sottement anti-bourgeois de quelques camarades qui en arrivaient à considérer comme un signe d’orthodoxie anarchiste, d’avoir les mains grosses, durcies, noirâtres, d’être vêtu de velours poussiéreux et de s’exprimer en termes d’une vulgarité choisie, — en un mot d’avoir l’attitude prolétarienne.

Par ailleurs, dans les milieux plus cultivés, parmi les écrivains, les artistes, il fut convenu d’admirer le prolo. Une littérature surgit où l’on dépeignait en termes indignés les souffrances du pauvre peuple. Les « martyrs du travail » eurent leurs chantres. Et l’on imagina petit à petit un type de travailleur ne correspondant guère à la réalité. C’est l’admirable mineur de Constantin Meunier, le bel ouvrier au torse puissant, au regard fier, que l’on voit sur les gravures socialistes s’en aller joyeusement vers un grand soleil pourpre…

Là-dessus se greffa une idéologie assez compliquée, qui a ses théoriciens et ses humoristes. D’innombrables brochures, des monceaux de journaux, des quantités d’affiches multicolores ont clamé aux bourgeois terrifiés — comment donc ! — l’imminence de la Révolution, la classe ouvrière consciente allant par la grande grève, créer demain — demain sans faute — la cité bienheureuse où sous l’égide d’un vigilant Comité, chacun jouira en paix du bonheur confédéral[1].

On attend, on attend, on se prépare. Trois fois on démolit deux réverbères ; on discute les menus détails de l’inévitable bouleversement, et des pince-sans-rire racontent qu’ils feront la Révolution comme ceci et comme cela. Et personne ne songe que l’attente est de la vie perdue et qu’il vaudrait peut-être mieux commencer par faire un peu de jour dans l’effrayante nuit des cerveaux.




Les anarchistes ne sont pas ouvriéristes. Il leur paraît puéril de porter au pinacle le travailleur dont l’inconscience lamentable est cause de l’universelle douleur, peut-être plus que l’absurde rapacité des privilégiés.

L’observateur impartial n’a guère difficile de constater que loin d’être l’activité bienfaisante vantée par les poètes, le travail dans l’atmosphère présente est répugnant. Semblable est la différence du rêve à la réalité en ce qui concerne les prolétaires.

Regardez-les vers sept heures défiler par les rues, figures mornes, ou avinées, cassées par la tâche abhorrée, ne donnant même pas l’impression vigoureuse des bêtes de somme. Regardez-les, les jours de fête s’en aller en bandes tapageuses clamant parmi les hoquets de la saoûlerie, les piètres et obscènes chansons du peuple…

Il en est qui devant ces visions ferment volontairement les yeux. Quant à nous, nous aimons à voir les hommes tels qu’ils sont. Et lorsque socialistes ou syndicalistes nous viennent conter les mérites et les espoirs fabuleux du « prolétariat conscient », nous répondons :

« L’erreur est grande de croire le fait économique régissant la vie sociale. La production dépend ainsi que tous les rapports des hommes entre eux, de la mentalité générale. Et il n’est pas au pouvoir des masses que leur bêtise a permis d’asservir pendant des siècles, de modifier les cadres de l’activité sociale…

« Les ouvriers ne nous sont ni plus ni moins sympathiques que leurs maîtres. Pareille est leur inconscience, plus triste leur déchéance. Ce sont les esclaves qui font les seigneurs, les peuples les gouvernements, les ouvriers les patrons, — ce sont les inconscients, les dégénérés et les faibles qui font la belle société où ils nous forcent de croupir avec eux !

« Ils ne sauraient bâtir autre chose. Ils ne sauraient vivre autrement. Seules des minorités d’élite composée d’individus sains aux cervelles décrassées et aux énergies ardentes peuvent en vivant mieux, acheminer les hommes vers plus de bonheur…

« Et ce qu’il faut faire c’est susciter ces minorités anarchistes contre l’abrutissement des bourgeois, des ouvriers, et des ouvriéristes !

« Ainsi passons-nous parmi les plèbes semant au hasard la graine des bonnes révoltes. Et des minorités en qui subsiste encore de la force, viennent à nous, viennent grossir les rangs des amants et des batailleurs de la vie… Les autres – ils sont le nombre – dans les routines, les servilités, les erreurs, s’en vont vers la mort, — mais que nous importe ? »

LE RÉTIF

  1. Le citoyen Victor Méric (dit Flax) nous prévient par brochure qu’auparavant tous les réfractaires au nouvel ordre social auront été mis à la raison, par les grands moyens. À bon entendeur salut.